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Une discussion philosophique sur les fondements d'une éthique animale
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Le Philosophe dans la CitéSociété pour l’innovation philosophique
www.revuedemonde.org
LA BIBLIOTHÈQUE DU PHILOSOPHE DANS LA CITÉ
Laurence Harang
Docteur en philosophie, France [email protected]
Les fondements d’une éthique animale: faut-il
accorder des droits aux animaux?
« Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale
pour refuser de tenir compte de cette souffrance. »
Peter Singer
Le Philosophe dans la CitéSociété pour l’innovation philosophique
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Le gouvernement espagnol en juin 2008 vient de faire adhérer son pays
au « Projet Grand Singe ». Notons que le « Great ape project » a été créé
par deux philosophes - Paula Cavalieri et Peter Singer - en 1993. Le
projet de cette association est de prendre en considération le statut de
l’animal.
Le gouvernement Zapatero sera-t-il en mesure de reconnaître « le droit à
la vie » aux grands singes et de mettre fin à leur exploitation ? Déjà
quelques voix protestent et s’insurgent contre l’idée d’une égalité de
droit entre l’homme et l’animal. Ce serait en effet, en vertu d’une quasi
similitude du génome des grands singes et celui de l‘homme, remettre en
cause la suprématie et la dignité de l’être humain.
Il s’agit donc, dans cet article, de penser les fondements d’une éthique
animale, c’est-à-dire d’évaluer notre responsabilité à l’égard des bêtes.
L’éthique animale se caractérise principalement par sa condamnation de
la vivisection des animaux de laboratoire. En cela, elle doit être
distinguée de la question des droits de l’animal (« animal law ») et du
bien-être ( « welfare »).1 En toute logique, la question du statut de
l’animal est posée et exige une réflexion morale, philosophique et
juridique. Il devient pertinent de se demander si ce dernier possède en
lui-même une valeur intrinsèque et si des droits et devoirs en découlent.
Toutefois, l’idée philosophique que l’on se fait de l’animal conduit à des
considérations distinctes. En effet, le terme de « droits de l’animal » pose
problème dans la mesure où il nécessite un agent moral, porteur
d’obligations. En effet, un sujet de droit est autonome et doué d’une
conscience. C’est pourquoi, de nombreux défenseurs de la dignité 1 J. B.J.-Jeangène Vilmer, Ethique animale, PUF, 2008.
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humaine refusent d’accorder à l’animal le statut de « sujet de droit ». En
ce sens, la tradition humaniste constitue un obstacle quant à la prise de
conscience de la douleur infligée aux bêtes. De ce fait, la suprématie de
l’homme au sein des l’échelle des êtres vivants interdit toute comparaison
possible.
La réflexion utilitariste menée par Peter Singer2 tente précisément
d’opérer une distinction fondamentale entre la question du « bien-être »
de l’animal et celle de son« droit ». Le fait de reconnaître à l’animal la
qualité d’être sensible exposé au plaisir et à la douleur en fait, non un
sujet de droit, mais un être qui doit être respecté dans son intégrité
physique. D’un point de vue éthique, nous pensons que l’atteinte au bien-
être de l’animal est une négation pure et simple du souci qu’on lui porte;
c’est pourquoi, l’homme condamne sa propre dignité en infligeant une
souffrance à un être vivant.
Notre propos consistera à examiner la pertinence des thèses avancées en
faveur des « droits des animaux » et dans une moindre mesure de « la
protection des animaux ». Toutefois, nous aurons à nous interroger sur la
portée éthique - et donc normative - de notre rapport à l’animal:
l’exploitation animale est-elle moralement condamnable ? Il est évident
que la condamnation de la cruauté repose sur l’évolution du droit et de la
sensibilité humaine au même titre que la condamnation de la torture par
Beccaria et Bentham dépendait d‘une prise en considération de la
souffrance corporelle. Il importe donc d’en saisir les enjeux.
Nous montrons donc la nécessité d’une éthique animale. Puis nous
discuterons de la pertinence de la thèse du philosophe utilitariste Peter
Singer et celle du philosophe du droit Tom Regan3. Enfin, nous nous
attacherons à dénoncer les présupposés d’une philosophie humaniste
critique à l’égard de tout bien-être de l’animal. Pour conclure, nous
2 Peter Singer, La libération animale, Grasset, trad franç L. Rousselle, 1993. L’égalité animale expliquée aux humain-es, éditions tahin party, avril 2007.3 Tom Regan, The case for animal rights, University of California Press, Berkeley, 1984.
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insisterons sur la difficulté à constituer une mesure scientifique du bien-
être, notamment à propos des animaux d’élevage.
Les raisons d’une éthique
D’emblée, il convient de remarquer qu’il existe une contradiction
juridique quant au statut de l’animal. En effet, dans le Code civil, il reste
un bien, une propriété et ne peut en conséquence être considéré comme
un sujet à part entière. En revanche dans le Code pénal, l’animal est
défini par son statut « d’être sensible »; c’est pourquoi tout acte de
cruauté à son égard est réprimé4. Il existe donc bien une imprécision des
droits qui découlent de cet « être sensible ». Tentons donc de
comprendre comment il est possible de saisir l’évolution de la protection
de l’animal.
