Le comme un - Mouvements

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F. Collin

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  • 8 l MOUVEMENTS N38 mars-avril 2005

    On peut relever aujourdhui sur la scne franaise une certainehsitation voire un certain trouble dans la manire daffronter les problmes qualifis non sans une nuance pjorativepersistante de communautaires , que ce soit partir de la question des femmes, des immigrs ou des homosexuels,problmes qui peuvent dailleurs interfrer. On pourrait y ajouter,plus classique et en sourdine mais symptomatique cependant, celui des rgions. LUn ou le semblant dUn est interpell par ses diffrences, ouvrant des zones de turbulence et dequestionnement. Des accents, venus de lintrieur ou delextrieur, pour la premire fois troublent la langue. Cequestionnement est en effet aviv par la confrontationpermanente avec dautres pays et dautres cultures au sein delEurope dont la France est un partenaire. Il est philosophiquementcelui du rapport de lautre au mme, rapport o lautre ne peutplus tre automatiquement rabattu sur le mme. Il ne sagit pas l dun libre choix, dun changement raisonn de stratgie, maisdune rponse la provocation de faits nouveaux et de nouveauxacteurs. Lassimilation au modle le centralisme qui alongtemps fait la force de la France et dont lducation nationaletait un vecteur majeur, nest plus opratoire. Il faut imaginerautrement les procdures du vivre ensemble, en dautres termes.

    Si lambition constitutive de la pense rpublicaine et lhonneur de sapratique historique ce qui a fait sa force a t de ramener lautreau mme, et dentendre dans le commun rsonner lUn laRpublique plutt que la dmocratie il se fait que lautre donne dsor-mais des signes de rsistance. Assimiler les femmes ou assimiler les immi-grs au modle dominant ne laisse pas celui-ci indemne. On assiste ainsi un trouble dans la tradition des Lumires frappe de quelquesombres , dans cette ide de lhumain universel quincarnait comme parhasard un peuple privilgi pour ne pas dire un peuple lu peuple dela Raison qui avait trouv, lui, sa terre promise. Ce trouble est sinon causdu moins accentu par la perte daura internationale, politique, cono-

    PARFRANOISECOLLIN*

    * Philosophe etcrivain. A publientre autres : LHommeest-il devenusuperflu ? : HannahArendt, Odile Jacob,1999.

    Le comme un Many beginnings (Hannah Arendt)

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    mique mais aussi linguistique de la France. La Rpublique ne vacille certespas sur son socle mais elle comporte quelques fissures quon peut aussinommer et qui peuvent devenir des ouvertures. Et la ralit euro-penne la confronte des interprtations de la dmocratie qui, dtre dif-frentes de la sienne, nen sont pas moins oprantes. Le modle rpubli-cain est confront dautres modles et interrog par eux : il ne sort pastoujours gagnant de cet examen.

    Lambiguit des procdures et des positions engages dans la redfini-tion du commun nest toutefois pas le fait du seul pouvoir : elle est per-ceptible au sein mme des pratiques des minorits (ainsi dsignesmme quand elles sont quantitativement majoritaires, comme le sont lesfemmes) hsitant dans leur volont contestataire entre lassimilation aumodle dominant et sa redfinition alternative. Sagit-il en effet de devenir des hommes comme les autres (des Franais comme les autres, desmaris comme les autres) ou bien de promouvoir lmergence dunmodle renouvel et complexifi dhumains et de citoyens ? Sagit-il pourles trangers de se refaire tant bien que mal une mmoire avec nosanctres les Gaulois , pour les femmes dadopter la masculinit commeincarnation de lhumanit, pour les gays dtre des maris exemplaires ? Ousagit-il de devenir des citoyens franais nourrissant le grand rcit de nou-veaux rcits inattendus, des humains dployant de nouvelles formes dhu-manit, des amoureux autrement amoureux ? Faut-il penser, comme laf-firme premptoirement Elisabeth Badinter dans une philosophie assezcourte mais trs politiquement correcte que lgalit se nourrit dumme, non du diffrent1 , ce qui est une forme de ngation de lhistoireet la plus belle expression inconsciente du conservatisme.

