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ENTRETIEN 74 CA H IERS DU CI NtMA I AVR I L 2 0 01

Le cinema et ses fantomes

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interview with Jacques Derrida in Cahiers du Cinema

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  • ENTRETIEN

    74 CA H IERS DU C I NtMA I AVR I L 2 0 01

  • ENTRETI E N

    JAC UES DERRIDA

    Ie cinema et ses fontomes

    QUAND UN PHILOSOPHE AVOUE UNE FASCINATION HYPNOTIQUE POUR LE CINEMA,

    EST-CE UN HASARD SI SA PENSEE LE PORTE A LA RENCONTRE DES FANTOMES DES SALLES OBSCURES? Recueilli par ANTOINE DE BAECaUE et THIERRY JOUSSE

    R encontrer Jacques Derrida pour une revue comme les Cahiers n'est pas chose qui va de soi.Avant tout, paree que, pendanr longrcmps,Jacques Derrida ne scmblait s'inte-

    resser qu'au phenomene de l'ecriture, a sa trace, a 13 parole, a la voix. Et puis, il ya ell quelques livres, Malloires d'allfugies, autour d'une exposition au Louvre, Echo-graphies de la televisioll, conversation autour de ce medium de masse avec Bernard Stiegler, qui temoignait d'un interet nou-veau pour I' image ... Ee puis encore, un film, D' aillellrs Derrida, realise par Safaa Fathy, et un livre, Timmer les IIIots, coeerit avec I'auteur du film , prenant enfin, a bras-Ie-corps, I'experience du cinema. II n'cn fallait pas davantage pour que nous aJlions poser quelques questions a un phi-

    losophe qui, s'i l s'avoue non cinephile, a pourtant une veritable pensee du dis-positif cinematographique, de la projec-tion et des fantomes ala rencontre des-quels tout spectateur normalement constitue epmuve une irresistible envie d'aller. La parole de Derrida, qui resonne dans I'entretien qui suit, n'est donc ni ceUe d'un specialiste. ni celie d'un pro-fesseur qui parle du ham d'un savoir sur-plombant, mais tout simplemcnt celie d'un honune qui pense e[ qui fait rC[Qur a I'ontologie du cinema en )'eciairant d'un jour nouveau ...

    Comment Ie cinema est-il entre dans votte vie ? Tres tot. A Alger, vers 10-12 ans, a la fin de la gtlerre puis dans l'immedia[ apres-guerre. C'etai[ une sortie vitale.J'habitais

    dans une banlieue de Ia ville, EI Biar.AlIer au cinema c'crai[ une emancipation, I'eloignement de la famiUe.Je me rap-pelle tres bien tous Ics noms des cinemas d' A1ger,je les revois : Ie Vox, Ie Cameo, Ie Midi-Minuit, I'Olympia ... J'y allais pro-bablemem sans grand discernement. Je voyais [out, les films fran~ais tournes pen-dant l'Occupation, e[ Sllr[OU[ les films americains qui sont revenus apres 1942. Je semis bien incapable de citer des titres de films, mais je me rnppeUe Ie genre de films que je voyais. Un Tom Sawyer par exemple, dom certaines scenes me reve-naient ccs jours-ci : une gmtte ou Tom est enferme avec une petite fille. Emoi sexllel :je m'apen;ois qu'un gar~on de 12 ans pellt caresser une finette. J'avais a peu pres Ie meme age. Une bonne part de la culture sensuelle et erotique vient, ~

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  • ENTRE TIE N

    POUR LE CINEMA, J' AI UNE PASSION, UNE SORTE DE FASCINATION HYPNOTIQUE. MAIS JE 'AI PAS DU TOUT LA MEMOIRE DU CINEMA. J' AI AUSSI DES CARNETS au JE

    NOTE DES TITRES DE FILM DONT JE NE ME RAPPELLE AUCUNE IMAGE.

    .-c'es t bien connu , par Ie cinem a. On apprend ce qu 'cst un baiser au cinema. avant de )'a pprendre dans la vie.Je me rappelle ee frisson Crocique de gosse. Je serais bien incapable de eitcr aucre chose. Pour Ie cillcma,j 'ai line passion, c'cst line sorre de f.1Scination hypnotique,je pour-rais rester des heures et des heures dans line sal1e, meme pour y voir des choses m ediocres. M ais je n'ai pas du to ut la mCl110ire du cinema. C'est line culture qui , en mo i, ne laisse pas de trace. C' est cnregistre virtucllement. je n'ai rien Qublie,j 'ai allss i des earnets a u j e nQ[C pour memoirc des titres de films dom j e ne me rappeUe aucune image. Je ne suis pas du tout un cinephile au sens classique du tcrlTIc. Plura t un cas pathologique. Durant les periodes Oll j e va is beaucoup au cinema, llotaml11Cl1t a I'ctranger quand j e suis aux Etats-Unis OU j e passe m on temps dans les sa lles, une repressio n constante efface Ie souvenir de ces images qui me fasci ne nt po urt3nt . En 1949, j e suis arrive a Paris, en khagne, et Ie rytlune a continue, plusieuI'S seances par jour par-fois, dans les salles innombrables du Quar-tier Latin , Ie C hampo notamment.

    Quel est pour vous le fait premier du cinema it l'ctat d'cnfance ? Vous parlez de sa dimension erotique, qui est surement capitalc dans Ie proces-sus d'apprentissage des images. Mais cst-ce un rapport aux gestcs, un rap-port au temps, au corps, it I'cspace ? Si ce ne sont pas les nOl11s des films, ni les histoires, ni les acteurs, qui Ont impres-sionne quelque chose en moi, c'est sure-m em une autre forme d 'emo tion qui prend sa source dans la projection, dans Ie ressort mcm c de la projection. C' est line emotio n to talem ent differente de celie de la lecture qui, eile, imprime en moi une memoire plus presente et plus active. Disons qu 'en situation de