La loi du 10 juillet 1976 est à l’origine des articles 453 et 545 du Code
Pénal. Ainsi, la protection de l’animal exige que son propriétaire le place
dans « des conditions compatibles avec les impératifs de son espèce ». Il
est donc admis que le statut d’être sensible nécessite un respect de
l’intégrité physique. Il est donc logique que tout acte de cruauté soit
l’objet d’une sanction. Le nouvel Code pénal interdit de pratiquer des
expériences sur les animaux sans se « conformer aux prescriptions fixées
par décret en Conseil d’état ».
De ce fait, la prise en compte de la cruauté exercée à l’encontre des
animaux, exige, comme nous le montrerons ultérieurement, une prise en
considération de la souffrance animale, qui philosophiquement, ne semble
pas évidente. La protection des animaux d’élevage, remarque Florence
4 Le juriste J.- P Marguénaud fait remarquer que le délit d’actes de cruauté est rangé dans une catégorie spécifique, qui le distingue des autres délits, contre les biens.
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Burgat5, fut tardive en comparaison de la prévention de la cruauté
humaine. Rappelons quelques dates importantes.
En 1850, la loi Grammont réprime les mauvais traitements infligés aux
chevaux. Florence Burgat explique cette sanction par la peur d’une
« contamination sociale » de la violence à cause du caractère public de ce
type de démonstration. Puis en 1846, la Société protectrice des animaux
(SPA ) est créée ; la protection de l’animal exige le respect de l’intégrité
physique de l’animal relativement à ses conditions biologiques.
La Royal Society for the prévention to cruelty to animals a été fondée en
1824 alors que la protection pour les animaux d’élevage a nécessité
plusieurs étapes: historiquement, ce déficit de protection à l’égard des
animaux s’explique aisément. Il faut en effet attendre les progrès de
l’intensification de l’agriculture pour que des problèmes relatifs au statut
des animaux apparaissent.
L’association au Royaume-Uni Compassion in World Farming créée en
1967 par Peter Roberts, prend acte d’un changement des conditions de
vie des animaux d’élevage. Il est évident que la recherche de rendements
et de productivité est à l’origine des conditions de vie déplorables des
poules pondeuses et des veaux en batterie. Florence Burgat note que les
pays les plus rebelles à la protection des animaux d’élevage sont ceux de
l’Europe du Sud - l’Espagne, le Portugal, l’Italie - et la France se signale
par son « indifférence » du fait précisément de sa politique agricole dans
les années 1960- 626.
Des objectifs portant très clairs apparaissent dans les revendications de
la Protection mondiale des animaux de ferme (PMAF): il s’agit en effet de
lutter contre toute forme de souffrance et d’exploitation à l’égard des
animaux d’élevage. Dès lors, le mode de transport des animaux est remis
en cause ; les conditions de vie de ces bêtes sont l’objet d‘une
5 « Les revendications des associations de protection des animaux d’élevage » dans Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ? INRA, Paris, 2001.6 Ibid P70-71.
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condamnation morale. Rappelons que les animaux manquent d’espace et
se livrent parfois à des comportements agressifs comme les poules, suite
au stress éprouvé. On sait aussi que les veaux disposent d’un petit espace
qui est à l’origine de grands préjudices. Et ces conditions de vie ne
permettent pas aux animaux de satisfaire des besoins élémentaires.
La cruauté exercée à l’égard des animaux d’élevage, de laboratoire est un
acte fait sans nécessité c’est-à-dire sans gain pour l’ensemble de l’espèce.
Deux impératifs fondamentaux sont revendiqués de ce fait par les
associations de protection animale: le respect du bien-être des animaux
et l’abandon de toute forme de cruauté. Toutefois, il faut bien faire une
différence entre la protection des animaux (défense de l’intégrité
physique) des droits des animaux beaucoup plus problématique. Sur un
plan philosophique, la reconnaissance de la souffrance animale
n’implique en aucune manière l’acquisition de droits. Il faut faire une
distinction conceptuelle entre la revendication de bien-être et celle de
droits.
Bien-être animal et droits des animaux
L’idée d’une libération de l’animal constitue sans aucun doute une
avancée dans la prise en considération des intérêts et de la souffrance de
cet individu. La tradition utilitariste inaugurée notamment par Bentham
au XVIIIe siècle est sensible, du fait des fondements matérialistes de sa
philosophie, aux sensations éprouvées par le corps. Peter Singer, dans
son oeuvre célèbre « la libération animale » en 1975 apparaît d’emblée
comme un militant actif dans la reconnaissance des animaux7.
A titre de remarque, l’auteur insiste sur la distinction entre l’amour et
l’intérêt que l’on porte aux animaux. « Défendre » l’intérêt d’un animal
7 Op. cité, note 2.
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consiste à le considérer comme un individu digne de notre respect. Ainsi,
la considération morale à l’égard de l’animal repose sur la critique de
toute forme de discrimination à son encontre c’est-à-dire par le rejet de
tout « spécisme ». Cette attitude consiste à préférer défendre les intérêts
de sa propre espèce que ceux d’une autre espèce: l’homme, en raison de
sa supériorité, exerce une domination sur l’espèce animale, et ne cesse
en conséquence de l’exploiter. Il existe donc une analogie entre le combat
des féministes, le combat des noirs et la lutte pour la libération de
l’animal. La préférence pour notre propre espèce est donc explicitement
une forme de « sexisme ».