    l Les discriminations positives : la paritQuelques dbats collectifs nationaux de ces dernires annes, largement

    mdiatiss, peuvent apparatre comme les symptmes de ce nouveautrouble entre assimilation au mme et intgration transformatrice du diff-rent. Le fminisme franais majoritaire, quelles que soient par ailleurs sespratiques de terrain et son efficacit, est rest philosophiquement univer-saliste , convaincu de ce que la position de lindividu neutre ou de lhu-main dont les femmes ont t sculairement cartes est celle quincarnentles hommes et que la vrit est celle du dominant. Ce faisant, il a gnrale-ment ostracis comme essentialiste toute thorie qui pouvait soutenir un propre des femmes , constitutif ou mme factuellement historico-culturelet qui aurait pu produire une alternative au modle dominant. Simone deBeauvoir na-t-elle pas crit cette phrase qui figure dsormais au fronton dupanthon fministe : on ne nat pas femme on le devient , sans jamaisajouter cependant : on ne nat pas homme on le devient , comme si laposition de lhumain et la position du masculin taient ontologiquementidentiques : non pas un tre devenu mais ltre mme.

    La scne politique dominante a cependant donn rcemment des signesde trouble dans ses maigres stratgies rparatrices. En a tmoign le longdbat sur la parit en politique comme mode daccs des femmes aux

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    1. E. BADINTER, Fausseroute, Odile Jacob,2004, p. 217.

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    sphres de la reprsentation. Contrairement la proposition gouverne-mentale de lpoque, et linitiative des communauts europennes, lamajorit des fministes franaises y ont vu une manifestation du commu-nautarisme toujours qualifi damricain et ont rejet nergiquementcette forme de discrimination positive (formule qui en franais traduit ettrahit la formule anglaise d affirmative action ). Ce nest pas en tant quefemmes mais en tant quindividus citoyens que les femmes devaient acc-der au pouvoir politique, mme sil apparaissait que cette voie tait effec-tivement slective. Y accder en tant que femmes aurait t outrageant.

    Cet argument, incontestablement courageux et de haute moralit ( nonmerci, pas ces conditions ) est pourtant rest trangement aveugle au faitque les hommes, eux, nont pas autant de scrupules occuper la plupart

    des postes de pouvoir, en politique ouailleurs, en vertu dune discrimination posi-tive structurelle non formule mais remar-quablement efficace : car cest au fait quilssont des hommes quils doivent cet accsau politique, ainsi quaux positions profes-sionnelles dominantes, comme cest au faitquils sont enfants de famille privilgiesquils doivent majoritairement leur accsaux grandes coles et aux hautes fonctions

    tatiques. Cette discrimination positive invisible qui a assur sculairementleurs privilges ne les trouble pas. Les fministes puristes rvent dun accsneutre au pouvoir et dun pouvoir neutre, comme si le pouvoir tait jamaisneutre, comme si exclusivement ou majoritairement masculin, il incarnaitlhumain en gnral.

    Quoi quil en soit la montagne a finalement accouch dune souris et laloi sur la parit comporte de telles conditions quelle est strilise dansluf. Dans dautres pays voisins, plus pragmatiques, pour lesquels la finjustifie les moyens et o les femmes ont ngoci des quotas, elles occu-pent dsormais 30 % des postes politiques et psent de manire croissantedans la dcision, sans quon puisse prtendre pour autant rduire lepolitique la sphre de la reprsentation.

    l Le voile et la viandeSur la question du voile dans les lyces qui conjugue la problmatique

    sexue et la problmatique immigre la dogmatique rpublicaine a, si onpeut dire, repris du poil de la bte. Il a certes fallu que bon nombre depolitologues et de journalistes se transforment en imams de la Rpubliquepour exiger le dvoilement des filles dans les lyces. De subtiles exgsesont distingu, dans la sphre publique, lcole (de stricte observance) et larue (permissive), et clair pourquoi la temporalit rpublicaine peut trelgitimement rythme par les jours de ftes de la religion chrtienne, sanscontrevenir la lacit. Dautres exgses se sont attaches la confronta-tion de la croix, de la kippa, du turban sikh et, mtre ruban la main, onttudi les dimensions qui les rendaient respectivement recevables ou pas.

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    La montagne a finalementaccouch dune souris et laloi sur la parit comporte de telles conditions quelleest strilise dans luf.

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    Mais un peu embarrasse de ces subtilits, une partie de la ferveur lacistesest greffe sur le motif anti-sexiste. Le fminisme, habituellement dcriquand il est celui des Franaises de souche, critiques lgard de la scnenationale, sest transform en cause rpublicaine. Dvoiler les filles deve-nait non seulement un objectif de salut public on ne sen tonnera pas mais aussi une victoire sur le machisme, en tant quil est toujours celui delautre. Mais en agitant ainsi le spectre du danger intgriste en mme tempsque sexiste, on sacharnait sur un symptme pour sviter den affronter lescauses : lencasernement des banlieues, lassignation au chmage, la pertede la mmoire et du langage : isolement et dsolation.

