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Le Comte de Monte-Cristo - Tome 1

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Par Alexandre Dumas. Tome I.

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LeComtedeMonte-Cristo-TomeIAlexandreDumas

Publication:1845Catégorie(s):Fiction,Historique,XIXesiècleSource:http://www.ebooksgratuits.com

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"HTMLTidyforFreeBSD(vers7December2008),seewww.w3.org"/>AProposDumas:AlexandreDumas,père,bornDumasDavydelaPailleterie(July24,1802–December5,1870)wasaFrenchwriter,bestknownforhisnumeroushistoricalnovelsof

highadventurewhichhavemadehimoneofthemostwidelyreadFrenchauthorsintheworld.Manyofhisnovels,includingTheCountofMonteCristo,TheThreeMusketeers, andTheMan in the IronMaskwere serialized, and he alsowrote plays andmagazine

articlesandwasaprolificcorrespondent.Source:Wikipedia

DisponiblesurFeedbooksDumas:

LesTroismousquetaires(1844)LeComtedeMonte-Cristo-TomeII(1845)LeComtedeMonte-Cristo-TomeIII(1845)LeComtedeMonte-Cristo-TomeIV(1845)LaReineMargot(1845)"http://generation.feedbooks.com/book/506.epub">Vingtansaprès(1845)"http://generation.feedbooks.com/book/4163.epub">JosephBalsamo-TomeI(LesMémoiresd'unmédecin)(1848)"http://generation.feedbooks.com/book/4164.epub">JosephBalsamo-TomeII(LesMémoiresd'unmédecin)(1848)

LeCollierdelaReine-TomeI(LesMémoiresd'unmédecin)(1850)"http://generation.feedbooks.com/book/4169.epub">Ange Pitou - Tome I (LesMémoires d'un

médecin)(1851)

Note:CelivrevousestoffertparFeedbooks."http://www.feedbooks.com">http://www.feedbooks.com

Ilestdestinéàuneutilisationstrictementpersonnelleetnepeutenaucuncasêtrevendu.

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I–Marseille.–L’arrivée.

Le 24 février 1815, la vigie deNotre-Dame de laGarde signala le trois-mâts lePharaon, venant deSmyrne,TriesteetNaples.Commed’habitude,unpilotecôtierpartitaussitôtduport,rasalechâteaud’If,etallaaborderlenavire

entrelecapdeMorgionetl’îledeRion.Aussitôt,commed’habitudeencore,laplate-formedufortSaint-Jeans’étaitcouvertedecurieux;car

c’est toujours une grande affaire à Marseille que l’arrivée d’un bâtiment, surtout quand ce bâtiment,commelePharaon,aétéconstruit,gréé,arrimésurleschantiersdelavieillePhocée,etappartientàunarmateurdelaville.Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avait heureusement franchi le détroit que quelque secousse

volcaniqueacreuséentrel’îledeCalasareigneetl’îledeJaros;ilavaitdoubléPomègue,etils’avançaitsoussestroishuniers,songrandfocetsabrigantine,maissi lentementetd’unealluresi triste,quelescurieux, avec cet instinct qui pressent unmalheur, se demandaient quel accident pouvait être arrivé àbord.Néanmoinslesexpertsennavigationreconnaissaientquesiunaccidentétaitarrivé,cenepouvaitêtreaubâtimentlui-même;carils’avançaitdanstouteslesconditionsd’unnavireparfaitementgouverné: sonancre était enmouillage, seshaubansdebeauprédécrochés ; et prèsdupilote, qui s’apprêtait àdirigerlePharaonpar l’étroiteentréeduportdeMarseille,étaitun jeunehommeaugeste rapideetàl’œilactif,quisurveillaitchaquemouvementdunavireetrépétaitchaqueordredupilote.La vague inquiétude qui planait sur la foule avait particulièrement atteint un des spectateurs de

l’esplanadedeSaint-Jean,desortequ’ilneputattendrel’entréedubâtimentdansleport;ilsautadansune petite barque et ordonna de ramer au-devant duPharaon, qu’il atteignit en face de l’anse de laRéserve.Envoyantvenircethomme, le jeunemarinquittasonposteàcôtédupilote,etvint, lechapeauà la

main,s’appuyeràlamurailledubâtiment.C’étaitunjeunehommededix-huitàvingtans,grand,svelte,avecdebeauxyeuxnoirsetdescheveux

d’ébène;ilyavaitdanstoutesapersonnecetaircalmeetderésolutionparticulierauxhommeshabituésdepuisleurenfanceàlutteravecledanger.«Ah ! c’estvous,Dantès ! cria l’hommeà labarque ; qu’est-il doncarrivé, etpourquoi cet airde

tristesserépandusurtoutvotrebord?–Ungrandmalheur,monsieurMorrel!réponditlejeunehomme,ungrandmalheur,pourmoisurtout:à

lahauteurdeCivita-Vecchia,nousavonsperducebravecapitaineLeclère.–Etlechargement?demandavivementl’armateur.–Ilestarrivéàbonport,monsieurMorrel,etjecroisquevousserezcontentsouscerapport;maisce

pauvrecapitaineLeclère…–Que lui est-ildoncarrivé?demanda l’armateurd’unairvisiblement soulagé ;que lui est-ildonc

arrivé,àcebravecapitaine?–Ilestmort.–Tombéàlamer?–Non,monsieur;mortd’unefièvrecérébrale,aumilieud’horriblessouffrances.»Puis,seretournantversseshommes:«Holàhé!dit-il,chacunàsonpostepourlemouillage!»L’équipageobéit.Aumêmeinstant,leshuitoudixmatelotsquilecomposaients’élancèrentlesunssur

lesécoutes,lesautressurlesbras,lesautresauxdrisses,lesautresauxhallebasdesfocs,enfinlesautresauxcarguesdesvoiles.Lejeunemarinjetauncoupd’œilnonchalantsurcecommencementdemanœuvre,et,voyantqueses

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ordresallaients’exécuter,ilrevintàsoninterlocuteur.«Etcommentcemalheurest-ildoncarrivé?continual’armateur,reprenantlaconversationoùlejeune

marinl’avaitquittée.– Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprévue : après une longue conversation avec le

commandant du port, le capitaine Leclère quittaNaples fort agité ; au bout de vingt-quatre heures, lafièvreleprit;troisjoursaprès,ilétaitmort…«Nous lui avons fait les funérailles ordinaires, et il repose, décemment enveloppé dans un hamac,

avecunbouletdetrente-sixauxpiedsetunàlatête,àlahauteurdel’îled’ElGiglio.Nousrapportonsàsaveuvesacroixd’honneuretsonépée.C’étaitbienlapeine,continualejeunehommeavecunsouriremélancolique,defairedixanslaguerreauxAnglaispourenarriveràmourir,commetoutlemonde,danssonlit.–Dame!quevoulez-vous,monsieurEdmond,reprit l’armateurquiparaissaitseconsolerdeplusen

plus,noussommestousmortels,etilfautbienquelesanciensfassentplaceauxnouveaux,sanscelailn’yauraitpasd’avancement;etdumomentquevousm’assurezquelacargaison…–Estenbonétat,monsieurMorrel,jevousenréponds.Voiciunvoyagequejevousdonneleconseil

denepointescompterpour25.000francsdebénéfice.»Puis,commeonvenaitdedépasserlatourronde:«Rangeàcarguerlesvoilesdehune,lefocetlabrigantine!crialejeunemarin;faitespenaud!»L’ordres’exécutaavecpresqueautantdepromptitudequesurunbâtimentdeguerre.«Amèneetcarguepartout!»Auderniercommandement,touteslesvoiless’abaissèrent,etlenavires’avançad’unefaçonpresque

insensible,nemarchantplusqueparl’impulsiondonnée.«Etmaintenant,sivousvoulezmonter,monsieurMorrel,ditDantèsvoyantl’impatiencedel’armateur,

voicivotrecomptable,M.Danglars,quisortdesacabine,etquivousdonneratouslesrenseignementsquevouspouvezdésirer.Quantàmoi,ilfautquejeveilleaumouillageetquejemettelenavireendeuil.»L’armateurneselefitpasdiredeuxfois.IlsaisituncâblequeluijetaDantès,et,avecunedextérité

quieût faithonneuràunhommedemer, ilgravit leséchelonsclouéssur le flancrebondidubâtiment,tandisquecelui-ci,retournantàsonpostedesecond,cédaitlaconversationàceluiqu’ilavaitannoncésouslenomdeDanglars,etqui,sortantdesacabine,s’avançaiteffectivementau-devantdel’armateur.Lenouveauvenuétaitunhommedevingt-cinqàvingt-sixans,d’unefigureassezsombre,obséquieux

enverssessupérieurs,insolentenverssessubordonnés:aussi,outresontitred’agentcomptable,quiesttoujours un motif de répulsion pour les matelots, était-il généralement aussi mal vu de l’équipagequ’EdmondDantèsaucontraireenétaitaimé.«Ehbien,monsieurMorrel,ditDanglars,voussavezlemalheur,n’est-cepas?–Oui,oui,pauvrecapitaineLeclère!c’étaitunbraveethonnêtehomme!–Etunexcellentmarinsurtout,vieillientrelecieletl’eau,commeilconvientàunhommechargédes

intérêtsd’unemaisonaussiimportantequemaisonMorreletfils,réponditDanglars.–Mais,dit l’armateur,suivantdesyeuxDantèsquicherchaitsonmouillage,maisilmesemblequ’il

n’yapasbesoind’être sivieuxmarinquevous ledites,Danglars,pourconnaître sonmétier, etvoicinotreamiEdmondquifaitlesien,cemesemble,enhommequin’abesoindedemanderdesconseilsàpersonne.–Oui,ditDanglarsenjetantsurDantèsunregardobliqueoùbrillaunéclairdehaine,oui,c’estjeune,

etcelanedoutederien.Àpeinelecapitainea-t-ilétémortqu’ilaprislecommandementsansconsulterpersonne, et qu’il nous a fait perdre un jour et demi à l’île d’Elbe au lieu de revenir directement àMarseille.–Quantàprendrelecommandementdunavire,ditl’armateur,c’étaitsondevoircommesecond;quant

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à perdre un jour et demi à l’île d’Elbe, il a eu tort ; àmoins que le navire n’ait eu quelque avarie àréparer.–Lenavireseportaitcommejemeporte,etcommejedésirequevousvousportiez,monsieurMorrel;

etcettejournéeetdemieaétéperdueparpurcaprice,pourleplaisird’alleràterre,voilàtout.–Dantès,ditl’armateurseretournantverslejeunehomme,venezdoncici.–Pardon,monsieur,ditDantès,jesuisàvousdansuninstant.»Puiss’adressantàl’équipage:«Mouille!»dit-il.Aussitôt l’ancre tomba,et lachaîne filaavecbruit.Dantès restaà sonposte,malgré laprésencedu

pilote,jusqu’àcequecettedernièremanœuvrefûtterminée;puisalors:«Abaissezlaflammeàmi-mât,mettezlepavillonenberne,croisezlesvergues!–Vousvoyez,ditDanglars,ilsecroitdéjàcapitaine,surmaparole.–Etill’estdefait,ditl’armateur.–Oui,saufvotresignatureetcelledevotreassocié,monsieurMorrel.–Dame!pourquoinelelaisserions-nouspasàceposte?ditl’armateur.Ilestjeune,jelesaisbien,

maisilmeparaîttoutàlachose,etfortexpérimentédanssonétat.»UnnuagepassasurlefrontdeDanglars.«Pardon,monsieurMorrel,ditDantèsens’approchant;maintenantquelenavireestmouillé,mevoilà

toutàvous:vousm’avezappelé,jecrois?»Danglarsfitunpasenarrière.«Jevoulaisvousdemanderpourquoivousvousétiezarrêtéàl’îled’Elbe?–Jel’ignore,monsieur;c’étaitpouraccomplirundernierordreducapitaineLeclère,qui,enmourant,

m’avaitremisunpaquetpourlegrandmaréchalBertrand.–L’avez-vousdoncvu,Edmond?–Qui?–Legrandmaréchal?–Oui.»Morrelregardaautourdelui,ettiraDantèsàpart.«Etcommentval’Empereur?demanda-t-ilvivement.–Bien,autantquej’aiepuenjugerparmesyeux.–Vousavezdoncvul’Empereuraussi?–Ilestentréchezlemaréchalpendantquej’yétais.–Etvousluiavezparlé?–C’est-à-direquec’estluiquim’aparlé,monsieur,ditDantèsensouriant.–Etquevousa-t-ildit?–Ilm’afaitdesquestionssurlebâtiment,surl’époquedesondépartpourMarseille,surlaroutequ’il

avaitsuivieetsurlacargaisonqu’ilportait.Jecroisques’ileûtétévide,etquej’eneusseétélemaître,sonintentioneûtétédel’acheter;maisjeluiaiditquejen’étaisquesimplesecond,etquelebâtimentappartenaitàlamaisonMorreletfils.«Ah!ah!a-t-ildit,jelaconnais.LesMorrelsontarmateursdepèreenfils,etilyavaitunMorrelquiservaitdanslemêmerégimentquemoilorsquej’étaisengarnisonàValence.»–C’estpardieuvrai!s’écrial’armateurtoutjoyeux;c’étaitPolicarMorrel,mononcle,quiestdevenu

capitaine.Dantès,vousdirezàmononclequel’Empereurs’estsouvenudelui,etvousleverrezpleurer,le vieux grognard. Allons, allons, continua l’armateur en frappant amicalement sur l’épaule du jeunehomme,vousavezbienfait,Dantès,desuivrelesinstructionsducapitaineLeclèreetdevousarrêteràl’îled’Elbe,quoique,sil’onsavaitquevousavezremisunpaquetaumaréchaletcauséavecl’Empereur,celapourraitvouscompromettre.–Enquoivoulez-vous,monsieur,quecelamecompromette?ditDantès:jenesaispasmêmeceque

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je portais, et l’Empereurnem’a fait que les questionsqu’il eût faites aupremier venu.Mais, pardon,repritDantès,voicilasantéetladouanequinousarrivent;vouspermettez,n’est-cepas?–Faites,faites,moncherDantès.»Lejeunehommes’éloigna,et,commeils’éloignait,Danglarsserapprocha.« Eh bien, demanda-t-il, il paraît qu’il vous a donné de bonnes raisons de sonmouillage à Porto-

Ferrajo?–D’excellentes,monchermonsieurDanglars.–Ah!tantmieux,réponditcelui-ci,carc’esttoujourspénibledevoiruncamaradequinefaitpasson

devoir.–Dantèsafaitlesien,réponditl’armateur,etiln’yarienàdire.C’étaitlecapitaineLeclèrequilui

avaitordonnécetterelâche.–ÀproposducapitaineLeclère,nevousa-t-ilpasremisunelettredelui?–Qui?–Dantès.–Àmoi,non!Enavait-ildoncune?–Jecroyaisqu’outrelepaquet,lecapitaineLeclèreluiavaitconfiéunelettre.–Dequelpaquetvoulez-vousparler,Danglars?–MaisdeceluiqueDantèsadéposéenpassantàPorto-Ferrajo?–Commentsavez-vousqu’ilavaitunpaquetàdéposeràPorto-Ferrajo?»Danglarsrougit.«Jepassaisdevantlaporteducapitainequiétaitentrouverte,etjeluiaivuremettrecepaquetetcette

lettreàDantès.–Ilnem’enapointparlé,ditl’armateur;maiss’ilacettelettre,ilmelaremettra.»Danglarsréfléchituninstant.«Alors,monsieurMorrel,jevousprie,dit-il,neparlezpointdecelaàDantès;jemeseraitrompé.»Encemoment,lejeunehommerevenait;Danglarss’éloigna.«Ehbien,moncherDantès,êtes-vouslibre?demandal’armateur.–Oui,monsieur.–Lachosen’apasétélongue.–Non, j’aidonnéauxdouaniers la listedemarchandises ; etquantà laconsigne,elleavait envoyé

aveclepilotecôtierunhommeàquij’airemisnospapiers.–Alors,vousn’avezplusrienàfaireici?»Dantèsjetaunregardrapideautourdelui.«Non,toutestenordre,dit-il.–Vouspouvezdoncalorsvenirdîneravecnous?–Excusez-moi,monsieurMorrel, excusez-moi, jevousprie,mais jedoismapremièrevisite àmon

père.Jen’ensuispasmoinsreconnaissantdel’honneurquevousmefaites.–C’estjuste,Dantès,c’estjuste.Jesaisquevousêtesbonfils.–Et…demandaDantèsavecunecertainehésitation,etilseportebien,quevoussachiez,monpère?–Maisjecroisqueoui,moncherEdmond,quoiquejenel’aiepasaperçu.–Oui,ilsetientenfermédanssapetitechambre.–Celaprouveaumoinsqu’iln’amanquéderienpendantvotreabsence.»Dantèssourit.«Monpèreestfier,monsieur,et,eût-ilmanquédetout,jedoutequ’ileûtdemandéquelquechoseàqui

quecesoitaumonde,exceptéàDieu.–Ehbien,aprèscettepremièrevisite,nouscomptonssurvous.–Excusez-moiencore,monsieurMorrel,maisaprèscettepremièrevisite,j’enaiunesecondequine

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metientpasmoinsaucœur.–Ah!c’estvrai,Dantès;j’oubliaisqu’ilyaauxCatalansquelqu’unquidoitvousattendreavecnon

moinsd’impatiencequevotrepère:c’estlabelleMercédès.»Dantèssourit.« Ah ! ah ! dit l’armateur, cela ne m’étonne plus, qu’elle soit venue trois fois me demander des

nouvellesduPharaon.Peste!Edmond,vousn’êtespointàplaindre,etvousavezlàunejoliemaîtresse!–Cen’estpointmamaîtresse,monsieur,ditgravementlejeunemarin:c’estmafiancée.–C’estquelquefoistoutun,ditl’armateurenriant.–Paspournous,monsieur,réponditDantès.–Allons,allons,moncherEdmond,continual’armateur,quejenevousretiennepas;vousavezassez

bienfaitmesaffairespourquejevousdonnetoutloisirdefairelesvôtres.Avez-vousbesoind’argent?–Non,monsieur;j’aitousmesappointementsduvoyage,c’est-à-direprèsdetroismoisdesolde.–Vousêtesungarçonrangé,Edmond.–Ajoutezquej’aiunpèrepauvre,monsieurMorrel.–Oui, oui, je sais quevous êtesunbon fils.Allezdoncvoir votrepère : j’ai un fils aussi, et j’en

voudraisfortàceluiqui,aprèsunvoyagedetroismois,leretiendraitloindemoi.–Alors,vouspermettez?ditlejeunehommeensaluant.–Oui,sivousn’avezriendeplusàmedire.–Non.–LecapitaineLeclèrenevousapas,enmourant,donnéunelettrepourmoi?–Illuieûtétéimpossibled’écrire,monsieur;maiscelamerappellequej’auraiuncongédequinze

joursàvousdemander.–Pourvousmarier?–D’abord;puispouralleràParis.–Bon,bon!vousprendrezletempsquevousvoudrez,Dantès;letempsdedéchargerlebâtimentnous

prendrabiensixsemaines,etnousnenousremettronsguèreenmeravanttroismois…Seulement,danstroismois,ilfaudraquevoussoyezlà.LePharaon,continual’armateurenfrappantsurl’épauledujeunemarin,nepourraitpasrepartirsanssoncapitaine.–Sanssoncapitaine!s’écriaDantèslesyeuxbrillantsdejoie;faitesbienattentionàcequevousdites

là, monsieur, car vous venez de répondre aux plus secrètes espérances de mon cœur. Votre intentionserait-elledemenommercapitaineduPharaon?–Sij’étaisseul,jevoustendraislamain,moncherDantès,etjevousdirais:«C’estfait.»Maisj’ai

unassocié,etvoussavezleproverbeitalien:Cheacompagneapadrone.Maislamoitiédelabesogneest faite aumoins, puisque sur deuxvoix vous en avezdéjà une.Rapportez-vous-en àmoi pour avoirl’autre,etjeferaidemonmieux.–Oh!monsieurMorrel,s’écrialejeunemarin,saisissant,leslarmesauxyeux,lesmainsdel’armateur

;monsieurMorrel,jevousremercie,aunomdemonpèreetdeMercédès.–C’estbien,c’estbien,Edmond,ilyaunDieuacielpourlesbravesgens,quediable!Allezvoir

votrepère,allezvoirMercédès,etrevenezmetrouveraprès.–Maisvousnevoulezpasquejevousramèneàterre?–Non,merci; jeresteàréglermescomptesavecDanglars.Avez-vousétécontentdeluipendantle

voyage?–C’estselonlesensquevousattachezàcettequestion,monsieur.Sic’estcommeboncamarade,non,

carjecroisqu’ilnem’aimepasdepuislejouroùj’aieulabêtise,àlasuited’unepetitequerellequenousavionseueensemble,deluiproposerdenousarrêterdixminutesàl’îledeMonte-Cristopourvidercettequerelle;propositionquej’avaiseutortdeluifaire,etqu’ilavaiteu,lui,raisonderefuser.Sic’estcomme comptable que vousme faites cette question je crois qu’il n’y a rien à dire et que vous serez

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contentdelafaçondontsabesogneestfaite.– Mais, demanda l’armateur, voyons, Dantès, si vous étiez capitaine du Pharaon, garderiez-vous

Danglarsavecplaisir?–Capitaineousecond,monsieurMorrel,réponditditDantès, j’aurai toujourslesplusgrandségards

pourceuxquiposséderontlaconfiancedemesarmateurs.–Allons,allons,Dantès,jevoisqu’entoutpointvousêtesunbravegarçon.Quejenevousretienne

plus:allez,carjevoisquevousêtessurdescharbons.–J’aidoncmoncongé?demandaDantès.–Allez,vousdis-je.–Vouspermettezquejeprennevotrecanot?–Prenez.–Aurevoir,monsieurMorrel,etmillefoismerci.–Aurevoir,moncherEdmond,bonnechance!»Le jeune marin sauta dans le canot, alla s’asseoir à la poupe, et donna l’ordre d’aborder à la

Canebière.Deuxmatelotssepenchèrentaussitôtsurleursrames,etl’embarcationglissaaussirapidementqu’il est possible de le faire, au milieu des mille barques qui obstruent l’espèce de rue étroite quiconduit,entredeuxrangéesdenavires,del’entréeduportauquaid’Orléans.L’armateurlesuivitdesyeuxensouriant,jusqu’aubord,levitsautersurlesdallesduquai,etseperdre

aussitôtaumilieudelafoulebarioléequi,decinqheuresdumatinàneufheuresdusoir,encombrecettefameuseruedelaCanebière,dontlesPhocéensmodernessontsifiers,qu’ilsdisentavecleplusgrandsérieuxdumondeetaveccetaccentquidonnetantdecaractèreàcequ’ilsdisent :«SiParisavait laCanebière,ParisseraitunpetitMarseille.»Enseretournant,l’armateurvitderrièreluiDanglars,qui,enapparence,semblaitattendresesordres,

maisqui,enréalité,suivaitcommeluilejeunemarinduregard.Seulement,ilyavaitunegrandedifférencedansl’expressiondecedoubleregardquisuivaitlemême

homme.

