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L'ARTISTE D A N S LA SOCIÉTÉ C O N T E M P O R A I N E

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L'artiste dans la société contemporaine

(Conférence internationale des artistes, Venise, 22-28 septembre 1952)

Unesco

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Achevé d'imprimer le 8 février 1954, sur les presses de H . Vaillant-Carmarme, à Uège, pour l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture, 19, avenue Kléber, Paris- 16e.

CUA 53 D ij F

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T A B L E DES M A T I È R E S

Introduction 7

Liste des participants et composition de la conférence Comité d'honneur 13 Comité d'organisation 13 Comité vénitien d'accueil 14 Délégués 14 Observateurs 17 Composition des bureaux de la conférence et des comités. . . 19

Exposés généraux L'artiste dans la société moderne, par Giuseppe Ungaretti. . 23 Le théâtre dans la société moderne, par Marc Connelly. . . 31 Le cinéma, art composite ou art spécifique, par Alessandro Blasetti. 48 Le musicien dans la société moderne, par Arthur Honegger. . 58 L'écrivain dans -h. société moderne, par Taha Hussein. . . . 72 L'architecte dans la société contemporaine, par Lucio Costa. . 88 Le sculpteur dans la société moderne, par Henry M o o r e . . . 100 Le peintre dans la société moderne, par Jacques Villon. . . 107 Droits du peintre sur son œuvre, par Georges Rouault. . . 116

Rapports des comités Rapport du Comité du théâtre, par Silvio d'Amico et Ashley Dukes. 125 Rapport du Comité du cinéma, par Pierre Grégoire. . . . 129 Rapport du Comité de la musique, par Guillaume Landré. . . 132 Rapport du Comité de la littérature, par Henri de Ziegler. . . 135 Rapport du Comité des arts plastiques, par Jacques Villon et

H . E . Langkilde 140

Rapports généraux et discours de clôture Rapport général, par Thornton Wilder 145 Rapport du Comité des résolutions, par N . C . Mehta. . . . 149 Discours de clôture de M . Ildebrando Pizzetti, président de la

conférence 152

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Résolutions Résolutions concernant le théâtre 157 Résolutions concernant le cinéma 159 Résolutions concernant la musique 161 Résolutions concernant la littérature 162 Résolutions concernant les arts plastiques 165 Résolutions de caractère général 168

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Introduction

La Conférence internationale des artistes, qui s'est tenue à Venise du 22 au 28 septembre, a réuni plus de deux cents délégués mandatés par quarante-quatre pays et par onze associations internationales d'artistes, et plus de cent cinquante artistes admis à la conférence à titre d'observateurs. L a diversité des contrées, des cultures, des tendances et des disciplines représentées a donné à cette confrontation une ampleur exceptionnelle.

Les représentants autorisés des lettres et des arts que rassemblait la conférence répondaient à une invitation de l'Unesco. Ils étaient conviés à examiner quelques-uns des multiples problèmes qui se trouvent posés dans l'ensemble du domaine littéraire et artistique par l'insuffisance des législations, les servi­tudes économiques, le défaut ou l'excès d'intervention de la part des pouvoirs publics.

L'origine de cette convocation ambitieuse remonte à une décision de la Conférence générale de l'Unesco, lors de sa troisième session, tenue à Beyrouth en 1948. Le Directeur général avait alors été chargé de procéder à une enquête « sur la façon dont les artistes peuvent servir les fins de l'Unesco » et de « s'informer des formes d'ordre social, économique et politique auxquelles se heurtent les artistes dans l'exercice de leur art, des mesures qui ont été ou qui peuvent être prises pour écarter ou atténuer ces entraves, et des moyens permettant d'améliorer leurs conditions de travail ainsi que d'assurer leur liberté ».

L'enquête fut menée par les soins du Secrétariat de l'Unesco auprès des artistes et des associations d'artistes des États membres de cette organisation. U n rapport qui en consignait les résultats fut soumis à la Conférence générale, lors de sa cinquième session, à Florence, en juin 1950. Après examen, celle-ci demanda au Directeur général d'étudier la préparation d 'un congrès inter­national d'artistes. La Conférence, au cours de sa sixième session, tenue à Paris en 1951, adopta une résolution aux termes de laquelle le Directeur général était autorisé « à organiser, avec la collaboration des commissions nationales et des organisations internationales compétentes, une conférence internationale des artistes, qui se tiendrait éventuellement à Venise à l'occasion de la X X V I e Biennale, en vue d'étudier les conditions concrètes de la liberté des artistes et de rechercher les moyens d'associer plus étroitement ceux-ci à l'œuvre de l'Unesco ».

Après consultation avec le gouvernement italien et la Biennale de Venise, la conférence fut fixée du 22 au 28 septembre 1952, à Venise.

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Uartiste dans la société contemporaine

Dès avant la sixième session un comité d'experts s'était réuni en mai 1951, à Paris, et avait jeté les bases du programme de la future conférence. U n comité d'organisation fut ensuite constitué, dont les membres furent désignés sur proposition de l'Institut international du théâtre, du Conseil interna­tional de la musique, du Pen Club international, de l'Union internationale des architectes, des Congrès internationaux d'architecture moderne, de l'Association internationale des critiques d'art.

Ce comité d'organisation s'est réuni à trois reprises : à Paris au mois de décembre 1951, de nouveau à Paris au mois de juin 1952, et encore les 20 et 21 septembre 1952 à Venise, avant l'ouverture de la conférence. U n comité d'honneur, composé des présidents de sept organisations internationales compétentes et de cinquante-deux personnalités eminentes, appartenant aux différentes disciplines artistiques et aux diverses régions culturelles du m o n d e , a été constitué, suivant les suggestions du comité d'organisation.

Celui-ci, tenant compte des indications des commissions nationales et des associations internationales d'artistes, détermina les questions que les diffé­rents comités (arts plastiques, cinéma, littérature, musique, théâtre) seraient appelés à examiner.

Il proposa également de demander à des écrivains et à des artistes d'une autorité incontestée de vouloir bien rédiger chacun pour son domaine le rapport préliminaire destiné à servir de base à la discussion. C'est dans ces conditions que furent composés les exposés généraux que contient ce recueil et qui sont dus à M . Arthur Honegger pour la musique, à M . Taha Hussein pour la littérature, à M . Marc Connelly pour le théâtre, à M . Alessandro Blasetti pour le cinéma, à M M . Jacques Villon et Georges Rouault pour la peinture, à M . Henry Moore pour la sculpture, à M . Lucio Costa pour l'architecture, à M . Giuseppe Ungaretti enfin pour u n aperçu d'ensemble des questions posées par la situation de l'artiste dans le m o n d e moderne.

Chaque auteur avait été laissé absolument libre de traiter son sujet de la manière dont il l'entendait : les organisateurs, en effet, n'avaient nullement l'intention de procéder à une enquête systématique sur les problèmes qui devraient être discutés au cours de la conférence. Ils espéraient plutôt des réactions spontanées, par cela m ê m e caractéristiques et instructives. Les créateurs ont abordé la question qui leur était proposée de façon fort différente. D ' o ù une extrême variété de ton et de préoccupations dans les textes rassem­blés. Le musicien parle de la difficulté quasi insurmontable que les jeunes auteurs éprouvent à faire jouer ou éditer leurs compositions. L'architecte expose les problèmes de la construction contemporaine tels que les posent aujourd'hui les possibilités de la technique et les exigences d'un urbanisme rénové. L'auteur dramatique brosse u n tableau de la vie théâtrale à travers le m o n d e . L'écrivain s'intéresse à la condition de l ' h o m m e de lettres, à la nécessité pour lui d'exercer un second métier et à la responsabilité morale et sociale dont un auteur se charge, qu'il le veuille ou non, dès qu'il prend la plume. Et ainsi de suite : tandis que l'un expose ses théories esthétiques, un autre désire que soient mieux définis les droits de l'artiste sur son œuvre

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Introduction

et un troisième s'inquiète de l'aide dont les artistes ont besoin et qui leur est ou refusée o u parcimonieusement consentie. D e la sorte, chacun exprime ce qui lui tient le plus à cœur. Il parle de lui-même, prend soin d'invoquer exclusivement son expérience propre ou au contraire s'efface derrière un examen impersonnel de la situation présente.

D e cette façon fut créée une atmosphère de liberté dans la confidence, de franchise dans le témoignage, de cordialité dans la discussion. U n e telle atmosphère était en réalité indispensable à une conférence qui réunissait des h o m m e s que leur travail, leurs dons, leurs goûts et leurs mérites m ê m e s portent naturellement à fuir les débats trop méticuleusement conduits. Ils auraient pu se trouver dépaysés par l'appareil et la procédure que rendent nécessaires des délibérations portant sur des thèmes si variés entre des parti­cipants si nombreux. Il n'en a rien été. Certes le cadre de la conférence, l'île San Giorgio, les cloîtres et les salles de la Fondation Cini, l'hospitalité du gouvernement italien et de la municipalité de Venise étaient bien faits pour rassurer ces artistes et leur suggérer qu'il ne s'agissait nullement en les réunissant ici de les amener insidieusement à asservir les privilèges de l'inspi­ration créatrice aux règlements de l'administration et de la bureaucratie.

Car, dans les discussions des comités c o m m e au cours des séances plénières, dans les relations des rapporteurs et dans le texte des résolutions, dans les conversations de hasard dans les jardins ou sous les galeries, c'est bien le m ê m e problème, qui sous mille aspects différents, occupait la réflexion de chacun. C o m m e n t faire pour protéger l'artiste, pour l'aider, pour l'éduquer et en m ê m e temps pour garantir l'indépendance de son art, sauvegarder l'originalité ef la souveraineté de son talent ? C o m m e n t demander à l'État d'encourager les arts en évitant d'instituer u n art officiel ou dirigé ? Les questions qui furent les plus débattues sont presque toujours celles où l'intervention des pouvoirs publics était à la fois réclamée et redoutée. Dans le m o m e n t m ê m e où elle était jugée souhaitable, ceux qui la préconisaient se prenaient à craindre qu'elle n'apportât plus de mal que de bien et qu'elle ne substituât l'arbitraire à l'impéritie. L'art asservi soudain épouvantait plus que n'apitoyait l'art abandonné ou négligé. Mais en m ê m e temps, il n'était personne qui ne sentît la nécessité de faire appel à l'État pour qu'il aide les artistes à se former et pour qu'il les protège une fois formés, lorsque enfin ils produisent et qu'ils doivent subsister des fruits de leur labeur.

Ces appréhensions légitimes c o m m e ce besoin d'assistance se reflètent dans le rapport final de M . Thornton Wilder. D e son côté, dans son discours inaugural, le Directeur général de l'Unesco, M . Jaime Torres Bodet, avait fortement insisté sur la difficulté, pour ne pas dire la contradiction impliquée par une situation si ambiguë : « Dans un temps, disait-il, où le mécénat est en'Voie de disparition, c'est à l'État d'occuper la place bientôt vide, en suscitant et en soutenant les talents qui méritent son appui. Mais, d 'un côté, l'État doit se souvenir que rien ne le qualifie pour intervenir dans la création elle-même, c'est-à-dire là où l'art est affaire de spécialistes et de techniciens. D e l'autre, il lui appartient d'essayer de réaliser pour ces techniciens les

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L'artiste dans la société contemporaine

meilleures conditions concrètes possibles. Sa mission n'estpas de diriger le talent, encore moins de le soumettre, mais de le faire éclore en multipliant les écoles et les musées, les bourses d'études et de voyages. Il lui appartient de faciliter l'instruction et l'apprentissage de l'artiste; de l'aider à se faire connaître, à se faire éditer, à faire représenter ses ouvrages. Il lui incombe de favoriser la dimisión des œuvres d'art et de veiller enfin à l'éducation plastique, musicale, littéraire du public, afin que le plus grand nombre possible d'êtres soient rendus sensibles à la qualité, perméables à l'harmonie, avides d'excellence. Ce faisant, l'État les préserve de se contenter de ces produits médiocres et envahissants qui sont c o m m e la dégradation des chefs-d'œuvre o u leur caricature et qui satisfont à bas prix le désir de beauté de ceux qui sauraient mieux la reconnaître si o n avait pris soin de former leur goût. N e pas permettre que des dons restent en friche, parce que la pauvreté, le défaut de loisirs ou le m a n q u e de savoir empêchent celui qui les possède de leur faire donner leurs fruits, voici, il m e semble, une des plus nobles tâches que l'État puisse se proposer. »

Les artistes et les écrivains réunis à Venise paraissent s'être constamment souvenus du tracé d'une telle ligne de démarcation. Ils ont très attentivement examiné les problèmes dont ils avaient à s'occuper. Ils se sont montrés à la fois très prudents et très précis. A les bien considérer, les résolutions et les recommandations de la conférence dressent un état détaillé des principaux obstacles auxquels l'artiste se heurte de nos jours dans l'exercice de son art. Pour remédier à ces obstacles, les écrivains et les artistes présents à la conférence ont proposé des solutions pratiques. L a censure, le droit d'auteur, le domaine public payant, lareprocluction et la diffusion des œuvres Uttéraitesjej rxi&tigues la collaboratiorTdes architectes, ¡fëllpeiiiires et_des_sculp_teurs, celledes_auteurs de scénarios, des metteurs en scène et des producteurs de films», tels sont les principaux thèmes qui furent ~3Tscutés à Venise.

La conférence, d'autre part, avait pour objet de rechercher les moyens d'associer les artistes à l'œuvre de l'Unesco. Par elle-même la conférence était déjà u n remarquable exemple d'une telle coopération. Les artistes qu'elle a réunis ont eu conscience de l'importance et de la nouveauté des assises auxquelles on les avait convoqués. Aussi ont-ils affirmé leur foi et leur confiance dans l'Unesco et dans ses buts. Ils ont tenu à marquer lors de leur dernière séance plénière la satisfaction qu'ils ressentaient en émettant le v œ u que l'Unesco provoque et organise dans les années à venir des conférences inter­nationales d'artistes à l'image de celle de Venise.

U n e réalisation concrète et immédiate, d'une grande importance pour la collaboration des artistes avec l'Unesco, a été obtenue à Venise : la création d'nr"* afjfioçjaf1"" internationale des arts plastiques. Contrairement aux créa­teurs des autres disciplines, peintres et sculpteurs n'étaient pas encore groupés en une organisation internationale. U n rapport avait été préparé sur cette question par le Secrétariat de l'Unesco, après consultation des États membres et des associations nationales d'artistes plastiques désignées par les États membres . A u cours de la conférence, les peintres et les sculpteurs ont tenu

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Introduction

des réunions particulières et présenté une résolution qui a été adoptée en premier lieu par le comité des arts plastiques et ensuite par la conférence elle-même en séance plénière. U n comité d'organisation de l'Association des arts plastiques a été constitué. Les buts de, la nouvelle association sont de stimuler la coopération culturelle entre les différents arts c o m m e entre les différents pays, de promouvoir et de défendre la situation économique et sociale des artistes sur le plan international.

U n projet plus ambitieux prévoyait la création d 'un conseil international des arts et des lettres. Ce conseil était destiné à assurer une coordination permanente, sur le plan international, entre les différentes disciplines artistiques. Il devait également avoir pour tâche d'assister l'Unesco dans l'élaboration et l'application de son programme concernant les arts et les lettres. Plusieurs des comités de la conférence ont vivement soutenu ce projet. La conférence elle-même en a compris la portée et l'intérêt, mais, consciente des difficultés de l'entreprise et désireuse de procéder par étapes, elle a jugé prématurée la créa­tion d'un tel conseil. Tout en exprimant, c o m m e le souligne le rapport du rapporteur général, le v œ u que ce conseil soit établi, elle a considéré que la réalisation d 'un projet de cette envergure nécessitait de nouvelles études et qu'elle ne devrait être en tout cas envisagée que lorsque l'Association internatio­nale des arts plastiques aurait pris corps définitivement et c o m m e n c é ses travaux.

Écrivains et artistes ont eu ainsi l'occasion d'échanger des impressions et des informations, de confronter leurs attitudes, de faire connaître aux pouvoirs publics les mesures qu'ils estiment souhaitables. Ils se sont accordés pour défendre jalousement l'autonomie nécessaire à la création artistique. Ils ont délimité avec soin les points où il leur semblait le plus utile que s'exerçât l'intervention de l'État et les points où il leur paraissait au contraire désirable que l'État s'abstînt d'intervenir. Issus des différentes régions culturelles du globe et représentant des arts très divers dont les problèmes ne coïncident nullement et dont les besoins peuvent s'opposer, ils se sont rendu compte de la similitude des obstacles auxquels ils se heurtent, de l'identité des v œ u x qu'ils voudraient voir exaucer.

Indépendamment et au-delà des résultats concrets de la réunion, l'Unesco, fidèle à sa vocation, se réjouit d'avoir pris l'initiative d'inviter au m ê m e effort de réflexion et de lucidité les écrivains et les artistes qu'elle a rassemblés à Venise en septembre 1952 : elle avait dessein de les aider à prendre une conscience plus vive de leur solidarité essentielle; elle désirait contribuer à les engager dans la voie d'une collaboration plus large et plus féconde. Elle souhaite avoir réussi.

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Liste des participants et composition de la conférence

C O M I T E D H O N N E U R

Patrick Abercrombie, président de l'Union internationale des architectes; Benedetto Croce, président du Pen Club international; Paul Fierens, président de l'Association internationale des critiques d'art; Arthur Honegger, président de la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et de compositeurs; Roland Manuel, président du Conseil international de la musique; Axel Otto Normann, président de l'Institut international du théâtre; José Luis Sert, président des Congrès internationaux d'architecture moderne.

Alvar Aalto Haakon Ahlberg Samuel Barber Kersti Bergroth U g o Betti Alexander Calder René Clair Paul Claudel Halide Edib Roger Ferdinand Edward Morgan Forster Alberto Giacometti William Gropius Carl Amedeus Hartman Taha Hussein John Huston Karl Jaspers Prithviraj Kapoor Le Corbusier Fernand Léger Lin Y u Tang Francesco Malipiero Thomas M a n n Walter de la Mare Marino Marini Henri Matisse

Mies van der Rohe Darius Milhaud Gabriela Mistral Henry Moore Giorgio Morandi Richard J. Neutra Eugene O'Neil Auguste Perret Henri Prost Sarvepalli Radhakrishnan Jules Romains Alfred Roth Georges Rouault Denis de Rougemont Jean Schlumberger Margaret Storm Jameson Igor Strawinsky Prince Wilhelm de Suède Jules Supervielle Rufino Tamayo Giuseppe Ungaretti Heitor Villa Lobos Paul Vischer Ralph Walker Thornton Wilder Frank Lloyd Wright

Membres Silvio d'Amico Jorge Carrera Andrade

C O M I T E D O R G A N I S A T I O N

Président : André Lhote. Rapporteur : Henry Billings

Georges Auric Guillaume Landre

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Uartiste dans la société contemporaine

Benn Levy Stephen Spender Rodolfo Pallucchini Pierre Vago Ernesto Rogers Fritz Wotruba

C O M I T É V É N I T I E N D ' A C C U E I L

S. E . le D r Vincenzo Peruzzo, préfet de Venise, président ; le professeur Angelo Spanio, maire de Venise; le professeur Giovanni Ponti, président de la Biennale; M M . Giovanni Favaretto Fisca, président de la Deputation provinciale; Nino Barbantini, président de la FondazioneCini; Andrea di Valmarana, président de l'Ente Provinciale per il Turismo; Giuseppe Segati, président du Centre international de l'art et du costume; Concetto Liggeri, adjoint au tourisme.

D É L É G U É S

États membres de ¡'Unesco.

Allemagne P r Otto Banning M . Wolfgang Fortner M m e Marie Luise von Kaschnitz M . George Meistermann P* M a x Unold

Australie M . Colin Colahan M . Douglas Dundas

Autriche D * Félix Braun M . Franz Theodor Csokor M . Clemens Holzmeister P1 Josef Marx M . Alfred Wickenburg

Belgique M . Anto Carte M . Albert Guislain M . Léon Jongen M . Charles Leplae M . Léon Stynen

Bolivie M . Arturo Reque Meruvia M . Juan Valdivia Altamirano M u e Marina Nunez del Prado

Brésil M . Lucio Costa M . Vinieras de Moraes M . Santa Rosa

Canada

M " e Andrée Desautels M » e Pauline Redsell M m e Jeanne Rhéaume M . René Thibault

Chine M . Chou Ling

Colombie M . Alvaro Sánchez M . Antonio Toro M . Dolcey Vergara

Corée M . Kimchungup M m e Kimmalbong M . Kimsowun M . Ohyungjin M . Yoenhyojunp

Costa Rica M n e Maria de los Angeles Esquivel Gonzales M . Teodorico Q U I T O S

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Liste des participants et composition de la conférence

Cuba

M l l e Maria Luisa Caballero de Schasowicz

M m e Maria Teresa de la Campa

D r Remos

P r Emilio de Soto

Danemark

M . A d a m Fischer M . Hans Hartvit Seedorff Pedersen

M . Hans Erling Langkilde

M . Richard Mortensen

M . Henrik Starcke

Egypte

M . Abdel Kader Rizk

États-Unis d'Amérique

M . Valentine Davies

M . Georges Fox

M m e Dorothea Greenbaum

M . George L . K . Morris

M . William Schuman

M . Allen Täte

M . Charles Thomson

M . Ralph Walker M . Thornton Wilder

France

M . Jean-Jacques Bernard M . Julien Cain

M . Jacques-Louis Duchemin

M . J. Gabriel Goulinat M . Hans Härtung

M . Jacques Ibert

M . Jean Lurçat

M . Claude-André Puget

M . Charles Rohmer

M . Jules Romains

M . Robert Valeur

M . Paul Vialar

M . Jacques Villon

Grèce

M . K . Kitsikis

M . Constantin Pángalos

M . Evangelos Papanoutsos

M . Angelo Terzakis

Guatemala

M . Enrique Solares

Honduras

M . Arturo Lopez Rodzno

M . Mario Zamora

Inde

M . N . C . Mehta

Irak

M . Ibrahim Abdul Wahab

M . Faraj N a m a n

M . Khalid Rahhal

Israël

M . Yeshurum Keshet

M . Josef Schonberger

Italie

M . Franco Alfano

M . Corrado Alvaro

M . Riccardo Bacchelli M . Ugo Betti

M . Alessandro Blasetti

M . Anton Giulio Bragaglia

M . Carlo Carra

M . Felice Casorati

M . Giorgio Federico Ghedini

M . Mario Labroca

M . Giacomo Manzi

M . Marino Marini

M . Giovanni Michelucci

M . Giorgio Morandi

M . Saverio Muratori

M . Guido Pió vene

M . Ildebrando Pizzetti

M . Enrico Prampolini

M . Roberto Rossellini

M . Bruno Saetti

M . Gino Severini

M . Giuseppe Ungaretti M . Gianni Vagnetti

M . Giacomo Vaccaro

Japon

M . Luca Haseganer M . Yasuji Kiyose

M . Yoshinobu Masuda

M . Takoo Satow

M . Naoya Uchimura

M . Yoshio Yoshikawa

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U artiste dans la société contemporaine

Liban M . Charles A m o u n

M l l e Nicole Brocard

Luxembourg

M . Pierre Grégoire

M . Jules Nicolas Kruger

Mexique

M . Gustavo Cesar Carreon

M . Ignacio Fernandez Esperón

M . Luis Sandi

Monaco M . Maurice Besnard

M . Marc César Scotto

Norvège

M . Alex Brinchman

M . Hans Egge

M . Finn Faaborg

M . Hans Heiberg

M . Eivind Moestue

Pakistan M . Mohammed Zainul Abedin

Pays-Bas M . Asselbergs

M . J. de Bruyn

M . A . van Dalsum

M l l e C. Hartong

M . A . H . Wegerif

Pérou M . Alberto Jochamowitz

Philippines

M . Victorio C . Edades

M m e Purita Kalaw Ledesma

M . Ramon Tápales

République Dominicaine

M . Alfredo Fernandez Simo

Royaume-Uni M . Benn Levy

État non membre

Vatican M . Eugenio Bacchion

M . Henry Moore

M . Stephen Spender

M . Graham Sutherland

M . Ralph Tubbs

Suède

M . Haakon Ahlberg

M . Eyvind Johnson

M . Ernst Nathorst-Boos M . Otte Sköld

M . Dag Wiren

Suisse

M . William Dunkel

M . Guido Fischer

M . Arthur Honegger

M . Emil Oprecht

M . Henri de Ziegler

Thaïlande

M . Chitra Buabusaya

Turquie M . Zeki Faik Izer

Union Sud-Africaine M . G. Bon M . F. C. L . Bosman

M . A . L. Meiring

M . Coert Steynberg

M 1 1 0 Maud Sumner

Uruguay

M l l e Margherita Fabini

M . Juan Carlos Pedemonte

D o n Ernesto Pinto

Venezuela M . Juan Vicente Iecuna

Yougoslavie

M . Ivo Andriê M . Milan Bogdanovic

M . Marko Celebonovic

M . Danilo Svara M . Marin Tartaglia

de ¡'Unesco.

M . Dioclesio de Campos M g r Giovanni Constantini

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Liste des participants et composition de la conférence

Organisations internationales d'artistes admises au bénéfice des arrangements consultatifs avec ¿'Unesco.

Congrès internationaux d'architecture moderne M . Franco Albini M . Le Corbusier M . Ignazio Gardella M . Enrico Peressutti M . Giuseppe Samonà

Conseil international de la musique M . Jack Bornoff M . Arthur Honegger M . Guillaume Landré M . Francesco Malipiero M . Roland Manuel

Institut international du théâtre M . Silvio d'Amico M . Bogdanovic M . Marc Connelly M . Ashley Dukes M . Roger Ferdinand M . Huisman M . André Josset M . Benn Levy M . Axel Otto Normann M . Oprecht M . Kenneth Rae M . Llewellyn Rees M . Torraca

Pen Club international M . Jean de Beer

M . Goffredo Bellonci M m e Kersti Bergroth M . David Carver M . André Chamson M . Kasimir Edschmid M . Taha Hussein M m e Maria Kuncewicz M m e Gabriela Mistral M . Robert Neumann M . Ignazio Silone M m e Margaret Storm Jameson M . Diego Valeri

Union internationale des architectes M . Edvardo Bastianello M . J. H . van den Broek M . Cart de Fontaine M . C. B . Ceas M l l e Jacqueline Feldman M . André Gutton M . William Holford M . Willy van Hove M . Hugo van Kuyck M . Robert Lebet M . Manassavich M . Montuori M . Edvard Ravnikar M . Alfred Roth M . Jean Tchumi M . Paul Visher M . Jean-Pierre Vouga

O B S E R V A T E U R S

Délégués des associations internationales non gouvernementales assistant à la Conférence de Venise en tant qu'observateurs.

Association artistique internationale M . Jacques Duchemin

Association internationale des critiques d'art M . Umbro Apollonio M . Giulio Carlo Argan M . Raymond Cogniat

M . Frédéric Laws M . Giuseppe Marchieri M . H . Michael Middleton M . Rodolfo Palluchini M . Herbert Read M . Soichi Tominaca

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L'artiste dans la société contemporaine

Confédération internationale

des sociétés d'auteurs et compositeurs

M . Roger Ferdinand

M . Arthur Honegger

M . René Jouglet

M . Cesare Giulio Viola

Conseil international des musées

M . G . C. Argan M . Julien Cain M . V . Moschini M . O . Skold

Observateurs admis à

M . Dino Alberti (États-Unis)

M . Eugène Altschuler (États-Unis)

M . Dante d'Ambrosi (Italie)

M . Wilfred Arcay (Cuba)

M . Robert Becker (États-Unis)

M . Ernesto Belforti (Italie)

M . Antonio Berti (Italie)

M . Walter S. Blair (États-Unis)

M . Giovanni Bonfatti (Italie)

M m e Marguerite Bordet (France)

M . Pompero Borra (Italie)

M m c Thelma Bradford (États-Unis)

M . Francis Bradford (États-Unis)

P r Brenson (États-Unis)

M . Quitta Brodhead (États-Unis)

M . Douglas Allan Brook (États-Unis)

M . H . B . Burdon (Afrique orientale)

M m e H . B . Burdon (Afrique orientale)

M . Guido Cadorin (Italie)

M . C . Canali (Italie)

M . Domenico Cantatore (Italie)

M . Carlo Cardazzo (Italie)

M . Cherubini Carlo (Italie)

M . Giovanni de Caro (Italie)

M . Augusto Cartoni (Italie)

M . Edmond Casarella (États-Unis)

M . J. Cassarini (France)

D r Ing. Enrico Castaldi (Italie)

M . André Chastel (France)

M . Edward Chavez (États-Unis)

M . B . R . Chopra (Inde)

M . Ettore Colla (Italie)

M 1 I e Annie de Courlon (France)

M . Roberto Crippa (Italie) M . Dalgarno (Australie)

Fédération internationale

des producteurs de film

M . Gianelli

M . Plugge

M . Rappoport

Pax Romana

M . Nicola Lisi

M . Mario Marcazzan

M . Ramon Sugranyes de Franch

M . Vittorino Veronese

participer à la conférence à titre individuel.

M . Deluigi (Italie)

M . Ettore Desderi (Italie)

M . Voga Dimitrnevic (Yougoslavie)

M . Gianni Dova (Italie)

M . Pierre Dorazio (Italie)

M . Herbert Emmerick (États-Unis)

M . Duncan Emrich (États-Unis)

M m e Peggy Erskine (États-Unis)

M . Christian Erwin Scholz (Autriche)

M . Leslie Fielder (États-Unis)

M . Sam Fischer (États-Unis)

M . Harvey Fite (États-Unis)

M . Arnold Freed (États-Unis)

M . Sue Fuller (États-Unis)

M . Lukas Foss (États-Unis)

M m e Muriel Foster (États-Unis)

M . Arnold Freed (États-Unis)

M » e Carmen Gai (Cuba)

M . Cypriani Gino (Italie)

M . Victor Glasstone (Union Sud-Africaine)

M m e Araceli Guilbert (Equateur)

M . Bernard Greensfelder (États-Unis)

M . Henry Grimball (États-Unis)

M . Josef Hirsch (États-Unis)

M . Karl Hofer (Allemagne)

M . Lee Hoiby (États-Unis)

M l l e Grace Huntley Pugh (États-Unis)

M m e Jacques Ibert (France)

M . Marcel Jallot (France)

M . J. Kassies (Pays-Bas)

M . Kischka (France)

M l l e Lisa Krystyniak (États-Unis)

M . Kues (Suisse)

M 1 J e Katharine Kuhe (États-Unis)

M . Pierre Lafoucrière (France)

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Liste des participants et composition de la conférence

M m e Martha Leeb (États-Unis)

M . Lazar Licenoski (Yougoslavie)

M . Lino Liviabella (Italie)

M . Arturo Loria (Italie)

M l l e de Loustal (France)

M . Luetz (États-Unis)

M . Nan Lurie (États-Unis)

M . Lorin Maazel (États-Unis)

M m e Liliana Magrini (Italie)

M . Jean Maneval (France)

M l l e Yurika M a n n (États-Unis)

M m e Caria Manzoli (Italie)

M . Salvatore Martirano (États-Unis)

M . Tallie Maule (États-Unis)

M . Reggiani Mauro (Italie)

M . David McDowell (États-Unis)

M . McNulty (États-Unis)

M m e Elsie McNeill Lee (États-Unis)

M . Giuseppe Melchiori (Italie)

M . Beffagna Menotti (Italie)

M . Anton Mezojic (Yougoslavie)

M m e France Mihelic (Yougoslavie)

M ' l e Milena Milani (Italie)

M . Eugenio Móntale (Italie)

M . Fausto Montanari (Italie)

M . Luigi Montanari (Italie)

M . Moody (États-Unis)

M l l e Marisa Mori (États-Unis)

M . H . Nathan (États-Unis)

M . Ernst Christian Nathorst Boos (Suède)

M . Endre Nemes (Hongrie)

M l l e Suzanne d'Olivera (France)

M . Harvey Olnick (États-Unis)

M . Claude Palisca (États-Unis)

M . Curio Paulucci (Italie)

M l l e Elisabeth Painr (États-Unis)

M . Giulio Pediconi (Italie)

M . Giovanni Pellis (Italie)

M l l e Maria Luisa Perer (Italie)

M . Hinajlo Petrov (Yougoslavie)

M . Cesare Peverelli (Italie)

M . A . Petrucci (Italie)

M . Ebr Poli (Italie)

M . Girrard Pook (États-Unis)

M l l e Lidy Prati (Argentine)

M . Pierlungi del Prato (Italie)

M m e Lea Quaretti (Italie)

M m e Maria de Quiros (Costa Rica)

M . Sigfrido A . Radaelli (Argentine)

M l l e Sonia Raiziss (États-Unis)

M . Ribemont Dessaignes (France)

M m e Denise René (France)

M . John Rhoden (États-Unis)

M . Renato Rivolli (Italie)

M . Pippo Rizzo (Italie)

M . Edwin Roman (États-Unis)

M . Alberto Rossi (Italie)

M m c H . P . Rüssel (États-Unis)

M m e Helen E . Sackett (États-Unis)

M . G . V . Sampieri (France)

M . Sandberg (Pays-Bas)

M . Carlo Sandoni (Italie)

M . Giuseppe Santomaso (Italie)

P r Luigi Scarpa (Italie)

D r Alfred Schmeller (Autriche)

M m e Day Schnabel (États-Unis)

M . David Shapiro (États-Unis)

M . Renzo Silvestri (Italie)

M u e Myriam Soumagnac (France)

M l l e Dorothea Speyer (États-Unis)

M . Albert Steffen (États-Unis)

M . Lois Swirnoff (États-Unis)

M . John Tagliabue (États-Unis)

M . John P . Taylor (États-Unis)

M . Doroth Thornhill (Australie)

M m e Elisabeth Turolt Aussemant (Autriche)

M . Emilio Vedova (Italie)

M . Albert Villot (France)

M m e Jeanne Villot (France)

M m e Walhann (Italie)

P ' Edna Wells Luetz (États-Unis)

M . Robert Williams (États-Unis)

M . Ozzirr Zubby (Pakistan)

D E COMPOSITION DES BUREAUX

LA C O N F É R E N C E ET DES COMITÉS

Conférence.

Président : M . Ildebrando Pizzetti (Italie). Vice-présidents : M m e Gabriela Mistral (Pen

Club); M . Haakon Ahlberg (Suède); M . Le Corbusier ( C . I . A . M . ) ; M . N . C . Mehta (Inde);

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Uartiste dans la société contemporaine

M . Jules Romains (France); M . Graham Sutherland (Royaume-Uni). Rapporteur général : M . Thornton Wilder (États-Unis).

Comité des arts plastiques.

Président : M . Paul Visher (U.I .A. ) . Vice-président : M . Gino Severini (Italie). Rapporteurs : M . Hans Erling Langkilde ( U . I . A . ) ; M . Jacques Villon (France).

Comité du cinéma.

'Président : M . Alessandro Blasetti (Italie). Vice-président : M . Valentine Davies (États-Unis). Rapporteur : M . Pierre Grégoire (Luxembourg).

Comité de la littérature.

Président : M . Stephen Spender (Royaume-Uni). Vice-président : M . André Chamson (France). Rapporteur : M . Henri de Ziegler (Suisse).

Comité de la musique.

Président : M . Francesco Malipiero (Italie). Rapporteur : M . Guillaume Landré (Pays-Bas).

Comité du théâtre.

Président : M . Jules Romains (France). Vice-président : M . Benn Lévy (Royaume-Uni). Rapporteurs : M . Silvio d'Amico (Italie); M . Ashley Dukes (I.I.T.).

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Exposés généraux

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L'artiste dans la société moderne

par Giuseppe Ungaretti

Je suis le premier artiste qui aie l'honneur de prendre la parole dans cette assemblée. C'est un privilège que le comité organisateur a voulu m e conférer en tant qu'Italien, pour marquer davantage encore l'affection que le choix de Venise c o m m e siège de notre conférence représente pour m o n pays.

Je remercie le comité de l'honneur qu'il m ' a fait et vous souhaite la bien­venue au n o m des artistes italiens.

N o u s s o m m e s réunis ici, artistes de provenances, de traditions, de desseins très divers, et ce qui nous unit au sein de cette diversité c'est de savoir tous qu'un unique et m ê m e secret de poésie anime toujours l'art.

La poésie est un souffle très difficile à percevoir, jaloux et fuyant, par essence, et ce n'est ni fortuitement ni par calcul qu'il élève la singularité d'une forme à l'universelle beauté. C'est son rôle de fixer la vérité du fugitif instant histo­rique et d'établir la solitude où une personne humaine se définit à la fois égale aux autres et différente de toutes : mais la poésie ne se laisse percevoir que c o m m e fin, au-dessus de la solitude et de l'histoire, car la vérité ne peut être ni caduque, ni fugitive.

Hegel un jour crut discerner dans l'avenir la mort de l'art. A Nietzsche, à Sartre il ne parut pas imprudent d'annoncer jusqu'à la mort de Dieu. D e semblables idées se présentent à l'esprit de celui qui les énonce entourées des précautions dialectiques dont on ne peut les isoler sans détourner leur sens et je ne veux blesser personne en disant avec Dante que pour ce qui est de leur fond « la contradiction ne consentirait pas » à les émettre.

Certes, nous savons que le langage employé par l ' h o m m e pour tenter de saisir la poésie en lui donnant une forme est, c o m m e notre passage sur la terre, précaire en soi, changeant d'instant en instant, toujours trop matériel, opaque, lourd, toujours défini par trop de mesures pour qu'il puisse adhérer pleinement à l'infini de la poésie. Mais le miracle n'est pas dans le langage, il est dans la tension qui ennoblit le langage, qui le porte à former des objets sublimes et enchanteurs, et si cette tension — faisons un instant cette malheureuse hypothèse — disparaissait du cœur et des pensées de l ' h o m m e , l ' h o m m e , privé de sa dignité, deviendrait semblable à la brute. Il ne saurait plus décou­vrir, dans l'harmonie de ce qui est créé, « l'espérance des sommets », selon l'expression de Dante, ni c o m m e l'a écrit Léopardi, « l'épouvante de la beauté ». Dès les premiers bégaiements de l ' homme des forêts, le but de l'art

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U artiste dans la société contemporaine

n'était pas tant de conjurer les embûches et l'inconnu de la mort, ni d'imiter le profil ou la voix des animaux pour les capturer plus facilement en les trom­pant, mais, par la poussée de ces expédients utilitaires, d'entrer en contact avec le secret inviolable de la divinité créatrice. La nécessité de juger l'art en dehors des termes d'utilité pratique est une notion qui est devenue toujours plus claire dans l'esprit humain, notion de liberté que la polémique entre­prise depuis le romantisme tend à porter jusqu'à une perfection suprême. Si le renouvellement continu de l'art pouvait cesser, si une activité logique pouvait un jour se substituer à l'activité de l'art, peut-être que — suivant le paradoxe de la mort de Dieu et les iniquités qu'un tel paradoxe pourrait nous pousser à tolérer — nous verrions alors sombrer cette liberté que le xixe siècle et la première moitié du x x e ont affirmée avec la plus grande splendeur? L a liberté est indivisible; mais supposer qu'on puisse l'enlever à l'artiste signifierait nier d'une façon absurde l'autonomie de la personne humaine, ce serait nier l'aspiration millénaire de l ' h o m m e et l ' h o m m e m ê m e , puisqu'on nierait son droit à une réalité immortelle.

O n parle beaucoup actuellement de précarité, il est juste d'en parler, car c'est un des éléments qui rend humainement perceptible le souffle de la poésie : beauté et mort, infini et éphémère, rapport déjà examiné à la lumière de l'an­goisse de l ' h o m m e et illustré par Blake, Leopardi et Baudelaire. Il est superflu, je crois, d'ajouter à ce sujet de plus longs discours. Toutefois nous voudrions faire quelques observations sur le caractère que le sentiment de précarité prend aujourd'hui. Il nourrit une sorte d'idée fixe qui plonge dans l'inquiétude de l ' h o m m e et nos débats devront donc s'en occuper puisqu'il donne nais­sance aux différents problèmes qu'on prétend faire dériver de ce qu'on a appelé d'une manière un peu cavalière, il m e semble, le divorce du public et de l'art.

Dans cette Venise qui nous accueille, si je regarde autour de moi je ne vois que des passions, de la volonté de puissance, de la gloire, qui firent d'elle, au cours des siècles, un des principaux centres de la politique européenne, mais ce qui reste vivant, ce qui fait d'elle encore une ville sans égale, ce sont son architecture, ses statues, sa peinture, la plus prodigieuse peut-être dont puisse s'enorgueillir à bon droit l'humanité. Les entreprises pratiques, m ê m e audacieuses et grandioses, n'ont laissé d'autres traces que ces signes de l'art c o m m e pour témoigner qu'elles-mêmes furent précaires et que d'elles il reste seulement l'aspiration humaine qui pour s'affirmer doit se soustraire à elles, se recueillir dans la solitude, dans la méditation, l'émerveillement, dans le chant secret d'un être isolé.

. D e là la responsabilité des pouvoirs publics envers les arts. Us doivent en protéger le développement, c o m m e c'est leur devoir de le faire pour les sciences, mais pour les arts ils le doivent plus encore que pour les sciences, puisque l'œuvre d'art, bien qu'elle soit un don c o m m u n à l'univers tout entier, est dans son esprit l'emblème de cet héritage concret, héritage du sang qui lie à travers les siècles, et sous un m ê m e ciel, les générations successives d'une m ê m e nation. Ce devoir ne peut être accompli qu'avec un grand tact,

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Exposés généraux

et celui qui exerce honnêtement le pouvoir tout en s'efforçant d'assurer à tous la tranquillité économique doit se proposer, dans le domaine de l'esprit, de ne pas amoindrir, mais d'augmenter la liberté personnelle de chacun.

Personne ne peut savoir d'avance la route que suivra l'art pour que puisse se manifester la poésie d'un m o m e n t donné, et personne ne peut deviner qui sera appelé à accomplir l'œuvre que la postérité retiendra c o m m e exem­plaire. Malheur aux lois qui prétendraient confiner dans l'opportunisme le sentiment et l'inspiration. Je ne veux pas dire par là que l'esprit d'invention de la parole poétique en serait éteint — ceci n'a pas un tel pouvoir — mais quand l'œuvre d'art verrait le jour en dépit des freins imposés par des motifs étran­gers aux fins de la poésie, elle s'enlaidirait par des contorsions et des mensonges et l'être humain en serait dégradé. M ê m e dans la terreur, la poésie peut trouver sa voix, ses cris, dénoncer l'intolérance car elle anime, en toute circonstance, la soif de beauté de celui qui lui est fidèle et elle ne perdra jamais la faculté d'enseigner à l ' h o m m e à douter de ses propres forces et à proclamer qu 'on a le. droit de se tromper, et que dans une société bien faite ce n'est pas un crime que de ne pas être tous et toujours du m ê m e avis. La souffrance humaine doit s'exprimer, et celui qui ne l'éprouve ni en lui ni autour de lui est incapable de percevoir la poésie; mais la poésie a toujours indiqué d'elle-même où se trouvait la souffrance et elle a suggéré elle-même à l'artiste les moyens d'en révéler l'horreur.

Valéry faisait remarquer que ce qui avait été réalisé de plus admirable en art le fut en dépit de l'injustice des systèmes sociaux des différentes époques : en s o m m e , H o m è r e mendiait, Virgile et Horace flattaient, Villon pillait, L'Arétin faisait du chantage. D'autres furent de modestes répétiteurs d'anglais ou de latin et il y eut aussi ceux qui purent jeter l'argent par les fenêtres. Mais si une condition d'inégalité économique n'empêche pas l'artiste d'élever la voix et le pousse m ê m e à le faire pour rendre visible à tous l'abîme du désac­cord social, cela ne suffirait pas à justifier l'inertie des pouvoirs publics, mais bien à confirmer encore que les pouvoirs publics ne peuvent demander à l'artiste que de l'art.

Shakespeare disait : « N o s durées sont brèves », et encore : « Fais bien le pire, vieux T e m p s ; en dépit de tous tes dégâts, jeune pour toujours vivra dans mes vers m o n amour. » L 'œuvre d'art ne pourrait-elle plus présumer autant de soi-même ?

Si ce sentiment de la précarité est devenu si obsédant en nous, artistes contemporains, c'est que nous avons vu, de nos propres yeux vu, que l'œuvre d'art, m ê m e parfaite, pouvait périr, non seulement par l'érosion fatale du temps, mais subitement, en un instant, par le fait de la guerre de l ' h o m m e .

Ceci devrait être pour tous une leçon d'humilité. Puissent les h o m m e s l'écouter enfin; une ère florissante s'ouvrirait alors, de beaucoup plus florissante que toutes celles qui ont existé et que toutes celles dont on peut rêver.

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Uartiste dans la société contemporaine

La précarité nous apparaît surtout obsédante, du romantisme à nos jours, à cause des incessantes innovations du langage auxquelles l'artiste doit avoir recours pour s'exprimer. Il ne peut ignorer — plongé plus que n'importe qui dans la réalité de son temps — les transformations sociales constantes qu'entraîne l'accélération ininterrompue de l'histoire due aux moyens techni­ques mis chaque jour à la disposition de l ' homme par les progrès de la science. La tâche de l'art n'en est pas facilitée, l'art ayant à rétablir continuellement, d'après un esprit de poésie, l'équilibre des fonctions de ses formes par rapport à l'accroissement d'une énergie matérielle dont la puissance des moyens est toujours plus dangereuse, si la poésie ne la libère de sa cécité. M ê m e un art, c o m m e l'architecture, étroitement lié aux découvertes techniques ne peut ignorer, s'il veut jouer un rôle en tant qu'art, qu'en plus des mesures fournies par le savoir il y a une mesure, toujours différente et inattendue, qui émane de l'œuvre accomplie et contemplée et qui échappe à toute vérifi­cation qui ne serait pas dictée par une joie poétique et qui ne tirerait pas son impulsion du sentiment et de l'imagination.

Autrefois un m ê m e langage durait des siècles, et du Pétrarque à l'âge baroque le langage évoque l'objet absent, c'est un langage idéal, un langage mental, un langage abstrait.'Et c'est au m o m e n t m ê m e où l'on apprend que la terre tourne autour du soleil et qu'il ne peut y avoir de science du vrai qu'à partir de cette notion confirmée par la découverte géographique — qui portait à constater que le soleil se couchait au m ê m e m o m e n t où il se levait ailleurs — c'est à ce m o m e n t m ê m e où la vérité des sens subit son plus dur échec que justement la vérité des sens est affirmée avec éclat par l'art, c o m m e jamais auparavant : le langage de l'art se transforme juste en ce m o m e n t , il devient extrêmement sensuel, extrêmement violent par l'obsession de la mort. Pensez au Don Quichotte. La vérité des sens est reconquise et est libérée de l'histoire, de façon extrême, absurde, par l'imagination qui acquiert ainsi ses droits par le déchaînement des passions du cœur, tandis que, de Pétrarque au xvie

siècle, la poésie suggérait une idée d'équilibre qui la poussait à rechercher ses propres limites dans l'infini de la mémoire.

Les changements de langage rapides, presque brusques, peuvent inquiéter le public et, grâce à la paresse condescendante de ce public, nous avons assisté pendant un siècle environ, avant la guerre de 1914 — en face de la recherche vivante — à la formation d'un art officiel qui oscillait entre le néoclas-sissisme et le romantisme et qui s'adaptait, au fur et à mesure que le temps passait, à assimiler d'une manière banale et académique telle ou telle des manières audacieuses de l'art authentique.

Si nous nous limitons aux arts plastiques de David à Géricault, à Courbet, à Manet, à Renoir, à Cézanne, à Seurat, que de batailles et que d'explications furent nécessaires avant d'arriver au début du x x e siècle, où l'on commença enfin à comprendre le message de la nouvelle peinture ! Ce fut une entre­prise plus âpre encore que celle de se rapprocher des peintres qui suivirent : Rouault, Matisse, Picasso, Boccioni, Kubin, Carra, Chirico, Severini, Braque, Klee, Kandinsky, Scipione, Modigliani, Soutine, Morandi, et tant d'autres.

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Exposés généraux

Aujourd'hui seulement, le public considère c o m m e des classiques ces artistes à la personnalité extraordinaire. O n a reproché à quelques personnes riches de la société d'aujourd'hui d'acheter très cher les œuvres de ces peintres et de ne le faire que par snobisme. Regrettons que tous ne soient pas à m ê m e d'acheter les œuvres et souhaitons que les pouvoirs publics puissent mettre à la disposition des musées d'art moderne les sommes nécessaires pour rendre ces œuvres accessibles à tous ceux qui désirent les voir et les étudier. L'opinion publique reconnaît aujourd'hui la valeur réelle de ces œuvres, la poésie tragique qui les anime et que chacune d'elles révèle selon la personnalité particulière à chaque artiste.

Sans tomber dans le maniérisme, l'art ne peut se cristalliser dans telle ou telle forme d'expression. Quand une période du langage est dépassée par la nécessité de l'expression, le langage devient autre ou bien il apparaît usé, ridicule, inopérant, en dépit de la p o m p e dont le misonéisme l'entoure. Chaque jour, de jeunes artistes très doués se révèlent, et on devrait tout faire pour faciliter leur contact avec le public. Si les inventions scientifiques accélèrent les temps, elles offrent aussi aux peuples des moyens de mieux communiquer entre eux, moyens tels qu'ils abolissent, je dirais instantanément, les distances d'espace. La radio, le cinéma, la télévision nous permettent de voir des reproductions de monuments , d'œuvres de sculpture, de peinture et d'entendre de la musique ou des œuvres littéraires du m o n d e entier. S'il s'agit d'œuvres littéraires, évidemment il y a l'inconvénient de ne les connaître qu'à traVers une traduction : aucune traduction n'est heureuse, et si elle l'est il s'agit d'une autre œuvre d'art, c o m m e la poésie de Poe traduite par Mallarmé. Je crois qu'il n'a pas encore été possible de traduire de façon satisfaisante les Canti de Leopardi, le poète le plus profond du xixe siècle. Pour les monuments , les œuvres de sculpture o u de peinture, la machine photogra­phique trahit moins que ne le fait le traducteur, bien qu'elle ne soit pas abso­lument fidèle. La musique a plus de chance. E n Italie, par exemple, nous pouvons entendre à la radio des programmes de musique moderne exécutés à la perfection et commentés d'une manière excellente. Cependant un h o m m e de la compétence d'Ernest Ansermet exprime des doutes sur l'efficacité de telles exécutions: « C e qui produit 1'«inauthentique», ce sont ces masses d'auditeurs qui ne saisissent de l'objet musical que la carcasse de sa structure, n'en retiennent que des impressions ou, c o m m e on dit, des émotions et des effets. Il y a là d'ailleurs de quoi entretenir l'attention, c o m m e peut le faire l'anecdote dans un roman; mais c'est faire mentir la culture. Je connais une ville, une des capitales européennes — et je ne la cite qu'à titre d'exemple de ce qui se produit un peu partout — où depuis quelque vingt-cinq ans règne une vie musicale intense et fébrile; toutes les œuvres musicales classiques et modernes y ont été exécutées; tous les artistes qui comptent au m o n d e y ont passé. E h bien ! si l'on en juge par les réactions actuelles du public devant les œuvres qu 'on lui propose, par les propos de la presse, par la produc­tion musicale du milieu et par les idées qui y circulent, toute cette activité n'a rien produit, elle n'a été que du bruit qui a passé sans laisser de trace. »

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U artiste dans la société contemporaine

Cette objection d'Ansermet est grave. J'en connais les causes, mais il serait trop long de les énumérer ici ; on pourrait les résumer dans le manque d'anxiété réciproque de l'artiste et du public que devrait venir apaiser l'œuvre d'art. E n tout cas, il est bon que des concerts, des expositions, des auditions radio-phoniques, des documentaires cinématographiques continuent à se multiplier, et il ne reste qu'à souhaiter qu 'on se préoccupe toujours plus de la qualité des œuvres à présenter au public. Croire que le public méprise la bonne qualité des œuvres, c'est l'offenser et c'est aussi commettre une erreur. Le public peut ne pas être préparé à comprendre l'œuvre d'art, il peut être détourné d'elle par la polémique politique, il peut l'approcher par mondanité ou par quelque autre vanité, ou par simple curiosité et non par un désir de joie poétique; en fin de compte, la qualité de l'art affine les h o m m e s et élève le niveau culturel du public. Je ne peux pas partager la mauvaise humeur d'Ansermet.

Cependant, il m e semble indiscutable que le rapport entre l'art et le public doit trouver sa solution initiale dans l'enseignement de l'école. Il est vrai que les connaissances que l'on doit inculquer aux élèves sont, jusqu'au seuil de l'université, innombrables, et que leur nombre croît chaque jour. C o m m e n t pourra-t-on former le goût des jeunes et allumer en eux une ferveur qui les contraigne à se passionner pour les choses de l'art avec une curiosité éclairée ? C o m m e n t fera-t-on pour que, entraînés au respect de la liberté, ils se tournent anxieusement vers la poésie, qu'ils apprendront à découvrir sans se laisser détourner par le préjugé du sujet ? Le sujet n'a rien à voir avec la valeur poétique d'une œuvre. Il est bon de le répéter, la valeur poétique est dans la force du sentiment et de l'imagination, qui passe dans la forme d'une œuvre. Le problème est sérieux; chacun de nous, dans le domaine qui le concerne, devra s'en occuper au cours des séances qui vont suivre. Quant à ce qui touche en particulier à l'instruction littéraire, il faut souhaiter, surtout dans les pays de vieille tradition, qu'une chaire spéciale soit fondée (si elle n'existe pas) dans les facultés de lettres, pour enseigner aux étudiants à lire, à aimer les œuvres des deux derniers siècles, y compris les plus récentes.

Pour éclairer le public, rien ne pourrait, en tout cas, remplacer la critique faite dans les périodiques, quotidiens ou hebdomadaires. Il fut un temps où, en Italie, cette critique était faite avec méthode, régularité et où elle disposait d'une large place. Aujourd'hui, en Italie et ailleurs, la tendance à donner une grande importance aux faits divers et aux sports semble prévaloir. Il devrait cependant y avoir de la place pour tout et il n'est pas juste de calom­nier le public qui n'éprouve pas, c o m m e on voudrait le faire croire, de la répu­gnance pour les activités qui exigent des efforts de réflexion.