Le philosophe et juriste Bentham (1748-1832) accorde précisément une
considération à l’animal du seul fait qu’il éprouve du plaisir et de la
douleur. Citons longuement les principes de la morale et de la législation:
« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra
ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement
que par la main de la tyrannie. Les français ont déjà découvert que la
noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit
abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-
être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon
dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour
abandonner un être sensible à ce même sort. Et quel autre critère devrait
marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-
être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des
animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un
enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne
l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas:
peuvent-ils raisonner ? Ni :peuvent-ils parler ? Mais: peuvent-ils
souffrir ? 8».
8 Jeremy Bentham, Introduction to the principles of morals and législation , chap 17.
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La faculté de raisonner, d’après Bentham ne conduit nullement à
l’acquisition de droits. En effet, les partisans de la dignité humaine ou de
la supériorité de l’homme mettent l’accent sur la « ligne infranchissable »
qui sépare l’animal de l’être humain. Or, ce serait une absurdité que
d’admettre la raison à l’origine de droits, puisqu’un enfant ne possède
pas ces facultés sans être privé de droits. Il faut donc se rendre à
l’évidence: l’animal est un être sensible qui peut éprouver de la douleur9.
En conséquence, cette capacité à éprouver de la douleur fait de l’animal
un être ayant des intérêts contrairement à un objet inanimé. Une pierre
par exemple n’a pas de rapport à la vie. L’intérêt ultime d’un être
consiste précisément à ne pas souffrir: son bien-être repose sur ses
conditions de vie décentes. L’homme, de ce fait, est responsable en toute
logique des conditions de vie dans lesquelles se trouve l’animal. Le refus
de toute considération ou d’intérêts pour les animaux consisterait à les
traiter comme des automates. Il faut donc à la fois prendre en compte la
douleur animale et ses intérêts pour qu’une égalité de considération
puisse surgir. Les critères scientifiques peuvent y contribuer10. Mais à
notre sens, la représentation que l’on se fait de l’animal contribue,
comme nous le démontrerons ultérieurement, à déterminer la nature de
notre raisonnement éthique.
Dans l’esprit de Bentham, il ne s’agit pas tant de défendre des droits que
de promouvoir une certaine forme d’égalité dont il s’agit de définir la
nature. Peter Singer, à la suite de Bentham, défend l’égalité de
considération qui est une « égalité de droit ». En vertu de son rejet du
spécisme, Singer refuse la discrimination à l’égard des animaux. La
9 « Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. » La libération animale, P. Singer.10 Les membres du Comité sur la cruauté en Grande-Bretagne (institué en 1951) affirment: » nous pensons que les données physiologiques, et plus particulièrement anatomiques, justifient pleinement et étayent l’opinion de sens commun selon laquelle les animaux ressentent la douleur. »
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souffrance éprouvée par les animaux interdit que l’on opère des
distinctions en vertu des capacités. C’est pourquoi une « considération
égale » pour les êtres n’entraîne pas nécessairement une égalité de
traitement pour la bonne raison que les animaux n’ont pas les mêmes
intérêts que les êtres humains. On peut en effet supposer que les êtres
humains font des projets et donc que leur vie a plus de valeur que celle
des animaux. L’égalité de considération n’est donc pas l’égalité des vies.
Si nous avions le choix entre sauver la vie d’un être humain normal et
celle d’un handicapé, alors nous ferions le choix de préserver la vie du
premier. Mais si nous devions faire cesser la douleur pour l’un et pour
l’autre, alors notre décision s’avérerait problématique. Mais est-ce à dire
que nous pourrions hésiter entre la douleur d’un animal et celle d’un
handicapé en fonction des critères utilitaristes ? Est-ce à dire que me
trouvant sur un radeau avec un bébé handicapé et un chien intelligent je
sauverais l’animal ? Il faut donc montrer comment Singer peut
sauvegarder son argument - l’argument des cas marginaux11.
Il est en effet problématique de réduire le cas d’un être humain
handicapé à celui d’un animal. Mais l’intention de Singer ne consiste pas
à proposer une égalité de traitement entre les animaux humains et non
humains mais plutôt de revendiquer un « droit à la vie ». Il s’agit plutôt
de s’opposer à un droit sacré de la vie en général. A cela s’ajoute le
problème de la valeur de la vie qui indirectement pose la question de
l’euthanasie que nous n’aborderons pas dans cet article.
En tant qu’utilitariste, Singer démontre que la souffrance animale
implique une considération morale. En ce sens, il est défini comme
« welfariste » puisqu’il entend diminuer la souffrance de l’animal par une
analyse des conséquences de toute forme d’exploitation. Il ne défend
donc pas « le droit des animaux » car cela conduirait à en faire des sujets
11 « Cela signifiera en général que s’il nous faut choisir entre la vie d’un être humain et celle d’un autre animal, nous devons sauver celle de l’humain; mais il peut y avoir des cas particuliers où l’inverse sera vrai, quand l’être humain en question ne possède pas les capacités d’un humain normal. » La libération animale, P56.
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de droit. L’auteur de la libération animale cherche tout simplement une
position intermédiaire entre sa théorie non-spéciste et la valeur de la vie
des déficients mentaux sans sombrer dans le caractère sacro-saint de la
vie12. Il est donc nécessaire d’intégrer les animaux non humains dans une
sorte de communauté. Il est donc absurde de sacrifier des animaux pour
des raisons dérisoires même si le droit de tuer n’est pas un mal en soi.
