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10 Arts PTT n° 206 - Mai 2013 Aux premiers temps de la noirceur D ifficile à localiser précisément tant elle emprunte des chemins secrets, et à cause de la réprobation qui s’y rattache, la noirceur romantique semble surtout un trait majeur de l’esprit à qui ne manque plus qu’un support d’expression pour exister. Boîte de Pandore justifiant de fait la nécessité de l’ouvrir et d’en libérer les puissances, cette disposition opère en l’homme depuis le premier jour, comme l’aiguillon tentateur et menaçant. Qu’une religion révélée ait pu l’inscrire comme un point névralgique dévastateur de l’histoire en dit long sur sa légitimité contrariée et persistante. Car il s’agit bien d’une transgression originelle dans cette affaire, qu’elle soit spirituelle, sociale, sexuelle et surtout morale, dont ce mouvement inverse sinon détruit les codes en y plongeant un regard scrutateur et méfiant. Il suffit de se souvenir de l’abbé Meslier, apostat célèbre dévoilé par son testament (1729), pour signaler l’impor- tance cruciale de la montée d’une tendance profane sinon athée dans la naissance et la prise de pouvoir du sentiment romantique. À cette piste probable, s’ajoute l’avènement des encyclo- pédistes, formellement opposés à l’obscurantisme et favorables à la diffusion des savoirs. Mais en tournant le dos aux outrances de l’église ainsi qu’au classicisme jugé impersonnel, l’artiste prend aussi ses distances avec le Siècle des lumières dont il métamorphose les recherches et précipite les audaces. Des livres aux tableaux et inversement De telles conditions d’approche auraient pu avoir raison de ce mouvement si l’histoire n’avait pas connu la Révolution française, véritable creuset des passions qui Thomas Cole - Expulsion - Lune et lueur de feu, 1828 John Martin - Le Pandémonium, 1841 (détail) L’ANGE du BIZARRE Le romantisme noir de Goya à Max Ernst Stéphane LÉOTY Tenant pour impératifs la libération des sens et la transgression des interdits dans des sociétés corsetées ou déclinantes, le romantisme noir interroge directement la raison de l’homme dans l’histoire en lui ménageant des issues jusqu’alors peu explorées. Désigné par Musset et La Mettrie comme “le mal du siècle” à cause de ses expressions subversives, il poursuivra son chemin bien au-delà du 18 ème , ponctuant ses interventions au gré des révolutions et des guerres notamment. Mouvement d’une ampleur considérable ayant pris pied dans plusieurs pays européens, celui-ci accepte différentes définitions et étudie diverses voies, aucune ne faisant figure d’absolu. À la suite du Staëdel muséum de Francfort, le musée d’Orsay accueille l’une d’elles pour son côté sombre et récurent, le romantisme noir, enfant terrible de toutes les angoisses humaines dont le 19 ème provoquera l’exorcisme avant d’envoûter à leur tour les surréalistes et d’envahir durablement le cinéma fantastique.

L’ANGE du BIZARRE - artcritiques.frartcritiques.fr/wp-content/uploads/2013/07/Lange-du-bizarre.pdf · Celle du diable tout ... du comte de Dracula, le premier à accueillir le visiteur

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10 Arts PTT n° 206 - Mai 2013

Aux premiers temps de la noirceur

Difficile à localiser précisément tant elle empruntedes chemins secrets, et à cause de la réprobationqui s’y rattache, la noirceur romantique semblesurtout un trait majeur de l’esprit à qui ne manque

plus qu’un support d’expression pour exister. Boîte dePandore justifiant de fait la nécessité de l’ouvrir et d’enlibérer les puissances, cette disposition opère en l’hommedepuis le premier jour, comme l’aiguillon tentateur etmenaçant. Qu’une religion révélée ait pu l’inscrirecomme un point névralgique dévastateur de l’histoire endit long sur sa légitimité contrariée et persistante.

Car il s’agit bien d’une transgression originelle dans cetteaffaire, qu’elle soit spirituelle, sociale, sexuelle et surtoutmorale, dont ce mouvement inverse sinon détruit lescodes en y plongeant un regard scrutateur et méfiant. Ilsuffit de se souvenir de l’abbé Meslier, apostat célèbredévoilé par son testament (1729), pour signaler l’impor -

tance cruciale de la montée d’une tendance profanesinon athée dans la naissance et la prise de pouvoir dusentiment romantique.