Les événements terribles de ces dernières années, l'envahissement des divergences politiques qui, dans toutes les branches de l'activité humaine, a suivi la guerre, et surtout l'appauvrissement général ont, sinon fait dispa­raître, du moins réduit de beaucoup, dans certains pays d'Europe, le prestige de cet instrument qu'est la revue spécialisée. C'est pourtant là l'instrument le plus efficace pour rendre fécond le contact entre le public et l'art : l'art

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Exposés généraux

surpris dans son devenir. A u x Rencontres internationales de Genève de 1948, au cours desquelles Ansermet exposa son point de vue sur les exécutions musicales contemporaines que j'ai déjà citées, Jean Cassou fit remarquer dans une intervention persuasive : « Renoir disait à Vollard : « Aujourd'hui » nous avons tous du génie, c'est entendu, mais ce qui est sûr c'est que nous » ne savons plus dessiner une main, et que nous ignorons tout de notre » métier. » Écoutez la voix angoissée de Cézanne : « Ce qui m e manque , » disait-il à Emile Bernard, c'est la réalisation. J'y arriverai peut-être, mais » je suis vieux et il se peut que je meure sans avoir touché à ce point suprême : » réaliser, c o m m e les Vénitiens. » Il est nécessaire, pour disposer de revues telles que furent la Nouvelle Revue Française, Mesures o u la Voce, la Ronda, Solaría ou Criterion, Horizon que des affinités de pensées et des visées esthétiques c o m m u n e s guident les personnes appelées à y collaborer. Il s'agirait de pério­diques de littérature ou d'art dont les programmes seraient définis avec assez de clarté et de rigueur pour que les discussions ne pussent tomber dans la démagogie. Ces initiatives dont le succès, c o m m e je l'ai déjà dit, est dans certains pays, entravé pay l'appauvrissement qui a suivi la guerre, mériteraient d'être encouragées.

Tout cela peut être fait. Mais un artiste doit aussi se souvenir que Rembrandt a plus que jamais à cœur les intérêts du public quand, s'isolant dans son travail, négligeant sa réputation, dédaignant les commandes , laissant, impassible, saisir par ses créditeurs et disperser à bas prix ses précieuses collections, il poursuit sans trêve sa lutte avec l'ange au milieu des privations, et qu'il termine, en 1663, son Homère, en 1665, son Saül et, en 1668, la Fiancée juive. Heureux, il pouvait, le 8 octobre 1669, laisser la mort lui fermer les yeux, car dans ces années où il travailla détaché du public, soit qu'il se fût volon­tairement éloigné du public ou que celui-ci l'eût repoussé, Rembrandt enri­chissait le patrimoine de l'humanité de trois merveilles sans égales.

Cézanne et Renoir craignaient seulement de manquer de cette profondeur que l'art acquiert quand il est Hé à une tradition. Ils connaissaient à merveille leur métier et l'humilité de leurs aveux révélait seulement la grandeur de leurs ambitions.

Il sera bon de s'arrêter sur ces problèmes, c'est-à-dire sur la possibilité de concilier la modération inculquée par les modèles anciens et les élans expressifs que l'artiste d'aujourd'hui ne peut étouffer sans trahir son caractère d ' h o m m e de son temps, tout c o m m e n'auraient pu le faire ni les Vénitiens enviés par Cézanne, ni les artistes du Quattrocento, ni les Pompéiens qui faisaient surgir tant de doutes dans l'esprit de Renoir.

J'ai indiqué l'ordre de quelques-uns des problèmes dont les solutions occu­peront les débats de nos prochaines séances.

Peut-être ai-je pu montrer les scrupules, voire les perplexités que l'artiste d'aujourd'hui éprouve à réaliser son œuvre. Cela ne restreint pas l'immensité de l'œuvre accomplie par les artistes à partir de la seconde moitié du

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L'artiste dans ¡a société contemporaine

xviiie siècle jusqu'à cette moitié du x x e siècle qui vient de s'achever. Ils ont senti le vieillissement de la langue dont se servaient leurs devanciers, le poids des trois mille ans qu'ils portent dans leur sang. Ils ont rendu à la mémoire son importance douloureuse et, en m ê m e temps, ils ont, au prix d'efforts déchirants, acquis le pouvoir de se libérer de la mémoire et de permettre à l ' h o m m e de s'éblouir encore de liberté. Les artistes de ces deux derniers siècles sont restés fidèles à la mémoire que la souffrance, les joies, la fragilité de la chair maintiendront toujours vivante dans l'inspiration de chaque être. Ils ont enseigné que la liberté est poésie : valeur secrète qu 'on ne peut définir sans lui porter atteinte, mais que chacun mesure aux battements d'un cœur qui aspire à l'infini.

N o u s nous s o m m e s réunis ici afin que leur leçon porte les fruits attendus.

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Le théâtre dans la société moderne

par Marc Connelly

Il est indispensable de connaître quelque peu l'histoire du théâtre pour comprendre la place qu'il occupe dans le m o n d e moderne. Pendant près de deux mille cinq cents ans, ses rapports avec la société ont donné lieu à controverse. Dès sa naissance, le pouvoir tyrannique a redouté sa voix puissante, a voulu lui arracher la langue, sinon l'envoyer au bûcher. Et m ê m e lorsqu'il n'était pas menacé par l'intolérance religieuse ou par un régime d'oppression politique, on entendait ses plus sincères partisans se lamenter sur son déclin ou sa disparition prochaine. D e siècle en siècle, il n'a cessé de voir se dresser devant lui l'image de sa mort imminente.

Et cependant le légendaire malade a toujours réussi à se relever de sa couche, rajeuni, sinon m ê m e à ressusciter, plus beau que jamais, de la fosse d'infamie où on l'avait jeté. Partout où cet art apparaît, il continue à fasciner le public, et on est si heureux de l'avoir que nul ne s'inquiète de savoir pourquoi sa séduction est si grande et comment il a réussi à vivre si longtemps.

D e m ê m e que l'humanité a accueilli la fable du phénix sans se demander comment cet oiseau fabuleux pouvait renaître de ses cendres, de m ê m e elle s'est contentée d'admirer le théâtre pour sa brillante parure et pour les envolées qu'il permet. Le rire, l'émoi, souvent la jouissance artistique qu'il provoque sont l'immédiate et généreuse récompense des spectateurs, qui pour la mériter n'ont qu'à désirer la recevoir. O n ne peut guère s'attendre dans ces conditions à ce que le grand public soit incité à analyser son plaisir ; l ' homme averti, néanmoins, a toujours eu conscience que le théâtre offrait plus que ce simple plaisir.

Analysons un peu le pouvoir particulier qu'il exerce sur nous. C o m m e insti­tution culturelle, le théâtre est généreux, qu 'on l'admette ou non. Il vous instruit par une imperceptible action. O n peut dire que, par toutes ses formes et modalités d'expression, il donne à l ' h o m m e le m o y e n de mesurer son propre développement. Il l'invite à chercher la vérité dans l'amusement. Il ne lui montre pas seulement, c o m m e dans un miroir, ce qu'est l'humanité -actuelle : il lui fait entrevoir les changements éventuels que subiront demain les ensembles de notions morales et les concepts d'éthique. Schiller, le dramaturge classique allemand, disait du théâtre que c'est une « institution

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U'artiste dans la société contemporaine

morale ». Mais malheur au théâtre qui veut moraliser ! Le théâtre pur est amoral, en ce sens que jamais il ne dit aux h o m m e s ce qu'ils doivent penser; il se contente de les inciter à former eux-mêmes leur opinion. Jamais il ne soutient de thèse; il suggère seulement, en se gardant d'affirmer. Seul le théâtre didactique, ou politique, voudrait ôter à l ' homme le droit de réfléchir seul.

C o m m e n t le théâtre exerce-t-il son heureuse action sur les spectateurs ? Allons, si vous le voulez bien, dans une salle où une bonne pièce va être présentée, habilement et intelligemment.

Mais d'abord nous voici arrêtés un m o m e n t dehors pour observer un inci­dent dont je reparlerai plus loin. Sur le trottoir qui longe le théâtre, un bruit nous frappe : celui d'une querelle entre un h o m m e et une femme. Ni vous, ni moi, ni les autres passants ne connaissons cet h o m m e et cette femme. Pendant les quelques instants qu'ils vont retenir nos regards, peut-être nous amuserons-nous de leur comportement, ou souffrirons-nous avec eux de l'embarras où nous les mettrons en les regardant. Chacun d'eux peut peut-être rappeler à votre souvenir ou au mien certains traits de caractère que vous ou moi avons relevés chez des gens que nous connaissons et chez nous-m ê m e s en particulier. Mais voilà que l ' homme et la femme s'en vont, ou bien c'est nous qui poursuivons notre chemin.

Nous présentons nos billets à l'entrée du théâtre, et nous y pénétrons. C'est une représentation normale, donnée par des artistes professionnels. Nous nous procurons donc des programmes et l'ouvreuse nous conduit à nos places. Nous regardons les inconnus qui nous entourent, et avec qui nous allons partager des émotions, ou bien nous jetons les yeux sur les noms et les détails de carrière qui figurent au programme. La dame qui m ' accom­pagne — ou celle qui est avec vous — remarque que c'est son décorateur préféré qui a dessiné les maquettes, et vous ou moi nous demandons si notre plaisir ne va pas être gâté par le coude de notre voisin.

Enfin, les lumières de la salle s'éteignent et il s'établit ce silence magique qui précède toute représentation. Puis le rideau se lève et le décor s'offre à nous. Il représente par exemple une bibliothèque; il a été exécuté dans un esprit réaliste, et selon le bon goût d'aujourd'hui; peut-être serons-nous frappés de sa valeur, et le jugerons-nous supérieur à ce qu'a fait antérieure­ment le m ê m e dessinateur. E n voyant la robe de l'héroïne, peut-être nos compagnes se précipiteront-elles sur le programme pour savoir le n o m de la maison de couture. Il est possible aussi qu'en voyant l'acteur qui joue un maître d'hôtel je m e demande si ce n'est pas lui que j'ai vu le mois dernier dans le rôle de Mercutio...

L'action commence, traduite par les gestes et les paroles des acteurs. Nous regardons et nous écoutons, incapables encore d 'éprouver? « illusion ^dramatique » nécessaire. Puis arrive le m o m e n t du « premier tressaillement » dont avaient coutume de parler les Grecs ; sans que nous en ayons conscience, les acteurs sont devenus des êtres dont nous vivons avec eux les aventures plus que nous ne les observons. L'action se précipite, et nous y participons

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de plus en plus. Nous n'avons plus conscience de notre personnalité. N o u s ne sommes plus des personnes individuelles. Nous constituons un public. N o s compagnes ont oublié le n o m de la maison de couture... c'est une biblio­thèque que nous voyons maintenant et non plus un décor. E n fait, il n'y a plus rien entre la scène et nous, et j'ai oublié le coude de m o n voisin. Je ne suis plus le m ê m e moi, uni par les m ê m e s rapports au m o n d e physique, et votre moi également a changé. Par ce phénomène de catalyse que produit le théâtre, nous avons été transformés en un « public », en cette espèce d'être vivant réagissant dans une sorte d'hypnose à ce qui se passe sur la scène, mais sans activité cérébrale propre. U n public ne peut pas penser c o m m e un être humain normal. Lorsque, au cours d'une représentation, on note mentalement que telle chose est mal ou que telle chose est bien, on cesse de faire partie du public ; on est alors un être individuel qui a échappé à la catalyse : un spectateur, non un participant.

E n un sens, le public est c o m m e un nouveau-né : il n'a aucun souvenir. Il n'a pas davantage notion du temps, de l'espace, ou de la vie, hormis celles qu'il découvre dans son unique cosmos qui est la scène. Mais aucun nouveau-né ne se développe aussi rapidement qu'un public, dès le m o m e n t où il est formé. Instantanément, grâce à la mystérieuse collaboration du talent créateur de l'auteur et du talent d'interprétation des acteurs, le public, pour le temps qu'il va exister en tant que tel, reçoit la lumière et entre dans le cercle divin. L'inspiration religieuse de l'ancien théâtre, la gravité profonde et le caractère sacré qu'il y avait sous les cabrioles et la bouffonnerie des premières comédies satiriques, en bref, le désir d'union avec le divin, tout cela se retrouve dans la mentalité de notre public. U n e œuvre d'art s'accomplit. Le drame — la chose faite — est magnifiquement vivant.

C o m m e n t ce caractère divin se manifeste-t-il chez le public ? Par l'intérêt sacré qu'il porte à la vérité et par son aptitude à la découvrir. La manière dont au théâtre on rencontre la vérité n'est pas très différente de ce qui se passe dans les autres arts. O n sent qu'elle est toute proche quand on a l'impression d'être emporté vers elle d 'un mouvement irrésistible que n'interrompent ni ne gênent plus les artifices. Lorsque la vérité se manifeste dans l'art, on constate une merveilleuse économie des modes d'expression. La nuance la plus délicate, le geste le plus discret, le soupir le plus léger marquent les phases de l'action qui se précipite vers son dénouement fatal. Notre perception, en tant que public, dépasse infiniment celle que nous avions en tant qu'indi­vidus, lorsque nous sommes entrés dans la salle. Nous voici donc, dans cet état d'exaltation, participant à la révélation de la vérité par la pièce. C o m m e de grands dieux de l'Olympe, nous voyons avec une sublime sérénité se préciser les traits de l'humanité, sans nous soucier de billevesées telles que le châtiment des affronts faits à la vertu; ce soin peut être laissé à des dieux infé­rieurs, des dieux vengeurs, tels que Vulcain et Thor, dont les coups de tonnerre sont les seuls arguments. Ainsi qu'en un microcosme, nous voyons tout dans la pièce. C'est pour nous c o m m e la goutte de rosée de Dunsany où l'immen­sité du ciel se réfléchit.

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U'artiste dans la société contemporaine

Dans la bibliothèque qui est devant nous, un h o m m e et une femme c o m m e n ­cent à se quereller. Leurs éclats de voix sont exactement ceux du malheureux couple que nous avons rencontré tout à l'heure sur le trottoir. Leur dialogue est presque celui que nous avons entendu, quand nous n'étions encore que des individus, et leur rancœur paraît s'exprimer avec la m ê m e vivacité. Mais maintenant que nous faisons partie du public, nous tenons la clé du mystère. N o u s connaissons tous les éléments du différend, qui pour la plupart peut-être échappent aux deux antagonistes. C'est en vérité des hauteurs célestes que nous les observons.

Bien entendu, il est rare que le charme se prolonge pendant toute la pièce. Notre subtil pouvoir émotif, notre « ichor » à nous, peut se vicier s'il ne reçoit plus delà scène l'aliment qui lui convient. Le jeu d'acteurs maladroits, une mise en scène peu appropriée, des artifices trop voyants ou un intérêt dramatique maL-Soutenu peuvent indisposer le public, qui, si ces défauts persistent, va se désintégrer, se décomposer en ses éléments constitutifs qui sont vous, moi, et les autres spectateurs. Mais si notre divine fonction ne prend pas prématurément fin, nous ne reviendrons sur terre qu'au dernier m o m e n t , dûment marqué par la descente du rideau. Thornton Wilder, dans The Bridge of San Luis Rey, interrompt la querelle entre la Périchole et son directeur pour placer entre parenthèses cette observation : « N o u s venons d'un m o n d e où nous avons vu d'incroyables merveilles. N o u s nous en rappelons confusément les beautés, que nous n'avons plus retrouvées ensuite. Et nous retournons vers ce monde-là. »

Tel est du théâtre le pouvoir magique, que n'ébranlent ni les misères, ni les grandeurs de ce m o n d e , qui survit aux guerres, aux bombardements, à l'occupation militaire, aux défaites et aux victoires. Car aucun événement, si heureux ou terrible qu'il soit, n'est capable de détruire l'aspiration humaine vers « ce m o n d e dont on se rappelle confusément les beautés ».

C'est pourquoi, tout au long de l'histoire, les gouvernements et les empires ont eu besoin du théâtre et que — à la seule exception peut-être de la grande démocratie de m o n pays — ils ont eu conscience de ce besoin.

A u 111e siècle av. J . - C , la République d'Athènes accordait à ses acteurs certains privilèges, tels que l'exemption des impôts et du service militaire; de plus, les acteurs pouvaient aller à l'étranger, et faire ainsi apprécier les chefs-d'œuvre de l'art dramatique athénien dans tout le m o n d e connu de l'époque — ce qui prouve que les moyens de propagande culturelle ont toujours été les m ê m e s .

La République de R o m e , environ l'an 200 av. J . - C , offrait à ses citoyens des représentations théâtrales pour chacun des quarante-huit jours de fêtes officielles. Certaines des pièces étaient sans aucun doute des traductions du grec, car dès 272 av. J . -C. vivait à Tárente un certain Livius Andronicus, qui devint le premier traducteur de pièces de théâtre; il traduisit toutes les tragédies de Sophocle et d'Euripide, ainsi que des comédies grecques, et

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ce furent probablement ses traductions qui, dans une grande mesure, encou­ragèrent son contemporain Naevius, auteur particulièrement fécond, à écrire des comédies dont certaines étaient encore populaires à l'époque de Cicerón.

L'Église aussi eut son théâtre, au temps de sa suprématie. A u m o y e n âge, malgré la suspicion foncière qu'elle nourrissait envers un art capable de faire naître dans l'âme humaine toutes sortes de mauvais sentiments, elle donna son consentement à un théâtre qui n'était que le prolongement de l'enseigne­ment religieux sur le plan dramatique. Ce théâtre présentait non point l ' h o m m e en tant qu'individu, mais l'espèce humaine aux prises avec la loi divine. La moralité était en fait une transposition scénique, visuelle et orale de la doctrine chrétienne sur le bien et le mal, le ciel et l'enfer, la faiblesse de la créature et le pouvoir sublime du créateur. C o m m e dans la version moderne qu'ont établie de la moralité Hoffmannsthal et Reinhardt, le héros était tou­jours Everyman (Monsieur Tout-le-Monde). O u bien, lorsque le théâtre reli­gieux ne transposait pas dramatiquement des enseignements chrétiens, il présentait la vie du Christ dans des « Passions ».

Mais c'est la monarchie qui a eu le plus vivement conscience de l'impor­tance du théâtre, en ce qu'elle y a vu à la fois l'ornement et c o m m e la mesure de sa gloire, et l'on ne saurait douter de la sagesse de cette conception en considérant d'autre part le caractère combien éphémère des conquêtes faites par les armes et la diplomatie. Prenons l'exemple de Louis X I V , qui, selon Sainte-Beuve, « n'avait que du bon sens, mais en avait beaucoup », et dont le règne fut un des plus longs et des plus brillants des temps modernes ; son système compliqué d'alliances, destiné à mettre la France à l'abri des inva­sions, n'en fut pas moins menacé déjà de son vivant, et en moins d 'un siècle, son œuvre immense de conquête fut entièrement détruite, et ne fut ensuite reprise que pour être de nouveau anéantie. Mais le théâtre que son règne inspira, et qui constitua l'ornement de ce règne, n'a cessé de resplendir et sa gloire rejaillit encore sur Louis X I V . O n ne peut penser à Corneille, à Racine, à Molière, sans évoquer le roi-soleil, de m ê m e qu 'on ne peut penser à Schiller et à Goethe sans évoquer la figure du duc de Weimar .

Aurait-on jamais parlé du duc de W e i m a r si Goethe n'avait pas organisé et dirigé son théâtre de cour, écrivant pour lui des pièces, et encourageant Schiller à en composer ? Weimar était une des nombreuses petites princi­pautés de l'empire austro-allemand du xvine siècle, et son duc n'avait aucun rôle important en politique. Mais le drame classique allemand, en prenant naissance dans son duché, lui a conféré le prestige durable d'un grand prince.

Pendant tout le xixe siècle et, en fait, jusqu'à 1918 et à l'avènement de la République de Weimar , tous les princes allemands, grands et petits, s'appli­quèrent à imiter le duc ami de Goethe. Leur Hoftheater faisait leur fierté et leur joie; pour l'entretenir, nul sacrifice n'était trop grand. Entre ces altesses sérénissimes, c'était m ê m e à qui monterait les spectacles les plus nombreux et les meilleurs. Les princes allaient jusqu'à se voler les uns aux autres les directeurs, les metteurs en scène, les actrices et acteurs principaux. Certains

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L'artiste dans la société contemporaine

de ces théâtres de cour ont joué un rôle dans l'histoire de l'art : je pense en particulier au théâtre de Meiningen et à celui de Darmstadt, qui eurent tant d'influence sur la mise en scène et le jeu des acteurs.

Parmi les protecteurs royaux du théâtre, l'un d'eux mérite au moins qu 'on s'arrête un instant à mesurer les conséquences de sa générosité envers les artistes : c'est le roi de Suède Gustave III, qui, après avoir visité le théâtre que Frédéric le Grand, son oncle par mariage, avait fait édifier pour l'Italien Barberini, décida que la salle jadis construite par un de ses ancêtres dans la résidence d'été royale de Drottningholm — située dans une petite île de la banlieue de Stockholm — ne devait pas seulement servir de cadre à d'offi­cielles soirées théâtrales données de temps en temps. E n quelques années, Gustave fit de cette salle minuscule le théâtre le plus vivant peut-être et le plus dynamique d'Europe. Dramaturges, musiciens, acteurs, décorateurs, tous acceptaient avec empressement l'hospitalité que leur offrait le roi. C e théâtre était, tout au long de l'année, le siège d'une passionnante expérience et d'une magnifique renaissance artistique. Q u a n d , vers la fin du x v m e siècle, Gustave fut assassiné au cours d 'un bal masqué par un ennemi politique, le théâtre se ferma et tomba dans l'oubli, jusqu'à ce qu 'un jeune étudiant d'Upsala, préparant une thèse de doctorat, peu après 1920 vint visiter le char­mant domaine où se trouve le château de la Reine, à une quinzaine de minutes en auto de la ville de Stockholm. Furetant dans le foyer du théâtre, que remplissaient les vieilleries, il arriva jusqu'à la salle restée intacte, dans l'état m ê m e où elle se trouvait le soir où Gustave fut poignardé. Le jeune étudiant est devenu maintenant le professeur A g n e Beijer, administrateur de ce théâtre où se jouent chaque été des opéras. La musique qui y résonnait jadis au temps de sa première splendeur continue d'y attirer le public international, les artistes et les amateurs d'opéra. C'est là un des principaux théâtres-musées du m o n d e , digne d'être étudié par tous ceux qui s'intéressent à l'art dramatique.

Les dictateurs également ont eu conscience de l'importance du théâtre. Napoléon Ier, par exemple, qui aimait l'art dramatique, savait qu'il y avait là de quoi rehausser aussi l'éclat de son empire. Rappelons à cet égard le Congrès des princes qu'il convoqua à Erfurt en 1808. Ce fut une manifestation gran­diose, conçue pour séduire les satellites effrayés et les alliés hésitants. Pour cela, Napoléon fit venir le plus grand acteur français, Talma, et avec lui la troupe de choix de la Comédie-Française, réalisant ainsi ce qu 'un témoin a appelé « une véritable levée en masse des tragédiens ». Il n 'y avait qu'une chose fâcheuse dans cette « levée en masse » : toutes les tragédies dataient de l'époque de Louis X I V , car les auteurs français contemporains n'écrivaient que des comédies, et des plus légères. Ce regrettable état de choses irritait des plus vivement Napoléon, qui ne saisissait pas pourquoi, lui qui offrait à son peuple une épopée vivante, il devait se contenter des insipides vaude­villes du trop fécond Désaugier. C e qu'il ne pouvait pas, ou qu'il ne voulait pas, comprendre, c'est que la censure qu'exerçaient en son n o m Fouché et Savary, sévère au point de supprimer certains vers de Corneille jugés sub­versifs, n'incitait personne à écrire de grands drames.

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C'est à ce Congrès d'Erfurt que Napoléon eut avec Goethe la célèbre conversation au cours de laquelle il suggéra à ce dernier d'écrire une nouvelle Mort de César, d 'un tour plus constructif ; cette nouvelle Mort de César devait prouver au m o n d e que César aurait fait le bonheur de l'humanité si seule­ment on lui avait laissé le temps d'exécuter ses vastes desseins. G œ t h e , qui était un grand admirateur de Napoléon — à notre époque, il aurait probable­ment été condamné pour collaborationnisme — trouva la proposition d'une simplicité et d'une habileté admirables; cependant il ne la réalisa jamais.

Et l'on voit ici, en un résumé saisissant, le problème que pose le théâtre à tous les dictateurs ainsi qu'à tous les dramaturges qui se mettent à leur service : jamais les exigences de l'art dramatique et celles de l'opportunité politique ne coïncident. Voilà pourquoi les dictateurs ne trouvent jamais leur compte à vouloir soumettre le théâtre à leur censure et à lui imposer leurs idées, ce qui n'empêche qu'invariablement ils essaient de le faire.

Hider fut u n de ces dictateurs qui, bien qu'aimant le théâtre, se méprennent singulièrement sur sa nature. U n fait particulièrement caractéristique à cet égard est qu'Hitler, le IIIe Reich à peine né, plaça le théâtre allemand sous le contrôle du Ministère de la propagande, dirigé par le D r Goebbels. Il n'aurait pu proclamer d'une façon plus criante ses intentions : il voulait transformer 1' « institution morale » de Schiller en un instrument politique. C o m m e on pouvait s'y attendre, cette mesure n'eut qu 'un effet négatif : il fut impossible d'écrire des pièces dans lesquelles on plaisantât le régime ou bien dénonçât les horribles et tragiques conflits provoqués par la m o n s ­truosité de ses principes et de ses lois; et d'autre part, personne n'écrivit de pièce exaltant l'idéologie nazie. E n fait, pendant les douze années que dura le nazisme, pas une seule pièce de quelque intérêt ne fut montée en Allemagne. D e m ê m e , pas une seule pièce étrangère de quelque originalité ne parut dans les théâtres allemands, où pourtant on est curieux en général de choses nouvelles et où l'on fait preuve d 'un goût véritablement universel. M ê m e certaines des œuvres classiques allemandes furent mises à l'index par les nazis, en particulier Nathan le sage, de Lessing, pièce prônant la tolérance raciale et que l'on jugeait par conséquent des plus subversives.

La censure pourtant n'était pas absolue : Goebbels n'estima pas opportun d'interdire Schiller, de sorte qu 'on entendait les spectateurs allemands éclater en applaudissements significatifs toutes les fois que le marquis Posa pronon­çait ces paroles célèbres : « Sire, donnez-nous la liberté de pensée ! »

N o u s aurons l'occasion de reparler, dans un autre ordre d'idées, du théâtre totalitaire. Q u ' o n m e permette du moins d'observer dès maintenant que si la censure appauvrit le répertoire, il ne faut pas croire qu'elle tue le théâtre. Rien ne peut tuer le théâtre. N o u s l'avons dit, la réalité n'est jamais si terrible qu'elle puisse faire disparaître dans l'âme des h o m m e s l'aspiration vers « le m o n d e dont on se rappelle confusément les beautés ». C'est ainsi que, m ê m e avec un choix de pièces limité, les Allemands, sous le régime nazi, se précipitaient vers les salles de spectacle, pour chercher à y oublier l'épui­sante fatigue des bombardements et l'imminence de la défaite.

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L'artiste dans la société contemporaine

Tout cela indique bien que la vitalité du théâtre tient du miracle. E n ce m o m e n t m ê m e , elle s'affirme dans le m o n d e entier et dans les conditions les plus diverses. E n certains pays, le théâtre mène une existence libre et saine; dans d'autres, il doit s'accommoder de contraintes idéologiques qui menacent de l'étouffer; mais on peut parier à coup sûr que, longtemps après la mort de ces idéologies, le théâtre, lui, sera encore bien vivant.

Voyons maintenant plus précisément ce qu'il est devenu dans les différents pays depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et quels ont été ses rapports avec la société.

Prenons d'abord le cas de la France, où une tradition d'activité théâtrale est depuis longtemps fermement établie. Il est amusant de penser que c'est en 1812, alors que son armée piétinait à Moscou , que Napoléon dressa le plan de la réorganisation du Théâtre-Français. Selon la plupart des historiens, c'était là pour lui une diversion : il voulait se faire croire à lui-même que sa campagne malheureuse se déroulait c o m m e il l'avait prévu; telle serait la raison pour laquelle il faisait semblant de s'intéresser à des questions civiles aussi insignifiantes que la situation du théâtre à Paris. La vérité est qu'en France les théâtres nationaux ont toujours été considérés c o m m e très importants par le gouvernement; leur solidité inébranlable en est la preuve.

Il y a quatre théâtres nationaux à Paris : l'Opéra, l'Opéra-Comique, l'Odéon et la Comédie-Française. Ils dépendent du Ministère de l'éducation nationale et leur déficit d'exploitation est couvert par l'État. Pour ne parler que de l'art dramatique, la Comédie-Française excelle dans la présentation des chefs-d'œuvre classiques français, dont, depuis trois cents ans, tous les citoyens instruits de ce pays, h o m m e s et femmes, ont été nourris dès l'enfance. A toutes les matinées, on peut voir des groupes de jeunes filles, que surveille une f emme mélancolique, leur professeur, goûtant religieusement les beautés du style d'une tragédie de Corneille ou d'une comédie de Molière. O n voit aussi des gens âgés suivre des lèvres le rythme des vers qui sont déclamés sur la scène — des vers qu'ils ont appris il y a très longtemps et qu'ils n'ont cessé de conserver vivants dans leur cœur et dans leur esprit.

O n ne connaît rien des Français si l'on ne connaît leur théâtre classique, qui constitue le fond du langage et des attitudes mentales et affectives m ê m e s du « Français moyen ». Ce n'est pas par hasard que dans le grand roman de Proust, A la recherche du temps perdu, Françoise, la servante, parle le français noble et pur du grand siècle.

Il y a également quatre jeunes compagnies, subventionnées par l'État, qui font des tournées dans les villes de province, privées du plaisir du théâtre, car l'organisation du théâtre en France est entièrement centralisée à Paris; m ê m e les grandes villes de province n'ont pas de troupe permanente. D u moins ces compagnies sont-elles d'une haute valeur; chacune ne monte que quatre ou cinq pièces par an, et les joue pendant un mois environ, généralement à raison d'une représentation par soirée et par ville; les répétitions durent

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trois à quatre semaines, et n'ont jamais lieu pendant la période des repré­sentations.

Le théâtre commercial, qui est pléthorique à Paris, dispose de quelques très grands acteurs et actrices, mais souvent les rôles secondaires sont médio­crement tenus, et les décors, c o m m e la mise en scène, laissent à désirer. Actuellement, toutefois, le théâtre en France est extraordinairement favorisé en ce sens qu'aucun autre théâtre au m o n d e ne compte des auteurs dramatiques d'un pareil talent. Ils sont une dizaine qui présentent chaque année une nouvelle pièce, quelques-uns m ê m e plus souvent. Je veux parler de Sartre, de Montherlant, de Cocteau, de Salacrou, d'Anouilh, de C a m u s , d ' A y m é , de Roussin — sans oublier Henry Bernstein, au vivace et robuste talent, et certains auteurs moins féconds, mais fort distingués, c o m m e Claudel, Mauriac et Gabriel Marcel.

E n dehors du théâtre classique, il existe en France une autre tradition : celle du théâtre « intime » ou d'essai, spécialement destiné à satisfaire le goût de certains gourmets ou de ceux qui veulent à tout prix « autre chose ». Ces théâtres d'essai provoquent l'éclosion de nouveautés. Le plus remarquable est probablement le Théâtre national populaire, que dirige Jean Vilar. Ce dernier a introduit en France, non seulement Mère Courage, de l'auteur c o m m u ­niste allemand Bert Brecht, mais aussi cette merveiilequ'estLeprincedeHonibourg, de Heinrich von Kleist, auteur allemand du début du xixe siècle, œuvre qui n'avait jamais encore été traduite en français. Vilar fait des tournées avec sa troupe pour atteindre un public qui ne pourrait venir à lui; et l'on notera à cet égard une expérience amusante dans l'ordre des rapports entre le théâtre et la société : pour intéresser ce nouveau public au théâtre, il organise des réunions où les spectateurs coudoient les artistes, et m ê m e des bals où l'on danse ensemble.

Mais c'est en Allemagne que le théâtre fait réellement partie intégrante de la vie quotidienne. Par bonheur, immédiatement après la guerre, les auto­rités d'occupation alliées comprirent que la réouverture des théâtres était aussi urgente que — disons — la réparation des canalisations, et beaucoup plus urgente que l'enlèvement des décombres. Ce fut une entreprise considérable, étant donné que toutes les grandes villes, et presque toutes les petites, avaient leurs théâtres et que 99 % de ceux-ci avaient été complètement détruits par les bombardements aériens. C'était le cas notamment de tous les théâtres d'État, à l'exception de deux; ces théâtres d'État n'étaient en réalité que les anciens Hof theater sous un autre n o m ; les différents États en avaient simplement pris possession lorsque les princes avaient été déposés, en 1918. L'organisation était restée essentiellement la m ê m e sous la République de W e i m a r , ainsi que sous le IIIe Reich; l'administration des théâtres était à la charge de chaque État qui, avec l'aide des villes, couvrait le déficit d'exploitation.

C'est essentiellement sur ces théâtres d'État que reposait la culture dra­matique en Allemagne; aussi, en dépit des défaites, les représentations devaient-elles reprendre. C'est ainsi que, dès l'été de 1945, on vit des théâtres de fortune s'installer dans des brasseries, des clubs, des bourses et m ê m e dans des bâti-

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ments en ruine pour peu qu'on y fût à l'abri de la pluie. O n y jouait de tout : des œuvres classiques, des opéras et de nombreuses pièces étrangères.

A u temps de la République de W e i m a r , il y avait 257 théâtres, dont 147 étaient des théâtres d'État ou municipaux, 56 des entreprises commerciales, et 54 des salles spécialisées. E n 1948, dans la seule Allemagne occidentale, c'est-à-dire sur un territoire beaucoup moins étendu, il y avait 114 théâtres, dont 88 étaient subventionnés et 26 fonctionnaient sur une base commerciale. Précisément parce que l'Allemagne occidentale est privée de centre culturel — Berlin est en effet à l'heure actuelle un avant-poste, non une capitale — la décentralisation du théâtre, que la République fédérale d'Allemagne a héritée de la monarchie, présente une importance nouvelle. Quelques-uns des plus habiles directeurs allemands ont repris l'exploitation de certaines salles, dans de petites villes de province, où ils organisent des représentations remarquables. Cependant, c'est Berlin qui demeure la ville du théâtre par excellence ; là, le secteur oriental rivalise avec le secteur occidental en matière de spectacles. Pendant quelque temps, le secteur oriental a eu une légère avance sur l'autre — pour la simple raison que, chez les Russes c o m m e chez les Allemands, le théâtre est traditionnellement subventionné par l'État ou par les municipalités, tradition qui est étrangère aux occupants de langue anglaise. C'est ainsi que les huit théâtres du secteur Est de Berlin reçoivent des subventions de l'État ou de la municipalité, ou des deux à la fois, tandis que, dans le secteur Ouest, trois seulement en reçoivent.

Les Allemands ont encore quelques acteurs et directeurs excellents, mais ils n'ont que deux auteurs dramatiques. L ' u n d'eux est l'écrivain communiste Bert Brecht, qui réside dans la zone orientale, mais dont les œuvres sont exécutées également en Allemagne occidentale. Son activité de propagande est relativement discrète. Sa dernière pièce, que nous avons mentionnée déjà, Mère Courage, est un exemple du théâtre dit épique qui a fait son apparition en Allemagne il y a près d'une trentaine d'années. E n retraçant la triste histoire de cette fille à soldats qui, avec ses enfants, suivait les armées pendant la guerre de Trente A n s , l'auteur entend montrer que la guerre est une chose infernale; mais il montre aussi autre chose, à savoir qu'il importe peu qu'on soit dans un camp ou dans u n autre : toujours la guerre est infernale. Certains signes permettent de penser qu'un pacifisme aussi absolu, avec tout ce qu'il implique, n'est pas du goût des Russes, et qu'en conséquence, Brecht est en défaveur.

I-¿ généra/ du Diable, de Carl Zuckmayer, a obtenu un succès beaucoup plus vif auprès du public de l'Allemagne occidentale. Zuckmayer a écrit cette pièce pendant la guerre, alors qu'il se trouvait dans une ferme de l'État de Vermont , mais il évoque ce qu'on voyait, ce qu'on entendait et ce qu'on ressentait dans le IIIe Reich, et il le fait d'une manière qui, pour les Allemands, est étrange et passionnante. E n fait, lue général du Diable est une pièce qu'un Allemand aurait pu écrire sous le IIIe Reich, s'il n'y avait pas eu de censure; mais peut-être aucun n'aurait-il pu le faire de toute manière à ce moment-là, faute du recul nécessaire. C'est une interprétation dramatique très libre de

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la vie et de la mort du célèbre général d'aviation allemand Udet qui fut, croit-on, tué par Hitler. Depuis six ans, cette pièce a été jouée des milliers de fois en Allemagne, tant par des troupes professionnelles eminentes que par des compagnies d'amateurs; l'une des représentations les plus émouvantes et les plus réalistes fut celle qu'organisèrent les anciens combattants blessés d'un hôpital militaire.

Zuckmayer est le seul auteur dramatique allemand qui tire ses sujets de l'histoire européenne des vingt dernières années. Pour sa dernière œuvre, il a choisi c o m m e thème la résistance française. Il est surprenant d'ailleurs que, dans un pays où abondent les sujets de drames et de tragédies, il n'y ait pas d'autres écrivains pour tirer parti d'une matière aussi riche; jusqu'à présent, Zuckmayer reste le seul. La plupart des œuvres dramatiques jouées en Allemagne occidentale sont américaines. Certains des succès de Broadway c o m m e Life with Father et Voice of the Turtle, ont été bien accueillis. Mais d'autres, c o m m e The Women, ont dû leur réussite à une méprise — méprise dangereuse — des Allemands, qui ont vu dans ces pièces une peinture de la vie m ê m e que leurs conquérants mènent chez eux. Le fait est que certaines des comédies qui viennent d'Amérique sont si étrangères à la mentalité et à la manière de vivre des Européens que ce public est absolument incapable de distinguer la réalité de la satire ou de la fantaisie, et qu'il ressort du théâtre plus sceptique encore qu'avant à l'égard des Américains.

C'est à ce propos que je pourrais, si j'en avais le loisir, traiter d'un aspect particulier du théâtre moderne : la difficulté que le traducteur rencontre à transposer une pièce d'une culture dans l'autre. C'est là un problème sérieux qui malheureusement se posera aussi longtemps que les cultures régionales engendreront un théâtre régional.

Autant vaut peut-être présenter ici une courte observation sur cette opinion courante selon laquelle le nombre de bonnes pièces nouvelles est bien faible, ce qui présagerait la fin du théâtre... Mais quand donc, je vous le demande, a-t-on écrit plus de bonnes pièces que maintenant ? Certainement pas au temps de Goethe. Entre les chefs-d'œuvre que Schiller et lui écrivaient pour le théâtre de Weimar s'étendaient de longues périodes creuses, pendant les­quelles Goethe était heureux de faire appel à la collaboration de Kotzebue ou de quelque autre auteur de second ordre. Il semble donc que, le théâtre devenant de plus en plus cosmopolite et les pièces à succès étant traduites et adaptées de pays en pays, les salles ont la possibilité de choisir, sinon entre des chefs-d'œuvre, du moins entre des pièces plus intéressantes qu'il n'était possible de le faire à aucune autre période de l'histoire, si ce n'est dans l'ancienne Grèce.

Ce caractère cosmopolite du théâtre est particulièrement frappant en Europe septentrionale. A Helsinki, à Oslo, à Stockholm, on peut voir un soir telle pièce de Giraudoux, le lendemain telle pièce de T . S. Eliot, le surlendemain Un tramway nommé Désir ou Le généra/ du Diable. Dans les pays Scandinaves c o m m e en Allemagne, le théâtre est, si l'on peut ainsi parler, le pain quoti­dien de la culture et l'on trouve des salles non seulement dans les capitales, mais partout en province. Prenons l'exemple de la Suède : Stockholm, qui a

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moins de 800.000 habitants, possède seize théâtres excellents; et il en est également de très bons dans la plupart des villes de province. E n outre, une compagnie théâtrale nationale fait des tournées dans plus de trois cents loca­lités, d'un bout à l'autre du pays. Ces grandes entreprises sont financées par l'État et les municipalités, tandis que quelques tournées et théâtres en plein air le sont par les syndicats.

Passons maintenant au théâtre de langue anglaise. A la différence des pays du vieux continent, où le théâtre jouit depuis longtemps d'un grand prestige, les pays de langue anglaise ne lui ont reconnu que par intermittence le caractère d'un art digne de ce n o m . Ni en Angleterre ni aux États-Unis, on ne voit dans le théâtre un élément indispensable de la vie culturelle, c o m m e en Allemagne et dans les pays Scandinaves. L'attitude puritaine à l'égard du théâtre, qu'au temps du Commonweal th on condamnait c o m m e « un ensemble de spectacles coupables, païens, impudiques et impies, une entreprise de corruption des plus pernicieuses » — je cite William Prynne — cette attitude subsiste encore plus ou moins inconsciemment chez les Anglo-Saxons. Quand , par exemple, le gouverneur de l'État de N e w York, au cours d'une période récente où le charbon manquait, envisageait de fermer « tous les théâtres, salles de paris et salles de jeux de quilles », il rangeait évidemment le théâtre parmi les distractions, au lieu de lui reconnaître sa valeur d'insti­tution culturelle. Pourtant on a de plus en plus conscience de l'importance que le théâtre présente pour la civilisation, et de la protection qu'il mérite. A cet égard, l'intérêt que le gouvernement britannique lui porte depuis quelques années est significatif; si certains pays continentaux lui consacrent des sommes incomparablement plus élevées, du moins le gouvernement britannique est-il devenu un véritable protecteur du théâtre — et cela sans chercher en aucune manière à entraver son libre développement ou à l'utiliser à des fins de propagande.

E n Grande-Bretagne, il n'y a pas de Ministère des beaux-arts, ni rien qui y ressemble. Dans ce domaine, c'est l'Arts Council of Great Britain, doté en 1946 d'une charte royale, qui exerce l'autorité. L'Arts Council est une institution remarquable. Ses statuts lui donnent pour mission exclusive de développer « la connaissance, la compréhension et la pratique des beaux-arts, et en particulier de rendre ceux-ci plus accessibles au public... » Bien que fonctionnant sous les auspices du gouvernement et avec une subvention de l'État, l'Arts Council n'est nullement un service officiel et a sa pleine indé­pendance. Il est divisé en trois sections : celles du théâtre, de la musique et des arts. E n 1950-1951, la subvention annuelle que le Trésor britannique lui octroie s'est élevée à 675.000 livres. L'Arts Council, à son tour, accorde son aide financière à des groupements sans but lucratif ou à des fondations charitables, qui organisent à l'intention du public des distractions d 'un niveau élevé. Les accords financiers que l'Arts Council conclut avec ses « organisa­tions associées » — ainsi qu 'on les n o m m e — sont de formes diverses. Il s'agit tantôt de prêts, tantôt de dons purs et simples, tantôt d'une garantie limitée contre des pertes. Dans l'ensemble, la politique de l'Arts Council

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consiste à soutenir les entreprises plutôt qu'à instituer une organisation officielle des distractions. E n 1950, les «organisations associées « comptaient huit festivals, cinq théâtres, vingt-cinq compagnies théâtrales, sept troupes d'opéra et de corps de ballet; il y figurait des organisations aussi célèbres que les compagnies de Sadlers Wells et l'Old Vie, le théâtre national non officiel de la Grande-Bretagne.

L'Arts Council accorde également son aide à l'Old Vic School, tandis que la Royal Academy of Dramatic Art est directement subventionnée par le gou­vernement. Aucune autre école dramatique de Grande-Bretagne ne reçoit une aide de lui, mais en revanche des autorités locales c o m m e les County Councils et les Borough Councils accordent des bourses à leurs élèves les plus brillants.

Il est hors de doute que l'Arts Council exerce sur le théâtre britannique une influence stimulante, et il faut espérer que son activité féconde ne souffrira pas d'une diminution des crédits qui lui sont alloués.

Tournons-nous maintenant vers les États-Unis et leur théâtre. Celui-ci est unique en son genre, en ce qu'il dépend encore presque entièrement de concours privés. Ni le gouvernement fédéral, ni les États, ni les munici­palités ne lui viennent en aide; seul, le Barter Theatre de Virginie reçoit de l'État une subvention annuelle de 10.000 dollars. Le théâtre américain doit donc faire de l'argent lui-même ou disparaître. Aussi s'est-il établi un système d'organisation théâtrale qui a pour centre Broadway, à N e w York — u n bien petit coin dans l'immensité du pays. Dans les quelques îlots qui consti­tuent le quartier du Broadway théâtral, 90 pièces — œuvres nouvelles ou reprises — ont été montées au cours de la saison 1950-1951; 21 autres pièces, qui avaient été jouées déjà les saisons précédentes, ont reparu sur l'affiche. O n estime qu'au cours de la présente saison le nombre des spectateurs des théâtres de Broadway a atteint 9.260.000 — et c'est le chiffre le plus bas qu 'on ait jamais enregistré.

Bien des gens affectent de dédaigner le « mercantilisme grossier » du théâtre de Broadway. Il met au premier rang, disent-ils, la forme théâtrale la plus triviale : la comédie musicale. Il est exact que ce genre jouit à Broadway d'une grande popularité; certaines de ces œuvres tiennent l'affiche pendant des années. Mais il n'est pas moins exact, c o m m e le signale Rosamond Gilder, que la comédie musicale américaine est devenue « une forme d'art véritable, qu'ont portée à sa perfection les efforts c o m m u n s d'écrivains, de musiciens, d'artistes, de chorégraphes et de metteurs en scène, tous extrêmement compétents ». Certaines de ces pièces, d'une étincelante gaieté, constituent à notre époque harassante une distraction d'une essentielle valeur.

Il semble au surplus que le goût de Broadway, malgré ce mercantilisme sordide, est partagé par de nombreux pays, quoi qu 'on puisse en penser. La preuve est dans l'accueil qui est fait presque partout à maints succès de Broadway. Je répéterai ici ce que j'ai déjà dit : les grandes œuvres n'apparais­sent pas en série, et je crois qu'en fait de pièces intéressantes Broadway fournit plus que sa part. E n outre, il est plusieurs compagnies, c o m m e celles à l'organisation desquelles contribue l'American National Theatre Association,

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qui apportent un concours précieux aux théâtres régionaux d'Amérique. Créée depuis peu, I ' A . N . T . A . a déjà présenté à ses abonnés, entre autres œuvres, une tragédie grecque et des pièces choisies parmi les meilleures d'Ibsen, de Lorca et de James Barrie; c'est aussi grâce à I ' A . N . T . A . que Jouvet et sa troupe ont pu venir en Amérique, ce qui a donné aux New-Yorkais l'occa­sion de voir le grand acteur dans L'éccle des femmes, peu de temps avant qu'il mourût si prématurément.

Le défaut que révèle l'organisation du théâtre en Amérique, avec sa dépen­dance absolue des capitaux privés, réside non pas tellement dans le mercan­tilisme de Broadway, mais dans le fait qu'en dehors de Broadway il n'existe pour ainsi dire pas d'autre théâtre professionnel. Ce fâcheux état de choses est incompréhensible pour les Européens; il semblerait indiquer que le théâtre ne joue quasiment aucun rôle dans la vie quotidienne de l'immense majorité des Américains; on en tire le plus souvent la conclusion que le théâtre est totalement supplanté par le cinéma.

La réalité n'est pas aussi sombre. D'abord, il y a des tournées, qui vont présenter les pièces de Broadway dans les grandes et les petites villes du pays. Puis, il y a les théâtres dits d'été qui, dans beaucoup de localités, jouent entre juin et octobre et font salle comble. Il existe aussi des troupes profes­sionnelles permanentes qui jouent en hiver; il y a une trentaine d'années, elles se comptaient par centaines; depuis, leur nombre a diminué au point qu'il n'en reste plus que quelques-unes; mais leur activité a repris ces dernières années, ce qui est caractéristique et du meilleur augure.

Il reste cependant — c'est une chose qu'à l'étranger peu de gens savent — qu'aux États-Unis, en réalité, ce sont des amateurs plutôt que des professionnels qui cultivent l'art dramatique. Le théâtre d'amateurs sous toutes ses formes — théâtre de communauté, théâtre éducatif et semi-professionnel — s'est constamment développé au cours des vingt dernières années et à un rythme vertigineux. Si l'on prend l'ensemble des groupements qui le constituent, on constate que le théâtre d'amateurs est de cinquante à cent fois plus impor­tant que le théâtre professionnel. Dans des villes telles que Detroit ou Cleveland, plus de cinq cents pièces par saison sont montées par des amateurs. Des dizaines de milliers d'autres le sont dans l'ensemble du pays par près d 'un demi-million de groupements. M ê m e dans des hameaux de cinquante habi­tants, on trouve quelque groupement de ce genre; toutes les écoles secon­daires, tous les collèges universitaires en ont u n ; et certains font d'excellent travail, notamment en ce qui concerne les décors et les costumes. Il existe aux États-Unis environ trois cents théâtres modernes, très bien équipés, qui surpassent maint théâtre professionnel de Broadway pour ce qui est des perfectionnements techniques. Le seul reproche qu'on puisse adresser au théâtre d'amateurs est qu'il est encore moins enclin qu'on ne l'est à Broadway à faire des expériences. U n e étude intitulée A Survey of College and University Play Production a montré qu'en 1948-1949, sur les 403 pièces qui avaient été jouées dans 126 collèges et universités, 11 seulement étaient nouvelles, et que la plupart étaient des revues; en d'autres termes, les collèges et univer-

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sites montent surtout des pièces qui ont déjà connu le succès sur les scènes commerciales. Il en est de m ê m e pour les théâtres de communauté; une enquête a fait apparaître qu'en 1949-19 50, sur 879 pièces qui avaient été jouées dans 185 théâtres de communauté, 45 seulement étaient nouvelles, tandis que 709 venaient de Broadway. Q u e peuvent donc faire, se deman-dera-t-on, les jeunes auteurs dramatiques de talent, condamnés au silence parce que le mercantilisme grossier de Broadway leur ôte toute chance d'être joués ? O u bien, les théâtres d'amateurs sont-ils si timorés, manquent-ils à ce point de sens critique qu'ils ne veuillent ou ne puissent reconnaître le talent s'il n'a d'abord été consacré par Broadway ?

Cependant, on est loin de se désintéresser du théâtre aux États-Unis; une aide intelligente, si modeste fût-elle, permettrait d'avoir un plus grand nombre de bons théâtres professionnels, au moins dans les grandes villes. Cette aide devrait venir des municipalités et des États plutôt que du gouver­nement fédéral. Le m o m e n t est venu pour les autorités de reconnaître au théâtre la place eminente qui lui revient dans la structure de la société américaine.

N o u s commençons à comprendre, en ce pays, qu'on ne saurait comparer le cinéma au théâtre. Pour ce qui est de « créer » un public, le théâtre, avec ses acteurs vivants, a un énorme avantage sur le cinéma, dont l'action drama­tique mécanisée porte moins. Sans doute y a-t-il de temps à autre de grands films, mais en général l'emploi prédominant de moyens mécaniques aboutit plutôt à des effets d'habileté technique que d'excellence artistique et ne saurait guère engendrer les satisfactions profondes que donne le théâtre.

Jetons maintenant un coup d'œil sur la situation du théâtre dans les autres pays du monde , en essayant d'y découvrir quelques faits caractéristiques et des indications pour l'avenir. Voici par exemple l'Islande, où le premier théâtre national s'est ouvert en 1950. Voici l'Italie, où le gouvernement accorde à des compagnies théâtrales privées des subventions n'atteignant pas moins de 383.000 dollars, et la Belgique, où le gouvernement répartit 340.000 dollars entre le théâtre de langue française et le théâtre de langue flamande. E n Thaïlande, l'année 1949 a été marquée par l'ouverture, dans la ville de Bangkok, grâce à l'initiative d 'un groupe d ' h o m m e s d'affaires, d 'un théâtre pourvu des derniers perfectionnements qui joue surtout des pièces modernes — traductions d'œuvres occidentales, ou pièces siamoises originales. La Turquie connaît une véritable renaissance théâtrale. D e nouveaux théâtres surgissent partout. L'intérêt que prend le public à l'art dramatique est extra­ordinaire. La plupart des pièces viennent des pays occidentaux, en particulier des États-Unis, mais les auteurs dramatiques que compte la Turquie c o m m e n ­cent à créer un théâtre où s'exprime la vie de leur pays. A Rio, au Brésil, quatorze salles fonctionnent, dont le Théâtre de Copacabana qui, la saison dernière, a monté quatre œuvres nouvelles d'auteurs brésiliens. E n Grèce, l'activité théâtrale est immense : au cours de la saison dernière, quinze compa­gnies ont monté soixante pièces, dont certaines étaient de remarquables créations grecques.

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U artiste dans la société contemporaine

Tout cela montre bien que, dans l'ensemble du m o n d e libre, le théâtre est extraordinairement vivant. Reste maintenant à se poser la question : quel est le sort du théâtre dans le m o n d e où n'existe pas la m ê m e liberté : le m o n d e de derrière le rideau de fer ?

Il n'y a sans doute aucun autre pays où l'on soit plus attiré vers le théâtre qu'en Russie. Les n o m s d'un Stanislawski, d 'un Mayerhoff, d 'un Tchékhov, éveillent des souvenirs enchanteurs au cœur de tous les amateurs de théâtre. Jusque vers 1936, le théâtre soviétique vivait dans une liberté relative : les acteurs jouissaient de grands privilèges; ils étaient bien logés, bien vêtus et bien payés. L e Kremlin, se rendant compte de la réputation mondiale qu'avait le théâtre russe, n'en était pas peu fier. Il l'est toujours d'ailleurs. Moscou compte encore cinquante grands théâtres nationaux, dont chacun a ses traditions et son style particuliers. Le niveau des spectacles est encore des plus élevés. Mais d'année en année, le contrôle et la censure pèsent plus lourdement sur la pensée qui anime ces merveilleux théâtres. Staline, c o m m e tous les autres dictateurs avant lui, est farouchement résolu à faire de l'art dramatique un instrument de propagande politique.

