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Fl. Caeymaex, Le biologique et le social. Bergson, Durkheim et les modernes (2017), pré-print auteur 1 Le biologique et le social. Bergson, Durkheim et les modernes Florence Caeymaex, FNRS-Université de Liège Pré-print auteur Les discussions théoriques à propos de la dualité de la nature et de la culture qui ont été ouvertes par « l’anthropologie du monde moderne » de Bruno Latour et par bien d’autres depuis bientôt vingt ans sont de grande portée épistémologique et politique. Elles enregistrent en même temps qu’elles les intensifient la multitude de petits et grands déplacements opérés dans les savoirs (ethnographiques, historiques, géographiques, sociologiques, etc.) et dans les pratiques politiques sous la pression, active et insistante, de réalités résistantes aux classifications impliquées dans nos modes d’explication habituels : des réalités qu’on ne peut entièrement placer soit du côté des choses naturelles explicables par la science (non-humaines), soit du côté des représentations ou des réalités culturelles (humaines) analysables et interprétables par les sciences sociales. Cette anthropologie des modernes présente cette singularité qu’elle n’a pas l’ambition d’élaborer, du dehors, une critique des illusions de la modernité, ni de congédier purement et simplement les concepts de nature et de culture. Les choses sont, entre autres, affaire de positionnement : prendre à l’égard du monde moderne la perspective de l’ethnographe, c’est adopter son habitude de décrire des « collectifs » au sein desquels s’agencent et se distribuent, se regroupent et se relient des entités de nature diverse – humains, animaux, ancêtres, plantes, dieux, objets techniques, élément géologiques, forces, esprits, etc. –, où la différence anthropologique se trouve elle-même articulée à une multiplicité d’autres différences, prenant donc de toutes autres formes que celle de la culture entendue comme un hors-nature chargé d’incarner ce qui serait « proprement » social et « proprement » humain 1 . La perspective ethnographique, appliquée à décrire des natures-cultures plutôt que les cultures, attire par là notre attention sur les opérations que dissimule la représentation dualiste du monde – sur ce que Latour appelle, dans un vocabulaire significativement politique, la Constitution des modernes. Elle ne suggère pas seulement que ces opérations consistent à séparer nature et culture (rappelant au passage qu’il y a toujours production conjointe de la « non-humanité » et de l’humain), comme si l’enjeu était seulement de mettre en lumière les pratiques qui soutiennent les prétentions théoriques de l’ontologie des modernes 2 . Elle ajoute que ce travail de séparation-purification typiquement moderne n’a trouvé son sens que parce qu’il a toujours doublé, voire constamment et intensément suscité des pratiques de médiation ou de traduction capable de produire des « mélanges entre genres d’êtres […], hybrides de nature et de 1 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (1991), Paris, La Découverte, 1997, p. 24-25. 2 Sans doute le geste consistant à défaire les prétentions ontologiques au nom des opérations pratiques de partage et de division qui les conditionnent est-il important politiquement, précisément parce qu’il permet de saisir ce que les collectifs supposent en termes de distribution des pouvoirs et des capacités, de « procédures d’entente » – d’où l’idée que l’ethnographie, en explorant la logique des pensées sauvages, cherche à en décrire la Constitution. Mais on ne peut s’arrêter à ce niveau d’analyse, qui risquerait bien de rejouer, sur un mode typiquement moderne, le primat du social sur l’ontologique, la vérité des rapports de force politiques contre les prétentions de la connaissance. L’ethnographe, nous dit Latour, « se gardera bien de faire trois livres, l’un pour les connaissance et l’autre pour les pouvoirs, une autre enfin pour les pratiques » (B. Latour, op. cit., p. 24).

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Fl.Caeymaex,Lebiologiqueetlesocial.Bergson,Durkheimetlesmodernes(2017),pré-printauteur

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Lebiologiqueetlesocial.Bergson,DurkheimetlesmodernesFlorenceCaeymaex,FNRS-UniversitédeLiègePré-printauteurLesdiscussionsthéoriquesàproposdeladualitédelanatureetdelaculturequiontétéouvertes par «l’anthropologie du monde moderne» de Bruno Latour et par biend’autres depuis bientôt vingt ans sont de grande portée épistémologique et politique.Elles enregistrent en même temps qu’elles les intensifient la multitude de petits etgrands déplacements opérés dans les savoirs (ethnographiques, historiques,géographiques, sociologiques, etc.) et dans les pratiques politiques sous la pression,activeetinsistante,deréalitésrésistantesauxclassificationsimpliquéesdansnosmodesd’explicationhabituels:desréalitésqu’onnepeutentièrementplacersoitducôtédeschoses naturelles explicables par la science (non-humaines), soit du côté desreprésentationsoudesréalitésculturelles(humaines)analysablesetinterprétablesparles sciences sociales. Cette anthropologie des modernes présente cette singularitéqu’elle n’a pas l’ambition d’élaborer, du dehors, une critique des illusions de lamodernité, ni de congédier purement et simplement les concepts de nature et deculture.Leschosessont,entreautres,affairedepositionnement :prendreà l’égarddumondemodernelaperspectivedel’ethnographe,c’estadoptersonhabitudededécriredes«collectifs»auseindesquelss’agencentetsedistribuent,seregroupentetserelientdes entités de nature diverse – humains, animaux, ancêtres, plantes, dieux, objetstechniques,élémentgéologiques,forces,esprits,etc.–,oùladifférenceanthropologiquese trouveelle-mêmearticulée àunemultiplicitéd’autresdifférences, prenantdoncdetoutes autres formes que celle de la culture entendue comme un hors-nature chargéd’incarnercequiserait«proprement»socialet«proprement»humain1.Laperspectiveethnographique,appliquéeàdécriredesnatures-culturesplutôtquelescultures,attireparlànotreattentionsurlesopérationsquedissimulelareprésentationdualistedumonde– surcequeLatourappelle,dansunvocabulairesignificativementpolitique, la Constitution des modernes. Elle ne suggère pas seulement que cesopérationsconsistentàséparernatureetculture(rappelantaupassagequ’ilyatoujoursproduction conjointe de la «non-humanité» et de l’humain), comme si l’enjeu étaitseulementdemettreenlumièrelespratiquesquisoutiennentlesprétentionsthéoriquesde l’ontologie des modernes2. Elle ajoute que ce travail de séparation-purificationtypiquement modernen’a trouvé son sens que parce qu’il a toujours doublé, voireconstamment et intensément suscité des pratiques de médiation ou de traductioncapabledeproduiredes«mélangesentregenresd’êtres[…],hybridesdenatureetde

1 B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (1991), Paris, LaDécouverte,1997,p.24-25.2Sansdoutelegesteconsistantàdéfairelesprétentionsontologiquesaunomdesopérationspratiquesdepartage et de division qui les conditionnent est-il important politiquement, précisément parce qu’ilpermetdesaisircequelescollectifssupposententermesdedistributiondespouvoirsetdescapacités,de«procéduresd’entente»–d’où l’idéeque l’ethnographie,enexplorant la logiquedespenséessauvages,chercheàendécrirelaConstitution.Maisonnepeuts’arrêteràceniveaud’analyse,quirisqueraitbienderejouer,surunmodetypiquementmoderne,leprimatdusocialsurl’ontologique,lavéritédesrapportsdeforce politiques contre les prétentions de la connaissance. L’ethnographe, nous dit Latour, «se garderabiendefairetroislivres,l’unpourlesconnaissanceetl’autrepourlespouvoirs,uneautreenfinpourlespratiques»(B.Latour,op.cit.,p.24).

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culture1».Decespratiquessortunvasteuniverscompositeàgouvernerparlesmoyensd’une Constitution définissant le «droit de cité» des choses produites à l’existence:distribuer les réalités entre les pôles nature et culture, c’est aussi distribuer despuissances,àcommencerpardespouvoirsd’explication.L’une des implications de cette perspective sur les modernes tient au regard qu’elleinvite à jeter sur le passé. Le renouvellement qu’elle propose à l’histoire des sciencesnaturellesestsusceptible,symétriquement,detransformeraussinosrécitsàproposdelanaissanceetdudéveloppementdessciencessocialeselles-mêmes,partiesprenantesmajeuresdeladoubleopérationmoderne2.Sansprétendreaccompliriciceprogramme– qui exigerait des enquêtes autrement vastes, des méthodes d’investigation et denarration autrement élaborées – notons simplement que l’un des récits dominantssoutientquelasociologien’apuétablirvraimentsalégitimitécommesciencedesfaitssociaux qu’àpartirdumoment où elle a su affranchir son discours des encombrantesmétaphores, analogies, modèles et surtout des (prétendues) données biologiques surlesquelleselleavaitd’abordprisappui.Apartirdumomentoù,diraientlesphilosophes,lediscourssurlesocialasurompreavecson«naturalisme»pourpenserlefaitculturel,commeonguéritdéfinitivementdesmaladiesinfantiles.Contester le récit dominant ne veut pas dire qu’il soit construit sur une pure illusionrétrospective: il a bien sûr ses fondementsdans les textes et débats inséparablementthéoriques et politiques qui accompagnèrent, successivement, l’établissement de lasociologie comme la «sciencedesmœurs» (Lévy-Bruhl), l’adoptiond’uneperspectiveethnologique plutôt que zoologique dans l’étude des sociétés (Lévy-Bruhl, Mauss,Hubert) ensuite et, plus tard, le tournant «structural » imprimé par Lévi-Strauss àl’anthropologie culturelle 3 . Largement alimenté par les acteurs historiques de ladiscipline, cette narration présente tous les traits de l’épopée moderne qui focalisel’attentionsurl’opérationdepurification:ilnousconteunehistoired’émancipation,àlafoislaconstitutiond’unchampdesavoirautonome–scientificité,objectivité,vérité–etlaconquêted’une«différenceanthropologique»dans le faitculturel,sous lesespèces,d’abord, du fait moral et des représentations collectives, du signe ou du symboliqueensuite. On est en droit de demander si la signification globale que cette narrationmoderneprojettesurcesévénementsdepenséen’estpasunvoilejetésurlacomplexitédes pratiques qui sont à leur origine. On peut également se demander si cettesignification globalen’estpasuneombreportée sur les expériencesdepenséequine

1B.Latour,op.cit,p.21.2Appuyé surdes travauxd’ethnographiede laboratoiredans lesquels il a cherché àmontrer la science«en action» (La vie de laboratoire, 1979, La science enaction, 1987), B. Latour propose aussi d’autresrécits à la discipline qu’est l’histoire des sciences (Les microbes. Guerre et Paix, 1984). Ces diversesenquêtes se précipitent en une «anthropologie des modernes», où revient un moment d’histoire dessciences de la nature (l’épisode de la pompe à air de Boyle). L’ensemble rebondit symétriquement surl’histoire des sciences sociales(v. B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, LaDécouverte,2006,p10-11).3Par«perspectiveethnologique»nousdésignonscellequi,àtitredeméthode,optepourlacomparaisondes sociétés humaines entre elles au détriment de la perspective «zoologique» qui s’établit sur lacomparaisondes sociétés animales et des sociétés humaines, telle qu’on l’observe chezA. Espinas (Dessociétés animales, G. Baillière, Paris, 1878), E. Perrier (Les colonies animales et la formation desorganismes, Masson, Paris, 1881) ou encore R. Worms (Les principes biologiques de l’évolution sociale,Giard et Brière, Paris, 1909). Bergson fait une place importante à ce type de comparaison. Quant au«tournantstructural»évoquéici,ilviselaremiseenquestion,parLévi-Straussdufonctionnalismedesesprédécesseursanglo-saxons.