Cette nuance est essentielle pour saisir l’enjeu de la pensée de Singer: il
n’existe pas de principes absolus en dehors des conséquences néfastes
que cela produirait sur notre espèce; en cela la souffrance animale peut
être entendue comme une diminution du bonheur de tous. Mais en tant
que telle, la vie n’est pas sacrée et donc notre devoir n’est pas de la
préserver à tout prix mais de faire en sorte que les animaux humains et
non humains vivent dans des conditions décentes.
On peut reprocher à Singer de ne pas défendre la cause animale en des
termes absolus: Singer en effet ne se situe pas du côté des droits de
l’animal mais des intérêts. Or, on pourrait s’opposer radicalement à toute
forme d’élevage, d’expérimentation. Cette position est qualifiée
« d’abolitionniste ». Tom Regan est le promoteur de cette thèse
radicale13.
Il faut remarquer la différence entre la perspective utilitariste de Singer
et celle du partisan du droit de Regan: Singer s’intéresse aux
conséquences d’un acte (utilitarisme de l’acte) et aux préjudices qui en
découlent. En revanche, Regan refuse d’assimiler la moralité d’un acte à
un calcul d’intérêt. Autrement dit, il ne s’agit pas d’additionner des
utilités pour parvenir à une somme de satisfaction. Il convient donc de
s’intéresser en l’être tel qu’il est en lui-même. Regan de ce fait s’oppose à
12 « Ce dont nous avons besoin c’est de quelque position intermédiaire qui éviterait d’être spéciste sans pour autant donner à la vie des déficients mentaux et des séniles aussi peu de valeur que nous en donnons aujourd’hui à la vie des porcs et des chiens, sans rendre non plus la vie de ces derniers à tel point sacro-sainte que nous estimerions mal d’y mettre fin quand elle n’est que misère sans espoir. », P 54.13 Op.cit, note 3.
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l’idée selon laquelle nous n’aurions que des devoirs indirects envers les
animaux: les animaux sont considérés comme des enfants; il n’existe donc
pas de contrat moral entre eux et nous. Nous n’avons donc en tant que tel
aucun devoir envers les animaux. A ce titre, l’idée de « propriété » telle
qu’elle est énoncée dans le Code civil correspond bien au type de rapport
instauré entre l’homme et l’animal. Le terme de « propriété » interdit
donc de faire de l’animal un être ayant une valeur propre. Il existe
évidemment un rapprochement entre cette conception de l’animal
« objet » et la conception politique d’Aristote: l’esclave est
« l’instrument » ou la « propriété » de son maître car il ne « s’appartient
pas »; c’est ainsi que l’esclavage est justifié selon un point de vue
économique et moral14. L’animal comme l‘esclave, en conséquence, ne
peut se voir attribuer des droits.
Or, Regan démontre que les animaux ont une valeur inhérente qui fait
d’eux des êtres à part entière. Ce n’est donc pas la notion d’intérêt qui
est déterminante comme chez Singer, mais l’idée que l’animal est un
sujet, plus précisément sujets d’une vie: en effet, l’animal est un être
sensible qui a des expériences, qui éprouve des sentiments, de la douleur,
du plaisir. C’est en quelque sorte la manifestation de sa propre
subjectivité. Dès lors, il n’est pas absurde de promouvoir des droits pour
les animaux. Cette position éthique se distingue radicalement de celle de
Singer qui revendique le bien-être de l’animal.
La radicalité de la position de Regan s’exprime dans une formule
lapidaire:
« Le mouvement des droits des animaux est un mouvement abolitionniste;
notre but n’est pas d’élargir les cages, mais de faire qu’elles soient
vides. »
14 Aristote, La politique, Livre I, 5 « Celui qui, par nature, ne s’appartient pas à lui-même, tout en étant un homme, mais est la chose d’un autre, celui-là est esclave par nature ».
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Le réformisme de Singer fait donc place à l’abolitionnisme de Regan. La
fin de l’exploitation animale signifie la fin de toute consommation
animale; bref une totale remise en cause du mode de vie des êtres
humains. En effet, il ne peut exister de droits des animaux sans abolition
totale de toutes les formes d’exploitation. Toutefois, on peut être partisan
des droits de l’animal, comme le rappelle J.B.J Vilmer15, sans être
« abolitionniste ». Mais dans tous les cas, les « réformistes », les
« abolitionnistes » et les défenseurs du droit des animaux ont pour
exigence éthique la dignité de l’animal.
En résumé, la distinction entre l’éthique de Singer et celle de Regan
repose sur la nécessité pour le deuxième d’accorder des droits aux
animaux, en tant qu’ils sont sujets d’une vie. En revanche, le fait de
considérer l’animal comme un être sensible constitue certes un grand pas
mais ne peut être à l’origine d’une totale libération de l’animal.
La force des droits découlent de leur nature: ce sont « des instances de
protection 16» qui mettent l’être à l’abri de toute cruauté. L’analogie entre
les déficients mentaux, les enfants et les animaux a pour finalité chez
Singer de promouvoir la cause des bêtes sans pour autant exiger
l’autonomie. En effet, dans une perspective kantienne, l’autonomie du
sujet est garante de ses droits et devoirs. Or, l’idée sous-jacente des
utilitaristes est de faire émerger l’idée de protection sans pour autant
établir de rapport entre l’autonomie du sujet et le sujet de droit. Or un
certain type de droit pourrait être l’expression de « droits titres » au sens
où l’entend J. Feinberg17: les droits des animaux seraient possédés contre
quelqu’un. Toutefois, nous pouvons mesurer le clivage qui sépare les
thèses de Feinberg de l’humanisme classique et des partisans du droit
naturel. Il importe de savoir pourquoi à la différence de l’utilitarisme,
l’éthique humaniste exclut les animaux de sa communauté. En revanche, 15 op.cité note 1.16 J.Y Goffi,« L’utilitarisme, les droits et le bien-être de l’animal » dans Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être, op.cité, note 4.17 « The right of animals and future générations » dans Philosophy and environmental crisis, University of Georgia Press, 1974.