    ~ voyeur , dans Ie noir,j e j oue une libe-ration inegalable, un deli aux interdits de

    toute sone. On est la, devant I'ecran, invi-sible voyeur, autorise a tOlltes les projec-tions possibles, a toutes les identifications, sans la moindre sanctio n e t sans Ie l1loindre travai1.VoiJa pcut-ctre ce que In'appone Ie cinelna : une mani ere de m'affranchir des interdits et surtout d 'ou-blier Ie travail. C'est aussi pour cela , sans doute, que cette emotio n cincmatogra-phique ne peut pas, pour moi , prendre la form e d ' un savoir, ni m em e d ' une mcmoire effective. Puisque ce tte emo-tion appartiem fa un registre mtalemcnt different, elle ne doit pas ctre un travail , un savoir, ni mcme une m emoire. Pour ce qui s'est impressio nne en mo i du cinem a, j e souligne rais egalcm ent un aspect plus sociologlque o u historique : po ur un petit Aigero is sedentaire, Ie cinema c'ctait la grace d 'un voyage cxtra-ordinaire. On voyageait C0I1U11e des fous avec Ie cinema. Sans parler des films ame-ricains, exo tiques et proches dans Ie meme temps, les films rran 'Yais parlaient d 'une YOLx tres particuiiere, ils bougeaient avec des corps reconnaissabIes, iis mon-rraie nt des paysages et des inter ieurs impressio nnan ts pour un j eune adoles-cent comme moi, qui n'avait jamais fral1 -chi la M editerranee. Le cinem a, c'etait

    done la scene d 'un apprentissage intense ace moment- Ia. Les livres ne In 'om pas apporte la mem e chose : ce transpo rt direct et inunediat dans une France qui m' ctait inconnuc. Aller au cinema, c' crait un voyage imm ediatem ent organise . Quant au cinem a americain, iJ a repre-

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    sente pour moi , qui suis ne en 1930, une expedition seosueUe,libre, avide de temps et d'espace a conqllerir. C'est en 19 42 que Ie cincma amCricain cst arrive a Alger, accompagne de ce qui a egalem cnt fait tres vice sa puissance (y compris de reve) , la l11usiqlle, la danse, les c iga-rettes .. . Le cinema voulait d 'abord dire Amerique . Le cinema m'a ensuite suivi to ut au lo ng de ma vie d 'etudiant , qui etait difficile, angoissee, tendue. En ce sens il agissait sou vent sur I110i cOlnme une drDb7Uc, Ie divertissement par excelle nce, I'evasio n incuJte, le droit a 13 sauvage-TIC.

    Est-ce que Ie cinema ne permet pas, precisement et davantage que les autrcs arts. un rapport ~ non cultive ~ entre spectateur ct image?

    Sans dome. On peut dire que c'est un an qu i dem eure populaire, m eme si c'est injuste pour ceux qui , producteurs. rea-Iisateurs, cr itiques, Ie pratiquent avec beaucoup de raffin em ent a u d 'experi-mentation. C' est meme Ie seui grand art populaire. Et moi, en spectateur pluto t avide,je reste, j e campe m cm e, du cote du populaire : Ie cincma est un art maj eur du divertissement. II faut vraim ent lui lais-ser 'Ya. Du grand nombre de films que j 'ai vus lorsquej'etais etud.iant, interne au Iyeee Louis-Ie-Grand,je ne me rappelle vraimem que L'Espoir de M alrau x , au cine-dub du Iyee. Montaigne, YOUS voye:z que c'est peu comllle rapport culrive au cinema d'autrefois. Depuis. mon mode

    OHIIRI bu c, ... fiiti

  • de vie m'a un peu eloigne du cinema, Ie cantonnant a des moments precis ou il joue toujours ce role de pure emotion d'evasion. Quand je suis a New York ou en Californie,je vois un nombre incal-culable de fiIm.~ americains, Ie tout-vcnant et les films dont on parle car j e suis tf(~S bon public. C'est un moment ollj'ai la liberte et la possibilite de retrouver ce rapport populaire au c inema qui tn'est indispensable.

    On s' imagine que, lonque vous etes dans Wle salle a New York au en Cali-fornie, dans un espace delie de votre vie de savoir universitaire, l'ecran continue d'impressiOimer sur vous des images qui viennent directement de votre enfance ou de votre adoles-cence ...

    C'cst un rapport privilegie et original avec I'image que je preserve grace au cinema.Je sais qu'il existe en moi un type d'emotions liees aux images et qui pro-vient de cres loin. II ne se formule pas sur Ie mode de Ia culture sav3nte au philo-sophique. Le cinema reste pour moi une

    grande jouissance cachee, secrete, avide, gouluc, et donc infantile.ll faut qu'i1 reste cela, et c'est 5.1T1S doute ce qui mc gene un peu pour VOllS parler pllisque Ie lieu des Cahiers sign ific Ie rapport cultive, theorique, au cinema.

    Mais ce qui est intcressant c'est que ce rapport au cinema, surement diffe .. rent, repose cependant souvent sur Ie memo type de films . Traditionnelle-ment, Ie fonds CaMers, c ' est Ie cinema americain. et pas Ie plus prestigieux, les series n, les petits films, les auteurs travaillant dans Ie systeme hollywoo-dieTl ... Je di rais alors que Ics Calliers, par dan-

    ENTRETIEN

    dysme intellectuel, par un non-confor-misme culcive, rejoignent une serie de films auqucl je me rends, moi, par une jouiss.ll1ce plus enfantine. Tout est perl11.is au cinema. y compris ces rapprochements entre des figures heterogenes de publics et de rapports a J'ecran.A I'interieur d'une meme personne, d'ailleurs. II y a par exemple une concurrence en moi de deux regards au moins devant un film, ou meme devant 13 television. L'un vient de I'enfance, pure jouissance emotion-neUe; l'autre plus savant, severe, decrypte les signes cmis par les images en fOllction de mes intere ts ou de questions plus philosophiques .

    Dans un livre, EcltograpMes de la tele-visioll, vous parlez directement de cinema. Des images plus generale-ment, de la television precisement, mais aussi du cinema it travers Ie film dans lequel vous avez tounle. Vous rat-tachez alors Ie cinema a une expe-rience particuliere, ceUe de la fanto-rnalite ... L'experience cim!matographique appar-tient, de part en part, a la spectralite, que je relic a tou t ce qu'on a pu dire du spectre en psychanalyse - au :i la nature meme de la trace. Le spectre, ni vivant ni mort, est au centre de certains de mcs eaifS, et c'est en cela que, pour moi, une pensee du cinema serait peut-ctre pos-