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II–Lepèreetlefils.

LaissonsDanglars,auxprisesaveclegéniedelahaine,essayerdesoufflercontresoncamaradequelquemalignesuppositionàl’oreilledel’armateur,etsuivonsDantès,qui,aprèsavoirparcourulaCanebièredanstoutesalongueur,prendlaruedeNoailles,entredansunepetitemaisonsituéeducôtégauchedesAlléesdeMeilhan,montevivementlesquatreétagesd’unescalierobscur,et,seretenantàlaramped’unemain,comprimantdel’autrelesbattementsdesoncœur,s’arrêtedevantuneporteentrebaillée,quilaissevoirjusqu’aufondd’unepetitechambre.Cettechambreétaitcellequ’habitaitlepèredeDantès.Lanouvellede l’arrivéeduPharaonn’était encoreparvenueauvieillard,qui s’occupait,monté sur

unechaise,àpalissaderd’unemaintremblantequelquescapucinesmêléesdeclématites,quimontaientengrimpantlelongdutreillagedesafenêtre.Toutàcoupilsesentitprendreàbras-le-corps,etunevoixbienconnues’écriaderrièrelui:«Monpère,monbonpère!»Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis, voyant son fils, il se laissa aller dans ses bras, tout

tremblantettoutpâle.«Qu’as-tudonc,père?s’écrialejeunehommeinquiet;serais-tumalade?–Non, non,mon cherEdmond,mon fils,mon enfant, non ;mais je ne t’attendais pas, et la joie, le

saisissementdeterevoirainsiàl’improviste…monDieu!ilmesemblequejevaismourir!–Ehbien,remets-toidonc,père!c’estmoi,bienmoi!Ondittoujoursquelajoienefaitpasmal,et

voilàpourquoijesuisentréicisanspréparation.Voyons,souris-moi,aulieudemeregardercommetulefais,avecdesyeuxégarés.Jereviensetnousallonsêtreheureux.–Ah!tantmieux,garçon!repritlevieillard,maiscommentallons-nousêtreheureux?tunemequittes

doncplus?Voyons,conte-moitonbonheur.–Que le Seigneurme pardonne, dit le jeune homme, deme réjouir d’un bonheur fait avec le deuil

d’unefamille!MaisDieusaitquejen’eussepasdésirécebonheur;ilarrive,etjen’aipaslaforcedem’enaffliger:lebravecapitaineLeclèreestmort,monpère,etilestprobableque,parlaprotectiondeM.Morrel, jevaisavoirsaplace.Comprenez-vous,monpère?capitaineàvingtans!aveccent louisd’appointementsetunepartdanslesbénéfices!n’est-cepasplusquenepouvaitvraimentl’espérerunpauvrematelotcommemoi?–Oui,monfils,oui,eneffet,ditlevieillard,c’estheureux.–Aussi jeveuxquedupremierargentque je toucheraivousayezunepetitemaison,avecun jardin

pourplantervosclématites,voscapucinesetvoschèvrefeuilles…Mais,qu’as-tudonc,père,ondiraitquetutetrouvesmal?–Patience,patience!ceneserarien.»Et,lesforcesmanquantauvieillard,ilserenversaenarrière.«Voyons!voyons!dit lejeunehomme,unverredevin,monpère;celavousranimera;oùmettez-

vousvotrevin?–Non,merci,necherchepas;jen’enaipasbesoin,ditlevieillardessayantderetenirsonfils.–Sifait,sifait,père,indiquez-moil’endroit.»Etilouvritdeuxoutroisarmoires.«Inutile…ditlevieillard,iln’yaplusdevin.–Comment,iln’yaplusdevin!ditenpâlissantàsontourDantès,regardantalternativementlesjoues

creusesetblêmesduvieillardetlesarmoiresvides,comment,iln’yaplusdevin!Auriez-vousmanquéd’argent,monpère?–Jen’aimanquéderien,puisquetevoilà,ditlevieillard.

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–Cependant, balbutiaDantès en essuyant la sueurqui coulait de son front, cependant je vous avaislaissédeuxcentsfrancs,ilyatroismois,enpartant.– Oui, oui, Edmond, c’est vrai ; mais tu avais oublié en partant une petite dette chez le voisin

Caderousse;ilmel’arappelée,enmedisantquesijenepayaispaspourtoiiliraitsefairepayerchezM.Morrel.Alors,tucomprends,depeurquecelatefîtdutort…–Ehbien?–Ehbien,j’aipayé,moi.–Mais,s’écriaDantès,c’étaitcentquarantefrancsquejedevaisàCaderousse!–Oui,balbutialevieillard.–Etvouslesavezdonnéssurlesdeuxcentfrancsquejevousavaislaissés?»Levieillardfitunsignedetête.«Desortequevousavezvécutroismoisavecsoixantefrancs!murmuralejeunehomme.–Tusaiscombienilmefautpeudechose,ditvieillard.– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi ! s’écria Edmond en se jetant à genoux devant le

bonhomme.–Quefais-tudonc?–Oh!vousm’avezdéchirélecœur.–Bah!tevoilà,ditlevieillardensouriant;maintenanttoutestoublié,cartoutestbien.–Oui,mevoilà,ditlejeunehomme,mevoilàavecunbelaveniretunpeud’argent.Tenez,père,dit-il,

prenez,prenez,etenvoyezcherchertoutdesuitequelquechose.»Etilvidasurlatablesespoches,quicontenaientunedouzainedepiècesd’or,cinqousixécusdecinq

francsetdelamenuemonnaie.LevisageduvieuxDantèss’épanouit.«Àquicela?dit-il.–Mais,àmoi!…àtoi!…ànous!…Prends,achètedesprovisions,soisheureux,demainilyena

d’autres.–Doucement,doucement,ditlevieillardensouriant;avectapermission,j’useraimodérémentdela

bourse:oncroirait,sil’onmevoyaitachetertropdechosesàlafois,quej’aiétéobligéd’attendreleretourpourlesacheter.–Faiscommetuvoudras;mais,avanttouteschoses,prendsuneservante,père;jeneveuxpasquetu

restesseul.J’aiducafédecontrebandeetd’excellenttabacdansunpetitcoffredelacale,tul’aurasdèsdemain.Maischut!voiciquelqu’un.–C’estCaderoussequiauraappristonarrivée,etquivientsansdoutetefairesoncomplimentdebon

retour.–Bon,encoredeslèvresquidisentunechosetandisquelecœurenpenseuneautre,murmuraEdmond

;mais,n’importe,c’estunvoisinquinousarenduserviceautrefois,qu’ilsoitlebienvenu.»Eneffet,aumomentoùEdmondachevaitlaphraseàvoixbasse,onvitapparaîtreencadréeparlaporte

dupalier,latêtenoireetbarbuedeCaderousse.C’étaitunhommedevingt-cinqàvingt-sixans;iltenaitàsamainunmorceaudedrap,qu’ensaqualitédetailleurils’apprêtaitàchangerenunreversd’habit.«Eh!tevoilàdoncrevenu,Edmond?dit-ilavecunaccentmarseillaisdesplusprononcésetavecun

largesourirequidécouvraitsesdentsblanchescommedel’ivoire.–Commevousvoyez,voisinCaderousse,etprêtàvousêtreagréableenquelquechosequecesoit,

réponditDantèsendissimulantmalsafroideursouscetteoffredeservice.–Merci,merci;heureusement,jen’aibesoinderien,etcesontmêmequelquefoislesautresquiont

besoindemoi.(Dantèsfitunmouvement.)Jenetedispascelapourtoi,garçon;jet’aiprêtédel’argent,tumel’asrendu;celasefaitentrebonsvoisins,etnoussommesquittes.–Onn’estjamaisquitteenversceuxquinousontobligés,ditDantès,carlorsqu’onneleurdoitplus

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l’argent,onleurdoitlareconnaissance.–Àquoibonparlerdecela!Cequiestpasséestpassé.Parlonsdetonheureuxretour,garçon.J’étais

doncallécommecelasurleportpourrassortirdudrapmarron,lorsquejerencontrail’amiDanglars.«–Toi,àMarseille?«–Ehoui,toutdemême,merépondit-il.«–JetecroyaisàSmyrne.«–J’ypourraisêtre,carj’enreviens.«–EtEdmond,oùest-ildonc,lepetit?«–Mais chez sonpère, sansdoute, réponditDanglars ; et alors je suisvenu, continuaCaderousse,

pouravoirleplaisirdeserrerlamainàunami.–CebonCaderousse,ditlevieillard,ilnousaimetant.–Certainementquejevousaime,etquejevousestimeencore,attenduqueleshonnêtesgenssontrares

!Mais ilparaîtque tudeviens riche,garçon?»continua le tailleuren jetantun regardoblique sur lapoignéed’oretd’argentqueDantèsavaitdéposéesurlatable.Lejeunehommeremarqual’éclairdeconvoitisequiilluminalesyeuxnoirsdesonvoisin.«Eh!monDieu!dit-ilnégligemment,cetargentn’estpointàmoi;jemanifestaisaupèrelacrainte

qu’iln’eûtmanquédequelquechoseenmonabsence,etpourmerassurer,ilavidésaboursesurlatable.Allons,père,continuaDantès,remettezcetargentdansvotretirelire;àmoinsquelevoisinCaderoussen’enaitbesoinàsontour,auquelcasilestbienàsonservice.–Nonpas, garçon, ditCaderousse, je n’ai besoinde rien, et,Dieumerci l’état nourrit sonhomme.

Gardetonargent,garde:onn’enajamaisdetrop;cequin’empêchepasquejenetesoisobligédetonoffrecommesij’enprofitais.–C’étaitdeboncœur,ditDantès.–Jen’endoutepas.Ehbien,tevoilàdoncaumieuxavecM.Morrel,câlinquetues?–M.Morrelatoujourseubeaucoupdebontépourmoi,réponditDantès.–Encecas,tuastortderefusersondîner.–Comment,refusersondîner?repritlevieuxDantès;ilt’avaitdoncinvitéàdîner?– Oui, mon père, reprit Edmond en souriant de l’étonnement que causait à son père l’excès de

l’honneurdontilétaitl’objet.–Etpourquoidoncas-turefusé,fils?demandalevieillard.–Pourrevenirplustôtprèsdevous,monpère,réponditlejeunehomme;j’avaishâtedevousvoir.–Celal’auracontrarié,cebonM.Morrel,repritCaderousse;etquandonviseàêtrecapitaine,c’est

untortquedecontrariersonarmateur.–Jeluiaiexpliquélacausedemonrefus,repritDantès,etill’acomprise,jel’espère.–Ah!c’estque,pourêtrecapitaine,ilfautunpeuflattersespatrons.–J’espèreêtrecapitainesanscela,réponditDantès.–Tantmieux,tantmieux!celaferaplaisiràtouslesanciensamis,etjesaisquelqu’unlà-bas,derrière

lacitadelledeSaint-Nicolas,quin’enserapasfâché.–Mercédès?ditlevieillard.–Oui,monpère, repritDantès,et,avecpermission,maintenantque jevousaivu,maintenantque je

saisquevousvousportezbienetquevousaveztoutcequ’ilvousfaut,jevousdemanderailapermissiond’allerfairevisiteauxCatalans.–Va,monenfant,dit levieuxDantès,etqueDieutebénissedanstafemmecommeilm’abénidans

monfils.–Safemme!ditCaderousse;commevousyallez,pèreDantès!ellenel’estpasencore,cemesemble

!–Non;mais,selontouteprobabilité,réponditEdmond,ellenetarderapasàledevenir.

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–N’importe,n’importe,ditCaderousse,tuasbienfaitdetedépêcher,garçon.–Pourquoicela?–ParcequelaMercédèsestunebellefille,etquelesbellesfillesnemanquentpasd’amoureux;celle-

làsurtout,ilslasuiventpardouzaines.–Vraiment,ditEdmondavecunsouriresouslequelperçaitunelégèrenuanced’inquiétude.–Oh!oui,repritCaderousse,etdebeauxpartismême;mais,tucomprends,tuvasêtrecapitaine,on

n’auragardedeterefuser,toi!–Cequiveutdire,repritDantèsavecunsourirequidissimulaitmalsoninquiétude,quesijen’étais

pascapitaine…–Eh!eh!fitCaderousse.–Allons, allons, dit le jeunehomme, j’aimeilleureopinionquevousdes femmes engénéral, et de

Mercédèsenparticulier,et,j’ensuisconvaincu,quejesoiscapitaineounon,ellemeresterafidèle.–Tantmieux!tantmieux!ditCaderousse,c’esttoujours,quandonvasemarier,unebonnechoseque

d’avoirlafoi,mais,n’importe;crois-moi,garçon,neperdspasdetempsàallerluiannoncertonarrivéeetàluifairepartdetesespérances.–J’yvais»,ditEdmond.Ilembrassasonpère,saluaCaderoussed’unsigneetsortit.Caderousserestauninstantencore;puis,

prenantcongéduvieuxDantès,ildescenditàsontouretallarejoindreDanglars,quil’attendaitaucoindelarueSenac.–Ehbien,ditDanglars,l’as-tuvu?–Jelequitte,ditCaderousse.–Ett’a-t-ilparlédesonespéranced’êtrecapitaine?–Ilenparlecommes’ill’étaitdéjà.–Patience!ditDanglars,ilsepresseunpeutrop,cemesemble.–Dame!ilparaîtquelachoseluiestpromiseparM.Morrel.–Desortequ’ilestbienjoyeux?–C’est-à-direqu’ilenest insolent ; ilm’adéjàfaitsesoffresdeservicecommesic’étaitungrand

personnage;ilm’aoffertdemeprêterdel’argentcommes’ilétaitunbanquier.–Etvousavezrefusé?–Parfaitement ;quoique j’eussebienpuaccepter,attenduquec’estmoiqui luiaimisà lamain les

premièrespiècesblanchesqu’ilamaniées.MaismaintenantM.Dantèsn’auraplusbesoindepersonne,ilvaêtrecapitaine.–Bah!ditDanglars,ilnel’estpasencore.–Mafoi,ceseraitbienfaitqu’ilnelefûtpas,ditCaderousse,ousanscelailn’yauraplusmoyende

luiparler.–Quesinouslevoulonsbien,ditDanglars,ilresteracequ’ilest,etpeut-êtremêmedeviendramoins

qu’iln’est.–Quedis-tu?–Rien,jemeparleàmoi-même.EtilesttoujoursamoureuxdelabelleCatalane?–Amoureuxfou.Ilyestallé;maisoujemetrompefort,ouilauradudésagrémentdececôté-là.–Explique-toi.–Àquoibon?–C’estplusimportantquetunecrois.Tun’aimespasDantès,hein?–Jen’aimepaslesarrogants.–Ehbien,alors!dis-moicequetusaisrelativementàlaCatalane.–Jenesaisriendebienpositif;seulementj’aivudeschosesquimefontcroire,commejetel’aidit,

quelefuturcapitaineauradudésagrémentauxenvironsduchemindesVieilles-Infirmeries.

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–Qu’as-tuvu?allons,dis.–Ehbien,j’aivuquetouteslesfoisqueMercédèsvientenville,elleyvientaccompagnéed’ungrand

gaillarddeCatalanàl’œilnoir,àlapeaurouge,trèsbrun,trèsardent,etqu’elleappellemoncousin.–Ah!vraiment!etcrois-tuquececousinluifasselacour?–Jelesuppose:quediablepeutfaireungrandgarçondevingtetunansàunebellefillededix-sept?–EttudisqueDantèsestalléauxCatalans?–Ilestpartidevantmoi.–Sinousallionsdumêmecôté,nousnousarrêterionsàlaRéserve,et,toutenbuvantunverredevin

deLaMalgue,nousattendrionsdesnouvelles.–Etquinousendonnera?–Nousseronssurlaroute,etnousverronssurlevisagedeDantèscequiseserapassé.–Allons,ditCaderousse;maisc’esttoiquipaies?–Certainement,»réponditDanglars.Et tousdeuxs’acheminèrentd’unpasrapidevers l’endroit indiqué.Arrivés là, ilssefirentapporter

unebouteilleetdeuxverres.LepèrePamphilevenaitdevoirpasserDantèsiln’yavaitpasdixminutes.Certains que Dantès était aux Catalans, ils s’assirent sous le feuillage naissant des platanes et dessycomores, dans les branches desquels unebande joyeused’oiseaux chantaient undes premiers beauxjoursdeprintemps.

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III–LesCatalans.

Àcent pas de l’endroit où les deux amis, les regards à l’horizon et l’oreille au guet, sablaient le vinpétillantdeLaMalgue,s’élevait,derrièreunebuttenueetrongéeparlesoleiletlemistral,levillagedesCatalans.Un jour,unecoloniemystérieusepartitde l’Espagneetvint aborderà la languede terreoùelleest

encore aujourd’hui. Elle arrivait on ne savait d’où et parlait une langue inconnue. Un des chefs, quientendaitleprovençal,demandaàlacommunedeMarseilledeleurdonnercepromontoirenuetaride,sur lequel ils venaient, comme les matelots antiques, de tirer leurs bâtiments. La demande lui futaccordée,ettroismoisaprès,autourdesdouzeouquinzebâtimentsquiavaientamenécesbohémiensdelamer,unpetitvillages’élevait.Cevillage construit d’une façonbizarre et pittoresque,moitiémaure,moitié espagnol, est celui que

l’onvoit aujourd’hui habité par des descendants de ces hommes, qui parlent la languede leurs pères.Depuis trois ou quatre siècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petit promontoire, sur lequel ilss’étaientabattus,pareilsàunebanded’oiseauxdemer,sanssemêlerenrienàlapopulationmarseillaise,semariantentreeux,etayantconservé lesmœurset lecostumede leurmèrepatrie,comme ilsenontconservélelangage.Ilfautquenoslecteursnoussuiventàtraversl’uniqueruedecepetitvillage,etentrentavecnousdans

unedecesmaisonsauxquelleslesoleiladonné,au-dehors,cettebellecouleurfeuillemorteparticulièreauxmonuments du pays, et, au-dedans, une couchede badigeon, cette teinte blanchequi forme le seulornementdesposadasespagnoles.Unebelle jeunefilleauxcheveuxnoirscommele jais,auxyeuxveloutéscommeceuxde lagazelle,

tenaitdebout,adosséeàunecloison,etfroissaitentresesdoigtseffilésetd’undessinantiqueunebruyèreinnocentedontellearrachaitlesfleurs,etdontlesdébrisjonchaientdéjàlesol;enoutre,sesbrasnusjusqu’aucoude,sesbrasbrunis,maisquisemblaientmodeléssurceuxdelaVénusd’Arles,frémissaientd’unesorted’impatiencefébrile,etellefrappaitlaterredesonpiedsoupleetcambré,desortequel’onentrevoyaitlaformepure,fièreethardiedesajambe,emprisonnéedansunbasdecotonrougeàcoinsgrisetbleus.Àtroispasd’elle,assissurunechaisequ’ilbalançaitd’unmouvementsaccadé,appuyantsoncoudeà

un vieux meuble vermoulu, un grand garçon de vingt à vingt-deux ans la regardait d’un air où secombattaientl’inquiétudeetledépit;sesyeuxinterrogeaient,maisleregardfermeetfixedelajeunefilledominaitsoninterlocuteur.«Voyons,Mercédès,disaitlejeunehomme,voiciPâquesquivarevenir,c’estlemomentdefaireune

noce,répondez-moi!–Jevousairéponducentfois,Fernand,etilfautenvéritéquevoussoyezbienennemidevous-même

pourm’interrogerencore!–Ehbien,répétez-leencore,jevousensupplie,répétez-leencorepourquej’arriveàlecroire.Dites-

moi pour la centième fois que vous refusez mon amour, qu’approuvait votre mère ; faites-moi biencomprendrequevousvousjouezdemonbonheur,quemavieetmamortnesontrienpourvous.Ah!monDieu,monDieu!avoirrêvédixansd’êtrevotreépoux,Mercédès,etperdrecetespoirquiétaitleseulbutdemavie!–Cen’estpasmoidumoinsquivousaijamaisencouragédanscetespoir,Fernand,réponditMercédès