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trouventmanifestementpasleurplacedanslesensdecettehistoire–sinonautitredetentativesnaïves,dépasséesoumarginales.Danslerécitmodernedelaconquête,parlessciences sociales, d’un mode d’intelligibilité autonome, où l’opération de purificationtient le rôle demoteur principal, la «sociologie» queBergson livre en 1932 avecLesdeux sources de lamorale et de la religion se révèle singulièrement, et négativement,anachronique, tout aussi bien en raison de sa revendication biologique que de saprétentionmétaphysique.Onpourraiteneffets’étonnerqu’en1932,unouvragedesociologie largementappuyésur les travaux deDurkheim et de Lévy-Bruhl fasse encore une place si grande à desschèmes d’intelligibilité biologiques, allant jusqu’à affirmer que toute morale est«d’essence biologique1 », que «le social est au fond du vital2 », ou encore quel’intelligence et la sociabilité, au titremêmede traits anthropologiques fondamentauxappellent une «interprétation biologique3». Dès le tournant du siècle, le courantsociologique avait pris ses distances avec le biologisme hérité de Spencer – passé enFrance par l’intermédiaire de Théodule Ribot et Alfred Espinas4– et rompu avecl’organicisme qui avait pourtant porté la renaissance du projet sociologique plus oumoins en veilleuse depuis la disparition d’Auguste Comte 5 . Les durkheimiensabandonnèrentdecefaitlaréférenceauxsociétésanimalesquiavaientguidélestravauxd’Alfred Espinas et d’Edmond Perrier, ouvrant ainsi la voie aux perspectivesethnographiquesquisedéveloppèrentchezLévy-BruhletchezMauss;CélestinBouglé,le plus philosophe des durkheimiens, s’employa lui aussi très tôt à une critique,d’ailleurs plus politique que sociologique, de toute forme de sociologie biologique6.Commentcomprendrealorsl’importancedecetteréférencetardiveaubiologiquechezBergson, qui cherche à combiner les bénéfices du comparatisme «zoologique» avecceuxducomparatismeethnographiqueprivilégiépardeshéritiersquis’inscriventdansla lignedesFormesélémentaires plutôtquedans celledeLadivisiondutravailsocial?Quelles en sont les implications? Si l’on prend ensuite les choses depuis le tournant«structuraliste»opérédanslesannées50,ilsemblebienque,endépitdelasensibilitébergsonienne à une «logique du vivant» saluée par Lévi-Strauss dans Le totémisme

1H.Bergson,Lesdeuxsourcesdelamoraleetdelareligion(1932),coll.Quadrige,Paris,PUF,2008,p.103.DésormaiscitéDS.2DS, p. 123 (cette phrase nous semble porteuse d’une double signification: le vital comme réalité plusprofonde que le fait social; le social, c’est-à-dire l’association, commephénomène immanent à tout faitvital).3DS,p.120-121.4W.Feuerhahn,«Les‘sociétésanimales’:undéfiàl’ordresavant»,dansRomantisme,2011/4,n.154,p.35-51.N.Beck,Lagaucheévolutionniste.Spenceretses lecteursenFranceetenItalie,Besançon,PressesuniversitairesdeFranche-Comté,2014.5L’organicismeétait le cadre théoriquedéveloppéparRenéWorms (Organicismeetsociété, 1896) et laRevueinternationaledesociologiedontilétaitl’animateur.IlfutlaciblededurkheimienscommeFrançoisSimiand, mais aussi l’objet de controverses très dures lors du Congrès de l’Institut international desociologieen1897.Voiràcesujet:R.GeigerR.,M.-F.Essyad,Ph.Besnard,«RenéWorms,l’organicismeetl’organisation de la sociologie», dans Revue Française de sociologie, 1981, XXII-3, p. 345-360; L.Mucchielli,LaDécouvertedusocial,Paris,LaDécouverte,1998,p.272-276;W.Feuerhahn,art.cit.,p.48-49.SurlerapportdeBergsonauxdébatsconcernantl’organicismeetledarwinismesocial,etlecourantdela «sociologie biologique», voir C. Zanfi, «La société entre nature et raison. La thèse vitaliste deBergson»,dansEthique,politique,religions,2015-2,n.7,Paris,ClassiquesGarnier,p.456C.Bouglé,Ladémocratiedevantlascience.Etudessurl’hérédité,laconcurrenceetladifférenciation,1903(v.W.Feuerhahn,art.cit.,p.49;P.W.Vogt,BesnardPh.,«Undurkheimienambivalent:CélestinBouglé(1870-1940)dansRevueFrançaisedesociologie,1979,XX-1,p.134.).

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aujourd’hui1, le travail de Bergson demeure, premièrement, largement tributaire desproblématisations héritées de la «science des mœurs» du début du siècle,deuxièmement, très imprégné du fonctionnalisme de l’anthropologie culturelle anglo-saxonneet,enfin,lastbutnotleast,prisonnierd’uneconceptionsubjectivisteduvivant.Position incertaine de la socio-philosophie des Deux sources donc, dans l’épopéemoderne des sciences du «social». Reprenons cependant l’histoire sans effacerd’emblée les opérations d’hybridation entre le social et le vital réalisées par leursinitiateurs. Sociologie et ethnographie, en particulier celles de Durkheim et de Lévy-Bruhl, constituent pour la métaphysique de Bergson comme une nouvelle série de«lignesdefaits2»quil’amènentàprolongersaphilosophiedel’évolutioncréatricedansunedirectionoriginale,qu’onpeutdécrirecommecelled’uneanthropologiehistorique3,à côté de celle queBergson veut proprementmétaphysique. Certes, son refus de s’entenir au fait social comme instance dernière, son ambition d’en fournir une«interprétationbiologique»detypemétaphysiquemarqueuneprofondedivergencedeBergson avec Durkheim et ses héritiers. Pourtant, en amont de celle-ci4, Bergson etDurkheim partagent un arrière-plan conceptuel commun: celui, d’abord, desproblématiques très générales qui soutiennent ce qu’on pourrait appeler le«raisonnementsociologique»;et,àl’intérieurdecelui-ci,ensuite,celuifourniparl’idéed’organisation, centrale dans le raisonnement sociologique du premier Durkheimcomme dans la spéculation philosophique de Bergson. Nous demandons si, considérépour lui-même, cet arrière-plann’apparaît-ilpas comme lamatrice communededeuxlignesdepenséedistinctes?Cettenotiond’organisation,dansledoubleregistredelathéorieetlapratiquedusocial,concentre les traits et les pouvoirs de l’hybride; elle témoigne par elle-même de lamanière dont, à travers la référence biologique, les sciences sociales ont travaillé àdistingueretàéchanger, toutà la fois, lespropriétésde lanatureetde lasociété, leurdistribuant leurspouvoirsrespectifsd’explicationdumonde.Elleconstitueceque l’onpourrait appeler l’une des «zone d’échange» majeures où nos modernes ont, demanière variée, élaboré le problème, et donc le savoir, de la «vie ensemble5». Nous

1F. Keck, Lévi-Strauss et lapensée sauvage, Paris, PUF, 2004, p. 83. Pour la confrontation Lévi-Strauss-Bergson,voirlespages76à85.2Danslaconscienceetlavie,Bergsonavancequelaphilosophieprocèdeenprolongeantdeslignesdefaitshétérogènes qui, prolongées hypothétiquement jusqu’au point où elles se recoupent, font uneaccumulation de probabilités qui rapprochent indéfiniment l’esprit de la certitude (H. Bergson, «Laconscienceetlavie»,dansL’énergiespirituelle(1919),coll.«Quadrige»,Paris,PUF,2009,p.4,désormaiscité ES). Cette conception de type expérimental, très hostile à l’idée de philosophie synthétique ousystématique, fait écho à l’idée d’expérience intégrale évoquée dans l’Introduction à la métaphysiquerédigéeen1903:leslignesdefaits,empruntéesauxsciencespositivesouauxélémentsdel’introspectionsont à la fois envisagées comme des «directions» pour la spéculation, mais aussi comme des fils parlesquels celle-ci reste attachée à l’expérience, qui lui prescrit«des additions, des corrections, desretouches» (ES, p. 4); pour cette raison également, la philosophie est en plusieurs sens une œuvrecollective (H. Bergson,«Introduction, II. De la position des problèmes», dansLa pensée et lemouvant(1934), coll. «Quadrige», Paris, PUF,2009,p. 72-73). L’expression«lignesde faits» revient ànouveaudans Les deux sourcesqui parle de la «méthode de recoupement» comme «la seule qui puisse faireavancer définitivement la métaphysique». Le mysticisme en tant qu’expérience «recoupe»l’approfondissementdeslignesdelabiologie(DS,p.263-265)3Fl.Caeymaex,«Aproposdel’émotioncréatrice.Vie,institutionsethistoiredansLesdeuxsources»,dansAnnalesbergsoniennes8,Paris,PUF,2016(àparaître).4Quenousdécrivonsdansl’articlecitéci-avant.5L’expression est empruntée par B. Latour à L. Thévenot (B. Latour, Changer de société, refaire de lasociologie,op.cit.,p8).