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l’utilitarisme se caractérise par le souci des conséquences et de
l’égalitarisme: selon un point de vue impartial hérité de Hare18, l’homme
doit pouvoir se mettre à la place de celui qui est affecté. Faut-il introduire
une séparation radicale entre la valeur d’un être et les obligations qui en
découlent ? Nier la valeur d’un être, c’est semble-t-il lui refuser des
droits.
Il convient d’analyser les réticences philosophiques à l’encontre d’une
éthique animale. Il faut donc situer le débat dans une perspective
historique et philosophique.
Entre le semblable et le différent
On pourrait s’interroger sur la nécessité d’une éthique animale19.
L’animal apparaît d’une certaine manière comme l’alter ego de l’homme.
Dès lors, sa propre existence dépend de la représentation que s’en fait
l’homme. Hélas, la spécificité et la valeur de l’animal risquent d’être
niées au profit de la domination de l’homme. La tradition humaniste
française notamment interdit de faire de l’animal un être égal à l’homme.
La critique d’une métaphysique humaniste est sans doute nécessaire pour
rendre à l’animal toute sa dignité20.
Pour la tradition humaniste, l’homme est doué d’une conscience réflexive
qui fait de lui un être responsable et sujet de droit. Sans vouloir nous
livrer à une étude exhaustive de la philosophie de l’animalité, nous
concentrerons nos efforts sur deux figures majeures de cette tradition,
celle de Descartes et celle de Kant. Puis nous nous interrogerons sur
18 The language of morals, 1952.19 C’est une discipline qui existe dans le monde anglo-saxon depuis les années 70.20 Elisabeth de Fontenay, Le silence des bêtes, Fayard, 1998.
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l’idée d’une continuité et d’une rupture entre le monde animal et le
monde humain.
Descartes occupe une position centrale dans la pensée occidentale
puisqu’il fait de la connaissance des lois de la nature la condition
nécessaire de tout progrès. C’est en ce sens - selon le fameux adage du
Discours de la méthode - que l’homme peut devenir « comme maître et
possesseur de la nature ». Mais à quelles conditions ?
Il s’agit de comprendre le mécanisme qui régit les êtres naturels. En cela,
l’automate représente cette figure emblématique qui rend compte de
l’agencement merveilleux du corps. Et précisément, l’animal est conçu à
la manière d’un automate. Ce n’est donc pas le fait de proférer des sons
qui fait le propre de l’homme car le perroquet est aussi habile en ce
domaine sans pour autant posséder l’usage de la parole et la capacité à
penser; c’est tout simplement le fait « d’entendre » ou de comprendre ce
que l’on dit. Il faut donc bien reconnaître que l’animal est « bête » !
D’ailleurs, le plus intelligent des animaux ne pourra jamais égaler un
enfant. Descartes l’affirme dogmatiquement dès le début du Discours de
la Méthode: le propre de l’homme est de penser et des dispositions innées
à agencer les signes constituent des preuves.
On pourrait admettre que l’animal privé de pensée n’est pas pour autant
dépourvu de sentiments. Le philosophe affirme clairement dans les
réponses aux sixièmes objections qu’il n’a jamais dénié « ce que
vulgairement on appelle vie, âme corporelle et sens organique21 ». Mais
Descartes reconnaît une limite dans la compréhension que l’homme peut
se faire des animaux, car il est dans l’impossibilité de « pénétrer dans
leur coeur22 ». Mais l’ignorance de l’intériorité animale ou le refus
d’attribuer à la bête la pensée a pour conséquence une réduction de l’être
vivant à un système automatique et mécanique. Dès lors, le dualisme
cartésien - dualisme de l’âme et du corps - accentue le clivage entre
21 « La description du corps humain », Œuvres complètes.22 Lettre à Morus du 5 février 1649.
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l’homme caractérisé par sa pensée et l’animal caractérisé par ses
automatismes. La douleur n’a aucun sens puisqu’elle n’est pas à l’origine
une représentation du sujet sur ses propres affections; il faut en effet
penser la douleur pour l’éprouver dans une perspective cartésienne.
L’abîme entre l’homme et l’animal est immense: l’homme est caractérisé
par sa conscience réflexive alors que l’animal est régi par ses
automatismes. Il est donc distinct de l’humain et ne s’en approche que
par des similitudes hasardeuses, comme la « parole » du perroquet imite
la parole intelligente de l’homme sans jamais l’égaler.
Il est vrai que le propre de la civilisation occidentale - comme le
remarque justement Philippe Descola 23- est d’instaurer une rupture entre
le monde de la nature et le monde de la culture, alors que d’autres
civilisations en Amazonie par exemple ne construisent pas leur système
de représentation sur une opposition entre deux règnes; le singe demeure
un membre d’une « famille » universelle. Il est presque logique de passer
d’une logique de la domination au sens cartésien du terme à une logique
de la destruction, telle que nous pouvons l’observer depuis le XXe siècle
en occident.