Certes, on peut encore jouer en Russie Gogol , Tolstoï, Tchékhov, m ê m e Shakespeare et Calderón. Mais en général, les pièces qui ne s'inspirent pas du message marxiste sont stigmatisées de qualificatifs tels que « formalistes », « naturalistes » ou « cosmopolites », ce dernier représentant la plus récente et la plus grave des critiques dont puisse être accablé un dramaturge russe. Q u ' u n auteur soit soupçonné de croire à l'universalité de l'art et à la possi­bilité d 'un rapprochement artistique entre l'Est et l'Ouest, il est aussitôt l'objet de la désaffection générale. D e m ê m e , on ne peut que s'apitoyer sur le sort des auteurs dramatiques qui sont tancés par la Pravda pour avoir négligé certains thèmes inspirés des grands projets d'électrification et d'irriga­tion, des exploits accomplis par les travailleurs progressistes et les kolkho­ziens, ou du développement' de la culture et du confort en Russie. C o m m e il est regrettable que toujours les dictateurs confondent les pièces de théâtre avec des tracts de propagande ! L e résultat en est que la nouvelle littérature dramatique de la Russie est extrêmement pauvre, et comment pourrait-il en être autrement ?

E n Pologne, en Tchécoslovaquie et dans tous les autres pays satellites, on se règle en matière de théâtre sur les prescriptions de Moscou . Là aussi on considère en principe le théâtre c o m m e un instrument destiné à faire l'éducation du parfait citoyen communiste, et l'on voit d'un mauvais œil les pièces « contre-révolutionnaires » qui exposent des opinions contraires à la politique du parti. E n pratique cependant, quelques concessions y sont encore faites au goût bourgeois. La Pologne, en particulier, où l'on a la passion du théâtre, accueille encore les comédies musicales de style américain. Il est intéressant de signaler à ce propos que Varsovie, ville de 700.000 habitants, a douze théâtres professionnels et seulement neuf salles de cinéma : c'est la seule grande ville du m o n d e qui possède plus de théâtres authentiques que de cinémas, et les Polonais prétendent que dix théâtres de plus feraient

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encore salle comble. E n Tchécoslovaquie, Mrs. Warren's Profession et The Importance of Being Earnest connaissent toujours le succès, mais les nouvelles pièces tchèques sont pour la plupart de tendances nettement politiques et strictement marxistes. Quelques-unes, notamment Uhonorable lieutenant Baker, d'Ota Safraneck, ne sont pas autre chose que de la propagande anti-américaine.

Sous la censure et le contrôle moral, je l'ai déjà dit, le théâtre étouffe, mais il n'en meurt pas : rien ne peut le tuer. Cette indestructibilité, cependant, ne saurait nous contenter, et nous devons chercher les moyens d'assurer son plein épanouissement, en u n temps où l'humanité souffrante a tant besoin de l'aide spirituelle qu'il peut lui apporter.

Les anciens Grecs connaissaient l'effet salutaire du théâtre. Sur les collines qui dominaient Épidaure, cette grande ville-hôpital, ils avaient construit un vaste théâtre; les malades qui se faisaient traiter par les eaux bénéfiques des sources allaient d'autre part s'y soumettre à la thérapeutique spirituelle que dispense l'art dramatique.

L e théâtre est resté cet agent de thérapeutique spirituelle. Le clown c o m m e le poète font partie du personnel chargé de rendre à tous la vigueur et la santé; l'un et l'autre permettent à l ' h o m m e de se purifier et de se régénérer par l'examen de soi. C'est pourquoi le théâtre doit recevoir une aide officielle, de préférence par l'intermédiaire d'organismes régionaux, et non fédéraux. Et il ne doit être soumis à aucun contrôle politique. Dans le domaine des droits de l ' h o m m e , le théâtre est un des secteurs vers lesquels l'Unesco dirige particulièrement ses efforts. Le respect dans tous les pays de la liberté personnelle et de la liberté intellectuelle, la jouissance par chacun dans un m o n d e pacifique de la santé du corps et de l'esprit ne sont que les condi­tions nécessaires à l ' h o m m e pour pouvoir ensuite s'enrichir par la culture des arts. Les fins idéales de l'art sont d'essence aussi abstraite et subtile que celles de la démocratie. La démocratie est u n mouvement , une ardente aspiration vers la réalisation du bien spirituel de l ' h o m m e , et la preuve m ê m e que ce bien existe. Quoiqu'elle soit incapable par nature d'atteindre jamais à l'absolu, à un point d'aboutissement final où l ' h o m m e puisse un jour s'arrêter, et regarder derrière soi les étapes qu'il a gravies vers la perfection, la d é m o ­cratie ne doit jamais cesser de progresser, sinon la civilisation devra périr. L e théâtre, en tant que forme de l'art, est un foyer lumineux, et les gouverne­ments ont le devoir d'entretenir ce foyer, pour qu'à sa lumière l ' h o m m e puisse, à chaque pause de son long voyage, s'examiner lui-même et tirer de cet examen un encouragement à reprendre la route de son destin.

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Le cinéma, art composite ou art spécifique

par Alessandro Blasetti

N é au cours d'un siècle qui, à travers d'inévitables conflits, cherche les lois d'une collaboration fonctionnelle, complémentaire entre les individus, le cinéma est l'expression naturelle de ce siècle : c'est un art de collaboration.

O n a désormais dissipé, non sans peine, l'équivoque sur laquelle on s'était longtemps fondé pour nier la nature artistique du cinéma, à savoir, qu'il a recours à des « moyens mécaniques ». Il nous reste donc à examiner, à déterminer si, pour être un art, il faut que le cinéma soit l'expression d'une seule individualité (c'est là une loi fondamentale propre aux arts qui lui préexistent), ou s'il peut être, sans réserves, sans compromis ni complications théoriques, ce qu'il est inévitablement dans son essence : l'expression équi­librée, coordonnée et harmonieuse d 'un groupe d'individualités.

A m o n avis, dans un avenir proche, on fondera l'esthétique du cinéma sur cette dernière conception. Lorsque l'histoire du cinéma aura enregistré un certain nombre de « faits artistiques », il paraîtra de plus en plus absurde de fonder son esthétique sur des lois établies avant sa naissance.

Je chercherai à justifier m o n point de vue par un rapide examen de ce qu'il est convenu d'appeler le « sujet cinématographique »; il m e semble qu'actuelle­ment on le juge d'ordinaire, à tort, négligeable, en tant que fait cinémato­graphique ; il n'existerait, croit-on, que par la mise en scène. C'est, à m o n avis, dans ces équivoques qu'il faut chercher la raison pour laquelle, depuis un certain temps, l'art du cinéma marque le pas.

Je dois préciser, dès à présent, que si j'ai l'honneur immérité de parler au cours de cette réunion en tant que représentant du cinéma de m o n pays, ce que je dirai ne reflète que m o n opinion personnelle et en aucune manière, celle des milieux cultivés du cinéma italien.

Car je ne suis pas un h o m m e de culture. Je m e fais du m o n d e de la culture une idée trop élevée pour m'arroger le droit d'y appartenir; mais j'ai assez le respect de m o i - m ê m e pour désirer m e joindre à ceux qui, en particulier dans le domaine du cinéma, peuvent s'attribuer ce titre avec le droit de la suffisance.

Je ne suis m o i - m ê m e qu'un h o m m e de métier, un spécialiste de la mise en scène. Je ne m'appuierai donc pas sur des livres et ne ferai pas de cita­tions. Je veux rester dans les modestes limites qui conviennent à m o n exposé, et qu'il apparaisse clairement que si mes réflexions ou mes conclusions contre­disent l'esthétique reconnue, elles n'ont aucune portée polémique; je n'ai pas l'intention d'affirmer ou de nier dans un domaine qui n'est pas le mien. J'offrirai à ceux qui aiment et qui étudient sérieusement le cinéma non pas

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Exposes généraux

des maximes esthétiques mais les confessions humaines d 'un metteur en scène : les constatations, les admissions qui s'imposent à sa conscience après plus de vingt ans d'expériences directes touchant la conception, la forma­tion, l'accomplissement de l'œuvre cinématographique.

Elles se résument en une seule conclusion : le metteur en scène n'est pas le seul auteur de l'œuvre cinématographique; il est le seul auteur de tous les défauts de cette œuvre; c'est lui qui, en dernier ressort, en est responsable; il n'est pas le seul auteur de toutes ses qualités et en particulier de la principale : le contenu humain, social et poétique du récit, qui dépend du « texte » du film.

Et le « texte » — je désignerai par ce terme plus approprié et d'une plus grande dignité le « sujet » /du film, c'est-à-dire le scénario au terme de son élaboration — le texte n'est jamais l'œuvre du seul metteur en scène. M ê m e si c'est lui qui l'a conçu, il n'a fait qu'y collaborer; il n'aura pu le construire, lui donner une forme définitive que grâce à l'apport créateur, fondamental et déterminant d'autres individus. Jusqu'à présent, c o m m e je l'ai dit, non seulement on méconnaît la dignité et la grande importance de cet apport mais on ne lui accorde m ê m e pas l'appréciation critique, esthétique dont il devrait faire l'objet avant et après la réalisation du film.

Il faut découvrir l'importance du texte, il faut signaler ce qu'il a d'essentiel. L ' o n attribue actuellement à l'écrivain qui collabore à un film u n rôle

subordonné, insignifiant, on le tient, à tort, pour un h o m m e de lettres qui se prête ou se, vend au cinéma, c'est-à-dire qui se met au service du seul h o m m e de cinéma, le metteur en scène. Par contre, on revêt ce dernier d'une toute-puissance (de nature, à m o n avis, humiliante) qui loin de favoriser son talent lui fait facilement commettre des erreurs et a surtout pour effet fâcheux d'éloigner l'intelligence créatrice toujours jalouse, et à juste titre, de sa dignité, de la phase la plus importante : la naissance de l'œuvre cinémato­graphique. Voilà, selon moi , la cause principale de l'arrêt que marque, depuis" de nombreuses années, et presque partout, l'art du cinéma, dont l'épanouisse­m e n t remarquable correspondait à l'époque où l'on a reconnu au metteur en scène l'importance et l'autorité que l'on avait jusque-là attribuées aux seuls acteurs.

O n reconnaissait l'importance des acteurs. Mais le metteur en scène, s'est-on demandé un jour, qui doit les guider et accomplir l'unité du film n'a-t-il pas un rôle plus important encore ? O n commença ainsi à analyser l'œuvre du metteur en scène, à l'apprécier, à la découvrir. Le metteur en scène obtint son autonomie et de l'autorité. Et le cinéma fit son premier grand pas vers sa consécration en tant qu'art.

Il s'impose, désormais, qu'il fasse le deuxième. Il faut se dire, aujourd'hui, que si le metteur en scène a, sans aucun doute, beaucoup d'importance, le texte sur lequel il s'appuie en a tout autant. Il est vrai que le meilleur texte peut être ruiné par une mise en scène médiocre. Mais il est également vrai qu'une mise en scène excellente ne pourra jamais faire passer un texte médiocre. D e m ê m e , une bonne graine tombant sur un sol stérile ne donnera pas de

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L'artiste dans la société contemporaine

meilleurs résultats qu'une mauvaise graine tombant sur une terre fertile. Ce qui établit l'importance égale de la terre et de la semence.

J'entends souvent dire — et vous aussi, sans doute : « Mais u n metteur en scène qui manquerait d'idées pour faire un film est comparable à u n poète qui n'aurait pas de thèmes poétiques. » A cela je réponds : « Pourrait-on qualifier de poète celui qui demanderait à un autre des mots efficaces et des rimes appropriées ? » Ceci prouve l'absurdité et l'inconsistance d'une compa­raison qu'il semble pourtant facile d'établir entre le cinéma et les autres arts. Le poète ne saurait être à court de thèmes poétiques sous peine de n'être pas poète.

Il est possible, au contraire, qu'il manque au metteur en scène certaines idées, des idées importantes, pour faire u n film de qualité. Bien plus, u n metteur en scène n'a jamais toutes les idées nécessaires à l'exécution d 'un film de qualité. Il n'en est pas moins vrai qu'il fera éventuellement un film de qualité et qu'il faut lui en attribuer le mérite. Mais il serait faux et mauvais d'attri­buer au seul metteur en scène la paternité de cette œuvre d'art.

Le cinéma n'est ni peinture, ni sculpture, ni musique, ni littérature. Les problèmes qu'il pose n'ont pas la pureté, la spécificité des problèmes propres aux arts qui lui préexistent et qui, par ailleurs, contribuent tous à le former. O n attend du cinéma qu'il réponde à des exigences morales et sociales, on lui demande une substance poétique, des qualités dramatiques; on veut qu'il résolve, en les coordonnant, des problèmes qui relèvent de la diction, des arts figuratifs, du récit et de la musique. U n individu ne pourrait pas y arriver par ses seules facultés créatrices mais un seul individu doit, en dernier ressort, coordonner les apports des divers collaborateurs.

O n a commis la première erreur lorsque, pour introduire le cinéma dans le domaine de l'art, on a tiré argument et prétexte de cette fonction de coordi­nation reconnue à la mise en scène pour lui appliquer des lois esthétiques qui existaient avant le cinéma et qui ne pouvaient donc pas être les siennes. Le cinéma est un art collectif. Il a besoin d'autres « poètes » que le metteur en scène, avant tout, de ceux qui voient naître et se concrétiser leur m o n d e à travers les images sonores; ils traduisent cette vision en textes cinémato­graphiques qui acquièrent une valeur intrinsèque de nature purement ciné­matographique, appréciable en soi, m ê m e s'il appartient au metteur en scène de leur donner corps.

Il ne fait pas de doute que la réalisation est, par la suite, tout aussi déter­minante, et je ne contesterai certes pas, vu la part d'invention que comporte son travail, que le metteur en scène soit l'un des auteurs du film et souvent le plus important. Mais j'estime nécessaire et honnête de distinguer ce qui appartient au texte de ce qui relève de la réalisation afin d'arriver à juger plus équitablement leur importance relative et de fixer l'attention sur la conception de l'œuvre cinématographique.

J'emprunterai un premier argument de caractère général au nouveau cinéma italien, auquel je m e réfère de préférence parce que j'y participe et que je peux en parler en connaissance de cause et plus librement. L e succès

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Exposés généraux

qu'il a connu dans l'après-guerre, succès dont toute la culture cinémato­graphique internationale n'offre pas de précédent, ne reposait pas sur des moyens d'expression humains ou techniques; la photographie, le reportage, la reproduction fidèle de certains milieux ou de personnages pris dans la vie n'y étaient pour rien. Ce fut le succès d'un m o n d e moral. C'est le besoin d'expri­mer un certain m o n d e moral qui a imposé l'emploi souvent inconscient d'une technique négligée, qui a dirigé l'attention des cinéastes vers des milieux, et des h o m m e s qui vivaient loin des studios, qui ignoraient la tradition du spectacle et le souci technique. C'est le m o n d e moral de l'après-guerre avec toutes les questions paralysantes que posait l'avenir, après la monstrueuse expérience du passé, c'est ce monde moral qui a fait le succès de nos films. L'angoisse, la misère, la honte, le remords, l'incertitude quant au lendemain, s'étaient emparés de tous les esprits sans distinction de parti. Les Italiens, tragiquement favorisés par le malheur, habitant les lieux m ê m e s où le désastre se présentait à eux chaque jour sous les aspects les plus désolants ont été les premiers à exprimer au cinéma cette souffrance universelle. A ce triste état de choses, tout le m o n d e était sensible ; de là est né le succès du cinéma italien.

Supposons — c'est une hypothèse absurde — que les Italiens se soient servis de la m ê m e technique photographique, de la m ê m e technique de montage, qu'ils aient reproduit avec autant de réalisme les milieux et les personnes, tout en continuant à raconter des histoires d 'amour et des aven­tures. O n ne parlerait guère, aujourd'hui, du cinéma italien.

Ceci prouve et confirme l'importance extrême, déterminante du point de départ d'une œuvre cinématographique, de sa phase initiale : le thème, le contenu narratif, fondamental, le « texte ».

Et puisque j'ai parlé de confessions, j'en viens maintenant aux textes de mes propres films. Sans entrer dans le détail, on peut y distinguer deux groupes — la plupart des metteurs en scène pourraient, je pense, en faire autant — d'une part, ceux dont j'ai eu m o i - m ê m e l'idée première et pour lesquels j'ai demandé par la suite la collaboration d'autres personnes; d'autre part, ceux dont d'autres que moi ont eu l'idée initiale. Ayant accepté et partagé cette idée, l'ayant faite mienne (pour parler selon l'usage, c o m m e les critiques qui m ' e n attribuaient ensuite la paternité contre m a volonté), j'ai collaboré, par la suite, à la réalisation du texte.

Je m'empresse de dire que dans les deux cas, j'estime, pour le moins, fonda­mental l'apport de mes collaborateurs. La qualité de mes films a toujours dépendu de celle de mes collaborateurs. Et j'avouerai aussi que mes films les moins bons appartiennent au premier groupe; ce sont ceux dont j'ai eu m o i - m ê m e l'idée. M e s collaborateurs, gênés par mes intentions et m o n imagi­nation, privés de l'autonomie nécessaire à l'invention, ne pouvaient m e fournir qu 'un apport critique consciencieux et des idées accessoires. Je m e suis donc avoué incapable de développer, par m o i - m ê m e , en une construction dramatique l'idée d'un film. Mais — accordez ceci à m a vanité — je défie le metteur en scène d'une œuvre entrée, de l'avis unanime, dans l'histoire du cinéma d'affirmer le contraire à propos de lui-même. Et ce n'est pas unique-

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Uartiste dans la société contemporaine

ment m a vanité qui m e pousse à parler ainsi mais le désir, ou mieux, la certi­tude de trouver de nouvelles preuves de ce que je vous affirme par expérience et sans m e préoccuper, certes, de m o n intérêt. Plus un metteur en scène est véritablement un metteur en scène, c'est-à-dire un réalisateur, plus il se trouve dans l'obligation de demander à d'autres la matière à réaliser. Car la distinction entre auteur du texte et metteur en scène n'est pas purement intellectuelle, ni artificielle ni simplement c o m m o d e ; elle s'applique à deux fonctions différentes, à deux phases différentes de la création du film, elle suppose des qualités différentes et complémentaires.

M o n n o m s'attache, par exemple, à un film au succès duquel je ne m e sens pas étranger : Quatre pas dans les nuages. J'estime m ê m e être l'un des auteurs de ce film parce que j'en ai été, au sens le plus large du terme, le réalisateur, c'est-à-dire celui qui, se servant de toutes ses facultés personnelles de réalisa­tion, en a traduit le texte, à travers son m o n d e à lui, en images vivantes qui lui sont propres. Mais je n'ai pas eu m o i - m ê m e l'idée d'un tel film. Je n'en ai pas m o i - m ê m e conçu l'histoire. Ce n'est pas moi qui l'ai esquissée, déve­loppée, établie sous sa forme définitive de séquences et de dialogues. Ce n'est pas moi , en s o m m e , qui ai eu la vision de ce film dans sa véritable consis­tance cinématographique; je n'ai pas ressenti la première impulsion vitale qui a provoqué la naissance artistique de Quatre pas dans les nuages.

Ce sont Zavattini et Tellini, d'abord, ensuite Aldo de Benedetti qui ont imaginé et écrit le scénario pour le producteur Giuseppe A m a t o . Et c'est le producteur Giuseppe A m a t o qui l'a proposé à la Cines au m o m e n t où j'étais en désaccord avec cette société à propos d'un autre scénario et que, pour ne pas résilier m o n contrat, on m e cherchait un nouveau sujet. J'ai collaboré, par la suite, au texte de Quatre pas dans les nuages — texte auquel est dû essentiellement le succès du film — mais dans une si faible mesure qu'on peut juger m o n apport négligeable.

Il est vrai, toutefois, que c'est moi qui ai accepté ce texte, de m ê m e que j'avais refusé de partager les idées du producteur sur le précédent texte qu'il m'avait proposé. Il est vrai aussi que je l'ai choisi parmi ceux que le producteur Giuseppe Amati et ses amis m e proposaient. Il est également vrai que je n'aurais pas pu le réaliser si je n'avais pu y participer personnelle­ment et révéler, ainsi, les limites et le caractère de m o n propre m o n d e . Enfin, il est exact que je l'ai traduit, selon la vision que j'avais de m o n propre m o n d e , par des images différentes de celles qu 'un autre aurait animées. J'en suis donc moi aussi l'auteur au sens cinématographique du mot . Je suis « un des auteurs » mais pas « le seul ». Si ce film mérite l'approbation et la recon­naissance qu'il a obtenues du public, on commet , en m ' e n donnant tout le bénéfice, une erreur qui nuit au cinéma, et une injustice. Les autres auteurs du texte, Zavattini, Tellini, de Benedetti, y ont droit au moins autant que moi .

Pour Première Communion, les choses se sont passées différemment, mais j'arrive à la m ê m e conclusion.

C'est moi qui ai demandé à Zavattini un certain film, d 'un certain ton, sur un certain milieu; je devinais la possibilité de certaines tentatives, j'étais

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Exposés généraux

instinctivement poussé à m'exprimer d'une certaine manière. C'est donc mo i qui ai eu la toute première intuition de ce film ; c'est moi qui en ai eu l'initiative. Et pour la réaliser, je m e suis adressé à Zavattini plutôt qu'à un autre.

Mais ensuite, averti par les expériences fâcheuses auxquelles j'ai fait allusion tout à l'heure, j'ai laissé Zavattini entièrement libre d'en inventer l'histoire, d'en voir les personnages, de développer, d'enrichir, de modifier; en s o m m e , de « participer » au film par sa propre imagination bien qu'il eût reçu de moi l'idée générale du texte. Et au bout d 'un mois, Zavattini m ' a présenté le scénario de ce film, un récit que je ne connaissais pas, qu'il avait baptisé dès ce moment-là Première Communion. Ce récit appartenait tant à Zavattini que j'ai eu de la peine à retrouver ce que j'y avais mis. C'était tout autre chose. C'était une nouvelle histoire. C e que je lisais était de Zavattini; j'y trouvais une personnalité, une fantaisie, un m o n d e qui lui étaient propres et qui n'avaient qu'une certaine analogie, une certaine parenté avec mes premières idées.

Il m'appartenait, dès lors, de reconnaître dans ce récit original les prétextes dont m o n imagination avait besoin pour s'exprimer. Et c o m m e , bien que différents, nous appartenions au m ê m e m o n d e moral et cherchions loyalement une m ê m e voie, nous avons collaboré à la rédaction du texte jusqu'à arriver à un accord complet. Mais, au cours de cette collaboration, j'ai senti qu'il fallait que Zavattini soit toujours plus satisfait que moi de ce que nous écri­vions. Et je puis affirmer, avec l'impartialité qui s'impose à m o n témoignage dont je voudrais qu 'on tire un diagnostic, que, malgré m o n initiative et m a première intuition, malgré une collaboration de plusieurs mois, c'est à .Zavattini que sont dus l'élan politique, la valeur narrative, l'importance sub­stantielle du texte de Première Communion (quant à moi , on ne peut m e tenir responsable que des dissonances et des erreurs qu'il renferme).

Il n'est pas vrai que Zavattini ait fait là une œuvre de nature littéraire. Dans un texte littéraire, l'expression n'a d'autre instrument que les mots. Dans un texte cinématographique, les mots jouent un rôle différent qui n'est pas moins important : ils suscitent l'expression par l'image. Et s'ils ont un rôle différent, si leur fonction est autre, l'attitude de ceux qui s'en servent sera également différente. L'attitude qu'implique l'emploi des mots dans le texte cinématographique ne peut être qualifiée de littéraire, elle est propre au cinéma.

Propre au cinéma en ce qu'il a de créateur, d'essentiel. C'est pour arriver à cette conclusion que j'ai voulu parler dans cette réunion, non en tant q u ' h o m m e de culture mais en tant q u ' h o m m e de métier, en spécialiste de la mise en scène.

Excusez-moi si j'insiste. C'est pour mieux préciser. Le metteur en scène n'est qu 'un réalisateur. Il peut être tout à fait étranger

à la conception et à l'élaboration du texte sans, pour autant, perdre de son prestige et de son droit à la considération dans le domaine de l'art. Mais il ne réalisera que des textes qui lui ressemblent. Et c'est ici que c o m m e n c e sa dignité parce que c'est ici que commence à se révéler sa personnalité.

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L'artiste dans la société contemporaine

Bien entendu, il acceptera seulement les textes que sa sincérité morale et artistique lui permettra de s'assimiler, des textes qui appartiennent plus ou moins à son m o n d e et qui lui permettent de l'exprimer. Mais il commettrait une erreur fatale s'il voulait aussi les traduire en termes qui lui sont propres. Sans doute il y collabore, et souvent m ê m e dans une grande mesure.

Mais il ne faut pas que le texte risque d'être annulé, déformé, ce texte qui est le point de départ poétique, l'expression première et définie de son m o n d e . Il ne faut pas pour cela que le metteur en scène usurpe la paternité du film.

M o n expérience et l'examen attentif que j'ai fait du travail de mes collègues m e permettent d'affirmer que la personnalité artistique du metteur en scène ne commence à exister que sous les lumières du studio. C'est alors qu'appa­raît la sienne s'il en a et s'il a su choisir et déterminer son texte. C'est alors que son intuition, ses qualités particulières de réalisateur entrent en jeu. Lorsqu'il place la caméra à l'endroit précis où il a décidé de la placer, il imprime au film le caractère, le ton, le rythme qu'il a établis avec les acteurs qu'il a choisis lui-même parmi cent artistes ou cent mille personnes dans la rue et il anime une à une les images qu'il compose en séquences, tout en pré­voyant l'architecture générale du récit.

Bien entendu, cette « pré-vision » du film suppose une analogie d'attitudes chez le scénariste et le metteur en scène, l'existence d 'un point de contact entre eux; leurs rapports ont ce caractère complémentaire qui détermine la spécificité de l'œuvre cinématographique et la distingue de l'œuvre d'art individuelle dont les lois esthétiques sont différentes.

Le scénariste et le metteur en scène doivent tous deux « pré-voir » le film avant qu'il soit réalisé. Mais l'auteur du scénario en verra le contenu essentiel, le fondement poétique et moral, les actions révélatrices et déterminantes, l'architecture générale. L e metteur en scène — qui, de toute façon, aura participé à tout cela — les prévoira à travers la recherche créatrice, l'invention des détails, dans la forme : c'est-à-dire la vie et la vraisemblance des images ébauchées par le texte. Il est évident que le point de contact existant entre eux, loin de la réduire, accentue la différence qualitative de leur travail respectif, qui représente deux phases également importantes de la création du film.

O n fera l'objection suivante : si, par hasard, un texte excellent ne trouvait pas de réalisateur, quelle serait son importance cinématographique puisque le cinéma s'exprime par des images et non par des mots ?

Avant tout, m o n expérience m e permet de douter de l'exactitude d'une pareille conception du cinéma, de m ê m e qu'elle m ' a convaincu que le metteur en scène n'est pas le seul auteur du film puisque la réalisation n'est qu'une des phases de l'œuvre cinématographique.

E n deuxième lieu, u n texte cinématographique non réalisé perdra peut-être de son importance « concrète », contingente; mais il gardera l'importance véritable que lui confère le fait d'être du cinéma et non de la littérature, du

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véritable cinéma bien qu'en puissance seulement, dépassant la portée des metteurs en scène de son temps ; en ce sens qu'il deviendra, demain, du cinéma réalisé ou restera c o m m e témoignage de l'imagination cinégraphique d'une certaine période de l'histoire du cinéma.

N'est-il pas souvent arrivé que le scénario d'un film excellent passe des années dans le tiroir de son auteur ou du producteur avant d'être réalisé ? N'était-il pas ce film en puissance avant d'être accepté ?

O n m e fera une deuxième objection : n'y a-t-il pas des metteurs en scène — et ne comptent-ils pas parmi les meilleurs, Charlie Chaplin, par exemple — qui prévoient et réalisent tout par eux-mêmes ?

Charlie Chaplin est, en effet, un bon exemple. Avant tout parce qu'il pourrait être l'exception qui confirme la règle. Charlie Chaplin dont on disait, récemment, avec beaucoup de finesse, selon moi , dans une histoire sommaire du cinéma publiée par une revue d'intellectuels italiens, qu'il représente toujours l'avenir du cinéma, Charlie Chaplin à qui je voudrais voir décerner un Oscar en platine et diamants pour le premier demi-siècle du cinéma, Charlie Chaplin est vraiment l'exception.

Mais il m e convient de partir de son œuvre, qui est la seule sur laquelle personne au m o n d e ne fasse de réserves; m e s constatations s'en trouveront, je crois, confirmées.

Charlie Chaplin nous donne un film tous les deux ou trois ans. Tirons-en une première leçon : c'est avec humilité et prudence qu'il faut affronter l'énorme travail que représente un bon film. Mais surtout, il nous montre qu'il attache une grande importance au choix du texte. Il consacre certainement une grande partie du temps qui sépare deux de ses films à la recherche du sujet, de l'inspiration, à l'élaboration du texte. Par là il en établit le caractère essentiel. Si n'importe quel sujet sur lequel se fixerait son talent alerte pouvait, grâce à ses capacités de metteur en scène, devenir u n film de Chaplin, sans parler de l'intérêt économique exceptionnel qu'il aurait à le faire, la nécessité m ê m e pour l'artiste de vivre en tant qu'artiste pousserait le grand Chariot à paraître beaucoup plus souvent sur les écrans.

Il est donc évident que, m ê m e pour lui, le texte est de première importance, indépendamment de sa réalisation et de son interprétation.

Mais compte tenu, je ne dirai pas seulement du respect, de l'admiration que j'ai pour lui, mais de m a dévotion pour ce très grand artiste, j'ose affirmer avec une assurance peut-être impudente que Chaplin n'écrit pas et ne conçoit pas tout seul ses textes. Qu'il les prévoie dans leur ensemble avant de les réaliser ou qu'il les mette au point à mesure qu'il les réalise, il ne les fait pas entièrement par lui-même. Il doit les raconter, au moins à des amis. Il en projette certainement des images ou des séquences, il tient compte des remarques, il corrige, il modifie, il coupe, il ajoute. C'est peut-être une colla­boration anonyme, multiple, minime, qu'il demande aux autres. Mais il est certain qu'il a lui aussi besoin de cette collaboration pour la conception de l'œuvre; il l'utilise, elle lui est d'un certain secours, m ê m e si elle est dérisoire.

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U artiste dans la société contemporaine

Et si cela est exact — les bruits qui courent et la logique elle-même nous portent à le croire — Chaplin non plus ne fait pas tout par lui-même. Et si cela est vrai pour Chaplin, c'est aussi vrai, et dans une mesure de plus en plus significative, pour tous les metteurs en scène qui sont entrés dans l'histoire du cinéma.

Pourquoi le metteur en scène qui sent et imagine lui-même un film demande-t-il à d'autres de l'aider à faire naître son œuvre ? Attend-il de ses collaborateurs des connaissances techniques sur un milieu déterminé ? Cela arrive parfois. Mais il m e semble que, pour le metteur en scène, cette sorte de collaboration ne peut avoir qu'un intérêt secondaire; c'est peut-être justement ce milieu qu'il a l'intention d'étudier par lui-même, afin d'en tirer des idées; d'y trouver des détails, afin d'en assimiler la nature et l'atmosphère et arriver ainsi à le voir de ses propres yeux.

Le milieu est m ê m e souvent, par ses éléments réels, techniques ou humains, le point de départ de l'inspiration du metteur en scène. C'est un certain m o n d e , une certaine catégorie de gens qui le réclament. La connaissance qu'il doit en avoir est donc de nature plus artistique que technique. Dans ce cas, l'apport technique d'un collaborateur lui est de peu de secours.

C'est une collaboration toute différente que le metteur en scène attend de ceux ou de celui qu'il s'adjoint pendant la rédaction du texte. Il attend d'eux un apport poétique, créateur, déterminant : des personnages vivants, des actions significatives et décisives, enfin des dialogues, c'est-à-dire l'expres­sion humaine la plus délicate et la plus difficile qui soit du m o n d e auquel il se prépare à donner naissance. L'apport de ses collaborateurs pourra en fausser la nature (ce sera sa faute s'il l'a accepté) ou en illuminer les aspects dans ce qu'ils ont d'essentiel : lui accordera-t-on alors ce qui n'est pas à lui, uniquement parce qu'il aura su le prendre ?

Depuis des années, m a conscience et m o n a m o u r du cinéma m e proposent ce problème. Car, je le répète, mes films ont toujours eu la qualité de m e s collaborateurs et, quand ils ont eu du succès, ils l'ont eu parce que ces colla­borateurs avaient travaillé au texte avec plus d'autonomie et avaient mis dans leur travail davantage d'eux-mêmes. L'examen que j'ai fait des prin­cipaux films de mes collègues m ' a confirmé dans cette conviction. Et je crois nécessaire, pour l'avenir du cinéma, de montrer sous un nouveau jour le « texte » du film, et de reconnaître à ses auteurs une dignité réelle, une impor­tance considérable sur le plan esthétique, une autonomie justifiée.

Je suis sûr que, demain, une fois sorti de sa phase actuelle d'adolescence, c o m m e il y a vingt ans il est sorti de l'enfance, grâce à la découverte de la mise en scène, le cinéma aura ses textes c o m m e le théâtre. Sans doute, quand la matière de ces textes se sera consumée, l'interprétation et l'invention des metteurs en scène qui y avaient participé disparaîtront mais la nouvelle dignité qu'ils auront acquise dans une atmosphère critique différente, leur valeur poétique, la part d'humanité par laquelle ils se rattachent à leur époque ne pourront pas disparaître parmi les vieux papiers des maisons de pro­duction.

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Exposés généraux

Je sais qu'à l'époque actuelle, au point où en sont les théories sur l'esthétique du cinéma, et surtout ces temps-ci où par film d'art on entend seulement un film documentaire, une pareille affirmation peut passer pour l'hérésie ridicule d'un ignorant.

Mais — excusez m a présomption — n'aurait-on pas tenu pour ridicule celui qui, au temps des premières danses mimiques, aurait prévu le théâtre de Sophocle et d'Euripide ou celui qui, dans les représentations des comédiens ambulants, aurait vu le point de départ du théâtre de notre siècle ?

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Le musicien dans la société moderne

par Arthur Honegger

O n m ' a demandé d'écrire un rapport sur « la condition du musicien dans le m o n d e actuel ». Il y a beaucoup à dire sur ce sujet puisqu'il s'étend de la condition de l'instrumentiste à celle du compositeur, en passant par le chan­teur et le professeur de musique. Mais en l'an de grâce 1952 — ou de disgrâce, à votre choix — c'est très nettement la situation du compositeur qui est la plus menacée dans la cité moderne, si nombreuses étant les difficultés qu'il rencontre pour faire connaître, exécuter et éditer ses œuvres, si précaires aussi devenant les conditions matérielles de son existence.

Je voudrais tout d'abord définir cet état de compositeur dont le titre est attribué à deux catégories, je dirai m ê m e à deux classes de producteurs d'oeuvres musicales, catégories aujourd'hui plus nettement tranchées que naguère.

Dans la première, nous rangerons les auteurs qui écrivent dés ouvrages de consommation courante, facile, dont le débit est continu et se renou­velle normalement. J'entends par là ce qu 'on appelle musique légère, la musique de danse, de chanson Unterhaltungsmusik qui fait partie des distractions du public, bals, restaurants, cabarets, boîtes de nuit, music-halls, cafés-concerts et autres lieux où l'on vient pour s'amuser. O n peut inclure, dans ce domaine, la plus grande partie de la musique d'accompagnement de films et celle de quelques opérettes à grand spectacle où l'art d'Euterpe ne joue, en fin de compte, qu 'un rôle très accessoire.

Ceux de nos confrères qui se sont spécialisés dans ces différentes formules, on pourrait les appeler fabricants, facteurs ou producteurs de musique. Qu'ils veuillent bien croire que je n'attache à ces termes aucun sens péjoratif car il faut souvent une grande sûreté de métier, beaucoup de talent et d'inven­tion pour créer cette sorte de musique.

Je réserverai donc le n o m de compositeur aux créateurs d'une seconde catégorie, à ceux dont l'ambition n'est pas de plaire aux goûts les plus quoti­diens du public mais qui veulent avant tout faire œuvre d'art, exprimer une pensée, des émotions, fixer leur attitude devant les problèmes esthétiques ou seulement humains. Ils veulent prendre place dans l'histoire musicale à la suite des maîtres qui l'ont illustrée et devenir leurs successeurs. Ce sont des idéalistes, donc, à notre époque, des déments, mais peu redoutables.

D u fait que la musique légère se consomme de façon régulière, elle s'appa­rente aux autres activités de la production humaine. L'individu qui fabrique une denrée dont le débit est constant est rétribué plus ou moins bien mais

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Exposés généraux

un certain m i n i m u m vital lui est en général assuré. E n musique, son activité est liée à la partie exécutante quand il n'est pas lui-même exécutant ou chef d'exécution. Ainsi l'accordéoniste ou le conducteur d'un orchestre de jazz qui joue ses propres œuvres. Dans ce cas le rendement commercial est multi­plié; le fabricant met en valeur l'exécutant et l'exécutant le fabricant. Le public est en contact journalier avec ces sortes de musiques. Quand elles plaisent elles rapportent des gains substantiels. Si leur succès va croissant le fabricant les publiera lui-même de façon qu'au bénéfice de l'auteur et de l'exécutant s'ajoute celui de l'éditeur. Peu à peu ce producteur devra monter un bureau d'affaires, organiser sa publicité, surveiller l'exportation de sa marchandise. Il ne lui restera alors plus le temps nécessaire pour écrire lui-m ê m e sa musique. Q u ' à cela ne tienne, il s'en remettra de ce soin à des confrères moins favorisés par la fortune mais dont il aura décelé le talent, se contentant d'un rôle de « superviseur » de production. Ceux qu'il emploie sont depuis toujours connus sous le n o m de « nègres » parce qu'ils sont les esclaves d'un « négrier ».

Je ne voudrais pas donner l'impression de condamner ces pratiques, d'abord parce qu'elles sont ancestrales et que nous devons avoir le culte de nos aïeux, et surtout parce que, n'ayant rien à voir avec l'art, mais ressortissant du négoce et de l'industrie, elles ont souvent rendu service à des musiciens de talent au début de leur carrière.

Nul d'entre nous n'exigerait que ce fût M . Packard ou M . Citroën eux-mêmes qui fixassent les moteurs sur les châssis des voitures qui portent leur n o m .

Pour la musique de film, de semblables méthodes sont d'un usage courant et, dans certains pays c o m m e les États-Unis surtout, mises au point c o m m e l'est une chaîne industrielle sans heurt, sans à-coup, avec un rendement effectif. D e m ê m e que dans une usine d'automobiles il y a des monteurs, des électriciens, des ajusteurs et des essayeurs, de m ê m e dans les ateliers de musique bien organisés il y a les mélodistes, les harmonistes, les orchestra-teurs, tous spécialisés et d'une habileté indiscutable. N'est-il pas logique de tirer le meilleur parti des qualités de chacun ?

E n contrepartie, il est évident que la musique ainsi fabriquée n'apporte que rarement la notoriété à celui qui la signe. Parmi ceux qui chantent le refrain qui est « sur toutes les bouches », combien peu connaissent le n o m de l'auteur ! Par contre, ce refrain rapporte des droits d'auteur en rapport avec le nombre de ces bouches.

Combien différente est la situation du compositeur, de ce pauvre maniaque qui s'imagine que son apport peut avoir le moindre intérêt pour ses contem­porains. Celui-là sera aux prises avec toutes les difficultés matérielles et aura, plus que par le passé, beaucoup de peine à surmonter les obstacles constants qui se dressent entre ses productions et l'éventuel auditeur. C'est de celui-ci que j'ai à vous parler.

Le métier de compositeur offre cette particularité d'être l'activité, la pré­occupation dominante d'un h o m m e qui s'évertue à fabriquer un produit

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U artiste dans la société contemporaine

que personne ne désire consommer. Je l'ai comparé au fabricant de chapeaux Cronstadt, de bottines à boutons et de corsets mystère. N o u s savons en effet combien le public dédaigne aujourd'hui ces objets qui, hier, étaient le signe de l'élégance la plus raffinée. E n musique, et c'est là où m a comparaison était fausse, il ne veut que ce qui se fabriquait il y a cent ans. Pour lui l'art musical se résume à l'exécution des œuvres classiques et romantiques et peut-être aussi de quelques pages plus modernes qui ont subi un stage assez long en purgatoire. L e compositeur contemporain est une sorte d'intrus qui veut absolument s'imposer à une table où il n'est pas invité.

Ainsi on admet donc qu'il faut qu'une musique soit centenaire ou ait acquis une maturité suffisamment honorable pour être sinon « comprise » — mot vide de sens au point de vue musical — du moins écoutée ou goûtée de la majorité du public.

La raison de cet état de choses ? L'auditeur ne s'intéresse vraiment qu'à ce qu'il a eu l'occasion d'entendre souvent. Aussi les ouvrages nouveaux susci­tent-ils une méfiance instinctive qui détermine l'abstention de cette majorité aux premières auditions. O r l'expérience prouve que plus l'auditeur prend contact avec une œuvre de valeur plus il a envie de l'entendre, ce n'est donc pas seulement, c o m m e affectent de le croire les critiques, une question de « modernisme » qui écarte le public mais avant tout une question de « non-connaissance ».

J'ai cité un exemple : Ravel ne peut être considéré c o m m e un auteur « classique » au sens usuel du mot. Il a écrit Daphnis et Chloé en 1912. Pendant quelque trente ans, cette œuvre a été relativement peu jouée. Tout à coup, après une exécution particulièrement brillante donnée par Charles M u n c h et la Société des concerts du Conservatoire de Paris, elle a pris son vol. Depuis, la Seconde Suite est jouée de façon continue dans les concerts et à la radio (je l'ai trouvée neuf fois au cours de la m ê m e semaine). Elle obtient le m ê m e succès et attire autant de m o n d e que la Pastorale de Beethoven. Cela est juste et bien. U n autre exemple : il y a quelques années, Toscanini exhume une charmante petite ouverture de Rossini : L a Scala de Seta. C o m m e c'est Toscanini qui la dirige elle ne peut avoir qu'un grand succès et depuis on la trouve de façon courante au répertoire des chefs d'orchestre. Par contre, on n'y trouve plus celles de Guillaume Tell ou de Semiramis, laissées aux chefs d'orphéons. Toscanini les a oubliées.

Je touche là au drame de notre époque. O n ne vient pas écouter de la musique, mais on vient admirer une performance d'exécution musicale. Le nombre des concerts s'accroît de jour en jour, le répertoire que l'on y exécute diminue d'année en année. Cela est aussi vrai pour les innombrables concerts de pianistes qui ne sortent plus des trois auteurs admis. L'œuvre ne compte pas, il ne faut cesser de répéter cette vérité, elle est le tremplin qui fait valoir la virtuosité, elle est au service du mécanisme ou de la gesticu­lation chorégraphique de l'interprète.

C'est donc bien le chef d'orchestre glorieux ou l'instrumentiste célèbre qui imprime sa direction à la vie musicale.

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Exposés généraux

Prenons le chef célèbre. Il vient une ou deux fois l'an donner un gala. Son programme, c o m m e il est normal, comprend les ouvrages qui lui ont valu le meilleur de son succès partout. Pendant quarante ans (ou plus) il dirigera la Quatrième Symphonie de Schumann, « que personne ne dirige c o m m e lui ». Pour un autre ce sera la Pathétique.

Voudrait-il, par une aberration inattendue, introduire une œuvre nouvelle que l'imprésario se jetterait en larmes à ses pieds : « Vous voulez jouer la symphonie de X au lieu de celle de Brahms que tout le m o n d e veut entendre jouer par vous ? Vous voulez donc vider la salle et m e ruiner ? N o n , maestro, je vous paie très cher pour que m a salle soit comble. Pas de folies. Les œuvres que vous connaissez si bien et que vous dirigez par cœur naturellement... Pourquoi vouloir changer ? »

D e m ê m e pour le grand virtuose international qui, tous les ans, annonce son troisième « unique récital de la saison ». Œuvres complètes de Chopin par l'illustre Malicutzo. Ils sont une cinquantaine qui inlassablement appor­tent leur m ê m e programme de ville en ville.

Prenons maintenant les organisations de concert stables. Il en est presque dans toutes les grandes villes du m o n d e . Les programmes, là aussi, sont presque identiques. Pour un avantage à Tchaikovsky et Sibelius marqué par les Anglo-Saxons, Brahms, arrivé avec beaucoup de retard, trône mainte­nant en France, intronisé par les chefs allemands en compagnie de Richard Strauss, compositeur qui met en valeur les orchestres en surplus des chefs. Ces organisations sont gérées par un comité qui assiste le chef dans le choix des programmes et l'empêche de se livrer à des tentatives trop audacieuses. Le répertoire le plus classique en est la base. C'est lui qui fait recette. Les ouvrages contemporains n'y trouvent place que grâce à une subvention allouée par l'État, qui la récupère d'ailleurs augmentée par les taxes qu'il inflige à toute manifestation culturelle, du moins, dans nombre de pays. Mais il faut que cette œuvre soit une « première audition ». Peu importe alors sa valeur propre, et m ê m e si elle a été accueillie avec faveur elle devra attendre longtemps ses auditions suivantes.

Les comités, c'est tout naturel, défendent les intérêts des associés. Tout le monde aime et admire Beethoven. Alors ce cycle Beethoven s'impose d'office. Après cela on reprend le programme des années précédentes. Tout le m o n d e est content sauf les nouveaux compositeurs qui trouvent que la place leur est trop strictement mesurée. Pourquoi ?

La symphonie célèbre est dans le domaine public, le matériel dans la bibliothèque de l'association. C o m m e elle est jouée de façon conti­nue elle exige peu de répétitions. La symphonie nouvelle en demande davantage, elle est plus difficile et non connue de l'orchestre. D e plus elle amène une charge supplémentaire : location du matériel. La symphonie classique attire le gros public. La symphonie nouvelle fait le vide dans la salle.

D u temps de Haydn et Mozart c'était le public qui exigeait des œuvres nouvelles. C'est pourquoi ces auteurs en ont tant écrit. Aujourd'hui, je le

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JJ artiste dans la société contemporaine

répète, ce n'est pas l'œuvre qu'on vient écouter mais l'exécution de l'œuvre déjà connue.

Passons au théâtre lyrique. Dans presque tous les pays il est virtuellement mort. Il n'y a que l'Allemagne et l'Italie qui s'y intéressent encore. Dans ces pays, la dernière guerre a écrasé un bon nombre de salles. O n ne les reconstruira pas car un théâtre lyrique est toujours une affaire déficitaire. O n construira à leur place des garages ou des cinémas.

E n France la crise du théâtre lyrique est venue, il faut le dire, du système adopté. O n ne montait une œuvre nouvelle qui coûtait cher que lorsqu'on ne pouvait faire autrement, c'est-à-dire lorsqu'elle était signée d'un membre de l'Institut, d'un h o m m e soutenu politiquement ou dans une situation telle qu'il était impossible de lui refuser. Personne ne croyait au succès possible. O n se résignait au geste de politesse. Quand par hasard une œuvre d'un musicien de talent parvenait à se faufiler on ne faisait aucun effort pour aider à son lancement. Le théâtre lyrique devenu synonyme de démodé et désuet est une sorte de concert en costume utilisant les airs des orgues de barbarie. « Pour que POpéra-Comique marche bien, m e disait-on, il faudrait jouer Carmen tous les soirs. » La jeunesse abandonne ce genre de spectacle aux vieux, qui y retrouvent encore des souvenirs.

A u x États-Unis et en Amérique latine la situation est semblable. Le Metropo­litan de N e w York, aussi démodé que la Gaité Trianon et le Colón de Buenos Aires, donne des opéras du répertoire Riccordi chantés par quelques vedettes encore debout.

Les villes qui possèdent encore un opéra le gardent par une sorte de coquet­terie culturelle. Cela fait presque partie d'une certaine conception de l'urba­nisme. O n y joue le vieux répertoire qui a fait ses preuves. Monter une œuvre nouvelle coûte aujourd'hui une fortune qui en compromet la gestion. O n y renonce donc puisque le public ne le réclame point. Il cherche la nouveauté au cinéma, au théâtre de comédie, il ne la demande m ê m e pas au ballet, où l'on vient pour les danseurs, non pour les œuvres...

L'opérette, elle aussi, est morte, remplacée par un spectacle du genre music-hall. O n change les titres de temps en temps mais le spectacle reste le m ê m e . O n y introduit des défilés de costumes, le french cancan, un lâcher de pigeons ou un match de lutte libre. Cela attire plus sûrement la foule qu'une partition m ê m e chantée par un ténor à la m o d e , que l'on entend d'ailleurs à la radio.

Enfin les scènes de province disparaissent progressivement avec les dimi­nutions constantes des subventions qui ne permettent plus l'entretien d 'un orchestre.

Les romans, les pièces de théâtre et les films nous ont montré souvent le compositeur qui atteint à la gloire parce qu'il a naturellement du génie, qui épouse la jeune fille qu'il aime et vit dans un somptueux hôtel particulier sans le moindre souci matériel. Je m e suis déjà élevé avec énergie contre ces incitations à la débauche musicale dont se rendent coupables d'ignorants littérateurs. U n succès à l'Opéra ! Vous voilà riche et célèbre. Il y a environ

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Exposés généraux

un demi-siècle, on pouvait faire fortune au théâtre lyrique. Ainsi ont vécu Massenet en France, Richard Strauss en Allemagne et Puccini en Italie. Songez que, par contrat, Massenet recevait de son éditeur 150.000 francs-or par an, sans compter ses droits d'auteur. La m ê m e s o m m e avait été attribuée à Verdi par le khédive d'Egypte pour Aída à l'occasion de l'inauguration de l'Opéra au Caire. Voilà qui nous laisse rêveur...

Quant aux droits d'auteur que nous rapportent symphonies, quatuors, sonates, mélodies et autres bagatelles, nous savons que Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire, commandeur de la Légion d'honneur, le musicien qui a ouvert des portes secrètes vers des horizons insoupçonnés, ne put, malgré sa célébrité, réunir la s o m m e nécessaire pour être admis en qualité de socié­taire définitif à la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, et il mourut à soixante-dix-neuf ans.

J'ai déjà dit le plus important au sujet des concerts de virtuoses. Programmes toujours identiques, recettes seulement assurées à quelques noms célèbres. Pour les pianistes le festival Chopin, Chopin-Liszt ou Beethoven. Pour les violonistes et violoncellistes c o m m e pour les chanteurs, m ê m e prudente limitation.

A u c u n autre instrument ne pourrait se risquer à tenter sa chance. Flûte, clarinette ou cor sont relégués à l'orchestre.

Les ensembles de musique de chambre, quatuors, quintettes, trios ont eux aussi presque disparu, la m ê m e recette devant se partager entre plusieurs exécutants, tandis que les frais de voyage, d'hôtel, restent les m ê m e s pour chacun. D o n c impossibilité matérielle d'amortissement m ê m e avec des pro­grammes de tout repos, le public de ces sortes de manifestations ayant lui aussi diminué dans une grande proportion.

Les grands festivals. Depuis quelques années des villes de plus en plus n o m ­breuses ont organisé de grands festivals pendant l'été. Les premiers destinés à faire connaître la musique nouvelle, c o m m e Salzbourg en 1921, ont été à la base de la création de la S . I . M . C . Ils sont vite devenus de redou­tables épreuves et la musique contemporaine en a pâti profondément parce que là, il fallait jouer à tout prix ce qui se faisait de plus « dernier bateau ». Les auteurs de talent, submergés par la masse des médiocres, se sont vus mis en minorité et ont disparu discrètement. Le public a suivi leur exemple.

Maintenant ce sont surtout des organisations touristiques basées toujours sur les m ê m e s n o m s : Mozart et Wagner lorsqu'il s'agit de théâtre, concours de chefs et de virtuoses quand il s'agit de concerts.

Les abus du fisc, par un heureux retour des choses, sont la cause de ces manifestations. O n a préféré perdre son argent en donnant quelques belles séances plutôt que de le laisser voler directement par le fisc. Celui-ci n'y perd rien, en fin de compte, puisqu'il le reprend dans la poche des artistes qui ont participé à ces festivités. Là aussi tout va pour le mieux, mais le déve­loppement de l'art musical n'y trouve aucun encouragement réel. Les

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L'artiste dans la société contemporaine

bénéfices sont pour les compagnies de chemins de fer, les hôtels et les restaurants.

Le cinéma. Le cinéma a été pendant un temps le sauveur. La faillite du théâtre, de la musique de chambre, le rapport dérisoire des œuvres symphoniques, la presque impossibilité de l'édition ont fait que les compositeurs se sont tournés vers le film et, aidés par quelques esprits d'élite de cette corporation, ont abouti à y trouver un gagne-pain.

Pourtant lorsqu'il y a quelques années un groupe de compositeurs, spécia­lisés dans la musique de films, élabora pour le Comité d'organisation de l'in­dustrie cinématographique un projet de contrat type, qui d'ailleurs ne fut pas pris en considération, on pouvait y lire cette phrase : « Le n o m du c o m p o ­siteur devra être mentionné sur les affiches en caractères au moins égaux à ceux utilisés pour l'acteur le moins favorisé. »

Cela prouve que ces compositeurs ne s'exagéraient pas l'importance de leur participation dans la création des chefs-d'œuvre cinématographiques. Depuis longtemps, ils étaient habitués à l'emploi de parent pauvre. Il est bien entendu que personne ne va au cinéma pour la musique, et que personne, en l'entendant, ne l'écoute.

O n est donc vite revenu aux procédés d'autrefois, à la fabrication industrielle que j'ai décrite et, c o m m e la crise de production augmente, la participation des fabricants non organisés disparaît avec elle.