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voudrionsfaireiciunedoublehypothèse.Embarquéedanslanotiond’organisationchezDurkheim puis chez Bergson, l’analogie biologique n’a pas joué le rôle d’un simpleintermédiaire servant à transférer, en contrebande, les pouvoirs du vivant et del’explicationbiologiquesurlemondesocialhumain,ainsiquel’admetlerécitdominantmoderne1 . L’analogie biologique fut plutôt l’occasion de tirer parti d’un schèmemobilisateur, pour opérer ensuite des partages épistémiques et des distributionsontologiques singulières2. C’est à la lumière de ces partages et de ces différenciationsquel’onpeutcomprendrecommentDurkheimet,plustard,Bergson,envisagent lefaitsocial depuis le fait moral et religieux, dégageant ainsi la normativité propre de lasocialitéhumaine.C’estégalementàlalumièredupartageengendrédansl’analogiequeprennent sens le «social» durkheimien, comme le «vital» bergsonien – c’est-à-direl’idéed’unebiologieausens«trèscompréhensif»avancéeàlafindupremierchapitredesDeuxsources.En relevant ici, sans prétention d’exhaustivité, quelques convergences et quelquesdivergencesentreDurkheimetBergsonsurcespoints,nousn’entendonspasréhabiliterBergson contre l’impérialisme des arbitrages modernes, ni le replacer au centre del’histoire des sciences sociales, mais seulement compliquer un peu celle-ci. A tout lemoins, la philosophie bergsonienne a le mérite de nous rappeler ce qu’il a fallu demédiations (opéréesprécisémentà travers la référencebiologique)pourdépeindre lepaysage de la sociabilité humaine, c’est-à-dire des institutions, autrement que lesphilosophesducontratsocialnel’avaientfait.Etsilasingularité,etpeut-êtrel’intérêtdela théorie socialeDeuxsources venaitprécisémentde son incapacitéàêtremoderne–ainsi que l’avait d’ailleurs incidemment noté Lévi-Strauss, remarquant l’affinité de lamétaphysique de l’élan vital avec lesmythes Sioux3– c’est-à-dire de son incapacité àdissimulerlesnégociationscomplexesentrevieetsociétésous-jacentesàlaséparationde lanature etde la culture ?A samanièred’envisager les institutions socialesd’unemanièrequirésisteau«gouvernement»desmodernes?Société,normativité,organisationLanaissancedusocial,àlafoiscommeobjetdescienceetcommeobjetdel’artpolitique,remonteautempsdel’économiepolitiquequi,lapremière,apensélasociétécommeunespace d’utilité réciproque pour des sujets d’intérêt. «Société», alors, ne désignecependantpasseulementl’ensembledesrelationsquidécoulentdel’échange:letermeviseaussiunecertainenormativitéquiàlafoisseconstate–desnormesquel’onpeutconnaître – et s’impose – ces normes doivent être respectées. Avec les premièresthéories sociologiques, le social acquiert une nouvelle dimension : d’objet degouvernement,ilpasseaustatutdesujethistorique,dotéd’uneviepropre,qu’ilrevient

1 En d’autres termes, le fait social ne conquiert pas son intelligibilité par l’effet d’une ruptureépistémologique avec le discours biologique, mais dans l’espace ouvert, la zone d’échange, riche depossibilités théoriquesetpratiquescontradictoires,où«vie»et«société»n’ontcesséd’échanger leurspropriétés.2Nouspréféronscetermeàceluid’«épistémologique»,quiconnotel’idéed’unecésurecommeconditiond’accès au discours scientifique posé comme norme du vrai; l’enjeu semble, pour Durkheim tout aumoins,égalementceluideladélimitationd’undomained’objetsdistinctdesobjetsdelabiologieet,pourBergson, lepassageàundiscoursphilosophiquedistinct,parsonpositionnement,deceluidessciences,dontilsuitles«lignesdefait».3Cl.Lévi-Strauss,Letotémismeaujourd’hui(1962),Paris,PUF,1991,p.144-145.

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à une physiologie sociale d’appréhender – notoirement chez Saint-Simon1. La tâchepolitiqueconsiste,pour lasociété,à façonner sonpropregouvernement,àsecréer lesinstitutionsquiconviennentauxforcesquil’animent:forcesindustriellesbiensûr,maisaussi intellectuelles et surtout spirituelles participent à son développement et à sestransformations.Leraisonnementsociologique, telqu’ilsepoursuivraàtraversComteet Durkheim, n’est pas sans dette à l’égard de l’économie politique: il lui empruntel’ambition d’une explication immanente du fait social, et l’idée de la société commeespace d’utilité réciproque, recodé comme «industrie» ou «production». Mais il luireconnaîtenoutreunenormativitéspécifique,irréductibleàcelledujeuéconomiquedel’intérêt et de l’utilité: celle de la vie morale, surajoutée pour ainsi dire à la viematérielleetsanslaquellelesindividusnepourraientsetrouvervéritablementattachésou intégrés.Cherchantàcomprendre la solidaritéqui régit lessociétéssansavoirà lafonderdanslatranscendanced’une«raison»humaine2,contestantàlafoisl’imagedu«contrat social» et les schémas explicatifs utilitaristes standard, ces théorisationsconcentrent donc leur interrogation sur la normativitémorale inhérente aux formesdiversesdelaviesociale,plusprofondequelecalculouledroit3.

L’interrogationprinceps deDurkheim, ainsi qu’il le dit dans la préface de la premièreéditiondeLadivisiondutravailsocial4,futtiréed’unconstatportantsuruneantinomiecaractéristique dumondemoderne : «Comment se fait-il que, tout en devenant plusautonome,l’individudépendeplusétroitementdelasociété?Commentpeut-ilêtreàlafoispluspersonneletplussolidaire?».Acequestionnementportantsur le liensocial,Durkheim répond par une idée simple, dont le livre de 1893 est le développementcomplexe: il faut y voir une transformation de la solidarité sociale, «due audéveloppementtoujoursplusconsidérabledeladivisiondutravail5».Enmêmetemps,Durkheimprésentesonouvragecomme«uneffortpourtraiterlesfaitsdelaviemoraled’aprèslaméthodedessciencespositives»,c’est-à-direentraitantdes«faitsmoraux»quiconsistent, sous leur formeélémentaire,endes«règlesd’action6».L’interrogationhistoriquesurleliensocial(etenparticuliersursaformemoderne)etl’étudedelaviemoraleserecoupentdansl’idéequeleliensocialestessentiellementunlienmoral,quec’est dans le fait de la règle qu’il faut chercher la source de la société : « lacaractéristiquedesrèglesmoralesestqu’ellesénoncentlesconditionsfondamentalesdelasolidaritésociale[…]l’ensembledesliensquinousattachentlesunsauxautresetàlasociété.[…]Estmoral,peut-ondire,toutcequiestsourcedesolidarité7».

L’idée générale est qu’il existe deux genres de règles – saisies elles-mêmes depuis lapositivitédudroitoudesinstitutionsjuridiques–,auxquellescorrespondentdeuxtypesfondamentauxdesolidaritéetainsi,deuxformesdistinctesderelationentrel’individuetlasociété.Lesrèglesàsanctionrépressive,nousditDurkheim,sontcaractéristiquesdes

1Ch.Laval,L’ambitionsociologique(2002),coll.«Folio»,Paris,Gallimard,2012,p.58-63.2Ce qui ne signifie pas, bien au contraire, l’abandon de l’explication rationnelle. Mais celle-ci prend laformed’uneapprochescientifiqueoupositivedelaviemorale,distinctedelaréflexionphilosophique.3Ch.Laval,op.cit,p.122-123,àproposdeComte.4E.Durkheim, Deladivisiondutravailsocial(1893),coll.«Quadrige»,Paris,PUF,2013(1èreéd.1930).DésormaiscitéDTS.5DTS,p.XLIII6DTS,p.XXXVII.7DTS,p.391-394.ObservonsqueDurkheimemploieletermede«source»quiseretrouveplustarddansle titremêmede l’ouvrage queBergson consacre à lamorale et à la religion. Il s’agira cependant pourBergsondecreuserplusprofond,souslamorale.

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sociétés où, la conscience collective (croyances et pratiques communes) étant forte etpermanente, l’infraction constitue une atteinte au corps social dans son ensemble quisuscitedesréactionspassionnelles;dansdetelsunivers,oùlecontenudelaconscienceindividuelleestlargementoccupéparlaconsciencecollective,lacohésionsocialedérivedes ressemblances ou est produite par des similitudes1 : à ce titre elle est ditesimplementmécanique.Al’inverse,lesrèglesàsanctiondite«restitutive»,propresàcequeDurkheimappellele«droitcoopératif2»,caractérisentdessociétésoùlaconsciencecollectiveestplusfaible(faisantainsiplaceàdesopinionslocales)etdanslesquelleslesinfractionstouchentlaplupartdutempsseulementdespartiesspécialiséesdugroupe,suscitantdesréactionsde typerationnel. Ici, lasanctionviseàrestaurer localementlefonctionnementdugroupe;enquelquesorte,àréparerundommage.Danscessociétés,groupes et individus tendent, à l’inversedu cas précédent, à sedifférencier, le champsocialdonnant ici lechamplibreà l’individuationetà ladifférenciationdescroyances,despenséesetdespratiques3.Qu’est-cequ’indiquentlessanctionsàcaractèrerestitutif,selonDurkheim?Ellessontl’enversd’uneexigencedecoopérationquidécouledecettedifférenciation: d’une certaine division du travail, d’une certaine spécialisation destâches, d’une certaine différenciation des fonctions, qui caractérise la solidarité queDurkheim qualifie d’organique. Pour le dire autrement, la nature de la règlecaractéristique des univers sociaux qui se présentent comme des «systèmes defonctions différentes et spéciales qu’unissent des rapports définis4» est de conduirel’individu,dans la sphèred’actionqui lui estpropreet àpartirdu«libre jeu»de soninitiative, à exécuter au mieux possible la fonction qu’il occupe dans la division dutravail, à réguler localement les perturbations qui surviennent au concours del’ensemble.Lasolidaritécaractéristiquedessociétésmoderne:

ressembleàcelleque l’onobservechez lesanimauxsupérieurs.Chaqueorgane,en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité del’organismeestd’autantplusgrandequecetteindividuationdespartiesestplusmarquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique lasolidaritéquiestdueàladivisiondutravail5.

Naturellement,ladistinctionentrelesdeuxtypesdesolidaritésocialeprésentetouslescaractères d’une différenciation méthodique et morphologique, une dualité d’idéaux-types à laquelle ne correspond aucune société réelle: l’enjeu pour Durkheim est demontrerqu’uneclassificationdessociétéssupposequ’onlesenvisagecommedesmixtesquisedistinguentets’ordonnent(dansunschémaévolutif)d’aprèsladominance,oula«prépondérance»de l’unou l’autre type6.Considéréd’unpointdevuedynamiqueouhistorique, l’articulation entre le mécanique et l’organique se joue donc comme unprocèsd’organisationvalantpourlaviesocialeengénéral.

1DTS,p.75.2DTS,p.96.3Lespassagesconsacrésàlasolidaritéorganiquedistinguentlesrapportsnégatifsoupurementprivatifsdes rapports positifs qu’engendre la division du travail, qui appelle à un «concours positif» de sesmembres(v.DTS,p.84-89).4DTS,p.99.5DTS,p.101.6DanslasectionIVduchapitre3,Durkheims’emploieàladémonstrationexpérimentaledufaitquedroitrépressifetdroit coopératif (règlesà sanctionrépressiveet règlesà sanctionrestitutive), l’unet l’autreprésentsdanstouteslessociétés,évoluentenproportioninverse(DTS,p.103).