Cette suprématie de l’homme résulte pour Rousseau de la perfectibilité
humaine. L’animal, à la différence de l’homme, possède tout à la
naissance; son instinct est déterminant et l’animal ne peut donc évoluer.
En revanche, l’homme est un sujet perfectible dans la mesure où il est
libre de sortir de son animalité. Cette puissance de choisir arrache
l’homme à ses instincts et lui ouvre le monde de la connaissance et de la
culture. Notons toutefois que Rousseau constate les effets pervers du
« progrès » puisqu’il est à l’origine de profondes inégalités sociales. Mais
en dépit de cela, on peut supposer que l’animal ne pourra jamais sortir de
son ignorance.
23 Par delà nature et culture, Gallimard, 2005.
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La capacité à se perfectionner et la puissance de choisir semblent donc
bien caractériser le propre de l’homme. Il est par conséquent un être
autonome qui à l’état civil deviendra citoyen. L’animal, au contraire, ne
peut acquérir des droits, faute d’une conscience et d’une autonomie
nécessaire. Mais est-ce une raison - comme nous le disions au début de
cet article - de manquer d’humanité envers lui ?
Une chose est sûre: le fait pour l’animal de manquer d’autonomie le prive
dans la perspective d’une pensée humaniste et rationnelle de droits
fondamentaux. Pour autant, la pensée humaniste ne peut encourager la
cruauté envers les animaux car ce serait manquer de bienveillance. Il
existe donc une voie moyenne qui est inaugurée par le philosophe
allemand Kant (1724-1804 ). L’homme est en effet un être destiné à
devenir raisonnable. Il doit abandonner sa nature sensible afin de
s’affranchir de ses dispositions originaires. Il a donc des devoirs envers
lui-même et envers autrui. Mais avec l’animal, l’homme a uniquement des
« devoirs indirects. » La bête n’est pas dans une situation d’égalité avec
l’homme; elle ne peut donc être considérée comme une créature
raisonnable. C’est pourquoi l’être humain fait de l’animal un instrument,
un moyen de parvenir à ses fins. Dans La Doctrine du Droit, la
formulation de Kant est explicite:
« De même donc que l’on peut dire des plantes (par exemple des pommes
de terre) et des animaux domestiques qu’on peut en faire usage, les
consommer, et les détruire (les faire abattre) parce que, sous le rapport
de l’abondance, ils sont l’œuvre de l’homme24… ».
Au fond, l’homme peut être considéré comme « le seigneur » de la nature
qui transforme par son activité les phénomènes naturels. Kant fait
remarquer que l’homme n’est pas le mieux loti parmi les êtres vivants
24 Kant, Doctrine du droit, Livre II, IIe section, Vrin 1988.
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dans la nature: il affronte le froid, les maladies, le danger…Mais il
possède un entendement qui le rend dès lors indépendant de la nature25.
Cette « aptitude aux fins » désigne la culture, fin dernière de l’homme.
Ainsi, l’homme par une lente évolution dépasse ses instincts originaires.
Concevoir « l’animalité » dans l’esprit de Kant, c’est concevoir une
disposition grossière et originaire en l‘homme. En cela, l’homme est la
seule créature qui puisse s’éduquer. Il existe donc bien une rupture et
une continuité - comme le rappelle Elisabeth de Fontenay26 - entre le
monde de la nature et le monde de la culture. En effet, l’homme est
scindé entre sa nature sensible et sa nature raisonnable. Il ne peut se
réaliser moralement qu’en réprimant ses instincts et son égoïsme naturel.
Les animaux en conséquence ne méritent pas notre considération et nous
avons des devoirs indirects envers eux afin de ne pas développer en nous
de mauvais penchants. Il est évident que c’est à l’aune de son intelligence
que l’homme refuse à l’animal toute réflexion. En cela, il instaure un
abîme infranchissable entre le monde la nature et le monde de la culture.
Pourtant la compréhension de la nature exige sans aucun doute des
catégories plus fines que celles de « devoir » et de « dignité » des êtres
raisonnables. Il faut donc - si l’on veut récuser la métaphysique kantienne
- s’attacher à la spécificité du vivant. Schopenhauer (1788-1860)27
franchit ce pas et condamne toute cette vaine spéculation kantienne. Si
on s’accorde sur le fait que l’animal « sent » et que l’homme « pense », on
peut toutefois en conclure que les deux « veulent ». C’est en cela que
l’homme et l’animal sont caractérisés par le même instinct. Le philosophe
allemand est proche des conceptions de la vie du XIXe siècle, de Darwin à
Bergson: la vie est une lutte et le « vouloir vivre » est une puissance
d’affirmation. L’animal est donc identique à l’homme. Et si la vie est une
25 « Etant sur terre le seul être qui possède un entendement, donc une faculté de se proposer arbitrairement des fins, il mérite certes le titre de seigneur de la nature et si l’on considère la nature comme un système téléologique il est selon sa destination la fin dernière de la nature. » Critique de la faculté de juger, Par 83, 1986.26 op.cité note 18.27 Le monde comme volonté et comme représentation, PUF essai, 2004.
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lutte, alors elle implique souffrance et douleur. Qui pourrait nier cette
évidence ? La supériorité de l’homme ne devrait pas résider dans sa
capacité à saisir des concepts, mais dans sa capacité à se représenter la
douleur, c’est-à-dire la pitié. Cette passion morale rend possible une
reconnaissance de l’autre comme un semblable, capable d’éprouver de la
douleur et du plaisir. Ainsi, l’abandon de l’autonomie kantienne a
restauré la pitié ce que rousseau nommait déjà « cette répugnance innée
à voir souffrir son semblable ».