    sible. D'ailleurs,les liens entre specrra li te et cin ematographic sont I'occasion de nombreux ecries aujourd'hui. Le cinema peut mettre en scene la fa ntomalite, presque frontalcment, certes, camille une tradition du cinema fantastiqlle,les films de vampires OLi de revenants, certai nes reuvres d'l-litchcock ... II fallt distinguer cela de 13 structure de part en part spec-craIe de I'image cinematographique. Tout spectateur, lars d'ulle seancc, se met en communication avec un travail de I'in-conscient qui, par definition, peut etre rapproche du trava il de la hall tise scion Freud. II appelle cela r experience de ce qui est errangement familier J) (umheim-ii,"). La psychanalyse,la lecture psycha-nalytiquc, est chez elle au cinema. O 'abord, psychanalyse et cinematogra-phie SOnt vraiment conremporaines ; de nombreux phenomenes lies ;i. ]a projec-tion, au spectacle,;i. la perception de ce spectacle, possedent des equivalents psy-chana1ytiques. Walter Benjamin a tres vite pris conscience de ceia, lui qui a rappro-che presque d'emblee les deux proces-sus, I'analyse cinematographiquc et psy-chanalytique. M eme la vision et la perception du detail dans un film sont en relation directc avec Ie procede psycha-naly tiquc. L'agrandissement n'agrandit pas seulement, Ie detail donne acces :i une alltre scene, line scene heterogene. La per-ception cinematographique n'a pas d' equivalent, mais eUe est la seule a pou-voir faire comprendre par I' experience ce qu'est line pratique psychanalytique :

    hypnose, fascination, identification, tous ces termes et ces procedes sont communs au cinema et a la psychanalyse, et c'est la Ie signc d'un (0' penser ensemble qui me semble primordial. O'ailleurs, une seance de cinema, ce n'est qu'ul1 petit peu plus long qu'une seance d'analyse. On va se ~

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  • ~ faire analyser au ClIlema, en Iaissant parairre et parler tous ses spectres. On pellt, de fa'Von econome (par rapport a line seance d'analyse),laisser les spectres valiS reveniT sur )'ccran.

    Vous disiez que vous pourriez ecrire sur un aspect bien precis du cinema, c'est-a.-dire ... Si j'ecrivais sur Ie cinema, ce qui m'in-teresserait surtout serait SOil mode et son regime de (Toyallce. II y a au cinema une l110dalite du croire tout a faire singuliere : on a invente. il y a un siecle, une expe-rience sans precedent dc la croyance. II serait passionnam d'analyser Ie regime du credit dans cous les artS : comment on croit a un roman, it certains moments d'une representation theatrale, a ce qui est ins-crit dans la peinture ct, bien sur, ce qui est tout autre chose, a ce que Ie cinema nollS montre et nous racontc.Au cinema, on croit sans croi re, mais ce croire sans croi re reste un croire. On a affaire, sur I'ecran, avec ou sans les voix, a des appa-ritions auxquelles, comllle dans la cavernc de Platon,le spectateur croit, apparitions qu'on idolatre parfois. Puisque la dimen-sion spectrale n' est ni ceUe du vivant, ni ceUe du mort, ni celie de l'haUucination ni ceUe de la perception, la modalite du croire qui s'y rapporte doit ctre analysee

    ENTRE TI EN

    d'une f.1'V0I1 absolument originale. Cene phenomenologie-Ia n' crair pas possible avant Ie cincmatographe car certe expe-rience du croire est liee a line technique parriculiere, ceUe du cinema, elle est his-torique de pan en part. Avec cette aura supplementaire, ceue memoire particu-1iere qui nous penner de nous projcrcr dans les films d'antan. C'est pour eela que Ia vision du cinema est tellement riche. Elle permet de voir apparaitre de nou-veaux spectres tout en gardant en memoire (ct de les projeter alors sur I' ecran a leur tour) les fantome5 hantant les 61ms deja vus. COIrune s'il cxistait plusieurs strates de fantomalite.. . Oui. Et certains cineastes essaiem de jouer avec ces differentes temporalites des spectres, comme Ken McMullen, J'au-teur d'lIn film, Ghost Dallce, dans lequel j'aijoue. ll y a la spectralite elementaire, qui est liee a la definition technique du cinema; et a I'interieur de la fiction, McMullen met en scene des persolmages hantes par l'histoire des revolutions, par ces famomes qui resurgissent de I'histoire et des textes Oes conununards, Marx, etc.). Le cinema permet ainsi de cultiver ce qu'on pourrait appeler des. greffes de spectralite, it inscrit des traces de fantomes

    Slir une trame genera Ie, la pellicule pro-jetee, qui est elle-meme un fantome. C' est un phenomene passionnant et, theori-quement. c'est ce qui m'interesserait au cinema conune objet d'analyse. Memoire spectrale, le cinema est un deuil magni-fique, un travail du deuil magnifie. Et il est pret a se laisser impressionner par toutes les memoires endcuillees, c'est-a-dire par Ics moments tragiqucs ou epiques de I'histoire. Ce sont alors ces endeuillements successifs, lies a I'histoire et au cinema, qui, aujourd'hui, t: fom mar-cher les personnages les plus interes-sants. Les corps grefles de ces fantomes som la matiere meme des intrigues du cinema. Mais ce qui revient souvent dans ces films, qu'ils soiem europeens ou ame-ricains, c'CSt la memoire spectrale d'une epoque ou il n'y avait pas encore de cinema. Ces films sont .: fascines par Ie XIX< sieele, par exemple, la legende de l'Ouest dans Ies westerns d'Eastwood, I'invention du cinema chez Coppola, ou la Commune dans Ie film de Ken M cMullen. De la meme maniere, Ie cinema travaille de plus en plus sou vent la rererence d'un livre, d'un tableau ou d'une photographie. Aucun art, aucun recit ne peut aujourd'hui ignorer Ie cinema . La philosophic non plus d'aiJJeurs. Dison, qu'il pese ,on poids de

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  • ENTRETIEN

    CHACUN PROJ ETTE QUELQUE CH OSE D'INTlM E SUR L'ECRAN, MA IS TOUS CES FANTOMES

    PERSONNELS SE CROISENT EN UNE REPRESENTAT ION COLLECTIVE. I L FAUT DO C AVANCER

    PRUDEM MENT AVEC CETTE IDEE DE COMMUNAUTE DE VISION OU DE REP RESENTATION.

    fantomes. Et ces famomcs som, de manieres tres diverses et sou vent rrt!s inventives, incorpores par les tI concur-rents ~ du cinema.