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Bergson adoptera, dans sa théorie sociale, le mode de problématisation légué parDurkheim, consistantà référer la solidarité socialeà lanormativité, au faitde la règleentendu comme fait moral – d’où le premier chapitre des Deux sources, consacré àl’obligationetaudevoir–etàmobiliserlaréférenceauvivantpourladécrire.Bienqu’illui imprimera un tour résolument philosophique, l’exploitation du schème del’organisationdanslathéoriesocialedeDurkheimseprêtaitasseznaturellementàunerencontre avec la philosophie de L’évolution créatrice. Pour Bergson, il ne fait pas dedouteeneffetquecequidistingue les sciencesbiologiques, c’estqu’ellesontaffaireàdesêtresorganisés,dontlaconstitutions’expliquedansuneperspectiveévolutionniste.Prenonsd’abord,dansuneperspectivestatique,ladifférenceentrecorpsvivantetcorpsinertes,queBergsonappellesouvent«bruts» –plutôtque«matériels».Commentsedistinguent-ils?

Sans doute il consiste, lui aussi, en une portion d’étendue, solidaire du Tout,soumiseauxmêmesloisphysiquesetchimiquesquigouvernentn’importequelleportiondelamatière.Mais,tandisquelasubdivisiondelamatièreencorpsisolésest relative à notre perception, tandis que la constitution de systèmes clos depointsmatérielsestrelativeànotrescience,lecorpsvivantaétéisoléetclosparlanatureelle-même.Ilsecomposedepartieshétérogènesquisecomplètentlesunes lesautres. Ilaccomplitdes fonctionsdiversesquis’impliquent lesunes lesautres1».

Notons d’emblée que la caractéristique la plus fondamentale des êtres organisés estqu’ils durent et que la caractéristique essentielle de l’organisation est la durée ou ledevenir 2 , et nous pourrons dire que l’évolution – celle que postule l’hypothèsetransformiste–seprésentecommeungigantesquetravaild’organisation,un«progrèsde l’organisation3», la succession dans le temps et l’extension dans l’espace d’actesd’organisation, d’un travail par lequel «la vie organise la matière» de manièreimprévisible,etqui,surcertaineslignesd’évolution,aboutitàunecomplicationdeplusenplushaute4.Quecesoitauniveaud’unorganismeparticulier,oubienauniveaudel’évolutiondesespècesenvisagéesdepuis leursmoded’actionrespectifs(automatismedesespècesvégétales, instinctdesespècesanimales, intelligencedel’espècehumaine),le travail d’organisation de la vie suppose à la fois la différenciation et la solidarité,dissociation et coordination. Idée, donc, d’une division du travail, que l’on retrouveexpriméedansl’idéequ’àl’origine,instinctetintelligencessecompénètrentcommeuneseule «tendance à agir sur la matière», pour se dissocier ensuite progressivementcommedeuxmodes d’action, laissant autour de l’intelligence une frange d’instinct etfaisantdel’instinctuneintelligencetendanciellementneutralisée,maisjamaisannulée5.Enfin, notons que si, pour les êtres organisés, vivre consiste à agir, dans les formessophistiquées de l’organisation que sont les animaux instinctifs et les animauxintelligents, non humains et humains, l’action elle-même prolonge le travaild’organisation:1H. Bergson,L’évolution créatrice (1907), coll. «Quadrige», Paris, PUF, 2007, p. 12. Désormais citéEC.Passons sur le fait pourtant décisif queBergson nuance son propos en signalant que l’être organisé secaractériseplutôtparunetendanceàl’individualitéplutôtqueparuneindividualitéparfaite–celavenantdufaitquelatendanceàsereproduire,toutaussiprésentedanslesêtresvivant,agitcommeunetendancecontraire.2EC,p.15.3EC,p.93etp.112.4DS,p.117.5EC,p.137.

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Quandonvoit,dansuncorpsvivant,desmilliersdecellulestravaillerensembleàunbutcommun,separtagerlatâche,vivrechacunepoursoienmêmetempsquepourlesautres,seconserver,senourrir,sereproduire,répondreauxmenacesdedanger par des réactions défensives appropriées, comment ne pas penser àautantd’instincts? […]Réciproquement,quandonvoit lesAbeillesd’une rucheformerunsystèmesiétroitementorganiséqu’aucundesindividusnepeutvivreisolé au-delà d’un certain temps, même si on lui fournit le logement et lanourriture,commentnepasreconnaîtrequelarucheestréellement,etnonpasmétaphoriquement, un organisme unique, dont chaque Abeille est une celluleunieauxautrespard’indivisiblesliens?L’instinctquianimel’Abeilleseconfonddoncaveclaforcedontlacelluleestanimée,ounefaitquelaprolonger.Dansdescasextrêmescommecelui-ci,ilcoïncideavecletravaild’organisation1.

C’estdonc leschèmedynamiquede l’organisationquienveloppeet rend intelligible lemode d’être de l’organisme ou de l’être organisé, aussi bien dans sa constitution quedans son activité. Que l’organisation implique une double dynamique faite dedissociation ou de différenciation et de solidarité ou de coordination, cela apparaîtbeaucoupmieuxencorelorsque,dansLesdeuxsources,Bergsonestamenéàtraiterpoureux-mêmes les faits d’organisation proprement sociale. Ceux-ci viennent conforter ourenforcerl’idéeselonlaquellelaviesedéfinitcomme«travaild’organisation»:

Si des sociétés se rencontrent aux deux termes principaux du mouvementévolutif et si l’organisme individuel est construit surunplanqui annonce celuides sociétés, c’est que la vie est coordination et hiérarchie d’éléments entrelesquelsletravailsedivise:lesocialestaufondduvital2.

Ilestàcetégardsignificatifqueceschèmed’intelligibilitégénéralservedepointd’appuiàdesanalogiesentredesformesorganiséespourtanttoutàfaitdistinctes–lescellulesde l’organisme et les socialités animales régies par l’instinct, par exemple –, tout enconvoquantsimultanémentleregistrebiologiqueetleregistresocial.Decepointdevue,etsil’onprendensemblelesdeuxextraitsquenousvenonsdeciter,ilestclairque,dansles deux cas, registres biologique et registre social s’impliquent réciproquement: lasociabilité est «à l’état de simple tendance[…] partout dans la nature», dans«l’évolutiongénéraledelavie3».L’organisationcommeschème,entrebiologieetsociologieL’arrière-planconceptuelcommunàDurkheimetBergsonestbienceluidessociologiesd’inspirationbiologiqueausens large,où ladoubleréférenceà l’organisme(selonunetraditionancienne)maisaussiàladivisiondutravail(selonunetraditionplusrécente)signale en réalité un mode de problématisation original qui n’est autre que celui del’organisation. La notion fondamentale de ces discours sur la société n’est pas tantl’organisme en tant qu’opposé à la machine par exemple4, mais bien l’organisation

1EC,p.166-167.2DS,p.123.Les«termesprincipauxdumouvementévolutif»sontl’intelligenceetl’instinct.3DS,p.121.4Commel’ontétabli lestravauxdeD.Guillo, l’oppositionorganisme-machineseretrouvedanscertainesperspectives romantiques cherchantàvaloriserunilatéralement l’unitécontre ladivisionenextériorité.L’auteurattirel’attentionsurl’importancedel’organisationcommeschèmed’intelligibilitécentraletnousle suivonssur cepoint:D.Guillo, «La sociologied’inspirationbiologiqueauXIXe siècle:unesciencedel’organisationsociale’»,dansRevuefrançaisedesociologie,41-2,2000.

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comme«modalitéd’associationdepartiesdifférenciées,propreà assureruneactivitéharmonieuse de l’ensemble qu’elles composent1». Une organisation, c’est aussi une«formematérielle apte à accomplir certaines fonctions vitales2» au travers d’organescapablesd’endosserdesfonctionsspécialiséesetcoordonnées.Unetelleperspectivesurl’organismec’est-à-dire,plusexactement,surlesêtresorganisés3,doitsarationalitéàlacentralitéqu’acquitceconceptdanslestravauxdeCuvier,quienfaisaitunprincipedesclassifications zoologiques4 , puis avec l’anatomie et l’embryologie comparées, quimettront en lumière la dimension de développement dans les phénomènesd’organisation–unedimensionpourainsidire«processuelle»présenteplustardchezDurkheimcommechezBergson.Cemouvementgénéralestenvisagéune«optimisationprogressivedel’activitédesensemblescollectifs5».Durkheim,dansl’incipitdeLadivisiondutravailsocial,reconnaîtexplicitementladoubleappartenance biologique et sociologique des notions de division du travail etd’organisation:

Quoiqueladivisiondutravailnedatepasd’hier,c’estseulementàlafindusiècledernier que les sociétés ont commencé à prendre conscience de cette loi, que,jusque là, elles subissaient presque à leur insu. Sans doute, dès l’antiquité,plusieurspenseursenaperçurentl’importance;maisAdamSmithestlepremierqui ait essayé d’en faire la théorie. C’est d’ailleurs lui qui créa ce mot, que lasciencesocialeprêtaplustardàlabiologie6».

Unpeuplusloin,ilajoute,montrantànouveausansambiguïtél’arrière-planconceptueldesesrecherches,que

Lesspéculationsrécentesde laphilosophiebiologiqueontachevédenous fairevoirdans ladivisiondutravailunfaitd’unegénéralitéque leséconomistes,quienparlèrentpourlapremièrefois,n’avaientpaspusoupçonner.Onsait,eneffet,depuislestravauxdeWolff,devonBaer,deMilne-Edwards,quelaloidedivisiondu travail s’applique aux organismes comme aux sociétés; on amême pu direqu’un organisme occupe une place d’autant plus élevée dans l’échelle animaleque les fonctions y sont plus spécialisées[…] ce n’est plus seulement uneinstitutionsocialequiasasourcedans l’intelligenceet lavolontédeshommes:mais c’est un phénomène de biologie générale dont il faut, semble-t-il, allerchercher les conditions dans les propriétés les plus essentielles de la matièreorganisée»7.

1D.Guillo,«Lasociologied’inspirationbiologique…»,art.cit,p.269.2D.Guillo,«LaplacedelabiologiedanslespremierstextesdeDurkheim:unparadigmeoublié?»,dansRevuefrançaisedesociologie,47-3,2006,p.516.3Quidanscertainscasnesontpasdesorganismesvivantsausensstrict,commeunesociété,oulemondelui-même.4D.Guillo,«Lasociologied’inspirationbiologique…»,art.cit,p.252.5D.Guillo,«Laplacedelabiologie…»,art.cit.,p.515.6DTS,p.1.7DTS,p.4-5.IlestsignificatifquesoientcitéslesnomsdeWolffetdevonBaer,spécialistesd’embryologiecomparée,oubienceluideMilne-Edwards,naturalistequipensait ladiversitédesespècesvivantesparanalogie avec la division du travail économique, et l’évolution en termes de complexification etdifférenciation croissante des organisations animales. Cette perspective combine un double plan declassifications: classifications statiques des formes animales (anatomie comparées) et classificationsdynamiquesissuesdel’observationdudéveloppementdesembryons.