L‘être semblable à moi dans sa souffrance, dans sa douleur a droit à notre
considération. Or, la pensée humaniste et rationaliste abandonne l‘animal
à ses instincts afin de conserver la suprématie de l‘homme. Les
utilitaristes l’ont bien compris puisqu’ils défendent une forme
d’égalitarisme. Il est donc évident que des oppositions strictes
apparaissent entre ceux qui défendent la supériorité de la pensée
humaine et ceux qui défendent la cause animale en mettant en avant ses
propres intérêts.
Mais on pourrait reprocher aux défenseurs de la cause animale de
sombrer dans une attitude proche de l’anthropomorphisme. Cette critique
est-elle fondée? Tentons d’en comprendre les enjeux.
La connaissance de l’altérité de l’animal: « anthropomorphisme »
et bien-être
Le terme « d’anthropomorphisme » est souvent considéré comme un
reproche à ceux à qui il est adressé. Ainsi, il serait aisé de faire des
défenseurs du bien-être animal des individus victimes de
« l’anthropomorphisme ». Or, on peut se demander s’il n’est pas
nécessaire de corriger l’usage erroné de ce terme et d’en déceler le
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contenu idéologique28. Force est de reconnaître que les producteurs
d’élevage accusent les partisans des droits des animaux de défendre des
attitudes excessives, ridicules29. Mais la vraie question est de savoir qui
fait preuve « d’anthropomorphisme ». A juste titre, ceux qui nient toute
souffrance animale sous le prétexte qu’elle n’a rien en commun avec la
souffrance humaine sont victimes d’une forme de projection. Car le fait
d’établir une similitude entre les animaux non - humains et les animaux
humains n’implique pas une identité de réaction dans le comportement.
Mais cela ne signifie pas que la douleur est inexistante chez l’animal; elle
se manifeste d’une autre manière. Et sans doute une meilleure
connaissance du monde animal devrait permettre d’éviter tant
d’ignorance. Toutefois, le refus de considérer la souffrance animale et
donc de prendre en compte ses conditions de bien-être est sans doute un
alibi bien commode. En effet, la négation de toute similitude entre
l’animal et l’homme témoigne d’un aveuglement volontaire; la fin ultime
est d’exploiter l’animal avec pour seul impératif le rendement et la
productivité. Florence Burgat affirme avec raison:
« Se livrer à des analogies entre l’humain et l’animal relève, dans
l’intention de ceux qui s’y risquent, d’une mesure de prudence; alors que
l’attitude inverse a généralement pour motif, implicite ou avoué, une
relégation de l’animal du côté des êtres de pure nature, c’est-à-dire
privés de conscience autant que d’affects, captifs de la répétition des
stricts besoins biologiques30. »
28 F. Armingaud« L’anthropomorphisme: vraie question ou faux débat » dans Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?29 La France agricole du 24 avril 1998 déplore que l’on puisse « compter avec l’anthropomorphisme de la Commission européenne qui veut améliorer la condition des poules», cité par F.Armingaud.30 Animal mon prochain, Editions Odile Jacob, Paris, 1997.
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Il faut dès lors se débarrasser d’un « faux » anthropomorphisme - à moins
qu’il s’agisse d’erreurs grossières - qui consiste à attribuer au renard le
qualificatif de « rusé », à l’ours la qualité d’être « gourmand », au
serpent, la caractéristique d’être faux »…En fait, il s’agit de
représentations imaginaires, collectives qui n’ont rien à voir avec une
connaissance du monde animal.
Le seul moyen de lutter contre les critiques acerbes des producteurs
d’élevage est de les accuser de faire montre « d’anthropomorphisme »
lorsqu’ils confinent les animaux dans des lieux étroits ayant pour seul
souci le rendement31.
Un anthropomorphisme « critique » devrait être en mesure, non de
chercher à identifier l’animal par rapport à l’homme, mais de percevoir
un élément commun, lequel justifie comparaison et évaluation. Il existe
une analogie entre la connaissance historique et la connaissance du
vivant: l’empathie « méthodique » est nécessaire à la compréhension des
phénomènes étudiés. On ne demande pas pour autant à l’historien de se
prendre pour Napoléon ou à l’éthologue de se prendre pour un lion !
Sur le plan éthique, il est nécessaire à notre sens de considérer l’animal
comme notre « prochain » sans quoi notre cruauté d’être humain risque
de se manifester. Il est évident que le projet d’une éthique animale
s’avère crucial dans la mesure où la productivité économique impose ses
propres lois.
Il est vrai alors que nous n’avons pas besoin de nous représenter ce que
pense l’animal pour défendre son bien-être mais nous pouvons faire
l’effort d’imaginer ce qui est bon pour lui; c’est donc la sympathie qui est
exigée à seule fin de promouvoir une éthique du soin ou du « care ».