    Pourquoi Ie cin ema est-il Ie plus populaire des arts, et Ie reste-t-il ? Pour repondre a cene question - la grande question -. il faut cOI\ioindre plu-sieurs types d'analyse. D'abord une ana-lyse II interne du mediulll cinema to-graphique qui prcndrair en compte l'immcdiatete des emotions et des appa-ritions reUes qu'eUes s'imprimcnt sur )'ecran et dans I'esprit des spectateurs. dans leur memoire, dans leurs corps, dans leur desir. Ensuite une analyse. ideolo-gique qui fait que cene technique spec-tra le d'apparitions s'est tn!s vite relice a un march: mondial des regards permet-cant a toute bobine impressionnee d'etre reproduite en des milliers de copies 5US-ceptibles de toucher des milliol15 de spec-tateurs dans Ie monde entier, ec cela quasi simultanement, collectivement, puisque

    5i Ie cinema eWt une forme de consom-mation srrictemem individuelle ou meme domestique, cela ne marcherait pas. Ce croisemem est inerut car il reunit dans un temps rres court I'inunediatete des appa-ritions et des emotions (teUe qu 'aucune autre representation ne pellt la proposer) et un investissement financier qu'aucun autre art ne peut egaler. Pour comprelldre Ie cinema, il faut penser ensemble Ie fan-tome et Ie capital, ce dernier etam lui-meme une chose spectrale.

    Pourquoi Ie cinem a (c marche ,>-t-il uniquem ent g race a la communaute de vision , a la salle d e proj ection ? Pourqu oi les spectres apparaissent- ils a des groupes plutot qu 'a des indivi-dus?

    Commen~ons par comprendre cela du point de vue des spectateurs, de la per-ception et de la projection. Chacun pro-jette quelquc chose d'intime sur l'ecran, mais tous ces 41 fantomes ,. personnels, se croisent en une representation coUec-

    tive. II faut done avancer prudemment avec cene idee de conUlllmaute de vision ou de representation. Le cinema c'est sa definition me me - celie de la projec-tion en salle - appelle Ie collectif,le spec-tacle et I'interpretation conununautaires . Mais, dans Ie meme temps, il existe une deliaison fondamentale : dans la salle, chaque spectateur est seul. Cest I. grande difference avec Ie theatre, dont Ie mode de spectacle et I'architecture interieure conrrarient la solitude du speetateur. C'est l'aspect profondement politique du theatre: I'audience est line et exprime une presence collective militante, et si elle se divise, c'est autour de batai1les, de conflits, de l'intrusion d'un autre au sein du public. C'est ee qui me Tend souvent malhcureux au theatre, et hcurcux au cinema: Ie pouvoir d'etre seul face au spectacle, la deIiaison que suppose la representation cinematographique.

    C'est votte problem e de liaison? Je n'aime pas savoir qu'il existe un spec- ~

    C AIlIER S DU C IN ~ MA I AVRIL 2 00 1 79

  • .. tateur it cote de moi, et je reve, au moins, de me retrouver seu l, ou presque, dans une saUe de cinema. Donc, je n'em-ploierai pas Ie mot conununaute pour la salle de cinema.Je n 'emploierai pas davantage Ie mot d'~ inclividualite , trop solitaire. L'expression qui conviem est celie de , singularite., qu i deplace, defait Ie lien social, et Ie rejoue autrement. C'cst

    pour cela qu ' il existe dans la salle de cinema une neutralisation de type psy-chanalytique :je suis seul avec moi , mais livre au jeu de tous les transferts. Et sans doute est-ce pour cela que j'aime tant Ie cinema, et qu'il m 'cst, d'une certaine fayon, meme si j'y vais peu, indispensable. II existe, it la base de la croyance au cinema, une extraordinaire conjonctiol1 entre la masse - c'est un an de masse,qui s'adresse au collectif et reyoit des repre-sentations co lJec tives -, et Ie singulier - cette masse est dissociee, del icc, neu-tralisee.Au cinen'la,je reagis ... coUecrive-ment , maisj 'apprcnds aussi it ctre seul : experience de dissociation sociale qui doit d'a illeurs sans doute beau coup au mode d'existence de l'Amerique. Cene solitude en face du [antome est une epreuve majeure de I'experience cinematogra-phique. Cette experience a ete anticipee, revee, esperee par les autres arts, littera-[Ure, peinnne, theatre, poesie, philosophic, bien avant l'invemion technique du cinema. Disons que Ie cinema avait besoin d'etre invente pour combler un certain desir de rapport aux fantomes. Le reve en a precede I'invention.

    Dans un livre recen t sur Maur ice Blanchot, vous revenez sur lUle ques-tion qui vous est chere, deja abordee, a propos de I'image, dans Echographies de la IBMsioll : Ie statut du temoignage. C'est egalement une question centrale

    ENTRETIEN

    po ur Ie cinema: ce a quoi peut servir Ie cinema, ce en quoi il peut crorre. Le cinema temoigne, tente d 'en faire la preuve ... Dans Ie droit occidental, Ie document filme n'a pas valeur de preuve. II exisre, dans notre idee occidentale de la croyance, une meiiance irreductible ellvers "image en general et I'image fil-mee en particulier. Cela pellt s'interprc-rer conm'le une forme d'archaisme, I'idee que sellls, la perception, Ie vcrbe ou I'ecrit dans leur presence rl::elle ant droit a la croyance, sont credibles. On n'a jamais adapte ce droit a la possibilite du temoi-gllage filme. I nversement, on pellt allssi dire que ceue mefiance juridique cnvcrs I' image filmee prend en compte la modernite de I'image cinematogra-phique. la reproductibilite infinie et Ie montage des representations: la synthesc toujours possible, qui lie 13 croyance a l' illusiOIl. Une image. au cinema de sur-craie, est roujours passible d 'interpreL1-tion : Ie spectre est une cnigme ct les r.111-tomes qui defiJem dans les images, ce som des mysteres. On pellt, on dait y croire, mais cela l1 'a pas de valeur probante. Pre-nez I'affaire Rodney King a Los Angeles, ou tout Ie systeme de I'accusatioll repo-sai t sur une bande video fortuitement enregistree par un temoin du tabassage du Noir par la police. Le remain ne pou-vait fournir que ces images, il avait vu par I'ceil de Sa camera, et cette bande s'est trouvee au centre de discussions et d'in-terpretations foison nantes, a n 'en plus finir. Si Ie temoin avait vu et avait rap-porte des faits, sa parole, d'une certaine maruere, aurait ete plus probante. L'image des faits, si cUe correspond.1it a Ull eta{ de la societe et a suscite une sarte de revolte, en parriculier dans la communaute noire, etait paradoxalement moi ns digne de croyanee de la part de la justice et de I' au-

    torite blanche. Plus fondamentalement, c'est la question de I'empreime qui est posee par cette defiance: l'empreinte genetique est plus credible, mieux accre-ditee que l'empreil1tc c1ncmatogtaphique.