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Durkheim tire donc argument de la biologie et des philosophies biologiques de sontemps pour attester la fécondité heuristique de la notion de «division du travail» etreconnaîtmêmeàlabiologied’enavoirenrichilasignification.Nonmoinsfrappantestle fait que Durkheim ne cherche pas du tout à dire que la notion aurait été, parmétaphorisation, transposé des sciences économiques et sociales aux sciencesbiologiques:ilesttoutàfaitclairqu’icilanotiondedivisiondutravailconstitueperseun schème d’intelligibilité susceptible de soutenir l’enrichissement réciproque dessciences du vivant et des sciences de la société, comme l’est au fond, à niveau degénéralitéplusgrandencore,lanotiond’organisation1.Bien que l’essentiel des discussions qui ouvrent en 1907 L’évolution créatriceconcernent justement la question de savoir comment penser philosophiquementl’évolution ou l’histoire de la vie et soient marquées par les débats qui animent unépoquepartagéeentrenéo-darwinismeetnéo-lamarckisme,c’estlàaussil’anatomieetl’embryologie comparées qui nourrissent ces débats, d’ailleurs avec l’appui de lapaléontologie. Comme Durkheim dans De la division du travail social à propos de ladifférenciationdessociétés,lapréoccupationessentielledeBergsonrestede«constaterdesrelationsdeparentéidéaleetàsoutenirque,làoùilyacerapportdefiliationpourainsidire logiqueentredesformes,ilyaaussiunrapportdesuccessionchronologiqueentrelesespècesoùcesformessematérialisent2».BergsonetDurkheimpartagent,surcespoint,unmêmemodedeproblématisationdontl’organisationestenquelquesortele schème qui permet de traduire le social dans le vital et inversement.L’«organisation»n’a sansdoutepas laprécisiond’un concept, et laproblématisationqu’elleproposen’apaslescontoursrigidesd’unethéorie,mais,entantqueschème,ouvéhicule de figuration, la notion joue chez eux à la manière d’un réservoir designifications,unesourced’intelligibilité.

Usagesdel’analogie,partagesépistémiques

C’està l’intérieurmêmeduchampdesignificationetd’imagesouvertparcesschèmesd’intelligibilité (division du travail, organisation) qu’il faut comprendre la portée desanalogiesproposéesparDurkheimpourdistinguerlessociétésàlasolidaritémécaniqueetlessociétésàsolidaritéorganique.

Danscertainessociétés,lorsquelasolidaritéquidérivedesressemblancesprédomine,laconsciencecollectivecoïncidetendanciellementaveclaconscienceindividuelle,effaçantdecefaitl’individualité,obérantlapossibilitéd’undéveloppementdelapersonnalité,auprofitde l’êtrecollectif.L’individun’estalorsqu’unechose«dontdispose lasociété»,d’unefaçonanalogueauxmoléculesdescorpsinorganiques,dontlacohésiontientàuneforceétrangèreouextérieure:mécanique,«nousnelanommonsainsiqueparanalogieaveclacohésionquiunitentreeuxlesélémentsdescorpsbruts,paroppositionàcellequifaitl’unitédescorpsvivants3».Del’autrecôté,lasolidaritéproduiteparladivision

1Enfin, il faut dire la portée que revêt cette affirmation de Durkheim: dans les dernières lignes duparagraphe cité, elle prend franchement une portée ontologique ouplus exactement cosmologique, quienglobelecomportementproprementhumain:«lessociétés,enseconformantàcetteloi,semblentcéderàuncourantquiestnébienavantellesetquientraînedanslemêmesenslemondevivanttoutentier.Unpareil faitnepeutévidemmentpas seproduire sansaffecterprofondémentnotre constitutionmorale»(DTS,p.4).2EC,p.25.3DTS,p.100

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dutravail,cellequilibèrelapersonnalitéindividuelledelapersonnalitécollectivetouten assurant la cohésion par l’interdépendance est dite organique, à nouveau paranalogieavecl’unitédel’organisme:

Icidonc,l’individualitédutouts’accroîtenmêmetempsquecelledesesparties;lasociétédevientpluscapabledesemouvoiravecensemble,enmêmetempsquechacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidaritéressembleàcelleque l’onobservechez lesanimauxsupérieurs.Chaqueorgane,en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité del’organismeestd’autantplusgrandequecetteindividuationdespartiesestplusmarquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique lasolidaritéquiestdueàladivisiondutravail1».

L’usage de l’analogie, ici pleinement assumé, qui amène Durkheim à raisonnerbiologiquement à propos des faits sociaux – les faitsmoraux sont «d’ordre vital2» –,tientàuneambitionthéoriqueprécise:s’ils’agitpourDurkheimdesedémarquerdes«moralistes»,aussibiendeceuxquitiennent,enphilosophes,àlierledevoir-êtreàunelibertéetàdes finshorsd’atteintepour l’expérience,quedeceuxqui tententd’édifierdesmoralesaposteriori, cherchantdans lapsychologie, labiologieou la sociologiedequoifonderlesnormesdel’agir.Direquelesfaitsmorauxsontd’ordrevital,recouriràun schème d’intelligibilité mis en œuvre dans d’autres savoirs n’implique pasd’emprunteràcessciencesleurcontenu;commelesoulignebienlaPréface l’enjeuestd’abord le transfertd’uneméthode et ladéclarationdesdroits d’une sciencenouvelle3.Dégagerun certain ordrede faits jusque là tenus à l’écart de tout regard scientifique,«découvrireneuxquelqueélémentobjectifquicomporteunedéterminationexacteet,sic’estpossiblelamesure»,institueràleurpropos«devéritablesexpériences,c’est-à-diredescomparaisonsméthodiques4»nesignifiepassubordonnerlesfaitsmorauxauxfaitsbiologiquesouauxfaitspsychologiques,maisréclamerpoureuxletitrededomained’objectivité original, les droits d’une investigation théorique autonome et même, larecherche d’un ordre de causalité spécifique 5 . Dans cette perspective, l’analogiebiologiquead’abordpour fonctiondesoulignercequi,dans l’ordrevital,distingue lessociétéshumaines–unordrede faitsdont l’explicationdébordemanifestement cellesque peuvent fournir les sciences biologiques – justifiant une explication par le socialcommeréalitésuigeneris.

L’explication franchement naturaliste que fournit Durkheim de la division du travailcommeloidenatureetrègledelaconduitehumaineàlafois6,neplacepaslasociologiesous la souveraineté de la biologie, mais plutôt à côté d’elle7, amenant ainsi les faits1DTS,p.101.2DTS,p.XLI.3DTS,p.XXXVII4DTS,p.XLII-XLIII.5VoirleLivreIIdel’ouvrage.6DTS,p.4.Ladivisiondutravailestl’effetindirectdelasélectionnaturelle.DurkheimemprunteàDarwinl’idéequec’est lacroissanceet lacondensationdessociétés, leurdensificationmoraleetmatérielle,quientraîne division et spécialisation croissantes, celles-ci diminuant la pression concurrentielle. Sur unterritoiredonné, ladifférenciationfonctionnelled’unepopulationestunemanièrederépondredefaçonplusoptimaleauxexigencesdumilieu.Solidaritédetypecoopératif,règlesàsanctionrestitutivessonticienvisagées comme des stratégies efficaces de répondre aux pressions du milieu et de la lutte pour lasurvie(DTS,LivreII,p.248etsuiv.)7CoexistentdansDeladivisiondutravailsocial,d’unepartl’idéed’unesciencedesfaitsmorauxetsociauxautonome(idéequelasocialnes’expliquequeparlesocialetnonl’individuel)etcelled’unesciencedes

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sociaux oumoraux à constituer un plan de nature spécifique, depuis lequel d’ailleursDurkheim affirme pouvoir relancer la réflexion morale et la réflexion sur les fins. Iltrouvepar ailleursdans la biologie elle-mêmedes raisonsd’affirmer l’existenced’unecausalité sociale sui generis. Les biologistes dont il s’inspire envisagent l’évolutioncommeunetendance,actualiséechezlesêtresvivantssupérieurs,àémanciperl’actiondesstructuresmorphologiques, commesi la fonctions’affranchissaitde l’organe1:«leprogrèsauraitdoncpoureffetdedétacherdeplusenplus,sansl’enséparertoutefois,lafonctiondel’organe,laviedelamatière,delaspiritualiserparconséquent,delarendreplus souple, plus libre, en la rendant plus complexe2 ». Cette «spiritualisation»,envisagéecommeunprocessuscapabledemodifierenretourlemilieuorganique,«demanièreàlerendreplusaccessibleàl’actiondescausessocialesetàl’ysubordonner3»est un terme à travers lequelDurkheim affirme l’autonomie du social. De ce point devue, lanouveautéqu’instaure l’ambitiond’expliquer «le social par le social», ne tientpasà ladisqualificationde labiologiedans la compréhensionde laviehumaine,maisplutôtàuneréorganisationépistémologiquedesrapportsentresciencesdelasociétéetsciencesde lavie,àunenouvelledistributionoudivisiondutravailscientifique.Qu’enest-ilchezBergson?

Le premier chapitre des Deux sources installe l’analogie biologique au cœur de sonargumentationcommeprincipedecomparaisonetdedifférenciationetceci,àundoubleniveau:celuide lasociétéhumaineetde l’organismeengénéral,d’unepart;celuidesformes de sociabilité humaine et animale, d’autre part. Bergson affirme que lacomparaison philosophique entre l’organisme et la société ne fait que prolongerl’interrogation spontanée sur la force de l’obligation, née de l’expérience que nousfaisions,enfants,del’interdiction:

Philosophant alors sur elle, nous la comparerions à une organisme dont lescellules, unies par d’invisibles liens, se subordonnent les unes aux autres dansunehiérarchiesavanteetseplientnaturellement,pourleplusgrandbiendutout,àunedisciplinequipourraexigerlesacrificedelapartie.Ceneserad’ailleurslàqu’une comparaison, car autre chose est un organisme soumis à des loisnécessaires,autrechoseestunesociétéconstituéespardesvolontéslibres.Maisdumomentquecesvolontéssontorganisées,ellesimitentunorganisme:etdanscet organisme plus ou moins artificiel l’habitude joue le même rôle que lanécessitédanslesœuvresdelanature4.

déterminationsorganico-psychiquesdel’individuel.End’autrestermes,quelesocialnes’expliquepasparlesphénomènesindividuelsn’impliquepasquel’intégralitédesphénomènesindividuelss’expliquent,eux,par le social. Voir «Représentations individuelles et représentations collectives» dans E. Durkheim,Sociologieetphilosophie (1924),coll.«Quadrige»,Paris,PUF,2014(désormaiscitéSP)etD.Guillo,«Laplacedelabiologie…»,art.cit.,p.529-530.1Le développement du système nerveux correspond à l’acquisition d’un organe qui se signale par saplasticité et sa souplesse fonctionnelle. On retrouve cette idée chez Bergson, qui attribue au systèmenerveux central la capacité qu’ont les êtres supérieurs de faire des choix; on la retrouve également auniveaudel‘intelligence,définiecommeunecapacitéàfabriquerdesinstrumentsinorganisésetàenfairevarier indéfiniment la fabrication. On peut aussi remarquer que la prévalence, dans la conceptiondurkheimienne,d’unelogiquehiérarchiquedesformes,lamaintientprisonnièred’unévolutionnismequiréservecettepolyvalencefonctionnelle,cette«spiritualisation»,auxsociétéssupérieures(D.Guillo,«Laplacedelabiologie…»,art.cit.,p.528)2DTS,p.336.3DTS,p.3374DS,p.2.