Toutefois, il apparaît complexe de mesurer le bien-être de l’animal. Il est
pour le moins évident que l’intensification des conditions d’élevage a
31 Il est évident que tous les éleveurs ne sont pas responsables du système qu’ils subissent.
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bouleversé les conditions de vie des animaux32. Mais l’évaluation en
termes d’objectifs scientifiques n’est pas facile à obtenir; l’idée
« d’adaptation » peut être contradictoire dans ses résultats. Cependant,
l’état de bien-être repose principalement sur la santé et la capacité
d’adaptation. A cela, il faut ajouter « le monde subjectif » de l’animal,
c’est-à-dire la représentation que ce dernier se fait de son état33. Dès lors,
il est possible d’établir des critères généraux comme l’absence de
maladie, l’absence de faim et de soif, l’absence de peur et de stress.
Dantzer note que le comité Brambell en Angleterre (1965) tient compte
de « l’impact des pratiques d’élevage sur le bien-être des animaux ».
Cependant, en termes scientifiques, l’existence d’indicateurs est
fondamentale pour définir un consensus. Il faut donc disposer d’une
connaissance des mécanismes physiologiques et psychologiques de
l’adaptation de l’animal. Logiquement, on peut en déduire qu’un animal
qui ne s’adapte pas est un animal en situation de souffrance. La théorie
du stress (Selye, 1956) fournit certes une réponse aux agressions du
monde extérieur, mais ne peut rendre compte des différents stades de
régulation. Bref, la seule détermination biologique ne suffit pas à
expliquer les cas de souffrance animale.
En revanche, la théorie du coping (Lazarus et Folkman, 1950), montre
que l’animal ne réagit pas passivement à son milieu mais se fait une
représentation de sa situation. Autrement dit, l’animal serait en mesure
d’ajuster son comportement à des situations de stress. Mais le problème
est d’établir une corrélation entre une action et un comportement
générateur de souffrance. Par exemple, le gavage des animaux est
critiqué parce qu’il entraîne des lésions sur l’œsophage mais on ne peut
déterminer le lien entre l’existence de telles blessures et « la technique
d’élevage. » Pourtant, il semblerait évident que le gavage est contraire à
32 Robert Dantzer, « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles construites ? » dans Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?33 Ibid, « Le bien-être désigne plutôt l’état dans lequel on est quand on peut réaliser toutes ses aspirations. »
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tout traitement humain et décent d’un animal ! Il manque donc de
véritables études scientifiques pour établir un lien entre les techniques
d’élevage et la maladie, la mort des animaux. Ainsi, certaines vaches
présentent des malformations fréquentes sans qu’on puisse disposer de
données pertinentes pour remettre en cause le fonctionnement d’une
technique. La prise de conscience d’une part des conditions de vie des
animaux d’élevage et d’autre part de la cruauté perpétrée à l’égard des
animaux pourrait être à l’origine d’une « promotion du bien-être animal »
comme en témoigne la conférence à Manille en mars 2003.
A juste titre, Dantzer remarque qu’il n’est pas non plus
fondamentalement nécessaire de disposer de données relatives à l’état de
santé physique de l’animal pour faire le constat d’une souffrance: la
« stéréotypie » par exemple traduit une séquence de mouvement
perturbé; elle est donc l’indice d’une pathologie « fonctionnelle ». Mais là
encore le problème de l’interprétation de ce type de comportement est
sujet à discussion. En effet, l’analyse du comportement ne peut révéler
les causes de la souffrance. Hélas, il semble nécessaire de faire une
distinction entre la certitude d’une souffrance de l’animal et la nécessité
d’évaluer scientifiquement les conditions du bien-être. Cependant, on ne
peut résoudre le problème de l’adaptation d’un animal en prenant en
compte un seul type de réaction: on pourrait réagir à une sensation
désagréable par une conduite d’évitement; cela ne signifie pas qu’il y a
disparition de la souffrance.
Il est donc nécessaire de prendre connaissance des conditions
d’adaptation des animaux d’élevage sans avoir en l’esprit une logique de
la productivité et de l’efficacité économique. A notre sens, le problème
est avant tout de nature éthique - comme cela a été démontré dans la
première partie -, l’animal est un « être sensible », c’est-à-dire capable
d’éprouver de la douleur et du plaisir. Il n’est donc pas absurde de
revendiquer le bien-être pour les animaux, au sens où les êtres sensibles
ont des émotions et des perceptions.
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Conclusion
Il est urgent d’exiger des pays producteurs d’élevage intensif une révision
des techniques pratiquées. Toutefois des progrès notables ont été faits
pour interdire l’élevage des veaux en batterie. Ainsi, on peut se féliciter
de la décision de la Commission européenne en janvier 2007 de mettre un
terme à ce type de pratique. Un souci de protection de l’animal apparaît
dans la seconde directive 97/182/CE:
« Tout veau qui paraît malade ou blessé doit être convenablement soigné
sans délai et un vétérinaire est consulté dès que possible pour tout veau
qui ne réagit pas aux soins de l’éleveur. »
Il existe par ailleurs des associations comme la fondation de la ligue
française des droits de l’animal (FLDA), la Société Protectrice des
animaux (SPA), la Royal Society en Grande-Bretagne et bien d’autres…
qui font pression sur les gouvernements pour obtenir des garanties quant
à la protection de l’animal.
La réflexion éthique s’impose car elle doit permettre à l’homme de
concevoir son rapport à l’animal autrement que sous l’angle de
l’instrumentalisation. Il est de ce fait évident que la force d’une
démocratie repose sur le bien-être de tous. Le défi consiste précisément à
sortir d’une logique de la domination et de l’exploitation. L’éthique
animale n’est donc pas seulement une discipline normative; elle doit
enseigner aux hommes à se montrer « humain ».
Juillet 2008
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