;vousn’avezpasuneseulecoquetterieàmereprocheràvotreégard.Jevousaitoujoursdit:«Jevousaimecommeunfrère,maisn’exigezjamaisdemoiautrechosequecetteamitiéfraternelle,carmoncœurestàunautre.»Vousai-jetoujoursditcela,Fernand?–Oui, je le saisbien,Mercédès, répondit le jeunehomme ;oui,vousvousêtesdonné,vis-à-visde

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moi,lecruelméritedelafranchise;maisoubliez-vousquec’estparmilesCatalansuneloisacréedesemarierentreeux?–Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi, c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez-moi,

n’invoquez pas cette habitude en votre faveur.Vous êtes tombé à la conscription, Fernand ; la libertéqu’onvouslaisse,c’estunesimpletolérance;d’unmomentà l’autrevouspouvezêtreappelésouslesdrapeaux.Unefoissoldat,queferez-vousdemoi,c’est-à-dired’unepauvrefilleorpheline, triste,sansfortune,possédantpourtoutbienunecabanepresqueenruine,oùpendentquelquesfiletsusés,misérablehéritagelaisséparmonpèreàmamèreetparmamèreàmoi?Depuisunanqu’elleestmorte,songezdonc,Fernand,quejevispresquedelacharitépublique!Quelquefoisvousfeignezquejevoussuisutile,etcelapouravoirledroitdepartagervotrepocheavecmoi;etj’accepte,Fernand,parcequevousêteslefilsd’unfrèredemonpère,parcequenousavonsétéélevésensembleetplusencoreparceque,par-dessustout,celavousferaittropdepeinesijevousrefusais.Maisjesensbienquecepoissonquejevaisvendreetdontjetirel’argentaveclequelj’achètelechanvrequejefile,jesensbien,Fernand,quec’estunecharité.–Etqu’importe,Mercédès,si,pauvreet isoléequevousêtes,vousmeconvenezainsimieuxquela

filleduplusfierarmateurouduplusrichebanquierdeMarseille!Ànousautres,quenousfaut-il?Unehonnêtefemmeetunebonneménagère.Oùtrouverais-jemieuxquevoussouscesdeuxrapports?– Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, on devient mauvaise ménagère et on ne peut

répondrederesterhonnêtefemmelorsqu’onaimeunautrehommequesonmari.Contentez-vousdemonamitié,car,jevouslerépète,c’esttoutcequejepuisvouspromettre,etjeneprometsquecequejesuissûredepouvoirdonner.–Oui,jecomprends,ditFernand;voussupportezpatiemmentvotremisère,maisvousavezpeurdela

mienne. Eh bien, Mercédès, aimé de vous, je tenterai la fortune ; vous me porterez bonheur, et jedeviendrairiche:jepuisétendremonétatdepêcheur;jepuisentrercommecommisdansuncomptoir;jepuismoi-mêmedevenirmarchand!–Vousnepouvezrien tenterde toutcela,Fernand ;vousêtessoldat,etsivousrestezauxCatalans,

c’estparcequ’iln’yapasdeguerre.Demeurezdoncpêcheur;nefaitespointderêvesquivousferaientparaîtrelaréalitéplusterribleencore,etcontentez-vousdemonamitié,puisquejenepuisvousdonnerautrechose.–Ehbien,vousavezraison,Mercédès,jeseraimarin;j’aurai,aulieuducostumedenospèresque

vousméprisez,unchapeauverni,unechemiserayéeetunevestebleueavecdesancressurlesboutons.N’est-cepointainsiqu’ilfautêtrehabillépourvousplaire?–Quevoulez-vousdire?demandaMercédèsenlançantunregardimpérieux,quevoulez-vousdire?Je

nevouscomprendspas.–Jeveuxdire,Mercédès,quevousn’êtessidureetsicruellepourmoiqueparcequevousattendez

quelqu’unquiestainsivêtu.Maisceluiquevousattendezestinconstantpeut-être,et,s’ilnel’estpas,lamerl’estpourlui.–Fernand,s’écriaMercédès,jevouscroyaisbonetjemetrompais!Fernand,vousêtesunmauvais

cœur d’appeler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh bien, oui, je nem’en cache pas,j’attendsetj’aimeceluiquevousdites,ets’ilnerevientpas,aulieud’accusercetteinconstancequevousinvoquez,vous,jediraiqu’ilestmortenm’aimant.»LejeuneCatalanfitungestederage.« Je vous comprends,Fernand : vousvous enprendrez à lui de ce que je ne vous aimepas ; vous

croiserez votre couteau catalan contre son poignard !À quoi cela vous avancera-t-il ?À perdremonamitié sivousêtesvaincu, àvoirmonamitié sechangerenhaine sivousêtesvainqueur.Croyez-moi,chercher querelle à un homme est unmauvaismoyen de plaire à la femmequi aime cet homme.Non,Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi à vosmauvaises pensées.Ne pouvantm’avoir pour

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femme,vousvouscontenterezdem’avoirpouramieetpoursœur;etd’ailleurs,ajouta-t-elle, lesyeuxtroublés etmouillés de larmes, attendez, attendez, Fernand : vous l’avez dit tout à l’heure, lamer estperfide,etilyadéjàquatremoisqu’ilestparti;depuisquatremoisj’aicomptébiendestempêtes!»Fernanddemeura impassible ; il ne chercha pas à essuyer les larmes qui roulaient sur les joues de

Mercédès;etcependant,pourchacunedeceslarmes,ileûtdonnéunverredesonsang;maisceslarmescoulaientpourunautre.Il se leva, fitun tourdans lacabaneet revint, s’arrêtadevantMercédès, l’œil sombreet lespoings

crispés.«Voyons,Mercédès,dit-il,encoreunefoisrépondez:est-cebienrésolu?–J’aimeEdmondDantès,ditfroidementlajeunefille,etnulautrequ’Edmondneseramonépoux.–Etvousl’aimereztoujours?–Tantquejevivrai.»Fernandbaissalatêtecommeunhommedécouragé,poussaunsoupirquiressemblaitàungémissement

;puistoutàcouprelevantlefront,lesdentsserréesetlesnarinesentrouvertes:«Maiss’ilestmort?–S’ilestmort,jemourrai.–Maiss’ilvousoublie?–Mercédès!criaunevoixjoyeuseau-dehorsdelamaison,Mercédès!–Ah!s’écrialajeunefilleenrougissantdejoieetenbondissantd’amour,tuvoisbienqu’ilnem’a

pasoubliée,puisquelevoilà!»Etelles’élançaverslaporte,qu’elleouvritens’écriant:«Àmoi,Edmond!mevoici.»Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière comme fait un voyageur à la vue d’un serpent, et

rencontrantsachaise,ilyretombaassis.EdmondetMercédèsétaientdanslesbrasl’undel’autre.LesoleilardentdeMarseille,quipénétraità

traversl’ouverturedelaporte,lesinondaitd’unflotdelumière.D’abordilsnevirentriendecequilesentourait.Unimmensebonheurlesisolaitdumonde,etilsneparlaientqueparcesmotsentrecoupésquisontlesélansd’unejoiesivivequ’ilssemblentl’expressiondeladouleur.Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre de Fernand, qui se dessinait dans l’ombre, pâle et

menaçante;parunmouvementdontilneserenditpascomptelui-même,lejeuneCatalantenaitlamainsurlecouteaupasséàsaceinture.«Ah!pardon,ditDantèsen fronçant lesourcilàson tour, jen’avaispas remarquéquenousétions

trois.»Puis,setournantversMercédès:«Quiestcemonsieur?demanda-t-il.–Monsieurseravotremeilleurami,Dantès,carc’estmonamiàmoi,c’estmoncousin,c’estmonfrère

; c’est Fernand ; c’est-à-dire l’homme qu’après vous, Edmond, j’aime le plus au monde ; ne lereconnaissez-vouspas?–Ah!sifait»,ditEdmond.Et, sans abandonnerMercédès, dont il tenait lamain serrée dans une des siennes, il tendit avec un

mouvementdecordialitésonautremainauCatalan.MaisFernand,loinderépondreàcegesteamical,restamuetetimmobilecommeunestatue.AlorsEdmondpromenasonregardinvestigateurdeMercédès,émueettremblante,àFernand,sombre

etmenaçant.Ceseulregardluiapprittout.Lacolèremontaàsonfront.«JenesavaispasveniravectantdehâtechezvousMercédès,pourytrouverunennemi.

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–Unennemi!s’écriaMercédèsavecunregarddecourrouxàl’adressedesoncousin;unennemichezmoi,dis-tu,Edmond!Sijecroyaiscela,jeteprendraissouslebrasetjem’eniraisàMarseille,quittantlamaisonpourn’yplusjamaisrentrer.»L’œildeFernandlançaunéclair.«Ets’ilt’arrivaitmalheur,monEdmond,continua-t-elleaveccemêmeflegmeimplacablequiprouvait

àFernandquelajeunefilleavaitlujusqu’auplusprofonddesasinistrepensée,s’ilt’arrivaitmalheur,jemonteraissurlecapdeMorgion,etjemejetteraissurlesrocherslatêtelapremière.»Fernanddevintaffreusementpâle.«Maistut’estrompé,Edmond,poursuivit-elle,tun’aspointd’ennemiici;iln’yaqueFernand,mon

frère,quivateserrerlamaincommeàunamidévoué.»Etàcesmots,lajeunefillefixasonvisageimpérieuxsurleCatalan,qui,commes’ileûtétéfascinépar

ceregard,s’approchalentementd’Edmondettenditlamain.Sahaine,pareilleàunevague impuissante,quoiquefurieuse,venaitsebrisercontre l’ascendantque

cettefemmeexerçaitsurlui.Maisàpeineeut-iltouchélamaind’Edmond,qu’ilsentitqu’ilavaitfaittoutcequ’ilpouvaitfaire,et

qu’ils’élançahorsdelamaison.«Oh ! s’écriait-il en courant commeun insensé ennoyant sesmainsdans ses cheveux,oh ! quime

délivreradoncdecethomme?Malheuràmoi!malheuràmoi!–Eh!leCatalan!eh!Fernand!oùcours-tu?»ditunevoix.Lejeunehommes’arrêtatoutcourt,regardaautourdelui,etaperçutCaderousseattabléavecDanglars

sousunberceaudefeuillage.«Eh!ditCaderousse,pourquoineviens-tupas?Es-tudoncsipresséquetun’aiespasletempsde

direbonjourauxamis?–Surtoutquandilsontencoreunebouteillepresquepleinedevanteux»,ajoutaDanglars.Fernandregardalesdeuxhommesd’unairhébété,etneréponditrien.« Il semble toutpenaud,ditDanglars,poussantdugenouCaderousse : est-cequenousnous serions

trompés,etqu’aucontrairedecequenousavionsprévu,Dantèstriompherait?–Dame!ilfautvoir»,ditCaderousse.Etseretournantverslejeunehomme:«Ehbien,voyons,leCatalan,tedécides-tu?»dit-il.Fernandessuyalasueurquiruisselaitdesonfrontetentralentementsouslatonnelle,dontl’ombrage

semblarendreunpeudecalmeàsessensetlafraîcheurunpeudebien-êtreàsoncorpsépuisé.«Bonjour,dit-il,vousm’avezappelé,n’est-cepas?»Etiltombaplutôtqu’ilnes’assitsurundessiègesquientouraientlatable.«Jet’aiappeléparcequetucouraiscommeunfou,etquej’aieupeurquetun’allassestejeteràla

mer,diten riantCaderousse.Quediable,quandonadesamis,c’estnonseulementpour leuroffrirunverredevin,maisencorepourlesempêcherdeboiretroisouquatrepintesd’eau.»Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à un sanglot et laissa tomber sa tête sur ses deux

poignets,posésencroixsurlatable.«Ehbien,veux-tuquejetedise,Fernand,repritCaderousse,entamantl’entretienaveccettebrutalité

grossièredesgensdupeupleauxquelslacuriositéfaitoubliertoutediplomatie;ehbien,tuasl’aird’unamantdéconfit!»Etilaccompagnacetteplaisanteried’ungrosrire.« Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé comme celui-là n’est pas fait pour être malheureux en

amour;tutemoques,Caderousse.–Nonpas, repritcelui-ci ;écouteplutôtcommeilsoupire.Allons,allons,Fernand,ditCaderousse,

lèvelenezetréponds-nous:cen’estpasaimabledenepasrépondreauxamisquinousdemandentdes

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nouvellesdenotresanté.–Masantévabien,ditFernandcrispantsespoingsmaissansleverlatête.–Ah!vois-tuDanglars,ditCaderousseenfaisantsignedel’œilàsonami,voicilachose:Fernand,

que tu vois, et qui est unbon et braveCatalan, undesmeilleurs pêcheurs deMarseille, est amoureuxd’unebellefillequ’onappelleMercédès;maismalheureusementilparaîtquelabellefille,desoncoté,estamoureusedusecondduPharaon;et,commelePharaonestentréaujourd’huimêmedansleport,tucomprends?–Non,jenecomprendspas,ditDanglars.–LepauvreFernandaurareçusoncongé,continuaCaderousse.– Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête et regardant Caderousse, en homme qui cherche

quelqu’unsurquifairetombersacolère;Mercédèsnedépenddepersonne?n’est-cepas?etelleestbienlibred’aimerquielleveut.–Ah!situleprendsainsi,ditCaderousse,c’estautrechose!Moi,jetecroyaisunCatalan;etl’on

m’avaitditque lesCatalansn’étaientpashommesàse laissersupplanterparunrival ;onavaitmêmeajoutéqueFernandsurtoutétaitterribledanssavengeance.»Fernandsouritavecpitié.«Unamoureuxn’estjamaisterrible,dit-il.–Lepauvregarçon!repritDanglarsfeignantdeplaindrelejeunehommeduplusprofonddesoncœur.

Queveux-tu?ilnes’attendaitpasàvoirrevenirainsiDantèstoutàcoup;il lecroyaitpeut-êtremort,infidèle,quisait?Ceschoses-làsontd’autantplussensiblesqu’ellesnousarriventtoutàcoup.–Ah!mafoi,danstouslescas,ditCaderoussequibuvaittoutenparlantetsurlequellevinfumeuxde

LaMalgue commençait à faire son effet, dans tous les cas, Fernand n’est pas le seul que l’heureusearrivéedeDantèscontrarie,n’est-cepas,Danglars?–Non,tudisvrai,etj’oseraispresquedirequecelaluiporteramalheur.–Maisn’importe, repritCaderousseenversantunverredevinàFernand,etenremplissantpour la

huitièmeoudixièmefoissonpropreverretandisqueDanglarsavaitàpeineeffleurélesien;n’importe,enattendantilépouseMercédès,labelleMercédès;ilrevientpourcela,dumoins.»Pendantce temps,Danglarsenveloppaitd’unregardperçant le jeunehomme,sur lecœurduquel les

parolesdeCaderoussetombaientcommeduplombfondu.«Etàquandlanoce?demanda-t-il.–Oh!ellen’estpasencorefaite!murmuraFernand.–Non,maisellesefera,ditCaderousse,aussivraiqueDantèsseralecapitaineduPharaon,n’est-ce

pas,Danglars?»Danglarstressaillitàcetteatteinteinattendue,etseretournaversCaderousse,dontàsontourilétudia

levisagepourvoirsilecoupétaitprémédité;maisilnelutrienquel’enviesurcevisagedéjàpresquehébétéparl’ivresse.«Ehbien,dit-ilenremplissantlesverres,buvonsdoncaucapitaineEdmondDantès,maridelabelle

Catalane!»Caderousseportasonverreàsabouched’unemainalourdieetl’avalad’untrait.Fernandpritlesien

etlebrisacontreterre.«Eh!eh!eh!ditCaderousse,qu’aperçois-jedonclà-bas,auhautdelabutte,dansladirectiondes

Catalans?Regardedonc,Fernand,tuasmeilleurevuequemoi;jecroisquejecommenceàvoirtrouble,et,tulesais,levinestuntraître:ondiraitdeuxamantsquimarchentcôteàcôteetlamaindanslamain.Dieumepardonne!ilsnesedoutentpasquenouslesvoyons,etlesvoilàquis’embrassent!»DanglarsneperdaitpasunedesangoissesdeFernand,dontlevisagesedécomposaitàvued’œil.«Lesconnaissez-vous,monsieurFernand?dit-il.–Oui,réponditcelui-cid’unevoixsourde,c’estM.EdmondetMlleMercédès.

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–Ah!voyez-vous!ditCaderousse,etmoiquinelesreconnaissaispas!Ohé!Dantès!ohé!labellefille!venezpariciunpeu,etdites-nousàquandlanoce,carvoiciM.Fernandquiestsientêtéqu’ilneveutpasnousledire.–Veux-tu te taire !ditDanglars, affectantde retenirCaderousse,qui, avec la ténacitédes ivrognes,

penchaithorsduberceau;tâchedetetenirdeboutetlaisselesamoureuxs’aimertranquillement.Tiens,regardeM.Fernand,etprendsexemple:ilestraisonnable,lui.»Peut-être Fernand, poussé à bout, aiguillonné parDanglars comme le taureau par les banderilleros,

allait-ilenfins’élancer,carils’étaitdéjàlevéetsemblaitseramassersurlui-mêmepourbondirsursonrival;maisMercédès,rianteetdroite,levasabelletêteetfitrayonnersonclairregard;alorsFernandserappelalamenacequ’elleavaitfaite,demourirsiEdmondmourait,etilretombatoutdécouragésursonsiège.Danglars regarda successivement ces deux hommes : l’un abruti par l’ivresse, l’autre dominé par

l’amour.« Jene tirerai riendecesniais-là,murmura-t-il, et j’aigrand-peurd’être ici entreun ivrogneetun

poltron:voiciunenvieuxquisegriseavecduvin,tandisqu’ildevraits’enivrerdefiel;voiciungrandimbécile à qui on vient de prendre sa maîtresse sous son nez et qui se contente de pleurer et de seplaindre commeun enfant.Et cependant, cela vous a desyeux flamboyants commecesEspagnols, cesSiciliensetcesCalabrais,quisevengentsibien;celavousadespoingsàécraserunetêtedebœufaussisûrementqueleferaitlamassed’unboucher.Décidément,ledestind’Edmondl’emporte;ilépouseralabellefille, ilseracapitaineetsemoqueradenous;àmoinsque…unsourirelividesedessinasurleslèvresdeDanglars–àmoinsquejenem’enmêle,ajouta-t-il.–Holà!continuaitdecrierCaderousseàmoitiélevéetlespoingssurlatable,holà!Edmond!tune

voisdoncpaslesamis,ouest-cequetuesdéjàtropfierpourleurparler?–Non,moncherCaderousse,réponditDantès,jenesuispasfier,maisjesuisheureux,etlebonheur

aveugle,jecrois,encoreplusquelafierté.–Àlabonneheure!voilàuneexplication,ditCaderousse.Eh!bonjour,madameDantès.»Mercédèssaluagravement.«Cen’estpasencoremonnom,dit-elle,etdansmonpayscelaportemalheur,assure-t-on,d’appeler

lesfillesdunomdeleurfiancéavantquecefiancésoitleurmari;appelez-moidoncMercédès,jevousprie.–Ilfautluipardonner,àcebonvoisinCaderousse,ditDantès,ilsetrompedesipeudechose!–Ainsi,lanocevaavoirlieuincessammentmonsieurDantès?ditDanglarsensaluantlesdeuxjeunes

gens.–Leplustôtpossible,monsieurDanglars;aujourd’huitouslesaccordschezlepapaDantès,etdemain

ouaprès-demain,auplustard,ledînerdesfiançailles,ici,àlaRéserve.Lesamisyseront,jel’espère;c’estvousdirequevousêtesinvité,monsieurDanglars;c’esttedirequetuenes,Caderousse.–EtFernand,ditCaderousseenriantd’unrirepâteux,Fernandenest-ilaussi?– Le frère de ma femme est mon frère, dit Edmond, et nous le verrions avec un profond regret,

Mercédèsetmoi,s’écarterdenousdansunpareilmoment.»Fernandouvrit labouchepourrépondre;mais lavoixexpiradanssagorge,et ilneputarticulerun

seulmot.«Aujourd’hui lesaccords,demainouaprès-demain lesfiançailles…diable!vousêtesbienpressé,

capitaine.– Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai comme Mercédès disait tout à l’heure à

Caderousse:nemedonnezpasletitrequinemeconvientpasencore,celameporteraitmalheur.–Pardon,réponditDanglars;jedisaisdoncsimplementquevousparaissiezbienpressé;quediable!

nousavonsletemps:lePharaonneseremettraguèreenmeravanttroismois.

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–Onest toujourspresséd’êtreheureux,monsieurDanglars,car lorsqu’onasouffert longtempsonagrand-peineàcroireaubonheur.Maiscen’estpasl’égoïsmeseulquimefaitagir:ilfautquej’ailleàParis.–Ah!vraiment!àParis:etc’estlapremièrefoisquevousyallez,Dantès?–Oui.–Vousyavezaffaire?–Paspourmoncompte:unedernièrecommissiondenotrepauvrecapitaineLeclèreàremplir;vous

comprenez, Danglars, c’est sacré. D’ailleurs soyez tranquille, je ne prendrai que le temps d’aller etrevenir.–Oui,oui,jecomprends»,dittouthautDanglars.Puistoutbas:«ÀParis,pourremettreàsonadressesansdoutelalettrequelegrandmaréchalluiadonnée.Pardieu

! cette lettreme fait pousserune idée,uneexcellente idée !Ah !Dantès,monami, tun’espas encorecouchéauregistreduPharaonsouslenuméro1.»PuisseretournantversEdmond,quis’éloignaitdéjà:«Bonvoyage!luicria-t-il.–Merci»,réponditEdmondenretournantlatêteetenaccompagnantcemouvementd’ungesteamical.Puislesdeuxamantscontinuèrentleurroute,calmesetjoyeuxcommedeuxélusquimontentauciel.