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C’estquelasociabilitéestuneexigencedelaviebiologiquepriseausenslepluslarge:«immanente,commeunvague idéal,à l’instinctcommeà l’intelligence1».Or,pasdeviesociale,devieorganiséequin’impliquedesrèglesd’action:Bergson,prenantlerelaisdeDurkheim sur cepoint, s’attache au fait de la règle, autrementdit à la «normativité»sociale, non comme fait de la Raison, mais comme procédant d’une «intention de lanature2».Dans les sociétés animales, l’instinct effectuedirectement cette organisationen fixant l’individu «à son emploi3». La sociabilité s’apparente ici à la reproductiond’une structure invariable – l’instinct performant la règle donnée par la nature. Dansl’espècehumaineenrevanche,lasociété,«ensembled’êtrelibres4»,«organismeplusoumoins artificiel5», ordonne et discipline les volontés à travers un système coordonnéd’habitudes. La nécessité d’avoir des habitudes traduit la nécessité de la règle oùl’obligation en général puise sa force, faisant de l’obligation un «instinct virtuel6».L’intelligencedotel’individud’unecertainelatitudedechoix,d’unecapacitéd’inventionet même de personnalisation, de sorte que sa conduite est autre chose quel’accomplissement pur et simple d’une fonction sociale: «l’obligation nous apparaîtcommelaformemêmequelanécessitéprenddansledomainedelaviequandelleexige,pourréalisercertaines fins, l’intelligence, lechoix,etparconséquent la liberté7».C’estpourquoiBergsonpeutdirequelessociétéshumaines,bienque«lestéesdevariabilitéetd’intelligence», imitent la régularitédonnéequi gouverne les collectifs animaux, aupoint que les règles qui commandent aux comportements humains prennentconstamment,dansl’expériencesociale,l’apparenced’uneloidenature8.

Lesdeuxsourcesmetainsienplacecequel’onpourraitappelerundispositifanalogique:au niveau de la vie humaine, la société est comme un organisme qui s’efforce depersévérerdanssonêtre;ellechercheàmaintenirentrelesélémentsquilacomposentun organisation fonctionnelle; leurs liaisons s’effectuent d’après des normes dontcertaines, par leurs effets, ressemblentou imitent les lois de la nature9. Ce dispositif aclairementunedoubledestination.D’unepart,réinscriretouteslesformesdeviesociale(instinctives et intelligentes) dans la perspective immanente du plan de nature queconstituel’évolutiondelavie10,queBergsonconçoitcommel’organisationdelamatièrepar le courant de conscience. D’autre part, et dans la mesure où cette évolution-organisation procède par dissociation (instinct et intelligence), d’envisager lesdifférences de nature engendrées dans ce cours évolutif– non seulement les formesdistinctesdesociabilitéducôtédel’instinctetducôtédel’intelligence,maisaussi,nousle verrons, des dynamiques de sociabilité distinctes sur le plan proprement humain(clôtureetouverture).1DS,p.22.2DS,p.21.3DS,p.22.4DS,p.3.5DS,p.2.6DS,p.23.7DS,p.24.8DS,p.7etp.4-5.Bergsonapprofonditicil’ambivalenceirréductibledel’idéede«loi»quicirculeentrel’ordresocial(laloi«quiordonne»)etl’ordredelanature,physiqueoubiologique(laloi«quiconstate»)soulignantainsi,nonseulement, la forcespécialequerevêtenpratique l’obligationmorale (aupointdedonner à l’infraction un caractère «antinaturel») mais aussi, réciproquement, la prégnance de lamétaphorepolitiquedanslaconnaissancedelanaturephysique.Bergsonn’entendpastantinstallerdesregistresdeconceptualitépropresqu’explorerleseffetsréelsdelamétaphoricitéinhérenteaulangage.9DS,p.4-5.10DS,p.121.

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IciseclarifientenpartielesrapportsentrevieetnaturechezBergson:sarevendicationd’une «interprétation biologique1» des faits moraux et sociaux procède d’un gestespéculatif, métaphysique, qui consiste à envisager la vie dans une perspectivedynamique de production de différences correspondant à autant de plans de naturedistincts (nature automatique, nature instinctive, nature humaine), parmi lesquels leplan «humain» se révèle lui-même, au niveau de sa vie sociale, de ses institutionsmorales,doubleouduel,partagéentredestendancesàlaclôtureetouverture2.LegestedeBergsonne consiste pas à étendre le règne de la biologie commescience sur touteespèce de réalité, mais de proposer une «interprétation» qui consiste à donner auterme «biologique» un sens «très compréhensif3», c’est-à-dire philosophique. Leslignes de faits biologiques sont tirées jusqu’à leurs implications et conséquencescosmologiques et métaphysiques dans L’évolution créatrice; recoupant plus tard des«lignes»sociologiquesethistoriquesdansLesdeuxsources,lathèsedel’élanvitalensasignificationmétaphysique déploie ses implications anthropologiques et morales. PasplusquechezDurkheim, l’idéede l’évolutioncomme«travaild’organisation»ne jouecomme opérateur d’une synthèse supérieure ou d’une généralisation homogénéisantedu réel, mais bien comme réservoir d’intelligibilité. L’idée d’organisation permet derendre compte de réalités distinctes et se décline selon des modalités de savoirdistinctes: des opérations intellectuelles pour lesquelles l’évolution se présenteracomme arrangements et additions de mécanismes complexes du côté des sciencesbiologiques; desopérations spéculatives fondées sur l’intuitionqui creusent sous lesreprésentations de l’intelligence pour mettre en évidence la nature spirituelle etcréatricedel’organisationévolutive,ducôtédelaphilosophie4.

Cela ne signifie pourtant nullement, selon Bergson, que la ressaisie proprementphilosophiquedelanaturedel’acted’organisations’effectueraitparunefacultéspécialeetentournantledosauxsciencespositives.Bienaucontraire,Bergsonatoujoursprissoinde rappeler le caractère «positif»de la spéculationmétaphysique, c’est-à-dire lelienquil’attacheàl’expérience,soncaractèreexpérimental.Luiquirevendiquepourlaphilosophie la possibilité une connaissance absolue, c’est-à-dire un contact avec laréalitéelle-même5,affirmequ’onnepeutlagagnerqu’àconditiondesuivreleslignesdefaits dégagés par les sciences et de les prolonger jusqu’au point où elles recoupentd’autreslignes,voirel’expériencedusensintime,demanièreàenfairel’intégrale,selonl’analogie mathématique bien connue6. Ce processus d’intégration s’apparente à une

1DS,p.121.2C.Zanfinotetrèsjustementque«chezBergson,c’estlaviemêmequifaituneffortcontrelanature»(C.Zanfi,«Lasociétéentrenatureetraison»,art.cit.,p.54.)3DS,p.103.4LathéoriedelaconnaissancedeBergsonestbienconnue.Elleserésumedansl’idéequel’intelligence,bien qu’étant l’aboutissement le plus élevé de l’élan de création, portant avec elle la mobilité etl’inventivitédel’élandeconscience,n’enestpasmoinscaractériséeparuneincompréhensionnaturelledela vie, due au fait que sadestinationestd’agir sur lamatière en faisantpartiellement abstractionde ladurée.Si,danssonactivitéfabricatrice,elleporteàsaplushautelibertéletravaild’organisationdelavie(par sa capacité à se fabriquer des outils inorganisés, des «organes inorganiques», et à en faire varierindéfinimentlafabrication),l’attentionqu’elledoitpourcefaireporteràlamatièreinertelarendaveugleàlanatureprofondedecetravaild’organisationqui,lui,n’estenrienunefabrication,unarrangementdepartiesmatériellespréexistantes,maisunactesimpleetunecréation,uneactedenaturespirituellequis’effectuedanslamatérialité.5Plusexactement,avecladuréequiestaufonddetouteréalité,commesonactegénérateur.6L’Introductionà lamétaphysique de 1903 avance que lamétaphysique pourrait être désignée comme«expérienceintégrale»,etquelavocationdel’intuitionphilosophiqueest«d’opérerdesdifférenciationset

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torsiondel’intelligence,quiestainsi«pousséehorsdechezelle»,maisBergsonjamaisne dénie la valeurs des faits conquis par l’intellectualité elle-même, dans toute leurvariété1.

On le voit, l’analogie biologique qui, à travers le schème de l’organisation, anime lesentreprisesdeDurkheimetdeBergson, joue commeunopérateurdedifférenciationsontologique et de partages épistémiques; elle procède d’une logique de la différenceplutôtqued’unelogiquedumême.Différenciationsontologiques:chezDurkheim,parceque le «social» se définit commeundomained’objectivité et de causalité suigeneris,comme un plan de nature autonome à l’égard du biologique et de l’organique2; chezBergson, parce qu’elle permet de mettre en évidence des formes de vie sociale quidiffèrentennatureetdethématiserenoutrel’élanquitravailleàforcerleslimitesdelanature en l’homme. Partages épistémiques, puisqu’elle soutient chez Durkheim laconstitution d’un domaine de faits pour une investigation scientifique spécifique (lasociologie) et chez Bergson une spéculation philosophique ou métaphysique quicomprendlaviesocialeetmoraledanslaperspectivedudevenird’unélancréateurouspirituel, signification profonde du «vital». Pour opposées que soient les directionsadoptées à partir de schèmes d’intelligibilité communs, il reste à souligner que l’uncomme l’autre tentent de saisir, chacun à leur façon, l’élément d’historicité et despiritualitéquicaractériselaviesocialedesêtreshumainscommeviemorale.