À cette piste probable, s’ajoute l’avènement des encyclo -pédistes, formellement opposés à l’obscurantisme etfavorables à la diffusion des savoirs. Mais en tournant ledos aux outrances de l’église ainsi qu’au classicismejugé impersonnel, l’artiste prend aussi ses distances avecle Siècle des lumières dont il métamorphose les rechercheset précipite les audaces.

Des livres aux tableaux et inversement

De telles conditions d’approche auraient pu avoir raisonde ce mouvement si l’histoire n’avait pas connu laRévolution française, véritable creuset des passions qui

Thomas Cole - Expulsion - Lune et lueur de feu, 1828

John Martin - Le Pandémonium, 1841 (détail)

L’ANGE du BIZARRELe romantisme noir de Goya à Max Ernst

Stéphane LÉOTY

Tenant pour impératifs la libération des sens et la transgression des interdits dans des sociétés corsetéesou déclinantes, le romantisme noir interroge directement la raison de l’homme dans l’histoire en lui ménageantdes issues jusqu’alors peu explorées. Désigné par Musset et La Mettrie comme “le mal du siècle” à causede ses expressions subversives, il poursuivra son chemin bien au-delà du 18ème, ponctuant ses interventionsau gré des révolutions et des guerres notamment. Mouvement d’une ampleur considérable ayant pris pieddans plusieurs pays européens, celui-ci accepte différentes définitions et étudie diverses voies, aucune nefaisant figure d’absolu.

À la suite du Staëdel muséum de Francfort, le musée d’Orsay accueille l’une d’elles pour son côté sombre etrécurent, le romantisme noir, enfant terrible de toutes les angoisses humaines dont le 19ème provoqueral’exorcisme avant d’envoûter à leur tour les surréalistes et d’envahir durablement le cinéma fantastique.

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prépare et annonce le 19ème siècle en lui offrant d’un coupune prise certaine sinon un blanc seing à ses créationsles plus débridées. Car c’est essentiellement à partir delui que l’exposition déroule son parcours, et ce, sansoublier le dialogue indispensable avec les œuvreslittéraires, antérieures ou non, lesquelles constituentpour les peintres une matière inépuisable d’inspiration. On devine la dette que ces derniers ont àleur égard, quoique l’expression etl’interprétation personnelles qu’en font lespeintres, mais aussi les soubresauts propresà leur pays d’origine, prévalent sur unelecture “stricto sensu”.

On émettra donc cette réserve que l’icono -graphie pro posée se trouve un peuprisonnière d’un postulat expli catif stric -tement visuel limitant sa portée, alorsqu’elle repose pour une bonne part surdes textes majeurs, certes difficiles àévoquer davan tage que comme un rappelaux sources, mais qui, clairement sou li -gnés, auraient donné à voir toute l’ampleurde ce mouvement (quid de ChristopherMarlowe, ou du génie de Kleist avec“Michel Kohlhaas” ?). Comme souvent,pour une exposition par trop ambitieuse,le catalogue se veut plus explicite etconsacre une large place aux livres, maiscombien le liront ? À seulement suivre la

visite, on gardera donc à l’esprit que si les pièces deShakespeare ont favorisé la visi bilité d’un Füssli ou d’unBlake, la clairvo yance de Baudelaire celle d’un Goya,d’autres dramaturges ou poètes agissent en profondeurtels des fantômes qui affoleront sans cesse l’imaginairepictural. Ajoutons à la décharge des commissaires, ce qui,cette fois, confirme pleinement les singularités de chaqueartiste, que des écrivains en subiront aussi l’influence, eten assureront au besoin la (re)découverte comme cellenotamment d’Arnold Böcklin par André Breton.

Sous le soleil de Satan

L’éventail des supports romantiques utilisés est tel,naviguant entre les mythes et autres superstitions, qu’ilparait vain de vouloir en épuiser les figures. Affranchiset frondeurs, les peintres et plus tard les cinéastes, ensaisissent la vision quand la présence sous-jacente destextes nous en rappelle la genèse. Celle du diable toutd’abord, acteur omnipotent ou presque et parrain detous ceux qui s’en réclament. Ainsi de Nosferatu, avatardu comte de Dracula, le premier à accueillir le visiteurpar un extrait du film de Murnau dans lequel l’imprudentvoyageur arrive au château du maître. À l’écran, commes’il s’agissait d’un frontispice inscrit dans le ciel lugubrede Transylvanie, apparaît déjà la menace: “Et quand ileut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre”.L’avertissement tardif ne rassure guère nos tout premierspas quand on découvre, ébahit“Le Pandémonium” queJohn Martin exécuta en 1841. La cité allégorique dudiable en personne, son palais plus exactement, s’ydéploie dans un gigantisme oppressant quoiquemajestueux, et rien dans la toile n’offre une issue desecours aux damnés qui s’y trouvent. Alignés comme destroupes vaincues, ils suivent, résignés, leur ultime