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IV–Complot.

DanglarssuivitEdmondetMercédèsdesyeuxjusqu’àcequelesdeuxamantseussentdisparuàl’undesangles du fort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors, il aperçut Fernand, qui était retombé pâle etfrémissantsursachaise,tandisqueCaderoussebalbutiaitlesparolesd’unechansonàboire.«Ahçà!monchermonsieur,ditDanglarsàFernand,voilàunmariagequinemeparaîtpasfairele

bonheurdetoutlemonde!–Ilmedésespère,ditFernand.–VousaimiezdoncMercédès?–Jel’adorais!–Depuislongtemps?–Depuisquenousnousconnaissons,jel’aitoujoursaimée.–Etvousêteslààvousarracherlescheveux,aulieudechercherremèdeàlachose!Quediable!je

necroyaispasquecefûtainsiqu’agissaientlesgensdevotrenation.–Quevoulez-vousquejefasse?demandaFernand.–Etquesais-je,moi?Est-cequecelameregarde?Cen’estpasmoi,cemesemble,quisuisamoureux

deMlleMercédès,maisvous.Cherchez,ditl’Évangile,etvoustrouverez.–J’avaistrouvédéjà.–Quoi?–Jevoulaispoignarderl’homme,maislafemmem’aditques’ilarrivaitmalheuràsonfiancé,ellese

tuerait.–Bah!onditceschoses-là,maisonnelesfaitpoint.–VousneconnaissezpointMercédès,monsieur:dumomentoùelleamenacé,elleexécuterait.–Imbécile!murmuraDanglars:qu’ellesetueounon,quem’importe,pourvuqueDantèsnesoitpoint

capitaine.–EtavantqueMercédèsmeure,repritFernandavecl’accentd’uneimmuablerésolution,jemourrais

moi-même.–Envoilà de l’amour ! ditCaderousse d’une voix de plus en plus avinée ; en voilà, ou je nem’y

connaisplus!–Voyons,ditDanglars,vousmeparaissezungentilgarçon,etjevoudrais,lediablem’emporte!vous

tirerdepeine;mais…–Oui,ditCaderousse,voyons.–Moncher,repritDanglars,tuesauxtroisquartsivres:achèvelabouteille,ettuleserastoutàfait.

Bois,etnetemêlepasdecequenousfaisons:pourcequenousfaisonsilfautavoirtoutesatête.–Moiivre?ditCaderousse,allonsdonc!J’enboiraisencorequatre,detesbouteilles,quinesontpas

plusgrandesquedesbouteillesd’eaudeCologne!PèrePamphile,duvin!»Etpourjoindrelapreuveàlaproposition,Caderoussefrappaavecsonverresurlatable.«Vousdisiezdonc,monsieur?repritFernand,attendantavecaviditélasuitedelaphraseinterrompue.–Quedisais-je?Jenemelerappelleplus.CetivrognedeCaderoussem’afaitperdrelefildemes

pensées.– Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour ceux qui craignent le vin, c’est qu’ils ont quelque

mauvaisepenséequ’ilscraignentquelevinneleurtireducœur.»EtCaderoussesemitàchanterlesdeuxderniersversd’unechansonfortenvogueàcetteépoque:

Touslesméchantssontbuveursd’eau,C’estbienprouvéparledéluge.

«Vousdisiez,monsieur,repritFernand,quevousvoudriezmetirerdepeine;mais,ajoutiez-vous…

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–Oui,mais,ajoutais-je…pourvous tirerdepeine il suffitqueDantèsn’épousepascellequevousaimezetlemariagepeuttrèsbienmanquer,cemesemble,sansqueDantèsmeure.–Lamortseulelesséparera,ditFernand.–Vousraisonnezcommeuncoquillage,monami,ditCaderousse,etvoilàDanglars,quiestunfinaud,

unmalin,ungrec,quivavousprouverquevousaveztort.Prouve,Danglars.J’airépondudetoi.Dis-luiqu’iln’estpasbesoinqueDantèsmeure;d’ailleursceseraitfâcheuxqu’ilmourût,Dantès.C’estunbongarçon,jel’aime,moi,Dantès.Àtasanté,Dantès.»Fernandselevaavecimpatience.«Laissez-ledire,repritDanglarsenretenantlejeunehomme,etd’ailleurs,toutivrequ’ilest,ilnefait

point si grande erreur. L’absence disjoint tout aussi bien que la mort ; et supposez qu’il y ait entreEdmondetMercédèslesmuraillesd’uneprison,ilsserontséparésniplusnimoinsques’ilyavaitlàlapierred’unetombe.–Oui,maisonsortdeprison,ditCaderousse,quiaveclesrestesdesonintelligencesecramponnaità

laconversation,etquandonestsortideprisonetqu’ons’appelleEdmondDantès,onsevenge.–Qu’importe!murmuraFernand.– D’ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on Dantès en prison ? Il n’a ni volé, ni tué, ni

assassiné.–Tais-toi,ditDanglars.–Jeneveuxpasmetaire,moi,ditCaderousse.Jeveuxqu’onmedisepourquoionmettraitDantèsen

prison.Moi,j’aimeDantès.Àtasanté,Dantès!»Et il avalaunnouveauverredevin.Danglars suivitdans lesyeuxatonesdu tailleur lesprogrèsde

l’ivresse,etsetournantversFernand:«Ehbien,comprenez-vous,dit-il,qu’iln’yapasbesoindeletuer?–Non,certes,si,commevousledisieztoutàl’heure,onavaitlemoyendefairearrêterDantès.Mais

cemoyen,l’avez-vous?–Encherchantbien,ditDanglars,onpourraitletrouver.Maiscontinua-t-il,dequoidiable!vais-jeme

mêlerlà;est-cequecelameregarde?–Jenesaispassicelavousregarde,ditFernandenluisaisissantlebras;maiscequejesais,c’est

quevousavezquelquemotifdehaineparticulièrecontreDantès:celuiquihaitlui-mêmenesetrompepasauxsentimentsdesautres.–Moi,desmotifsdehainecontreDantès?Aucun,surmaparole.Jevousaivumalheureuxetvotre

malheurm’aintéressé,voilàtout;maisdumomentoùvouscroyezquej’agispourmonproprecompte,adieu,moncherami,tirez-vousd’affairecommevouspourrez.»EtDanglarsfitsemblantdeseleveràsontour.«Nonpas,ditFernandenleretenant,restez!Peum’importe,auboutducompte,quevousenvouliezà

Dantès,ouquevousneluienvouliezpas:jeluienveux,moi;jel’avouehautement.Trouvezlemoyenetje l’exécute,pourvuqu’iln’yaitpasmortd’homme,carMercédèsaditqu’elle se tuerait si l’on tuaitDantès.»Caderousse,quiavaitlaissétombersatêtesurlatablerelevalefront,etregardantFernandetDanglars

avecdesyeuxlourdsethébétés:«TuerDantès!dit-il,quiparleicidetuerDantès?jeneveuxpasqu’onletue,moi:c’estmonami;il

aoffertcematindepartagersonargentavecmoi,commej’aipartagélemienaveclui:jeneveuxpasqu’ontueDantès.–Etquiteparledeletuer,imbécile!repritDanglars;ils’agitd’unesimpleplaisanterie;boisàsa

santé,ajouta-t-ilenremplissantleverredeCaderousse,etlaisse-noustranquilles.–Oui,oui,àlasantédeDantès!ditCaderousseenvidantsonverre,àsasanté!…àsasanté!…là!–Maislemoyen,lemoyen?ditFernand.

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–Vousnel’avezdoncpastrouvéencore,vous?–Non,vousvousenêteschargé.–C’estvrai, repritDanglars, lesFrançaisontcettesupérioritésur lesEspagnols,que lesEspagnols

ruminentetquelesFrançaisinventent.–Inventezdoncalors,ditFernandavecimpatience.–Garçon,ditDanglars,uneplume,del’encreetdupapier!–Uneplume,del’encreetdupapier!murmuraFernand.– Oui, je suis agent comptable : la plume, l’encre et le papier sont mes instruments ; et sansmes

instrumentsjenesaisrienfaire.–Uneplume,del’encreetdupapier!criaàsontourFernand.–Ilyacequevousdésirezlàsurcettetable,ditlegarçonenmontrantlesobjetsdemandés.–Donnez-les-nousalors.»Legarçonpritlepapier,l’encreetlaplume,etlesdéposasurlatableduberceau.«Quandonpense,ditCaderousseenlaissanttombersamainsurlepapier,qu’ilyalàdequoituerun

hommeplussûrementquesionl’attendaitaucoind’unboispourl’assassiner!J’aitoujourseupluspeurd’uneplume,d’unebouteilled’encreetd’unefeuilledepapierqued’uneépéeoud’unpistolet.–Ledrôlen’estpasencoresiivrequ’ilenal’air,ditDanglars;versez-luidoncàboire,Fernand.»Fernand remplit le verre deCaderousse, et celui-ci en véritable buveur qu’il était, leva lamain de

dessuslepapieretlaportaàsonverre.LeCatalansuivitlemouvementjusqu’àcequeCaderousse,presquevaincuparcettenouvelleattaque,

reposâtouplutôtlaissâtretombersonverresurlatable.« Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le reste de la raison de Caderousse commençait à

disparaîtresouscedernierverredevin.–Ehbien,jedisaisdonc,parexemple,repritDanglars,quesi,aprèsunvoyagecommeceluiquevient

defaireDantès,etdanslequelilatouchéàNaplesetàl’îled’Elbe,quelqu’unledénonçaitauprocureurduroicommeagentbonapartiste…–Jeledénoncerai,moi!ditvivementlejeunehomme.–Oui ;maisalorsonvousfaitsignervotredéclaration,onvousconfronteavecceluiquevousavez

dénoncé:jevousfournisdequoisoutenirvotreaccusation,jelesaisbien;maisDantèsnepeutresteréternellementenprison,unjouroul’autreilensort,et,cejouroùilensort,malheuràceluiquil’yafaitentrer!–Oh!jenedemandequ’unechose,ditFernand,c’estqu’ilviennemechercherunequerelle!–Oui,etMercédès!Mercédès,quivousprendenhainesivousavezseulementlemalheurd’écorcher

l’épidermeàsonbien-aiméEdmond!–C’estjuste,ditFernand.–Non,non,repritDanglars,sionsedécidaitàunepareillechose,voyez-vous,ilvaudraitbienmieux

prendre tout bonnement comme je le fais, cette plume, la tremper dans l’encre, et écrire de la maingauche,pourquel’écriturenefûtpasreconnue,unepetitedénonciationainsiconçue.»EtDanglars,joignantl’exempleauprécepte,écrivitdelamaingaucheetd’uneécriturerenversée,qui

n’avaitaucuneanalogieavecsonécriturehabituelle, les lignessuivantesqu’ilpassaàFernand,etqueFernandlutàdemi-voix:Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami du trône et de la religion, que le nommé

EdmondDantès,seconddunavirelePharaon,arrivécematindeSmyrne,aprèsavoirtouchéàNaplesetàPorto-Ferrajo,aétéchargé,parMurat,d’unelettrepourl’usurpateur,et,parl’usurpateur,d’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.Onaura lapreuvedesoncrimeen l’arrêtant,caron trouveracette lettreousur lui,ouchezson

père,oudanssacabineàbordduPharaon.

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«À labonneheure, continuaDanglars ; ainsi votrevengeance aurait le sens commun, car d’aucunefaçonalorsellenepourraitretombersurvous,etlachoseiraittouteseule;iln’yauraitplusqu’àpliercettelettre,commejelefais,etàécriredessus:«ÀMonsieurleProcureurroyal.»Toutseraitdit.»EtDanglarsécrivitl’adresseensejouant.« Oui, tout serait dit », s’écria Caderousse, qui par un dernier effort d’intelligence avait suivi la

lecture,etquicomprenaitd’instincttoutcequ’unepareilledénonciationpourraitentraînerdemalheur;«oui,toutseraitdit:seulement,ceseraituneinfamie.»Etilallongealebraspourprendrelalettre.«Aussi,ditDanglarsenlapoussanthorsdelaportéedesamain,aussi,cequejedisetcequejediset

ce que je fais, c’est en plaisantant ; et, le premier, je serais bien fâché qu’il arrivât quelque chose àDantès,cebonDantès!Aussi,tiens…»Ilpritlalettre,lafroissadanssesmainsetlajetadansuncoindelatonnelle.«Àlabonneheure,ditCaderousse,Dantèsestmonami,etjeneveuxpasqu’onluifassedemal.–Eh!quidiableysongeàluifairedumal!cen’estnimoiniFernand!ditDanglarsenselevanteten

regardantlejeunehommequiétaitdemeuréassis,maisdontl’œilobliquecouvaitlepapierdénonciateurjetédansuncoin.–Encecas,repritCaderousse,qu’onnousdonneduvin:jeveuxboireàlasantéd’Edmondetdela

belleMercédès.–Tu n’as déjà que trop bu, ivrogne, ditDanglars, et si tu continues tu seras obligé de coucher ici,

attenduquetunepourrasplustetenirsurtesjambes.–Moi,ditCaderousseenselevantaveclafatuitédel’hommeivre;moi,nepaspouvoirmetenirsur

mesjambes!JepariequejemonteauclocherdesAccoules,etsansbalancerencore!–Ehbien,soit,ditDanglars,jeparie,maispourdemain:aujourd’huiilesttempsderentrer;donne-

moidonclebrasetrentrons.–Rentrons,ditCaderousse,maisjen’aipasbesoindetonbraspourcela.Viens-tu,Fernand?rentres-

tuavecnousàMarseille?–Non,ditFernand,jeretourneauxCatalans,moi.–Tuastort,viensavecnousàMarseille,viens.–Jen’aipointbesoinàMarseille,etjen’yveuxpointaller.–Commentas-tuditcela?Tuneveuxpas,monbonhomme!ehbien,àtonaise!libertépourtoutle

monde!Viens,Danglars,etlaissonsmonsieurrentrerauxCatalans,puisqu’illeveut.»DanglarsprofitadecemomentdebonnevolontédeCaderoussepourl’entraînerducôtédeMarseille;

seulement,pourouvriruncheminpluscourtetplusfacileàFernand,aulieuderevenirparlequaidelaRive-Neuve,ilrevintparlaporteSaint-Victor.Caderousselesuivait,toutchancelant,accrochéàsonbras.Lorsqu’ileutfaitunevingtainedepas,DanglarsseretournaetvitFernandseprécipitersurlepapier,

qu’ilmitdanssapoche;puisaussitôt,s’élançanthorsdelatonnelle,lejeunehommetournaducôtéduPillon.«Ehbien,quefait-ildonc?ditCaderousse,ilnousamenti:iladitqu’ilallaitauxCatalans,etilvaà

laville!Holà!Fernand!tutetrompes,mongarçon!–C’esttoiquivoistrouble,ditDanglars,ilsuittoutdroitlechemindesVieilles-Infirmeries.–Envérité !ditCaderousse,ehbien, j’aurais juréqu’il tournait àdroite ;décidément levinestun

traître.–Allons,allons,murmuraDanglars,jecroisquemaintenantlachoseestbienlancée,etqu’iln’yaplus

qu’àlalaissermarchertouteseule.»

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V–Lerepasdesfiançailles.

Lelendemainfutunbeaujour.Lesoleilselevapuretbrillant,etlespremiersrayonsd’unrougepourprediaprèrentdeleursrubislespointesécumeusesdesvagues.LerepasavaitétépréparéaupremierétagedecettemêmeRéserve,aveclatonnelledelaquellenous

avons déjà fait connaissance. C’était une grande salle éclairée par cinq ou six fenêtres, au-dessus dechacunedesquelles(expliquelephénomènequipourra!)étaitécrit lenomd’unedesgrandesvillesdeFrance.Unebalustradeenbois,commelerestedubâtiment,régnaittoutlelongdecesfenêtres.Quoiquelerepasnefûtindiquéquepourmidi,dèsonzeheuresdumatin,cettebalustradeétaitchargée

de promeneurs impatients. C’étaient les marins privilégiés du Pharaon et quelques soldats, amis deDantès.Tousavaient,pourfairehonneurauxfiancés,faitvoirlejouràleursplusbellestoilettes.Lebruitcirculait,parmi lesfutursconvives,que lesarmateursduPharaondevaienthonorerde leur

présencelerepasdenocesdeleursecond;maisc’étaitdeleurpartunsigrandhonneuraccordéàDantèsquepersonnen’osaitencoreycroire.CependantDanglars, en arrivant avecCaderousse, confirmaà son tour cettenouvelle. Il avait vu le

matinM.Morrellui-même,etM.Morrelluiavaitditqu’ilviendraitdîneràlaRéserve.Eneffet,uninstantaprèseux,M.Morrelfitàsontoursonentréedanslachambreetfutsaluéparles

matelotsduPharaond’unhourraunanimed’applaudissements.Laprésencedel’armateurétaitpoureuxlaconfirmationdubruitquicouraitdéjàqueDantèsseraitnommécapitaine;etcommeDantèsétaitfortaiméàbord,cesbravesgensremerciaientainsil’armateurdecequ’unefoisparhasardsonchoixétaitenharmonie avec leurs désirs. À peine M. Morrel fut-il entré qu’on dépêcha unanimement Danglars etCaderousseverslefiancé:ilsavaientmissiondeleprévenirdel’arrivéedupersonnageimportantdontlavueavaitproduitunesivivesensation,etdeluidiredesehâter.Danglars etCaderousse partirent tout courantmais ils n’eurent pas fait cent pas, qu’à la hauteur du

magasinàpoudreilsaperçurentlapetitetroupequivenait.CettepetitetroupesecomposaitdequatrejeunesfillesamiesdeMercédèsetCatalanescommeelle,et

qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le bras. Près de la futuremarchait le pèreDantès,etderrièreeuxvenaitFernandavecsonmauvaissourire.NiMercédès niEdmond ne voyaient cemauvais sourire deFernand.Les pauvres enfants étaient si

heureuxqu’ilsnevoyaientqu’euxseulsetcebeaucielpurquilesbénissait.DanglarsetCaderousses’acquittèrentdeleurmissiond’ambassadeurs;puisaprèsavoiréchangéune

poignéedemainbienvigoureuseetbienamicaleavecEdmond,ilsallèrent,DanglarsprendreplaceprèsdeFernand,CaderousseserangerauxcôtésdupèreDantès,centredel’attentiongénérale.Cevieillard était vêtude sonbel habit de taffetas épinglé, ornéde largesboutonsd’acier, taillés à

facettes. Ses jambes grêles, mais nerveuses, s’épanouissaient dans de magnifiques bas de cotonmouchetés,quisentaientd’unelieuelacontrebandeanglaise.Àsonchapeauàtroiscornespendaitunflotderubansblancsetbleus.Enfin,ils’appuyaitsurunbâtondeboistorduetrecourbéparlehautcommeunpedumantique.Oneût

ditundecesmuscadinsquiparadaienten1796danslesjardinsnouvellementrouvertsduLuxembourgetdesTuileries.Prèsde lui, nous l’avonsdit, s’était glisséCaderousse,Caderousseque l’espéranced’unbon repas

avait achevé de réconcilier avec les Dantès, Caderousse à qui il restait dans la mémoire un vaguesouvenir de ce qui s’était passé la veille, comme en se réveillant lematin on trouve dans son espritl’ombredurêvequ’onafaitpendantlesommeil.Danglars,ens’approchantdeFernand,avaitjetésurl’amantdésappointéunregardprofond.Fernand,

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marchantderrièrelesfutursépoux,complètementoubliéparMercédès,quidanscetégoïsmejuvénileetcharmantde l’amourn’avaitd’yeuxquepour sonEdmond.Fernandétaitpâle,puis rougeparboufféessubitesquidisparaissaientpour faireplacechaque foisàunepâleurcroissante.De tempsen temps, ilregardait du côté deMarseille, et alors un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonner sesmembres.Fernandsemblaitattendreoutoutaumoinsprévoirquelquegrandévénement.Dantèsétaitsimplementvêtu.Appartenantàlamarinemarchande,ilavaitunhabitquitenaitlemilieu

entrel’uniformemilitaireetlecostumecivil;etsouscethabit,sabonnemine,querehaussaientencorelajoieetlabeautédesafiancée,étaitparfaite.Mercédès était belle comme une de cesGrecques deChypre ou deCéos, aux yeux d’ébène et aux

lèvresdecorail.EllemarchaitdecepaslibreetfrancdontmarchentlesArlésiennesetlesAndalouses.Unefilledesvilleseûtpeut-êtreessayédecachersajoiesousunvoileoutoutaumoinssousleveloursdesespaupières,maisMercédèssouriaitet regardait tousceuxqui l’entouraient,et sonsourireet sonregarddisaientaussifranchementqu’auraientpulediresesparoles:Sivousêtesmesamis,réjouissez-vousavecmoi,car,envérité,jesuisbienheureuse!DèsquelesfiancésetceuxquilesaccompagnaientfurentenvuedelaRéserve,M.Morreldescenditet

s’avança à son tour au-devant d’eux, suivi desmatelots et des soldats avec lesquels il était resté, etauxquelsilavaitrenouvelélapromessedéjàfaiteàDantèsqu’ilsuccéderaitaucapitaineLeclère.Enlevoyantvenir,EdmondquittalebrasdesafiancéeetlepassasousceluideM.Morrel.L’armateuretlajeune fille donnèrent alors l’exemple en montant les premiers l’escalier de bois qui conduisait à lachambreoùledînerétaitservi,etquicriapendantcinqminutessouslespaspesantsdesconvives.«Monpère,ditMercédèsens’arrêtantaumilieudelatable,vousàmadroite,jevousprie;quantà

ma gauche, j’y mettrai celui qui m’a servi de frère », fit-elle avec une douceur qui pénétra au plusprofondducœurdeFernandcommeuncoupdepoignard.Seslèvresblêmirent,etsouslateintebistréedesonmâlevisageonputvoirencoreunefoislesangse

retirerpeuàpeupourafflueraucœur.Pendantcetemps,Dantèsavaitexécutélamêmemanœuvre;àsadroiteilavaitmisM.Morrel,àsa

gaucheDanglars;puisdelamainilavaitfaitsigneàchacundeseplaceràsafantaisie.Déjà couraient autour de la table les saucissons d’Arles à la chair brune et au fumet accentué, les

langoustes à la cuirasse éblouissante, les prayres à la coquille rosée, les oursins, qui semblent deschâtaignesentouréesdeleurenveloppepiquante, lesclovisses,quiontlaprétentionderemplaceravecsupériorité,pourlesgourmetsduMidi,leshuîtresduNord;enfintousceshors-d’œuvredélicatsquelavagueroulesursarivesablonneuse,etquelespêcheursreconnaissantsdésignentsouslenomgénériquedefruitsdemer.«Unbeausilence!dit levieillardensavourantunverredevinjaunecommelatopaze,quelepère

Pamphileenpersonnevenaitd’apporterdevantMercédès.Dirait-onqu’ilyaicitrentepersonnesquinedemandentqu’àrire.–Eh!unmarin’estpastoujoursgai,ditCaderousse.–Lefaitest,ditDantès,quejesuistropheureuxencemomentpourêtregai.Sic’estcommecelaque

vousl’entendez,voisin,vousavezraison!Lajoiefaitquelquefoisuneffetétrange,elleoppressecommeladouleur.»DanglarsobservaFernand,dontlanatureimpressionnableabsorbaitetrenvoyaitchaqueémotion.«Allonsdonc,dit-il,est-cequevouscraindriezquelquechose?ilmesemble,aucontraire,quetoutva

selonvosdésirs!–Etc’est justementcelaquim’épouvante,ditDantès, ilmesembleque l’hommen’estpasfaitpour

êtresifacilementheureux!Lebonheurestcommecespalaisdesîlesenchantéesdontlesdragonsgardentlesportes.Ilfautcombattrepourleconquérir,etmoi,envérité,jenesaisenquoij’aiméritélebonheurd’êtrelemarideMercédès.