LeproblèmemoralentreDurkheimetBergson

CequeproposelapenséedeDurkheimenabordantleproblèmemoralàpartirdesfaitsmoraux,renvoyésàleurtouràdesfaitssociaux–faisantdelasocialitélasourcedufaitmoral –, c’est, au fond, d’inscrire la normativité, dans la généralité des phénomènesd’organisation,ceuxqueBergsonappellelesphénomèneslesplusgénérauxdelavie.Cedernier, prolongeant ainsi la voie tracée par Durkheim, s’éloigne résolument dutraitementphilosophiquestandarddecettequestion,dontlaformulationdominanteestencore,àcetteépoqueenFrance,d’inspirationkantienne.Envisager lamoralecommeunsystèmederèglesdeconduite(ainsiqueleditDurkheimdansDéterminationdufaitmoral), c’est, bien entendu, la soustraire d’emblée à la sphère de la conscienceindividuelle,maisc’est,toutautant, l’arracheràlasphèred’unerationalitédistincteendroitdecelledesdéterminationsetnécessitésde lavie.C’estdans lerégimede laviesociale,quiexprimel’effortdecohésionetd’organisationpropreàlavietoutcourt,qu’ilconvientderechercherlanaturedel’obligation.Bergson,suivantencoreDurkheimsurcepoint,vamêmejusqu’àdirequel’obligations’enracinedansdeshabitudesd’obéiretde commander, habitudes qui, en somme, matérialisent le «fait de la règle» – onpourraitdire la«normativité»–quicaractérise touteespèced’organisationsocialeetl’organisationsocialehumainetoutparticulièrement.

desintégrationsqualitatives»(H.Bergson,«Introductionàlamétaphysique»(1903),dansLapenséeetlemouvant,op.cit.,p.227etp.215).Voiràcesujetnotrenote1ci-dessus,p.4.1C’estencesensquel’idéed’unephilosophiecomme«expérienceintégrale»,progressive,expérimentale,collectives’opposeaumodèledelaphilosophiecommesystèmehypothético-déductifoucommesynthèsegénéralisante.2Cequirenforcelepouvoir«différentialiste»del’analogieorganiqueservantàappréhenderlessociétésoù la division du travail est très avancée, dont la fonction est d’abord de produire une distinctionpertinente d’avec la solidarité qui domine dans les sociétés traditionnelles très intégrées, dite«mécanique».

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DurkheimcommeBergsonadoptentunepositionqui,toutàlafois,chercheàétablircequel’onpourraitappelerla«différenceanthropologique»–attestéedansl’expériencede l’obligation, qualitativement différente de la simple exécution instinctive d’unerégularité1–,toutenrefusantd’inscrirecelle-cidansleplanséparéoutranscendantd’unhorsnature,oudepostulerunedimensionsuprasensibledelaraison.Lacompréhensiondes faitsmoraux implique bien la prise en compte de la liberté et, jusqu’à un certainpoint,de l’intellectualité sans laquelle aucun idéalne saurait se formuler,mais l’enjeuestdemontrerquelesexigencesdelaviesocialeproprementhumaine,ordonnéesàlasolidarité, à l’organisation, comptent avec cette liberté plutôt qu’elles n’en dérivent –s’écartant par là même des conceptions intellectualistes ou rationalistes de cettedernière2. L’intégration des faits moraux dans l’objectivité des faits sociaux chezDurkheim,leurinscriptiondansl’ordredesexigencesnaturellesdelaviechezBergsonprocèdent de deux gestes très différents: élaboration d’un nouveau domained’objectivationscientifiquepourl’un,spéculationcosmologique etmétaphysiquepourl’autre.Iln’enrestepasmoinsqu’ils’agit,departetd’autre,derechercherlessourcesdelamoraledepuisl’immanencedufaitsocial.

Ni Bergson ni Durkheim ne conçoivent pourtant cette immanence comme un plan de«nature» figé; on peut évidemment discuter la façon dont Durkheim se représentel’évolution des sociétés humaines, il n’en reste pasmoins qu’il les envisage dans leurvariétéetleurhistoricité.C’estprécisémentlafonctiondela«divisiondutravailsocial»comme analyseur que de faire apparaître la plasticité des institutions humaines dansl’histoire et finalement la «personnalité» irréductible que manifeste chaque sociétépriseàpart.Desoncôté,Bergson,toutenrapportantinitialementlefaitsocialhumainetnon-humainauplande lanaturevivanteen sonexigencedecohésion,nonseulementétablitunedifférencedenatureentreintelligenceetinstinct,maismetenévidence,ducôtédel’intelligence,lecaractèrepurementgénériquedel’exigencevitaleenl’homme:lanécessitédelarègleengénéral,etd’aucunerègleenparticulier. Ilaffirmedecefaitl’historicité, la variabilité, mais aussi la contingence et l’arbitrarité des institutionshumaines.Decepointdevue,ilconvientdedireunmotsurlerôlequelareligionjouedansl’économiedecesdeuxpensées,etsanslaquelleilestimpossibledesaisirl’aspectprofondément dynamique, et donc historique, du fait moral, par lequel l’ordre social

1CommeDurkheimdansDeladivisiondutravailsocial,Bergsonappréhendesignificativementlefaitdelarègledepuis sonnégatif: écart, transgression, infraction– c’est le sensmêmede laphraseàproposdufruitdéfenduquiouvreLesdeuxsourceset,plusloin,desconsidérationssurlecrime.C’estaussilesensdel’attentionqueDurkheimporteàlanaturedessanctionsdansl’ordrejuridique,révélatricesdesformesdelasolidaritésociale.Ilnes’agitpasseulementicid’envisagerlasociétécommelecorpsvivantquirévèleparadoxalementsanormativitédans l’expériencepathologique,maisavant toutde faire lapartentre larégularité pour ainsi dire «indolore» de la vie sociale instinctive – où l’individu se confond avec lafonctionqu’ilaccomplitdans le tout–et l’expérienceparfoisdouloureusede larègledans laviesocialeintelligente,quitolèreetmêmeparfoisrequiertunecertainelibertédansl’accomplissementdelafonction,danslaconformationàlarègle.C’estpourquoichezBergson,l’habituded’obéiralaformed’unerésistanceàlarésistance(DS,p.43)etnond’uneexécutionprogrammée,inconscientedelaconduiteoudel’action:le sentiment d’obligation traduit la tension interne à l’individu socialisé, partagé entre le désir d’agirégoïstementpoursoi-mêmeetceluides’ordonneraubiendutoutsocialauquelilappartient:decepointdevue«l’obéissanceaudevoirestunerésistanceàsoi-même»(DS,p.14).2Durkheimconsidèreplutôtlesliensmorauxcommedesétatsdedépendance(DTS,p.394).Sijeparleicide«liberté»c’estausensoùDurkheim,commeBergsond’ailleurs,accordentunsensbiendéterminéàcelle-ci, en lien, non pas à une faculté de vouloir, mais bien à une tendance à la personnalisation, àl’individuation, qui caractérise les individus de la solidarité organique chez Durkheim, et les êtreintelligentsengénéralchezBergson.

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s’affranchit, au sens politique du terme, de la tutelle que représente toujours, peu ouprou,laréférenceàunenature.

On sait que l’année 1895 fut pour Durkheim celle d’une «révélation1 »: l’étudesociologique de la religion l’amène à prendre conscience du rôle central qu’elle jouedanslaviesocialeetl’obligeàunereformulationprofondedesapensée,notammententermes méthodologiques2. L’étude des phénomènes religieux lui permet en effet demettre en évidence une deuxième dimension du fait moral, à côté de son caractèred’obligation:elleprésente,commeil leditdanssaconférenceàlaSociétéfrançaisedephilosophie en 1906, un caractère de désirabilité, distinct et même opposé à soncaractère d’obligation3 . Cette désirabilité est particulièrement visible dans le faitreligieux,maisDurkheimpostulerqu’elleesttoutaussiprésentedanslesfaitsmoraux.Lephénomènereligieuxseraitainsilasourceoulamatriceduphénomènemoraletceci,jusquedans les sociétésmodernesoù la religion,précisément, tendà refluerde laviesociale.

En1912,dansLesformesélémentairesdelaviereligieuse,Durkheimprécisesapenséeenexpliquantquelesacréestlesubstitutoulesymboledelapuissanceémotionnelledelaviecollective,matériellementexpriméedanslesfêtesoulesrassemblementsaucoursdesquels les individus se sentent investis d’une force supérieure, qui les porte4et lesrégénère.Lesmilieuxsociauxeffervescentsquecréent lescérémoniesreligieusessontenquelquesortel’épreuve,parlesindividus,delapuissancepropredelaviesociale.Laprojectiond’unesphèredusacréestà lafois l’expressiondelatranscendancedecettepuissance sociale, et son substitut nécessaire dans la vie de tous les jours, où la viesociale est atone, les individus plus dispersés et pour ainsi dire séparés de cettepuissance. L’existence d’une sphère sacrée garantit la continuité des sentiments parlesquelslesindividussontliés,tenusparuneviesociale;lesacréestaussil’élémentparlequel,autraversdesritesetdecultes,sentimentsetreprésentationscollectifssevoientravivésourecréés5.

Durkheimavait,dès1906,préciséencesenssaconceptiondesfaitsmoraux:attribuerau faitmoral une dimension affective ou émotionnelle – la désirabilité –signifie qu’iln’exercepasseulementsonpouvoirsocialpar lacontrainte,à travers lamenaced’unesanction,maisquelejeudelarègleimpliquetoutautantunedynamiqueversunidéal.La règle recèle le pouvoir de donner aux hommes des buts ou des fins communes,attachant l’action à un Bien qui leur donne l’énergie de sortir de soi6. En somme, sil’individuestattachéà la société, s’il estunêtresocial, cen’estpasseulementen tantqu’il est obligé par des règles contraignantes,mais c’est aussi en tant que, attachée àcette règle, existe une force supérieure, de nature collective, qui pour ainsi direaugmentel’individuetletirepositivementhorsdelui-même:

Sidoncl’hommeconçoitdesidéaux,simêmeilnepeutsepasserd’enconcevoiretdes’yattacher,c’estqu’ilestunêtresocial.C’estlasociétéquilepousseoul’obligeàsehausser

1E.Durkheim,TextesI(Elémentsd’unethéoriesociale),Paris,Minuit,1975(lettrede1907).2Voiràcesujet:Ph.Steiner,LasociologiedeDurkheim,4eéd.,Paris,LaDécouverte,2005,p.23.3E.Durkheim,«Déterminationdufaitmoral»,dansSP,p.53.4E.Durkheim,Les formesélémentairesde laviereligieuse (1912), coll. «Quadrige», Paris, PUF, 2013, p.597.DésormaiscitéFE.5FE,p.596.6SP,p.53.

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ainsiau-dessusdelui-même,etc’estelleaussiquiluienfournitlesmoyens.Parcelaseulqu’elleprend consciencede soi, elle enlève l’individu à lui-mêmeet l’entraînedansuncercle de vie supérieur. Elle ne peut pas se créer sans constituer de l’idéal. […] Ondiminue la société quand on ne voit en elles qu’un corps organisé en vuede certainesfonctionsvitales.Danscecorpsvituneâme:c’estl’ensembledesidéauxcollectifs.Maisces idéauxnesontpasdesabstraits,de froidesreprésentations intellectuelles,dénuéesde toute efficace. Ils sont essentiellementmoteurs: car derrière eux, il y a des forcesréelles et agissantes: ce sont les forces collectives, forces naturelles, par conséquent,quoique toutesmorales, et comparables à celles qui jouent dans le reste de l’univers.L’idéallui-mêmeestunforcedecegenre:lasciencepeutdoncenêtrefaite1.