Uêdition. Entre l'édition littéraire et l'édition musicale il y a un abîme. O n édite facilement u n livre parce que le livre trouve de façon courante son consommateur tandis que la lecture de la musique étant devenue de plus en plus difficile on en achète de moins en moins. D e plus son prix est très élevé. Il y a cinquante ans, dans toutes les maisons bourgeoises, il existait un piano, et l'on trouvait à côté des sonates classiques les partitions, piano et chant, des opéras du répertoire. Depuis, cela a beaucoup changé et la lecture et l'exécution sont devenues tellement ardues que la vente de ces partitions est devenue pratiquement nulle. La disparition des amateurs de musique de chambre, qui se sont transformés en auditeurs de radio, a contribué à cet état de choses dans ce domaine. Pour l'éditeur la publication d 'un quatuor ou d 'un quintette nouveau est un geste de mécène, il n'y a plus de public pour l'acquérir et les quelques ensembles professionnels qui veulent bien faire l'effort de le mettre à leur programme le reçoivent naturellement à titre gracieux.

Pour une œuvre symphonique la mise de fonds initiale de plus en plus élevée ne sera amortie qu'au bout de longues années et encore à la condition que l'auteur soit connu et joué à l'étranger.

Ainsi la location du matériel peut couvrir une partie des frais que l'éditeur aura engagés. Il est intéressant, à titre d'exemple, d'étudier le petit tableau établi par les Éditions Durand. Il indique le débit et le rythme de vente de certains morceaux de musique contemporaine.

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Exposés généraux

Auteur et ouvrage

Debussy Première arabesque Children's Corner

Ravel Histoires naturelles Ma mère l'Oye

Messiaen Huit préludes

Milhaud Onzième suite symphonique

i. N o n épuisé.

Mode d'interprétation

Piano Piano

Piano et chant Piano 4 mains

Piano

Orchestre

Premier

Nombre d'exemplairej

400 1.000

500 500

500

100

tirage

Date

1891 1908

1907 1910

1930

1921

Épuisé en

190} 1903

1913 1912

1

1

O n peut opposer à ce tableau le fait qu'une œuvre littéraire d'un jeune auteur inconnu se soit vendue à 150.000 exemplaires l'année de sa parution.

E n ce qui concerne le disque, nous retombons dans la m ê m e formule c'est-à-dire qu'il y aura dix éditions de la Symphonie pastorale de Beethoven avec des chefs et des orchestres différents, alors que les œuvres, m ê m e clas­siques, qui ne sont pas du répertoire courant, et à plus forte raison les œuvres modernes, sont introuvables.

Pourtant soyons optimistes, le disque long playing à trente-trois tours peut amener un certain goût de la collection chez l'amateur de musique, qui peut être amené ainsi à se créer une sorte de bibliothèque musicale équivalente à la bibliothèque de l'humaniste, mais le prix élevé de ces disques ne les met pas à la portée de toutes les bourses.

Il nous reste maintenant à parler d 'un domaine très important, qui est celui de la radiodiffusion. Mais je pense le réserver pour l'inscrire dans la catégorie des remèdes à proposer et je dirai auparavant un m o t sur la responsabilité encourue par les compositeurs eux-mêmes.

Il n'y a pas lieu de retenir le grief, perpétuellement repris d'une époque à l'autre, de « non-mélodie ». Il est réexposé à chaque changement de pro­cessus harmonique ou d 'un retour vers une écriture plus horizontale.

Pour moi , ce qui a écarté l'amateur du compositeur contemporain, c'est la coquetterie un peu puérile qu'a mise ce dernier à écrire et à s'exprimer dans une forme volontairement compliquée. La lecture de la musique est déjà si peu aisée qu'il est bien superflu de l'embrouiller inutilement. Seule­ment il est beaucoup plus difficile de trouver une rédaction claire qu'une rédaction alambiquée, et l'on cède trop souvent à l'attrait d 'un graphisme qui fait frissonner les exécutants. O n se donne à bon compte l'impression d'une maîtrise transcendante, par des changements de mesure, des cataractes de notes, des accords superposés en gratte-ciel. C'est enfantin. Aujourd'hui, chaque geste de main-d'œuvre musicale coûte une fortune. Il est coupable

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L'artiste dans la société contemporaine

et stupide de gâcher temps et argent, et ces façons d'écrire n'impressionnent plus les naïfs mais décèlent infailliblement la maladresse.

Enfin, il faut bien l'admettre, le pourcentage des œuvres nouvelles accusant une réelle valeur n'est pas en proportion de l'effort exigé pour les faire connaître. Il y a trop de médiocrités qu'une imprudente politique amicale arrive à faire exécuter une fois, ce qui n'est qu'une satisfaction platonique pour un seul et dessert l'intérêt général des jeunes compositeurs.

O r , ce qui est recherché ici c'est l'amélioration du sort du compositeur de musique et avant tout de celui qui a déjà fait ses preuves car le bénéfice en rejaillira sur l'ensemble de la corporation et facilitera la carrière du débutant.

N o u s avons donc constaté la place minime faite à la musique contemporaine dans la vie musicale actuelle.

C o m m e n t remédier à cet état de choses ? Voici les quelques formules qui m'ont été suggérées :

L'éducation dès l'école primaire. Étude de la musique obligatoire au même titre que l'étude du dessin. Je suis d'accord s'il s'agit de donner aux enfants le goût de la musique; mais je suis contre l'obligation de créer des cours d'analyse et d'apprendre des dates concernant l'histoire de la musique.

Ce qu'il faut, c'est faire entendre de la musique par audition directe, disque ou radio surtout, en commençant par les auteurs contemporains en remontant progressi­vement vers les classiques. D'abord la langue vivante, la langue de l'époque de l'auditeur. Ensuite l'étude des langues qui lui ont donné naissance. Avant tout former des auditeurs, des consommateurs de musique, des curieux de l'art musical et non pas des apprentis professionnels c o m m e en fabriquent les conservatoires.

Ces établissements et leurs professeurs sont les grands responsables du m a n q u e d'intérêt à l'égard de la musique. Les élèves travaillent des techniques d'instruments, pas « l'art musical ».

Faites une expérience. Prenons vingt premiers prix de piano. Tous joueront avec une vélocité remarquable les Études de Chopin ou tel final d'une sonate de Beethoven. Asseyez-les devant une partition c o m m e Ariane et Barbe bleue, par exemple : ils seront incapables d'en déchiffrer huit mesures sans erreur.

O n ne leur a pas appris à lire de la musique. O n les a contraints à pétrir des airs, des g a m m e s , des arpèges, jusqu'à ce que leurs poignets se tordent sur le clavier.

Dans les sports, on est plus raisonnable. Il y a les cyclistes qui se promènent le dimanche mais de ce fait ne se croient pas obligés de s'engager dans le tour de France. L e virtuose est une exception. O n éduque tous les jeunes pianistes c o m m e s'ils devaient devenir ce virtuose. U n bon lecteur est infini­ment plus utile à l'art qu'un recordman de la compétition Chopin-Liszt.

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II serait donc tout à fait inutile de contingenter cette avalanche de premiers prix qui déferle chaque année des conservatoires, dont chacun se targue de cette récompense dévaluée c o m m e un franc pour afficher un récital Chopin supplémentaire et faire un aigri de plus.

Créons des lecteurs de musique, qui, le soir, déchiffreront pour leur plaisir une sonate de Schubert ou un impromptu de Poulenc, peut-être m ê m e une sonate avec un ami violoncelliste. Mais ne faisons rien pour faire éclore le virtuose champion. Il n'y en a que trop qui desservent plus la musique qu'ils ne la servent.

Le renforcement des subventions à accorder aux orchestres symphoniques et l'inclusion obligatoire d'une œuvre moderne dans tout programme qui ne sera pas un festival consacré à un seul auteur. Je suis naturellement tout conquis à l'idée de faire payer à l'État des subventions plus importantes. Mais je reste sceptique car, si cela peut être une aide momentanée, il y a toujours beaucoup plus de chances de voir les pouvoirs publics diminuer ce qu'ils n'ont accordé qu'à leur corps défendant.

O n peut lire dans le remarquable rapport de Roger Fernay l'éloquente descente en flèche des sommes attribuées au budget des beaux-arts en France depuis la fin de la dernière guerre afin de mieux préparer la suivante. O n sait que le théâtre en province — et particulièrement le théâtre lyrique — est en voie d'asphyxie progressive, de disparition totale. O r , les crédits alloués par les pouvoirs publics étaient de 240 millions en 1948, de 120 millions en 1949, de 80 millions en 1950, de 46 millions en 1951 1 .

L'aide de l'État est peut-être un soporifique qui empêche le malade de sentir la douleur de son agonie : ce n'est pas le remède qui guérira la maladie. Je le redis, parce qu 'on ne le redira jamais assez, c'est de la volonté du public d'entendre des œuvres nouvelles que doit venir ce remède.

L'inclusion forcée d 'un morceau nouveau dans un programme est aussi aléatoire. Cela ne nous privera d'aucun festival Beethoven et il adviendra de l'œuvre nouvelle de ce qu'il advient de la plupart des premières auditions imposées par les cahiers des charges des subventionnés. O n les exécutera — parfois dans le sens le plus définitif du m o t — et il n'en sera plus question. Car il faudrait tout de m ê m e ne pas oublier le problème de la qualité de l'œuvre. Si elle est viable et digne d'être soutenue, ce n'est pas une fois, mais un cer­tain nombre de fois qu'il faudra l'imposer. Il conviendrait de renoncer aux combinaisons de camaraderie, d'intrigues, d'influences, et d'avoir le courage de décourager les non-valeurs au profit des auteurs qui ont des chances de trouver l'audience du public. Qui se chargerait de ce soin ? Les critiques, les musiciens ou les commissaires du peuple ? Là aussi, il faut, qu 'on le veuille ou non, en revenir au verdict public après lui avoir donné la possibilité de confronter les partitions. C'est ce qui a été tenté par les concerts Pasdeloup et l'on a pu s'apercevoir que son jugement n'était pas si opposé à celui d'un jury.

1. Roger F E R N A T , Bilan syndical 1961-1952.

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JJ'artiste dans la société contemporaine

D e toute façon il serait souhaitable que les subventions ne soient allouées qu'après la fin de l'exercice et réparties en proportion de l'effort fourni par chaque orchestre.

Il existe des orchestres qui ne sont aidés que par des amateurs de musique et qui n'ont pas recours aux pouvoirs publics, c o m m e le K a m m e r Orchester de Bâle par exemple, qui vient de fêter son vingt-cinquième anniversaire.

A u cours de ces vingt-cinq ans, le K a m m e r Orchester n'a joué aucune des symphonies de Beethoven, tous les autres orchestres les ayant inscrites de façon continue à leur programme. Seules des œuvres classiques que les autres dédaignaient, ou des œuvres modernes, furent données par cet ensemble.

Les débuts ont été difficiles naturellement mais par la suite il s'est formé un public de plus en plus nombreux qui apprit à s'intéresser à des parti­tions nouvelles pour lui, à écouter la musique plutôt que de comparer les fantaisies d'interprétation. C'est un exemple d'éducation artistique.

Il m e semblerait équitable, lorsqu'il y a subvention, d'étendre ce bienfait à des ensembles de musique de chambre. Cette forme est une des plus pures, des plus élevées, donc s'adressant à un auditoire plus restreint. Il serait éminem­ment désirable — d'abord pour les auditeurs ensuite pour les compositeurs — d'en empêcher la disparition.

Présenter un nouveau quintette entraînerait moins de frais que de donner une symphonie, mais, nous l'avons vu plus haut, le besoin d'aider à la forma­tion de groupements (quatuors, quintettes, etc.) se fait cruellement sentir par la constante augmentation de ces frais.

U n autre avantage serait d'assurer ainsi la carrière d'exécutants, qui, n'étant pas champions de leur catégorie, pourraient former par un travail régulier des ensembles de tout premier ordre et lutter avec fruit contre le virtuosisme sportif.

Cela existait et existe encore (mais avec combien de difficultés) lorsque des formations c o m m e le Quatuor Jachim-Capet-Calvet-Löwenguth, et d'autres, c o m m e l'admirable trio Cortot-Thibaud-Casals, se consacraient aux séances de musique de chambre. Là il était question de musique.

Commandes d'œuvres par l'État pour le théâtre, les écoles, la radio. Morceaux de concours pour les conservatoires. Cette dernière formule est en vigueur depuis assez longtemps mais elle ne peut pas entrer sérieusement en ligne de compte pour l'amélioration de la situation des compositeurs.

Les autres commandes de l'État sont rares dans le domaine de la musique. O n glorifie les massacres de la guerre par d'héroïques statues surmontant les listes de morts mais pas par des cantates. Encore ces cantates seraient-elles distribuées entre officiels et non parmi les jeunes. Il sera difficile de faire la part égale entre les dodécaphonistes et les progressistes.

Les commandes d'œuvres lyriques viennent un peu tard, nous l'avons constaté, et elles entraînent les gouvernements à une générosité bien peu dans leurs habitudes. N o u s avons vu, en Italie, le Grand Prix Verdi de

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4 millions de lires. Cela entraînait l'obligation de monter l'œuvre; coût : 30 millions de lires.

Ballet. Dans le ballet, la musique joue, de plus en plus, un rôle secondaire après l'efHorescence des ballets Diaghiliew.

N o u s revenons aux spectacles de virtuosité sportive. Souvent la musique qui accompagne ces spectacles est un morceau classique : Invitation à la valse, pièces de Chopin, fragments de Tchaïkovski arrangés pour orchestre de remplaçants. Il ne reste que les grandes scènes officielles qui puissent jouer une vraie partition.

Pour garder leur libre autorité les chorégraphes prennent, de plus en plus, l'habitude de construire leurs ballets sur de la musique qui n'a pas été écrite à cette fin : symphonie classique, poème symphonique, voire oratorio. Cela a pour résultat de frustrer le compositeur contemporain d'une source de débouchés.

Cinéma. Depuis vingt ans on interviewe les musiciens sur la musique et le cinéma. Les réponses ont été toujours les m ê m e s mais aucune amélioration définitive ne s'est encore produite. Sur un budget atteignant des millions il n'y a jamais la moindre part prévue pour le compositeur. Pour l'orchestre ou le chef, oui, car cela c'est de la main-d'œuvre, mais l'invention musicale ! ? Cela ne peut se chiffrer que par des zéros successifs ou donner lieu à d'igno­bles marchandages entre cette catégorie d'industriels qui trafiquent du droit d'auteur. C'est donc bien, c o m m e je l'ai fait remarquer au début, une activité très différente de celle du compositeur.

N o u s ne voulons pas avoir la candeur d'imaginer qu'une réduction des taxes puisse être préconisée au m o m e n t où tous les pays font les plus grands efforts pour extirper le m a x i m u m d'impôts de leurs concitoyens. Dans le lot des sacrifiés, l'auteur, le compositeur, l'indépendant faiblement syndiqué vient ^naturellement en tête. N o u s savons aussi que le relèvement des droits d'auteur indispensable dans certains pays est tout aussi illusoire. Les industries qui ont partie liée avec l'État ou sont l'État lui-même ne cachent point la gêne qu'est pour elles le droit de l'auteur de vivre du produit de son travail; il est combattu et attaqué de tous côtés. Il faut avoir le courage de voir les choses en face et de ne pas se fier aux discours qui voltigent en fin de banquet dans les congrès et autres lieux où l'on s'amuse.

Ainsi en est-il pour la radio et la future télévision. O n m ' a dit : « Toutes vos jérémiades ne tiennent pas debout devant l'effort que fait la radio. Q u e dispa­raissent les associations de concerts, les théâtres lyriques, qu'importe, puisque la radio est là et qu'elle a les moyens — la plupart des radios étant organismes d'État, donc l'État lui-même — de payer de votre poche tous les déficits ? » C'est que, justement, je ne suis pas du tout persuadé du bienfait que représente pour l'art musical ce robinet constamment ouvert qui déverse sur l'humanité un flot ininterrompu de bruit. Vous savez qu'un h o m m e exposé de façon continue à une lumière trop vive devient aveugle. Notre existence est de plus en plus dominée par le bruit au milieu duquel nous vivons. A force de vivre dans ce bruit, nous serons tous sourds dans peu de temps. La radio de votre

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L'artiste dans la société contemporaine

concierge ou de votre voisin déverse de l'aube à minuit un fleuve de bruits. Cela peut être la Messe en si, ou l'éructation d'accordéons en folie. Ce bruit, vous le retrouverez partout, dans la rue, dans les bazars, les cafés, les restau­rants, voire les taxis. O n l'impose m ê m e dans les usines. Imaginez-vous qu'un h o m m e qui, dans sa journée, aura peut-être entendu six fois la Symphonie en ut mineur, se précipite le soir dans une salle de concert où il aura à payer un prix relativement élevé pour l'écouter une septième fois ? Beaucoup d'écoliers, d'étudiants, font leurs devoirs de mathématiques devant leur poste en action. Ils s'habituent à considérer la musique c o m m e un « bruit de fond » auquel l'esprit ne porte aucune attention pas plus qu'ils ne s'intéressent au badigeon du m u r .

Relisons aussi ce que dit fort justement Stravinsky dans sa Poétique musicale : « La propagation de la musique par tous les moyens est en soi chose excellente ; mais à la répandre sans précaution, en la proposant à tort et à travers au grand public qui n'est pas préparé à l'entendre, on expose ce public à la plus redou­table saturation. L e temps n'est plus où Jean-Sébastien Bach faisait allègre­ment un long voyage à pied pour aller entendre Buxtehude. L a radio porte aujourd'hui, à toute heure du jour et de la nuit, la musique à domicile. Elle dispense l'auditeur de tout autre effort que celui de tourner u n bouton. O r , le sens musical ne peut s'acquérir ni se développer sans exercice. E n musique, c o m m e en toute chose, l'inactivité m è n e à l'ankylose, à l'atrophie des facultés. Ainsi entendue, la musique devient une sorte de stupéfiant qui, loin de stimuler l'esprit, le paralyse et l'abrutit. E n sorte que la m ê m e entreprise, qui tend à faire aimer la musique en la diffusant toujours davantage, n'obtient souvent pour résultat que d'en faire perdre l'appétit à ceux-là m ê m e s dont elle voulait éveiller l'intérêt et développer le goût. »

Enfin, imaginons lucidement ce que sera la dictature d'une seule organisa­tion omnipotente. Il va de soi que la fin dernière de la radio est d'être une source d'émission unique, perceptible dans le plus large rayon d'action pos­sible. D o n c , à courte échéance, disparition des postes de province, forcément inférieurs en qualité (cela aura déjà entraîné ipso facto celle d'un orchestre local, à plus forte raison d'une scène lyrique).

Depuis des années les sociétés d'auteurs combattent pour obtenir une éléva­tion du tarif des droits qui est en France l'un des plus bas connus. L'État seul maître leur imposera une capitulation sans conditions.

Il faut se rendre compte aussi du fait que la radio a ses goûts personnels. Tel auteur est joué très souvent, tel autre moins souvent, tel autre rarement, tel autre jamais. Q u e deviendront-ils ces derniers quand toute autre possibilité de débouchés aura disparu ?

N o u s aboutirons donc bientôt à ces régimes totalitaires dont nous avons connu et dont nous pouvons encore apprécier les bienfaits.

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Exposés généraux

C O N C L U S I O N S

i. E n premier lieu, bien persuader le jeune compositeur que cette activité ne peut le nourrir que dans des cas tout à fait exceptionnels et vers la fin de sa vie. Avant il doit ou avoir un second métier ou une fortune person­nelle. C'était déjà à la fin du siècle dernier le cas de la plupart des poètes (Verlaine, Mallarmé, Valéry, Claudel, etc.).

2. N e pas chercher à « découvrir » de jeunes talents de compositeurs. Plutôt les décourager. Ils sont déjà trop nombreux pour la place qui leur est attri­buée. E n revanche accorder toute l'aide possible à ceux qui ont déjà donné des preuves de ce talent et ne pas les laisser écraser en favorisant la concurrence des grands auteurs classiques.

3. Orienter l'éducation musicale dans le sens de la formation d'auditeurs de musique contemporaine. Lutter pour la musique contre l'exploitation sportive de la virtuosité sous toutes ses formes.

4. A m e n e r ainsi le public à manifester de la curiosité pour les aspects nouveaux de la musique c o m m e il en manifeste pour la littérature, le théâtre, le cinéma, la peinture.

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L'écrivain dans la société moderne

par Taha Hussein

L'époque dans laquelle il nous est donné de vivre, et plus précisément cet « été » du x x e siècle, c o m m e l'appelle Denis de Rougemont , est, m e semble-t-il, caractérisée par l'inquiétude profonde de la conscience, qu'elle soit individuelle ou, ainsi qu'on aime à dire aujourd'hui, collective. Jamais on ne s'est tant interrogé sur la mystérieuse destinée de l ' h o m m e . L'angoisse kirkegaardienne — mais ne faudrait-il pas remonter beaucoup plus haut ? — a pénétré les âmes, et si la créature, depuis les temps les plus anciens, se demande ce qu'elle fait ici-bas, force nous est de remarquer que la triple question : « Q u e sommes-nous ? D ' o ù venons-nous ? O ù allons-nous ? » se pose aujourd'hui dans son urgence tyrannisante et douloureuse. C'est un peu l'Orphée de Claudio Monteverdi, cet illustre musicien de Venise; il dit à la nymphe qui vient lui apprendre la mort d'Eurydice : « D ' o ù viens-tu ? O ù vas-tu ? N y m p h e , qu'apportes-tu ? » Et nous sentons en nous l'obscur mais impérieux besoin de répondre et de nous justifier, tels ces personnages de Kafka : ils connaissent qu'ils sont coupables tout en ignorant le chef d'accusation.

D e u x guerres mondiales en moins de cinquante ans suffisent à expliquer l'envie où nous nous trouvons de faire le point. Ce tragique demi-siècle a bouleversé toutes les valeurs établies. Et si les armes, le feu et le sang ont une fois de plus changé « toute la face de la terre », notre vie intérieure, elle aussi, a fatalement subi les secousses violentes de ces années terribles. Point n'est besoin d'être philosophe ni moraliste pour tâcher maintenant de tirer quelques conclusions, pour essayer de voir clair dans la grande ténèbre intellectuelle et affective où nous nous débattons lamentablement.

L'instabilité politique, le désordre social, le malaise économique, la crise morale, conséquences désolantes de ces luttes fratricides, devaient avoir des répercussions dans le domaine, jadis préservé, de la pensée. L e x x e siècle n'est pas seulement celui de la machine, et partant du matérialisme, il est encore celui du doute métaphysique. Cela, quelques esprits le savaient avant que n'éclatât fa8ai?e de DaTrEzigTTTy a une quinzaine d'années, des écrivains, ou plutôt des intellectuels des cinq continents, se préoccupaient déjà du destin des lettres. L'Institut de coopération intellectuelle, en effet, avait provoqué un « entretien » que présidait le grand Paul Valéry, au cours de l'été de 1937, dont le sujet était précisément « Le destin prochain des lettres ». Par consé­quent, les problèmes qui nous agitent actuellement ne sont pas nouveaux; précisons toutefois qu'après l'odieux conflit que nous venons de vivre, ils

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Exposés généraux

prennent une importance encore plus considérable et requièrent également une solution immédiate et satisfaisante pour tous.

Il convient donc, avant d'étudier le rôle de ce que l'on a appelé le « second métier» et avant d'analyser la place qu'occupe l'écrivain dans la société moderne, d'examiner les résultats auxquels étaient parvenus ces h o m m e s de bonne volonté, animés de la plus pure probité et d'une lucidité aiguë. La note domi­nante de ces discussions et de ces échanges, qui durèrent plusieurs jours, fut extrêmement pessimiste. O n observa que la littérature risquait gros : d'une part, il y avait trop ou trop peu de lecteurs ; de fait, beaucoup de gens savent à présent lire et écrire, mais bien rares sont ceux qui s'intéressent vraiment aux productions dignes d'estime : la véritable culture est tous les jours plus seule. D'autre part, les rapides et prodigieuses découvertes de la technique moderne, les fulgurants progrès de la science appliquée, les inventions éton­nantes de notre temps inhumain ont détourné nos contemporains de la lecture. L e livre n'est plus la seule distraction intelligente ou agréable : il y a d'abord eu l'expansion inimaginable de la presse; puis vinrent le cinéma et la radio — nous pouvons aujourd'hui ajouter la télévision, laquelle, dans les pays anglo-saxons, gagne chaque jour du terrain; toutes ces distractions absorbent l'attention des h o m m e s en favorisant leur paresse naturelle, alors que prendre connaissance d'un ouvrage imprimé, surtout quand il offre quelque valeur, demeure chose difficile et nécessite un effort. U n e lecture sérieuse exige assiduité et réflexion; un bon auteur demande du temps et m ê m e à son lecteur une collaboration véritable et étroite.

Enfin, s'il veut se mettre à la portée du nombre immense et malgré tout croissant de lecteurs, l'écrivain est tenu de simplifier : c'est là le danger le plus grave qui puisse menacer l'authenticité de qui écrit. E n effet, il sera amené à se départir du choix judicieux de mots et d'expressions qui s'imposent d 'eux-mêmes à tout écrivain qui se respecte et se rend compte parfaitement des exigences rigoureuses de l'art. A u contraire, si un auteur se fait une loi sacrée de bien penser et de s'exprimer bien afin de faire œuvre valable, s'il refuse la moindre concession à la facilité ou à la banalité, il a besoin de beau­coup de temps pour méditer et élaborer son livre; par conséquent, la c o m p o ­sition littéraire lui demande énormément de peine et il court le risque d'exposer un travail longuement mûri à l'incompréhension, à l'indifférence, voire à l'hostilité des lecteurs qui s'impatienteront devant le cheminement difficile d'une pensée originale et la lenteur voulue d'une expression méticuleuse. Alors se produit une véritable lutte entre l'écrivain et sa conscience au m o m e n t de délivrer son message ou de dire ce qui lui passe par la tête, simplement; il y a ensuite un second combat entre l'auteur et son public, le premier voulant obtenir qu 'on le Use, le deuxième lui refusant l'attention qui lui est demandée ; enfin, la troisième bataille se livre entre l'écrivain et son intermédiaire, en l'occurrence l'éditeur ou le libraire, parce qu'il s'agit maintenant d'atteindre les lecteurs, non pas seulement pour faire connaître et recevoir ses idées, mais aussi pour s'assurer des moyens de vivre et avoir une existence décente à tout le moins.

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L'artiste dans la société contemporaine

O n le voit, dès 1937, c'est-à-dire deux ans avant la guerre que nous venons de subir, le problème compliqué était posé au cours des travaux de l'Institut de coopération intellectuelle. C o m m e n t concilier les devoirs moraux de l'écrivain et ses besoins vitaux ? C o m m e n t , pour un littérateur, arriver à faire une œuvre libre et honnête sans compromettre pour autant ses moyens de subsistance ? Bref, comment trouver le joint entre ce qui est du domaine de l'esprit et ce qui est du ressort de la matière ?

Autrefois, nous expliquent ceux qui ont pris part à cet « entretien » sur « Le destin prochain des lettres », existait le mécénat. Il permettait à l ' h o m m e de lettres ou à l'artiste d'avoir une existence assurée, et ainsi, nul souci sordide ne venant le troubler, il pouvait, l'esprit frais et dispos, s'adonner aux joies, parfois douloureuses, de la création littéraire et prendre sans compter le temps nécessaire à la perfection de l'œuvre. Mais les Mécènes et les Louis X I V se font rares à l'heure actuelle. L'écrivain est abandonné à lui-même désormais; force lui est donc de gagner son pain c o m m e tout le m o n d e ou presque, et, par conséquent, de partager son temps et son travail entre une activité inté­ressée, s'il veut ne pas mourir de faim, et une activité désintéressée, s'il veut édifier une œuvre de prix. Tout naturellement, la question se pose alors : faudra-t-il faire appel à l'État et le prier d'aider l'écrivain ou l'artiste au m o y e n de subventions, de « pensions », c o m m e on disait naguère ? L'État est un maître dangereux, car il ne donne rien pour rien ! L'indépendance de l ' h o m m e de lettres, du poète, du peintre, du musicien est fatalement compro­mise et, si l'on tient qu'il n'y a de production véritable que dans la liberté, aliéner celle-ci équivaut à tuer l'art et l'esprit.

Voilà, rapidement résumées, les réflexions peu encourageantes qu'échan­geaient entre eux d'éminents intellectuels d'Europe, d'Asie, d'Amérique et d'Afrique il y a une quinzaine d'années. U n tel pessimisme n'a rien de sur­prenant. Toujours, l ' h o m m e de lettres — mais je n'aime pas beaucoup cette appellation ! — qu'il soit prosateur ou poète, dramaturge ou romancier, essayiste ou philosophe, toujours, l'artiste, qu'il soit peintre, sculpteur, architecte, médailliste, décorateur, musicien ou metteur en scène, se caracté­risent par l'insatisfaction et le mécontentement de soi et d'autrui. C'est que le littérateur ou l'artiste ne parvient jamais à cet idéal qu'il veut atteindre : l'œuvre demeure, pour de pareilles exigences, quelque chose d'approximatif, d'où la fureur envers soi-même; les autres ne lisent pas, ou bien, ce qui est pire, lisent sans comprendre, ou encore, ce qui est le comble, comprennent sans apprécier, d'où le ressentiment à l'égard des lecteurs; le mécène, si tant est qu'il en existe encore de par le m o n d e , fait preuve d'exigence ou de caprice et il est rarement à la hauteur de son protégé, d'où l'énervement de l'écrivain à l'endroit de l'État, du prince ou de l'ami fortuné. Il est de fait qu'on pourrait réunir des volumes interminables qui relateraient les plaintes des h o m m e s de lettres et les doléances des artistes au sujet du milieu où ils sont obligés de vivre et de l'ambiance irrespirable qui leur est faite dans la société des h o m m e s ! Les poètes n'ont pas tous la chance inespérée d'Horace, et le « Macenas, at avis edite regibus... », appris par cœur au collège, reste un

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fait isolé. La littérature arabe, par exemple, a vu se développer un genre poétique particulier, dont le thème essentiel est la condition forcément malheureuse du poète, et, plus généralement, de tout h o m m e qui s'est consacré à la littérature. L'histoire de Abdellah Ebn-el-Mou'taz est, à cet égard, signi­ficative : ce prince, qui était aussi un grand poète, fut choisi pour assumer à Bagdad, au début du ixe siècle, le califat; il ne sut point s'imposer, fut destitué, puis massacré par ses adversaires. Mais quand ses contemporains voulurent déplorer son triste sort, ils n'attribuèrent pas son malheur à son incapacité politique ni à l'impéritie de ses partisans : ils accusèrent sa muse et jugèrent tout naturel que le métier d ' h o m m e de lettres l'eût conduit à sa perte.

O n peut donc affirmer que littérature et calamité furent des compagnes de toujours. C'est ce qui, dans une certaine mesure, peut expliquer, justifier quelquefois, le mécénat, dont il convient maintenant de dire un mo t avant d'entreprendre l'examen des avantages et des inconvénients du second métier.

Il faut d'abord observer que le mécénat est une institution, une pratique plutôt, capricieuse et difficile à définir ou à suivre au cours de l'histoire. O n le voit apparaître à certaines époques et dans certains pays, puis il s'évanouit pour une durée indéterminée, mais on ne peut jamais être sûr qu'il soit vrai­ment mort. La cour d'Auguste, celle de Bagdad et celle de Versailles ont été mentionnées; mais il eut bien d'autres foyers de ce genre à travers l'espace et le temps : il n'est que de songer aux capitales qui brillèrent en m ê m e temps ou à tour de rôle sur la terre. D a m a s , L e Caire, Madrid, Londres, Moscou , pour n'en citer que quelques-unes, ont souvent vu des rois, des princes et de grands seigneurs s'entourer de poètes, d'écrivains et d'artistes, auxquels ils donnaient des pensions qui n'étaient d'ailleurs pas toujours généreuses. Cependant, et parallèlement à cette protection officielle et souvent ostenta­toire, on note un merveilleux développement de la littérature et des arts qui ne doit rien au mécénat. D e grands esprits ont su ou pu se passer de ce soutien matériel et moral. Et il serait injuste de dire que tous les chefs-d'œuvre qui font l'admiration de l'humanité n'ont vu le jour que grâce à la perspicacité libérale de mécènes intelligents. Car si le mécénat est le produit flatteur d'une civilisation bien organisée, il est aussi, ne l'oublions pas, le fruit parfois u n peu acide d'une rivalité entre les puissants de ce m o n d e . Il demeure troublant que le mécénat coïncide presque toujours avec une tyrannie, un despotisme, une dictature. C'est pourquoi, bien souvent, écrivains et artistes eurent à payer très cher une assistance aussi pesante. Qu'importe, répondra-t-on, puisqu'ils firent tout de m ê m e de belles et grandes choses ! Virgile composa son Enéide et Racine ses tragédies... Demandons-nous plutôt si, encore que leur art n'en ait apparemment point souffert pour ce qui est de la forme, leur conscience, elle, n'a pas eu de terribles combats à livrer. Il ne devait certes pas être fort agréable pour un h o m m e de lettres, qui peut-être tenait avant tout à sa propre estime, de toujours se plier aux volontés d 'un roi, si magni­fique fût-il, aux caprices d 'un tyran, tout débonnaire qu'il fût, au gré d 'un seigneur, le plus large d'esprit. Il y a là un marché malhonnête : le mécène donne de l'or ou de l'argent que l ' h o m m e de lettres dépense au fur et à mesure

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L'artiste dans la société contemporaine

qu'il le reçoit; lui, il donne son art ou sa pensée, lesquels ne sauraient en aucun cas être dépensés. Voilà sans doute pourquoi certains n o m s furent immortalisés qui ne méritaient point de l'être. O n aura beau objecter que le mécénat a favorisé l'expression artistique et littéraire pendant des siècles, que, sans M m e de Pompadour, Diderot n'aurait p u mener à bien M Encyclopédie : il reste qu 'on peut toujours se demander de quels accomplissements plus sublimes n'auraient pas été capables ceux qui, en dépit de la contrainte ou à cause d'elle, sont arrivés à dire ce qu'ils voulaient et à exprimer valablement leurs conceptions intimes. La fin du mécénat, si vraiment il est mort, ce que je ne crois pas, ne serait donc pas un grand d o m m a g e : je suis plutôt porté à penser que cette disparition constitue un appréciable progrès vers la dignité de l ' homme et vers une plus décisive noblesse de l'art et de l'esprit. Ajoutons que nombre d'écrivains et d'artistes qui n'eurent pas les faveurs du pouvoir ni les grâces dispensées en haut lieu sont parvenus à vivre décemment et m ê m e agréablement et à écrire librement sans le secours d'un État, d 'un gouverne­ment ou d 'un riche particulier. C o m m e n t ont-ils fait ? Us ont essayé de gagner leur vie, soit en vendant leurs livres, soit en exerçant un métier quel­conque, lequel, loin de gêner leur activité intellectuelle, leur a permis de mener de front la littérature et l'existence.

L E S E C O N D M É T I E R

Disons tout de suite que ce n'est point là non plus chose nouvelle. U n rapide coup d'œil sur l'histoire, quel que soit le pays que nous choisissions, quelle que soit l'époque que nous élisions, nous prouve que, la plupart du temps, écrivains et artistes eurent tous un second métier, ou, plus exactement un métier. Car je m e refuse à considérer c o m m e un métier l'inspiration et l'obligation où se trouve un h o m m e d'écrire et de penser. Il ne faut pas jouer sur les mots, coutume un peu trop en faveur aujourd'hui auprès de nos aimables sophistes et de nos rhéteurs séduisants ! N'allons pas confondre le métier et la vocation, la profession et l'apostolat, les fonctions et la mission, le poste et l'exigence intérieure, la charge et le don, un office et un impératif du cœur ou de l'esprit. U n écrivain digne de ce n o m n'écrit point pour avoir de l'argent, se faire une fortune et acquérir des biens. Il n'a, bien sûr, aucune raison sérieuse de les refuser s'ils se présentent, mais ils ne sont en aucun cas sa fin. Et, pour peu qu'il estime que la littérature ou l'art sont d'essence éminemment spiri­tuelle et que le littérateur doit être une sorte de saint, d'ascète à tout le moins, il refusera m ê m e qu'à la valeur ineffable de ses ouvrages puisse jamais corres­pondre une valeur matérielle quelconque. Il en va de m ê m e dans d'autres domaines : un vrai docteur ne choisit pas la médecine parce qu'elle est lucrative. U n avocat authentique ne décide point de plaider parce que le client promet une forte s o m m e .

Cette affaire du « second métier » m e semble donc mal entamée. Il n'est pas tant question, en effet, d 'un métier « autre » que d'un métier tout court.

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Exposés génitaux

Et cela revient à dire : l'écrivain, l'artiste peuvent-ils avoir un métier (car c'est encore seulement sur le plan de la possibilité qu'il faut, pour le m o m e n t , poser le problème, et non pas sur celui des droits ou des devoirs !) ou bien risquent-ils, à en avoir un, de compromettre la littérature et l'art ? O r , si l'on examine attentivement le cas personnel de beaucoup d'écrivains et d'artistes de tous les temps et de tous les pays, on a tôt fait de s'apercevoir que presque tous, pour ne pas dire tous sans exception, ont eu un métier, et souvent très peu en rapport avec la littérature et l'art. Assurément, ils ne voyaient pas là la moindre déchéance, pas davantage une raison de s'enorgueillir. Aristote était le précepteur d'Alexandre, Pline le Jeune un haut fonctionnaire de l'Empire romain, Bacon un h o m m e d'Etat du R o y a u m e d'Angleterre, Chateaubriand un ambassadeur de France puis un ministre, Mallarmé u n professeur, Giraudoux u n diplomate. Q u e d'écrivains furent moines, magistrats, médecins ! Parfois m ê m e ils furent h o m m e s de guerre, tels Cervantes et Agrippa d'Aubigné.

Dès lors, ne convient-il pas de renverser la proposition et d'énoncer : un écrivain peut-il se contenter de n'être qu'un écrivain ? U n artiste a-t-il le droit de n'être qu 'un monsieur qui taille le marbre ou qui met de la couleur sur une toile ? N'assiste-t-on point là à quelque phénomène propre au x x e siècle, où existe réellement le littérateur proprement dit, qui ne fait pas autre chose que d'écrire et revendique, pour ce faire, une place prépon­dérante dans la cité et un traitement privilégié de la part de la société ? Ainsi posé, le problème devient tout différent. N o n seulement le prétendu second métier n'est pas un mal ni une triste nécessité, mais il se révèle c o m m e un bien et une bénédiction du ciel ! C'est précisément ce qui permet à l'auteur ou à l'artiste de garder sa liberté entière et de préserver son indépendance d'esprit. Et, au contraire, le vrai malheur pour l'écrivain, ce serait de ne pou­voir compter que sur son travail littéraire pour vivre, car, telle est la nature intransigeante de l'art, il n'accepte jamais d'avoir une autre fin que lui-même. Exiger de la pensée qu'elle devienne un m o y e n de nourrir celui qui la médite et la formule, c'est tout simplement la nier. Certes, il arrive, et c'est tant mieux, qu 'un bon livre soit lu partout, unanimement apprécié; et de la sorte, il se peut faire qu'il rapporte à son auteur quelque satisfaction matérielle, et m ê m e beaucoup d'argent, s'il se vend bien et s'il est traduit dans un certain nombre de langues. Pas plus qu 'on ne serait fondé à critiquer la fortune d 'un habile chirurgien, on ne peut contester l'aisance procurée à un André Gide par l'universelle diffusion de son œuvre grandiose. Mais il faut remarquer que ce n'est point la faute, si j'ose dire, de ce dernier si tel de ses ouvrages rencontre la faveur d'un très vaste public. O n ne peut que se réjouir et se féliciter quand on constate qu'un écrivain de valeur obtient l'audience à laquelle il a droit et trouve naturellement des lecteurs cultivés et dignes de lui. Par conséquent, il n'est pas bon qu 'un écrivain écrive pour vendre un travail qu'il assimile à une marchandise et pour toucher le salaire de sa peine; il reste excellent que cet écrivain arrive quelquefois à ce que ses livres soient achetés et à

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U'artiste dans la société contemporaine

gagner quelque argent parce qu'il a écrit. Et si le hasard, des circonstances défavorables, une mauvaise publicité, que sais-je ? arrêtent ou ralentissent la vente de ses productions, tant pis ou tant mieux 1 II a pensé, il s'est exprimé, il a donné le meilleur de lui-même. Il ne peut, en son â m e et conscience, que regretter qu'autrui n'en fasse pas davantage son profit.

Tout se passe c o m m e si nous étions en présence de trois cas très nets. O u l'écrivain (et j'entends qu'il peut tout aussi bien s'agir d 'un artiste ou d'un philosophe) est riche; ou il a un métier, ou il n'a que sa plume. Évidemment, il est plus agréable pour l ' h o m m e de lettres de n'avoir aucun souci d'ordre matériel, afin de pouvoir se consacrer entièrement à son inspiration, encore que, on l'a souvent remarqué, certaines préoccupations pratiques, loin de paralyser le travail de l'esprit, le stimulent — mais il serait misérable de souhaiter ou d'entretenir des difficultés de ce genre ! L'écrivain aisé dès le départ a toutes les chances d'édifier une œuvre intéressante; s'il ne le fait point, il a tous les torts et il gâche délibérément ses atouts les plus précieux. Quant à celui qui évite les tracas de la vie courante, si c'est par le truchement d'autrui, il est à parier qu'il ne fera rien de remarquable, puisque le voilà lié et qu'il abdique de cette façon son indépendance entre les mains de l'État ou du mécène. A u contraire, celui qui s'assure une existence honorable et digne par l'exercice d'un métier, quel qu'il soit — et c'est le cas le plus fréquent — peut et doit faire quelque chose de valable dans le domaine de la pensée. N o u s en avons maints exemples : le fait était courant dans les siècles passés; il est presque une loi aujourd'hui. Rabelais était docteur en médecine, Paul Valéry fut rédacteur à l'agence Havas. Enfin, celui qui n'a point de fortune personnelle, qui n'espère aucun héritage miraculeux et qui ne cherche pas à gagner sa vie c o m m e n'importe lequel de ses semblables sous le prétexte, souvent fallacieux, qu'il n'est bon à rien qu'à écrire et que toute autre occupa­tion le détournerait de la grande affaire de sa vie, celui-là risque fort d'être ce parasite inutile et nuisible d'une société, d'autant plus dangereux qu'il contribue à la confusion des valeurs, introduit de faux problèmes et compro­met généralement le renom de la littérature.

Car, si l'on y réfléchit un peu, ce fameux second métier qui est, en dernière analyse, le « premier métier » sinon la première préoccupation, n'offre-t-il pas des avantages considérables et certains ? Il est, en premier lieu, la source bénéfique des distractions les plus nécessaires à tout h o m m e de pensée. U n intellectuel, si mordu soit-il par la chose littéraire, un artiste, tout pris qu'il est par la passion des formes et des couleurs, un musicien, quelque noyé qu'il se trouve dans les rythmes, éprouvent obligatoirement le besoin de s'éloigner de temps en temps de l'œuvre entreprise afin de la laisser reposer et mûrir et pour avoir ce recul nécessaire qui permet de juger ce que l'on a c o m m e n c é et où l'on va. N o u s savons tous qu'après un délaissement plus ou moins long, un abandon malaisé à déterminer, il nous est plus facile de reprendre l'ouvrage en cours. L e peintre ne fait pas autre chose qui se lève et examine son tableau à une certaine distance c o m m e pour juger de l'effet. Aussi ce métier est peut-être l'occasion pour l'esprit d'une expérience féconde

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Exposés généraux

et sans cesse renouvelée. E n outre,, ce métier procure à l ' h o m m e de lettres des contacts directs avec la vie, qui est, en fin de compte, l'objet m ê m e ou le sujet constant de ses réflexions et de sa démarche spirituelle. La célèbre « tour d'ivoire » n'est, dans certains cas, bonne que pour la vieillesse, et encore ! O n ne peut commencer sa vie intellectuelle en prétendant s'isoler du m o n d e et des h o m m e s ; plus tard, dégoûtés et blasés, nous pouvons succomber à la tentation, un m o m e n t séduisante, de la solitude physique et morale. Mais, outre le fait qu'il est toujours possible de se sentir seul au milieu de ses frères, je ne crois pas, c o m m e l'affirme Pascal, que tout le malheur de l ' h o m m e vient de ce qu'il ne sait pas rester dans sa chambre. Pour dire cela, il faut justement avoir une longue pratique du m o n d e et du commerce des humains. L'écrivain ne peut tout tirer de lui-même; il ne sait pas se passer des autres, et s'il jure que si, il fait montre d'orgueil ou de coquetterie. Dès lors, un auteur, s'il est médecin, c o m m e m o n ami Georges Duhamel , s'il est h o m m e de loi, c o m m e Montesquieu, s'il est universitaire, c o m m e Forster, s'il est bibliothécaire, c o m m e Leconte de Lisle, s'il est diplomate, c o m m e Pétrarque, multiplie les contacts avec son siècle, noue mille relations avec ses contemporains, établit de fructueux rapports entre lui et le m o n d e , d'où un gain évident pour son esprit, u n admirable enrichissement pour le cœur et l'âme. Naturellement, le bénéfice n'est pas que d 'un côté. Il y a véritablement échange : l'écrivain donne à la société tout autant que celle-ci à l'écrivain. La publication n'est pas le seul m o y e n à la disposition d'un h o m m e pour aider ses pareils, et l'originalité d'une pensée, la personnalité d'un caractère peuvent très bien se traduire dans l'action, qu'elle soit politique, sociale, économique, morale ou m ê m e sentimentale. A u fond, quand on a en soi u n message à délivrer, peu importe la manière dont on le révélera; et peut-être n'y a-t-il pas une seule façon de procéder. Nous sommes multiples; tel qui pensait ne pouvoir s'exprimer que grâce à la poésie se montre excellent administrateur; tel autre qui se mettait tout entier dans le maniement d 'un bistouri découvre qu'il sait admira­blement se servir d 'un stylo !

L'avantage primordial du second métier, c'est qu'il procure à l'écrivain une liberté absolue, laquelle est, en définitive, la condition majeure pour ne pas gâter ses dons et ne pas galvauder ses capacités.

Le reproche qu'on adresse généralement au second métier, c'est que dans certains cas il risque de détourner l'écrivain ou l'artiste de sa mission véritable et sainte. Cela ne m e semble pas évident. Il n'est pas d'exemple, à m a connais­sance, d 'un h o m m e qui aurait eu la passion ou la folie d'écrire et qui n'aurait pu, tôt ou tard, d'une manière ou d'une autre, satisfaire cette envie et accomplir son destin littéraire. Je ne sache pas que le second métier ait jamais été cause d'empêchement pour un écrivain de dire ce qu'il avait à dire, qu'il ait une seule fois gêné l'effusion spontanée d 'un talent, contrarié le libre jeu du génie, retardé, freiné, ralenti ou arrêté une production intellectuelle quelconque.

O n pourra, bien sûr, blâmer un professeur d'adopter, dans ses écrits extra-universitaires ou extrascolaires, u n ton didactique et sentencieux; on le

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U artiste dans la société contemporaine

trouvera peut-être quelque peu dogmatique, sec, pédant, par trop pointil­leux ou, au contraire, emphatique et oratoire.-On jugera évidemment qu'un journaliste, s'il compose un roman, y met une hâte excessive ou bâcle légère­ment ses chapitres et sa conclusion, ou encore fait un usage immodeste du style rapide et neutre qui est souvent celui du feuilletonniste pressé ou du rédacteur objectif et froid. O n ne manquera pas de souligner, probablement, que le médecin apporte à l'analyse romanesque une minutie toute scienti­fique et que le magistrat a un faible pour le roman policier; on dira aussi que le cinéaste ne rédige que des scénarios. Tout cela aurait besoin d'être soigneu­sement vérifié et prouvé. Alors on s'apercevrait que l'éducateur est fantaisiste à l'extrême, l'échotier précieux et recherché, le praticien vague et peu soucieux du détail, le juge bucolique ou ardent. Et l'on découvrirait ainsi un des autres avantages du second métier, puisqu'il faut l'appeler par son n o m ! A savoir, son pouvoir d'évasion considérable. Il autorise, en effet, l'objectivité, d'une part, mais de l'autre, bien des tendances secrètes et refoulées, bon nombre de « permissions » qu'on ne se serait jamais accordées peut-être autre­ment.

Mais il est temps désormais de parler des inconvénients de ce second métier. C o m m e tout ce qui est humain, donc imparfait, il présente à la fois des vertus et des vices, des qualités et des défauts, des avantages et des inconvénients. N o u s avons dit qu'il risquait parfois de détourner l'écrivain ou l'artiste, et cela pour une période plus ou moins longue de son existence, de sa véritable raison d'être. Il court chance, en effet, de l'exposer, par exemple, à bien des mécomptes et des déboires. U n h o m m e de lettres implacablement sollicité par une fonction publique, un sculpteur tyranniquement requis par des respon­sabilités administratives de toutes sortes, u n penseur entièrement dévoué à une conjoncture politique sont menacés de trahir ainsi un certain idéal, d'accorder le meilleur d'eux-mêmes à quelque chose qui n'en vaut pas la peine, ou du moins à une tâche moins noble et moins durable que ces monuments d'éternité que leurs cerveaux édifient dans le silence du cabinet ou que cons­truit leur cœur dans la paix féconde de l'atelier.

A quoi l'on peut répondre par plusieurs arguments. Et d'abord, en répé­tant ce qui a été dit plus haut : rien n'a jamais pu prévenir un véritable écrivain, un artiste authentique, de dire ce qu'il avait à dire. O n pourrait ensuite faire intervenir la dualité de l ' h o m m e : tel poète peut fort bien, sans sacrifier sa muse, se vouer à quelque autre occupation. L a nécessité ne connaît pas de lois et il reste sans doute possible à un littérateur de se plier en tant q u ' h o m m e aux rigueurs de cette nécessité, sans pour cela étouffer en lui la part de Dieu. Après tout, soyons honnêtes : un dramaturge ne passe pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre à composer des pièces de théâtre. U n logicien, serait-il le plus attentif des philosophes et posséderait-il une puissance de travail m o n s ­trueuse, ne consacre pas toutes les minutes de sa vie à la méthodologie et au raisonnement. U n portraitiste pose parfois sa palette et son pinceau. Nous laissons assez souvent la plume, m ê m e si la nécessité ne nous y contraint pas. Et voilà qui nous amène tout naturellement à envisager un autre problème,

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plus sérieux celui-là, et dont la portée est autrement lointaine. Q u ' u n h o m m e de lettres exerce un métier, nous venons de le voir, n'est pas un mal, au contraire ; mais que ce métier l'absorbe complètement, voilà qui est un mal et qu'il faut conjurer. La difficile question du choix est ainsi posée. Le discernement est affaire délicate et subjective. Il n'y a pas de critère ici, et ce qui est bon pour tel auteur ne réussit pas du tout à tel musicien. Il est assurément des profes­sions favorables à la production littéraire et des offices qui lui sont néfastes. Interrogeons dix écrivains, nous recevrons dix réponses différentes : l'un vantera le travail manuel, l'autre prônera une profession libérale, le troisième donnera sa préférence au fonctionnarisme. Je serais assez d'avis que c'est le métier le plus éloigné de ses tendances personnelles qui sert le mieux l'écrivain, si l'expérience ne venait m'infliger de constants démentis I II a au moins pour lui qu'il laisse à celui qui le remplit plus de disponibilité qu'une charge pour laquelle un intellectuel a été jugé propre. S'il est maçon ou amiral, il a plus de chances de garder intactes ses dispositions spirituelles quand il se met à sa table de travail. A u contraire, l'écrivain qui choisit un métier tout proche de la littérature, c o m m e le journalisme, le cinéma, la radio, est peut-être exposé à une sorte de glissement insensible de l'un à l'autre : une certaine confusion peut naître entre le métier et l'art, pour ainsi dire. N o u s avons vu tout à l'heure le cas du journaliste : rapidité, simplification, ponctualité seront à la fois ses qualités et ses défauts; excellentes quand o n s'adresse à des centaines de milliers de lecteurs, voire à des millions, ces méthodes expéditives vont à l'encontre de la lenteur et de la libre réflexion nécessaires à celui qui entend écrire quelque ouvrage de poids. Mais il faut ajouter qu'il arrive fréquemment qu 'un écrivain digne de ce n o m collabore à un ou à plusieurs journaux sans pour autant renoncer à quoi que ce soit de ses vertus propres; la rédaction d'un article lui est m ê m e souvent profitable, car c'est u n exercice de style et une gymnastique intellectuelle qui ne sont pas sans intérêt; en outre, il gagne ainsi honorablement sa vie. Quant aux lecteurs, il est certain que c'est pour eux un avantage considérable : ils peuvent de la sorte lire des articles ou des chroniques de valeur, et cela vaut mieux que des pages bâclées et souvent à peine correctement écrites. Cependant, j'ajoute ne pas croire qu 'un véritable h o m m e de lettres se puisse astreindre quoti­diennement aux devoirs du journaliste, obligé coûte que coûte à fournir de la copie : c'est là un métier par trop absorbant, dévorant m ê m e , et pour peu qu 'on veuille s'y donner avec une conscience entière, il n'y a plus temps pour l'étude désintéressée ni pour la vie gratuite et féconde de l'esprit. Q u ' o n n'aille point voir dans ce propos la moindre critique à l'endroit du journalisme ! Je voudrais, bien au contraire, qu'il fût encore plus à l'honneur qu'il n'est, et qu'il pût conserver toujours une indépendance essentielle à sa bonne répu­tation. M a crainte est qu'il n'empiète parfois sur d'autres domaines que le sien. Et si je conçois aisément une collaboration régulière entre journalisme et littérature, je m e désole quand je constate que l'un menace à tout m o m e n t d'absorber l'autre. J'en dirai autant pour le cinéma. Il m e semble parfait, nécessaire m ê m e , souvent fructueux, qu 'un écrivain soit appelé à colla-

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L'artiste dans la société contemporaine

borer à une œuvre cinématographique. Les réussites de Jean Cocteau, de Graham Greene, et, si j'osais, je dirais m ê m e de Shakespeare, sont la preuve que la littérature peut venir en aide au film, et que celui-ci peut apporter quelque chose de nouveau et d'original à un écrivain. Plus encore que la presse, l'écran touche un public immense : beaucoup de gens qui ne lisent pas vont au cinéma; il y a donc là un m o y e n puissant et efficace non pas de distraire seulement les foules, non pas de les exploiter en les abrutissant, mais de les éduquer et de les élever peu à peu à la beauté. Il ne fait pas de doute que ce qu'on appelle (je m e demande pourquoi) « la masse » a des droits sur les bons écrivains. A leur tour, ces derniers ont des droits sur elle : ils peuvent légitimement réclamer cette audience et cette présence et ils peuvent aussi obtenir leur part de cet argent que les h o m m e s donnent à l'entrée des salles de projection. Est-ce à dire qu 'un écrivain peut sans péril se vouer corps et â m e au septième art ? Je ne le pense pas. U n e fois pour toutes, un authentique écrivain ne peut, ne doit se consacrer entièrement qu'à la littérature. A u cinéma, il offrira sa participation, parce que c'est un moyen , non pas le seul ni forcément le meilleur, de toucher les h o m m e s , de les diriger intelligemment et d'enrichir leur â m e . Pour ce qui est de la radio, elle a une si étroite parenté avec le journa­lisme qu'il n'est pas urgent d'étudier de très près les rapports que l'écrivain doit ou peut avoir avec elle. Notons toutefois que si le cinéma, qui procède essentiel­lement par l'image, fait une place importante à l'écrivain (dialogues, synopsis, scénario, etc.), la radio, et cela ressemble à u n paradoxe, la lui fait beaucoup plus petite : bien qu'elle s'adresse à l'oreille, en effet, elle préfère, en raison du goût de ses auditeurs, la musique à la parole; là où Beethoven obtient trente ou quarante-cinq minutes, Victor H u g o n'en obtient que dix ou quinze.