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–Lemari,lemari,ditCaderousseenriant,pasencore,moncapitaine;essaieunpeudefairelemari,ettuverrascommetuserasreçu!»Mercédès rougit. Fernand se tourmentait sur sa chaise, tressaillait aumoindre bruit, et de temps en

tempsessuyaitdelargesplaquesdesueurquiperlaientsursonfront,commelespremièresgouttesd’unepluied’orage.«Mafoi,ditDantès,voisinCaderousse,cen’estpointlapeinedemedémentirpoursipeu.Mercédès

n’estpointencoremafemme,c’estvrai…(iltirasamontre).Mais,dansuneheureetdemieellelesera!»Chacunpoussa un cri de surprise, à l’exception du pèreDantès, dont le large riremontra les dents

encorebelles.Mercédèssouritetnerougitplus.Fernandsaisitconvulsivementlemanchedesoncouteau.«Dansuneheure!ditDanglarspâlissantlui-même;etcommentcela?–Oui,mesamis, réponditDantès,grâceaucréditdeM.Morrel, l’hommeaprèsmonpèreauquel je

doisleplusaumonde,touteslesdifficultéssontaplanies.Nousavonsachetélesbans,etàdeuxheuresetdemielemairedeMarseillenousattendàl’hôteldeville.Or,commeuneheureetunquartviennentdesonner, jenecroispasme tromperdebeaucoupendisantquedansuneheure trenteminutesMercédèss’appelleraMmeDantès.»Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brûla ses paupières ; il s’appuya à la table pour ne pas

défaillir,et,malgrétoussesefforts,neputretenirungémissementsourdquiseperditdanslebruitdesriresetdesfélicitationsdel’assemblée.«C’estbienagir,cela,hein,dit lepèreDantès.Celas’appelle-t-ilperdreson temps,àvotreavis?

Arrivéd’hieraumatin,mariéaujourd’huiàtroisheures!Parlez-moidesmarinspourallerrondementenbesogne.–Maislesautresformalités,objectatimidementDanglars:lecontrat,lesécritures?…–Lecontrat,ditDantèsenriant,lecontratesttoutfait:Mercédèsn’arien,nimoinonplus!Nousnous

marionssouslerégimedelacommunauté,etvoilà!Çan’apasétélongàécrireetceneserapascheràpayer.»Cetteplaisanterieexcitaunenouvelleexplosiondejoieetdebravos.«Ainsi,cequenousprenionspourunrepasdefiançailles,ditDanglars,esttoutbonnementunrepasde

noces.–Non pas, ditDantès ; vous n’y perdrez rien, soyez tranquilles.Demainmatin, je pars pourParis.

Quatrejourspouraller,quatrejourspourrevenir,unjourpourfaireenconsciencelacommissiondontjesuischargé,etle1ermarsjesuisderetour;au2marsdonclevéritablerepasdenoces.»Cette perspective d’un nouveau festin redoubla l’hilarité au point que le père Dantès, qui au

commencementdudînerseplaignaitdusilence,faisaitmaintenant,aumilieudelaconversationgénérale,devainseffortspourplacersonvœudeprospéritéenfaveurdesfutursépoux.Dantèsdevinalapenséedesonpèreetyréponditparunsourirepleind’amour.Mercédèscommença

deregarderl’heureaucoucoudelasalleetfitunpetitsigneàEdmond.Ilyavaitautourdelatablecettehilaritébruyanteetcettelibertéindividuellequiaccompagnent,chez

lesgensdeconditioninférieure,lafindesrepas.Ceuxquiétaientmécontentsdeleurplaces’étaientlevésdetableetavaientétéchercherd’autresvoisins.Toutlemondecommençaitàparleràlafois,etpersonnenes’occupaitderépondreàcequesoninterlocuteurluidisait,maisseulementàsesproprespensées.LapâleurdeFernandétaitpresquepasséesurlesjouesdeDanglars;quantàFernandlui-même,ilne

vivaitplusetsemblaitundamnédansle lacdefeu.Undespremiers, ils’était levéetsepromenaitdelongenlargedanslasalle,essayantd’isolersonoreilledubruitdeschansonsetduchocdesverres.Caderousses’approchadeluiaumomentoùDanglars,qu’ilsemblaitfuir,venaitdelerejoindredans

unangledelasalle.«Envérité,ditCaderousse,àquilesbonnesfaçonsdeDantèsetsurtoutlebonvindupèrePamphile

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avaientenlevétouslesrestesdelahainedontlebonheurinattendudeDantèsavaitjetélesgermesdanssonâme,envérité,Dantèsestungentilgarçon;etquandjelevoisassisprèsdesafiancée,jemedisqueç’eûtétédommagedeluifairelamauvaiseplaisanteriequevouscomplotiezhier.– Aussi, dit Danglars, tu as vu que la chose n’a pas eu de suite ; ce pauvre M. Fernand était si

bouleverséqu’ilm’avaitfaitdelapeined’abord;maisdumomentqu’ilenaprissonparti,aupointdes’êtrefaitlepremiergarçondenocesdesonrival,iln’yaplusrienàdire.»CaderousseregardaFernand,ilétaitlivide.« Le sacrifice est d’autant plus grand, continua Danglars, qu’en vérité la fille est belle. Peste !

l’heureuxcoquinquemonfuturcapitaine;jevoudraism’appelerDantèsdouzeheuresseulement.–Partons-nous ?demanda ladoucevoixdeMercédès ; voici deuxheuresqui sonnent, et l’onnous

attendàdeuxheuresunquart.–Oui,oui,partons!ditDantèsenselevantvivement.–Partons!»répétèrentenchœurtouslesconvives.Aumêmeinstant,Danglars,quineperdaitpasdevueFernandassissurlereborddelafenêtre,levit

ouvrirdesyeuxhagards,se levercommeparunmouvementconvulsif,etretomberassissur l’appuidecettecroisée;presqueaumêmeinstantunbruitsourdretentitdansl’escalier;leretentissementd’unpaspesant, une rumeur confuse de voix mêlées à un cliquetis d’armes couvrirent les exclamations desconvives,sibruyantesqu’ellesfussent,etattirèrentl’attentiongénérale,quisemanifestaàl’instantmêmeparunsilenceinquiet.Lebruits’approcha:troiscoupsretentirentdanslepanneaudelaporte;chacunregardasonvoisind’unairétonné.«Aunomdelaloi!»criaunevoixvibrante,àlaquelleaucunevoixnerépondit.Aussitôtlaportes’ouvrit,etuncommissaire,ceintdesonécharpe,entradanslasalle,suividequatre

soldatsarmés,conduitsparuncaporal.L’inquiétudefitplaceàlaterreur.«Qu’ya-t-il ?demanda l’armateur en s’avançant au-devantducommissairequ’il connaissait ; bien

certainement,monsieur,ilyaméprise.–S’ilyaméprise,monsieurMorrel,réponditlecommissairecroyezquelamépriseserapromptement

réparée;enattendant,jesuisporteurd’unmandatd’arrêt;etquoiquecesoitavecregretquejeremplissemamission,ilnefautpasmoinsquejelaremplisse:lequeldevous,messieurs,estEdmondDantès?»Touslesregardssetournèrentverslejeunehommequi,fortému,maisconservantsadignité,fitunpas

enavantetdit:«C’estmoi,monsieur,quemevoulez-vous?–EdmondDantès,repritlecommissaire,aunomdelaloi,jevousarrête!–Vousm’arrêtez!ditEdmondavecunelégèrepâleur,maispourquoim’arrêtez-vous?–Jel’ignore,monsieur,maisvotrepremierinterrogatoirevousl’apprendra.»M.Morrel comprit qu’il n’y avait rien à faire contre l’inflexibilitéde la situation : uncommissaire

ceintdesonécharpen’estplusunhomme,c’estlastatuedelaloi,froide,sourde,muette.Levieillard,aucontraire,seprécipitaversl’officier;ilyadeschosesquelecœurd’unpèreoud’une

mèrenecomprendrajamais.Ilpriaetsupplia:larmesetprièresnepouvaientrien;cependantsondésespoirétaitsigrand,quele

commissaireenfuttouché.«Monsieur,dit-il,tranquillisez-vous;peut-êtrevotrefilsa-t-ilnégligéquelqueformalitédedouaneou

desanté,et,selontouteprobabilité,lorsqu’onaurareçudeluilesrenseignementsqu’ondésireentirer,ilseraremisenliberté.–Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ? demanda en fronçant le sourcilCaderousse àDanglars, qui

jouaitlasurprise.–Lesais-je,moi?ditDanglars;jesuiscommetoi:jevoiscequisepasse,jen’ycomprendsrien,et

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jeresteconfondu.»CaderoussecherchadesyeuxFernand:ilavaitdisparu.Toutelascènedelaveillesereprésentaalors

à son esprit avec une effrayante lucidité. On eût dit que la catastrophe venait de tirer le voile quel’ivressedelaveilleavaitjetéentreluietsamémoire.«Oh!oh!dit-ild’unevoixrauque,serait-celasuitedelaplaisanteriedontvousparliezhier,Danglars

?Encecas,malheuràceluiquil’auraitfaite,carelleestbientriste.–Pasdutout!s’écriaDanglars,tusaisbien,aucontraire,quej’aidéchirélepapier.–Tunel’aspasdéchiré,ditCaderousse;tul’asjetédansuncoin,voilàtout.–Tais-toi,tun’asrienvu,tuétaisivre.–OùestFernand?demandaCaderousse.–Lesais-je,moi!réponditDanglars,àsesaffairesprobablement:mais,aulieudenousoccuperde

cela,allonsdoncporterdusecoursàcespauvresaffligés.»Eneffet,pendantcetteconversation,Dantèsavaitensouriant,serrélamainàtoussesamis,ets’était

constituéprisonnierendisant:«Soyeztranquilles,l’erreurvas’expliquer,etprobablementquejen’iraimêmepasjusqu’àlaprison.–Oh!biencertainement,j’enrépondrais»,ditDanglarsqui,encemoment,s’approchait,commenous

l’avonsdit,dugroupeprincipal.Dantèsdescenditl’escalier,précédéducommissairedepoliceetentouréparlessoldats.Unevoiture,

dont la portière était tout ouverte, attendait à la porte, il y monta, deux soldats et le commissairemontèrentaprèslui;laportièresereferma,etlavoiturerepritlechemindeMarseille.«Adieu,Dantès!adieu,Edmond!»s’écriaMercédèsens’élançantsurlabalustrade.Leprisonnierentenditcederniercri,sorticommeunsanglotducœurdéchirédesafiancée;ilpassala

têteparlaportière,cria:«Aurevoir,Mercédès!»etdisparutàl’undesanglesdufortSaint-Nicolas.«Attendez-moiici,ditl’armateur,jeprendslapremièrevoiturequejerencontre,jecoursàMarseille,

etjevousrapportedesnouvelles.–Allez!crièrenttouteslesvoix,allez!etrevenezbienvite!»Ilyeut,aprèscedoubledépart,unmomentdestupeurterribleparmitousceuxquiétaientrestés.LevieillardetMercédès restèrentquelque temps isolés,chacundanssapropredouleur ;maisenfin

leurs yeux se rencontrèrent ; ils se reconnurent comme deux victimes frappées du même coup, et sejetèrentdanslesbrasl’undel’autre.Pendantcetemps,Fernandrentra,seversaunverred’eauqu’ilbut,etallas’asseoirsurunechaise.Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mercédès en sortant des bras du

vieillard.Fernand,parunmouvementinstinctif,reculasachaise.«C’estlui,ditàDanglarsCaderousse,quin’avaitpasperdudevueleCatalan.–Jenecroispas,réponditDanglars,ilétaittropbête;entoutcas,quelecoupretombesurceluiqui

l’afait.–Tunemeparlespasdeceluiquil’aconseillé,ditCaderousse.–Ah!mafoi,ditDanglars,sil’onétaitresponsabledetoutcequel’onditenl’air!–Oui,lorsquecequel’onditenl’airretombeparlapointe.»Pendantcetemps,lesgroupescommentaientl’arrestationdetouteslesmanières.«Etvous,Danglars,ditunevoix,quepensez-vousdecetévénement?–Moi,ditDanglars,jecroisqu’ilaurarapportéquelquesballotsdemarchandisesprohibées.–Maissic’étaitcela,vousdevriezlesavoir,Danglars,vousquiétiezagentcomptable.–Oui,c’estvrai;maisl’agentcomptableneconnaîtquelescolisqu’onluidéclare:jesaisquenous

sommeschargésdecoton,voilàtout;quenousavonsprislechargementàAlexandrie,chezM.Pastret,etàSmyrne,chezM.Pascal;nem’endemandezpasdavantage.

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–Oh!jemerappellemaintenant,murmuralepauvrepère,serattachantàcedébris,qu’ilm’adithierqu’ilavaitpourmoiunecaissedecaféetunecaissedetabac.–Voyez-vous, ditDanglars, c’est cela : en notre absence, la douane aura fait une visite à bord du

Pharaon,etelleauradécouvertlepotauxroses.»Mercédèsnecroyaitpointàtoutcela;car,compriméejusqu’àcemoment,sadouleuréclatatoutàcoup

ensanglots.«Allons,allons,espoir!dit,sanstropsavoircequ’ildisait,lepèreDantès.–Espoir!répétaDanglars.–Espoir»,essayademurmurerFernand.Maiscemotl’étouffait;seslèvress’agitèrent,aucunsonnesortitdesabouche.«Messieurs,criaundesconvivesrestéenvedettesurlabalustrade;messieurs,unevoiture!Ah!c’est

M.Morrel!courage,courage!sansdoutequ’ilnousapportedebonnesnouvelles.»Mercédèsetlevieuxpèrecoururentau-devantdel’armateur,qu’ilsrencontrèrentàlaporte.M.Morrel

étaitfortpâle.«Ehbien?s’écrièrent-ilsd’unemêmevoix.–Ehbien,mesamis!réponditl’armateurensecouantlatête, lachoseestplusgravequenousnele

pensions.–Oh!monsieur,s’écriaMercédès,ilestinnocent!–Jelecrois,réponditM.Morrel,maisonl’accuse…–Dequoidonc?demandalevieuxDantès.–D’êtreunagentbonapartiste.»Ceux demes lecteurs qui ont vécu dans l’époque où se passe cette histoire se rappelleront quelle

terribleaccusationc’étaitalors,quecellequevenaitdeformulerM.Morrel.Mercédèspoussauncri;levieillardselaissatombersurunechaise.«Ah!murmuraCaderousse,vousm’aveztrompé,Danglars,etlaplaisanterieaétéfaite;maisjene

veuxpaslaissermourirdedouleurcevieillardetcettejeunefille,etjevaistoutleurdire.–Tais-toi,malheureux!s’écriaDanglarsensaisissantlamaindeCaderousse,oujenerépondspasde

toi-même;quiteditqueDantèsn’estpasvéritablementcoupable?Lebâtimentatouchéàl’îled’Elbe,ily est descendu, il est resté tout un jour à Porto-Ferrajo ; si l’on trouvait sur lui quelque lettre qui lecompromette,ceuxquil’auraientsoutenupasseraientpoursescomplices.»Caderousse, avec l’instinct rapide de l’égoïsme, comprit toute la solidité de ce raisonnement ; il

regardaDanglarsavecdesyeuxhébétéspar lacrainteet ladouleur, et,pourunpasqu’il avait fait enavant,ilenfitdeuxenarrière.«Attendons,alors,murmura-t-il.–Oui,attendons,ditDanglars;s’ilestinnocent,onlemettraenliberté;s’ilestcoupable,ilestinutile

desecompromettrepourunconspirateur.–Alors,partons,jenepuisresterpluslongtempsici.– Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se

retirerdelàcommeilspourront.»Ilspartirent:Fernand,redevenul’appuidelajeunefille,pritMercédèsparlamainetlaramenaaux

Catalans. Les amis de Dantès ramenèrent, de leur côté, aux allées de Meilhan, ce vieillard presqueévanoui.Bientôtcetterumeur,queDantèsvenaitd’êtrearrêtécommeagentbonapartiste,serépanditpartoutela

ville.« Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ? ditM.Morrel en rejoignant son agent comptable et

Caderousse, car il regagnait lui-même la ville en toute hâte pour avoir quelque nouvelle directed’Edmondparlesubstitutduprocureurduroi,M.deVillefort,qu’ilconnaissaitunpeu;auriez-vouscru

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cela?–Dame,monsieur!réponditDanglars,jevousavaisditqueDantès,sansaucunmotif,avaitrelâchéà

l’îled’Elbe,etcetterelâche,vouslesavez,m’avaitparususpecte.–Maisaviez-vousfaitpartdevossoupçonsàd’autresqu’àmoi?–Jem’enseraisbiengardé,monsieur,ajoutatoutbasDanglars;voussavezbienqu’àcausedevotre

oncle,M.PolicarMorrel,quiaservisousl’autreetquinecachepassapensée,onvoussoupçonnederegretterNapoléon;j’auraiseupeurdefairetortàEdmondetensuiteàvous;ilyadeceschosesqu’ilestdudevoird’unsubordonnédedireàsonarmateuretdecachersévèrementauxautres.–Bien,Danglars,bien,ditl’armateur,vousêtesunbravegarçon;aussij’avaisd’avancepenséàvous,

danslecasoùcepauvreDantèsfûtdevenulecapitaineduPharaon.–Commentcela,monsieur?–Oui,j’avaisd’avancedemandéàDantèscequ’ilpensaitdevous,ets’ilauraitquelquerépugnanceà

vousgarderàvotreposte ; car, jene saispourquoi, j’avaiscru remarquerqu’ilyavaitdu froidentrevous.–Etquevousa-t-ilrépondu?– Qu’il croyait effectivement avoir eu dans une circonstance qu’il ne m’a pas dite, quelques torts

enversvous,maisquetoutepersonnequiavaitlaconfiancedel’armateuravaitlasienne.–L’hypocrite!murmuraDanglars.–PauvreDantès!ditCaderousse,c’estunfaitqu’ilétaitexcellentgarçon.–Oui,maisenattendant,ditM.Morrel,voilàlePharaonsanscapitaine.–Oh!ditDanglars,ilfautespérer,puisquenousnepouvonsrepartirquedanstroismois,qued’icià

cetteépoqueDantèsseramisenliberté.–Sansdoute,maisjusque-là?–Ehbien,jusque-làmevoici,monsieurMorrel,ditDanglars;voussavezquejeconnaislemaniement

d’unnavireaussibienquelepremiercapitaineaulongcoursvenu,celavousoffriramêmeunavantage,de vous servir demoi, car lorsqueEdmond sortira de prison, vous n’aurez personne à remercier : ilreprendrasaplaceetmoilamienne,voilàtout.–Merci,Danglars,ditl’armateur;voilàeneffetquiconcilietout.Prenezdonclecommandement,je

vous y autorise, et surveillez le débarquement : il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive auxindividus,quelesaffairessouffrent.–Soyeztranquille,monsieur;maispourra-t-onlevoiraumoins,cebonEdmond?–Jevousdiraicelatoutàl’heure,Danglars;jevaistâcherdeparleràM.deVillefortetd’intercéder

près de lui en faveur duprisonnier. Je sais bienque c’est un royaliste enragé,mais, quediable ! toutroyalisteetprocureurduroiqu’ilest,ilestunhommeaussi,etjenelecroispasméchant.–Non,ditDanglars,maisj’aientendudirequ’ilétaitambitieux,etcelaseressemblebeaucoup.–Enfin,ditM.Morrelavecunsoupir,nousverrons;allezàbord,jevousyrejoins.»Etilquittalesdeuxamispourprendrelechemindupalaisdejustice.« Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la tournure que prend l’affaire. As-tu encore envie d’aller

soutenirDantèsmaintenant?– Non, sans doute ; mais c’est cependant une terrible chose qu’une plaisanterie qui a de pareilles

suites.–Dame!quil’afaite?cen’estnitoinimoi,n’est-cepas?c’estFernand.Tusaisbienquequantàmoi

j’aijetélepapierdansuncoin:jecroyaismêmel’avoirdéchiré.–Non,non,ditCaderousse.Oh !quant à cela, j’en suis sûr ; je levois aucoinde la tonnelle, tout

froissé,toutroulé,etjevoudraismêmebienqu’ilfûtencoreoùjelevois!–Queveux-tu?Fernandl’auraramassé,Fernandl’auracopiéoufaitcopier,Fernandn’aurapeut-être

même pas pris cette peine ; et, j’y pense… mon Dieu ! il aura peut-être envoyé ma propre lettre !