L’idéequeDurkheimseraamenéàdévelopperaucoursdesannéesqui lemènentà lapublication desFormesélémentaires, est donc une conception à la fois énergétique etaffective du social, dont les forces semanifestent et entrent en contact avec celles del’individusouslesmodalitésspécifiquesdelamoraleoudelareligion.L’idéal,commelesacré,sontdesproduitsnaturelsdelaviesocialeetquisesurajoutentàelle,essentielsaumouvementparlequelellesecréeetserecréecontinuellement2.Ilseraitdifficiledenepasentrevoir,dansladualitédel’obligationetdeladésirabilité,l’originedecellequeBergsondévelopperaplustardàproposdesforcesopposéesdepressionetd’aspirationqu’il identifiera comme lesdeuxsources de lamoraleetde la religion, et commedeuxtendances auniveaudu socius lui-même– clôture&ouverture. Chez l’un et l’autre, laréférencebiologiquesedéposeensommedansuneconceptionénergétiqueetaffectivedelamoraleetdusocial.ChezBergson,levocabulairedes«forces»delasensibilitéetdeshabitudestraduituneoppositionrésolueàl’idéed’unefondationdusocial,commedesimpératifsmoraux,dansl’intelligence,c’est-à-diredanslaraisonhumaine.

Etcependant,LesdeuxsourcesréaménagentconsidérablementlesquestionsléguéesparDurkheim, où s’articulent religion, morale et société. En effet, la dualité des forcesmorales que Durkheim identifie comme le moteur de création et de récréation de lasociété,Bergson ladramatiseen laréférantàunedialectiquevitaleplusprofonde,quiplace l’accent sur les dynamiques qui ouvrent le social plutôt que sur celles qui enassurent la persistance, la cohésion et la reproduction. Si l’élan vers l’idéal qui nousélève «au-dessus de notre être naturel 3 » est chez Durkheim la «contrepartieintérioriséedelacontrainte»,c’est-à-direcequiassurelareconnaissanceoul’adhésionà la contrainte sociale4, chez Bergson, l’élan – l’émotion créatrice –, procède d’unetendance vitale qui contrarie celle des instincts sociaux, réalisés en l’homme par lacontraintedel’obligationetsoutenusparlapuissancedelafabulationreligieuse.

C’estqueBergsonentendsoulignerunedifférencedenature,àsesyeuxfondamentale,entrelesdispositionsaffectivesnaturellesquiassurentlacohésiondetouteviesociale,etcertainssentimentsmorauxoriginaux,apparusdansl’histoire,littéralementinventésoucréés:l’idéed’humanité,lerespectdugenrehumain,l’amourdel’humanité.Bienquedéposésdansnosinstitutionsmoralesoùilsprennentlaformed’obligationssupérieureset souvent confondus avec les obligations-contrainte auxquelles ils sont concrètementattachés,leurdirectionest,selonBergson,trèsnettementopposéeàcelledessentiments

1SP,p.110-111.2FE,p.602.3SP,p.53.4Voirsurcepoint:Cl.Gautier,Laforcedusocial.EnquêtephilosophiquesurlasociologiedespratiquesdePierreBourdieu,Paris,Cerf,2012,p.27-31.

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moraux donnés avec notre nature sociale. Bien entendu, Bergson valorise ici, trèsexplicitement, lanouveauté introduitepar lechristianismedans l’histoirehumaine, luiattribuant le mérite d’avoir accompli une création morale qui est à ses yeux lamanifestation la plus haute de l’élan créateur en l’homme. Il confirme par là lasignification métaphysique de l’élan vital en sa nature spirituelle, la redoublant designifications morales, religieuses, et même politiques, dans une perspective quidébordetrès largement lescontoursduraisonnementsociologiqueoùsetientpoursapartDurkheim.LadécisionspéculativedeBergsonnedevraitpourtantpasfaireécranauximplicationsproprementsociologiquesetanthropologiquesdesaconceptionde ladialectique vitale. Bergson ne parlait-il pas desDeux Sources comme de son livre de«sociologie1»?

Nous savons que, dans l’espèce humaine, les obligations opèrent comme un instinctvirtuel:systèmesd’habitudesquifontpressionsurlavolontéetcorrigentlestendancesa-sociales de l’intelligence. Elles réalisent l’intention de la nature: une exigence decohésion identitaire impliquant discipline, hiérarchie et clôture du groupe. Ladescriptiondel’obligationpurenousoffreletracédecequeBergsonappellela«sociétéclose», lasociétésortie«desmainsdelanature».Onn’apasassezsouventremarquéque, chez Bergson, l’affectivité entre en jeu dans l’ordinaire de l’obligation: certainsétats d’âme, ceux que Bergson qualifie d’«infra-intellectuels», sont «voulus par lanature»etengendrésdans leshabitudes:«on lesreconnaîtàcequ’ilssont faitspourpousseràdesactionsqui répondentàdesbesoins2». Il y adesdispositionsaffectivesliéesauxexigencesconservatricesde laviesociale.Sansdoute, comme l’avaitobservéDurkheim, peuvent-elles être liées à des obligations qui prennent la formed’un idéal,comme celui de nation par exemple; sans doute assurent-elles à ces obligationsl’adhésionsanslaquelleellesnepourraientexercerleurcontrainte.Maislesidéauxquiserattachentànosobligationssupérieures,quinousfontéprouverl’idéed’humanitéetsollicitent en nous le respect du genre humain sont, selon Bergson, d’une tout autrenature;enréalité,ilsnousappellentdansunetoutautredirection.S’ilspeuventprendrela forme de l’obligation et paraître ainsi prolonger nos devoirs sociaux – comme s’ils’agissait d’étendre à un groupe plus vaste l’attachement qui nous lie à la famille, augroupe,àlanation–ilsleursontenréalitéradicalementhétérogènes.

L’amourdugenrehumain,entantqu’émotionsupra-intellectuelle,estuneaspirationence sensqu’il rompt le cerclede l’âme close, sortant ainsi du sillonde l’intentionde lanature. Ces sentiments moraux effectuent une percée à travers les instincts sociaux.L’âme ouverte, c’est d’abord l’âmemobilisée par une émotion créée et créatrice, uneconversionde l’âmenaturellement rivéeà la sociétéparticulièrequi l’avunaître,unetransformationprofondede la sensibilité – exclusive, conservatrice et défensive – quirégit les relations formant la trame du social. Les émotions créatrices ont le pouvoird’engendrerdesdispositionsinternesnouvelles, toutesdécisivesquantà lanaturedesrelationsqu’ellesgénèrententreleshommes,mais,ilfautlenoter,toutaussibienentreleshommesetlesautresespèces,animalesouvégétales,entreleshommesetlanatureelle-même3.Parlerde la sociétéqui s’ouvre, c’estd’abordparlerde lamiseàl’épreuve,

1Lettre de Henri Bergson à P. Masson-Oursel (1932) dans Henri Bergson, Correspondance, PUF, Paris,2002,p.1387.2DS,p.37.3 L’âme ouverte, selon Bergson, c’est l’âme portée par l’amour; l’amour est une puissance de«sympathiser» dont l’objet peut s’élargir indéfiniment dans la mesure où elle coïncide avec l’élan

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pardesémotionsneuves,desaffectssociauxetdessentimentsmorauxcommandésparlesnécessités de la vie. L’épreuve n’en est pasmoins profondément vitale, car elle nemanifeste rien d’autre que l’énergie créatrice de l’élan vital, le «principemême de lavie1»encequ’il«travaille»etmêmeparfoistraverselesformesfigéesdanslesquellesils’estmatérialisé : dans l’ordreduvivant engénéral, le cerclede l’espèce,dans l’ordrehumain, les «natures» artificielles constituées que sont nos institutions sociales etmorales.

On le voit, l’analogie biologique ne conduit pas seulement, comme chez Durkheim,àl’élaborationd’unsystèmededifférencesetdecontinuitésautrementpluscomplexequeceluidontsecontenteleraisonnementsociologique«moderne»cramponnéàladualiténature-culture, ici pratiquement inopérante. Commandée très explicitement par ladialectiquevitalethématiséedansL’évolutioncréatrice–dialectiquedelaclôtureetdel’ouverture,dunatureletdunouveau,quianimeaufondletravaild’organisationdelamatière par le courant de conscience –, elle ouvre aussi une réflexion originale sur ladynamiquedelanormativitésocialeetsesressortsaffectifsouémotionnels.

Enresituant lasociologiedeBergsondansl’héritagedecelledeDurkheim,nousavonsvoulu suggérer que les usages de l’analogie biologique, portés par le schème del’organisation, sont autre chose que l’indice d’une immaturité épistémologique despremierssavoirsportantsurlesocial:plutôt l’indicateurdesopérationscomplexesdemédiation ou d’hybridation sous-jacentes à leur émergence. D’une part, elle permet àDurkheimdelibérerlanormativitédesasujétionàl’exerciceréflexifdelaRaison,pourl’installer sur un plan de nature, c’est-à-dire d’objectivité spécifique – la règle en sapuissancedecontrainteetencequ’elledéterminel’existenced’uncollectif–etlarendredisponible à une exploration de type scientifique. Une telle inscription de l’obligationmoraledansl’objectivitédelaviesociale,nousl’avonsdit,constituepourBergsonuneligne de faits originale, qui recoupe en certains points celles tirées auparavant dessciences biologiques et renouvelle, en l’approfondissant, le geste spéculatif accomplidansL’évolutioncréatrice–ladualitédelaclôtureetdel’ouvertureprenantlerelaisdecelledelamatérialitéetdel’élan.Lanaturalisationdusocialentrepriseiciàtraverslaréférencebiologiquen’exclutpas,bienaucontraire,lareconnaissancedespuissancesdel’artifice,del’arbitrairedesinstitutionssociales,nidelacontingencehistorique.D’autrepart, utilisée comme médiation locale, l’analogie permet d’appréhender la nature dusocialenmultipliantlesdifférencesdenatureouqualitatives,c’est-à-direlesdifférencesqui comptent: organique et mécanique, instinct et intelligence, clôture et ouverturedéfinissent moins des types statiques de sociétés que les tendances actives qui lesaniment toutesdifféremment. Bergson a toujours fait sa part au rôle de l’image, de lasuggestion et de la schématisation dans l’élaboration du concept philosophique2 etpeut-être devrait on rappeler que métaphores et modèles ont toujours eu un rôleconstituant pour l’explication biologique elle-même 3 . Ainsi l’analogie, qu’elle soitmétaphore,imageoucomparaison,révèleicinonleslimitesd’uneactivitéintellectuelle,maislapuissancededifférenciationquianimetoutevéritablepensée.

créateur lui-même,pouvant intégrer lesespècesnonhumaineset jusqu’à l’universentier.DS,p.34etp.50.1DS,p.52.2IouliaPodoroga,Penserendurée.Bergsonaufildesesimages,Lausanne,L’Aged’homme,2014.3EvelynFoxKeller,Lerôledesmétaphoresdanslesprogrèsdelabiologie, Lesempêcheursdepenserenrond,Paris,Synthélabo,1999.

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