Je remarquais il y a un m o m e n t que le second métier proposait à notre raisonnement un problème mal posé : en premier lieu, parce qu'il est, la plupart du temps, u n premier métier et le seul; ensuite, parce que la difficulté n'est pas pour l'écrivain de posséder un métier, mais bien de le choisir. J'ai tenté d'indiquer les avantages et les inconvénients de quelques-uns de ces métiers : le journalisme, le cinéma, la radio, le professorat. Et j'en arrive maintenant à cette conclusion, qui n'est pas définitive, que ce fameux métier doit avant tout ne pas absorber complètement l'esprit et le cœur de l'écrivain. Le studio, la salle de conférences, l'atelier, le bureau de rédaction, le magasin ne doivent pas lui prendre tout son temps. Cependant, nous avons vu que très souvent un h o m m e qui n'aurait rien d'autre à faire dans la vie que d'écrire ne rédigerait probablement pas une ligne. E n u n sens, par conséquent, avoir un métier serait pour l'écrivain la condition nécessaire qui lui permet de pro­duire. N o u s pénétrons, m e semble-t-il, au fond du problème, qui est unique­ment d'ordre intérieur et moral. Il n'est question, en dernière analyse, que du comportement particulier de l'écrivain vis-à-vis de lui-même c o m m e des autres. Il s'agit en s o m m e pour lui de savoir s'imposer une règle; il a besoin d'une discipline, éminemment intellectuelle, pour faire la part entre ses obligations d'écrivain et ses devoirs d ' h o m m e d'État ou de menuisier.

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Il faut à tout prix qu'il parvienne à ne sacrifier ni les unes ni les autres, à savoir judicieusement quand il convient d'accorder plus à la littérature et moins au métier et aussi quand c'est le contraire qui sied. Alors, il verra vraisemblablement que rien, à tout prendre, n'est incompatible avec l'art ou la littérature, à condition que sa morale personnelle lui ait enseigné comment on évite les écueils et par quelles voies, souvent mystérieuses et délicates, on parvient à l'harmonie où pensée et action s'équilibrent doucement.

J'ai hésité à prononcer le mot « action », car il entraîne tout un développe­ment dès qu'on le met à côté du m o t « écrivain ». J'en parlerai dans m a deuxième partie, qui traite du rôle social de l'écrivain. Mais je voudrais, avant d'en terminer avec ce faux problème du second métier, dire encore en quoi consiste, selon moi , le principe de cette morale de l'écrivain moderne : il est tout entier, m e semble-t-il, dans le souci constant de conserver les distances. Je ne fais point ici l'apologie de la « tour d'ivoire ». M ê m e celle d'Alfred de Vigny avait vue sur le siècle, et l ' h o m m e de lettres, si contemplatif qu'il soit et dédaigneux des choses d'ici-bas, s'arrange toujours pour se ménager une petite ouverture qui lui permette de jeter à la dérobée un regard sur ce qui se passe dans le m o n d e . N o n , il ne faut pas s'enfermer dans un isolement superbe, mais il faut savoir maintenir une certaine distance entre soi et tout ce qui n'est pas la littérature, la pensée et l'art. Ce n'est pas autre chose, du reste, que ce léger recul qui favorise la compréhension, ou que ce faible survol qui donne une vue d'ensemble et aide à mieux saisir les choses. O n peut très bien faire son métier avec à la fois conscience et détachement.

L E R O L E S O C I A L D E L ' É C R I V A I N

L'écrivain a de tout temps joué un rôle social. Il est loisible de se demander pourquoi. O n constate le fait, on le tient pour une de ces vérités depuis long­temps admises par tous et qu'on ne songe plus guère maintenant à discuter. Assurément, à toutes les époques de l'histoire humaine, dans tous les lieux de la terre, des h o m m e s , la plupart du temps des écrivains, ont essayé de définir ce rôle social de l'intellectuel. Celui-ci se connaît pour un acteur de premier plan dans une société donnée, et dès lors il accepte et l'honneur et la peine. S'il a pris une claire conscience qu'il occupe une place importante parmi ses semblables, du m ê m e coup il a admis que ce rang privilégié lui créait des obli­gations. D e ces devoirs envers autrui lui est venu le sentiment de sa respon­sabilité. O n pourrait expliquer cela en disant tout simplement qu'un h o m m e , quel qu'il soit, à peine a-t-il compris qu'il n'est pas seul sur la terre, qu'il acquiert spontanément le sens du social : et puisqu'il ne saurait se dispenser de ses frères, le voilà contraint de réfléchir aux relations qu'il entend établir entre lui et eux : c'est le commencement de toute morale. Les h o m m e s se reconnaissent des droits et des devoirs; il s'agit désormais de régler tout cela harmonieusement.

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U'artiste dans la société contemporaine

Q u e les h o m m e s de pensée soient peut-être plus préoccupés de ces ques­tions que le c o m m u n des mortels, c'est possible et m ê m e probable. Mais ici il faudrait faire une place très grande aux philosophes et surtout aux théolo­giens. D u reste, dans l'antiquité, la différence n'était pas tellement sensible entre le poète, le devin et le sage.

Il est difficile de concevoir une société civilisée qui n'aurait pas d'écrivains. L a littérature fut, bien avant notre siècle, qui s'imagine souvent avoir tout inventé, un phénomène social des plus naturels. A un m o m e n t quelconque de la vie d'une communauté, un h o m m e s'est mis à chanter. Les autres ont écouté; ils ont aimé sa chanson et ont voulu l'entendre à nouveau. Lui aussi il a été content qu 'on Fécoutât et il ne s'est plus fait prier. U n e correspondance s'instaure ainsi entre cet h o m m e et l'assemblée qui est autour de lui : voilà fondée une institution sociale. Son devoir à lui, c'est de chanter, ou de parler; son devoir à elle, cette société, c'est d'écouter. Mais que disait cet h o m m e ? Sans doute la vie qu'il voyait autour de lui, il se racontait et il racontait les autres. Et ils étaient heureux de se retrouver en lui, dans sa parole et dans son chant : il était c o m m e un miroir. Plus tard, bien plus tard, le poète se mit à écrire au lieu de chanter simplement. Et la société, au lieu d'écouter sim­plement, se mit à lire. L'écriture devenait si nécessaire que plus personne ne pouvait s'en passer. Poètes, écrivains, orateurs étaient les guides spirituels de leur milieu. Lorsqu'une difficulté quelconque surgissait, on s'adressait à eux, bien sûr, pour trouver la solution. D e là, dès les temps les plus anciens, l'influence de l'écrivain, et, par conséquent, sa responsabilité. Il est influent, puisqu'on ne peut plus se passer de lui; et il est responsable, puisqu'il dirige en quelque sorte les destinées spirituelles et morales d'une société, qu'il s'agisse d'une nation, d 'un groupe ethnique, d'une communauté religieuse ou d 'un parti politique.

Tous les travaux entrepris sur les idées morales, politiques, sociales, reli­gieuses, économiques des grands écrivains dans les siècles passés sont la preuve, s'il en fallait, de leur influence considérable. Tous, ils ont proposé à l'humanité des idéaux; il n'est que de songer à l'humaniste de la Renaissance, au sage de la cité antique, à l'honnête h o m m e d u x v n e siècle, au philosophe du xvine siècle, au mage du xrxe siècle; il n'est que d'évoquer les n o m s prestigieux de Platon, d'Érasme, de Léonard de Vinci, de Pascal, de Goethe, d 'Aboul Ala El-Maari ou de Rabindranah Tagore.

Mais parler du rôle social de l'écrivain, c'est fatalement parler de ses rapports avec l'action. Jamais la question n'a été tant débattue qu'à l'heure actuelle. O r , dès qu 'un écrivain prend la plume, il agit. Tout le reste m e semble discus­sions un peu byzantines et raffinements dus à l'excès d'intellectualité dont souffre le présent siècle. Qui ose aujourd'hui de bonne foi prétendre que l'écrivain n'écrit que pour lui, pour sa satisfaction personnelle et sa joie égoïste ? Je veux bien que quelques-uns le croient, que beaucoup le disent, mais je reste convaincu que, consciemment ou inconsciemment, u n écrivain, quand il écrit, a toujours, c o m m e dit Pascal, « une idée de derrière la tête », à savoir qu'il sera lu tôt ou tard. Je ne crois pas que la pensée d'autrui puisse

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Exposés généraux

être totalement absente dans l'esprit de celui qui rédige un ouvrage ou se livre à n'importe lequel des travaux littéraires. O n écrit donc pour les autres, et, dès qu 'on le fait, on assume la responsabilité de l'influence que ce que l'on a écrit pourra exercer sur le lecteur. Q u a n d on se serait retiré dans la tour d'ivoire la plus hautaine et la plus hermétique, encore aurait-on quelque influence, du seul fait que quelqu'un peut apercevoir cette tour d'ivoire et se demander qui est à l'intérieur et pourquoi et qu'est-ce qu'il y fait.

D e m ê m e , aussitôt qu 'on communique avec autrui, et quel que soit le m o y e n mis en œuvre, on devient responsable. O n aura beau se proclamer libre, indépendant, solitaire, et nier tout devoir envers la société ou refuser tout contact avec l'extérieur, on est « engagé » malgré soi. Vous pouvez naturel­lement vous leurrer et continuer de vous croire « dégagé », cela ne change absolument rien à l'affaire. O n ne vous consulte point, et vous êtes « embar­qué », parce qu 'on vous lit et qu 'on vous entend. Je suis frappé de constater combien cet état de l'écrivain préoccupe les esprits. Jadis, la chose allait de soi; les écrivains n'auraient jamais imaginé qu'ils pussent u n jour se dérober à leurs magnifiques responsabilités qu'ils revendiquaient, au contraire, avec fierté c o m m e un signe de leur pouvoir noble et de leur toute-puissante dignité. Devons-nous nous résigner à penser que l'écrivain du x x e siècle, et plus précisément celui de 1952, juge trop lourde une telle obligation morale et désirerait s'en décharger ? Pourquoi cette épouvante, en effet, à l'idée qu 'on a peut-être un devoir à remplir quand on a choisi d'écrire ? Aurions-nous mauvaise conscience et craindrions-nous qu'on nous accusât d'avoir été coupables dans certains épisodes de l'aventure humaine ? Enfin, quelle raison ferait que l'écrivain aurait tous les droits et aucun devoir ? Il est urgent, je crois, de rappeler à ceux qui seraient tentés de l'oublier les clauses toujours valables de ce véritable contrat social.

Naturellement, plus l'écrivain a d'influence, plus sa responsabilité est grande. Cependant, va-t-on objecter, cette fameuse responsabilité a besoin qu 'on la précise I Soit, on est responsable, mais devant qui et de quoi ?

Je répondrai : on est responsable devant sa conscience d'abord, et je voudrais pouvoir dire : devant sa conscience seulement. L'écrivain, en effet, ne possède pas les moyens de forcer autrui à le lire, à plus forte raison à le suivre. Dans cet empêchement m ê m e je trouve la véritable liberté de l ' h o m m e de lettres. Si la société se reconnaît la liberté de prendre ou de ne point prendre connais­sance d'un écrit, de tirer profit ou de ne faire aucun usage de ce qu'elle lit, à son tour l'écrivain est parfaitement libre, c'est la logique naturelle, de faire ce qui lui plaît. Mais c'est précisément là qu'intervient la responsabilité de l'écrivain, car, en fait, il n'en va jamais ainsi ! L'exemple de Socrate nous en avertit : c'est de sa vie qu'il paye cette précieuse liberté. Q u e voyons-nous ? L a vie sociale a ses lois qui l'obligent, dans certaines circonstances, à se défendre et elle ne peut prétendre le faire qu'en limitant plus ou moins la relative liberté de chacun des membres qui la composent. Tout avantagé qu'il est, l'écrivain reste forcément tenu de se soumettre aux lois de la cité et, par conséquent, de consentir une entorse quelconque à sa liberté. Le voilà, du coup,

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U artiste dans la société contemporaine

mis en face de deux responsabilités : l'une est souveraine, puisqu'elle vient de lui-même et ne peut dépendre que de sa conscience; l'autre demeure étrangère, parce qu'elle est proposée par autrui et que l'écrivain doit la subir. C'est évidemment de celle-ci que se réclame la société et c'est à celle-ci que l'écrivain doit rendre compte de sa pensée. C'est pourquoi, dans le cas où ces lois s'avèrent libérales, il n'y a pas de problème à proprement parler : l'écrivain est à son aise et c'est sans la moindre gêne que s'épanouit son talent ou son génie. Mais lorsqu'elles sont rigoureuses, ces lois, la vie de la littérature se complique. E n effet, l ' h o m m e de lettres ne peut plus être tout à son œuvre; il est obligé de dépenser beaucoup d'efforts pour éviter ou atténuer la sévérité de ces lois, et c'est peut-être là qu'il a le plus de mérite. O n s'est largement étendu sur l'état florissant de maintes littératures à l'ombre de gouvernements autoritaires ou despotiques. Mais a-t-on jamais voulu se rendre suffisamment compte de l'effort prodigieux que l'écrivain est forcé de déployer pour sauver sa production du caprice d'un tyran et lui permettre ainsi de traverser les siècles ? O n nous dit que l'âge d'or de la littérature a souvent coïncidé avec des régimes policiers et dictatoriaux; parfois m ê m e on prétend établir un rapport fallacieux de cause à effet et l'on serait prêt à affirmer que sans Auguste il n'y aurait pas eu Virgile, ni Molière sans Louis X I V . Il reste bien plus probable que si ces deux monarques avaient été autrement qu'ils ne furent, la littérature de leur temps aurait revêtu un aspect différent, sans doute plus remarquable encore, et qu'elle aurait exercé une influence bien plus profonde. Car ce que nous admirons au fond, ce n'est pas tant que cette littérature soit un fidèle reflet de ces époques guindées et peu tendres, mais qu'elle ait réussi malgré tout à passer entre les mailles étroites du filet et à rendre un certain accent de liberté triomphante en dépit de l'oppression du m o m e n t . Il ne faut pas tant féliciter M m e de Pompadour du succès de l'Encyclopédie que Diderot d'avoir pu ou convaincre ou tromper cette grande dame.

Par conséquent, c o m m e pour le second métier, toute la question revient ici à un point de morale. S'il existe une solidarité réelle entre l'écrivain, d'une part, et la société, de l'autre, il y aura des deux côtés des droits et des devoirs.

E n ce qui concerne l'écrivain, le devoir est tout simple, encore qu'il ne soit pas facile à remplir : c'est faire preuve de probité. L a probité, en effet, lui enjoint de se montrer honnête envers lui-même c o m m e à l'égard des autres. Elle lui fera une obligation irréductible de refuser toute ingérence étrangère dans son idéal littéraire et artistique. Elle le rendra à la fois insensible aux menaces et aux promesses. La probité aura vite fait de le convaincre qu'il ne se doit qu'à la vérité et à elle seule. U n h o m m e de lettres qui flatte le pouvoir parce qu'il le craint ou parce qu'il le sollicite manque à la probité.

Évidemment, dans une société bien faite, quasi idéale, le devoir de cette société serait de mettre l'écrivain à l'abri et de la crainte et de la sollicitation. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, d'être trop pessimiste à ce sujet, car c'est chose qu 'on a déjà vue et qu 'on verra encore. N o u s s o m m e s réunis à Venise pour étudier les moyens dont dispose la société afin de garantir à l'écrivain la

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possibilité d'être probe, et c'est m ê m e l'objet du plan de travail que nous avons devant nous et sur lequel nous allons avoir à délibérer.

L'écrivain moderne ne jouera u n rôle important dans la société que lorsqu'elle et lui sauront très précisément leurs devoirs respectifs et qu'ils consentiront u n peu à oublier, au moins pour un temps, leurs droits. Alors l'écrivain sera cet h o m m e dont parle Dante, lequel avance dans la nuit, une lampe suspendue au dos : il éclaire ainsi le chemin pour tous ceux qui le suivent. Il n'est personne pour croire que la clarté qu'il dispense est trom­peuse, et lui sait qu'il peut aller de l'avant en toute confiance, puisque aucun de ceux qu'il éclaire ne refuserait de voler à son secours s'il était en péril.

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L'architecte dans la société contemporaine

par Lucio Costa

Les deux thèmes successivement proposés pour ce rapport — le premier restreint : « Unité d'habitation » le second très large : « L'architecte et la société contemporaine » sont pour ainsi dire complémentaires. E n effet, le concept moderne d' « unité d'habitation » s'applique à une habitation conçue et construite non pour le profit, mais pour la vie plus harmonieuse et meilleure de l ' h o m m e et de sa famille. Et la première mission de l'architecte dans la société contemporaine est précisément d'ordonner et de délimiter l'espace bâti, en vue non seulement du rendement, mais aussi et surtout du bien-être individuel des usagers, qui ne se réduit pas au confort matériel, mais suppose aussi l'équilibre psychique, dans la mesure où celui-ci dépend de la conception architecturale.

Il n'est donc pas inutile de considérer ici, en premier lieu, la question des unités d'habitation — question d'une actualité indiscutable, et qui fournit un exemple objectif et précis emprunté à la réalité quotidienne, à l'appui des considérations plus générales qu'appelle le thème uniforme proposé pour les rapports des différentes sections de cette conférence.

L e concept d' « unité d'habitation » répond au principe général de la concen­tration résidentielle en hauteur. L a construction de blocs isolés, assez grands pour abriter les services c o m m u n s nécessaires à l'ensemble des familles qui y résident, permet de libérer alentour de grands espaces boisés et de garantir ainsi à toutes les habitations un horizon plus dégagé. Il en résulte une plus grande impression d'intimité, malgré la contiguïté à l'intérieur de ces unités architecturales d'un nouvel ordre de grandeur. Cette application, ou plutôt, c o m m e on le verra, cette « acquisition » de la technique industrielle moderne est entièrement due à l'intuition de L e Corbusier, qui en eut l'idée il y a plus de vingt ans et qui fut aussi le premier à la réaliser récemment dans l'admirable entreprise de Marseille.

Il ne s'agit pas pour nous, disons-le tout de suite, d'opposer la thèse de la résidence individuelle isolée à celle des résidences individuelles « conjointes ». Il va de soi que, si la question était aussi simple, chacun préférerait habiter une belle maison confortable, avec jardin, garage et potager. Mais force nous est de reconnaître dès l'abord que le problème de l'habitation individuelle n'admet pas la m ê m e solution selon que l'on considère le cas d'une minorité privilégiée ou celui de grandes masses de population.

M ê m e si l'on croit possible de doter de résidences individuelles, modestes mais indépendantes, tous les habitants des grandes agglomérations urbaines,

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il suffit de penser à l'étendue des terrains, à la longueur des voies d'accès et des canalisations nécessaires pour comprendre combien il serait absurde d'engager de tels frais pour aboutir simplement à entasser la population sur des lotissements exigus de banlieue, dans des maisons inconfortables et minus­cules ayant vue les unes sur les autres. Il est vrai que la solution banale des immeubles de rapport sur des lotissements impropres et ne disposant ni de services c o m m u n s ni d'aucune commodité d'intérêt général est encore pire, car elle supprime les rares avantages que présente la petite maison individuelle, m ê m e exposée aux vues et éloignée, sans rien offrir en échange.

Si l'on reconsidère le problème en fonction des données strictement techni­ques et humaines (qui apparaîtront également valables du point de vue écono­mique et financier si on les envisage à l'échelle convenable) on est naturelle­ment amené à préférer ce que Le Corbusier appelle les « unités d'habitation de grandeur conforme », en raison des conditions exceptionnellement favo­rables qu'elles offrent à l'équilibre de la vie familiale, en permettant de concilier l'autonomie individuelle et l'attachement au foyer.

Dans les petites maisons de banlieue, les intérêts contradictoires des diffé­rents âges normalement représentés au sein de la famille — enfance, adolescence, âge m û r , vieillesse — ne peuvent se satisfaire faute d' « espace vital » et de locaux appropriés. Il en résulte fatalement un climat d'irritation et de contrainte, ensuite la saturation, enfin la dispersion. Dans le cas des habitations conjointes, en revanche, la haute concentration résidentielle permet la construction de locaux spécialement conçus pour différentes catégories d'intérêts et d'activités — ce qui permet de satisfaire le légitime désir d'auto­nomie et d'expansion de chacun, quels que soient son âge et ses goûts, dans le cadre de l'unité résidentielle qui constitue une sorte de dédoublement de la maison.

Ces compléments ou annexes de l'habitation proprement dite permettent de vivre en c o m m u n dans la bonne humeur, sans aucune des contraintes habituelles de la vie domestique, et ils restituent au domus son caractère irremplaçable de foyer naturel d'attraction pour toute la famille.

Mais envisageons de plus près les avantages de ce nouveau concept d' « habitations conjointes ».

Tout d'abord, si l'on admet le principe de la concentration en hauteur, le terrain nécessaire pour loger quelques centaines de famille peut être sensi­blement réduit, et on peut ménager autour du bloc bâti un espace libre suffisant pour assurer à tous une perspective dégagée et une bienfaisante sensa­tion d'isolement. E n m ê m e temps, la disposition uniforme des étages permet d'orienter toutes les habitations de façon à les faire bénéficier des conditions d'insolation et d'aération les plus favorables, compte tenu du climat. Ainsi la banlieue, quoique moins étendue, paraîtra plus vaste : elle se présentera c o m m e un immense espace vert d 'où émergeront de place en place les « unités » autonomes, ou « quartiers debout ».

E n outre, l'expérience montre qu'il existe des familles « extroverties », qui aiment le mouvemen t et le bruit, et des familles « introverties », qui en

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U artiste dans la société contemporaine

ont horreur; elle montre aussi les différences d'âge ou de tempérament créant à l'intérieur des familles une opposition analogue qui provoque de constantes frictions et rend la vie pénible à tous.

L'insonorisation des planchers et des cloisons mitoyennes est facile à réaliser techniquement, mais c'est surtout à la contradiction interne des familles que l'unité d'habitation apporte une solution définitive, et à vrai dire idéale : dans l'immeuble m ê m e , dans les ailes qui le prolongent, sous les ombrages du parc, à la hauteur de l'entresol ou du rez-de-chaussée, ou encore sur la terrasse-jardin, des locaux d'accès facile sont aménagés pour les différentes manifestations de la vie collective, et aussi pour la solitude et le recueillement; en plein air (pelouses et bosquets, avec piscine et terrains de jeux); sous abri (vérandas et jardins d'hiver); à l'intérieur (salles de jeux pour les enfants, club pour les jeunes gens, gymnase, salle de séjour pour les vieillards, salle de lecture avec cabinets de travail isolés, atelier de bricolage, crèche, jardin d'enfants, école primaire, promenoir, infirmerie, pharmacie, bar, confiserie, restaurant, boutiques essentielles telles que boulangerie, épicerie, boucherie, charcuterie, fruiterie, etc.).

Ainsi la réduction progressive de la surface bâtie, imposée par la nécessité sociale d'étendre au plus grand nombre le bénéfice d 'un confort élémentaire et rendue possible par la technique moderne, crée des conditions favorables à l'avènement d 'un nouveau m o d e de vie — dont les avantages amèneront ceux-là m ê m e s qui ont l'habitude du confort à préférer l'unité d'habitation organisée sur une base coopérative de copropriété aux appartements classiques, dépourvus du confort — que la nouvelle formule, appliquée sur une grande échelle, est seule capable d'offrir.

Car la technique moderne, grâce à la qualité de ses réalisations, rend vite désuets les articles de luxe et les appareils compliqués, accessibles seulement à quelques privilégiés; les produits de série sont tellement plus c o m m o d e s et pratiques qu'ils tendent à remplacer peu à peu les objets raffinés et coûteux fabriqués sur c o m m a n d e .

Ainsi, la simple considération du cas particulier des unités d'habitation met en évidence le rôle essentiel de l'architecte dans la société contemporaine.

Technicien, sociologue et artiste, l'architecte, du fait m ê m e de son métier et de sa formation professionnelle, est capable de prévoir et d'anticiper graphiquement, en se fondant sur des données techniques précises, les solu­tions correctes et plastiquement valables, en fonction des conditions maté­rielles, économiques et sociales.

Technicien, il doit démontrer qu'il est possible, en pratique, de résoudre d'une façon idéale, pour la totalité de la population, les problèmes de l'habitat, de l'urbanisme et de l'aménagement des campagnes grâce aux procédés indus­triels de la production en série.

Sociologue, il a le devoir d'expliquer — sans passion politique et sans crainte — les causes du déséquilibre et de l'incompréhension actuelle; et pourquoi les remèdes techniquement mis au point dans les moindres détails ne sont pas encore appliqués.

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Exposés généraux

Artiste, il lui incombe de faire comprendre c o m m e n t les nouvelles données fonctionnelles du problème architectural et les nouvelles conceptions plas­tiques qui en découlent permettent de veiller à la fois à la beauté des détails et à l'harmonie des ensembles tout en rétablissant les droits du monumental dans l'urbanisme.

E n effet, puisque les ingénieurs et les techniciens modernes n'ont pas encore apporté à la solution des problèmes du bâtiment l'implacable précision qu'ils appliquent dans les autres secteurs de l'activité industrielle — sans doute parce qu'ils se sentent inhibés devant le fait architectural, c o m m e devant un art majeur dont la portée leur échappe — c'est à l'architecte qu'il appartient de déterminer dans quelle mesure il convient de faire appel à eux pour produire en grande série, à des prix raisonnables, les nouveaux matériaux, les éléments préfabriqués et l'équipement fixe et mobile nécessaires à la construction. Il n'en est pas moins vrai que les techniques du bâtiment et de la composition architecturale ont d'ores et déjà atteint un stade où elles peuvent assurer intégralement le bien-être et le confort de tous et de chacun.

Il est donc possible, du point de vue technique, d'assurer progressivement à la totalité de la population, dans un délai relativement court, des conditions idéales d'habitat et d'urbanisme. Cependant, on ne le fait pas. Pourquoi ?

Si, c o m m e on le verra plus loin, plusieurs facteurs concourent à retarder la prompte application de la nouvelle technique sous sa forme fonctionnelle et artistique la plus pure, il y a aussi à ce délai une cause fondamentale qu'il ne faut pas perdre de vue.

Aujourd'hui c o m m e il y a vingt ans — lorsqu'il nous fut donné d'aborder pour la première fois cette question — une prudente discrétion est de règle en la matière. Qu'il m e soit permis cependant, devant cet auditoire, d'évoquer la cause principale de la crise que traversent l'architecture et l'urbanisme contemporains; d'autant plus qu'il ne s'agit nullement de considérations idéologiques mais de faits d'ordre technique, découlant du progrès industriel et des solutions que ces faits imposent et que devront nécessairement admettre les idéologies et les régimes politiques soucieux de survivre.

A parler franchement — et un peu de candeur ne fera pas de mal au m o m e n t où dans maints secteurs de la vie moderne on ne recherche que trop l'érudition sophistiquée — voici à quoi se résume la question : le rythme de l'évolution sociale dans le m o n d e moderne est devenu trop lent par rapport à celui du progrès technique depuis la révolution industrielle qui a substitué la production en grande série à la production artisanale.

Pendant des millénaires, les possibilités nécessairement limitées de la pro­duction manuelle ne pouvaient satisfaire que les besoins d'une minorité de privilégiés; la grande majorité de la population, constituée en corps de métiers, travaillait à produire une quantité nécessairement restreinte d'éléments aussi parfaits que possible, conformément aux canons de la technique artisa­nale du m o m e n t . Cette limitation inévitable rendait utopique, a priori, toute aspiration à une égalité sociale qui ne fût pas le retour pur et simple à la vie primitive. Cet ordre millénaire, qui revêtait toutes les apparences d'un ordre

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L'artiste dans la société contemporaine

naturel immuable, fut brusquement renversé lorsque apparurent les possi­bilités pour ainsi dire illimitées de la production industrielle en série.

A u lieu de l'effort de tous pour le profit exclusif de quelques-uns, la machine ne réclame souvent que l'effort de quelques-uns pour le profit de tous. Cette miraculeuse capacité de produire « en masse » les éléments et le matériel désormais indispensables au bien-être de l ' h o m m e civilisé exige, en contre­partie, une distribution aussi peu limitée. Mais la hiérarchie actuelle du pouvoir d'achat — qui reste fondée essentiellement sur les distinctions sociales imposées par les limitations de la technique artisanale traditionnelle — ne permet pas — bien qu'elle soit assouplie à l'extrême — d'absorber la totalité de la production. N o n qu 'on puisse parler d'une surproduction de quoi que ce soit, mais trop de gens n'ont pas les moyens d'acheter ce dont ils ont besoin. C'est donc la structure sociale qui, en empêchant la distribution indispensable, entrave le développement normal de la capacité de production.

A ce point, le problème ne se pose plus sur le plan technique mais sur le plan économique et social, où il échappe à notre compétence. Il n'en intéresse pas moins directement les techniciens qui doivent faire des prévisions en tenant compte de l'évolution des faits. L'intérêt très vif des architectes et urbanistes pour que ces problèmes soient résolus dans un sens ou dans l'autre est donc compréhensible. E n effet, aucun plan techniquement et humainement valable ne peut être réalisé à l'échelle voulue, en raison des limitations que lui impose la survivance d 'un ordre social dépassé par les faits et qui s'oppose à l'adoption d'un rythme d'expansion normal pour l'époque.

Si telle est la cause profonde de la crise contemporaine, dont il ne faut jamais oublier le sens véritable, d'autres raisons contribuent aussi, on l'a déjà signalé, à retarder, voire à empêcher, la mise en œuvre des nouvelles conceptions qui ont cours en matière d'urbanisme et d'architecture.

Tout d'abord, les populations elles-mêmes ignorent, ou méconnaissent, les principes fondamentaux de ces nouvelles conceptions et les solutions d'ensemble et de détail que la technique contemporaine permet d'apporter au problème de l'habitat. Cette méconnaissance les empêche de se représenter avec la netteté et l'objectivité indispensables la vie sereine et équilibrée qui peut désormais être la leur — et qui est exactement à l'opposé de l'agitation fébrile dont on croit à tort qu'elle est inséparable de la « vie moderne ». Incapables de se représenter cette vie, elles ne peuvent y aspirer; elles ne peuvent réclamer ce qui est leur dû.

C e manque de pression de l'opinion publique explique le peu d'empresse­ment des responsables à projeter et à effectuer des travaux, que l'initiative soit officielle ou privée.

Pour cette œuvre capitale d'information, il serait possible d'utiliser avec profit des moyens jamais encore employés à cet effet, mais qui pourraient l'être sous le patronage de l'Unesco, et sous la direction effective de L e Corbusier, entre autres le cinéma et les jouets.

O n pourrait d'une part réaliser une série de films, fondés sur des données techniques précises, mais conçus moins à des fins « éducatives » que dans

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Exposés généraux

une sorte d'intuition poétique, et dans l'intention de révéler aux masses popu­laires la possibilité de cette vie quotidienne en apparence inaccessible et d'éveil­ler en elles le désir d'y accéder.

D'autre part, les nouvelles générations pourraient déjà se familiariser avec le nouveau style de vie, en jouant avec des maquettes et des « assemblages » de différents modèles conçus à l'aide du « modulor » : plans schématiques d'urbanisme et d'industrialisation des campagnes à l'aide de blocs de bâti­ments, d'arbres, d'autostrades, de viaducs, de parcs à autos miniatures, etc. ; construction d'unités d'habitation avec leurs pilotis, leurs planchers, leurs cloisons et leurs pans de façade démontables, en bois, en matière plastique ou en métal; aménagement des appartements individuels et des salles c o m m u n e s d'une unité d'habitation, équipée de meubles et de casiers peints en différentes couleurs pour intéresser également les filles. Ainsi, au lieu de s'abrutir précoce­ment avec d'odieux jouets belliqueux, les enfants s'habitueraient de bonne heure à concevoir la ville et la maison d'une façon conforme à l'esprit de l'ère industrielle moderne.

Mais, plus encore que l'ignorance et l'indifférence du public, ce qui voue aujourd'hui à un échec lamentable toute tentative de concevoir, de projeter et de construire en s'inspirant des nouveaux principes fonctionnels, e m p ê ­chant ainsi le développement naturel du goût qui devrait faire naître le désir généralisé de renouveler le concept de la beauté architecturale, c'est que les milieux professionnels, ou simplement cultivés, se refusent encore en majo­rité à admettre ces principes et adoptent à leur égard une attitude de méfiance, voire d'hostilité.

U n e telle attitude, qui se justifie en partie par la prolifération des manifesta­tions — grossières ou subtiles, mais toujours haïssables — du pseudo-moder­nisme, tient le plus souvent à une connaissance superficielle ou fragmentaire des vtais fondements, des intentions et de la portée de la rénovation en cours.

La nouvelle conception de l'architecture et de l'urbanisme forme un tout indivisible; on ne peut l'admettre ou la rejeter en partie; ses ultimes consé­quences découlent logiquement de ses prémisses fondamentales. Il faut avoir en main toutes les données de ce problème si complexe pour que ses aspects apparemment contradictoires ou indépendants se rejoignent exactement et prennent un sens intelligible : considérés en dehors de l'ensemble, ce ne sont que les pièces isolées d 'un puzzle.

Il est temps de rechercher la vraie cause d'une aussi persistante incompré­hension chez des professionnels presque toujours compétents et chez des profanes cultivés et de bonne foi, dont la présence aux postes de direction et au sein des organes consultatifs ou délibérants de l'administration gouverne­mentale et des entreprises publiques ou privées crée des conditions de nature à fausser, voire à empêcher la libre manifestation des formes architecturales caractéristiques du modus faciendi de l'ère industrielle et qui constituent, en définitive, le style de notre époque.

Cette attitude négative repose principalement sur les allégations ou objections suivantes : i° l'architecture moderne, trop nettement différenciée

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L'artiste dans la société contemporaine

serait contraire aux lois de l'évolution; 2° elle ne respecterait pas les tradi­tions nationales; enfin, son caractère éminemment utilitaire et délibérément fonctionnel serait incompatible avec la recherche du monumental et de l'expression artistique.

Les styles du passé, malgré les différences manifestes et parfois radicales qu'ils présentent en ce qui concerne l'intention plastique, les conceptions d'ensemble et les procédés de construction, ont, en effet, un trait c o m m u n : ils emploient des matériaux de m ê m e nature et se réclament des m ê m e s tradi­tions professionnelles et de la m ê m e technique artisanale. L'architecture contemporaine, elle, pour la stabilité des structures c o m m e pour l'exécution et le fini des détails, a recours à des matériaux nouveaux et à des techniques originales qui sont issues de procédés imposés par la révolution industrielle et qui par conséquent ne doivent rien à l'évolution des techniques tradition­nelles. L'avion et l'automobile représentent-ils un stade de l'évolution du carrosse ? Dans un cas c o m m e dans l'autre, il s'agit en vérité d' « autre chose ». Et précisément parce qu'il s'agit d'autre chose, l'apparence doit être différente.

L'universalité des solutions industrielles conduit naturellement non seule­ment à l'adoption d 'un vocabulaire de base uniforme — c o m m e pour le roman et le gothique au m o y e n âge et pour les ordres classiques à la Renaissance — mais aussi à l'abandon progressif des techniques et des procédés régionaux. E n dépit de ce caractère universel, on peut noter déjà l'apparition de variétés « indigènes » de l'architecture moderne, d'allure sensiblement différente, bien qu'obéissant aux m ê m e s principes fondamentaux et employant les m ê m e s matériaux et la m ê m e technique. E n partie parce que, sur les conseils de Le Corbusier lui-même, on s'attache partout à faire revivre, dans le cadre des nouvelles conceptions, certaines particularités encore valables du fonds traditionnel, mais surtout parce que le tempérament national s'exprime dans les réalisations des artistes authentiques où se reflète ce qu'il y a de plus impon­dérable, mais aussi de plus irréductible et de plus spontané dans le génie de chaque peuple.

C'est cela et c'est le fait que l'architecte moderne a repris conscience de sa condition d'artiste qui confèrent leur valeur au cas particulier de l'archi­tecture contemporaine de m o n pays et à la présence parmi vous d 'un témoin de cette expérience lointaine. Ainsi se trouve inscrit à l'ordre du jour, avec tout le relief voulu, le problème de la qualité plastique et du contenu lyrique et passionnel de l'œuvre architecturale, ce par quoi elle est capable de sur­vivre — alors m ê m e qu'elle a cessé d'être fonctionnellement utile — non seulement en tant que témoignage d'une technique dépassée et d'une civilisa­tion révolue, mais à un titre plus essentiel et plus permanent : en tant que création plastique toujours vivante parce que capable d'émouvoir.

L a tâche la plus urgente qui incombe aujourd'hui aux architectes et aux professeurs d'architecture, c'est sans doute de faire admettre que la qualité plastique est un aspect fondamental de l'œuvre architecturale — sous réserve des limitations imposées par le caractère éminemment utilitaire de l'art de

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Exposés généraux

bâtir — afin de dissiper définitivement les malentendus qui sont responsables de la persistance, dans tant de milieux, des préventions et de l'incompréhension que je signalais tout à l'heure.

A présent que l'architecture moderne, grâce à l'action des c. i. A . M . et de Pu . i. A . , se trouve rétablie sur la base fonctionnelle qui doit être la sienne, il est temps d'admettre une fois pour toutes la légitimité de l'intention plastique, consciente ou non, que présuppose toute œuvre d'architecture digne de ce n o m — qu'elle soit savante ou populaire. L'appel insistant et lucide de L e Corbusier — dont l'œuvre est tout imprégnée de sentiment plastique — dans le sens de situer l'architecture au-delà de l'utilitaire ne semble pas avoir été entendu, à quelques exceptions près. Mais, pour déterminer la nature et le degré de cette participation de l'artiste au processus complexe de la création architecturale, il faut commencer par définir, objectivement, ce qu'est l'architecture.

L'architecture c'est, avant tout, Part de construire, mais de construire dans le dessein exprès d'ordonner l'espace en vue d'une utilisation et d'une fonction déterminées. Et, dans le cadre de cette mission essentielle qui est d'ordonner et d'exprimer, elle apparaît également c o m m e un art plastique. Car, pour chacun des innombrables problèmes qui se présentent à l'architecte depuis la conception du projet jusqu'à l'achèvement de l'œuvre, il existe une certaine marge d'option entre les solutions limites — m a x i m u m et m i n i m u m — déterminées par le calcul, préconisées par la technique, conditionnées par le milieu, réclamées par la fonction ou imposées par le programme — et c'est en se fiant à son sentiment individuel que l'architecte (l'artiste) choisit, entre ces limites extrêmes, la forme plastique à donner à chaque détail pour préserver l'unité originale de l'œuvre conçue.

L'intention plastique que suppose ce choix est précisément ce qui distingue l'architecture de la simple construction.

Mais l'architecture dépend encore, nécessairement, de l'époque o ù elle se situe, du milieu physique et économico-social auquel elle appartient, de la technique et des matériaux qu'elle emploie, enfin des objectifs qu'elle se fixe et des ressources financières dont elle dispose, c'est-à-dire duprogramme proposé.

O n pourra donc définir l'architecture c o m m e « Part de construire dans l'intention d'ordonner plastiquement l'espace en fonction d'une époque, d 'un milieu, d'une technique et d 'un programme déterminés ».

Après avoir ainsi défini les liens nécessaires qui existent entre l'intention plastique et les autres facteurs essentiels qui interviennent en l'occurrence, et reconnu la simultanéité et la persistance de leur action c o m m u n e depuis la conception jusqu'à l'achèvement de l'œuvre architecturale — ce qui justifie le classement traditionnel de l'architecture dans la catégorie des beaux-arts — on pourra serrer la question de plus près afin de préciser, à la lumière des témoignages historiques et de l'expérience contemporaine, c o m m e n t procède l'architecte lorsqu'il conçoit et élabore son projet.

O n constate, dès l'abord, l'existence de deux conceptions distinctes et d'apparence contradictoire dans le processus de l'élaboration architecturale :

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Uartiste dans la société contemporaine

la conception organique et fonctionnelle qui vise à satisfaire des besoins précis, et qui fait que l'œuvre se développe c o m m e u n organisme vivant, dont l'expression architecturale est le résultat de l'épuration plastique d'éléments rigoureusement sélectionnés; et la conception plastique idéale qui suppose sinon l'existence de formes plastiques a priori auxquelles les exigences fonction­nelles doivent s'adapter de façon ingénieuse ou savante (académisme), du moins l'intention préconçue d'ordonner rationnellement les exigences fonction­nelles de façon à obtenir des formes géométriques ou libres idéales, c'est-à-dire plastiquement pures.

Dans le premier cas, la beauté s'épanouit, c o m m e une fleur (le meilleur exemple en est l'architecture gothique), dans le second elle est dominée et contenue, c o m m e un cristal taillé : l'architecture dite « classique » en est encore la manifestation la plus valable.

La technique contemporaine — que caractérisent l'indépendance de la structure et des cloisons et l'encorbellement des plafonds, rendant possibles ainsi l'autonomie du plan (de caractère « fonctionnel-physiologique ») et l'autonomie relative des façades (de caractère « plastique-fonctionnel ») — permet, pour la première fois dans l'histoire de l'architecture, de concilier ces deux tendances jusqu'ici considérées c o m m e contradictoires : l'œuvre, envisagée dès le début c o m m e u n organisme vivant, est conçue dans son intégralité et réalisée dans le détail selon des principes strictement fonctionnels, c'est-à-dire en se soumettant scrupuleusement aux exigences des chiffres, de la technique, du milieu et du programme; mais elle vise, en m ê m e temps, une perfection plastique « idéale » rendue possible grâce à la liberté relative de conception et de réalisation qu'autorise l'autonomie structurelle.

C'est dans la fusion de ces deux concepts, dans le jeu spontané ou inten­tionnel de formes librement conçues ou géométriquement définies — tantôt épanchement et tantôt contrainte — que résident la séduction et les possi­bilités illimitées d'expression de l'architecture moderne.

Il ne s'agit nullement d'une recherche arbitraire de 1' « original », ni du souci naïf d'aboutir à des solutions « audacieuses » ou « bizarres » — ce serait la négation m ê m e de tout art — mais, au contraire, d 'un propos légi­time d'innover et d'aller au bout des possibilités offertes par les nouvelles techniques, avec l'obsession sacrée, propre aux artistes véritablement créateurs, de dévoiler u n m o n d e formel non encore révélé.

Ainsi, bien qu'elle soit vraiment et de plus en plus une science, l'archi­tecture se distingue cependant, de façon essentielle, des sciences de l'ingénieur parce que, dans la conception c o m m e dans l'exécution de l'œuvre, elle exige la participation constante du sentiment, qui doit s'exercer continuellement à choisir entre deux ou trois solutions d'ensemble ou de détail également valables du point de vue fonctionnel et technique, mais de teneur plastique différente — celle qui est la plus conforme au dessein originel. C e choix, essen­tiel en architecture, dépend alors exclusivement de l'artiste, car, lorsqu'il se présente, les différentes solutions possibles ont toutes déjà eu l'approbation du technicien.

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Exposés généraux

Reconnaissant la légitimité de l'intention plastique, dans le cadre d'une conception fonctionnelle de l'architecture contemporaine, en tant que l'un des facteurs qui interviennent simultanément dans l'élaboration de l'œuvre architecturale, nous pouvons trancher le pseudo-dilemme qui préoccupe tant d'artistes et de critiques contemporains : celui de 1' « engagement » ou de la « gratuité » de l'art. Car, si ce principe est valable en architecture — art utilitaire par excellence — il l'est à plus forte raison en peinture et en sculpture, où l'autonomie de l'artiste est relativement plus grande. Autrement dit, le concept moderne de « l'art pour l'art » n'est pas incompatible avec le concept d 'un « art social ».

Encore faut-il distinguer entre l'essence et l'origine de l'œuvre d'art : c'est là la clef du problème. S'il est incontestable que l'œuvre d'art est intéressée, dans son origine, puisque celle-ci est toujours fonction — c o m m e dans le cas particulier de l'architecture — de facteurs extérieurs (le milieu physique et économico-social, l'époque, la technique employée, les ressources disponi­bles et le programme choisi ou imposé), il n'est pas moins vrai qu'elle est pure dans son essence, c'est-à-dire dans ce par quoi elle se distingue de toutes les autres manifestations de l'activité humaine. E n effet, dans les choix successifs auxquels se réduit l'élaboration de l'œuvre — choix sans cesse renouvelés entre deux couleurs, deux tonalités, deux formes, deux volumes, deux solu­tions déjà reconnues c o m m e fonctionnellement valables, et également con­formes au but visé — dans cette option ultime, l'art pour l'art seul intervient.

Manifestation naturelle de vie — et, c o m m e telle, partie intégrante et significative de l'œuvre entreprise par le corps social qui la suscite — l'œuvre d'art doit cependant à son caractère véritablement sui generis d'occuper, parmi les manifestations culturelles, une place à part, qui la rend parfois réfractaire aux classifications rigides de la systématisation philosophique. La découverte scientifique ne nous révèle qu'une parcelle d 'un tout toujours plus vaste dont les limites nous échappent, et le savant n'est que l'inter­médiaire accrédité entre l ' h o m m e et l'ensemble des phénomènes naturels : d'où le fond d'humilité, affectée ou sincère, qui le caractérise. L 'œuvre d'art, au contraire — ou plutôt l'ensemble des œuvres d'un m ê m e artiste — constitue u n tout qui se suffit à lui-même; l'artiste — et lui seul — est le créateur et le maître d 'un m o n d e unique et personnel, qui n'existait pas avant lui et qui ne pourra être recréé après lui : d'où l'égocentrisme et la vanité innés, mani­festés ou voilés, qui constituent le fond de sa personnalité.

Il ne sert à rien de se demander dans u n dessein de discrimination « pour qui ou pour quoi l'artiste travaille ». Q u e ce soit au service d'une cause o u d 'un h o m m e , par idéal ou par intérêt, il travaille toujours, avant tout — s'il est véritablement artiste — pour lui-même, car si le stimulant de la c o m ­préhension et du succès lui est aussi indispensable que l'air qu'il respire, la création artistique est son pain quotidien.

L e préjugé qui veut que l'art pour l'art soit l'antithèse nécessaire de l'art social est aussi peu fondé que la prétendue antinomie entre l'art figuratif et l'art abstrait, car le concept de l'art pour l'art a perdu aujourd'hui le sens

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U artiste dans la société contemporaine

romantique et antisocial qui lui semblait inhérent, pour ne plus conserver que le contenu épuré et limpide qui constitue l'essence m ê m e du fait artistique.

Tout art plastique véritable doit être, essentiellement, de l'art pour l'art, car ce qui le distingue des autres manifestations culturelles, c'est qu'il procède d'un élan incoercible et désintéressé vers des formes plastiques d 'un sens parti­culier. Si cet élan lui manque , tous les autres facteurs directement ou indi­rectement nécessaires à sa manifestation seraient-ils réunis — le facteur social y compris — l'œuvre pourra être un document, elle n'aura pas de signifi­cation en tant qu ' «œuvre d'art ». C'est donc bien là le résidu final auquel l'œuvre, en dernière analyse, peut se réduire. Il ne s'agit nullement d'une quintessence, c o m m e on pourrait le supposer, mais de la substance m ê m e du fait artistique, de son germe vital, de ce qui assure la permanence dans le temps de l'œuvre — dégagée déjà de l'influence des autres facteurs qui ont conditionné son apparition — non seulement en tant que témoignage d'une civilisation révolue mais en tant que manifestation toujours vivante et actuelle.

L'élimination progressive des contradictions, telles que la fausse antinomie « art pour l'art — art social », de m ê m e que la moderne fusion des deux conceptions architecturales traditionnellement antagonistes, « plastique-idéale » et « organique-fonctionnelle » dont nous avons parlé plus haut, ne sont pas des faits épisodiques, mais des manifestations d 'un processus général de polarisation, qui tend à dépasser toutes les vieilles contradictions, de quelque nature qu'elles soient, qu'imposait le caractère restreint de la production artisanale. C e processus est d'origine économique et sociale, car il n'existe que grâce à la capacité de production illimitée qui caractérise l'ère industrielle, aujourd'hui à peine commencée . Pour la première fois depuis qu'il a entrepris son pénible pèlerinage, l ' h o m m e possède les moyens matériels de résoudre le dilemme fondamental de l'intérêt individuel et de l'intérêt collectif, grâce à la production industrielle en grande série, qui non seulement permet mais impose d'envisager désormais le problème du bien-être individuel non plus à l'échelle restreinte qu'imposaient les limitations de la production artisanale, mais de façon globale, sous peine de compromettre les possibilités normales de rendement. Ainsi l'intérêt collectif n'implique déjà plus le sacrifice de chacun à un vague idéal futur, mais se confond para­doxalement avec l'intérêt individuel et permanent de tous.

Cette caractéristique de l'ère industrielle véritable, fondée non pas sur une solidarité ou une charité humaines facultatives, mais sur les exigences matérielles de la technique moderne de production « en masse », apparaît nettement à quiconque est assez objectif pour l'entrevoir au-delà et au-dessus de l'alarmisme dirigé de la presse quotidienne. Elle présage, au m o m e n t m ê m e où les contradictions du m o n d e contemporain paraissent s'accentuer à l'extrême, une prochaine tendance à un regroupement des forces, grâce à l'élimination progressive des contradictions et à ce qu 'on pourrait appeler à juste titre la théorie de la convergence des résultantes.

Ainsi l'esprit d'entreprise américain, l'immense effort soviétique, le zèle manifesté par l'Église dans la défense de ses prérogatives spirituelles, l'expé-

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Exposés généraux

rience et le bon sens britanniques, le discernement français, les traditions culturelles et l'acuité des peuples latins, la capacité germanique de récupéra­tion, l'équilibre naturel des Scandinaves et des Suisses, le nouvel essor de l'Islam et de l'Orient, tous les différents « isolationnismes » contemporains qui s'expriment par ces lieux c o m m u n s , tous les efforts contradictoires qui pré­tendent, d'une façon ou d'une autre, s'opposer, s'annuler ou s'isoler tendraient finalement, malgré leur apparente incompatibilité, vers un estuaire c o m m u n et une nouvelle synthèse d'ampleur universelle.

Et l'évolution reprendrait alors sur un autre plan le rythme normal d'un cycle historique sans précédent, parce que plus fécond et, pour une fois, véritablement humain.

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Le sculpteur dans la société moderne

par Henry M o o r e

Puisque c'est en m a qualité de sculpteur qu 'on m ' a demandé de prendre la parole devant vous, ü convient sans doute que je c o m m e n c e par essayer de vous donner une idée de ce qu'est m o n attitude personnelle envers l'art que j'exerce. Pourquoi ai-je choisi d'être sculpteur — ou pourquoi la sculpture m'a-t-elle choisi c o m m e interprète de ses fins particulières ? Si je puis répondre de façon satisfaisante à cette question je serai mieux en mesure de répondre ensuite à quelques-unes des questions précises que la présente conférence a mission d'examiner.

Certains deviennent sculpteurs parce qu'ils aiment se servir de leurs mains ou parce qu'ils ont le goût de tels ou tels matériaux — bois ou pierre, glaise ou métal — et qu'il leur plaît de travailler ces matériaux, c'est-à-dire qu'ils aiment le côté matériel de leur tâche. Je suis de ceux-là. Mais pour être sculpteur il faut aussi posséder une espèce particulière de sensibilité aux contours et aux formes, dans leur réalité tangible et immédiate. C'est à l'aide de maté­riaux solides — bois, pierre ou métal — que j'ai l'impression de m'exprimer le mieux, de traduire le plus fidèlement certains de mes sentiments et de mes désirs. Les problèmes qui se posent quand on manipule ces matériaux — questions de masse et de volume, rapports entre la lumière et la forme, ou entre le volume et l'espace, moyens d'aller toujours plus loin dans la c o m ­préhension des formes et d'en appréhender plus pleinement la réalité spatiale — sont les problèmes qui m'intéressent en tant qu'artiste, et que je crois pouvoir résoudre en taillant, combinant et agençant à m o n gré des matériaux à trois dimensions.

Mais quel est le but que je vise en agissant ainsi ? Bien entendu ce pourrait être simplement pour m'amuser , pour tuer le temps ou pour m e distraire. Mais alors je n'éprouverais pas le besoin d'exposer m a sculpture en public, ni l'espoir de la vendre et de la voir placée en permanence soit dans la maison d 'un particulier, soit dans un édifice public ou en plein air, dans une ville. Le désir que j'ai de voir mes œuvres utilisées ainsi montre bien que je m'efforce non seulement d'exprimer mes propres sentiments et émotions pour m a pro­pre satisfaction, mais aussi de communiquer ces sentiments et ces émotions à mes semblables. Plus encore que la peinture (généralement destinée à orner des intérieurs) la sculpture est un art public; et ceci m ' a m è n e directement à traiter des problèmes inscrits à notre ordre du jour, c'est-à-dire à étudier les rapports de l'artiste avec la société, et en particulier avec la forme de société qui est propre à notre époque.