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Heureusementquej’avaisdéguisémonécriture.–MaistusavaisdoncqueDantèsconspirait?–Moi,jenesavaisrienaumonde.Commejel’aidit,j’aicrufaireuneplaisanterie,pasautrechose.Il

paraîtque,commeArlequin,j’aiditlavéritéenriant.–C’est égal, repritCaderousse, jedonneraisbiendeschosespourque toutecetteaffairene fûtpas

arrivée,oudumoinspourn’yêtremêléenrien.Tuverrasqu’ellenousporteramalheur,Danglars!–Sielledoitportermalheuràquelqu’un,c’estauvraicoupable,etlevraicoupablec’estFernandet

nonpasnous.Quelmalheurveux-tuqu’ilnousarriveànous?Nousn’avonsqu’ànoustenirtranquilles,sanssoufflerlemotdetoutcela,etl’oragepasserasansqueletonnerretombe.–Amen!ditCaderousseenfaisantunsigned’adieuàDanglarsetensedirigeantvers lesalléesde

Meilhan,toutensecouantlatêteetenseparlantàlui-même,commeontl’habitudedefairelesgensfortpréoccupés.– Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais prévue : me voilà capitaine par

intérim,etsicetimbéciledeCaderoussepeutsetaire,capitainetoutdebon.Iln’yadoncquelecasoùlajustice relâcheraitDantès ?Oh !mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et jem’enrapporteàelle.»Etsurce,ilsautadansunebarqueendonnantl’ordreaubatelierdeleconduireàbordduPharaon,où

l’armateur,onselerappelle,luiavaitdonnérendez-vous.

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VI–Lesubstitutduprocureurduroi.

Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine des Méduses, dans une de ces vieilles maisons àl’architecturearistocratiquebâtiesparPuget,oncélébraitaussilemêmejour,àlamêmeheure,unrepasdefiançailles.Seulement,aulieuquelesacteursdecetteautrescènefussentdesgensdupeuple,desmatelotsetdes

soldats, ilsappartenaientà la têtedelasociétémarseillaise.C’étaientd’anciensmagistratsquiavaientdonné la démissionde leur charge sous l’usurpateur ; de vieuxofficiers qui avaient déserté nos rangspourpasserdansceuxdel’arméedeCondé;desjeunesgensélevésparleurfamilleencoremalrassuréesurleurexistence,malgrélesquatreoucinqremplaçantsqu’elleavaitpayés,danslahainedecethommedontcinqansd’exildevaientfaireunmartyr,etquinzeansdeRestaurationundieu.Onétaità table,et laconversationroulait,brûlantedetoutes lespassions, lespassionsdel’époque,

passionsd’autantplusterribles,vivantesetacharnéesdansleMidiquedepuiscinqcentsansleshainesreligieusesvenaientenaideauxhainespolitiques.L’Empereur, roi de l’île d’Elbe après avoir été souverain d’une partie du monde, régnant sur une

populationdecinqàsixmilleâmes,aprèsavoirentenducrier:ViveNapoléon!parcentvingtmillionsdesujetsetendixlanguesdifférentes,étaittraitélàcommeunhommeperduàtoutjamaispourlaFranceetpourletrône.Lesmagistratsrelevaientlesbévuespolitiques;lesmilitairesparlaientdeMoscouetdeLeipsick;lesfemmes,desondivorceavecJoséphine.Ilsemblaitàcemonderoyaliste,toutjoyeuxettouttriomphant non pas de la chute de l’homme, mais de l’anéantissement du principe, que la vierecommençaitpourlui,etqu’ilsortaitd’unrêvepénible.Unvieillard,décorédelacroixdeSaint-Louis,selevaetproposalasantéduroiLouisXVIIIàses

convives;c’étaitlemarquisdeSaint-Méran.Àcetoast,quirappelaitàlafoisl’exilédeHartwelletleroipacificateurdelaFrance,larumeurfut

grande, les verres se levèrent à la manière anglaise, les femmes détachèrent leurs bouquets et enjonchèrentlanappe.Cefutunenthousiasmepresquepoétique.«Ilsenconviendraients’ilsétaientlà,ditlamarquisedeSaint-Méran,femmeàl’œilsec,auxlèvres

minces, à la tournure aristocratique et encore élégante, malgré ses cinquante ans, tous cesrévolutionnairesquinousontchassésetquenouslaissonsànotretourbientranquillementconspirerdansnosvieuxchâteauxqu’ilsontachetéspourunmorceaudepain,souslaTerreur : ilsenconviendraient,quelevéritabledévouementétaitdenotrecôté,puisquenousnousattachionsàlamonarchiecroulante,tandis qu’eux, au contraire, saluaient le soleil levant et faisaient leur fortune, pendant que, nous, nousperdions la nôtre ; ils en conviendraient quenotre roi, à nous, était bienvéritablementLouis leBien-Aimé,tandisqueleurusurpateur,àeux,n’ajamaisétéqueNapoléonleMaudit;n’est-cepas,deVillefort?–Vousdites,madamelamarquise?…Pardonnez-moi,jen’étaispasàlaconversation.– Eh ! laissez ces enfants, marquise, reprit le vieillard qui avait porté le toast ; ces enfants vont

s’épouser,ettoutnaturellementilsontàparlerd’autrechosequedepolitique.–Jevousdemandepardon,mamère,ditunejeuneetbellepersonneauxblondscheveux,à l’œilde

veloursnageantdansunfluidenacré;jevousrendsM.deVillefort,quej’avaisaccaparépouruninstant.MonsieurdeVillefort,mamèrevousparle.–Jemetiensprêtàrépondreàmadamesielleveutbienrenouvelersaquestionquej’aimalentendue,

ditM.deVillefort.–Onvouspardonne,Renée,dit lamarquiseavecunsourirede tendressequ’onétaitétonnédevoir

fleurir sur cette sèche figure ;mais le cœur de la femmeest ainsi fait, que si aride qu’il devienne ausouffledespréjugésetauxexigencesdel’étiquette,ilyatoujoursuncoinfertileetriant:c’estceluique

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Dieu a consacré à l’amour maternel. On vous pardonne… Maintenant je disais, Villefort, que lesbonapartistesn’avaientninotreconviction,ninotreenthousiasme,ninotredévouement.–Oh!madame,ilsontdumoinsquelquechosequiremplacetoutcela:c’estlefanatisme.Napoléon

estleMahometdel’Occident;c’estpourtousceshommesvulgaires,maisauxambitionssuprêmes,nonseulementunlégislateuretunmaître,maisencorec’estuntype,letypedel’égalité.–Del’égalité!s’écrialamarquise.Napoléon,letypedel’égalité!etqueferez-vousdoncdeM.de

Robespierre?IlmesemblequevousluivolezsaplacepourladonnerauCorse;c’estcependantbienassezd’uneusurpation,cemesemble.–Non,madame,ditVillefort,jelaissechacunsursonpiédestal:Robespierre,placeLouisXV,surson

échafaud ;Napoléon,placeVendôme,sursacolonne ;seulement l’una faitde l’égalitéquiabaisse,etl’autredel’égalitéquiélève;l’unaramenélesroisauniveaudelaguillotine,l’autreaélevélepeupleauniveaudutrône.Celaneveutpasdire,ajoutaVillefortenriant,quetousdeuxnesoientpasd’infâmesrévolutionnaires,etquele9thermidoretle4avril1814nesoientpasdeuxjoursheureuxpourlaFrance,et dignesd’être également fêtéspar les amisde l’ordre et de lamonarchie ;mais cela explique aussicomment,touttombéqu’ilestpournesereleverjamais,jel’espère,Napoléonaconservésesséides.Quevoulez-vous,marquise?Cromwell,quin’étaitquelamoitiédetoutcequ’aétéNapoléon,avaitbienlessiens!–Savez-vousquecequevousditeslà,Villefort,sentlarévolutiond’unelieue?Maisjevouspardonne

:onnepeutpasêtrefilsdegirondinetnepasconserverungoûtdeterroir.»UneviverougeurpassasurlefrontdeVillefort.«Monpèreétaitgirondin,madame,dit-il,c’estvrai;maismonpèren’apasvotélamortduroi;mon

pèreaétéproscritparcettemêmeTerreurquivousproscrivait,etpeus’enestfalluqu’ilneportâtsatêtesurlemêmeéchafaudquiavaitvutomberlatêtedevotrepère.– Oui, dit la marquise, sans que ce souvenir sanglant amenât la moindre altération sur ses traits ;

seulement c’était pour des principes diamétralement opposés qu’ils y fussent montés tous deux, et lapreuvec’estquetoutemafamilleestrestéeattachéeauxprincesexilés,tandisquevotrepèreaeuhâtedeserallieraunouveaugouvernement,etqu’aprèsquelecitoyenNoirtieraétégirondin,lecomteNoirtierestdevenusénateur.–Mamère,mamère,ditRenée,voussavezqu’ilétaitconvenuqu’onneparleraitplusdecesmauvais

souvenirs.– Madame, répondit Villefort, je me joindrai à Mlle de Saint-Méran pour vous demander bien

humblementl’oublidupassé.ÀquoibonrécriminersurdeschosesdanslesquelleslavolontédeDieumêmeestimpuissante?Dieupeutchangerl’avenir;ilnepeutpasmêmemodifierlepassé.Cequenouspouvons,nousautreshommes,c’estsinonlerenier,dumoinsjeterunvoiledessus.Ehbien,moi,jemesuisséparénonseulementdel’opinion,maisencoredunomdemonpère.Monpèreaétéouestmêmepeut-être encore bonapartiste et s’appelle Noirtier ; moi, je suis royaliste et m’appelle de Villefort.Laissezmourirdanslevieuxtroncunrestedesèverévolutionnaire,etnevoyez,madame,quelerejetonquis’écartedecetronc,sanspouvoir,etjediraipresquesansvouloirs’endétachertoutàfait.–Bravo,Villefort,ditlemarquis,bravo,bienrépondu!Moiaussi,j’aitoujoursprêchéàlamarquise

l’oublidupassé,sansjamaisavoirpul’obtenird’elle,vousserezplusheureux,jel’espère.–Oui,c’estbien,ditlamarquise,oublionslepassé,jenedemandepasmieux,etc’estconvenu;mais

qu’aumoinsVillefortsoit inflexiblepourl’avenir.N’oubliezpas,Villefort,quenousavonsrépondudevousàSaMajesté:queSaMajesté,elleaussi,abienvouluoublier,ànotrerecommandation(elletenditlamain),commej’oublieàvotreprière.Seulements’ilvoustombequelqueconspirateurentrelesmains,songezqu’onad’autantpluslesyeuxsurvousquel’onsaitquevousêtesd’unefamillequipeut-êtreestenrapportaveccesconspirateurs.–Hélas!madame,ditVillefort,maprofessionetsurtoutletempsdanslequelnousvivonsm’ordonnent

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d’êtresévère.Jeleserai.J’aidéjàeuquelquesaccusationspolitiquesàsoutenir,et,souscerapport,j’aifaitmespreuves.Malheureusement,nousnesommespasaubout.–Vouscroyez?ditlamarquise.–J’enaipeur.Napoléonàl’îled’ElbeestbienprèsdelaFrance;saprésencepresqueenvuedenos

côtesentretientl’espérancedesespartisans.Marseilleestpleined’officiersàdemi-solde,qui,touslesjours,sousunprétextefrivole,cherchentquerelleauxroyalistes;delàdesduelsparmilesgensdeclasseélevée,delàdesassassinatsdanslepeuple.– Oui, dit le comte de Salvieux, vieil ami de M. de Saint-Méran et chambellan de M. le comte

d’Artois,oui,maisvoussavezquelaSainte-Allianceledéloge.–Oui,ilétaitquestiondecelalorsdenotredépartdeParis,ditM.deSaint-Méran.Etoùl’envoie-t-on

?–ÀSainte-Hélène.–ÀSainte-Hélène!Qu’est-cequecela?demandalamarquise.–Uneîlesituéeàdeuxmillelieuesd’ici,au-delàdel’équateur,réponditlecomte.–Àlabonneheure!CommeleditVillefort,c’estunegrandefoliequed’avoirlaisséunpareilhomme

entrelaCorse,oùilestné,etNaples,oùrègneencoresonbeau-frère,etenfacedecetteItaliedontilvoulaitfaireunroyaumeàsonfils.–Malheureusement,ditVillefort,nousavons les traitésde1814,et l’onnepeut toucheràNapoléon

sansmanqueràcestraités.–Ehbien,onymanquera,ditM.deSalvieux.Ya-t-il regardédesiprès, lui, lorsqu’il s’estagide

fairefusillerlemalheureuxducd’Enghien?–Oui,ditlamarquise,c’estconvenu,laSainte-Alliancedébarrassel’EuropedeNapoléon,etVillefort

débarrasseMarseilledesespartisans.Leroirègneounerègnepas:s’ilrègne,songouvernementdoitêtrefortetsesagentsinflexibles;c’estlemoyendeprévenirlemal.–Malheureusement,madame,ditensouriantVillefort,unsubstitutduprocureurduroiarrivetoujours

quandlemalestfait.–Alors,c’estàluideleréparer.–Jepourraisvousdireencore,madame,quenousneréparonspaslemal,maisquenouslevengeons:

voilàtout.–Oh!monsieurdeVillefort,ditunejeuneetjoliepersonne,filleducomtedeSalvieuxetamiedeMlle

deSaint-Méran,tâchezdoncd’avoirunbeauprocès,tandisquenousseronsàMarseille.Jen’aijamaisvuunecourd’assises,etl’onditquec’estfortcurieux.– Fort curieux, en effet,mademoiselle, dit le substitut ; car au lieu d’une tragédie factice, c’est un

dramevéritable ;au lieudedouleurs jouéescesontdesdouleursréelles.Cethommequ’onvoit là,aulieu, la toile baissée, de rentrer chez lui, de souper en famille et de se coucher tranquillement pourrecommencerlelendemain,rentredanslaprisonoùiltrouvelebourreau.Vousvoyezbienque,pourlespersonnes nerveuses qui cherchent les émotions, il n’y a pas de spectacle qui vaille celui-là. Soyeztranquille,mademoiselle,silacirconstanceseprésentejevousleprocurerai.–Ilnousfaitfrissonner…etilrit!ditRenéetoutepâlissante.–Que voulez-vous…c’est un duel… J’ai déjà requis cinq ou six fois la peine demort contre des

accusés politiques ou autres…Eh bien, qui sait combien de poignards à cette heure s’aiguisent dansl’ombre,ousontdéjàdirigéscontremoi?– Oh ! mon Dieu ! dit Renée en s’assombrissant de plus en plus, parlez-vous donc sérieusement,

monsieurdeVillefort?–Onnepeutplussérieusement,mademoiselle, reprit le jeunemagistrat, lesouriresur les lèvres.Et

aveccesbeauxprocèsquedésiremademoisellepoursatisfairesacuriosité,etquejedésire,moi,poursatisfairemon ambition, la situation ne fera que s’aggraver.Tous ces soldats deNapoléon, habitués à

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allerenaveuglesàl’ennemi,croyez-vousqu’ilsréfléchissentenbrûlantunecartoucheouenmarchantàla baïonnette ? Eh bien, réfléchiront-ils davantage pour tuer un homme qu’ils croient leur ennemipersonnel,quepourtuerunRusse,unAutrichienouunHongroisqu’ilsn’ontjamaisvu?D’ailleursilfautcela,voyez-vous ; sansquoinotremétiern’auraitpointd’excuse.Moi-même,quand jevois luiredansl’œildel’accusél’éclairlumineuxdelarage,jemesenstoutencouragé,jem’exalte:cen’estplusunprocès, c’estuncombat ; je lutte contre lui, il riposte, je redouble, et le combat finit, comme tous lescombats, par une victoire ou une défaite. Voilà ce que c’est que de plaider ! c’est le danger qui faitl’éloquence.Unaccuséquimesouriraitaprèsmarépliquemeferaitcroirequej’aiparlémal,quecequej’aiditestpâle,sansvigueur,insuffisant.Songezdoncàlasensationd’orgueilqu’éprouveunprocureurduroi,convaincudelaculpabilitédel’accusé, lorsqu’ilvoitblêmirets’inclinersoncoupablesouslepoidsdespreuvesetsouslesfoudresdesonéloquence!Cettetêtesebaisse,elletombera.»Renéejetaunlégercri.«Voilàquiestparler,ditundesconvives.–Voilàl’hommequ’ilfautdansdestempscommelesnôtres!ditunsecond.–Aussi,dituntroisième,dansvotredernièreaffairevousavezétésuperbe,moncherVillefort.Vous

savez, cet homme qui avait assassiné son père ; eh bien, littéralement, vous l’aviez tué avant que lebourreauytouchât.–Oh!pourlesparricides,ditRenée,oh!peum’importe,iln’yapasdesuppliceassezgrandpourde

pareilshommes;maispourlesmalheureuxaccuséspolitiques!…–Maisc’estpireencore,Renée,carleroiestlepèredelanation,etvouloirrenverseroutuerleroi,

c’estvouloirtuerlepèredetrente-deuxmillionsd’hommes.–Oh!c’estégal,monsieurdeVillefort,ditRenée,vousmepromettezd’avoirde l’indulgencepour

ceuxquejevousrecommanderai?– Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus charmant sourire, nous ferons ensemble mes

réquisitoires.–Machère,ditlamarquise,mêlez-vousdevoscolibris,devosépagneulsetdevoschiffons,etlaissez

votre futurépoux faire sonétat.Aujourd’hui, lesarmes se reposentet la robeest encrédit ; ilya là-dessusunmotlatind’unegrandeprofondeur.–Cedantarmatogae,ditens’inclinantVillefort.–Jen’osaispointparlerlatin,réponditlamarquise.–Jecroisquej’aimeraismieuxquevousfussiezmédecin,repritRenée;l’angeexterminateur,toutange

qu’ilest,m’atoujoursfortépouvantée.–BonneRenée!murmuraVillefortencouvantlajeunefilled’unregardd’amour.–Mafille,ditlemarquis,M.deVillefortseralemédecinmoraletpolitiquedecetteprovince;croyez-

moi,c’estunbeaurôleàjouer.–Etceseraunmoyendefaireoublierceluiqu’ajouésonpère,repritl’incorrigiblemarquise.–Madame, repritVillefort avecun triste sourire, j’ai déjà eu l’honneurdevousdire quemonpère

avait,jel’espèredumoins,abjuréleserreursdesonpassé;qu’ilétaitdevenuunamizélédelareligionetde l’ordre,meilleur royalistequemoipeut-être ; car lui, c’était avec repentir, et,moi, jene le suisqu’avecpassion.»Et après cette phrase arrondie,Villefort, pour juger de l’effet de sa faconde, regarda les convives,

comme,aprèsunephraseéquivalente,ilauraitauparquetregardél’auditoire.« Eh bien, mon cher Villefort, reprit le comte de Salvieux, c’est justement ce qu’aux Tuileries je

répondaisavant-hierauministredelamaisonduroi,quimedemandaitunpeucomptedecettesingulièreallianceentrelefilsd’ungirondinetlafilled’unofficierdel’arméedeCondé;etleministreatrèsbiencompris. Ce système de fusion est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui, sans que nous nous endoutassions,écoutaitnotreconversation,nousa-t-ilinterrompusendisant:«Villefort,remarquezquele

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roin’apasprononcélenomdeNoirtier,etaucontraireaappuyésurceluideVillefort;Villefort,adoncdit le roi, feraunbonchemin ;c’estun jeunehommedéjàmûr,etquiestdemonmonde.J’aivuavecplaisirquelemarquiset lamarquisedeSaint-Méranleprissentpourgendre,et jeleureusseconseillécettealliances’ilsn’étaientvenuslespremiersmedemanderpermissiondelacontracter.»–Leroiaditcela,comte?s’écriaVillefortravi.–Jevousrapportesespropresparoles,etsilemarquisveutêtrefranc,ilavoueraquecequejevous

rapporteàcetteheures’accordeparfaitementaveccequeleroiluiaditàlui-mêmequandilluiaparlé,ilyasixmois,d’unprojetdemariageentresafilleetvous.–C’estvrai,ditlemarquis.–Oh!maisjeluidevraidonctout,àcedigneprince.Aussiqueneferais-jepaspourleservir!– À la bonne heure, dit la marquise, voilà comme je vous aime : vienne un conspirateur dans ce

moment,etilseralebienvenu.– Et moi, mamère, dit Renée, je prie Dieu qu’il ne vous écoute point, et qu’il n’envoie àM. de

Villefort que de petits voleurs, de faibles banqueroutiers et de timides escrocs ; moyennant cela, jedormiraitranquille.–C’estcommesi,ditenriantVillefort,voussouhaitiezaumédecindesmigraines,desrougeolesetdes

piqûresdeguêpe,touteschosesquinecompromettentquel’épiderme.Sivousvoulezmevoirprocureurduroi,aucontraire,souhaitez-moidecesterriblesmaladiesdontlacurefaithonneuraumédecin.»Encemoment,etcommesilehasardn’avaitattenduquel’émissiondusouhaitdeVillefortpourquece

souhaitfûtexaucé,unvaletdechambreentraetluiditquelquesmotsàl’oreille.Villefortquittaalorslatableens’excusant,etrevintquelquesinstantsaprès,levisageouvertetleslèvressouriantes.Renéeleregardaavecamour;car,vuainsi,avecsesyeuxbleus,sonteintmatetsesfavorisnoirsqui

encadraientsonvisage,c’étaitvéritablementunélégantetbeaujeunehomme;aussil’esprittoutentierdela jeune fille sembla-t-il suspenduà ses lèvres, en attendantqu’il expliquât la causede sadisparitionmomentanée.«Ehbien,ditVillefort,vousambitionnieztoutàl’heure,mademoiselle,d’avoirpourmariunmédecin,

j’ai aumoins avec lesdisciplesd’Esculape (onparlait encore ainsi en1815) cette ressemblance, quejamaisl’heureprésenten’estàmoi,etqu’onmevientdérangermêmeàcôtédevous,mêmeaurepasdemesfiançailles.–Et pour quelle cause vous dérange-t-on,monsieur ? demanda la belle jeune fille avec une légère

inquiétude.–Hélas!pourunmaladequiserait,s’ilfautencroirecequel’onm’adit,àtouteextrémité:cettefois

c’estuncasgrave,etlamaladiefrisel’échafaud.–ÔmonDieu!s’écriaRenéeenpâlissant.–Envérité!dittoutd’unevoixl’assemblée.–Ilparaîtqu’onvienttoutsimplementdedécouvrirunpetitcomplotbonapartiste.–Est-ilpossible?ditlamarquise.–Voicilalettrededénonciation.»EtVillefortlut:«Monsieur leprocureurduroiestprévenu,parunamidu trôneetde la religion,que lenommé

EdmondDantès,seconddunavirelePharaon,arrivécematindeSmyrne,aprèsavoirtouchéàNaplesetàPorto-Ferrajo,aétéchargé,parMurat,d’unelettrepourl’usurpateur,et,parl’usurpateurd’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.Onaura lapreuvedesoncrimeen l’arrêtant,caron trouveracette lettreousur lui,ouchezson

père,oudanssacabineàbordduPharaon.»– Mais, dit Renée, cette lettre, qui n’est qu’une lettre anonyme d’ailleurs, est adressée à M. le

procureurduroi,etnonàvous.