    A propos du fihll CQmIn e empreinte, que pen sez- vous d'un film comme SllOalt de C laude Lanzmann ?

    'cst un film-temoignage. Mais iI confcre au-x temoignages un role vraimem majeur puisqu'il refuse systematiquement les images d'archives pour renconrrcr au pre-sem les temoins, leur parole, leur corps, leurs gestes. C'est donc, aussi, un grand film de la memoire, qui restitue 13 memoire co ntre Ia representatio n et contre, bien entendu, la reconstitution . Le present cmpeche 1.1 representation, et je crois qu'en ce sens Lanzmann iIIustre au mieux ce que peut etre la trace au cinema. Shoal! ne cesse de saisir des empreintes. des traces, toute la force du film et son emotion tiennent a ces traces f.1ntomales sans representation. La trace est Ie y

  • ENTRETIEN

    IL Y A ENTRE L'ECRITURE DE TYPE DECONSTRUCTIF QUI M'INTERESSE ET LE C INEMA UN

    LIEN ESSENTIEL. C'EST L'EXPLOITATION DANS L'ECRITURE DE TOUTES LES POSSIBILlTES

    DE MONTAGE, DE JEUX SUR LES RYTHMES, DE GREFFES DE CITATIONS, D'INSERTIONS ...

    Qu'cst-ce qui, dans SItoall, vous semble specifiqucmcnt Clllcmatogra-phique ? Cette pn!sentation sans representation de la parole rcstimoniale est saisissante car cUe cst Ie film ~. Shool! aurai( ete beaucoup mains fort et credible en tam que docu-ment purement audible. La presentation de la trace n'est ni tine simple presen-tation, ni line representation, ni une image: die prend corps, accorde ce geste a la parole, racome ct s'inscrit dans un paysagc. Les fantomcs Ont survecu, ils sont re-presentifies, ils apparaisscm dans route le ur parole phcno111cnaic, fanrastiquc, c'est-a.-dire spectra1e (des survivams-reve-nants) . La force de Shoa",avant d'etre his-torique, politique. archivistique. est done esscnriellement cincmatographique. Car l'image cinematograpnique per met a la chose meme (un temoin qui a parle, Ull jour, en un lieu) d'erre non pas reproduite mais produite de nouveau elle-meme la *. Cette immediatete du lui-meme Ia. _, mais sans presence representable, pro-duit a chaque vis ion, est I'essence du cinema comllle du fiJm de Lanzmann.

    Cette maniere de presenter l'irre-presentable, dans S/Joa/J, a egalement rendu suspectes toute reconstitution et toute representation de I'extermi-nation. Comment I'expliquez-vous ? Ce qui apparait en disparaissant dans Shoah, ceUe absence d'images directes ou reconstituees de ce que II: ~a l) a ete, ce dont on parle, nous met en rapport avec les evellements de la Shoah, c'est-a.-dire I'irrepresentable lui-meme.Alors que tOllS les films, quels que soient leurs qualites ou leurs defauts, d'autre part - ce n'est pas la question -, qui ont represente )'ex-termination, ne peuvent nous mettre en rapport qu'avec quelque chose de repro-ductible, de reconstituable, c'est-a-dire ce que n'est pas la Shoah. Cctte reproduc-tibilite est un terrible affaiblissement de I'intensite de la memoire. La Shoah doit

    rester a la fois dans Ie * era a eu lieu. et dans I'impossible que ~a ait eu lieu et soit representable.

    La force de S/Joal, tient beau coup a I'enrcgistrement de la voix. C'est tme chose a laqucUe vous etcs tres sensible. Vous avez, par exemple, enregistre des lectures de texte, Feu la ,,"dre (ed. Des Femmes) et CircOlifessiolls (Ed. du Scuil),ou votte intervention est entiere dans votte voix ... SIJOah est beaucoup plus qu'un enregis-trement de paroles.. . Mais, pour repondre a votte question, oui,l'enregis-trement des paroles est un des pheno-menes majeurs du xx~ siecle. II donne a. la presence vivante une possibilite d' etre hi Ii nouveau sans aucun equivalent, $..1115 aucun precedent. La grandeur du cinema, bien Stir, a ete d'integrer I' enregistrement de la voix a un moment de son histoire. Ce ne fut pas un surcroit , un clement supplementaire, mais bien plutot un recour aux origines du cinema penllct-tant de I'accomplir mieux encore. La voix, au cinema, n'ajoute pas quelque

    chose; eIle est Ie cinema car de me me nature que I'enregistremenr du mOllve-Illent dll monde. Je ne crois pas du tout a I'idee qu'il faudrait scparer les images - cinema pur - de la parole; ils sont de mellle essence, celie d'une quasi-pre-sentation ~ d'un lui-meme 13. du monde dont Ie passe sera, a jamais, radi-calement abselH, irrepresent.1ble dans sa presence VlVC.

    Vne autre specificite du cmema concerne Ie montage. Que pensez-vous de cette technique qui permct de monter, remonter, demonter ? Le cinema, dans sa matiere meme, a sans doute pousse Ie plus loin I'usage de la reflcxion sur la narrativite. Peut-on ctablir un lien entre Ie concept de

    ~ deconstruction )) que vous avez forge

    et l'idee de montage au cinema? Iln'ya pas ici de veritable synchronisa-tion Illais ce rapprochement m'importe. II y a entre I' ecriture de type decol1Stnictif qui m'interesse et Ie cinclna un lien essentiel. C'cst I'exploitation dans l'ccri-ture, que ce soit ceUe de Pia con, Dame ou Blanchot, de toutes los possibilites de mOlltage, c'est-a.-dire de jeux sur les rythmes, de greffes de citations, d'inser-tions, de changements de tons, de chan-gements de ianglles, de croisements entre les disciplines .. ct Ics rcgles de I'art, des arts. Le cinema, dans ce domaine, n'a pas d'equivalent, sauf peut-etre la musique. Mais I'ecriture est cotnmc inspiree et aspiree par cene 41 idee du montage. De ~

    CAll i ER:> DU C I NMA I ,-\VRIL 2 00 1 81

  • ENTRETIE N

    LORS DU TOURNAGE [DE D'ailleurs Derrida] AVEC SAFAA FATHY, J' AI DO APPRENDRE A SURMONTER MES PROPRES INHIBITIONS QUANT A L'EXHIBITION

    DEVANT LA CAMERA ET ME PLIER AUX PARTIS PRIS DE L'AuTEUR.