Eugène Delacroix - Méphistophélès dans les airs., 1828

Johann Heinrich Füssli - Le cauchemar, 1781

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procession avant dese voir engloutispar les torrents delave qui partout lesentourent. La pré -sence habile aupremier plan deSatan posté sur unrocher et qui pré -side à la céré -monie, accentue ladémesure de lascène qu’il domineau regard de sesmilliers de figu rantsminuscules placésloin de lui. L’effetproduit atteint lasidération, caracté -ristique recherchéepar le peintre, etque l’on retrouveaussi chez Thomas

Cole dans “Expulsion, Lune et lueur de feu”. Ces paysagesdramatiques et violents où l’homme semble absent oucondamné s’inscrivent dans les traces du “Paradis perdu”de Milton, les pièces de Shakespeare, ou encore “L’enfer”de Dante.

Ici, dans ses méandres ténébreux, et faute de s’absoudred’un péché originel, on ne craint pas d’en respirer lesoufre et d’enfourcher des balais. On pratique aussi bienl’inceste que l’on dévore ses enfants, on convoque dessorcières au sabbat, on écartèle la raison sur l’autel dela folie. Tout cela bien sûr après avoir vendu son âme

au diable. Baude -laire en convient,qui dans “MonCœur mis à nu”déclara que “leplus parfait typede beauté virile estSatan, à la manièrede Milton”.

Rêve et volupté

C’était sûrementl’avis de Delacroixquand il illustra leFaust de Goetheavec “Méphisto -phélès dans lesairs”, ou celui deFüssli et son “Satans’échappant sousle coup de la lanced’Ithuriel”. À propos

de Füssli, qui ignore le sublime dont s’inspireront Coleou Martin, et théorisé par Edmund Burke en 1757, ilsemble qu’il fut le premier à rendre systématique lerecours aux forces obscures des hommes en proposantau public, qui n’y était point préparé, de plonger dans sapropre névrose. Caracté ristique d’un éclatement littéraldes conventions de l’idéal antique, l’oeuvre de Füsslidéclencha évidemment le scandale avec “Le cauchemar”,décliné en plusieurs versions, mais lui vaudra cependantde favoriser l’engouement pour le “Gothic” ainsi que celuidu “Sturm und drang”, en raison de ses sources littéraires.

Mieux qu’une simple audace révélant le goût qu’avaitFüssli de la provocation, “le cauchemar” livre d’un coupce qu’il paraissait im pen sable de mon trer auparavant, car,restreinte jus qu’alors à la vie privée, la réalité crue desrêves ne devait pas en sortir. C’était oublier la forceirrépressible des désirs qui, pour avoir été troplongtemps étouffés, jaillissent violemment sans aucune

retenue. On imagine le trouble du public lors de ladécouverte de cette scène d’alcôve, dont l’érotisme subtilet pleinement assumé, révèle les préparatifs sinon l’aprèsaccomplissement. Mais à bien observer l’attitude del’incube qui est assis sur le ventre de sa victime, il semblequ’il a toute la nuit devant lui, et médite un instant avecnous sur la suite à donner aux évènements. La tenueencore intacte et comme virginale de la dame soulignantl’abandon dans lequel elle se trouve, indique un rêve entrain de se dérouler. Aussi, le peintre nous laisse libresd’en interpréter le contenu, en même temps qu’il enmasque la vision à travers les yeux aveugles de lajument. Or, il ne s’agit peut-être pas pour Füssli desuggérer le viol, mais l’embarras de la réflexion, dèslors superflue, puisqu’il importe avant tout d’assouvir lesdésirs de la chair, meurtris par le refoulement que lesdémons incarnent.

Francisco de Goya Le Songe de la raison engendre

des monstres, 1797-1799

Jean Delville,L’Idole de la perversité, 1891

Arnold Böcklin - Bouclier avec le visage de Méduse, 1897

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On a pu reprocher aux romantiques de faire un usageimmodéré des monstres, sorcières et autres spectresalors qu’ils dénonçaient justement les superstitions dupeuple. Grâce à cette arme, ils se moquaient égalementde l’église en lui retournant ses propres fantaisies etmanquements, et dans l’ensemble, cette iconographiegrandiose de l’étrange avait pour vertu de pouvoir identifier et désigner les peurs avant d’en -visager de les combattre, si possible.