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–Oui,maisleprocureurduroiestabsent;ensonabsence,l’épîtreestparvenueàsonsecrétaire,quiavaitmissiond’ouvrirleslettres;iladoncouvertcelleci,m’afaitchercher,et,nemetrouvantpas,adonnédesordrespourl’arrestation.–Ainsi,lecoupableestarrêté,ditlamarquise.–C’est-à-direl’accusé,repritRenée.–Oui,madame,ditVillefort,et,commej’avaisl’honneurdelediretoutàl’heureàMlleRenée,sil’on

trouvelalettreenquestion,lemaladeestbienmalade.–Etoùestcemalheureux?demandaRenée.–Ilestchezmoi.–Allez,monami,dit lemarquis,nemanquezpasàvosdevoirspourdemeureravecnous,quand le

serviceduroivousattendailleurs;allezdoncoùleserviceduroivousattend.–Oh !monsieur deVillefort, ditRenée en joignant lesmains, soyez indulgent, c’est le jour de vos

fiançailles!»Villefortfitletourdelatable,et,s’approchantdelachaisedelajeunefille,surledossierdelaquelle

ils’appuya:«Pourvousépargneruneinquiétude,dit-il,jeferaitoutcequejepourrai,chèreRenée;mais,siles

indicessontsûrs,sil’accusationestvraie,ilfaudrabiencoupercettemauvaiseherbebonapartiste.»Renéefrissonnaàcemotcouper,carcetteherbequ’ils’agissaitdecouperavaitunetête.«Bah!bah!ditlamarquise,n’écoutezpascettepetitefille,Villefort,elles’yfera.»EtlamarquisetenditàVillefortunemainsèchequ’ilbaisa,toutenregardantRenéeetenluidisantdes

yeux:«C’estvotremainquejebaise,oudumoinsquejevoudraisbaiserencemoment.–Tristesauspices!murmuraRenée.–Envérité,mademoiselle,ditlamarquise,vousêtesd’unenfantillagedésespérant:jevousdemande

unpeucequeledestindel’Étatpeutavoiràfaireavecvosfantaisiesdesentimentetvossensibleriesdecœur.–Oh!mamère!murmuraRenée.–Grâcepourlamauvaiseroyaliste,madamelamarquise,ditdeVillefort,jevousprometsdefairemon

métierdesubstitutduprocureurduroienconscience,c’est-à-dired’êtrehorriblementsévère.»Mais,enmêmetempsquelemagistratadressaitcesparolesàlamarquise,lefiancéjetaitàladérobée

unregardàsafiancée,etceregarddisait:«Soyeztranquille,Renée:enfaveurdevotreamour,jeseraiindulgent.»Renéeréponditàceregardparsonplusdouxsourire,etVillefortsortitavecleparadisdanslecœur.

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VII–L’interrogatoire.

ÀpeinedeVillefort fut-ilhorsde la salleàmangerqu’ilquitta sonmasque joyeuxpourprendre l’airgraved’unhommeappeléàcettesuprêmefonctiondeprononcersurlaviedesonsemblable.Or,malgrélamobilité de sa physionomie,mobilité que le substitut avait, commedoit faire unhabile acteur, plusd’une fois étudiée devant sa glace, ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil etd’assombrir ses traits. En effet, à part le souvenir de cette ligne politique suivie par son père, et quipouvait, s’il ne s’en éloignait complètement, faire dévier son avenir, Gérard de Villefort était en cemomentaussiheureuxqu’ilestdonnéàunhommedeledevenir;déjàricheparlui-même,iloccupaitàvingt-septansuneplaceélevéedanslamagistrature,ilépousaitunejeuneetbellepersonnequ’ilaimait,nonpaspassionnément,maisavecraison,commeunsubstitutduprocureurduroipeutaimer,etoutresabeauté,quiétaitremarquable,MlledeSaint-Méran,safiancée,appartenaitàunedesfamilleslesmieuxencourde l’époque ; et outre l’influencede sonpère etde samère,qui, n’ayantpointd’autre enfant,pouvaientlaconservertoutentièreàleurgendre,elleapportaitencoreàsonmariunedotdecinquantemille écus,qui, grâceauxespérances, cemot atroce inventépar les entremetteursdemariage,pouvaits’augmenterunjourd’unhéritaged’undemi-million.Tousceséléments réuniscomposaientdoncpourVillefortun totalde félicitééblouissant,àcepoint

qu’illuisemblaitvoirdestachesausoleil,quandilavaitlongtempsregardésavieintérieureaveclavuedel’âme.Àlaporte, il trouva lecommissairedepolicequi l’attendait.Lavuede l’hommenoir le fitaussitôt

retomberdeshauteursdutroisièmecielsurlaterrematérielleoùnousmarchons;ilcomposasonvisage,commenousl’avonsdit,ets’approchantdel’officierdejustice:«Mevoici,monsieur,luidit-il;j’ailulalettre,etvousavezbienfaitd’arrêtercethomme;maintenant

donnez-moisurluietsurlaconspirationtouslesdétailsquevousavezrecueillis.– De la conspiration, monsieur, nous ne savons rien encore, tous les papiers saisis sur lui ont été

enfermésenuneseuleliasse,etdéposéscachetéssurvotrebureau.Quantauprévenu,vousl’avezvuparlalettremêmequiledénonce,c’estunnomméEdmondDantès,secondàborddutrois-mâtslePharaon,faisant lecommercedecotonavecAlexandrieetSmyrne,etappartenantà lamaisonMorrelet fils,deMarseille.–Avantdeservirdanslamarinemarchande,avait-ilservidanslamarinemilitaire?–Oh!non,monsieur;c’estuntoutjeunehomme.–Quelâge?–Dix-neufouvingtansauplus.»En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-Rue, était arrivé au coin de la rue des

Conseils,unhommequisemblaitl’attendreaupassagel’aborda:c’étaitM.Morrel.«Ah!monsieurdeVillefort!s’écrialebravehommeenapercevantlesubstitut,jesuisbienheureux

devousrencontrer.Imaginez-vousqu’onvientdecommettrelamépriselaplusétrange,laplusinouïe:onvientd’arrêterleseconddemonbâtiment,EdmondDantès.–Jelesais,monsieur,ditVillefort,etjevienspourl’interroger.–Oh!monsieur,continuaM.Morrel,emportéparsonamitiépourlejeunehomme,vousneconnaissez

pas celui qu’on accuse, et je le connais,moi : imaginez-vous l’homme le plus doux, l’homme le plusprobe, et j’oserai presque dire l’homme qui sait le mieux son état de toute la marine marchande. ÔmonsieurdeVillefort!jevouslerecommandebiensincèrementetdetoutmoncœur.»Villefort,commeonapulevoir,appartenaitaupartinobledelaville,etMorrelaupartiplébéien;le

premier était royaliste ultra, le second était soupçonné de sourd bonapartisme. Villefort regardadédaigneusementMorrel,etluiréponditavecfroideur:

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« Vous savez, monsieur, qu’on peut être doux dans la vie privée, probe dans ses relationscommerciales, savant dans son état, et n’en être pasmoins un grand coupable, politiquement parlant ;vouslesavez,n’est-cepas,monsieur?»Etlemagistratappuyasurcesderniersmots,commes’ilenvoulaitfairel’applicationàl’armateurlui-

même;tandisquesonregardscrutateursemblaitvouloirpénétrerjusqu’aufondducœurdecethommeassezhardid’intercéderpourunautre,quandildevaitsavoirquelui-mêmeavaitbesoind’indulgence.Morrelrougit,carilnesesentaitpaslaconsciencebiennetteàl’endroitdesopinionspolitiques;et

d’ailleurslaconfidencequeluiavaitfaiteDantèsàl’endroitdesonentrevueaveclegrandmaréchaletdesquelquesmotsqueluiavaitadressésl’Empereurluitroublaitquelquepeul’esprit.Ilajouta,toutefois,avecl’accentduplusprofondintérêt:« Jevous en supplie,monsieurdeVillefort, soyez juste commevousdevez l’être, boncommevous

l’êtestoujours,etrendez-nousbienvitecepauvreDantès!»Lerendez-noussonnarévolutionnairementàl’oreilledusubstitutduprocureurduroi.«Eh !eh ! sedit-il toutbas, rendez-nous…ceDantèsserait-ilaffiliéàquelquesectedecarbonari,

pour que son protecteur emploie ainsi, sans y songer, la formule collective ? On l’a arrêté dans uncabaret,m’adit,jecrois,lecommissaire;ennombreusecompagnie,a-t-ilajouté:ceseraquelquevente.»Puistouthaut:«Monsieur, répondit-il, vous pouvez être parfaitement tranquille, et vous n’aurez pas fait un appel

inutileàmajusticesileprévenuestinnocent;maissi,aucontraire,ilestcoupable,nousvivonsdansuneépoque difficile,monsieur, où l’impunité serait d’un fatal exemple : je serai donc forcé de fairemondevoir.»Et sur ce, comme il était arrivé à la porte de sa maison adossée au palais de justice, il entra

majestueusement,aprèsavoirsaluéavecunepolitessedeglacelemalheureuxarmateur,quirestacommepétrifiéàlaplaceoùl’avaitquittéVillefort.L’antichambre était pleine de gendarmes et d’agents de police ; au milieu d’eux, gardé à vue,

enveloppéderegardsflamboyantsdehaine,setenaitdebout,calmeetimmobile,leprisonnier.Villeforttraversal’antichambre,jetaunregardobliquesurDantès,et,aprèsavoirprisuneliasseque

luiremitunagent,disparutendisant:«Qu’onamèneleprisonnier.»Sirapidequ’eûtétéceregard,ilavaitsuffiàVillefortpoursefaireuneidéedel’hommequ’ilallait

avoiràinterroger:ilavaitreconnul’intelligencedanscefrontlargeetouvert, lecouragedanscetœilfixeetcesourcilfroncé,etlafranchisedansceslèvresépaissesetàdemiouvertes,quilaissaientvoirunedoublerangéededentsblanchescommel’ivoire.La première impression avait été favorable àDantès ;maisVillefort avait entendu dire si souvent,

commeunmotdeprofondepolitique,qu’ilfallaitsedéfierdesonpremiermouvement,attenduquec’étaitlebon,qu’il appliqua lamaximeà l’impression, sans tenir comptede ladifférencequ’ilya entre lesdeuxmots.Ilétouffadonclesbonsinstinctsquivoulaientenvahirsoncœurpourlivrerdelàassautàsonesprit,

arrangeadevantlaglacesafiguredesgrandsjoursets’assit,sombreetmenaçant,devantsonbureau.Uninstantaprèslui,Dantèsentra.Lejeunehommeétaittoujourspâle,maiscalmeetsouriant;ilsaluasonjugeavecunepolitesseaisée,

puischerchadesyeuxunsiège,commes’ileûtétédanslesalondel’armateurMorrel.Cefutalorsseulementqu’ilrencontraceregardternedeVillefort,ceregardparticulierauxhommesde

palais,quineveulentpasqu’onlisedansleurpensée,etquifontdeleurœilunverredépoli.Ceregardluiappritqu’ilétaitdevantlajustice,figureauxsombresfaçons.«Quiêtes-vousetcommentvousnommez-vous?demandaVillefortenfeuilletantcesnotesquel’agent

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luiavaitremisesenentrant,etquidepuisuneheureétaientdéjàdevenuesvolumineuses,tantlacorruptiondesespionnagess’attacheviteàcecorpsmalheureuxqu’onnommelesprévenus.–Jem’appelleEdmondDantès,monsieur,réponditlejeunehommed’unevoixcalmeetsonore;jesuis

secondàborddunavirelePharaon,quiappartientàMM.Morreletfils.–Votreâge?continuaVillefort.–Dix-neufans,réponditDantès.–Quefaisiez-vousaumomentoùvousavezétéarrêté?–J’assistaisaurepasdemespropresfiançailles,monsieur»,ditDantèsd’unevoixlégèrementémue,

tantlecontrasteétaitdouloureuxdecesmomentsdejoieaveclalugubrecérémoniequis’accomplissait,tant le visage sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lumière la rayonnante figure deMercédès.«Vousassistiezaurepasdevosfiançailles?ditlesubstitutentressaillantmalgrélui.–Oui,monsieur,jesuissurlepointd’épouserunefemmequej’aimedepuistroisans.»Villefort,toutimpassiblequ’ilétaitd’ordinaire,futcependantfrappédecettecoïncidence,etcettevoix

émuedeDantèssurprisaumilieudesonbonheurallaéveillerunefibresympathiqueaufonddesonâme:lui aussi semariait, lui aussi était heureux, et on venait troubler son bonheur pour qu’il contribuât àdétruirelajoied’unhommequi,commelui,touchaitdéjàaubonheur.Cerapprochementphilosophique,pensa-t-il,feragrandeffetàmonretourdanslesalondeM.deSaint-

Méran;etilarrangead’avancedanssonesprit,etpendantqueDantèsattendaitdenouvellesquestions,les mots antithétiques à l’aide desquels les orateurs construisent ces phrases ambitieusesd’applaudissementsquiparfoisfontcroireàunevéritableéloquence.Lorsquesonpetitspeechintérieurfutarrangé,Villefortsouritàsoneffet,etrevenantàDantès:«Continuez,monsieur,dit-il.–Quevoulez-vousquejecontinue?–D’éclairerlajustice.–Que la justiceme dise sur quel point elle veut être éclairée, et je lui dirai tout ce que je sais ;

seulement,ajouta-t-ilàsontouravecunsourire,jelapréviensquejenesaispasgrand-chose.–Avez-vousservisousl’usurpateur?–J’allaisêtreincorporédanslamarinemilitairelorsqu’ilesttombé.–Onditvosopinionspolitiquesexagérées,ditVillefort,àquil’onn’avaitpassouffléunmotdecela,

maisquin’étaitpasfâchédeposerlademandecommeonposeuneaccusation.–Mesopinionspolitiques,àmoi,monsieur?Hélas!c’estpresquehonteuxàdire,maisjen’aijamais

eucequ’onappelleuneopinion:j’aidix-neufansàpeine,commej’aieul’honneurdevousledire;jenesaisrien,jenesuisdestinéàjoueraucunrôle;lepeuquejesuisetquejeserai,sil’onm’accordelaplacequej’ambitionne,c’estàM.Morrelqueje ledevrai.Aussi, toutesmesopinions, jenediraipaspolitiques,maisprivées,sebornent-ellesàcestroissentiments:j’aimemonpère,jerespecteM.Morrelet j’adoreMercédès.Voilà,monsieur, tout ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que c’est peuintéressantpourelle.»ÀmesurequeDantèsparlait,Villefortregardaitsonvisageàlafoissidouxetsiouvert,etsesentait

reveniràlamémoirelesparolesdeRenée,qui,sansleconnaître,luiavaitdemandésonindulgencepourleprévenu.Avecl’habitudequ’avaitdéjàlesubstitutducrimeetdescriminels,ilvoyait,àchaqueparoledeDantès, surgir la preuve de son innocence. En effet, ce jeune homme, on pourrait presque dire cetenfant,simple,naturel,éloquentdecetteéloquenceducœurqu’onnetrouvejamaisquandonlacherche,plein d’affection pour tous, parce qu’il était heureux, et que le bonheur rend bons les méchants eux-mêmes,versaitjusquesursonjugeladouceaffabilitéquidébordaitdesoncœur,Edmondn’avaitdansleregard,danslavoix,danslegeste,toutrudeettoutsévèrequ’avaitétéVillefortenverslui,quecaressesetbontépourceluiquil’interrogeait.

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«Pardieu,seditVillefort,voiciuncharmantgarçon,et jen’auraipasgrand-peine,jel’espère,àmefaire bien venir de Renée en accomplissant la première recommandation qu’elle m’a faite : cela mevaudraunbonserrementdemaindevanttoutlemondeetuncharmantbaiserdansuncoin.»EtàcettedouceespérancelafiguredeVilleforts’épanouit;desorteque,lorsqu’ilreportasesregards

desapenséeàDantès,Dantès,quiavaitsuivitouslesmouvementsdephysionomiedesonjuge,souriaitcommesapensée.«Monsieur,ditVillefort,vousconnaissez-vousquelquesennemis?–Desennemisàmoi,ditDantès:j’ailebonheurd’êtretroppeudechosepourquemapositionm’en

ait fait. Quant à mon caractère, un peu vif peut-être, j’ai toujours essayé de l’adoucir envers messubordonnés.J’aidixoudouzematelotssousmesordres:qu’onlesinterroge,monsieur,etilsvousdirontqu’ilsm’aimentetmerespectent,nonpascommeunpère, jesuistropjeunepourcela,maiscommeunfrèreaîné.–Mais,àdéfautd’ennemis,peut-êtreavez-vousdes jaloux :vousallezêtrenommécapitaineàdix-

neufans,cequiestunposteélevédansvotreétat;vousallezépouserunejoliefemmequivousaime,cequiestunbonheurraredanstouslesétatsdelaterre;cesdeuxpréférencesdudestinontpuvousfairedesenvieux.–Oui,vousavezraison.Vousdevezmieuxconnaîtreleshommesquemoi,etc’estpossible;maissi

cesenvieuxdevaientêtreparmimesamis,jevousavouequej’aimemieuxnepaslesconnaîtrepournepointêtreforcédeleshaïr.–Vousaveztort,monsieur.Ilfauttoujours,autantquepossible,voirclairautourdesoi;et,envérité

vousmeparaissezunsidignejeunehomme,quejevaism’écarterpourvousdesrèglesordinairesdelajustice et vous aider à faire jaillir la lumière en vous communiquant la dénonciation qui vous amènedevantmoi:voicilepapieraccusateur;reconnaissez-vousl’écriture?»EtVilleforttiralalettredesapocheetlaprésentaàDantès.Dantèsregardaetlut.Unnuagepassasur

sonfront,etildit:«Non,monsieur,jeneconnaispascetteécriture,elleestdéguisée,etcependantelleestd’uneforme

assez franche. En tout cas, c’est une main habile qui l’a tracée. Je suis bien heureux, ajouta-t-il enregardant avec reconnaissance Villefort, d’avoir affaire à un homme tel que vous, car en effet monenvieuxestunvéritableennemi.»Etàl’éclairquipassadanslesyeuxdujeunehommeenprononçantcesparoles,Villefortputdistinguer

toutcequ’ilyavaitdeviolenteénergiecachéesouscettepremièredouceur.« Et maintenant, voyons, dit le substitut, répondez-moi franchement, monsieur, non pas comme un

prévenu à son juge, mais comme un homme dans une fausse position répond à un autre homme quis’intéresseàlui:qu’ya-t-ildevraidanscetteaccusationanonyme?»EtVillefortjetaavecdégoûtsurlebureaulalettrequeDantèsvenaitdeluirendre.« Tout et rien, monsieur, et voici la vérité pure, sur mon honneur de marin, sur mon amour pour

Mercédès,surlaviedemonpère.–Parlez,monsieur»,dittouthautVillefort.Puistoutbas,ilajouta:«SiRenéepouvaitmevoir,j’espèrequ’elleseraitcontentedemoi,etqu’ellenem’appelleraitplusun

coupeurdetête!–Ehbien,enquittantNaples,lecapitaineLeclèretombamaladed’unefièvrecérébrale;commenous

n’avionspasdemédecinàbordetqu’ilnevoulutrelâchersuraucunpointdelacôte,presséqu’ilétaitdeserendreàl’îled’Elbe,samaladieempiraaupointqueverslafindutroisièmejour,sentantqu’ilallaitmourir,ilm’appelaprèsdelui.«–MoncherDantès,medit-il,jurez-moisurvotrehonneurdefairecequejevaisvousdire;ilyva

desplushautsintérêts.