    .. plus,l'ecriture. ou disons la discursivite, et Ie cinema sont entra'ines dans la meme evolution technique, done esthe-tique, celle des possibilites de plus en plus fines, rapides. acceIerees, offertes par Ie renou-veHement technologique (ordinareuTs, Internet, images de synthese). II existe desormais, d'une certaine maniere, une offie ou une demancle de deconstruction jne-galee, aussi bien dans J'ccriture que dans Ie ci nema. Le tout, c'est de savoir qu'en faire. Le couper-coller, la recom-position des textes, I'insertion toUjOUTS plus rapide de citations, tout ce que I'or-dinateuT permet, rapproche de plus en plus l'ecriture du montage cinematogra-phique, et inversement. Si bien que Ie cinema est en train de devenir, para-doxa1ement - a10rs que la tedmicite s'ac-croit davanrage -, une discipline plus (c lit-teraire _, et inversement : il est evident que I'ecriture, depuis quelque temps, par-ticipe un peu de quelque vision cine-matographjque du monde. Deconstruc-tion ou pas, un ecrivain a toujours ete un monteur. Aujourd'hui, il I'est encore davantage.

    Vous-meme VOllS sentez-vous cineaste en ecrivant ? Je ne crois pas abuser en dis3nt que, consciemment, quand j'ecris un texte je projene. une sorte de film.J'en ai Ie projet etje Ie projette. Ce qui m'interesse Ie plus dans I'ecrirure c'est moins, conune on dirait,le contenu ,. que la .. forme,. : Ia composition, Ie rytIulle, I'esquisse d'une narrativite particuliere. Un defile de puis-sances spectrales produisant certains effets assez comparables au deroulement d'un film. Cela s'accompagne d'une parole, que je travaille comme sur une bande a part, si paradoxal que cela paraisse. C'est du cinema, incontestablement. Quand et si je jouis a ecrire, c'est de cela que je jouis. Ma jouissance n' est pas, avant rout, de dire la ,. verite, ou Ie .. sens '+ de la .. verite ., elle tient dans la mise en scene,

    que ce soit par I'ecriture dans les livres ou par la parole dans I'enseignement. Et je suis tres envieux de ces cineastes qui, aujourd'hui, travaillent au montage sur des machines ultrasensibles permcttant de composer un film d'une maniere extremement precise. C'est ce que je recherche constamment dans I' ecriture ou la parole, meme si, dans mon cas, ce

    tr.Ivai1 est plus artisanal, et si j'ai "' faiblesse de croire que I'. effet * de sens o u I' .. effet de verite, c'est encore Ie meilleur cinema.

    . J'aimerais repartir du film, D'ailleurs Derrida de Safaa Fathy, dont vous etes a la fois Ie sujet et I' adeur. Cette expe-rience, me semble-t-il, vous a amene a penser autour du fonctionnement de la machine cinema (en termes de tour-nage ou de montage) et sur Ie cinema en general. II y a plusieurs temps dans ceu e expe-rience, que j'aurais la tentation de nom-mer II 61m d'apprentissage t, conune on dit roman d'apprentissage t ou 41 roman de formation t. Au-dela de tout ce que j'ai pu indirectement apprendre, com-prendre ou approcher du cinema, rien ne vaut ceUe experience inflexible qui laisse peu de retrait au corps. J'ai pu C0111-prendre beaucoup de choses sur Ie cinema en general, sur la technologie, sur Ie marche (parce qu'il y a eu des pro-ble-rues de production, entre Arte et la compagnie Gloria). En ce sens, ce fut un film d'apprentissage . D'autre part, vallS

    faisiez allusion au fait que dans Timmer les mots (nldr, Ie lillre que Jacques Derrida a (ire de ceIle experience de ci,Jema, ed. Galilee) je me designe comme l'Acteur.J'aijoue en ecrivant ce texte a mettre des maj us-cules aux mots Acteur et Auteur; c'ctait un jeu, mais un jeu serieux,je devais jouer ce qu'etait suppose erre 1110n propre per-sonnage, qui lui-meme n'est qu'un per-sonnage (chacun de nous a plusieurs per-sOlUlages sociaux). Donc, il s'agissait pour moi de jOller comme Acteur plusieurs de mes personnages tels qu'its avaient ete choisis par I' Auteur, qui avait un grand nombre de parris pris dom ilm'a faIlu tenir compte. Par exel11ple, l'Auteur, Safaa Fathy a pris Ie parti de me soustraire a I' espace fianl"is, elle a deliberement choisi de me montrer aillellrs en reconstituant des genealogies plus ou moins fant3S-tiques, en Algerie, en Espagne, aux Etats-Unis.J'ai du apprendre a surmonter mes propres inhibitions quam a I'exhibition devant la camera et me plier aux partis pris de I' Auteur. Dans un dernier temps, apres Ie tournage et Ie montage (auquel je n'ai j.m.is en rien participe), nous avons chacun de notre cote &rit les textes qui ont ete reclleillis dans Toumer les mots. eela l11'a permis de dire un certai n nombre de chases qui ne remplacent pas Ie film rnais qui jOllem avec lui.

    Le texte redistribue Ie film dans une au tre dimension et dans un autre ordre ; il y a un lien dans la mesure ou les deux se regarden t et se com ple-tent.

    B2 CAHIERS DU CINtMA I AVRIL 2001

  • Le film et Ie livre sont a la fois lies I'un a I'autre et radicalement independants. J'essaie de Inontrer comment dans un certain nombre de ses enchainements d'images, Ie film est tenu a de I'idiome

    fran~ais, de l'idiome intraduisible, comme par exemple Ie mot d'ailleurs t.J'ai pose

    dans ce texte la question de la langue franyaise en tant qu'clie determine, de I'interieur, Ie cours des images et en tant qu'elle doit passer la frontiere, puisqu' il s'agit d'un fihn coproduit par Arte et des-tine a etre inuneruatement montre dans des pays europeens de langue non fran-pise. Qu'allait-on faire avec la traduc-tion ? En principe, les mors sont tradui-sibles (encore que I'experience soit ici, a chaque pas redoutablel,mais ce qui ~e les images et les mots ne ]' est pas, et com-porte donc des enjeux originaux. II faut accepter qu'un film soit dans sa specifi-cite cinematographiquc lie a des idiomes intraduisibles et donc que Ia traduction ait lieu sans perdre I'idiome cinemato-graphique qui ~e Ie mot a l'image.