    Dans ce dbat dont les femmes taient lenjeu, ce sont deux conceptionsde lappropriation de leur corps voil/dvoil qui affrontaient en faitles mles de deux cultures, frres ennemis dans la mme arne2 : lappro-priation prive (musulmane) du corps des femmes oppose son appro-priation publique (occidentale). Fatma doit cacher ses cheveux etMarianne montrer ses seins.

    Cest dans cet esprit qua rebondi en cho, plus discret heureusement, ledbat sur lobligation rpublicaine faite aux enfants de consommer laviande de la cantine, hallal ou pas, kasher ou pas. Fille dvoile man-geant du porc sous lil vigilant de Marianne : un beau tableau dpoquepour la salle du Louvre consacre au XXIe sicle.

    Quant linterpellation homosexuelle, envisage dans sa croise avec laquestion des sexes, on se contentera dindiquer brivement quelle seconforme trangement la loi des rapports de sexes, les gays y laissant leslesbiennes dans lombre, presque sans voix. On peut mme se demander,si malgr les quelques remous provoqus par un mariage politiquementmdiatis, son affirmation nest pas soluble court terme dans lhomoso-cialit dominante. Son caractre embarrassant consiste porter jusque danslexercice du dsir le rapport entre hommes qui fonde toute socit. Elle necontredit pas cette dernire : elle en rvle plutt les fondements refouls.

    l Lhomosocialit politiqueCar si la dmocratie et sa version rpublicaine introduit une rupture

    avec lancien rgime, cette rupture ne produit pas deffet en ce quiconcerne le rapport entre les sexes. Dmocratique ou pas, pr-moderneou moderne, la socit se dfinit depuis les origines par son homosocia-lit. Ce que traduit la loi de lchange des femmes dans la pense ethno-logique. La Rvolution franaise ne subvertit pas mais reconduit celle-ci.

    La philosophe amricaine Carole Pateman souligne trs justement quele passage de la monarchie la dmocratie ou la Rpublique travers le meurtre du pre que symbolise la mise mort spectaculaire du roi, sub-stitue simplement le fratriarcat le rgne des frres au patriarcat lergne du pre 3. Lappropriation des femmes nest pas abolie mais recon-duite en dautres termes ou dans les mmes. Dun rgime lautre, la struc-ture du rapport entre les sexes se perptue, travers la rvolution .

    Cest si vrai que le caractre dmocratique du nouveau rgime, le faitque le pouvoir y devienne le pouvoir de tous comme le symbolise la

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    2. Ainsi que la relevAlain Badiou dans unarticle du journal LeMonde dont le tondforaitmalheureusement lepropos.

    3. C. PATEMAN inF. COLLIN etP. DEUTSCHER (dir),Repenser le politique.Lapport du fminisme,Campagne premire,2005, p. I9-52.

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    pratique lectorale ignore ou exclut lesfemmes, mme quand en 1848 il se traduitdans laffirmation du suffrage universel individuel, excluant la moiti des individus.Cette version tronque de luniverseldurera un sicle, le droit de vote ntant accord aux femmes quen 1944.

    Mais la dissymtrie persistante de lachose publique, de la res publica, ne serduit pas ce symptme lectoral. Cestlarticulation mme du priv et du publicqui se signifie diffremment pour leshommes et les femmes. Cest toute lorgani-sation de la sphre sociale qui est inflchiepar le paramtre de la diffrence des sexes.Comme le formuleront les fministes fran-aises, il y a une construction sociale dessexes qui rsiste lavance dmocratique

    et que celle-ci recouvre plutt que de labolir. En ralit, le terme de construction sociale des sexes , traduite ultrieurement par genre , nedit pas ce qui fait la cl mme de la contestation : savoir le caractreingalitaire de cette construction. Car ce qui est contest et contestable, cenest pas la construction tout ce qui est humain est construit, cest--direculturel mais la forme ingalitaire et hirarchique que prend cetteconstruction, sur les plans tant sociaux quconomiques, politiques, sym-boliques ou sexuels.