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Exposés généraux

Dans certaines sociétés d'autrefois — que nous voudrions considérer c o m m e des prototypes — ces rapports étaient simples. A de telles époques la structure sociale, qu'elle fût du type c o m m u n a l ou hiérarchique, était unifiée, et l'artiste y occupait une place et y jouait u n rôle bien déterminés. La foi était universelle et les rapports établis entre l'autorité et la fonction — rapports universellement acceptés — délimitaient exactement la tâche de l'artiste et lui garantissaient une situation stable. Aujourd'hui, malheureuse­ment , les choses ne sont plus aussi simples. Notre structure sociale a u n caractère fragmentaire, la répartition des pouvoirs reste incertaine et l'artiste décide lui-même de sa mission. N o u s vivons en effet dans u n âge de transition, entre une société dont la structure économique est en voie de dissolution et un ordre économique différent qui n'a pas encore pris forme. E n tant qu'artistes, nous ne savons pas qui est notre maître; nous recherchons individuellement l'appui de clients qui peuvent être d'autres individus, ou des groupements d'individus — société, musée, organisme éducatif — ou parfois l'Etat lui-m ê m e . L a diversité de cette clientèle exige de la part de l'artiste moderne une puissance d'adaptation et une souplesse dont l'artiste vivant dans une société unifiée n'était pas obligé de faire montre.

Mais cette adaptabilité s'exerce toujours pour ainsi dire dans le sens vertical et sans sortir du cadre d'une technique donnée. U n e des caractéristiques de notre société industrialisée est en effet la spécialisation — la division du travail. Cette tendance se manifeste m ê m e dans le domaine des arts : le sculpteur est ainsi censé s'en tenir à la sculpture, et le peintre à la peinture. O r il n'en a pas toujours été ainsi. Sans chercher des exemples ailleurs qu'en Europe, on peut dire qu'au m o y e n âge ou à la Renaissance, les talents de l'artiste avaient u n caractère moins spécialisé, et il s'essayait successivement au travail du métal ou à l'orfèvrerie, à la sculpture, à la peinture ou à la gra­vure. Sans doute ne réussissait-il pas également bien dans toutes ses tentatives et il se peut que nous ayons découvert de bonnes raisons pour limiter davantage notre champ d'activité. Il existe sans aucun doute des peintres à jamais incapa­bles de créer des œuvres valables à trois dimensions ; de m ê m e certains sculp­teurs ne sauraient donner, sur une surface à deux dimensions, l'illusion d'un espace à trois dimensions. N o u s savons aujourd'hui qu'il existe divers types de sensibilité correspondant à des types psychologiques différents ; et ce fait suffi­rait à montrer qu 'un certain degré de spécialisation artistique est souhaitable.

Toutefois cette spécialisation, due à des facteurs psychologiques individuels, peut entrer en conflit avec la structure économique de la société à laquelle l'artiste appartient. La peinture et la sculpture, par exemple, pourraient être considérées c o m m e des agréments inutiles dans une société réduite par

~ des nécessités économiques à adopter des formes architecturales utilitaires à l'extrême. L'artiste serait alors obligé d'orienter son énergie créatrice vers d'autres formes d'expression — vers les arts appliqués, par exemple. Il en résulterait sans aucun doute u n appauvrissement spirituel de la communauté réduite à de telles extrémités; mais j'ai cité cette éventualité simplement pour montrer c o m m e n t l'art dépend de facteurs sociaux et économiques.

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U artiste dans la société contemporaine

L'artiste doit comprendre à quel point son sort dépend de l'évolution de la société qui l'entoure et combien il est indispensable qu'il s'adapte à cette évolution.

Certains concluront peut-être que l'artiste doit avoir une attitude politique, consciente et positive. C o m m e il est clair que certaines formes de société sont plus favorables à l'art que d'autres, on peut soutenir que l'artiste a le devoir de prendre position sur le plan politique. J'en serais plus convaincu si la justesse de notre analyse des données politiques pouvait être scientifique­ment établie ; mais, en réalité, l'observateur le plus superficiel ne peut ignorer que les rapports entre l'art et la société ont toujours été chose subtile et ne sauraient être systématiquement réglés. O n peut essayer de tirer des conclu­sions générales d'une étude de la nature de ces rapports à certains m o m e n t s de l'histoire, mais, lorsqu'on a employé pour les décrire des termes vagues tels que « organiques » et « intégrés », le mystère subsiste tout entier. N o u s savons que la révolution industrielle a été préjudiciable aux arts, mais nous ignorons quelle est la nouvelle révolution ou la contre-révolution qui leur rendrait la santé. N o u s pouvons certes avoir des convictions, et m ê m e une action dans le domaine politique, mais il nous faut en m ê m e temps exercer notre métier au sein de la société contemporaine.

La structure de cette société varie d'un Etat à l'autre, mais j'imagine que la plupart des participants à cette conférence vivent sous u n régime économique mixte ou de transition. Dans m o n pays, en tout cas, l'artiste doit satisfaire deux ou trois genres de clients très différents. Il y a tout d'abord les parti­culiers — le connaisseur ou l'amateur d'art qui achète u n tableau ou une sculpture pour satisfaire ses goûts, pour son plaisir personnel et exclusif. Il existe en outre diverses sortes de clients agissant en tant que représentants d'une collectivité. Il peut s'agir de musées ou de galeries d'art qui font des achats au n o m des habitants de telle ou telle ville ou de toute la population du pays. Bien différente est l'attitude des architectes, des urbanistes ou des organisations qui achètent une œuvre d'art soit par esprit civique, soit pour satisfaire u n certain sentiment d'orgueil corporatif. L'artiste est ainsi obligé de faire preuve de souplesse pour satisfaire une clientèle aussi diverse. Selon qu'on m e demande de faire une sculpture pour i° une maison particulière, 2° un musée, 30 une église, 4 0 une école, 50 u n jardin public ou 6° les bureaux d'une vaste entreprise industrielle, six problèmes différents se posent à moi . Sans doute le sculpteur de la Renaissance connaissait-il des problèmes analogues, mais d'une complexité moindre, tandis que le sculpteur médiéval, lui, n'avait qu 'un seul type de client — l'Église. Il a toujours fallu de la souplesse pour répondre aux nécessités imposées par la destination de chaque œuvre, mais c'est là une difficulté où l'artiste trouve une source d'inspiration. C e qui peut gêner l'artiste moderne, c'est d'avoir à passer en un instant de la liberté de création dont il jouit en tant qu'individu travaillant pour une clientèle privée aux restrictions qu'il doit subir lorsqu'il accepte une c o m m a n d e officielle. O n se figure souvent que si les c o m m a n d e s officielles étaient assez nombreuses tout irait bien dans le domaine des arts. C'est oublier que la tradition de l'art moderne est

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Exposés généraux

une tradition individualiste, transmise directement d'un artiste à l'autre. Il suffit de considérer ce qui se passe à l'est, derrière le « rideau de fer », pour voir que si l'État exerce son autorité en tant que « patron » des arts les artistes doivent s'inspirer d'une tradition toute différente — car alors l'État, qui est leur unique client, « donne le ton » à l'art, c'est-à-dire qu'il détermine le style. Sans vouloir porter u n jugement sur les mérites respectifs de ces deux traditions, je crois qu'il faut bien préciser que si la collectivité devient le seul client de l'artiste la conception et la pratique des arts devront être profondément modifiées. N o u s avons à choisir entre une tradition qui permet à l'artiste de créer son univers plastique propre, d'exprimer sa façon de voir particulière et son propre sentiment de la réalité, et une tradition qui l'oblige à se conformer à une certaine orthodoxie, à interpréter la réalité en fonction d'une doctrine officielle. Peut-être lui offrirait-on, en échange de sa liberté, la sécurité économique; peut-être, une fois cette sécurité assurée, n'éprouverait-il plus le besoin d'exprimer des conceptions personnelles et jouirait-il, en interprétant la philosophie c o m m u n e , d'un degré d'indépendance suffisant pour satisfaire sa sensibilité esthétique. Je crois toutefois que la plupart des artistes préféreraient chercher eux-mêmes les moyens de résoudre ce pro­blème plutôt qu'accepter une solution imposée. Aucune intervention extérieure ne saurait hâter l'évolution de l'art — pas plus qu'il n'est possible de retarder cette évolution en s'obstinant à maintenir en vigueur des conventions périmées.

M ê m e dans les pays où l'économie reste fondée principalement sur le système de l'entreprise individuelle, les artistes ont déjà une expérience considérable des c o m m a n d e s officielles. J'ai exécuté différentes statues pour des édifices publics — écoles, universités, églises, etc. — et, encore que j'aie dû tenir compte dans chaque cas de la destination de l'œuvre, j'ai p u le faire sans renoncer en rien à ce que je considère c o m m e m o n style personnel. E n pareil cas, il peut arriver que la sculpture fournie soit âprement critiquée par le public, et que l'auteur soit influencé, fût-ce inconsciemment, par ces critiques — c'est là son affaire, et je ne prétends pas qu'il doive rester indifférent à des réactions de ce genre. Mais le public, à son tour, subit l'influence de l'œuvre d'art, et quand les dirigeants ont assez de pénétration et de courage pour c o m m a n d e r des œuvres d'art « avancées » — celles dont on peut dire qu'elles annoncent l'avenir — ils rendent certainement plus de services à l'art que s'ils cherchent seulement à éviter de se compromettre et à ne choquer personne. Mais pouvons-nous compter sur u n tel courage et u n tel sens de l'initiative de la part des pouvoirs publics dans une société démocratique ? N'est-il pas essentiel, dans une société de ce genre, de veiller à ce que le peuple réclame le meilleur dans le domaine de l'art avec autant d'ardeur et aussi sûrement qu'en matière d'éducation ou d'habitat ? U n tel problème dépasse certes le c h a m p du présent exposé, mais non pas celui des préoccupations de l'Unesco — car il s'agit de trouver le m o y e n de rendre aux masses le sens de l'art.

J'aborderai à présent des questions techniques qui sont plus particuliè­rement de m a compétence. Q u a n d il travaille à l'intention de la collectivité, le sculpteur se trouve amené à entrer en rapport n o n plus simplement avec

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Uartiste dans la société contemporaine

son client, mais aussi avec d'autres artistes et avec des urbanistes. Son oeuvre cesse d'être valable et complète par elle-même — elle fait partie d 'un ensemble plus vaste, bâtiment public, école ou église, et le sculpteur devient l'un des membres d'une équipe. L'idéal serait que cette collaboration s'établît dès le m o m e n t où l'on c o m m e n c e à dresser les plans, et l'urbaniste ou l'archi­tecte devraient toujours consulter à ce stade le sculpteur (ou le peintre, s'il doit lui aussi participer aux travaux). Car le fait d'installer une sculpture sur une place publique ou dans u n édifice peut transformer radicalement la conception de l'ensemble. Trop souvent, dans les bâtiments modernes, l'œuvre d'art vient après coup et est utilisée à titre purement décoratif, pour remplir u n espace qu 'on trouve trop nu. O r l'idéal, c'est au contraire que l'ensemble de l'édifice s'ordonne autour de l'œuvre d'art, considérée c o m m e un élément essentiel du point de vue du plan général, de la structure et de l'effet esthétique. Q u e l'urbaniste o u l'architecte puissent commencer à tra­vailler sans m ê m e savoir à quels artistes ils feront appel pour embellir leurs constructions montre à quel point nous s o m m e s éloignés de cette conception organique de l'art qui caractérise toutes les grandes époques artistiques.

Si l'on suppose que sa collaboration a bien été demandée et obtenue dès que l'architecte entreprend de dresser ses plans, le sculpteur devra tenir compte de multiples facteurs. Il lui faudra étudier à la fois les proportions extérieures et les volumes intérieurs pour déterminer les dimensions et le style de son œuvre, en considérant non seulement la fonction décorative qu'elle devra remplir par rapport aux formes architecturales mais aussi la possibilité de servir en m ê m e temps certaines fins utilitaires. L e m o t « utilitaire » n'est peut-être pas exactement celui qui convient ici — je songe au rôle didactique et symbolique que joue la sculpture dans l'architecture gothique, et qui fait partie intégrante de la conception architecturale d'ensemble. L e sculpteur aura aussi à tenir compte, en choisissant ses matériaux, de ceux qu'emploie l'architecte, afin de marier ou d'opposer aussi heureusement que possible les textures et les couleurs et d'équilibrer la part de la fantaisie et celle de l'ordre — ou, si l'on veut, la part de la liberté et celle de la nécessité.

Peut-être trouvera-t-on que réclamer pour le sculpteur qui participe à une œuvre collective la possibilité d'exercer de tels droits au cours de l'établis­sement et de l'exécution des plans, c'est affirmer l'évidence — mais à m o n sens rien ne marque mieux l'absence d'unité, le caractère fragmentaire de notre culture que ce divorce entre les arts. La spécialisation, caractéristique de l'artiste moderne, paraît avoir pour contrepartie ce qu 'on pourrait appeler P « atomisation » des arts. Si, lorsqu'on entreprend par exemple de construire une ville nouvelle, les urbanistes, les architectes, les sculpteurs, les peintres et autres artistes de tous genres pouvaient travailler en collaboration dès le début, l'unité ainsi obtenue resterait, semble-t-il, artificielle et dépourvue de vie, parce qu'elle aurait été délibérément imposée à u n groupe d'individus, au lieu de naître spontanément d 'un certain m o d e de vie. C'est peut-être là l'illusion qui vicie tous nos projets de diffusion de la culture. O n peut bien apporter la culture aux masses, mais cela ne signifie pas qu'elles Passimileront.

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Exposés généraux

La culture dont l'acquisition n'a pas eu le caractère d'une découverte, d'une conquête personnelles demeure un élément étranger, extérieur aux désirs et aux besoins de la vie quotidienne. C'est pourquoi je pense qu'il n'est pas juste de mépriser le collectionneur privé ou le marchand d'objets d'art; leur attitude à l'égard de l'art procède sans doute en partie pour le premier du sens de la propriété ou de l'égoïsme, et pour le second de l'amour du gain et m ê m e du parasitisme; néanmoins, ils assurent la diffusion des œuvres selon des voies naturelles, et au cours des premiers stades de la vie d 'un artiste ce sont les seuls qui consentent à courir des risques en lui accordant leur approbation personnelle et leur confiance. Il est rare que l'État patronne des artistes jeunes et encore inconnus; et en dehors de la « communisation » complète de la profession artistique telle qu'elle existe en Russie, je ne puis concevoir aucun m o y e n de subvenir aux besoins de l'artiste au début de sa carrière. Le système qui prévaut actuellement en Europe occidentale crée des souffrances et des injustices innombrables. L'artiste doit souvent gagner sa vie pendant des années en ajoutant à la pratique de son art d'autres occu­pations — il s'agit en général de cours ou de leçons; à mes yeux toutefois cela vaut encore mieux que s'il était placé sous la coupe de quelque autorité centrale qui chercherait à lui imposer un style ou à restreindre par tout autre m o y e n sa liberté de création. Il ne s'agit pas seulement d'ailleurs de sa liberté. Le développement considérable des moyens d'information, les progrès de l'internationalisme, l'aveuglant éclat de la publicité qui s'attache aux faits et aux gestes de l'artiste dès qu'il a acquis quelque renommée, tout cela risque de le priver d 'un trésor encore plus précieux : l'intimité de sa vie privée. L e processus créateur est en un certain sens un processus secret. Concevoir et élaborer une œuvre d'art est une activité essentiellement personnelle, et ceux qui voudraient organiser et collectiviser la production artistique c o m m e n'importe quel type de production industrielle ou agricole m é c o n ­naissent la nature m ê m e de l'art. L'artiste doit être en contact avec la société, ce contact doit avoir u n caractère tout intime. Je crois que l'art des plus grands créateurs de tous les temps a toujours plongé ses racines dans un groupe, une communauté ou une région particulière. N o u s savons combien les collectivités au sein desquelles ont été produits les chefs-d'œuvre de la sculpture que nous admirons à Athènes, à Chartres ou à Florence étaient restreintes et intimement unies. A de telles époques, le sculpteur avait le sentiment à'appartenir à sa cité ou à sa guilde. Notre désir d'unifier le m o n d e et d'y faire régner la coopération ne doit pas nous faire oublier la nécessité de sauvegarder cet équilibre quelque peu paradoxal entre le rôle social de l'artiste et sa liberté, entre son besoin d'être soutenu par la sympathie du peuple qui l'entoure et les exigences de son inspiration personnelle.

Je crois que l'Unesco, aussi bien que des organisations du genre des art councils britanniques peuvent faire beaucoup pour créer des conditions favo­rables à l'avancement des arts. J'ai déjà souligné — et c'est là une vérité fonda­mentale à laquelle il faut toujours revenir — que la culture (comme son n o m l'indique d'ailleurs) est un processus organique. Il n'existe pas de culture

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synthétique, ou, si elle existe, c'est une culture fausse et transitoire. Notre connaissance de l'histoire de l'art et notre intelligence de la psychologie de l'artiste nous montrent toutefois que certaines formes sociales favorisent la croissance et l'épanouissement de l'art, alors que d'autres arrêtent ou retar­dent cette croissance. E n étudiant ces lois du développement de la culture, une organisation c o m m e l'Unesco pourrait donc contribuer puissamment à stimuler la vitalité organique des arts; mais je tiens à répéter pour terminer que le meilleur service, et de beaucoup, qu'elle puisse rendre aux arts consiste à garantir la liberté et l'indépendance de l'artiste.

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Le peintre dans la société moderne

par Jacques Villon

E n 1948, à Genève, sous les auspices des Rencontres internationales, un grand débat s'est institué sur la situation des artistes dans la société contem­poraine.

C o m m e introduction à ce débat, soutenus par l'autorité de leur grand talent, M M . Jean Cassou, Thierry Maulnier, Ernest Ansermet, Elie Vittorini, Charles Morgan, Gabriel Marcel, Max-Pol Fouchet, Adolphe Portmann analysèrent sous tous les angles possibles cette matière si riche, mais aussi si confuse, qui nous est offerte par l'art et les artistes, en association ou en opposition avec la société.

Le débat se maintint sur un plan philosophique élevé. Aujourd'hui, sous les auspices de l'Unesco, une conférence nous réunit

ici, dans ce cadre merveilleux que veut bien nous offrir l'Italie. N o u s ne sau­rions trop l'en remercier.

Sans doute n'atteindrons-nous pas les hauteurs des débats de Genève. Plus modeste sera notre rôle. N o u s abandonnerons les idées générales et nous considérerons le peintre et le sculpteur dans la société contemporaine au seul point de vue pratique. N o u s nous efforcerons d'établir leurs rapports avec a) les pouvoirs publics; b) les intermédiaires : critiques d'art, marchands d'oeuvres d'art, etc.; c) le grand public.

Les artistes réunis ici viennent de pays et de continents divers. S'il est vrai que des situations géographiques différentes créent des problèmes différents, il existe néanmoins un fonds de problèmes c o m m u n s aux artistes créateurs de tous les pays. Je pense donc que m o n expérience d'artiste ayant vécu en France présentera des analogies avec celle d'artistes d'autres pays.

Dans cet exposé je ne veux pas parler de la création artistique et de son fonde­ment philosophique, mais plutôt des incidences matérielles qui en condi­tionnent le développement.

E n France, aux environs de 1900, abandonnant les commandes aux seuls officiels, il était de bon ton dans les milieux de la jeune peinture et de la jeune sculpture de réclamer la séparation des beaux-arts et de l'État. Chacun, nous semblait-il, devait prendre ses risques et pourvoir, c o m m e il le pourrait, aux difficultés matérielles.

Aujourd'hui, dans un m o n d e de plus en plus organisé, une pareille attitude n'est plus possible. Q u ' o n le veuille ou non, les artistes c o m m e les autres

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doivent et devront de plus en plus, semble-t-il, avoir recours aux syndicats, aux assurances sociales, etc., à toutes les garanties et les protections que la vie moderne rend nécessaires. Par conséquent, il nous faudra bientôt nous unir pour la défense de nos intérêts et sans doute nous appuyer sur l'État.

N o n pas lui demander d'être notre patron, ce qui serait aliéner notre liberté de conception et d'exécution mais seulement d'être l'État mécène. Il aurait ainsi le rôle de se substituer à tous ces mécènes en puissance que sont nos contemporains fortunés, susceptibles, dans une société idéale, de devenir des amateurs désintéressés.

Les artistes, de tout temps, ont été les témoins de la société dans laquelle ils vivaient, de laquelle ils vivaient. Ils représentaient la société et en étaient conscients. Il n'était pas question pour eux d'édifier un art protestataire et revendicateur, mais d'accorder leur sensibilité aux exigences supérieures de l'esprit, telles qu'elles se manifestaient chez leurs contemporains. Les artistes trouvaient naturel de s'intégrer à la société. Us satisfaisaient, du plus grand au plus humble, armés d 'un métier sûr, aux besoins de tous, passant du portrait au trumeau, accomplissant mille besognes, allant de la décoration figurative au simple faux marbre. Ils exécutaient ces travaux mineurs, sans honte, dignement, lorsqu'ils n'étaient pas doués c o m m e Rubens ou le Vinci pour les ambassades ou la balistique.

Les artistes pullulaient, peignant des tableaux en tous genres, à bas prix, que leur mère, leur f emme gravaient.

Vers la fin du xvine siècle, au commencement du xixe, petit à petit la peinture, la sculpture cessent d'être un métier. L a profession perd son côté ardsanal. L e lithographe, puis le photographe prennent une place de plus en plus grande dans la foule des artistes. Gersaint n'est plus le seul à distri­buer la m a n n e de beauté; le colporteur devient son actif auxiliaire.

Aujourd'hui, si l'on exclut les artistes ayant déjà atteint la célébrité, la lutte pour la vie quotidienne devient de plus en plus dure et nous en s o m m e s à un stade où il est impossible de ne pas regarder la situation en face. O n ne peut laisser disparaître le beau patrimoine artistique que nous a légué le passé, car nous avons le devoir de le transmettre à ceux qui viendront après nous.

L'Église, la Cour, les mécènes ont disparu en tant qu'animateurs. C'est donc vers qui est susceptible de les remplacer que nous devons nous tourner. C'est à l'État que nous demandons de faire, pour les artistes, plus encore qu'il ne fait, c'est sur lui qu'il nous faut, bon gré mal gré, nous appuyer.

Mais qui aura droit à l'aide de l'État? Ici se place le redoutable problème du choix des artistes pour l'établissement

de la profession. Et là commence la difficulté : en France, par exemple, plusieurs définitions de la profession ont été proposées.

Pour la Commission des travailleurs intellectuels, siégeant au Ministère du travail : « Est professionnel celui qui vit par son art et y consacre l'essentiel de son activité. »

U n e autre définition a été adoptée, en ce qui concerne la position de l'artiste devant les obligations sociales : « Est professionnel, au point de vue social,

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Exposés généraux

l'artiste qui, ayant sacrifié de longues années de sa jeunesse à l'étude et à la connaissance de son art, souvent dans les pires difficultés, consacre le meilleur de sa vie à l'exercice d 'un métier ingrat, qui lui permet rarement d'assurer sa vieillesse et ne jouit d'aucun des avantages que l'État a prévus pour toutes les autres catégories de travailleurs. » L a part d'ironie que contient cette longue définition illustre assez bien la position de parents pauvres des artistes dans la société.

Notre camarade le peintre Yves Alix propose : « L'artiste professionnel, dans les arts plastiques, est l'artiste qui conçoit seul et exécute lui-même, avec ou sans aide, des œuvres originales et fait de l'exercice de son art l'essen­tiel de son activité. »

A u point de vue fiscal, l'artiste professionnel devrait être aux yeux du contrôleur et du percepteur celui qui, donnant l'essentiel de son activité à l'exercice de sa profession, court le risque de voir certaines années ses dépenses artistiques dépasser ses recettes. Dans ces conditions, sa vie n'est assurée que s'il a pour subsister quelques économies à sa disposition.

Dans l'absolu, en s o m m e : « Est professionnel qui vit de son art. » Le cas est clair pour une minorité, francs-tireurs dans les tranchées de la

rue L a Boétie et des rues environnantes. L e cas est clair aussi pour u n certain nombre de professeurs, choisis pour leur talent, qui s'ingénient à répandre la bonne parole, à transmettre leur expérience avec leur art. Encore faut-il qu'ils soient eux-mêmes créateurs.

Ceux qui reproduisent, adaptent, transposent, dans la m ê m e ou dans une autre manière, une œuvre qu'ils n'ont ni conçue, ni imaginée sont des arti­sans, h o m m e s de métier, techniciens, copistes, praticiens, dont l'existence est protégée par les lois en vigueur.

Quoi qu'il en soit, pour beaucoup la vie est sévère et nombreux sont ceux qui doivent trouver le métier d'appoint qui leur permet de ne pas mourir. Q u e cet exercice supplémentaire ne soit pas un obstacle à la reconnaissance de leur vraie vocation.

N o u s nous connaissons, plus ou moins, tous. L 'œuvre de ceux que nous ignorons, il est possible sur le témoignage m ê m e d 'un seul exemplaire d'en sentir la valeur, ce qui nous déterminera d'accepter leurs auteurs parmi nous.

E n France, une Commission de la professionnalité a été instituée dans ce but au Ministère du travail. Elle examine chaque cas particulier d'après les renseignements fournis par l'intéressé répondant à un questionnaire circon­stancié. Cette commission a pour but de permettre l'application de la loi sur les retraites-vieillesse. Il est évident que toutes les tendances doivent être représentées et que chacun doit faire preuve de compréhension, m ê m e devant les œuvres contraires à ses préoccupations.

U n coup d'oeil jeté sur les premiers résultats du recensement montre que le nombre des artistes professionnels est assez limité. Trois ou quatre mille peintres, U n millier de sculpteurs.

Les jeunes, ceux qui débutent, seront assimilés aux autres étudiants, ils auront droit à la m ê m e aide jusqu'à trente ans, aux m ê m e s secours et (si

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L'artiste dans la société contemporaine

jamais ces mesures entrent en vigueur), devenus peintres, ces jeunes béné­ficieront d'exonérations d'impôts et de taxes diverses durant les trois pre­mières années de l'exercice de leur profession. L a question est simple pour les élèves des grandes écoles d'art.

C o m m e n t régler la question des autodidactes ? O n devra, pour leur accorder les avantages de leurs camarades ayant passé des concours, exiger d'eux la présentation d'œuvres concluantes et des attestations de parrains, choisis parmi des artistes d'un talent indiscutable.

Mais, en fin de compte, la plupart des artistes préféreraient que, d'une façon générale, tous les jeunes artistes soient soumis au choix de leurs aînés, paf cooptation, et qu'il ne soit pas tenu compte de l'appartenance à de grandes écoles d'art.

Les jeunes artistes, étudiants, ont droit à la sécurité sociale. Pourquoi n'auraient-ils pas droit au service médical gratuit, aux assurances sociales ?

Pour établir une définition de la profession artistique, qu'il soit donc très nettement spécifié que le deuxième métier d'où l'on tire ses ressources est un métier d'appoint. Également que le talent du demandeur soit incontestable.

Parallèlement à ces problèmes se pose la question de la carte profession­nelle. Faut-il recourir à ce m o d e de classement ? L a chose est tentante. Dans la pratique elle est dangereuse. Elle ferait le jeu du plus grand nombre , excuse­rait des commerces plus ou moins déguisés, permettrait des revendications, ouvrirait la porte à l'injustice distributive. O r il ne faut pas que l'art, qui est tout de choix, impondérable par excellence, soit soumis à l'ordre alpha­bétique ou que les travaux soient donnés par voie de tirage au sort.

E n fait notre profession est-elle vraiment une simple profession, n'est-elle pas beaucoup plus ?

La profession, dans les cas où elle a été nettement établie, doit être consi­dérée sur trois plans : le plan social, le plan fiscal, le plan esthétique. Sur le plan social, domine la question de sécurité. Sur le plan fiscal, des aména­gements seraient nécessaires : pas de patente, étalage des recettes sur plusieurs années, augmentation des frais professionnels. Sur le plan esthétique, il n'y a aucun m o y e n de contrôle, sauf dans une certaine mesure l'adhésion des maîtres indiscutés.

C o m m e nous l'avons déjà dit, la neutralité esthétique est de rigueur : c'est la valeur professionnelle qui doit passer au premier plan. Mais l'artiste court des risques, il a droit à des compensations. L a sécurité que donnent aux autres professions les assurances sociales, retraites-vieillesse, assurance-maladie, nous n'en jouissons pas. N o n que nous n'y ayons pas droit, mais pour jouir de ce droit il nous faudrait payer la part patronale. C'est trop demander, la charge serait trop lourde. Pourquoi l'État ne la prendrait-il pas à sa charge ?

O n a pensé, en France, à demander le financement de cette part patronale au domaine public, qui alimenterait une caisse des arts. Cinquante ans après la mort d'un artiste son œuvre tombe dans le domaine public. C e domaine

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Exposés généraux

est une mine d'or que prospectent les marchands, éditeurs peu aventureux qui dédaignent de préparer un avenir fécond en soutenant effectivement les héritiers spirituels des gloires passées. Le domaine public ne serait plus gratuit et le pourcentage versé sur les œuvres des artistes morts servirait à assurer aux artistes vivants la dignité à laquelle ils ont droit, eux qui sont la richesse spirituelle d 'un pays. E u x qui attirent à leur pays des sympathies, des amitiés efficaces, eux qui perpétuent le souvenir du plus glorieux passé. Rappelons le heu c o m m u n : Si la Grèce, l'Egypte, la Perse vivent encore d'un si grand éclat, elles le doivent à leurs artistes, alors que si les exploits de leurs généraux n'avaient pas été contés, m ê m e leur n o m serait oublié.

Oui , mais on se heurte là à de trop importants intérêts particuliers : ceux des éditeurs, marchands de tableaux et antiquaires (pourtant, avant 1801, les antiquaires étaient soumis à une taxe transactionnelle de 4,75 % ) .

La solution serait proche si tous ceux qui profitent de la peinture, de la sculpture, de la gravure, etc., voulaient bien alimenter la « Caisse des arts ». Il ne semble d'ailleurs pas qu'ils y soient farouchement opposés. Par contre, une exonération fiscale serait à souhaiter pour les donateurs de collections aux musées, exonération égale à la valeur du don consenti.

Pour mémoire, rappelons qu'en France le budget des beaux-arts consacre cinquante millions à l'achat de tableaux, de sculptures et à la c o m m a n d e de travaux.

Pour les allocations familiales, les artistes seraient rattachés à la Caisse des professions libérales et paieraient suivant le revenu déclaré. U n e mutuelle c o m m u n e dans l'enseignement pourrait être créée.

Toutefois, en France du moins, le Ministère du travail ne facilite pas la tâche. Il déclare péremptoirement qu 'on ne doit pas exercer un second métier. «Qu'est-ce que ce métier sans statut établi, cette profession aléatoire?» « Cela devrait être interdit un métier pareil, dit Joseph P r u d h o m m e aux artistes. A quoi sert-il ? » O r ce métier sert au premier chef parce qu'il permet aux artistes de travailler et de vivre. Pour nous, Français, c'est chez les artistes que nous trouvons les ambassadeurs qui amènent à notre pays des sympathies qui savent se manifester dans les moments cruciaux, mais que ne savent pas toujours nous conserver nos ambassadeurs, ces professionnels...

Si nous abordons la question des rapports avec les pouvoirs publics, pour les artistes dont la professionnalité est nettement établie, nous s o m m e s amenés à définir, entre autres, les points suivants : i° achats de l'État; 2 0 répartition obligatoire d'oeuvres d'art dans les bâtiments publics; 3 0 mesures en vue de faciliter la création artistique et sa diffusion; 4 0 reconnaissance de la part de l'État de la situation de l'artiste dans la société.

C o m m e n t les pouvoirs publics peuvent-ils soutenir et aider les artistes ?

E n premier lieu par les achats, les commandes , les bourses d'études et de voyages, les commandes de décorations, de tapisseries, de vitraux, d'illustra­tions et par l'institution d 'un prix national. Mais n'est-ce pas déjà ce qui se fait en France ? L e financement de ces commandes de l'État serait assuré

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par le budget des beaux-arts, par le prélèvement obligatoire de i % sur les commandes de l'État. Actuellement, seuls les travaux dans les bâtiments scolaires sont soumis à ce prélèvement; ce procédé pourrait s'étendre à tous les travaux dont l'État a la charge et qui sont susceptibles de décoration, afin de faciliter la création artistique et sa diffusion. U n climat favorable doit être créé et la peur du lendemain doit disparaître.

U n budget spécial est réservé à la tapisserie. D e nombreux cartons peuvent être ainsi confiés aux lissiers d'Aubusson, des Gobelins et de Beauvais. A l'aide de i % des s o m m e s allouées aux architectes travaillant pour les bâti­ments de l'éducation nationale, des décorations importantes peuvent être commandées à des sculpteurs et à des peintres.

Beaucoup de municipalités, celle de Paris en particulier, commandent des monuments et des décorations et achètent des œuvres d'art. Les grandes compagnies de navigation, les sociétés industrielles font également preuve de compréhension et de générosité.

O n peut souhaiter que le prélèvement de i % obtenu par le directeur général des arts et des lettres pour les bâtiments dépendant de l'administration du Ministère de l'éducation nationale soit étendu à d'autres ministères.

E n ce qui concerne enfin la reconnaissance de la situation de l'artiste dans la société, la création d 'un fichier avec photographies est à souhaiter. Il est également désirable que chacun ait la possibilité d'être facilement renseigné sur les avantages institués par l'État en faveur des artistes sur le plan social.

D'autre part, la conception d 'un statut des artistes est différente suivant les pays. Différente l'attitude des gouvernements, soit qu'ils aient une législa­tion importante sur les arts, soit qu'ils n'en aient pas du tout, soit qu'ils délèguent leurs pouvoirs dans ce domaine à des organisations techniques.

D'après les renseignements que j'ai pu recueillir (et je m'excuse des inexacti­tudes possibles), l'Amérique notamment ne reconnaît pas automatiquement le droit d'auteur, si aucune réserve enregistrée n'est intervenue. Il existe dans ce pays des syndicats qui n'ont d'autre tâche que d'aider les artistes matériellement. Il existe également des organismes non officiels tels que : Artists Equity Association, American Artist's Association, etc. Les musées achètent à tous. Chaque ville a des Arts Club Associations. Artist Equity demande à ses adhérents de répondre à un questionnaire donnant à u n bureau, ayant seul connaissance du dossier, tous renseignements concernant l'artiste. L e bureau résout tous les problèmes qui peuvent se présenter et fixe, entre autres, le montant m i n i m u m des prix de vente.

E n Tchécoslovaquie, le syndicat est tout-puissant; il est impossible d'acheter des toiles, des couleurs sans la carte professionnelle. E n Angleterre, l'État délègue ses pouvoirs à l'Arts Council. E n Belgique, m ê m e régime qu'en France : la carte professionnelle semble cependant y avoir beaucoup de partisans. E n Scandinavie, des avances sont faites aux artistes sur leurs pein­tures et leurs sculptures par une banque spécialisée (on pourrait comparer ces avances à celles consenties en France par le Crédit municipal). E n Russie, l'artiste est soutenu, mais doit se mettre au service de l'État.

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Exposés généraux

Il existe enfin dans presque tous les pays des associations qui groupent les intérêts des artistes, des syndicats. E n France : la Société des artistes peintres et graveurs professionnels, la Société des sculpteurs professionnels, le Syndicat des arts, l'Union des arts plastiques, le Syndicat national des artistes profes­sionnels créateurs, les Artistes décorateurs créateurs de modèles. Il serait d 'un intérêt primordial qu ' un organisme supérieur puisse être créé, une fédé­ration réunissant tous les artistes professionnels. Cette organisation, de caractère international, serait semblable à celles qui groupent les musiciens, les architectes, les auteurs dramatiques, les gens de lettres, sur le plan inter­national en dehors de toute politique. Cet organisme supérieur englobant toutes les associations nationales serait reconnu d'utilité publique et pourrait recevoir des legs, des dons. D'autres fonds pourraient provenir de ventes, loteries, s'il était nécessaire d'avoir recours à de tels moyens de fortune.

Il serait utile de parler maintenant des rapports existant entre les artistes créa­teurs et leurs intermédiaires auprès du public.

Le rôle de l'État, rôle de tuteur, nous l'avons vu, doit être complètement désintéressé sur le plan économique c o m m e sur le plan spirituel. L'État doit demeurer neutre. O n peut émettre le v œ u que le marchand envisageant son rôle sur un plan très élevé se considère c o m m e un diffuseur de beauté. O n ne peut tout de m ê m e pas exiger de lui le désintéressement des princes et des mécènes qui s'adressaient directement aux artistes et leur accordaient des pensions.

Quant aux critiques, ils ne relèvent que de leur seule conscience. Il en est de compétents et d'intègres, mais aussi d'aveugles et de vénaux. Il revient donc au public de les classer. Il le fera assez facilement d'ailleurs.

C'est le marchand qui est devenu l'intermédiaire principal entre l'artiste et l'amateur qu'il peut conseiller. Il peut orienter le goût du public dans le sens qui lui paraît vrai. Mais naturellement il demande à assumer ces respon-bilités en toute indépendance. Le marchand à qui l'on dicterait l'emploi de son argent ne serait plus qu 'un fonctionnaire, il se refuserait à une telle forme de dictature.

O n peut imaginer des lois mettant un frein aux abus des critiques et incitant les marchands à traiter honorablement leurs artistes. Mais, en principe, je pense que dans ce domaine l'État n'a pas à intervenir. Toutefois l'artiste isolé n'est pas bien placé pour lutter. Le marchand seul peut organiser à longueur d'année des expositions particulières ou d'ensemble qui viennent renforcer l'influence des salons trop confus et trop nombreux.

Ingres, dans un magnifique rapport au gouvernement en 1848, a prophétisé les « Indépendants » en demandant l'accès du Salon pour tout artiste à condi­tion qu'il n'offensât pas la morale. Pas de jury : une commission choisirait les œuvres, qui seraient groupées suivant leur tendance. Le grand nombre des salons en France rend tentant ce projet. U n salon unique, qu'il soit pério-

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U'artiste dans la société contemporaine

dique ou permanent, serait préférable si l'on pouvait en écarter les artistes amateurs, sauf ceux dont le talent serait indiscutable.

D e leur côté, les artistes devraient-ils participer à une meilleure diffusion de leurs œuvres ? Oui, bien sûr. Par des discussions et des réunions dans une Maison des artistes encore malheureusement à l'état de projet. Les critiques auraient avantage à se mêler à eux.

Avant la guerre de 1914, la camaraderie qui existait entre Apollinaire, Maurice Raynal, André Salmon et les cubistes a donné à ce mouvement l'élan que vous savez. Il faut également parler des mardis de la Closerie des Lilas, présidés par Paul Fort, ainsi que des dîners de Passy.

E n tout cas, nous ne s o m m e s plus au temps où Claude Mone t , répondant à une question du peintre et critique d'art américain, Walter Pach, disait : « Le peintre a le droit de peindre et de se taire. »

U n e fois la profession organisée, quels seront les rapports des artistes avec le public ? Influencer le goût en général, peser sur ce goût. Par le moyen de revues, de conférences, de visites d'ateliers, d'expositions.

Tout cela ne se fait-il pas maintenant, objectera-t-on ? Peut-être, mais en ordre dispersé. Bien des h o m m e s de bonne volonté, des jeunes plus particulièrement, ne peuvent pas dans l'ordre actuel des choses, coopérer à cette tâche eminente.

Mais le trait d'union le plus sérieux entre le public et l'œuvre d'art doit être l'architecture : c'est elle qui fournit les cadres de notre vie en c o m m u n . Les œuvres des sculpteurs, des peintres viennent sous la férule du maître d'œuvre s'inscrire dans ses cadences. L'architecture, cadre de la vie de tous les jours, exerce un rôle éducateur de premier ordre.

Pour que l'art soit mieux compris, il faut certes encourager par des repro­ductions la diffusion des œuvres. C'est le seul m o y e n de mettre à la portée de chacun les œuvres éparpillées dans tous les musées et dans toutes les collections. Elles doivent témoigner des chefs-d'œuvre mais ne doivent pas tenter de les remplacer : question de matière, d'échelle. Dans le cas de l'art contempo­rain, il faut éviter que seules soient diffusées les œuvres des artistes liés aux marchands par des contrats. U n aréopage désintéressé, composé de ces maîtres indiscutés dont j'ai déjà parlé, pourrait décréter que telle œuvre d'inconnu découverte dans un salon, ou m ê m e dans un atelier insoupçonné, a droit à une diffusion universelle.

Il faut enfin souligner la valeur de l'œuvre d'art en tant que message uni­versel. Il s'avère donc indispensable pour les artistes de tous les pays d'établir entre eux des contacts permanents, contacts qui facilitent les échanges d'idées, d'œuvres et de personnes.

Il est également souhaitable que des relations soient entretenues avec les grandes organisations internationales. C e serait la tâche d'une Association internationale d'artistes dans le domaine des arts plastiques. Il m e paraît

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Exposés généraux

indispensable et m ê m e urgent d'envisager la création d'une telle association, qui établirait un lien entre les groupements nationaux et qui ferait également appel aux artistes de premier ordre. Ces artistes peu enclins à faire partie d'une association nationale accepteraient d'adhérer à un organisme plus vaste et plus représentatif.

U n rôle important est à jouer par u n tel groupement. Il établirait des rapports permanents entre les artistes des différents pays et il les représenterait auprès des grandes organisations internationales. A ce sujet, je voudrais non seule­ment citer l'Unesco, mais aussi les organisations professionnelles, telles que le Pen Club, le Conseil international de la musique, l'Institut international du théâtre, l'Association internationale des critiques d'art, l'Union inter­nationale des architectes, le Conseil international des musées, les congrès internationaux d'architecture moderne. A ce sujet je voudrais souligner toute l'importance de contacts permanents entre peintres, sculpteurs et architectes. C'est au m o y e n d'organisations appropriées que de tels contacts seront possi­bles sur le plan international.

Il est également souhaitable de former un institut de documentation centra­lisant toutes les activités artistiques présentes ou passées.

Je ne parle pas des musées, qui, de toute évidence doivent jouer u n rôle de premier plan dans la vie artistique. O n peut rappeler ici la réponse de Renoir à qui l'on demandait : « O ù le jeune artiste doit-il se former ? » et qui déclarait : « Mais au musée, parbleu ! » Il en a toujours été ainsi. Autrefois les églises et les palais étaient de véritables musées.

Parmi tous les problèmes soulevés dans cet exposé, il en est qui ont trouvé une solution partielle en France et en Italie. Ceux-là pourraient servir de base à une organisation internationale plus rationnelle.

N o u s allons discuter de tout cela. Je souhaite que de nos discussions jaillisse cette lumière unanimement désirée et que celle-ci se répande à travers le m o n d e pour le plus grand bien des artistes et du public.

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Droits du peintre sur son œuvre

par Georges Rouault

Pour rendre ce rapport aussi concret que possible, je ne retiendrai que les risques et périls auxquels j'ai vu exposés, au long d'une existence de quatre-vingt-un ans, le destin de la création picturale et la dignité m ê m e du créateur. Ces risques se sont manifestés tant dans les procès qu'il m ' a fallu soutenir personnellement que dans ceux où ont été engagés l'œuvre ou la réputation de certains de mes confrères, à l'occasion du décès de leur épouse, ou d'une séparation conjugale, ou d'autres cas.

Ces périls m ' o n t été révélés soit quand je fus le conservateur du musée Gustave Moreau, soit quand j'ai eu à mettre à l'abri pendant la guerre de 1914 la collection de feu Ambroise Vollard à Saumur.

Voici donc, à m o n sens, c o m m e n t pourraient être définis les droits de l'artiste sur son œuvre.

D R O I T S D E L ' A R T I S T E S U R S O N ΠU V R E A V A N T

SA L I V R A I S O N A U C O M M E R C E

L'œuvre d'art reste entièrement liée à la personne du créateur jusqu'au jour où il la détache de lui par un acte de volonté librement consenti. A cet instant, elle entre dans la phase de l'exploitation commerciale, elle pénètre dans le circuit des biens, elle peut devenir l'objet d 'un contrat de vente ou d'édition.

Le droit souverain de l'artiste qui l'autorisait à modifier ou à détruire son œuvre sans qu'aucun jugement d'expert puisse être substitué au sien dure au moins jusqu'au m o m e n t où il la livre, en renonçant alors et de ce fait à sa faculté de rétention indéfinie, attribut de son absolue maîtrise. Le créa­teur n'a plus alors sur elle que certains droits sur lesquels nous aurons à revenir, mais, j'y insiste et les faits sont là pour m e justifier admirablement : le créateur de l'œuvre garde des droits spirituels sur ses œuvres loin de certains trafi­quants sans scrupules.

Jusqu'à l'heure de la livraison, par laquelle il exerce pour la dernière fois l'élément positif de son droit moral, le créateur ne saurait admettre ni partage, ni limitation de ses droits.

C'est dire que pareillement aux documents de l'atelier, véritables instruments • de travail, l'œuvre d'art, tant qu'elle n'est pas détachée de la personne de son créateur, doit constituer un bien insaisissable, inaliénable. E n effet, la vente sur

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Exposés généraux

saisie aboutirait à introduire dans la vie économique et contre la volonté de l'artiste des œuvres dont il n'aurait pas encore consenti la divulgation, et qui, par surcroît, pourraient ne pas avoir atteint le degré d'achèvement dont il est le souverain juge.

C'est dire également que, dans le cas d 'une séparation conjugale ou d ' un divorce, sous quelque régime que le mariage ait été conclu, on ne saurait contraindre l'artiste à une aliénation d 'une fraction, si minime soit-elle, de son œuvre inédite, au profit de l'épouse ou de ses héritiers si elle venait à décéder.

S'il est normal que les produits de l'œuvre livrée au commerce au cours d u mariage tombent dans la communauté conjugale, il est intolérable d'envisager q u ' u n peintre puisse être contraint d'inclure dans le partage des biens c o m m u n s les œuvres qui garnissent son atelier, et dont la plupart risquent de se révéler inachevées, insuffisamment réussies, ou conservées à simple titre documentaire.

Son droit de ne pas publier, qui doit s'exercer sans réserve et sans limitation, serait donc pratiquement anéanti. -

S'agirait-il m ê m e d'œuvres terminées, que leur incorporation dans le patri­moine c o m m u n et leur attribution à l'épouse pourraient avoir c o m m e effet de livrer au c o m m e r c e des toiles dont le peintre n'aurait pas consenti expressé­ment la divulgation.

Il suffit, pour éviter toute équivoque sur cette question essentielle et délicate dans la vie des artistes, de proclamer que l'œuvre elle-même, toile ou manuscrit, ne s'intègre jamais dans la communauté conjugale, qu'elle constitue un bien propre àl'artiste parce qu'étroitement liée à sa personne, et que seuls les produits des œuvres vendues ou éditées au cours du mariage représentent un émolument patrimo­nial susceptible de profiter à la communauté dans les termes du droit c o m m u n .

Ce maintien hors de la communauté conjugale ne saurait au surplus s'accom­pagner pour l'artiste de l'obligation de compenser en argent, dans le partage communautaire, les œuvres qui en sont distraites.

Il est impossible en effet d'attribuer une valeur certaine à des ouvrages qui peuvent être détruits, demeurer inachevés, ou m ê m e ne pas trouver d'acqué­reurs, en admettant que l'artiste se décide à les publier et à les offrir au commerce .

L a plupart des créateurs seraient d'ailleurs dans l'incapacité financière absolue de racheter, en quelque sorte par anticipation, des œuvres peut-être vouées à la destruction o u à la mévente.

L e maintien sans réserve hors de la c o m m u n a u t é conjugale est donc la seule solution compatible avec les droits d u créateur, la seule qui puisse aussi lui éviter de payer des droits de succession sur ses propres œuvres s'il succède à sa f e m m e décédée, la seule qui puisse enfin éviter à u n h o m m e et à u n artiste c o m m e Pierre Bonnard d'être qualifié, aux limites de l'absurde, de receleur de ce qu'il était en train de créer.

Il est à peine besoin d'ajouter que, si l'artiste faisait don à son épouse o u à ses enfants de telle ou telle de ses œuvres, cette donation ne serait aucune­men t mise en question et qu'il suffirait, au besoin, d'une simple stipulation du donateur.

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L'artiste dans la société contemporaine

D R O I T D E S U I T E

N o u s avons dit qu'en livrant son œuvre le créateur pouvait garder sur elle certains droits. Il serait opportun de les préciser : certains, c o m m e le droit de suite, ont été établis par diverses législations ou conventions auxquelles il essaie de se référer.

N o u s n'avons qu 'un souhait à émettre à leur sujet, c'est que la façon dont o n respecte en France ce droit de suite s'étende à toutes les autres nations et notamment aux États-Unis.

Il resterait à définir, ce qui m e paraît fort complexe, les droits que l'artiste pourrait avoir de retoucher une œuvre qui n'est plus sa propriété. Cette complexité vient notamment du fait qu 'une œuvre picturale ne saurait être absolument et toujours assimilée à une œuvre musicale ou à une œuvre littéraire.

D e celles-ci, en effet, il peut demeurer u n état de la première forme, quand le créateur la livre à des transformations, tandis que l'œuvre picturale peut être transformée de telle façon qu'il ne reste rien parfois de ce premier état, sauf des documents trop insuffisants.

Je ne puis qu'inviter le congrès à examiner une si délicate question et à lui trouver des solutions acceptables pour tous, ce qui semble difficultueux — certains modes de peindre étant assez particuliers et ce qui peut s'appliquer à tel pèlerin en ce cycle pictural ne pouvant faire loi pour tel autre.

R E P R O D U C T I O N D E S ΠU V R E S

Je m e contenterai seulement d'apporter ici quelques suggestions concernant les droits de reproduction des œuvres et le droit d'exposition.

L e droit moral de surveillance qui permet à l'artiste de s'opposer à l'alté­ration de sa création, d'en défendre l'intégrité trouve dans le contrôle des reproductions son exercice normal.

Trop souvent, des reproductions, et plus particulièrement des repro­ductions « en couleurs », qui constituent de véritables trahisons sont diffusées, à grand tirage. Et l'on peut m ê m e dire que plus la divulgation est intense, plus elle risque d'être médiocre, et plus il est difficile de lutter contre cette médiocrité.

Déjà souvent mal armé dans son propre pays, l'artiste est aujourd'hui géné­ralement impuissant au-delà des frontières.

Seul u n accord international étayé par des obligations très strictes et la promesse de sanctions sévères contre les éditeurs qui se dispenseraient du « bon à tirer » est susceptible de faire cesser en tout lieu des pratiques qui, pour le seul bénéfice de commerçants infidèles, trompent le public en lui présentant des chefs-d'œuvre défigurés.

Je sais que la critique s'est inquiétée à juste titre de se ménager u n droit de citation. Celui-ci aussi pourrait faire l'objet des délibérations du congrès, qui peut en déterminer les limites.

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Exposés généraux

La transposition de l'œuvre d'art dans le domaine du film pose également des problèmes très délicats. Si le peintre n'est pas u n cinéaste et ne peut être invité à statuer sur un art qui n'est pas le sien, il est non moins certain que tout ce qui dans l'exécution d 'un film est susceptible de porter atteinte à la signification des œuvres reproduites, à en dénaturer la valeur plastique doit être soumis à son examen et emporter son approbation.

U n droit de veto doit donc lui être laissé à l'égard de ces films qui, trouvant leur substance et leur raison d'être dans la reproduction de ses œuvres, n'auraient pas obtenu son assentiment ou n'auraient pas respecté ses observations.

U n arbitrage pourrait être prévu en cas de désaccord persistant entre peintre et producteur, mais on devrait tenir compte, dans la détermination de cet arbitrage, du fait que le problème posé est ayant tout d'ordre plastique. O n devra donc choisir les arbitres et régler l'importance de leurs voix en conséquence.

L E S E X P O S I T I O N S

Il n'existe aucun texte permettant à un artiste de s'opposer à des expositions de ses œuvres, dès lors qu'il en a transféré la propriété. N i l'assentiment du peintre, ni à plus forte raison son concours ne sont requis pour des mani­festations qui poursuivent parfois des buts idéologiques ou bassement c o m m e r ­ciaux, ou qui prétendent à classer les artistes, voire à les assembler suivant des critères plus ou moins discutables.

Il apparaît donc étrange qu 'un peintre puisse se voir ainsi qualifié sous des rubriques qu'il trouve ridicules ou absurdes, associé à des manifestations qui heurtent ses sentiments intimes, ou encore devenir l'instrument involon­taire de tendances qui osent se réclamer de lui alors qu'il les réprouve. Il importerait donc d'assurer au peintre une possibilité légale de donner ou de refuser son accord et de faire entendre sa protestation, au cas où il aurait été fait de sa personne ou de son n o m un usage contraire à ses intentions.

Reste à envisager le cas où des expositions, sans tendance idéologique, sans prétentions doctrinales, offrent au public, par le truchement de quelque galerie d'art, des ensembles insuffisants, mal choisis ou mal présentés.

U n peintre doit pouvoir s'opposer à des manifestations artistiques faites sur son n o m , dans des conditions matérielles susceptibles de dénaturer le sens et le résultat de son effort; ou du moins, lorsque les organisateurs de ces manifestations croient pouvoir se passer de son opinion, o n devrait exiger que sur toutes les annonces il soit nettement indiqué que l'ensemble a été composé sous la seule responsabilité de ceux qui le présentent.

A supposer que l'artiste ne puisse obtenir toutes les satisfactions désirables dans des manifestations privées, il devrait en tout cas avoir le droit absolu de refuser sa participation dans les salons dont le caractère officiel ne peut être contesté et dont il aurait décliné les invitations.

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L'artiste dans la société contemporaine

Enfin, sans être obligé de faire u n procès quand u n autre artiste porte n o m et prénom identiques, l'artiste déjà connu, devrait de droit obtenir que celui-là qui porte m ê m e n o m soit forcé d'ajouter le deuxième prénom qui figure sur son acte de naissance.