    N'y a-t-il pas un autre probleme que VOltS avez plt ressentir. a l' interieur de la disjol1ction entre Ie voir et Ie par-ler ? Qui, c'est I'un des risques les plus inte-ressants du film. C'est ce que souligne Ie titre du livre. Tourner les mots ,. signi-fie eviter les mots, contourner les mots, faire que Ie cinematographique resiste a I'autorite du discours ; en meme temps, iJ s'agissait de tourner les mots, c'est-a-dire de trouver des phrases qui ne fussent pas des phrases d'interviews, de cours, de conferences, des phrases deja propices a une prise de vue cinema to-graprnque ; en fin il faut entendre tour-ner, s' entendre a tourner, au seIlS de fil-mer les mots. Et conmlent filmer les mots qui deviennent des images, qui soient

    ENTRETIEN

    inseparables du corps, non seulement de la personne qui les dit, mais du corps, de l'ensemble iconique, et qui neanmoins restent dcs mots, avec leur sonorite, Ie ton, Ie temps des mots? Ces mots peu-vent quelquefais erre arraches dans une improvisation ou bien Ius, puisqu'il y a quelques passages Ius par I'acteur ou lisibles sur une pancarte de rue. Les lieux ne sontjamais identifies, ils se fondent les uns dans les aurres, iis se partagent les traits qu' ont en commun la Californie du Sud, I'Espagne, l'Algerie, des lieux littoraux, meridionaux ; et Ie seul moment Oll on peut les identifier par un nom propre, c'est quelque chose qu'on Ht en silence

    sur une pancarte de ruc. C'est une expe-rience qui se veut proprement cinema-tographique et qui pourtant ne sacrifie pas Ie discours soumis a la loi ftltnique. II est sou vent question dans ce film du theme de I'adresse, de la destination, de I'indetermination du dcstinataire. Qui adresse quoi a qui? Ce qui compte dans l'image, ce n'est pas simplement ce qui est immediatement visible, mais aussi bien les mots qui habitent les images, j'invi-sibilite qui determine la 10gique des images, c'est-a-dire I'interruption, l'eI-lipse, tome cette zone d'invisibilite qui presse la visibilite. Et dans ce fihn,la tech-nique de I' interruption est trt~S savante-je parle souvent a ce propos, Safaa Fathy aussi, d'anacoluthe. Cette interruption de

    I'image n'interrompt pas I'effet de I'image, e1le porte plus loin la farce a laquelle la vis ibilite donne un elan. La sequence interrompue se retrouve a un autre moment du film,ou ne se retrouve pas, et c'est au destinataire, ce qu'on appelle Ie spectateur, de se retrouver au non, de laisser filer, de suivre Ie faufilage ou non. Par consequent, I'image en tant qu'image est travaillee au corps par de }'invisibilite. Pas forcement l'invisibilitc sonore des mots, mais une autre invisibi-lite, et je crois que l'anacoluthe, I'ellipse, l'interruption forment peut-etre ce que ce film garde en propre. Ce qui se voit dans Ie film a moins d'importance 5.1nS doute que Ie non-dit, I'invisible qui est lance conune un coup de des, relaye au non (c'est au destinataire de repondre) par d'autres textes, par d'autres films. C'est un film sur Ie deuil (la mort des chats,la molt de ma mere) et c'est un film endeuille de lui-meme. Dans toute ceuvre, il y a un tel sacrifice; neanmoins dans I'ecriture d'un texte au d'un livre, bien qu'il faille aussi jeter, sacrifier, exclure,les contraimes sont moindres, eUe sont moins extchieures ; quand on ecrit un livre,on n'est pas soumis comme c'cst Ie cas ici a une loi commerciale ou mediatique aussi dure, aussi rigide. C'est pourquoi Ie livre a ete une espece de res-piration.

    Ce que VOliS dites de votre expe-rience du film renvoie a des concepts

    ge!!"r:.ux sur Ie cinema et la tHe-

    vision, comme 1a question du spectre. Le theme de la spectralite est expose COnllne tel dans Ie film. Au meme titre que Ie deuil,la difference des sexes,la des-tination,l'hericage. La spectralite est reve-nue rigu]ieremem, meme comme image, puisqu'on voit Ie spectre de ma mere, un chat fantomc, un chat siamois qui res- ~

    CAH I ERS DU CINtMA I AVRIL 2001 83

  • ENTRETIEN

    (t "SllOah "est ullJilm-rexre, 11/1 COrpS de paroles, .me parole ituorporee ...

    .. semble au chat mort commc un &ere. Ce theme est train! de maniere a la fois dis-cursive et iconiquc. Et, d'autrC part,j'avais, dans EcllOgraphies de la television, aborde cene question de la dimension spectraJc de !'image televisuelle ou cinCm3togra-phique.la question de la virrualisation. C'est un enjcu politiquc, qui apparait cga-lemcilt dans Spectres de Marx. Tout cela forme un rcseau inextricable de motifs qui sont filmes comme on filme Ie cinema iui- mcmc, Ie cinema ctam un excmple de ce dom il est question iei. Autrel11cnt die c'est COI11I11C 5i les images spectrales venaicnt VOliS dire : IlOliS sommes des images spectrales (mais sans speculer Slir l'academismc de "amoritc, de la slIi-relerentialite speculaire). COIll-menr filmer un spectre qui dit :je suis un spectre? Avec naturellement Ie cote un peu troublanr, mcme sinistre, de la sur-vie. Car on sait qu'tme image pellt Sllf-vivre, conune un texte. On pourrait voir ces images non seulemenr apres la mort de mon petit frere, de mOil chat, de ma mere, etc., mais apres ma propre mOrt. Et cela opererait de la meme malliere. Cela tient a un dfet de virtualisation intrin-seque qui marque tollte reproductibi-lite technique, comrne dirait Benjamin. C'est un film sur la reproductibilite tech-nique : on voit a la fois la naUire la plus

    sauvage, Ie flux et Ie reflux des vagues en Califorl1ie, en Espagne ou en Algerie, et les machines a reproduire, a enregis-trer, a archiver.