    l Lindividu relook en queerDans lternel dbat o senlise la pense, et la pense fministe fran-

    aise, fustigeant tout diffrencialisme ou essentialisme au nom desindividus indiffrencis, luniversalisme sest rcemment reconverti enqueer : la pense de lindiffrence des sexes a pris la place de la pense delindividu ou plus exactement la relook. Lindiffrence des sexes, ou lapotentialit infinie de chacun sauto-dterminer dans quelque sens que cesoit, relaie en effet la pense traditionnelle de lindividu. En dautres termesmais dans le mme dni des contingences de lincarnation et des situations. Je est tout, ou peut se faire nimporte quoi. Linspiration post-mtaphy-sique ou post-moderne de la dconstruction qui tait la source de cettepense se retourne en nouvelle mtaphysique du Sujet tout puissant, matre de soi comme de lunivers . Un nouvel aristocratisme. Le pays oceux/celles qui nont pas de pain mangent de la brioche. La pense bo-bo.

    Judith Butler elle-mme, une rfrence pour ce courant, souligne quenul (le) ne peut faire lconomie de sa place dassignation, quil lui fautlassumer ( prendre le nom que lon vous donne4 ), la subjectiver pour lare-signifier et la dplacer, la revendiquer en nouveaux termes (tel est lesens du coming out ou du fminisme). Car la recouvrir nest pas larsoudre.

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    4. Le nom que lonreoit est la fois cequi nous subordonne etce qui nous donne unpouvoir , J. BUTLER, LePouvoir des mots :politique duperformatif, Amsterdam,2004, p. 252.

    Dans lternel dbat osenlise la pense, et lapense fministe franaise,fustigeant tout diffrencialisme ou essentialisme au nomdes individus indiffrencis,luniversalisme sestrcemment reconverti en queer.

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    La tentation est pourtant grande de gommer formellement les prove-nances individuelles en vue de produire de lgalit : dissimuler son nom,son sexe, son domicile dans une lettre de candidature lemploi parexemple, comme limaginait rcemment une initiative ministrielle. Maisvendre de la mmet au prix de lgalit est un march de dupes. La mmetrecouvre mais ne rsout pas lingalit. On peut avoir le mme sans lgal.

    l De lindiffrence la diffrance des sexesIl ne sagit donc pas de choisir entre deux mtaphysiques des sexes,

    entre un universalisme abstrait faussement neutre culminant dans lindif-frence et un essentialisme qui fige les identits constitues. Il sagit deprendre acte du donn pour lagir. Dans une conjoncture post-mtaphy-sique, on peut sappuyer au concept derridien de diffrance o le a substitu au e indique un mouvement plutt quun tat, mais on peutdavantage encore convoquer le vieux terme de praxis dans son sens aris-totlicien original celui daction, distinct de fabrication qua rhabilitHannah Arendt. On tient ainsi tout la fois la ralit du donn, de la situa-tion effective et le mouvement, ou les mouvements , par lesquels on sendistancie sans cependant en tre indemne. Pratique de dplacements quine maquille pas ou ne survole pas le rel dans une idalisation rsolutoire,mais sen nourrit et sen dtache tout la fois, allant de ce qui est vers cequi nest pas encore : seul mouvement politique possible, dpassementsans reprsentation et sans modle mais non sans racines. Car senliserdans la diffrence des sexes est certes prilleux mais postuler une indiff-rence plus idologique queffective, et qui surtout consiste en une conver-sion obligatoire au dominant, ne lest pas moins.

    Nous ne nous situons ni dans la diffrence duelle ni dans lindiffrenceunaire des sexes mais dans lentre-deux du diffrer, dans le mouvementactif de diffr-a-nce, faisant avec le donn de la nature et de lhistoireindissociables, sans en tre cependant prisonnier(e)s. Sartre ne disait-il pasque la libert est toujours en situation ? Assumer pour dpasser disaitavant lui Hegel, qui inspira Marx. Mais dpasser sans totalisation prvueou prvisible, cest--dire sans modle, raturer et raturer sans cesse pluttque davancer dans la reprsentation dune fin potentielle, la fin de lhis-toire dont le dominant serait le modle.

    Bref, agir comme crire, car le politique est une criture conditionne parles mots dune langue, par lassomption et la transformation de cette languedonne. Chaque moment est un commencement : un jugement doit tremis, une dcision prise, sans garantie. Telle est la politique post-moderne delvnement, des vnements, non de lAvnement: many beginnings, beau-coup de commencements comme lcrivait Hannah Arendt. Une politique au-del de la reprsentation. Un faire tre ce qui nest pas encore. l

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