Hommes et femmes dans la tourmente

Mais le temps des mutations dans l’artsymboliste (1860-1900) n’est pas encore venu,quoique la filiation de celui-ci aux sources duromantisme préfigure déjà les obsessions etles terreurs de demain. Dans cette premièremoitié du 19ème siècle, l’ins tabilité politique,les guerres napoléo niennes en Prusse et enEspagne accentuent les inquiétudes despeintres qui en dénoncent les ravages, commele feront leurs successeurs à la chute du secondempire ou lors de la première guerre mondiale.

La destruction des repères traverse donc lesiècle et le dépasse. Elle n’épargne ni la nature,accusée d’en être le témoin indifférent sinon

complice, ni la femme, soup çonnée de vivre despassions inavouables et de pervertir les hommes. Cettefaçon commode pour eux de taire leur cruauté, bienqu’ils n’oublient pas de les dépeindre aussi comme desvictimes innocentes, facilite graphi quement un certainfétichisme sadien et un retour aux mythes grecs, telsceux de la Méduse ou de Médée. À la suite de “Ophélie”,noyée cette fois dans un bronze d’Auguste Préault ou de“Victime” réalisé par Gustave Moreau, les figuresféminines se présentent au visiteur comme un aréopagefantastique sous l’autorité duquel on placera en têtel’impres sionnant “Bouclier avec le visage de la Méduse”d’Arnold Böcklin. Thème inépui sable de la vengeancequ’elle incarne au plus haut point après son viol parApollon, la Méduse pétrifie quiconque la fixe. Elleannonce par la mort que provoque son regard la beautévénéneuse de la femme fatale, d’autant plus dangereuseet fascinante qu’elle est reine de sensualité et d’attirance.Les hommes feront les frais de sa descendance,impuissants à repousser le “Vampire” de Munch ou “Lebaiser du Sphinx” de Franz Von Stuck, pas plus qu’ilsoffriront de résistance au “Songe de la raison engendredes monstres” de Goya. Quitte à suivre la pentesavonneuse du texte biblique, certains réaniment “lepéché” originel, tel Von Stuck ou sa conséquence, “Ladébauche” de Moreau. Jean Delville réalisera plus tard“L’idole de la perversité”, réunissant dans une savante etluxurieuse impudence les trois figures précitées. À l’aubedu 20ème siècle, Carlos Schwabe quant à lui, optera pourun contre-pied audacieux en peignant “La mort et lefossoyeur”. Délaissant le pathos des allégoriesprécédentes, il peint la mort sous les traits d’une fortbelle femme ailée, accroupie au bord d’un trou danslaquelle elle surprend un fossoyeur en train de creuser.L’ironie du sort, pour qui préparait sans doute la tombed’un autre, souligne qu’elle sera la sienne. Tout est ditdans une sobre et saisissante diagonale et là encore,

Gaspar David Friedrich - Rivage avec la lune cachée par des nuages, 1836

Carlos Schwabe - La Mort et le Fossoyeur, 1900

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l’intensité provient de la ligne hypnotique que suivent lesregards. Celui de l’homme suppliant et glacé d’effroi,celui de la mort, dont le port altier et la grâce n’empêchentpas les longues ailes de s’en empa rer. Pourtant, quelque

chose de paisibleloin de l’horreurqu’ins pire ce mo -ment tragique a lieudurant cette scène.

On ne voit pas lesyeux de la femme,puisque sa posi -tion l’oblige à regar -der vers le bas, maison devine qu’unesorte de douceurfatale émane deses paupières bais -sées, tandis quel’oblique formée parses ailes tend versle vieillard commeà sa délivrance.