    Le fan tome a etc pense a un certain moment dans la theorie du ci.nema, mais, aujourd'hui, cette idee va plmot contre la conception dominante de l'image, a savoir qu'il y aurait une consistance du visible a laquelle on devrait croire. Dans une ideologie sponranee de I'image, on oublie sou vent deux choses : 13 tech-nique et la croyance. Ll technique, a savoir que Iii Otl I'image Oe reportage ou Ie film) est censee 1l0US mettre devant la chose meme, sans tricheries ni artefaccs, on a envic d'oublier que la technique pellt absolument rransfomler, recomposer, arti-ficioliser 10 chose. Et puis il y a ce phe-nomene tres etrange qui est celui de la croyance. Meme dans un film de fiction, un phenomene de croyance, de faire conmle si t ,garde une specificite tres dif-ficile a analyser: on croit davantage a un film. On croit moins ou sur autre mode a un roman. Quant a la musique, c'est encore autre chose, eUe n'implique pas de croyance. Des qu'il y a represen-tation romanesque ou fi ction cinemato-graphique, un phenomene de croyance

    est porte par la representation. La spec-tralite, c'est un element dans lequella croyance n' est ni assuree ni contestee. C' est pourquoi je crois qu'il f.1ut relier la question de la technique a ceUe de la foi, au seIlS religicux et fiduciaire, a savoir Ie credit accorde a I'image. Et au fantasmc. En grce, et non seulemcl1t en grec,fall-(milia designe I'image et Ie revenant. Le jafllasma, c'est un spectre .

    Que pensez-vous des images filmees de la liberation des camps par rapport aux textes ccdts ? Siroall est un texte langagier autallt qu'un corpus d'images. Ce sont des * mots tour-lies _, d'une cerL1inc maniere. Une parole filmee n'est pas un parole capturee sur unc peUicule teUe queUe, c'est line parole inrerpretee, par exemple interrompue, relance:e, repetee, mise en situation . Rendre une reuvre (car I'archive est aussi une reuvre) accessible, c'est soumettre une interprt!tation a une interpretation.

    Est-ce que la puissance de I'image a ete plus forte que Ie textc d' AllteLme - L'Espere }"""aine - qui a I'epoque u'a pas eu un impact aussi fort que ~a ? Ni mcme maintenant. C'est Ull temoi-gnage majeur mais il n'a pas eu la puis-5.111Ce de diffusion d'une

  • O ll passes SOli S silence. N ecessaire psy-chanalyse du champ politique : du deuil impossible, du refoulement. Benjamin est ici encore line reference Ilecessaire: il a lie 1a questio n technique du cinema et de la question de la psychanalyse. Agran-di r un deta il est propre a 13 camera et a I'analyse psychanalytique. En agrandis-sant Ie detail , on f.li[ autre chose que de J'agrandir,ol1 change ]a perception de la chose memc. On accede a un autre espace, a un temps hetcrogenc. Cette ver ite vallt pOUT Ie temps des archives et du temoignage.

    Est-ce que valiS pensez que I'image est une inscription de la memoire ou tIDe confiscatio n de la memoire ? Les deux. C'cst immcdiatcmcm une ins-cription, une conservation, soit de I'image elle-mcmc. a I' instant Oll elle est pr ise, soit de I'acte de memoire do nt parle I' image. D ans Ie film , D'ailleurs Derrida, j'evoque Ie passe. U y a a la fois Ie moment OIl j e parle et Ie mo ment dOllt j e parle.

    ENTRETIEN

    Cela fait deja deux memoires impliquces I'une dans "autre. Mais comme cea e ins-cription est exposee a Ia CO li pure, a 13 selection, au cho ix interpretatif, elle est, en mcmc tem ps qu 'une chance, une confiscation, une appropriation violente, et par I' Auteur et par moi-mcme. Quand je parle de mon passe, volontairement ou non,je selectionne,j 'inscris et j'exclus.Je conserve et je confisqlle. Je ne crois pas qu' iJ y ait d'a rchives seulemem conser-vatrices, c' est ce que j 'essaie de marquer dans un petit livre, Mal d'arc";ves (ed. Gali-lee). L'archive est one violente initiative d '3utorite, de pouvoir, c'est une prise de pouvoir pour l'avenir, elle prf-ocalpe }'ave-nir ; cUe confisque Ie passe, Ie present et I'avenir. O n salt tres bien qu 'il n'y a pas d'archives innoccntes. _

    (E"tret;", realise Ie J a jl/j/let 1998, n Paris, par Amoi"e de Baecqlle et TIlierry

    Jousse, puis Ie 6 "ovembre 2000 par Tilierry j OllSSe. Retranscrit et ",is ell fo rme

    par Step"a"e Delorme.)

    CAt-IlERS DU C I N~MA I AVRIL 2001 8 5

    DERRIDA

    Quelques classiques fondamentaux : L'[ criture et la Difference (Le Seuil, 1967) La VOIX et Ie PM nomime (PUF, 1967) De Ie grammalologie (Minuit, 1967) La Dissemination (Le Seuil, 1972) Glas (Galilee, 1974) La Carte postale, de Socrale a Freud el au-de/tJ (Aubier-Flammarion, 1980)

    Quelques ouyra.es recents importants : Schibboleth, Pour Paul Celan (Galilee, 1986) De I'espril, Heidegger et la queslion (Galilee, 1987) Donner Ie temps, 1. La fausse monnaie (Galilee, 1991) c: Circonfession .. in Jacques Derrida, Geoffrey Benn ington et Jacques Derrida (Le Seuil, 1991) Spectres de Marx (Galilee, 1993) Politiques de I'amitie (Galilee, 1994) Le Monolinguisme de I'autre (Gal ilee, 1996) Cosmopolites de tous les pays, encore un effort I (Galilee, 1997) Demeure, Maurice Blanchot (Galilee, 1998) Le Toucher, Jean-Luc Nancy (Galilee, 2000)

    Autour de I'ima.e : Lecture de drOits de regards, de M.-F Plissarl (Minu;t, 1985) Memoires d'aveugles, I'Auloportrail el autres rumes (Louvre-RMN, 1990) Echographies de la television (Enlretiens filmes avec Bernard Stiegler) (Galilee, 1996) Tourner les mols, Au bord d'un film, en call. avec Safaa Fathy (Galil~e , 2000)

    Films Ghosl Dance de Ken Mc Mullen (1983) D'ail/eurs Derrida de Safaa Fathy (2000), disponible en cassette chez Arte Video.

    C556NI0074C556NI0075C556NI0076C556NI0077C556NI0078C556NI0079C556NI0080C556NI0081C556NI0082C556NI0083C556NI0084C556NI0085