D R O I T D E S H É R I T I E R S O U D E S E X É C U T E U R S

T E S T A M E N T A I R E S

A l'égard des œuvres déjà livrées au public, les héritiers du peintre ou les exécuteurs testamentaires spécialement désignés à cette fin exercent la partie défensive d u droit moral, le droit de veiller à l'intégrité de l'œuvre, de lutter contre son altération et de poursuivre les faussaires.

L e rôle des héritiers et des exécuteurs testamentaires est d'autre part pri­mordial en ce qui concerne la publication des œuvres inédites. Cette faculté de retenir ou de publier, qui appartenait à l'artiste d'une manière souve­raine, il faut bien que ses continuateurs en soient investis pour fixer le sort des œuvres sur lesquelles le créateur ne s'est pas explicitement prononcé avant sa mort.

O n ne voit pas qui, en dehors de ses héritiers naturels, s'il n'a pas laissé de testament, ou de ceux qu'il a désignés à cet effet, s'il a pris des dispositions de dernière volonté, pourrait décider de ce qui doit être conservé ou détruit, de ce qu'il convient de publier ou de retenir. Si l'artiste n'a pas désigné par testament ceux qui, investis de sa confiance, auront mission de détruire ou de publier, ce sont ses héritiers légitimes, seuls continuateurs de sa per­sonne, succédant à ses droits c o m m e à ses obligations, qui auront le lourd devoir d'opérer ce choix délicat en s'entourant de toutes les compétences nécessaires.

Il pourrait être prévu que l'incapacité ou l'indignité notoire des héritiers pourrait autoriser une intervention directe de l'Etat, qui imposerait alors une certaine tutelle.

N'est-ce pas d'ailleurs aux héritiers de l'écrivain que la loi reconnaît le droit de décider des publications posthumes ?

E n cette matière, c'est la volonté de l'artiste qui doit être recherchée. Sa voix doit être respectée quand il désigne explicitement ceux qui exerceront après lui une fraction de ses droits absolus. S'il est demeuré silencieux, les héritiers de son sang sont appelés à cette tâche par cette présomption tradi­tionnelle qu'il convient de leur accorder de principe.

S O R T D E S ΠU V R E S D ' A R T E N C A S D E G U E R R E

Je ne saurai oublier les angoisses que m ' a causées, pendant la guerre de 1914, la redoutable sauvegarde des collections de feu Ambroise Vollard, qui comportaient, entre autres, des œuvres fort importantes principalement

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Exposit généraux

de Cézanne, Degas, Renoir, Bonnard, Picasso, dont j'ai déjà parlé ici. C'est en pensant à certains de mes anciens et surtout pour eux que j'ai cherché et pu trouver la maison qui devait recevoir les quatre-vingts colis : il était urgent de les mettre à l'abri, le ministre l'ayant dit à Ambroise Vollard qui m e le télégraphia. Il fallait une action immédiate.

Heureusement, je sais que, durant la dernière guerre, un effort a été fait, en France tout au moins, pour tenter de mettre à l'abri des bombardements le patrimoine national, et non pas seulement celui qui est conservé par l'État, mais celui qui appartient encore à des particuliers.

Il serait souhaitable que, sans attendre les échéances redoutables, chaque pays prenne dès le temps de paix toutes dispositions pour recevoir dans des conditions convenables les œuvres à préserver d'une destruction totale de guerre : on aurait ainsi une Croix-Rouge spirituelle qui aurait pu naître avant 1871, 1914, 1939.

O n pourrait soumettre lesdites œuvres à un jury qui déciderait, en temps voulu, suivant l'importance des pièces, ce qu'il convient de faire. Q u a n d il serait admis que les œuvres peuvent être mises en sûreté lors d'un conflit, on délivrerait à celui qui les détient une véritable fiche de mobilisation qui lui permettrait, le cas échéant, de les déposer à l'emplacement fixé.

J'ajoute qu'il y a d'autres risques que ceux de la destruction. N o u s en avons vu d'autres pendant les dernières hostilités qui venaient de la tyrannie de l'occupation. J'en fus victime et d'autres beaucoup plus que moi encore.

O n peut juger d'une civilisation sur la façon dont elle tolère la destruction des chefs-d'œuvre et accepte le retour aux excès de la force brutale sans aucun correctif ni mesure de protection.

L'art est délivrance m ê m e dans la souffrance, mais aux yeux de ceux qui n'ont pas le sens de la liberté de l'esprit l'art est un crime, l'artiste u n fou. Plus sage en vérité que roi et empereur ! Le peintre aimant son art est roi dans son royaume, fût-il à Lilliput et Lilliputien lui-même ! Cette royauté-là ne trompe pas. Elle ne vous sera pas disputée, Chardin, Corot, Cézanne, doux conquérants. V o u s n'abdiquerez jamais et vous laisserez un meilleur souvenir que tant de rois couronnés, car on pourra comprendre votre œuvre et communier avec elle peut-être jusqu'à la fin des temps. La force pour de tels artistes ne domine pas le m o n d e mais l'amour.

J'aurais beaucoup à dire à ce sujet si j'en étais capable, et d'exemples à citer.

U n savant a pu dire : « Il n'y a plus de mystère ! » O n peut être très savant et très sot en m ê m e temps.

Tout est impondérable dans les régions spirituelles o ù s'aventure l'artiste, mais il y règne un ordre plus vrai que celui du contrôleur des poids et mesures — l'ordre, c'est du dedans qu'il rayonne, n o n du dehors. L'artiste peut être en m ê m e temps peuple et aristocrate. Certaines fibres secrètes font que le solitaire peut être infiniment plus attaché à l'humanité que les gens d'action dont il est éloigné.

L'art en ce siècle mécanique ne serait-il pas parfois le miracle ?

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Rapports des Comités

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Rapport du Comité du theatre

par Silvio d 'Amico (Italie) et Ashley Dukes (I.I.T.)

Le discours d'ouverture de M . Marc Connelly sur « Le théâtre et la société » a nettement mis en évidence la conséquence principale que la Commission du théâtre va avoir à envisager, c'est-à-dire les nouveaux rapports qui se développent dans tous les pays entre l'art du théâtre et les pouvoirs publics. Ce fait a été reconnu par la commission, qui en a introduit l'étude dans son ordre du jour. Ce dernier a été adopté après que M . Benn Levy, m e m b r e du comité d'organisation de la Conférence, eut cédé la place de président de la Commission théâtrale à M . Jules Romains. M . Benn Levy a été élu suppléant des président et vice-président; M . Silvio d 'Amico et M . Ashley Dukes ont été choisis c o m m e rapporteurs.

Dans les rapports du théâtre et de l'État, le premier problème à considérer était tout naturellement celui de la censure. C'était aussi, c o m m e l'a fait remarquer M . Torraca au début, le problème le plus important qui puisse se présenter entre l'auteur dramatique et l'autorité compétente.

La commission n'étant pas en possession d'un rapport sur la censure, il a paru utile de résumer la situation telle qu'elle se présente à l'heure actuelle. U n e censure préalable, sous forme d'un examen des pièces dactylographiées ou imprimées et de l'octroi d'une autorisation de jouer, existe dans un certain nombre de pays d'Europe occidentale. Elle s'étend d'une censure sévère, c o m m e en Irlande et en Espagne, à une forme relativement modérée dans son exercice bien qu'absolue dans son pouvoir, c o m m e en Grande-Bretagne (où un représentant du roi est à la tête de la commission d'examen) ou au Danemark. Dans d'autres pays d'Occident, la censure se manifeste parfois après la production de la pièce, sous une forme policière ou autre, qui entre en jeu au m o m e n t de la représentation. La censure préalable a été abandonnée en Allemagne et en Autriche. Il est fort probable que la censure préalable existe, sous une forme quelconque, dans de nombreux pays de l'est de l'Europe, et il est tout à fait certain que, dans certains de ces pays, un contrôle effectif de l'État sur le théâtre est exercé dans un but politique.

Le film, qui reste le théâtre des foules quelle que soit parfois sa valeur artistique, est, lui aussi, soumis à une importante censure, sous une forme à la fois officielle et officieuse.

La censure se manifeste sous des formes variées à travers toute l'Amérique du Sud en matière de théâtre et de cinéma. A u x États-Unis et dans les domi-

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U'artiste dans la société contemporaine

nions de l'Empire britannique, la censure préalable est inconnue. U n e censure postérieure ou une intervention quelconque est très rare. M . Connelly a rappelé à la commission, au cours de la discussion, l'importance des progrès qui avaient été accomplis à ce sujet pendant ces dix dernières années; il a ajouté que, à son sens, la seule forme valable de censure était celle exercée par le goût du public.

L a commission avait sous les yeux le texte de la résolution d'Oslo condamnant la censure sous toutes ses formes; une longue discussion a eu lieu sur ce point afin de savoir s'il fallait compléter cette résolution sous forme d'une déclaration de la conférence actuelle, prise sur l'avis de la commission. U n certain nombre de résolutions ont été envisagées ; une sous-commission, compo­sée de M M . Bernard, Levy, N o r m a n n et Torraca, a été constituée pour rédiger le texte considéré. U n projet a été soumis à la commission qui l'a approuvé.

La discussion a porté ensuite sur la nécessité toujours grandissante, pour les autorités nationales et locales, d'accorder des subventions au théâtre, étant donné la situation économique et sociale de tous les pays. O n a envisagé ensuite la nécessité de s'assurer que ces subventions ne seraient accordées que dans des buts artistiques et non pour faire de la propagande, sous quelque forme que ce soit. D ' u n c o m m u n accord, il a été admis que l'État, la muni­cipalité ou tout autre organe gouvernemental aurait le droit d'exercer un contrôle financier pour éviter le gaspillage. Mais, dans certains cas, on a compris le danger qu'il y aurait, surtout quand ce sont les autorités locales qui accordent les subventions et qui les administrent, de voir le niveau artis­tique baisser simplement par le fait que les administrateurs désireraient que leur entreprise rentre dans ses frais, tout en évitant une augmentation générale des taxes. O n a justement fait remarquer que, dans certains pays, notamment en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis d'Amérique, des subventions pou­vaient être accordées par diverses voies au bénéfice soit de l'artiste, soit de l'entreprise intéressée. Si une demande de subvention a été refusée, on peut considérer que cela n'est pas définitif, d'autres voies restant ouvertes. L'auteur dramatique ne peut que bénéficier d'une telle multiplicité d'assistance. Sur ce point aussi, une sous-commission s'est mise d'accord sur le texte d'une résolution qui a été adoptée par la commission.

A propos de la représentation d'ouvrages dramatiques par des organismes privés et publics, la commission est rapidement arrivée à une entente sur la résolution à adopter.

Le problème de l'assistance accordée dans divers pays aux auteurs drama­tiques inconnus avait déjà été traité avant la Conférence de Venise de l'Institut international du théâtre, sous la forme d'un rapport donnant les résultats des enquêtes faites cet été sur la nature de l'aide apportée. Ces enquêtes avaient été menées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, en Italie et en Autriche; dans tous ces pays, de grands efforts ont été accomplis en faveur de l'auteur dramatique encore inconnu, au cours de ces cinq dernières années, c'est-à-dire depuis environ 1947, quand le caractère urgent de ce problème fut reconnu. E n Amérique, l'initiative est venue des auteurs drama­tiques eux-mêmes, par l'intermédiaire de leur association. Dans d'autres pays,

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Kapports des comités

ou bien des prix sous forme d'argent ont été accordés aux nouvelles pièces, ou bien les compagnies théâtrales, présentant des pièces d'auteurs inconnus, ont reçu une subvention spéciale. Depuis la Conférence de Venise, l'auteur de ce rapport a reçu des comptes rendus sur l'aide apportée aux auteurs inconnus aux Pays-Bas, en Belgique, au Brésil, au Chili, etc. Toute cette documentation est maintenant à la disposition de l'Institut international du théâtre (I.I.T.) et [ou] du secrétariat. U n e résolution a été adoptée pour approuver le travail accompli et pour exprimer le v œ u que ce problème soit examiné tout particulièrement par les autorités publiques et autres, chargées de subventionner le théâtre en général : État, municipalité ou organisme privé. O n peut ajouter que le prestige qui découle pour l'auteur d'une repré­sentation de sa pièce par un théâtre d'État r e n o m m é ou par un théâtre aimé du public dépasse de beaucoup les risques d'échec, et que ces risques sont toujours proportionnellement réduits par l'inscription de la pièce au réper­toire, quand il s'agit d 'un théâtre changeant fréquemment de spectacle. Les réponses de l'Allemagne et de l'Autriche au questionnaire envoyé à ce sujet font ressortir l'importance pour le jeune auteur dramatique d'obtenir u n poste c o m m e Dramaturg attaché à un théâtre à répertoire où il pourrait lire les pièces des autres avant d'en produire lui-même, où il serait présent aux répétitions et pourrait ainsi, d'une façon générale, étudier la vie du théâtre à la source.

A propos de la libre circulation (c'est-à-dire l'échange des pièces, des acteurs et des représentations), le problème du quota (contingentement) a été discuté et, en particulier, le contingentement des pièces étrangères imposé par certains pays. Il a été reconnu que toutes restrictions de ce genre à la libre circulation du matériel et des acteurs constituent une menace à l'encontre de l'art dramatique. U n e résolution a été approuvée dans ce sens.

La protection du texte des auteurs dramatiques contre les revisions et les modifications qui pourraient y être apportées sans leur autorisation, au cours des répétitions et de l'adaptation à la scène, a été envisagée et discutée assez longuement. U n e telle interférence dans les droits d'auteur du dramaturge, quoique explicitement interdite dans la plupart des contrats de représentation de pièces de théâtre, est largement pratiquée, mais l'auteur est beaucoup trop souvent ou bien trop négligent, ou bien trop timide pour en référer à l'autorité judiciaire. L a question de la traduction et du droit qu'a l'auteur de l'œuvre originale de contrôler la traduction ou l'adaptation de sa pièce a été tout naturellement soulevée à ce point de la discussion. La résolution adoptée a réaffirmé l'intégrité des droits de l'auteur dramatique dans ses rapports avec tous les autres collaborateurs théâtraux, y compris ses traducteurs et ses adaptateurs, et l'a encouragé à prendre toutes mesures nécessaires, par l'inter­médiaire de ses agents ou de ses associations professionnelles, pour s'assurer que ses droits ne soient pas violés dans la pratique.

La diminution du nombre des théâtres étant chose effective, dans de n o m ­breux pays tout au moins, la discussion s'est alors portée sur la nécessité d'avoir des théâtres locaux actifs, qu'ils soient subventionnés par l'État ou

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L'artiste dans la société contemporaine

par les autorités locales, ou financés par des initiatives privées. Les différents aspects du théâtre d'aujourd'hui dans le m o n d e ont été illustrés par le délégué de la Yougoslavie; il a expliqué que son pays était pourvu d'un trop grand n o m b r e de théâtres et avait besoin, au contraire, qu'on en restreigne intelli­g e m m e n t la quantité. La résolution adoptée fut rédigée aux fins de maintenir en vie le théâtre local, là où il est sur le point de disparaître par suite de la concurrence d'autres formes de divertissement. Il resterait, néanmoins, que la tradition locale est le meilleur soutien du théâtre local, particulièrement du théâtre à répertoire tel qu'il est connu en Europe.

L'initiative de l'Institut international du théâtre tendant à organiser des expositions internationales d'un intérêt purement théâtral a été approuvée et une résolution adoptée, exprimant le v œ u de voir se développer une circu­lation aussi libre que possible de tout le matériel théâtral, y compris les pièces imprimées ou les manuscrits avec les annotations des directeurs de production.

Pour finir, la commission a approuvé la résolution de l'Institut international du théâtre se rapportant aux décisions prises par la nouvelle Convention de Genève sur le droit d'auteur.

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Rapport du Comité du cinéma

par Pierre Grégoire (Luxembourg)

L'Unesco a décidé d'inscrire à l'ordre du jour de la Conférence internationale des artistes, outre les disciplines classiques de la littérature, du théâtre, de la musique et des arts plastiques, celle du cinéma.

Il paraît nécessaire de souligner l'importance de cette décision qui, mar­quant, ouvertement et en très haut lieu, la fin d'une lutte acharnée contre l'opinion, plutôt hostile, des grands maîtres de l'art et de la pensée, semble consacrer à titre définitif la reconnaissance officielle du film c o m m e moyen d'expression artistique.

Les artistes qui, jusqu'ici, ont exercé, dans le domaine cinématographique, quelque peu hors la loi générale, leurs pouvoirs créateurs ne peuvent que se féliciter — et féliciter les promoteurs de la Conférence de Venise — d'un jugement publiquement rendu, auquel ils devront dorénavant d'être traités en pairs par les gloires de la littérature, du théâtre, de la musique et des arts plastiques. La fin d'une révolution déclenchée il y a une trentaine d'années sera, sans aucun doute, le commencement d'une évolution heureuse, dans la collaboration sans équivoque de tous les arts intéressés, directement ou indi­rectement, au développement du cinéma.

Les débats du Comité du cinéma ont été parfois très animés, toujours amicaux et féconds. Le comité, composé d'une vingtaine de membres, représentant douze nations et groupant des metteurs en scène, des écrivains-scénaristes, des critiques et des producteurs, a élu par acclamation : président, M . Alessandro Blasetti (Italie); vice-président, M . Valentino Davies (États-Unis); pour rapporteur, M . Pierre Grégoire (Luxembourg). M . Blasetti ayant été forcé de quitter prématurément la conférence (au sein de laquelle il a été admirablement remplacé par M . Roberto Rossellini), c'est à M . Davies qu'est revenu l'honneur et le devoir de diriger les discussions.

Le sujet traité en séance plénière et présenté, c o m m e exposé préliminaire, par M . Blasetti, limité à la contemplation d'un seul aspect du problème très vaste que représente l'art cinématographique, devait trouver une certaine exten­sion prévue, d'ailleurs, par le plan de travail élaboré par les soins de l'Unesco.

Certes, la vue nouvelle sur la situation à faire réserver, dans u n avenir immédiat, aux écrivains-scénaristes, telle que M . Blasetti l'avait courageuse­ment définie, après en avoir démontré, à la lumière de faits précis vécus durant l'exercice de sa profession, la nécessité, l'urgence et le bien-fondé, était de nature à provoquer un échange d'idées très prenant sur la hiérarchie des

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Uartiste dans la société contemporaine

auteurs et co-auteurs travaillant à la réalisation d'un film, et sur les erreurs de base dans l'évaluation des mérites, telle que la tradition, partant d'une ignorance, l'a malheureusement sanctionnée. Toutefois l'unanimité se faisant très vite et sans la moindre difficulté, autour de la proposition de M . Blasetti, à concrétiser dans une résolution aussi ferme que précise, le comité pouvait, après avoir souligné la différence existant entre une œuvre cinématographique et les autres œuvres d'art, s'occuper, d'une manière plus intense, des questions se rapportant à la production que devait, nécessairement, soulever la procla­mation de cette constatation.

Si le cinéma est u n art et si, dans ses applications, il se distingue des autres arts reconnus, un changement dans le traitement qui lui est infligé actuelle­ment s'impose. Il faut dès lors qu'un statut spécial admette et reconnaisse les conséquences logiques du revirement opéré dans les opinions, en remplaçant les conceptions erronées du passé par d'autres.

D e ce raisonnement le comité a dû déduire plusieurs suggestions d'ordre pratique : i. Élaboration d'un statut spécial, concernant tous les apports nécessaires

à la réalisation d'un film jugés du point de vue artistique aussi bien que du point de vue juridique, et d'une charte traitant des droits de l'artiste;

2. Reconnaissance du principe de la liberté dans l'expression réclamant forcément le droit à l'usage des moyens qui s'y rapportent;

3. Aide des autorités dans l'équipement et l'installation des studios; 4. Réduction des taxes et des charges fiscales qui frappent le cinéma; 5. Subventions à accorder, par l'État, à la production de films et à l'éducation

des jeunes cinéastes; 6. Obligation pour l'État de garantir la conservation des œuvres cinéma­

tographiques, en légiférant à ce sujet. E n étudiant cette multiplicité de problèmes, le comité ne pouvait pas ne pas se heurter à un obstacle, toujours le m ê m e , qui menace de rendre illusoire le droit primordial auquel doit faire appel le génie créateur : la liberté.

Rencontrant presque partout les entraves de la censure, il s'est résolument attaqué au problème qu'elle pose, en proposant que la sauvegarde des intérêts, hautement appréciables d'ailleurs, qu'elle vise, soit confiée à l'autorité judi­ciaire, impartiale et seule compétente pour prononcer des jugements au sujet des excès qui constitueraient vraiment des délits ou des crimes.

Terminant là ses travaux, le comité était parfaitement conscient du fait qu'il n'avait fait qu'effleurer son sujet. Il savait, en outre, que l'ensemble des problèmes que soulève l'art cinématographique est tellement vaste, sur­tout en ce qui concerne ses relations avec les autres arts et sa puissance d'inter­prétation, qu'il ne peut que regretter le manque de temps (et d'occasions) par lequel une réunion c o m m u n e , en vue d'étudier le cinéma par rapport à la poésie, à la littérature, à l'art dramatique, à la peinture, à la musique et à la danse, a été empêchée. Il est fortement nécessaire d'en prévoir, lors d'une autre conférence, la réalisation, au plus grand profit aussi bien du film que des beaux-arts et des belles-lettres.

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Kapports des comités

Répondant au désir exprimé par le président de la conférence, le comité a entendu deux communications : la première, présentée par M l l e d'Olivera (France) concernant une découverte dans le domaine de la production du film en couleurs et les avantages remarquables s'y rapportant; la seconde, faite par M . O h Y u n g Jin (Corée), ayant trait à la situation cinématographique dans son pays. Après avoir relevé l'accueil réservé aux films américains et européens et peint le caractère spécial de l'âme coréenne, M . O h Y u n g Jin demandait, en faveur de sa patrie meurtrie par la guerre, de la reconstruction des bâtiments détruits et de la mise en marche d'une nouvelle production nationale cinématographique, l'aide efficace des nations plus fortunées.

U n e suggestion de sa part pourrait être retenue : celle prévoyant la création, sous l'égide de l'Unesco, d'un centre international d'études et de recherches cinématographiques pour l'organisation d'expéditions à envoyer dans tous les pays, qui permettraient aux experts du film d'étudier, par étapes et sur place, les heurs et malheurs de toute l'humanité.

E n conclusion, le Comité du cinéma présente à la Conférence, pour adoption, les résolutions suivantes qui, sans exception, ont été approuvées à l'unanimité.

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Rapport du Comité de la musique

par Guillaume Landre (Pays-Bas)

L'exposé préliminaire de M . Arthur Honegger sur « Le musicien dans la société moderne » est considéré par le comité c o m m e un document essen­tiel pour le travail qui lui a été demandé. Des communications émanant de divers membres du comité (Autriche, Japon et Yougoslavie, entre autres) ont apporté une documentation intéressante et utile pour les discussions du comité.

Celui-ci étudie tout d'abord le premier point du plan de travail qui lui est soumis : l'éducation musicale. Tous les membres du comité s'accordent à reconnaître le rôle essentiel de l'éducation dans la formation musicale. Tous sont d'accord pour déclarer qu'elle doit avoir lieu dès le plus jeune âge de l'enfant : au stade de l'enseignement primaire et m ê m e maternel. Mais s'il faut éduquer les enfants, leur apprendre à « entendre » la musique, le comité tient à marquer que l'éducation des maîtres, dans le sens de la plus large compréhension musicale, n'est pas moins essentielle. Le comité, formé de compositeurs, ne se considère pas habilité à légiférer dans le domaine de l'éducation musicale. Il adopte une résolution de caractère général et d'une grande souplesse d'application (résolution n° i).

L e comité aborde ensuite la question de la diffusion des œuvres. Il étudie longuement le développement des échanges et de l'exécution, sur un plan international, des œuvres musicales. Des exposés sont faits sur l'action entre­prise dans ce domaine par le Conseil international de la musique ( C . I . M . ) et par la Société internationale de musique contemporaine ( S . I . M . C ) . La situation présente, difficile, de cette dernière est évoquée. L e comité souhaite que, dans une forme nouvelle, la Société internationale de musique contemporaine recommence à exercer l'action efficace qui a été la sienne, laquelle pourrait être entreprise en liaison avec le Conseil international de la musique. Celui-ci serait l'organisme central d'échanges et de diffusion que plusieurs membres du comité souhaitent, et qui pallierait les défaillances des autorités compétentes et les inconvénients d'une politique musicale souvent partisane. Le développement d'organismes tels que la Société internationale de musique contemporaine, par exemple, est donc fortement souhaité par le comité (résolution n° 2).

La reproduction des œuvres musicales au m o y e n de disques d'une part, au moyen de films concernant ces œuvres d'autre part, retient ensuite l'atten­tion du comité. E n ce qui concerne le film, le comité déclare être sceptique quant à son efficacité. Le plus souvent, tout au moins jusqu'ici, le film ne sert ni les musiciens, ni la musique : il les trahirait plutôt.

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Kapports des comités

A u contraire, le comité reconnaît le rôle capital que jouent les disques dans la vie musicale moderne et dans la diffusion de la musique contemporaine. Le Conseil international de la musique, grâce à un comité de sélection composé de représentants de la musique et de l'industrie du disque, fait enregistrer chaque année un certain nombre d'oeuvres peu connues, contemporaines et de valeur internationale. Cette initiative devrait être développée.

D'autre part, les échanges commerciaux des disques devraient être inten­sifiés et facilités. Trop de barrières douanières et fiscales existent encore. Compte tenu de l'accord existant pour l'importation d'objets de caractère éducatif, scientifique ou culturel, le comité adopte une résolution dans ce sens (résolution n° 3).

L e comité juge également nécessaire que les compositeurs soient défendus contre les préjudices qu'ils subissent du fait des enregistrements faits par des personnes privées de la musique émise par les postes de radiodiffusion (résolution n° 4).

Grâce à la technique moderne, la reproduction et la multiplication des partitions de musique contemporaine devraient prendre une grande extension. L e comité examine l'activité du Conseil international de la musique dans ce domaine (reproduction de partitions de jeunes compositeurs). L e système de reproduction des partitions sur microfilms instauré en Hollande (Donemus) et en Belgique, enfin la création récente du Centre international de documen­tation musicale. Il souhaite l'extension et la multiplication de tels organismes (résolution n° 5).

L a reproduction des partitions n'est cependant pas un m o y e n suffisant pour la diffusion des oeuvres contemporaines. Encore faut-il que celles-ci soient exécutées. Dans de nombreux pays la radiodiffusion s'acquitte au mieux de cette tâche. Des émissions sont régulièrement consacrées aux œuvres contemporaines et aux premières auditions. Le comité tient cependant à marquer le danger qui peut naître des émissions de radio : celui de priver l'auditeur du contact vivant avec les oeuvres. Les auditions en public devraient être plus fréquentes. D'autre part les liens entre les différentes sociétés musi­cales et la radiodiffusion devraient être plus étroits (résolution n° 6).

L e comité examine ensuite la situation internationale des compositeurs. Il constate avec satisfaction que grâce à l'Unesco ils possèdent un organisme compétent, véritablement international, qui s'intéresse aux problèmes parti­culiers à leur art : le Conseil international de la musique. Ce dernier est l'inter­médiaire souhaité entre les musiciens et l'Unesco, par là m ê m e entre eux et les différents États membres de l'Unesco. Néanmoins, le comité émet le v œ u qu'à l'intérieur de chaque pays, à l'image du Conseil des compositeurs des pays nordiques, par exemple, un organisme groupe tous les c o m p o ­siteurs (résolution n° 7).

Avant de se séparer, le comité considère le projet de résolution concernant la création d'un conseil international des arts et des lettres qui lui est soumis. Ce projet, présenté par le président de l'Institut international du théâtre, par le président du Conseil international de la musique et par le secrétaire

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L'artiste dans la société contemporaine

général du Pen Club, soulève des réserves au sein du comité : u n organisme qui répartirait son activité sur des disciplines artistiques nombreuses et différentes risque d'avoir peu d'efficacité. Sa création peut sembler souhaitable, si son rôle doit se borner à être celui d'un organe de liaison. Le comité décide d'approuver le principe d'un tel conseil. Il préconise l'étude de ce projet.

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Rapport du Comité de la littérature

par Henri de Ziegler (Suisse)

Le Comité de la littérature a siégé quatre fois. C'était peu, certes, pour l'examen de problèmes nombreux, dont plusieurs fort délicats excluaient une hâte excessive.

Le comité élut son président en la personne de M . Stephen Spender, de la délégation du Royaume-Uni , m e m b r e du comité d'organisation. Il appela aux fonctions de vice-président M . André Chamson, de la délégation française; à celles de rapporteur M . Henri de Ziegler, de la délégation suisse. Pour rendre la tâche de celui-ci moins malaisée, il constitua d'autre part une commission de rédaction, qui se révéla d'une grande utilité. L e rapporteur se dit heureux de lui exprimer sa reconnaissance.

Les premiers mots du président furent pour remercier le ministre Taha Hussein, de la délégation égyptienne, de son remarquable exposé sur la situa­tion de l'écrivain dans la société moderne — lequel fut adopté à l'unanimité. La proposition devait encore être faite dans la dernière séance d'en assurer largement la diffusion.

L e Comité de la littérature a généralement suivi le plan de travail qui lui était suggéré. Mais pour des raisons de commodité, il n'en a pas retenu l'ordre. Il s'est voué tout d'abord à l'examen de ce qu'on a jusqu'à présent, sans trop de précision, n o m m é les « foyers culturels ». O n a pu rapidement voir qu'il s'agissait en s o m m e de venir en aide à l'édition de faible impor­tance commerciale, autrement dit de faciliter la publication d'ouvrages de valeur, mais dont le tirage, par la force des choses, ne peut être que limité, par exemple les livres de poésie ou d'histoire littéraire et de critique. Ces livres sont encore hypothéqués par la lenteur de la vente. La position du comité apparaît nettement dans le projet de résolution dont le texte est joint à ce rapport. Il fut adopté après une discussion prolongée, où furent exprimés plusieurs avis qui semblaient difficilement conciliables. Le contraire eût étonné. Mais enfin le vif désir que montrait chacun d'entrer dans le sentiment de ceux qui ne partageaient pas ses vues conduisit à un accord. Il faut bien reconnaître cependant que tout n'y concourait pas et que certains avis, en eux-mêmes d 'un très vif intérêt, n'étaient guère de nature à nous faire appro­cher de la solution.

L e problème de la traduction, qu'on aborda ensuite, est d'une importance capitale. Il fut étudié avec une attention passionnée et pourtant clairvoyante. Grâces soient rendues à ce propos à notre vice-président, André Chamson, qui par la rigueur sans défaut de sa pensée et le progrès qu'il assure aux

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U'artiste dans la société contemporaine

débats auxquels il s'associe, a permis plus que tout autre au comité d'avancer dans son travail. La traduction des œuvres pose toute sorte de questions épineuses, qui ont paru moins éloignées de leur solution dès qu'on eut dis­tingué entre la traduction des ouvrages du passé et celle des ouvrages nouveaux, entre la littérature faite et celle qui se fait. Quoi qu'il en soit, l'accord sur ce point s'est révélé très difficile. U n premier projet de résolution fut renvoyé à la commission de rédaction, qui eut enfin la chance d'en présenter un autre dont on put voter l'adoption.

U n autre projet de résolution eut encore l'agrément du comité, quand les débats (ils avaient été fort longs) furent clos sur les problèmes de la traduction et les aspects nombreux qu'ils présentent. Il a trait au bulletin des livres choisis, publié par les soins du Pen Club international en collaboration avec l'Unesco, dont l'utilité ressortit avec éclat de la discussion m ê m e engagée incidemment à ce propos.

D'autres oppositions devaient se manifester au sujet de ce que le plan de travail nommait un peu mystérieusement « échanges d'écrivains ». L'expres­sion parut ambiguë. Et il faut bien reconnaître en passant que pour l'Unesco se pose une question de terminologie et de vocabulaire qui demanderait à être mise au point. Sur cette suggestion qui lui était faite, il ne fut pas déposé de projet de résolution. Mais la discussion qu'elle fit naître, outre qu'elle présenta en elle-même un indéniable intérêt, put retenir utilement l'attention des membres du comité sur un état de choses que sans doute il serait coupable de ne pas considérer. Le projet de résolution soumis par le Pen Club inter­national à la Conférence des artistes concernait un objet très voisin du pré­cédent. Il souhaitait que l'Unesco fondât une bourse à octroyer pour un ouvrage déterminé à un jeune écrivain, qui pourrait l'utiliser pour ses frais de voyage et de séjour à l'étranger. Mais on apprit qu'il était déjà dans les intentions de l'Unesco de créer aux m ê m e s fins dix bourses d'un montant fort appréciable. Le comité, qui avait fait siens les v œ u x du Pen Club, a salué d'une façon très chaleureuse les dispositions de l'Unesco. Cette unanimité a trouvé son expression dans un projet de résolution soumis à la conférence et dont le texte est également joint au présent rapport. Il n'en sera remis aucun, en revanche, sur la note où sont consignés les résultats de la Conférence intergouvernementale du droit d'auteur, tenue à Genève en août et septembre 19 5 2. Et il est aisé d'en concevoir la raison. A Genève se sont réunis, et longue­ment, des juristes, des spécialistes dont nous ne possédons pas, sauf exceptions, les compétences. Le Comité de la littérature ne pouvait donc rien de plus que d'applaudir à ces résultats, dont plusieurs ont une lointaine portée, et il l'a fait à l'unanimité avec toute la chaleur désirable, conscient des avantages qu'en tireront les lettres dès qu 'on en pourra faire l'application.

U n autre projet de résolution avait été déposé par M . Allen Täte, de la délégation des États-Unis, sur les moyens dont l'Unesco pourrait disposer pour assurer une diffusion plus large à des ouvrages n'ayant pas eu la chance d'être lancés commercialement d'une façon vraiment efficace; M . A m m o u n , de la délégation du Liban, en avait pour sa part remis un autre beaucoup plus

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Kapports des comités

bref et beaucoup plus général, sur un objet très voisin.- Il s'ensuivit une discussion dont on ne peut cacher qu'elle prit un temps considérable, ni soute­nir qu 'on y ait totalement évité l'incohérence et la confusion. Des efforts méritoires furent tentés pour concilier ou joindre ces deux projets et en tirer, si possible, un texte unique susceptible de recueillir l'approbation de tous. Hélas I ils n'eurent pas d'effet. Les suffrages s'exprimèrent pour l'un et pour l'autre en nombre trop restreint pour qu'ils eussent vraiment une signification. O n ne se mit d'accord que pour renvoyer ce casse-tête à la c o m ­mission de rédaction, laquelle, en dépit d 'un dévouement qu'on eut mainte occasion de connaître à l'épreuve, ne pouvait pousser l'héroïsme jusqu'à se réjouir bruyamment de ce nouveau travail. Puis ce projet de résolution fut retiré. Considérons u n instant les choses du point de vue de Sirius, pour constater que ce fut, malgré le résultat décevant, une fort belle joute oratoire, égale en intérêt à celle qui devait suivre sur le sujet du domaine public payant. L e rapporteur désire, à ce propos, s'excuser auprès de ses éminents confrères de ce qu'il n'a pas, dans ce rapport qu 'on lui enjoignait de ne pas trop étendre, voulu entrer dans le détail de leurs interventions. Il s'est permis de faire fond sur leur modestie et de penser que son rapport ne devait pas prendre le caractère d 'un procès-verbal.

Le domaine public payant ! Ces trois mots furent peut-être les plus souvent répétés au cours de ces journées. Ils furent prononcés dès le début de la première séance, et peut-être fut-ce u n peu trop tôt. C e qu'ils désignent revêt une importance qui par aucun des membres du Comité de la littérature ne fut jamais contestée. Il aurait été souhaitable, toutefois, qu 'on lui assignât une place dans un ordre du jour précisément établi. Dans la séance du jeudi 25 septembre, le président ouvrit un débat qui devait être fort nourri et prit tout ce qui nous restait d 'un temps qui, semble-t-il, aurait dû être ménagé avec plus de prudence sur deux projets de résolution relatifs à cet objet déposés, le premier par M . Julien Cain, de la délégation française, le second par M . Bellonci, de la délégation italienne, qui, pour s'exprimer familièrement, avait attaché le grelot. Leurs points de vue, au plus vif regret du comité, ne s'étaient guère rapprochés à la fin de la séance. Mais la conjonction put s'opérer par bonheur dans la courte réunion du lendemain. Les interventions avaient été très nombreuses, toutes très dignes d'attention et m ê m e de méditation.

N o u s croyons, en toute sincérité, que le comité peut rendre sur lui-même ce témoignage d'avoir été, dans l'ensemble, fort éloigné de gaspiller le temps dont il disposait, mesuré trop étroitement. Pourtant il n'est pas moins éloigné d'avoir été jusqu'au bout de son programme. Mais c'était un programme sans mesure et aucun de ses membres ne pouvait avoir l'illusion que ce but serait atteint. L'Unesco n'y comptait sans doute pas elle-même. Et nous nous sommes séparés avec la conscience d'avoir travaillé sérieusement et profitablement.

M . Thornton Wilder, de la délégation des États-Unis, rapporteur général de la Conférence des artistes, m ' a exprimé son désir que les rapports des différents comités pussent faire sentir quelque chose de l'atmosphère — ce sont ses propres termes — dans laquelle chacun d'eux s'est efforcé d'aller

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L'artiste dans la société contemporaine

jusqu'au bout de sa tâche. Cela n'est pas facile, je crois. Quelle fut l'atmo­sphère du nôtre ? Elle fut composée, à m o n sens, de bonne foi, et de bonne volonté, d'attention, d'application et de patience. D ' u n peu de tension par m o m e n t . Certes, la passion n'y m a n q u a pas non plus, et je serai le dernier à m ' e n plaindre. D'autant moins que cette passion, abondante source d'éloquence, ne mit jamais en péril l'esprit de ce conseil d'écrivains, dont on doit dire qu'il ne cessa d'être caractérisé par une irréprochable courtoisie.

L e rapporteur général de la conférence m ' a dit également qu'il ne craignait nullement de voir exprimer dans les rapports des comités quelque chose des réactions personnelles de ceux qui les devaient écrire. Je profiterai donc, en terminant, de cette liberté, pour dire — et cela m e payera d'un travail assez pénible — que si j'estime très hautement ce qui a été dit dans nos séances de travail et plus encore ce qui a été fait, je regrette qu'il n'y ait pas été parlé davantage de la situation morale de l'écrivain. Elle comporte des droits et surtout des devoirs dont on ne se fût pas entretenu vainement. Notre confrère, M . Pir Molesin, nous a émus par sa déclaration demeurée en la mémoire de tous. M . Molesin met à la disposition d'un écrivain, pour lui faciliter un séjour à l'étranger, dans l'intérêt de son œuvre, une maison qu'il possède à Ravello. Il doit être remercié de la façon la plus cordialement confraternelle. L ' u n de nous a dit que les débats sur les principes n'étaient pas toujours vains, qu'ils pourraient être m ê m e d'une extrême utilité. C'est une conviction profonde, et j'incline à croire qu'il eût été bon de réserver aux principes moraux qui sont la condition de notre art et de notre profession une place moins réduite. Mais qu'on veuille bien ne pas donner la valeur d'une critique — je n'ai aucunement qualité pour en faire— à cette simple observation.

Dans la séance du vendredi matin, 26 septembre, le Comité de la litté­rature a encore entendu une émouvante déclaration de la délégation coréenne sur la situation tragique de son pays, et il y a répondu par des v œ u x unanimes dans lesquels s'exprimaient son ardente sympathie et son entière solidarité pour nos confrères de Corée si tragiquement éprouvés.

Il a approuvé les projets d'une résolution relative à la censure sur la propo­sition de M M . A m m o u n et Bellonci, d'une résolution de M M . Julien Cain et Jules Romains sur les droits moraux des écrivains et de leurs œuvres, corres­pondant à celui qu'énonce le Comité des arts; d'une résolution suggérée par la délégation autrichienne concernant les impôts dont peuvent être frappés les ouvrages de l'esprit et notamment les livres dans leur texte original et dans les traductions. Il souhaite voir adopter également une résolution proposée à la conférence conjointement par M M . Axel Otto N o r m a n , président de l'Institut international du théâtre, Roland Manuel, président du Conseil international de la musique, et David Carver, secrétaire général du Pen Club international.

Je termine ce rapport en félicitant le président Stephen Spender de se voir au bout de sa tâche compliquée et délicate, et je lui dis, au n o m du comité unanime, combien nous avons apprécié l'entière indépendance et la parfaite gentillesse avec lesquelles il n'a cessé de diriger nos débats.

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Rapport du Comité des arts plastiques

par Jacques Villon (France) et H . E . Langkilde (U.I .A.)

L e Comité des arts plastiques a tenu sa première réunion le 23 septembre 1952. M . Paul Vischer a été élu président et M . Gino Severini, vice-président. Les rapporteurs élus par le comité étaient : M . Jacques Villon, délégué de la France, pour la peinture, et M . H . E . Langkilde, délégué de l'Union inter­nationale des architectes, pour l'architecture.

Le comité a tenu cinq réunions et a désigné trois sous-commissions pour étudier divers problèmes et présenter les résolutions finales.

Le comité a reçu quatre rapports : celui de M . Jacques Villon, sur « L e peintre dans la société moderne »; celui de M . Georges Rouault, sur les « Droits du peintre sur son œuvre »; celui de M . Henry Moore , sur « L e sculpteur dans la société contemporaine » et celui de M . Lucio Costa, sur « L'architecte dans la société contemporaine ».

Le comité a discuté les divers aspects de ces rapports et d'intéressants c o m ­mentaires ont été faits sur les problèmes philosophiques et sociologiques qu'ils évoquaient. Les délégations française, suédoise, yougoslave et norvégienne ont soumis des rapports sur l'état de la question dans leurs pays respectifs, mentionnant tout particulièrement leurs organisations nationales et la collaboration qui existe entre architectes, peintres et sculpteurs, et les moyens grâce auxquels le goût de l'art a été développé par l'éducation. Les délégations de l'Allemagne et de l'Italie ont rendu compte des divers systèmes préconisés par les groupements d'artistes dans leurs pays respectifs pour provoquer des concours d'art.

Le comité a décidé de créer deux sous-commissions. La première était chargée d'étudier l'aspect extérieur du problème de la

collaboration entre architectes, peintres et sculpteurs : modalités d 'un patro­nage d'État, commandes aux artistes, possibilités de provoquer un intérêt général pour ces questions. M . Ceas, délégué de l'Union internationale des architectes, a été élu président.

La deuxième sous-commission était chargée d'étudier l'aspect interne du problème : compréhension générale entre artistes, principes de collaboration pour un travail donné, éducation de base permettant une synthèse en matière d'art plastique. M . Alfred Roth, délégué de l'Union internationale des archi­tectes, a été élu président.

U n e troisième sous-commission, composée de quinze membres, délégués de différents pays, a été organisée pour s'occuper du problème de la création d'une association internationale d'artistes, peintres et sculpteurs. M . Severini,

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U artiste dans la société contemporaine

délégué de l'Italie, a été élu président. Après une discussion serrée des diffé­rents problèmes, la sous-commission a rédigé un certain nombre de résolu­tions (voir annexe au présent document) qui ont été approuvées ensuite par le comité.

La sous-commission chargée d'étudier le problème de la constitution d'une association internationale d'artistes a rédigé une résolution recommandant à l'Unesco d'apporter une aide complète à la commission préparatoire et au secrétariat de cette future association.

Cette résolution a été adoptée à l'unanimité par les treize délégués présents. Cependant, le délégué des Pays-Bas a fait remarquer que, tout en étant d'accord sur le principe d'une association internationale d'artistes, il tenait à formuler une réserve, qui serait insérée c o m m e motion de minorité. Il a ajouté que l'exis­tence d'une confédération internationale des artistes professionnels, ayant son siège à Bruxelles, devrait être envisagée.

Le comité a étudié ensuite u n projet de statuts â soumettre à toutes les associations nationales et aux artistes voulant faire partie de l'association. Ce document a exposé les lignes générales et les buts de l'association, tels que : « stimuler la coopération culturelle internationale en dehors de toute entrave esthétique ou nationale, parmi les artistes des divers pays, promouvoir, faciliter et défendre la situation économique et sociale de l'artiste sur le plan international... »

L e comité a discuté la création d 'un comité d'organisation, ouvert aux artistes présents à la conférence, et a décidé de créer un comité exécutif et un secrétariat.

Les délégués suivants ont été élus membres du comité exécutif : M M . H . Billings (États-Unis), Celebonoviö (Yougoslavie), C . Leplae (Belgique), A . Lhote (France), M . G . Severini (Italie), M . O . Skold (Suède), M . G . Sutherland (Royaume-Uni).

Trois autres délégués ont été n o m m é s membres correspondants du comité exécutif, avec droit de vote par correspondance : M M . D . Dundas (Australie), Y . Masuda (Japon), C . Steynberg (Union Sud-Africaine).

M . Lardera a été élu secrétaire général. Après discussion par la commission mixte du rapport de M . Rouault,

des résolutions furent adoptées sur les problèmes professionnels des peintres et des sculpteurs. Plusieurs autres résolutions ont été proposées soit par des organisations internationales, soit par des délégués, et ont été annexées à ce document.

E n particulier, un projet de résolution soumis par le président de l'Institut international du théâtre, le président du Conseil international de la musique et le secrétaire général du Pen Club, au sujet de la création d 'un Conseil international des arts et des lettres, a été approuvé avec un amendement proposé par l'Union internationale des architectes.

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Rapports généraux et discours de clôture

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Rapport général

par Thornton Wilder

Il y a eu de nombreuses conférences internationales d'écrivains ; quelques-unes d'architectes et d'artistes du théâtre; aucune, ou presque, de peintres, de sculpteurs, de compositeurs et d'artistes du cinéma. Mais c'est ici la première assemblée véritablement internationale des artistes. Ils sont réunis pour étudier tous les facteurs extérieurs qui entravent la création artistique et pour engager une action en vue d'en corriger les effets. Mais avant tout, ils ont tenu à proclamer à nouveau deux principes que le m o n d e risque constamment d'oublier : le premier c'est que, par son activité créatrice, l'artiste a -toujours contribué à rapprocher les h o m m e s , à leur rappeler que ce qui les unit est plus important que ce qui les divise; le second, c'est que l'œuvre artistique offre l'exemple le plus éclatant que l'on puisse trouver de l'exercice de la liberté de l'esprit.

A u c u n lieu ne pouvait être plus propice à cette réunion que Venise car Venise est éminemment l'œuvre de l ' h o m m e et de l'artiste : sans son énergie créatrice, cette merveille du m o n d e ne serait qu'un marécage.

Pendant les trois premiers jours, nous étions tous en proie à l'inquiétude qui accompagne les espérances grandioses : nous tous, h o m m e s et femmes, individualistes à l'extrême par la nature m ê m e de notre vocation, représen­tants de traditions si diverses, serions-nous à la hauteur des responsabilités dont chacun de nous avait conscience et que le Directeur général de l'Unesco avait définies dans son discours d'ouverture ? Après les deux premières séances plénières, nous nous répartîmes entre les divers comités, et notre inquiétude ne fit que croître.

Votre rapporteur général a eu le privilège de passer, plusieurs fois par jour, d'un comité à l'autre. Il a pu ainsi se rendre compte peu à peu de ce qui, à ses yeux, conférait à cette conférence sa principale importance. N o u s avons rédigé des résolutions qui expriment nos convictions et nos espoirs les plus sincères. N o u s avons eu des contacts personnels avec les représentants d'autres pays et d'autres arts. Mais, surtout, nous avons montré que nous étions capables de surmonter certains obstacles qui mettaient en cause le principe m ê m e d'une telle réunion.

Cette conférence a eu la valeur d'une découverte spirituelle, et celle d'un test ou d'une épreuve. Après quelques hésitations quant aux méthodes et à l'importance relative des questions, après quelques faux départs, nous avons montré que nous s o m m e s capables de penser à l'échelle internationale et que, individualistes à l'extrême, nous savons penser, prévoir et agir en coopération.

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L'artiste dans la société contemporaine

U n autre fait qui ajoute encore à l'importance de cette conférence : elle nous a permis de constater que lorsque l'artiste étudie ses problèmes sur le plan international, il découvre des solutions et des évidences qui lui échappaient lorsqu'il envisageait ces m ê m e s problèmes du seul point de vue national.

Avant de rendre compte de la façon dont les comités ont traité certaines idées qui nous intéressent tous profondément, je voudrais faire une remarque préliminaire.

A u cours de cette conférence, chacun de nous a eu cent fois l'occasion de proclamer lui-même ou d'entendre proclamer avec impatience : « Passons aux considérations pratiques ! Abordons les faits concrets ! Assez de géné­ralités ! »

C'est que nous parlons en artistes. Les artistes passent leur vie à traduire leur idéal en actes, et nous avons cette impatience des artistes. Les confé­rences internationales de diplomates, de professeurs et m ê m e de savants sont moins promptes à s'irriter de ce que nous avons appelé, à San Giorgio, de « vagues généralisations ». N o u s entreprenons une grande œuvre. N o u s sommes en train de poser des fondations. Qu'il nous suffise pour l'instant d'énoncer correctement certaines vérités. Il existe un ensemble de principes fondamentaux qui sont, pour l'artiste, l'essence m ê m e de la vie. N'ayons pas peur de les rappeler sans cesse. N e les méprisons pas parce qu'ils nous appa­raissent simples et évidents. Pour le m o n d e , pour ceux qui ne sont pas des artistes, ils ne sont pas évidents, et c'est pourquoi nous sommes ici. Refrénons notre impatience d'artistes et ayons confiance dans l'édifice qui s'élèvera lentement mais sûrement sur les pierres angulaires que nous venons de poser.

Quelles sont les questions qui ont le plus retenu l'attention de cette confé­rence ? Laissons de côté, pour l'instant, les résolutions qui n'intéressent qu'un ou deux comités, et les problèmes qui, c o m m e celui des contrats et des relations avec les éditeurs, les commerçants et les acquéreurs, revêtent un aspect différent pour chaque art.

L'une de ces questions est celle de la censure. Les comités du théâtre et de la littérature ont fondé leur position sur la phrase finale de la Convention d'Oslo, ce qui revient à condamner la censure sous toutes ses formes. Toute­fois, au cours des discussions, certaines réserves ont été admises qui ne figurent pas dans les résolutions adoptées. O n a reconnu notamment que cer­taines productions pornographiques ou diffamatoires peuvent, exception­nellement, tomber sous le coup de la loi, et justifier l'intervention de la police. L e Comité du théâtre s'élève contre le fait que les œuvres dramatiques sont censurées plus sévèrement que les autres productions littéraires. L e Comité de la littérature condamne en particulier la confiscation préalable d'ouvrages au sujet desquels le tribunal compétent n'a pas encore pris de décision. Les membres du Comité du cinéma se sont exprimés en séance, en termes parti­culièrement indignés; mais la résolution de ce comité paraîtra peut-être à nombre d'entre nous relativement peu concluante : « toute violation des lois existantes peut être transmise à la compétence impartiale des tribunaux » et « la sauvegarde des intérêts généraux doit être confiée à l'autorité judi-

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Kapports généraux

ciaire ». Les rapporteurs des comités (dont vous avez approuvé les rapports, et que je tiens à remercier ici pour leur admirable coopération), nous disent que ces conclusions n'ont pas été atteintes sans de longues discussions. L e problème de la censure est singulièrement épineux. D e nombreux délégués estiment trop simple de se soumettre à la législation existante. Les tribunaux ont pour mission d'être conservateurs; les artistes, de révéler aux h o m m e s de nouvelles formules du vrai et du beau. Puissent les conférences suivantes trouver en cette matière des solutions toujours plus précises.

U n deuxième problème a longuement retenu l'attention des délégués : c'est celui des rapports entre l'artiste et les pouvoirs publics. A propos de bon nombre de projets, on a pu se rendre compte à quel point des subventions seraient nécessaires : il faudrait de l'argent pour élever le niveau de la pro­duction cinématographique, pour fournir aux jeunes artistes des bourses de voyage et de subsistance, pour faire vivre les théâtres. Dans tous ces cas, il est expressément recommandé que l'on fasse appel aux gouvernements des États membres de l'Unesco pour obtenir des crédits. Dans d'autres cas il n'est pas précisé que les fonds doivent venir des gouvernements, mais ce fait est implicitement admis. L e Comité du théâtre formule un avertissement : « Les troupes subventionnées par les pouvoirs publics doivent rester à l'abri de toute influence politique ou idéologique. » Cet avertissement, m'a-t-on dit, a souvent été exprimé en séance — tout particulièrement au sein du Comité de la littérature — bien qu'il ne se retrouve pas dans les résolutions que vous avez sous les yeux. O n a pu constater que les délégués témoignent d'une con­fiance très variable dans la compétence des gouvernements en matière artistique.

Mais, fait remarquable, aucun comité n'a émis le moindre doute quant à la compétence de l'Unesco en tant qu'organisme chargé de recueillir et de distribuer des fonds, de désigner les comités de répartition et de contrôler les activités les plus diverses. N'est-il pas encourageant de constater, à l'issue de cette conférence, que le jugement artistique d'une autorité de caractère international nous inspire une plus grande confiance ? N e sommes-nous pas fondés à dire que les artistes trouvent dans une organisation culturelle inter­nationale — aussi longtemps qu'elle demeure vraiment internationale et que ses organes administratifs restent profondément attentifs, avant tout, aux désirs des artistes créateurs et praticiens — l'expression extérieure et concrète de cette fonction à'universalité qui leur a été de tout temps dévolue.

Le président du Comité des résolutions vous parlera dans quelques instants des résolutions que je viens d'évoquer et de toutes les autres que vous avez adoptées; mais il reste encore une question à traiter parmi celles qui nous préoccupent au premier chef. Il s'agit des diverses propositions qui ont été faites en vue de la création, au sein de l'Unesco, d 'un organisme placé au service de tous les arts qui sont représentés ici.