La foire aux vanités Cette sophistication de la mise en scène rappelle lespaysages que Gaspard David Friedrich identifie à sonpropre mysticisme, par une palette intense et parfoisartificielle qui fera son succès. Dans de telles conditions,l’étrangeté ne provient plus des êtres, mais del’omniprésence d’un univers sans limites qui lesconfronte à la vanité de leurs vies éphémères. Il en vatout autrement pour William Blake qui ne craint pas dese saisir de l’ordre divin et de ses créatures auquel ilsubordonne la nature. Réduite au graphisme à peineesquissé de cieux opaques et d’une terre plane, celle-cilaisse toute latitude à l’imagination puissante de l’artiste

de traduire ses visions comme celle du “Dragon rougeet la femme vêtue de soleil”. Contre l’effacement del’humanité chez Friedrich, et pour la considération deBlake en sa faveur, on ajoutera les préventions de PaulHuet qui, dans “Le gouffre, paysage”, signale ce danger-là aux cavaliers, même si la chouette diabolique du“Paysage romantique avec ruine” de Carl Blechenhypothèque l’idylle des amants qui ne la voient pas. Decette lutte constante pour s’attirer les bonnes grâcesd’une nature insondable, d’un Dieu de miséricorde, oud’une société égalitaire et progressiste, l’humanité figuréedes peintres emprunte l’effigie de bêtes hybrides pourmétaphore de sa propre sauvagerie, démontrant de faitson désespoir et son besoin d’émancipation.

Parmi tous les romantiques, Goya est sans conteste unde ceux, avec Géricault, qui pousseront le plus loin ladescription des désastres de ses semblables, et quoique

William BlakeLe Grand Dragon rouge et la femme

vêtue de soleil, vers 1803-1805

Paul-Élie Ranson, Les Sorcières autour du feu, 1891

Paul Huet, Le Gouffre, paysage, 1861

les sorcières ou les animaux maudits nourrissent sonbestiaire imaginaire, celui-ci ne fait pas illusion trèslongtemps. Car c’est les êtres et eux seuls, et par là leurtravestissement, qui alimentent les obsessions critiques

du peintre, qu’il juge durement quandils renoncent à leur raison, mais avecbienveillance dès lors qu’ils ladéfendent. Proche des théories deslumières, Goya ne resta pas insensibleau drame qui accabla son pays lors del’invasion napoléonienne. La série des“Désastres de la guerre” témoigne duviolent réquisitoire qu’il dresse contrel’envahisseur, tandis que ses “Caprices”,réalisés vingt ans plus tôt, dénoncenttout autant l’ignorance et la cruauté dupeuple, qu’ils accusent le pouvoir etl’église d’en être les responsables.Quelle férocité en effet dans cepanthéon de toutes les misères queGoya exhuma du ventre de l’histoire(et dont Freud dissèquera les viscèresau profit d’une seule obsession) ! De

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nombreux symbolistes à la fin du siècle prendront appuisur ce constat non pas pour battre le rappel des monstresd’antan, mais bien pour lutter par l’ironie satyrique etdistanciée, contre le conformisme toujours actif, desmêmes standards en vigueur, qu’ils soient religieux oupolitiques. Ainsi en est-il de Félicien Rops avec “La mortau bal”, mais aussi de Max Klinger dans son cycle “Èveet avenir”, de Paul-Élie Ranson pour les joyeuses

“Sorcières autour du feu” et enfin, de la cocasse caricatureque réalise Julien Adolphe Duvocelle d’un “Crâne auxyeux exorbités et mains agrippées à un mur”.

Le génie à deux têtes de Max Ernst

Ce parti pris de l’ironie et de l’imagination galopante nesera pas pour déplaire aux surréalistes, que Max Ernstrejoindra en 1920 sur l’invitation de Breton. C’est lalecture assidue des romantiques allemands puis larencontre avec l’expressionnisme, qui livreront à MaxErnst les clefs de son univers magnétique, soutenujusqu’au bout par un onirisme qui n’a guère d’équivalentà part peut-être chez Magritte et Miro. Un exemple enest donné avec “Ils sont restés trop longtemps dans laforêt”, et “le radeau”. Mais Ernst, romantique dans l’âme,ne saurait se réduire aux canons d’un mouvement qu’il

a pourtant largement contribué à rendre célèbre. Àl’inverse, il semble délicat de lui faire endosser seull’héritage de Goya et consorts, dont il a aussi dilué lesfigures identifiables au profit de l’irrationnel et del’automatisme chers à André Breton. Le principalintéressé se moquerait sûrement d’une telle hésitation etnous inviterait pour y voir clair, à considérer par exempleles deux côtés d’une seule pièce. Au hasard et pourmémoire: “Deux enfants sont menacés par un rossignol”au dos duquel on surprendrait “La tentation de saintAntoine”. Vous avez dit bizarre ? n

Julien Adolphe Duvocelle - Crâne aux yeux exorbités et mains agrippées à un mur, vers 1904

Max Ernst - Ils sont restés trop longtemps dans la forêt, 1927

Max Ernst - Le Radeau, 1926