Dans son discours, le Directeur général nous a demandé d'étudier la possi­bilité de créer un « conseil international des arts et des lettres » afin de complé­ter, nous a-t-il dit, « le réseau des organisations professionnelles susceptibles de promouvoir et de développer la coopération internationale ». Il a souligné

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U artiste dans la société contemporaine

toutefois qu'il serait nécessaire, au préalable, de fonder une association inter­nationale des arts plastiques, analogue aux associations d'écrivains, de musi­ciens et d'architectes qui existent déjà.

N o s collègues des arts plastiques ont répondu à ce v œ u : leur association a vu le jour ici m ê m e , cette semaine; un comité préparatoire et un secrétariat ont été constitués. C o m m e on vous l'a dit ce matin, il reste à préciser la forme que prendra le conseil international des arts et des lettres, dont en principe nous souhaitons la création.

U n certain nombre de déclarations, résolutions et communications nous intéressent tous.

La résolution présentée par le Pen Club, et tendant à l'octroi d'une bourse à un écrivain, a été modifiée par le Comité de la littérature : elle prévoit désor­mais l'octroi de dix bourses. N o u s serons tous d'accord avec M . Carra pour demander que ces bourses soient réparties entre des artistes représentant toutes les disciplines.

La communication que nous a faite ce matin M . Le Corbusier offre un remar­quable exemple de l'influence stimulante qu'exerce une conférence c o m m e celle-ci : M . Le Corbusier envisage une activité internationale et fait appel à la coopération de plusieurs arts, dont la littérature.

N o u s n'avons pas entendu parler ici l'espagnol. Notre président a exprimé, dans une lettre adressée à nos collègues d'Amérique latine, ses regrets de ce que le comité d'organisation, faute d'avoir été informé à temps, n'ait pas pu entreprendre de modifier le règlement établi pour la présente conférence. Beaucoup de délégués regretteront avec moi de n'avoir pas entendu dans cette salle la noble langue castillane.

La communication présentée par les délégations italienne et française au sujet des associations culturelles nous rappelle que nous avons quelque peu négligé les responsabilités morales de l'artiste.

N o u s ne revendiquons pas la liberté pour la liberté — c o m m e des adolescents étourdis ou c o m m e les criminels — la liberté, pour l'artiste, n'est pas l'absence de règles, c'est une sévère discipline. D e tous les h o m m e s , les artistes et les religieux sont ceux qui ont de la liberté la notion la plus claire; nous vivons dans la crainte d'en abuser. Nu l ne nous c o m m a n d e à nos heures de labeur, et nul ne peut nous aider. La seule liberté que nous voulions c'est celle de servir la vérité. Pour aider l'artiste dans ses combats intérieurs, nous s o m m e s impuissants.

Espérons que, dans cette île de San Giorgio, nous aurons contribué à alléger ces m a u x , afin que des milliers et des milliers d'artistes — ceux qui vivent et ceux qui sont à naître — puissent apparaître aux yeux de tous les h o m m e s c o m m e les représentants de la fraternité humaine et de la responsa­bilité morale qui est inséparable de la liberté et de l'art.

La deuxième partie du rapport est consacrée aux résolutions. Elle vous sera présentée par le président du Comité des résolutions.

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Rapport du Comité des résolutions

présenté par N . C . Mehta (Inde)

La Conférence internationale des artistes réunie à Venise du 22 au 28 septembre 1952 tient, au m o m e n t où elle termine ses travaux, à renouveler ses chaleu­reux remerciements à l'Unesco, qui a pris l'heureuse initiative de convoquer ces importantes assises. Elle félicite cordialement tous ceux qui, à quelque titre que ce soit, ont pris part à l'organisation si difficile et si délicate de cette manifestation.

Elle exprime une fois encore sa gratitude au gouvernement italien qui l'a si généreusement accueillie. Elle remercie encore la ville de Venise, dont l'hospitalité munificente ainsi que les splendeurs artistiques resteront désor­mais associées dans le souvenir que les délégués ne manqueront pas d'emporter de leur séjour sur les bords de l'Adriatique.

Elle constate avec une vive satisfaction qu'elle a atteint les buts que ses organisateurs avaient entrevus et elle se réjouit de constater combien, dès cette première réunion, l'esprit de coopération, de solidarité, de fraternité des artistes du m o n d e entier ouvre de perspectives encourageantes. N o n seulement, c o m m e on l'a exprimé, ce congrès aura revêtu la signification d'une « prise de conscience », mais il a déjà marqué d'une manière impres­sionnante la première étape de l'action permanente qui est désormais engagée.

La conférence n'entend pas manquer de saluer en passant l'esprit de liberté et le sentiment de dignité de l ' h o m m e qui, selon elle, doivent demeurer à la base de toute conception esthétique, mais qui sont — elle le proclame une fois de plus — les conditions essentielles non seulement de l'activité créatrice de l'artiste, mais de sa vie m ê m e .

Évoquant ensuite les idées nobles et généreuses qui ont été développées avec tant de talent par M M . Arthur Honegger, Taha Hussein, Marc Connelly, Alessandro Blasetti, Jacques Villon, Georges Rouault, Henry M o o r e et Lucio Costa, elle leur rend grâce d'avoir d'emblée placé les débats si haut; elle rend grâce aussi à la noblesse et à l'élévation des considérations que tous les créateurs ont exprimées dans l'atmosphère de cordiale sympathie qui n'a cessé de régner au cours de ces journées mémorables.

La conférence veut enfin que ne se perde pas le souvenir de l'heureuse anima­tion qui a régné pendant huit jours dans l'île de San Giorgio et elle souhaite que les délégués, les observateurs et, de manière générale, tous ceux qui ont assisté aux manifestations du congrès, gardent dans leur cœur le souvenir des séances qui ont animé les cloîtres de la Fondation Cini et au cours des-

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U artiste dans la société contemporaine

quelles quelques centaines d'artistes qui parlaient au n o m des milliers de leurs confrères n'ont songé, en définitive qu'à organiser et à consolider la paix.

Analysant les v œ u x qui ont été formulés par les comités de la littérature, des arts plastiques, de la musique, du théâtre et du cinéma, la conférence constate qu'une série de résolutions coïncident et qu'elles sont ainsi de nature à représenter les préoccupations dominantes de l'assemblée; celles-ci touchent à la liberté de la création, au respect des droits des auteurs, à l'institution du domaine public payant et à la création d'un fonds permettant de voyager au plus grand nombre possible d'artistes.

C'est dans ces conditions que la conférence souhaite que tous les pays renon­cent à imposer, sous quelque forme que ce soit, une censure aux créations de l'esprit, qu'ils s'abstiennent de prendre toute mesure qui pourrait porter atteinte soit à la liberté, soit à la dignité de l'artiste créateur et qu'enfin ils se refusent à admettre tout obstacle à la libre circulation des œuvres d'art.

Elle souhaite que la protection des droits des auteurs sur les œuvres qu'ils ont ou conçues ou réalisées soit renforcée dans toute la mesure du possible.

A cet égard, en particulier, elle prend acte de l'affirmation solennelle qui a été proclamée au début du mois de septembre à Genève, à savoir que la Convention dite universelle n'était aucunement destinée à se substituer, m ê m e dans un avenir lointain, à la Convention de Berne et aux conventions panaméricaines.

Par conséquent que tous les droits et obligations définis par la convention de Berne et les autres conventions internationales restent intacts.

C o m m e certaines délégations l'ont exprimé, la Convention de Genève ne saurait représenter qu'un m i n i m u m de départ pour les pays où le droit d'auteur n'a jamais été jusqu'ici l'objet d'aucune protection et le début d'une pro­tection vraiment universelle.

Toutefois il ne s'agira point de considérer que tout a été accompli dans ce domaine et il comportera de mettre tout en œuvre pour renforcer l'applica­tion de la Convention universelle de Genève, et pour assurer d'une manière explicite, et sans réserve, la protection du droit moral dont le créateur est titulaire.

Pour ce qui concerne le domaine public payant, la conférence exprime l'espoir que les études qui seront entreprises par FUnesco permettront d'assurer promptement une solution à ce problème dont l'urgence n'a échappé à personne et cela dans tous les pays qui n'ont pas encore adopté cette solution.

La conférence recommande tant à l'Unesco qu'aux gouvernements inté­ressés de multiplier les organismes de nature à donner l'occasion aux artistes d'entrer fréquemment en contact avec les pays et les artistes de formation culturelle différente; elle estime en effet que les voyages constituent le m o y e n le plus efficace de généraliser le goût des arts et de favoriser la compréhension mutuelle des peuples, en dehors de tout esprit de propagande, sinon de propa­gande, d'amitié et de culture.

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Kapports généraux

S'inspirant d'un m ê m e souci, la conférence recommande l'institution d'un fonds spécial et la création de bourses qui permettront de renforcer de plus en plus ces contacts.

La conférence souligne les v œ u x des comités de travail qui tendent à la création d'une association internationale des arts plastiques, et à l'étude de la constitution d'un conseil international des arts et des lettres.

Elle appuie énergiquement ces deux résolutions; elle estime en effet que lorsque l'une et l'autre seront entrées dans le domaine des réalisations concrètes, elles suffiront à mettre en évidence les résultats considérables de la réunion de Venise.

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Discours de clôture

de M . Ildebrando Pizzetti, président de la conférence

Permettez-moi de vous adresser quelques mots pour conclure cette grande conférence. C'est le privilège du président. C'est aussi son devoir : u n devoir parfois périlleux.

N'aurait-elle produit qu 'un contact entre des artistes de plus de quarante États, n'aurait-elle donné à ces m ê m e s artistes que la possibilité de se con­naître, d'échanger leurs propres idées et d'exposer leurs points de vue sur l'art auquel chacun d'eux s'est particulièrement dévoué, cette conférence mériterait d'être applaudie. Tous les artistes auraient le devoir de remercier en premier lieu l'Unesco d'en avoir eu l'idée et de l'avoir organisée, de remer­cier les autorités du gouvernement italien et de cette incomparable ville de Venise pour l'accueil hospitalier et cordial qu'ils ont reçu ici, de remercier enfin la Fondation Cini d'avoir mis à leur disposition le magnifique palais que la volonté, l'amour, le goût de Vittorio Cini ont fait ressurgir de ses ruines plus beau et plus grandiose qu'il n'avait jamais été.

Mais le résultat de la conférence a été plus grand, puisque les artistes parti­cipants ont pu constater l'identité de certaines de leurs aspirations esthétiques, morales et pratiques. Cette identité prouve, d'un côté, que les artistes les plus éclairés du m o n d e entier ont une conscience profonde de l'importance fonda­mentale de l'art en tant qu'expression suprême d 'un sens universel d'humanité; elle démontre, de l'autre, que les artistes, malgré certaines différences de ten­dances esthétiques et de méthodes de travail, ont tous le sens de leur profonde fraternité spirituelle.

Ayant suivi les travaux des différents comités, j'ai p u constater, soit par les rapports qu 'on m ' a fait connaître, soit pour avoir assisté en auditeur à certains débats, que les membres de ces comités ont sérieusement abordé et discuté les plus importantes questions sociales, économiques et d'organisation pro­fessionnelle relatives à la vie et au droit à la vie de l'art dans la société humaine.

Très importante, entre toutes, la question de l'éducation artistique de la jeunesse, qu'il s'agisse de la jeunesse des écoles primaires ou de celle des universités. Je suis entré u n jour, par exemple, dans la salle où le Comité des architectes tenait ses séances, j'ai entendu un orateur demander très justement qu 'on donne dans les universités une plus grande place à l'enseignement consacré aux arts plastiques, soit en instituant de nouveaux cours d'histoire de l'art, soit en favorisant le contact des étudiants avec les maîtres les plus autorisés de l'art contemporain. J'ai lu aussi avec la plus grande attention la partie du rapport du Comité de la musique qui concerne l'éducation musi-

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Discours de cloture

cale de la jeunesse en général, sujet déjà traité dans son exposé préliminaire par l'admirable musicien qu'est Arthur Honegger. A propos de l'éducation musicale de la jeunesse je dois dire — à m o n grand regret et bien que cet aveu m e coûte — que m o n pays n'est pas au niveau de beaucoup d'autres en

' Europe et en Amérique. Il y a encore beaucoup, beaucoup à faire pour l'édu­cation musicale de la jeunesse italienne I N o u s souhaitons que cela soit fait le plus tôt possible.

Mais si je reconnais m o i - m ê m e à cet égard l'infériorité dont nous, musi­ciens italiens, nous plaignons, qu'il m e soit permis d'affirmer — et je suis fier et orgueilleux de pouvoir le faire — que les artistes italiens contemporains, en général, ont toujours su garder ou défendre, m ê m e au cours des années difficiles d 'un récent passé, leur liberté d'esprit et d'action, qu'ils n'ont jamais voulu la sacrifier à certaines suggestions politiques, non plus qu'à des intérêts ou à des avantages matériels. N o u s savons bien que la liberté illimitée, absolue, n'est qu'une pure abstraction. Mais nous sentons que c'est à l'artiste, et à lui seul, que revient le droit de limiter, s'il le juge bon, sa liberté, d'y mettre des freins, que cela lui soit imposé par sa religion, par son sens de la morale humaine, ou bien par son goût esthétique. Mais les pouvoirs politiques n'ont pas et ne doivent pas avoir le droit de restreindre par des lois la liberté de l'artiste. Il serait plutôt souhaitable que des lois puissent reconnaître et pro­téger ce droit moral de l'artiste ou des œuvres d'art dont on a souvent traité dans les séances des différents comités de cette conférence. O n ne devrait pas tolérer, par exemple, dans la musique de jazz ou dans certaines musiques de cinéma, la déformation, opérée par d'ignobles trafiquants ou parasites de la musique, de certaines œuvres musicales que nous, musiciens, considérons c o m m e intangibles. Mais je ne veux pas abuser de votre indulgente attention. Je vais terminer cette courte allocution en adressant encore une fois les plus

1 chaleureux remerciements à l'Unesco, à qui on doit l'idée et l'organisation de cette conférence. Je veux également remercier les ambassadeurs Mameli et Migone et les autres autorités du gouvernement italien et de la ville de Venise du vif intérêt qu'ils ont montré pour les tâches dont nous avons essayé de nous acquitter le mieux que nous pouvions. Je tiens aussi à remercier les rapporteurs des différents comités et le rapporteur général, le grand écrivain et poète Thornton Wilder.

N o u s allons maintenant nous séparer. Chacun de nous va reprendre son activité normale, une activité d'élection, une activité librement choisie.

Je crois que nous garderons tous un souvenir ineffaçable de ces jours de travail c o m m u n . N o u s avons pu sentir la puissance de notre amour pour l'art, amour qui nous donne la force, la volonté, la joie de travailler encore et toujours, jusqu'à la fin de notre vie, c o m m e de vrais artistes, qui sont à la fois des artistes libres et des h o m m e s libres.

Mi

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Résolutions

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Résolutions concernant le théâtre

I. LA C E N S U R E

L a conférence insiste auprès des gouvernements pour l'abolition de la censure sous toutes ses formes, conformément à la conclusion de la résolution de l'Institut international du théâtre à Oslo. E n particulier, elle condamne la situation exceptionnelle souvent faite à l'auteur dramatique soumis à des restrictions qui ne frappent pas les auteurs travailleurs intellectuels.

II. L E S S U B V E N T I O N S

L a conférence, reconnaissant que la tendance de l'économie contemporaine est de rendre les arts tributaires des fonds publics,

Maintient c o m m e principe absolu que des subventions ne doivent ni comporter obligation pour l'artiste de défendre une idée qui n'est pas la sienne, ni modifier par avance ou rétrospectivement l'expression de sa pensée.

III. L E S M O N O P O L E S

L a conférence, à la lumière des résolutions i et 2, réaffirme que l'artiste ne devrait jamais se trouver sous la dépendance d'un monopole public ou privé; elle estime que les moyens de se produire et les appuis financiers qui peuvent lui être accordés doivent toujours être assez variés pour qu'un échec ne lui ferme pas automatiquement toutes les portes.

IV. L E C O N T I N G E N T E M E N T

L a conférence déplore catégoriquement toute réglementation officielle ou privée qui, directe­ment ou indirectement, s'opposerait :

A la libre circulation des œuvres théâtrales et à leur production (quota limitant les pro­ductions étrangères, etc.);

A la libre circulation des artistes (contingentement); A u transfert de pays à pays du matériel des théâtres; A u transfert normal des recettes, droit d'auteur, etc.

D e m ê m e , la conférence s'oppose à toute discrimination d'ordre racial ou idéologique, et condamne les impositions particulières ainsi que la double taxation sur les auteurs et acteurs dramatiques.

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Uartiste dans la société contemporaine

V . L E S N O U V E A U X A U T E U R S

La conférence recommande aux théâtres subventionnés d'entreprendre chaque fois qu'il leur sera possible la production de pièces de nouveaux auteurs.

Conformément à ces vues et aux conclusions de l'Institut international du théâtre, la conférence demande à l'Unesco d'établir une commission qualifiée afin de procéder à une enquête sur les méthodes déjà adoptées ou proposées dans différents pays pour encourager les nouveaux auteurs dramatiques, et de présenter des recommandations.

VI. P R O T E C T I O N D E S T E X T E S

La conférence réaffirme le principe qu'aucune modification du texte ou de l'esprit d'une œuvre protégée ne doit être effectuée sans l'assentiment de l'auteur ou de son représentant autorisé.

VII. L E S N O U V E A U X T H É Â T R E S

Considérant la diminution alarmante du nombre des théâtres dans beaucoup de pays, la conférence demande aux gouvernements, aux autorités régionales et aux organisations privées d'ouvrir et de maintenir de nouveaux théâtres en activité. Elle demande également d'adopter les lois nécessaires permettant d'éviter que les théâtres déjà existants soient utilisés à des fins non théâtrales, sauf dans le cas où une autorisation spéciale aurait été accordée.

VIII. L E S É C H A N G E S D ' A C T I V I T É S T H É Â T R A L E S

La conférence félicite l'Unesco des mesures qu'elle a déjà prises pour abattre les obstacles à la libre circulation du matériel culturel et lui demande de promouvoir les échanges de toutes les formes d'activité théâtrale sur la base la plus large possible, et les études sur l'histoire d u théâtre, notamment sur la technique de la scénographie théâtrale, développant ainsi les initiatives déjà prises à l'Institut international d u théâtre par l'exposition d'architecture théâtrale à Paris, l'exposition de décors de théâtre à Oslo et par la publication régulière d'informations théâtrales à travers le m o n d e .

IX. L E D R O I T D ' A U T E U R

La conférence entérine la résolution adoptée par la conférence de l'Institut international du théâtre (Venise, 19-20 septembre 1952) dont le texte est le suivant : « i. La Conférence internationale de I'I.I.T., réunie à Venise les 19 et 20 septembre 1952,

prend acte de l'affirmation solennelle qui a été proclamée à Genève, à savoir que la Convention dite universelle de Genève n'était aucunement destinée à se substituer, m ê m e dans un avenir lointain, à la Convention de Berne et aux conventions panaméri-caines.

» Par conséquent, que tous les droits et obligations définis par Berne et autres conven­tions antérieures restent intacts.

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Résolutions

» ii. L a Convention dite universelle de Genève ne saurait représenter qu'un m i n i m u m de départ pour les pays où le droit d'auteur n'avait été l'objet jusqu'ici d'aucune protection.

» iii. L a Conférence de l'Institut international du théâtre a notamment rappelé qu'aucune convention de cet ordre n'est concevable si elle n'inclut pas la reconnaissance explicite et sans réserve du droit moral du créateur. »

Cette résolution ne méconnaît en aucune manière les résultats acquis à la Conférence de Genève.

X. LES ÉTUDES SUR LE THEATRE

La conférence émet le v œ u que soient facilitées les études pouvant être entreprises par des instituts spécialisés, en vue d'une meilleure connaissance de l'histoire du théâtre en général, et de la technique et de la scénographie en particulier.

Résolutions concernant le cinéma

I. L A P R O D U C T I O N D E S F I L M S

L a Conférence, i. Constatant que l'œuvre cinématographique diffère des autres œuvres d'art, en tant que

création généralement collective, et non individuelle, É m e t le v œ u qu'elle fasse l'objet d'un statut spécial à élaborer sans retard, dans les

pays où ce n'est pas encore le cas, en tenant compte, tant du point de vue artistique que du point de vue juridique, de tous les apports nécessaires à la réalisation du film;

z. Réclamant le droit de l'artiste à la liberté dans l'expression de ses idées, et, par là, à la possession de tous les moyens d'expression possibles,

É m e t le v œ u de voir aboutir les efforts coordonnés des artistes et des autorités à l'élaboration d'une charte des droits de l'artiste;

3. Considérant, d'autre part, que le film ne peut être traité c o m m e un produit industriel, mais doit l'être c o m m e une création artistique,

Prie les gouvernements : a) D e faciliter les équipements matériels par l'abolition de toute mesure prohibitive

concernant l'installation et la production;

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L'artiste dans la société contemporaine

b) D e restreindre les taxes frappant cet art dans ses expressions; c) D e contribuer, dans l'intérêt m ê m e d u pays, à l'exemple d e plusieurs pays qui l'ont

déjà fait, au relèvement d u niveau d e la production, par des subventions provenant des taxes perçues, et la réduction massive des charges fiscales;

d) D e soutenir, dans les pays où la production est à ses débuts, tous les efforts concer­nant l'expression de l'âme nationale;

e) D e prendre, sur le plan international des échanges, des voyages et des permissions d e travail, toutes les mesures aptes à garantir la perfection professionnelle des jeunes gens désirant se vouer à la cause d u c inéma.

II. L ' É C R I V A I N - S C É N A R I S T E

La Conférence, Ayant pris connaissance de l'exposé de M . Alessandro Blasetti sur le cinéma; Se ralliant à l'idée fondamentale qui y est exprimée; Soulignant l'importance du rôle joué, dans la création d'une œuvre cinématographique,

par l'écrivain-scénariste; Reconnaissant l'apport poétique et sa part prépondérante dans tout film de valeur artistique

incontestable, Désire que, tant que l'idéal de la production par un seul réalisateur n'est pas atteint, en

général, l'autorité et la dignité de l'auteur principal du texte trouvent leur expression non seulement dans le film mais aussi dans la presse et dans la publicité, par la mise en évidence de son n o m , rapproché de celui du metteur en scène, sinon le précédant, le cas échéant.

III. L E S C I N É M A T H È Q U E S

La Conférence, soucieuse de faire donner tout son éclat à l'art cinématographique, Tient à reconnaître la grandeur de son passé et des films qui ont fait sa gloire, mais qui

malheureusement sont perdus ou se perdent encore, en proposant aux gouvernements qui ne l'auraient pas encore fait la création urgente de cinémathèques équipées selon les exigences de la matière et de légiférer de sorte que toute œuvre produite ait son contre-type conservé dans les archives officielles.

IV. L A C E N S U R E

La conférence, Rappelant le fait indéniable que la liberté est la condition indispensable à la vie m ê m e

de l'art cinématographique, qui, malheureusement, est mis en danger par les pouvoirs, trop fréquemment exercés arbitrairement, des censeurs;

Constatant que toute violation des lois existantes peut être transmise à la compétence impartiale des tribunaux,

Proclame le principe consistant à confier la sauvegarde des intérêts généraux à l'autorité judiciaire, seule appelée à prononcer des jugements.

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Résolutions

Résolutions concernant la musique

I. É D U C A T I O N M U S I C A L E

La conférence, reconnaissant l'importance fondamentale de l'enseignement dans le dévelop­

pement de l'art musical,

Désire en conséquence émettre un vœu positif par l'intermédiaire de l'Unesco, concer­

nant les compositeurs et les maîtres chargés de l'enseignement de la musique. Les composi­

teurs sont prêts à participer à cette éducation en écrivant des ouvrages spéciaux à l'intention

de la jeunesse, et à aider les maîtres dans le choix des œuvres contemporaines à présenter.

Pour compléter pratiquement cette résolution, la conférence suggère que l'on demande

aux organisations publiques ou privées s'intéressant à l'éducation musicale de provoquer

des réunions entre professeurs et compositeurs en vue d'atteindre à une compréhension

effective des problèmes soulevés par le contenu des œuvres musicales contemporaines écrites

à l'intention des étudiants, et par leur exécution.

II. É C H A N G E S I N T E R N A T I O N A U X

La conférence préconise l'extension et la multiplication des organismes chargés de pro­

mouvoir, notamment par voie d'échanges, l'exécution d'œuvres musicales de toutes nations

et de valeur reconnue.

Elle souhaite à cet effet qu 'une étroite et constante collaboration soit établie entre le C . I . M .

et ses organisations adhérentes qui poursuivent ce m ê m e dessein.

III. L I B R E C I R C U L A T I O N D U M A T É R I E L M U S I C A L

La conférence recommande en faveur de la musique contemporaine enregistrée :

a) Q u e tous les États m e m b r e s de l'Unesco ratifient l'accord sur l'importation d u matériel

de caractère scientifique, éducatif et culturel, entré en vigueur en mai 1952;

b) Q u e l'industrie phonographique soit appelée à libérer la circulation, entre pays, d'enre­

gistrements commerciaux de musique contemporaine.

IV. P R O T E C T I O N D E S C O M P O S I T E U R S

La conférence, émue de la pratique de plus en plus répandue qui permet à des personnes privées de capter et de reproduire sur bandes o u sur disques la musique émise par les postes

de radiodiffusion, pratique préjudiciable aux intérêts des compositeurs de ces œuvres,

É m e t le v œ u que l'Unesco appuie de toute son autorité l'action de la Confédération

internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs qui a pris à tâche de sauvegarder les

intérêts des compositeurs lésés par ces pratiques.

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U artiste dans la société contemporaine

V . R E P R O D U C T I O N D E S P A R T I T I O N S

La conférence, considérant que la rareté des exécutions des œuvres contemporaines rend de plus en plus difficile leur édition, ce qui réduit encore les occasions de les entendre,

Décide de faire appel au Conseil international de la musique, aux gouvernements des États membres de l'Unesco et aux sociétés d'auteurs des différents pays : i° pour obtenir leur aide matérielle et morale en vue de susciter, dans les pays où elles n'existent pas, des organisations sans but lucratif chargées de reproduire les partitions et les matériels d'orchestre; 2° pour favoriser par les moyens appropriés l'exécution d'oeuvres de jeunes compositeurs de valeur reconnue.

VI. R A P P O R T S A V E C LA R A D I O D I F F U S I O N

La conférence, reconnaissant la valeur de l'aide que le compositeur contemporain a déjà reçue de la radiodiffusion,

Recommande au C . I . M . d'établir un contact serré avec les organes internationaux de radiodiffusion pour augmenter encore la diffusion de la musique contemporaine, en insistant particulièrement sur la présentation des œuvres en public.

VII. RAPPORTS AVEC LES GOUVERNEMENTS

La conférence émet le v œ u de voir se constituer dans chaque pays un organisme groupant les compositeurs de musique qualifiés et suffisamment représentatifs pour entrer valable­ment en contact non seulement avec les gouvernements, mais aussi avec les organisations nationales et internationales.

Résolutions concernant la littérature

I. L A C O N V E N T I O N D I T E U N I V E R S E L L E D E

G E N È V E S U R L E S D R O I T S D ' A U T E U R

I. La conférence prend acte de l'affirmation solennelle qui a été proclamée à Genève, à

savoir que la Convention dite universelle de Genève n'était aucunement destinée à se

substituer, m ê m e dans un avenir lointain, à la Convention de Berne et aux conventions

panaméricaines.

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Résolutions

Par conséquent, que tous les droits et obligations définis par Berne et autres conventions antérieures restent rigoureusement intacts.

2. L a Convention dite universelle de Genève ne saurait représenter qu'un m i n i m u m de départ pour les pays où le droit d'auteur n'avait été l'objet jusqu'ici d'aucune protection.

3. L a conférence tient notamment à rappeler qu'aucune convention de cet ordre n'est concevable si elle n'inclut pas la reconnaissance explicite et sans réserve du droit moral du créateur.

4. Elle souhaite que l'Unesco s'associe à tous les efforts qui ne manqueront pas d'être faits pour améliorer la Convention dite universelle de Genève.

II. L E S I M P O T S S U R L E S ΠU V R E S T R A D U I T E S

La conférence recommande à l'Unesco d'étudier les moyens de remédier à l'inégalité qui résulte du fait que certains États ne grèvent pas d'impôts les revenus que procurent aux écrivains étrangers leurs droits d'auteurs sur leurs œuvres traduites, tandis que d'autres États perçoivent des impôts sur ces m ê m e s revenus.

III. L A C E N S U R E

L a conférence insiste auprès des gouvernements pour l'abolition de la censure sous toutes ses formes. Elle leur demande de renoncer à toute action administrative, en particulier à toute saisie ou confiscation, et de n'agir qu'à la suite de jugements rendus par les tribunaux compétents.

IV. L ' A T T R I B U T I O N D E B O U R S E S D E V O Y A G E

A U X É C R I V A I N S

La conférence salue avec empressement le projet de résolution présenté par le Pen Club international, applaudit à l'initiative du Conseil exécutif de l'Unesco de présenter à la Conférence générale une résolution prévoyant l'attribution de dix bourses destinées à faci­liter à autant d'écrivains un séjour à l'étranger. Les bourses seraient attribuées après consul­tation des organisations internationales compétentes, c o m m e par exemple le Pen Club.

L a conférence exprime le v œ u que, dans l'intention de donner ultérieurement à cette action toute l'ampleur désirable, l'Unesco examíneles moyens de constituer yn forH" intw-national destiné à faciliter les séjours à l'étranger des écrivains, en dehors de toute propa­gande, quelle qu'eue s5ît.~'"' ~"

V . L E S D R O I T S M O R A U X

D E S H É R I T I E R S D E S É C R I V A I N S

La conférence, ayant été saisie de diverses propositions concernant les droits dits moraux des héritiers sur l'œuvre de l'écrivain, estime que cette question devrait faire l'objet d'une étude approfondie par les services de l'Unesco, étant entendu que le but à atteindre est le respect absolu de l'intégralité de l'œuvre telle que l'auteur l'a laissée. Elle exprime le v œ u

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L'artiste dans la société contemporaine

que l'ensemble des problèmes impliqués dans la notion de droit moral soit en m ê m e temps mis à l'étude.

VI. L E S I M P O T S D E S C R É A T E U R S D E L ' E S P R I T

L a conférence, considérant que le créateur de l'esprit ne travaille pas exclusivement pour son bénéfice personnel mais contribue par son œuvre à l'enrichissement du patrimoine culturel de son pays et de l'humanité,

É m e t le v œ u que l'Unesco recommande aux différents gouvernements d'appliquer aux revenus que les créateurs de l'esprit tirent de leurs œuvres des taux d'imposition différents de ceux qui sont appliqués aux bénéfices commerciaux.

vu. L ' É T U D E D U D O M A I N E P U B L I C P A Y A N T

L a conférence, étant donné que la question du domaine public payant a été soulevée par divers délégués qui voient dans sa solution le moyen le plus efficace de venir en aide aux écrivains et artistes vivants, exprime son appréciation favorable sur les résultats obtenus dans certains pays, en particulier en Italie, et estime que la question doitfaire l'objetd'une étude approfondie et rapide sur le plan national c o m m e sur le plan international par les services compétents de l'Unesco.

vin. L ' É D I T I O N A F A I B L E R E N D E M E N T C O M M E R C I A L

L a conférence exprime le v œ u que l'Unesco étudie les moyens de favoriser l'édition des œuvres à faible rendement commercial, en faisant appel soit à des ressources provenant du domaine public payant, soit à des fonds privés, ou issus de toute autre origine.

A cette fin, elle lui recommande de prendre l'initiative d'une enquête sur les principes et les méthodes mises en œuvre dans les différents pays.

Elle souhaite spécialement qu'un fonds international soit constitué dans le but de favoriser la publication des œuvres à faible rendement commercial spécialement dans les pays où les conditions de l'édition sont difficiles, ou quand il s'agit d'écrivains en exil.

IX. L E B U L L E T I N D U P E N C L U B

L a conférence reconnaît que la publication par le Pen Club, en collaboration avec l'Unesco, du bulletin des livres choisis a rendu d'éminents services, principalement dans le domaine de l'information littéraire dans les petits pays. Elle souhaite que cette collaboration soit maintenue et développée.

X . LES T R A D U C T I O N S D ' ΠU V R E S

R E P R É S E N T A T I V E S

L a conférence émet le v œ u que la Conférence générale de l'Unesco prenne les dispositions nécessaires pour mettre en application, avec toute l'ampleur désirable, les recommanda-

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Résolutions

tions faites par les comités d'experts réunis à plusieurs reprises pour étudier les problèmes relatifs à la traduction et à la diffusion d'œuvres représentatives des différentes littératures.

Elle émet également le v œ u que le Conseil exécutif de l'Unesco envisage une augmenta­tion des fonds alloués aux traductions et à la publication de l'Index Translationum.

D'autre part, elle souligne l'importance de la qualité des traductions et appuie les recom­mandations des experts en faveur des traductions intégrales et faites directement à partir de la langue originale. Elle souhaite avec eux que des organisations professionnelles de traducteurs qualifiés soient constituées dans les pays où il n'en existe pas encore et que des organisations soient groupées en une fédération internationale des traducteurs.

X I . L E D O M A I N E P U B L I C P A Y A N T

L a Conférence internationale des artistes recommande que le domaine public payant soit mis à l'étude dans les pays qui ne l'ont pas encore adopté.

Résolutions concernant les arts plastiques

I. L A C O L L A B O R A T I O N E N T R E P E I N T R E S , S C U L P T E U R S E T A R C H I T E C T E S

L a Conférence internationale des artistes émet le v œ u i. Q u e l'Unesco recommande aux États qu'à tous les niveaux de la vie scolaire u n enseigne­

ment artistique soit donné : à) A l'école primaire et à l'école secondaire, en vue de développer le sentiment créateur

de l'enfant et de lui donner une meilleure connaissance des œuvres artistiques; b) A l'université et dans les écoles d'art et d'architecture, auxquelles revient la tâche

fondamentale de former les nouvelles générations d'artistes, qui prévoiront, dans le cycle de leur enseignement, l'étude conjointe des différentes disciplines artistiques. C e nouvel enseignement permettra aux jeunes artistes une collaboration en vue de la recherche d 'une communauté d'idées dans la réalisation de leurs œuvres;

2 . Q u e l'Unesco recommande aux États d'organiser, sur le plan international : a) D e s concours entre écoles d'art afin qu'une confrontation très libre des différents

enseignements serve à plaider dans le m o n d e la cause des arts et des artistes; b) L a possibilité d'échanges professionnels et d'artistes entre les différentes écoles et

entre pays ainsi que des conférences qui réuniraient les professeurs entre eux.

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Uartiste dans la société contemporaine

II. L A C O N V E N T I O N I N T E R N A T I O N A L E P O U R L E S D R O I T S D E D O U A N E S U R LES ΠU V R E S D ' A R T

La conférence approuve la convention internationale élaborée par l'Unesco, destinée à permettre la libre circulation entre les différents pays des œuvres d'art et du matériel culturel, sans aucune restriction ni droit de douane. Elle exprime son vif espoir de voir tous les pays du m o n d e ratifier dans le plus bref délai possible ladite convention.

L a conférence désire aussi féliciter l'Unesco pour l'initiative qu'elle a prise en cette occasion et lui exprimer sa satisfaction de l'œuvre considérable déjà accomplie dans ce domaine.

III. LA R É G L E M E N T A T I O N D E S C O N C O U R S I N T E R N A T I O N A U X D ' A R C H I T E C T U R E E T D ' U R B A N I S M E

Les concours internationaux constituent un excellent m o y e n de collaboration internationale, dont la pratique devrait être vivement encouragée.

Encore faut-il que ces concours soient convenablement organisés, que les récompenses soient en rapport avec l'importance de l'effort demandé, que les jurys soient compétents et équitables, que la régularité des opérations soit contrôlée, que les décisions des juges et les engagements des organisateurs soient respectés, et que soient prévues des instances d'appel et d'arbitrage.

L'Union internationale des architectes, seul représentant de l'ensemble des architectes de trente-deux pays, a mis au point un ensemble de règles, constituant un document appelé Réglementation des concours internationaux d'architecture et d'urbanisme. C e document, qui existe en français, anglais, espagnol et arabe, a été approuvé par toutes les associations nationales composant l'Union; il a servi de base à la réglementation concernant les concours internationaux d'urbanisme élaborés par la Fédération internationale de l'habitation et de l'urbanisme; il pourrait servir de base à une réglementation de tous les concours inter­nationaux, qu'il s'agisse d'arts plastiques, d'arts appliqués ou de musique.

Mis en application en plusieurs circonstances, ce règlement a prouvé son utilité, sa souplesse et son efficacité. Cependant, il arrive encore trop souvent que des organisateurs de concours internationaux : États, c o m m u n e s , grandes administrations publiques, négligent les règles établies par I ' U . I . A . , qui garantissent non seulement les droits et intérêts des concurrents, mais encore l'intérêt bien compris des promoteurs.

Aussi, l'u.r.A., pense qu'il conviendrait d'établir le texte d'une convention entre gouvernements, rendant obligatoire le respect des règles de moralité et d'efficacité contenues dans la réglementation des concours internationaux d'architecture et d'urbanisme approuvée par l'ensemble des architectes de la presque totalité des pays possédant une organisation pro­fessionnelle représentative,des États-Unis à l ' U . R . S . S . , de l'Argentine à l'Australie,des pays Scandinaves à l'Egypte, en passant, bien entendu, par la France, le R o y a u m e - U n i , l'Italie, etc.

E n conséquence, l'Union internationale des architectes a l'honneur de soumettre à la conférence le projet de résolution ci-après :

Projet de résolution. L a Conférence internationale des artistes, réunie à Venise, invite le Directeur général de l'Unesco à prendre les mesures nécessaires afin que soit établi et soumis aux États membres le texte d'une convention entre gouvernements fixant les règles appli­cables en matière de concours internationaux d'architecture et d'urbanisme, sur la base de la réglementation élaborée et adoptée par l'Union internationale des architectes.

L a conférence exprime le souhait qu'après consultation des organisations internationales intéressées, cette réglementation soit étendue à tous les concours internationaux d'art.

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Résolutions

IV. C R É A T I O N D ' U N E A S S O C I A T I O N I N T E R N A T I O N A L E D E S A R T S P L A S T I Q U E S

i. L a Conférence, considérant que les arts plastiques, à la différence des autres disciplines artistiques, ne sont pas encore, sur le plan international, suffisamment représentés, recommande : a) Q u e l'Unesco donne tout l'appui possible au comité organisateur et au secrétariat de

cette nouvelle organisation, créés par la Conférence internationale de Venise, sous forme de subventions et d'aide technique;

b) Q u e l'Unesco apporte son concours aux États m e m b r e s pour l'examen de la question de la forme qu'une telle organisation devrait adopter, et prête son aide à la commission préparatoire chargée de l'enquête;

e) Q u e , dans ce but, et surtout pendant la période préparatoire, le secrétariat de la nouvelle organisation soit situé dans la Maison de l'Unesco à Paris afin de faciliter la préparation de sa première assemblée générale.

2. L a conférence recommande tout particulièrement que le Directeur général de l'Unesco présente à la septième session de la Conférence générale de l'Unesco u n rapport complétant celui contenant les résultats de l'enquête qui a déjà été poursuivie dans divers pays, afin de faire ressortir l'importance des décisions adoptées par la Conférence internationale des artistes.

Les buts de la nouvelle association seront : a) D e stimuler la coopération culturelle internationale, en dehors de toute entrave esthétique

ou nationale, entre les artistes de tous les pays; b) D e promouvoir, faciliter et défendre la situation économique et sociale des artistes sur

le plan international. D a n s ce but il a été proposé : a) Q u e la nouvelle association travaille avec l'Unesco et les organisations déjà existantes

en la matière, à développer l'échange des personnes, des renseignements et les œuvres d'art, si besoin est;

b) D e compléter ce qui a déjà été fait pour faire mieux connaître et apprécier les arts plastiques dans tous les pays.

3. L a nouvelle association comportera des m e m b r e s qui représenteront aussi largement que possible tous les artistes des pays qui feront partie de cette association.

L a commission demande instamment qu'au cours de l'enquête préliminaire, les règlements fixant l'admission des m e m b r e s ne soient que provisoires, afin que les artistes des pays intéressés aient la possibilité de manifester leurs préférences. 4. L'assemblée générale aura tous pouvoirs nécessaires pour déterminer les buts de l'association.

U n e attention particulière devra être apportée au difficile problème du vote proportionnel, afin que chaque pays qui adhérera à l'association dispose d'une voix dans les décisions prises par la nouvelle association. 5. Il est proposé que le comité préparatoire tienne sa première assemblée générale en Italie.

V . L E D R O I T D E R E P R O D U C T I O N

L a Conférence recommande Q u e la réglementation concernant le droit de reproduction et~dee'citation soit étudiée

à nouveau en vue d'une application plus judicieuse, après entente entre les représentants des artistes, de la critique et des éditeurs.

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U artiste dans la société contemporaine

VI. L E D R O I T D E S U I T E

La Conférence recommande Q u e le droit de suite, accepté à G e n è v e et à Bruxelles, soit appliqué dans tous les pays

qui ne l'ont pas encore adopté.

VII . L E D R O I T D E P R O P R I É T É A R T I S T I Q U E

La Conférence recommande Q u e la propriété artistique et le droit mora l de l'auteur sur son œ u v r e soient l'objet d ' u n e

étude spéciale en v u e d'obtenir u n e législation particulière afin q u e cette propriété et ce droit soient efficacement protégés et ne soient pas considérés c o m m e u n e simple propriété mobiliaire o u commerciale.

Résolutions de caractère général

I. P R O T E C T I O N D E S E N F A N T S C O N T R E L E S D E S S I N S E T L E S T E X T E S D E B A S S E C L A S S E

Cette conférence, qui c o m p r e n d des écrivains, des peintres, des sculpteurs, des architectes, des compositeurs et des artistes d u m o n d e d u théâtre et d u cinéma, tient à faire connaître son point de v u e sur u n e catégorie de publications paraissant dans les journaux de dessins humoristiques et dans les livres c o u r a m m e n t appelés comics. L a tendance actuelle de ce genre de publications, qui sont lues en majorité par les enfants, est de mettre en avant la violence et d e présenter des sujets sensationnels d ' u n e façon primaire et souvent m ê m e infantile. D e s éducateurs de tous les coins d u m o n d e ont exprimé leur opinion à ce sujet et n o u s voudrions n o u s associer à leurs craintes. N o u s faisons appel à l'opinion publique des pays q u e nous représentons p o u r protéger les enfants contre des dessins de basse classe et les textes d u m ê m e genre q u e contient souvent cette sorte de publications.

II. LES R A P P O R T S D E S " A R T I S T E S E N T R E E U X :

S Y N T H È S E D E S A R T S P L A S T I Q U E S

C'est u n problème limité à u n objectif saisissable : faire surgir d ' u n e œ u v r e construite (archi­tecture) des « présences » provocatrices d ' émot ion , facteurs essentiels d u p h é n o m è n e poétique,

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Résolutions

donc essentiellement et exclusivement résultant de la présence c o m m u n e de l'architecture, de la peinture, de la sculpture unies indissolublement par l'harmonie, la discipline et l'intensité.

L'architecture étant aujourd'hui totalement révolutionnée dans ses bases, la peinture et la sculpture ne peuvent être que de m ê m e nature. Il ne s'agit donc pas d'établir des contacts utilitaires entre peintres innombrables et architectes innombrables; il s'agit de provoquer des rencontres fécondes sur le terrain de la réalité, c'est-à-dire sur le chantier.

Mais les architectes, les sculpteurs et les peintres vivent séparés, voire indifférents l'un à l'autre, n'ayant, en fait, que des contacts accidentels.

Il faut donc transformer cette situation passive en une situation active : ouvrir des chantiers.

Mais cela pourrait être un rêve totalement chimérique. C o m m e n t tourner la difficulté ? L e m o n d e possède aujourd'hui de magnifiques m o y e n s d'exposition permettant à l'artiste,

sculpteur ou peintre, de prendre contact avec le public et l'opinion : triennales, biennales, expositions de groupe ou expositions individuelles (du plus petit au plus grand). Seuls les artistes sculpteurs et peintres sont en cause.

Il faut donc créer des expositions fixes, permanentes, renouvelables et m ê m e itinérantes, d'oeuvres réalisées dans des conditions architecturales. C'est ici le terme crucial : « des condi­tions architecturales ». Ces conditions sont nombreuses, multiformes, diverses, concer­nant toutes dimensions, toutes matières et tous les thèmes.

Les « conditions architecturales » seront u n produit d'esprit nouveau. C e produit consti­tuera « u n chantier » où sculpteurs et peintres travailleront à pied d'œuvre avec les maté­riaux, les dimensions et les prospects réels.

Ceci n'a pas encore été fait et semblait u n objectif inaccessible.

Ainsi les sculpteurs et les peintres entreront dans l'architecture et par réciprocité, les archi­tectes s'ouvriront aux richesses offertes par la recherche picturale et sculpturale contem­poraine : i. Les peintres et les sculpteurs se forgeront une « conscience architecturale » : esthétique,

plastique et éthique (ensemble des responsabilités). 2. Par des œuvres « architecturales », ils apparaîtront devant l'opinion. 3. Les architectes apprendront et comprendront.

Ainsi pourra commencer une synthèse des arts majeurs. N o n par des c o m m a n d e s de l'État, ou des particuliers, mais par le groupement spontané — s'organisant et se gérant de lui-m ê m e — des seules personnes intéressées dans le débat, et débarrassé des rouages parasitaires.

O n attendra de l'autorité une normale aide matérielle, l'octroi définitif ou m o m e n t a n é d'un terrain favorable; des subventions si possible.

L'entreprise elle-même : « chantier de synthèse » des arts majeurs, constitue en vérité une réalité économique d'exploitation possible et rentable, de m ê m e nature que les expo­sitions traditionnelles.

Les artistes participants exécuteront « en vrai » et sur place presque toujours, et sans intermédiaires ; les fournitures pourront être payées ainsi que les aides manuelles.

Ainsi l'œuvre directe sera-t-elle vue du public.

Par u n dispositif précieux (existant déjà) une part des créations réalisées ainsi sur un chantier de synthèse pourra être expédiée dans d'autres pays (produits itinérants) dans des chantiers semblables faisant emploi du m ê m e dispositif signalé ci-dessus.

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L'artiste dans la soeiétl contemporaine

Parfois des œuvres pourront être vendues (ventilation raisonnable du produit de la vente dans l'intérêt général).

Ces chantiers de synthèse sont donc en permanente vitalité. Par un tracé utile ils peuvent être consacrés moitié à l'exposition publique et moitié au

travail des artistes : alternance conduisant à la continuité et au renouvellement. A l'échéance de chaque exposition, les œuvres seront dispersées ou détruites. Qu'importe 1

Leur pérennité sera assurée par l'iconographie sous toutes ses formes (parfaites à notre époque), facteur eminent d'éducation des architectes, des peintres, des sculpteurs et du public

L a crise sévit dans les ateliers d'artistes parce que les artistes sont déclassés. Les arts de l'intimité seront toujours valables avec leurs organisations, leurs produits et leurs risques spécifiques.

N o u s nous s o m m e s souciés dans cette note du m o y e n de réaliser dès maintenant une synthèse des arts majeurs par l'entraînement désormais rendu possible de certains architectes, sculpteurs et peintres désireux de se consacrer à cette tâche. Q u i sont-ils ? C'est l'inconnu de demain. N o u s ne connaissons pas tous ces innombrables esprits qui, dans tous pays, aspi­rent depuis longtemps à trouver l'harmonie de leur époque.

Ces cinquante dernières années rassemblent en un véritable trophée la reprise de contact de l'architecture avec les autres arts. L a synthèse de nature plastique qu'apporteront les chantiers en appellera bien vite à tous les arts expressifs de l'émotion humaine : la musique, le théâtre, le ballet, l'écriture aussi, vitalisant également les arts en pleine évolution, tel le cinéma — tous supports d'une poétique représentant bel et bien, et à vrai dire, la raison m ê m e de vivre.

Cette note n'hésite pas à s'appuyer sur la communication de M . Lucio Costa lue le 24 septembre 1952 en séance du Comité des arts plastiques.

L e principe des « chantiers de synthèse » a déjà trouvé à Paris un commencement de réalisation entraînant dans son orbite un nombre considérable d'artistes de la plus haute valeur l .

III. L E R E S P E C T D E L A D I G N I T É D E L A P E R S O N N E H U M A I N E E T D E L A L I B E R T É D ' E X P R E S S I O N

L a Conférence internationale des artistes, Proclamant que toute activité créatrice exige, pour son plein épanouissement, le respect

d£ja_dignité_de la personne humaine et le respect de la liberté d'expression du créateur; Affirmant que ces conditions fondamentales ont u n caractère universel et font partie

des droits de l ' h o m m e , que les artistes doivent contribuer à défendre, puisque c'est sur l'idéal de liberté de l'artiste et de l'intellectuel que repose la civilisation moderne;

1. Cette résolution a été présentée sous les signatures suivantes : Costa, Herbert Read, Ungaretti, Wilder, Lhote, Carra, Henri M o o r e , Wotruba, Mehta , Honegger, Spender, Härtung, Stynen, Villon, Roth, Mortensen, L e Corbusier, Rogers, Marino Marini, Peressetti, Sutherland, Severini, Lurçat.

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Résolutions

Consciente du fait que la défense de ces principes impose à tous les h o m m e s libres — c o m m e aux sociétés et aux États — une obligation d'étroite collaboration et de coordi­nation internationale de leurs efforts, car, seules, cette collaboration et cette liberté peuvent permettre l'accroissement de la culture;

Et considérant enfin que l'étude de ces questions essentielles fait partie intégrante des activités de l'Unesco,

Lance un appel pour que toute aide et sympathie soient assurées aux institutions actuelles et à venir, qui, dans chaque pays, jouent un rôle actif dans les domaines littéraire, artistique et scientifique, tout en conservant un caractère d'autonomie à la fois collective et indi­viduelle qui, seul, peut garantir la liberté de l'esprit dans le m o n d e .

IV. FUTURES CONFERENCES DES ARTS

Alors que s'achève une réunion qui a été d'une très grande utilité pour les artistes auxquels elle a permis de se mieux connaître et de prendre davantage conscience des problèmes de leur activité et de leur vie,

La Conférence émet le v œ u que l'Unesco convoque à l'avenir d'autres conférences des artistes, à l'époque qu'elle jugera convenable et avec les personnalités qui lui paraîtront les plus qualifiées pour continuer la tâche entreprise.

V . S I E G E D E ^ A S S O C I A T I O N I N T E R N A T I O N A L E

D E S A R T S P L A S T I Q U E S

Avant que les membres de cette assemblée se séparent, je tiens à leur dire, en m a qualité de président du comité d'organisation et au n o m de la délégation française, que, tenant compte du dévouement incessant de l'Italie à la cause de l'art, nous émettons le v œ u que le siège de la future association internationale des arts plastiques (ou au moins celui de ses premières manifestations) soit établi dans une ville d'Italie 1.

i. Proposition présentée par M . André Lhote et approuvée par acclamations.

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L'originalité des cultures : son rôle dans la compréhension internationale 4^ pages

Il y a quatre ans, l'Unesco a entrepris une série d'études

et d'enquêtes sur la condition actuelle des Cultures propres

aux divers peuples du m o n d e et sur les rapports que ces

cultures entretiennent entre elles. D e nombreux savants,

historiens, ethnologues, humanistes et philosophes ont

bien voulu lui communiquer des témoignages personnels,

soit sur la culture de leur pays, soit sur une culture étran­

gère dont ils avaient une connaissance particulière. Le

présent volume ne réunit qu'un certain nombre des essais

qui avaient été retenus et qui étaient dus à Richard

M c K e o n , Shih-Hsiang Chen, E . Stuart Kirby, Bhikhan

Lai Atreya, Suniti K u m a r Chatterji, Alain Danielou,

Edgar Sheffield Brightman, John Somerville, Francisco

Ayala, Silvio Zavala, Leopoldo Zea, Pedro Bosch-

Gimpera, Michel Leiris et Marcel Griaule.

550 fr. $2.00 11/6

E n vente chez les libraires

et les agents généraux

des publications de l'Unesco.

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Humanisme et éducation en Orient

248 pages et en Occident

E n décembre 1951, l'Unesco avait organisé à N e w Delhi

(Inde), un entretien international de penseurs et de philo­

sophes sur le thème « L'idéal de l 'homme et la philosophie

de l'éducation en Orient et en Occident ». Le présent

volume présente au public les échanges de vues auxquels

cette rencontre internationale a donné lieu et les conclu­

sions et recommandations qu'elle a permis de formuler.

Il contient, le texte des allocutions de : M . M . Jawaharlal

Nehru, Maulana Abul Kalam Azad et du D r Sarvepalli

Radhakrishnan, et les essais d'Albert Béguin, de John

T . Christie, de Ras-Vihary Das, de Clarence H . Faust,

d'Helmuth von Glasenapp, d 'Humayun Kabir, d'Yensho

Kanakura, d'Ibrahim Madkour, de G . P . Malalasekera,

d'André Rousseaux, de Jacques Rueff, d'Hilmi Ziya

Ulken et d ' A . R . Wadia.

400 fr. $1.50 8/6

E n vente chez les libraires et les agents généraux des

publications de l'Unesco.

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A L L E M A G N E : Unesco Vertrieb für Deutschland, R . Oldenbourg, Munich; A R G E N T I N E : Editorial Sudamericana, S. A . Alsina 500, Buenos Aires ; A U S T R A L I E : Oxford University Press, 346, Little Collins Street, Melbourne ; A U T R I C H E : Wilhelm Frick Verlag, 27 Graben, Vienne I ; B E L G I Q U E : Librairie Encyclopédique, 7, rue du Luxembourg, Bruxelles IV ; BOLIVIE : Librería Selecciones, avenida 16 de Julio 216, La Paz ; BRÉSIL : Livraria Agir Editora, rua México 98-B, caixa postal 3291, Rio de Janeiro ; C A N A D A : Periodica, Inc., 5112, avenue Papineau, Montréal 34, University of Toronto Press, Toronto; C E Y L A N : The Lake House Bookshop, The Associated Newspapers of Ceylon, Ltd., P. O . B. 244, Colombo I ; CHILI : Librería Lope de Vega, calle Estado 54, Santiago ; C H Y P R E : M . E . Constantinides, P. O. 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