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«–Jevouslejure,capitaine,luirépondis-je.«–Ehbien,commeaprèsmamortlecommandementdunavirevousappartient,enqualitédesecond,

vousprendrezcecommandement,vousmettrezlecapsurl’îled’Elbe,vousdébarquerezàPorto-Ferrajo,vousdemanderezlegrandmaréchal,vousluiremettrezcettelettre:peut-êtrealorsvousremettra-t-onuneautre lettreetvouschargera-t-ondequelquemission.Cettemissionquim’était réservée,Dantès,vousl’accomplirezàmaplace,ettoutl’honneurenserapourvous.«– Je le ferai, capitaine,mais peut-être n’arrive-t-onpas si facilement quevous le pensezprèsdu

grandmaréchal.«–Voiciunebaguequevousluiferezparvenir,ditlecapitaine,etquilèveratouteslesdifficultés.«Etàcesmots,ilmeremitunebague.«Ilétaittemps:deuxheuresaprèsledélireleprit;lelendemainilétaitmort.–Etquefîtes-vousalors?–Cequejedevaisfaire,monsieur,cequetoutautreeûtfaitàmaplace:entoutcas,lesprièresd’un

mourant sont sacrées ;mais, chez lesmarins, les prières d’un supérieur sont des ordres que l’on doitaccomplir.Jefisdoncvoileversl’îled’Elbe,oùj’arrivailelendemain,jeconsignaitoutlemondeàbordetjedescendisseulàterre.Commejel’avaisprévu,onfitquelquesdifficultéspourm’introduireprèsdugrandmaréchal;maisjeluienvoyailabaguequidevaitmeservirdesignedereconnaissance,ettouteslesportess’ouvrirentdevantmoi.Ilmereçut,m’interrogeasurlesdernièrescirconstancesdelamortdumalheureuxLeclère,et,commecelui-cil’avaitprévu,ilmeremitunelettrequ’ilmechargeadeporterenpersonne à Paris. Je le lui promis, car c’était accomplir les dernières volontés demon capitaine. Jedescendisàterre,jeréglairapidementtouteslesaffairesdebord;puisjecourusvoirmafiancée,quejeretrouvaiplusbelleetplusaimantequejamais.GrâceàM.Morrel,nouspassâmespar-dessustouteslesdifficultés ecclésiastiques ; enfin, monsieur, j’assistais, comme je vous l’ai dit, au repas de mesfiançailles,j’allaismemarierdansuneheure,etjecomptaispartirdemainpourParis,lorsque,surcettedénonciationquevousparaissezmaintenantmépriserautantquemoi,jefusarrêté.–Oui,oui,murmuraVillefort, tout celameparaît être lavérité, et, sivousêtes coupable, c’estpar

imprudence;encorecetteimprudenceétait-ellelégitiméeparlesordresdevotrecapitaine.Rendez-nouscettelettrequ’onvousaremiseàl’îled’Elbe,donnez-moivotreparoledevousreprésenteràlapremièreréquisition,etallezrejoindrevosamis.–Ainsijesuislibre,monsieur!s’écriaDantèsaucombledelajoie.–Oui,seulementdonnez-moicettelettre.–Elledoitêtredevantvous,monsieur;caronmel’apriseavecmesautrespapiers,etj’enreconnais

quelques-unsdanscetteliasse.–Attendez, dit le substitut à Dantès, qui prenait ses gants et son chapeau, attendez ; à qui est-elle

adressée?–ÀM.Noirtier,rueCoq-Héron,àParis.»LafoudretombéesurVillefortnel’eûtpointfrappéd’uncoupplusrapideetplusimprévu;ilretomba

sur son fauteuil,d’où il s’était levéàdemipouratteindre la liassedepapiers saisis surDantès,et, lafeuilletantprécipitamment,ilentiralalettrefatalesurlaquelleiljetaunregardempreintd’uneindicibleterreur.«M.Noirtier,rueCoq-Héron,no13,murmura-t-ilenpâlissantdeplusenplus.–Oui,monsieur,réponditDantèsétonné,leconnaissez-vous?–Non,réponditvivementVillefort:unfidèleserviteurduroineconnaîtpaslesconspirateurs.– Il s’agit donc d’une conspiration ? demanda Dantès, qui commençait, après s’être cru libre, à

reprendre une terreur plus grande que la première. En tout cas, monsieur, je vous l’ai dit, j’ignoraiscomplètementlecontenudeladépêchedontj’étaisporteur.–Oui,repritVillefortd’unevoixsourde;maisvoussavezlenomdeceluiàquielleétaitadressée!

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–Pourlaluiremettreàlui-même,monsieur,ilfallaitbienquejelesusse.–Etvousn’avezmontrécette lettreàpersonne?ditVillefort toutenlisantetenpâlissant,àmesure

qu’illisait.–Àpersonne,monsieur,surl’honneur!–Tout lemonde ignore que vous étiez porteur d’une lettre venant de l’île d’Elbe et adressée àM.

Noirtier?–Toutlemonde,monsieur,exceptéceluiquimel’aremise.–C’esttrop,c’estencoretrop!»murmuraVillefort.Le frontdeVillefort s’obscurcissait deplus enplus àmesurequ’il avançait vers la fin ; ses lèvres

blanches, ses mains tremblantes, ses yeux ardents faisaient passer dans l’esprit de Dantès les plusdouloureuses appréhensions. Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa tête dans ses mains, etdemeurauninstantaccablé.«ÔmonDieu!qu’ya-t-ildonc,monsieur?»demandatimidementDantès.Villefortneréponditpas;maisauboutdequelquesinstants,ilrelevasatêtepâleetdécomposée,et

relutunesecondefoislalettre.«Etvousditesquevousnesavezpascequecontenaitcettelettre?repritVillefort.–Sur l’honneur, je le répète,monsieur, ditDantès, je l’ignore.Maisqu’avez-vousvous-même,mon

Dieu!vousallezvoustrouvermal;voulez-vousquejesonne,voulez-vousquej’appelle?–Non,monsieur,ditVillefortenselevantvivement,nebougezpas,neditespasunmot:c’estàmoià

donnerdesordresici,etnonpasàvous.–Monsieur,ditDantèsblessé,c’étaitpourveniràvotreaide,voilàtout.–Jen’aibesoinderien;unéblouissementpassager,voilàtout:occupez-vousdevousetnondemoi,

répondez.»Dantès attendit l’interrogatoire qu’annonçait cette demande,mais inutilement :Villefort retomba sur

son fauteuil,passaunemainglacéesur son front ruisselantdesueur,etpour la troisième fois semitàrelirelalettre.«Oh!s’ilsaitcequecontientcettelettre,murmura-t-il,etqu’ilapprennejamaisqueNoirtierest le

pèredeVillefort,jesuisperdu,perduàjamais!»EtdetempsentempsilregardaitEdmond,commesisonregardeûtpubrisercettebarrièreinvisible

quienfermedanslecœurlessecretsquegardelabouche.«Oh!n’endoutonsplus!s’écria-t-iltoutàcoup.–Mais,aunomduCiel,monsieur!s’écrialemalheureuxjeunehomme,sivousdoutezdemoi,sivous

mesoupçonnez,interrogez-moi,etjesuisprêtàvousrépondre.»Villefortfitsurlui-mêmeuneffortviolent,etd’untonqu’ilvoulaitrendreassuré:«Monsieur,dit-il, lescharges lesplusgraves résultentpourvousdevotre interrogatoire, jenesuis

doncpaslemaître,commejel’avaisespéréd’abord,devousrendreàl’instantmêmelaliberté;jedois,avantdeprendreunepareillemesure,consulterlejuged’instruction.Enattendant,vousavezvudequellefaçonj’enaiagienversvous.–Oh!oui,monsieur,s’écriaDantès,etjevousremercie,carvousavezétépourmoibienplutôtunami

qu’unjuge.–Ehbien,monsieur,jevaisvousretenirquelquetempsencoreprisonnier,lemoinslongtempsqueje

pourrai;laprincipalechargequiexistecontrevousc’estcettelettre,etvousvoyez…»Villeforts’approchade lacheminée, la jetadans le feu,etdemeura jusqu’àcequ’ellefût réduiteen

cendres.«Etvousvoyez,continua-t-il,jel’anéantis.–Oh!s’écriaDantès,monsieur,vousêtesplusquelajustice,vousêteslabonté!–Mais;écoutez-moi,poursuivitVillefort,aprèsunpareilacte,vouscomprenezquevouspouvezavoir

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confianceenmoi,n’est-cepas?–Ômonsieur!ordonnezetjesuivraivosordres.–Non,ditVillefortens’approchantdujeunehomme,non,cenesontpasdesordresquejeveuxvous

donner;vouslecomprenez,cesontdesconseils.–Dites,etjem’yconformeraicommeàdesordres.– Jevaisvousgarder jusqu’au soir ici, aupalaisde justice ;peut-êtrequ’unautrequemoiviendra

vousinterroger:ditestoutcequevousm’avezdit,maispasunmotdecettelettre.–Jevouslepromets,monsieur.»C’étaitVillefortquisemblaitsupplier,c’étaitleprévenuquirassuraitlejuge.« Vous comprenez, dit-il en jetant un regard sur les cendres, qui conservaient encore la forme du

papier, et qui voltigeaient au-dessus des flammes : maintenant, cette lettre est anéantie, vous et moisavonsseulsqu’elleaexisté;onnevouslareprésenterapoint:niez-ladoncsil’onvousenparle,niez-lahardimentetvousêtessauvé.–Jenierai,monsieur,soyeztranquille,ditDantès.–Bien,bien!»ditVillefortenportantlamainaucordond’unesonnette.Puiss’arrêtantaumomentdesonner:«C’étaitlaseulelettrequevouseussiez?dit-il.–Laseule.–Faites-enserment.»Dantèsétenditlamain.«Jelejure»,dit-il.Villefortsonna.Lecommissairedepoliceentra.Villeforts’approchadel’officierpublicetluiditquelquesmotsàl’oreille;lecommissairerépondit

parunsimplesignedetête.«Suivezmonsieur»,ditVillefortàDantès.Dantèss’inclina,jetaundernierregarddereconnaissanceàVillefortetsortit.Àpeine la porte fut-elle referméederrière lui que les forcesmanquèrent àVillefort, et qu’il tomba

presqueévanouisurunfauteuil.Puis,auboutd’uninstant:«ÔmonDieu!murmura-t-il,àquoitiennent lavieet lafortune!…Sileprocureurduroieûtétéà

Marseille, si le juged’instructioneûtétéappeléau lieudemoi, j’étaisperdu ;etcepapier,cepapiermauditmeprécipitaitdansl’abîme.Ah!monpère,monpère,serez-vousdonctoujoursunobstacleàmonbonheurencemonde,etdois-jelutteréternellementavecvotrepassé!»Puis,toutàcoup,unelueurinattendueparutpasserparsonespritetilluminasonvisage;unsourirese

dessina sur sa bouche encore crispée, ses yeux hagards devinrent fixes et parurent s’arrêter sur unepensée.«C’estcela,dit-il;oui,cettelettrequidevaitmeperdreferamafortunepeut-être.Allons,Villefort,à

l’œuvre!»Etaprèss’êtreassuréqueleprévenun’étaitplusdansl’antichambre,lesubstitutduprocureurduroi

sortitàsontour,ets’acheminavivementverslamaisondesafiancée.

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VIII–Lechâteaud’If.

En traversant l’antichambre, le commissaire de police fit un signe à deux gendarmes, lesquels seplacèrent, l’un à droite l’autre à gauche de Dantès ; on ouvrit une porte qui communiquait del’appartementduprocureurduroiaupalaisdejustice,onsuivitquelquetempsundecesgrandscorridorssombresquifontfrissonnerceux-làquiypassent,quandmêmeilsn’ontaucunmotifdefrissonner.De même que l’appartement de Villefort communiquait au palais de justice, le palais de justice

communiquaitàlaprison,sombremonumentaccoléaupalaisetqueregardecurieusement,detoutessesouverturesbéantes,leclocherdesAccoulesquisedressedevantlui.Aprèsnombrededétoursdanslecorridorqu’ilsuivait,Dantèsvits’ouvriruneporteavecunguichet

defer;lecommissairedepolicefrappa,avecunmarteaudefer,troiscoupsquiretentirent,pourDantès,commes’ilsétaientfrappéssursoncœur; laportes’ouvrit, lesdeuxgendarmespoussèrentlégèrementleurprisonnier,quihésitaitencore.Dantèsfranchitleseuilredoutable,etlaporteserefermabruyammentderrièrelui.Ilrespiraitunautreair,unairméphitiqueetlourd:ilétaitenprison.Onleconduisitdansunechambreassezpropre,maisgrilléeetverrouillée;ilenrésultaquel’aspect

desademeureneluidonnapointtropdecrainte:d’ailleurs,lesparolesdusubstitutduprocureurduroi,prononcéesavecunevoixquiavaitparuàDantèssipleined’intérêt,résonnaientàsonoreillecommeunedoucepromessed’espérance.Il était déjà quatre heures lorsqueDantès avait été conduit dans sa chambre.On était, comme nous

l’avonsdit,au1ermars,leprisonniersetrouvadoncbientôtdanslanuit.Alors, lesensde l’ouïes’augmentachez luidusensde lavuequivenaitdes’éteindre :aumoindre

bruitquipénétraitjusqu’àlui,convaincuqu’onvenaitlemettreenliberté,ilselevaitvivementetfaisaitunpasverslaporte;maisbientôtlebruits’enallaitmourantdansuneautredirection,etDantèsretombaitsursonescabeau.Enfin,verslesdixheuresdusoir,aumomentoùDantèscommençaitàperdrel’espoir,unnouveaubruit

sefitentendre,quiluiparut,cettefois,sedirigerverssachambre:eneffet,despasretentirentdanslecorridor et s’arrêtèrent devant sa porte ; une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent, et lamassive barrière de chêne s’ouvrit, laissant voir, tout à coup dans la chambre sombre l’éblouissantelumièrededeuxtorches.Àlalueurdecesdeuxtorches,Dantèsvitbrillerlessabresetlesmousquetonsdequatregendarmes.Ilavaitfaitdeuxpasenavant,ildemeuraimmobileàsaplaceenvoyantcesurcroîtdeforce.«Venez-vousmechercher?demandaDantès.–Ouiréponditundesgendarmes.–DelapartdeM.lesubstitutduprocureurduroi?–Maisjelepense.–Bien,ditDantès,jesuisprêtàvoussuivre.»Laconvictionqu’onvenaitlechercherdelapartdeM.deVillefortôtaittoutecrainteaumalheureux

jeunehomme:ils’avançadonc,calmed’esprit,librededémarche,etseplaçadelui-mêmeaumilieudesonescorte.Unevoitureattendaitàlaportedelarue,lecocherétaitsursonsiège,unexemptétaitassisprèsdu

cocher.«Est-cedoncpourmoiquecettevoitureestlà?demandaDantès.–C’estpourvous,réponditundesgendarmes,montez.»Dantès voulut faire quelques observations,mais la portière s’ouvrit, il sentit qu’on le poussait ; il

n’avaitnilapossibiliténimêmel’intentiondefairerésistance,ilsetrouvaenuninstantassisaufonddela voiture, entre deux gendarmes ; les deux autres s’assirent sur la banquette de devant, et la pesante

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machinesemitàrouleravecunbruitsinistre.Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures, elles étaient grillées : il n’avait fait que changer de

prison;seulementcelle-làroulait,etletransportaitenroulantversunbutignoré.Àtraverslesbarreauxserrésàpouvoiràpeineypasserlamain,Dantèsreconnutcependantqu’onlongeaitlarueCaisserie,etquepar la rueSaint-Laurent et la rueTaramisondescendaitvers lequai.Bientôt, ilvit, à travers sesbarreaux, à lui, et les barreaux du monument près duquel il se trouvait, briller les lumières de laConsigne.Lavoitures’arrêta,l’exemptdescendit,s’approchaducorpsdegarde;unedouzainedesoldatsensortirentetsemirentenhaie;Dantèsvoyait,àlalueurdesréverbèresduquai,reluireleursfusils.«Serait-cepourmoi,sedemanda-t-il,quel’ondéploieunepareilleforcemilitaire?»L’exempt,enouvrantlaportièrequifermaitàclefquoiquesansprononceruneseuleparolerépondità

cettequestion,carDantèsvit,entrelesdeuxhaiesdesoldats,uncheminménagépourluidelavoitureauport.Lesdeuxgendarmesquiétaientassissurlabanquettededevantdescendirentlespremiers,puisonle

fitdescendreàsontour,puisceuxquisetenaientàsescôtéslesuivirent.Onmarchaversuncanotqu’unmarinierdeladouanemaintenaitprèsduquaiparunechaîne.LessoldatsregardèrentpasserDantèsd’unair de curiosité hébétée. En un instant, il fut installé à la poupe du bateau, toujours entre ces quatregendarmes, tandisque l’exempt se tenait à la proue.Uneviolente secousse éloigna lebateaudubord,quatrerameursnagèrentvigoureusementverslePilon.Àuncripoussédelabarque,lachaînequifermele port s’abaissa, et Dantès se trouva dans ce qu’on appelle le Frioul c’est-à-dire hors du port. Lepremiermouvementduprisonnier,ensetrouvantenpleinair,avaitétéunmouvementdejoie.L’air,c’estpresquelaliberté.Ilrespiradoncàpleinepoitrinecettebrisevivacequiapportesurses

ailes toutes ces senteurs inconnuesde la nuit et de lamer.Bientôt, cependant, il poussaun soupir ; ilpassaitdevantcetteRéserveoùilavaitétésiheureuxlematinmêmependantl’heurequiavaitprécédésonarrestation,et,àtraversl’ouvertureardentededeuxfenêtres,lebruitjoyeuxd’unbalarrivaitjusqu’àlui.Dantèsjoignitsesmains,levalesyeuxaucieletpria.Labarquecontinuaitsonchemin;elleavaitdépassé laTêtedeMort,elleétaitenfacede l’ansedu

Pharo;elleallaitdoublerlabatterie,c’étaitunemanœuvreincompréhensiblepourDantès.«Maisoùdoncmemenez-vous?demanda-t-ill’undesgendarmes.–Vouslesaureztoutàl’heure.–Maisencore…–Ilnousestinterditdevousdonneraucuneexplication.»Dantès était àmoitié soldat ; questionnerdes subordonnés auxquels il était défendude répondre lui

parutunechoseabsurde,etilsetut.Alorslespenséeslesplusétrangespassèrentparsonesprit:commeonnepouvaitfaireunelongueroutedansunepareillebarque,commeiln’yavaitaucunbâtimentàl’ancreducôtéoùl’onserendait,ilpensaqu’onallaitledéposersurunpointéloignédelacôteetluidirequ’ilétaitlibre;iln’étaitpointattaché,onn’avaitfaitaucunetentativepourluimettrelesmenottes,celaluiparaissaitd’unbonaugure;d’ailleurslesubstitut,siexcellentpourlui,neluiavait-ilpasditque,pourvuqu’ilneprononçâtpointcenomfataldeNoirtier,iln’avaitrienàcraindre?Villefortn’avait-ilpas,ensaprésence, anéanti cette dangereuse lettre, seule preuve qu’il eût contre lui ? Il attendit donc, muet etpensif, et essayant de percer, avec cet œil du marin exercé aux ténèbres et accoutumé à l’espace,l’obscuritéde lanuit.Onavait laissé àdroite l’îleRatonneau,oùbrûlaitunphare, et tout en longeantpresque la côte, on était arrivé à la hauteur de l’anse des Catalans. Là, les regards du prisonnierredoublèrentd’énergie:c’étaitlàqu’étaitMercédès,etilluisemblaitàchaqueinstantvoirsedessinersurlerivagesombrelaformevagueetindécised’unefemme.Commentunpressentimentnedisait-ilpasàMercédèsquesonamantpassaitàtroiscentspasd’elle?UneseulelumièrebrillaitauxCatalans.Eninterrogeantlapositiondecettelumière,Dantèsreconnut

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qu’elleéclairaitlachambredesafiancée.Mercédèsétaitlaseulequiveillâtdanstoutelapetitecolonie.Enpoussantungrandcrilejeunehommepouvaitêtreentendudesafiancée.Unefaussehonteleretint.Quediraientceshommesquileregardaient,enl’entendantcriercommeun

insensé?Ilrestadoncmuetetlesyeuxfixéssurcettelumière.Pendantcetemps,labarquecontinuaitsonchemin;maisleprisonniernepensaitpointàlabarqueil

pensaitàMercédès.Unaccidentdeterrainfitdisparaîtrelalumière.Dantèsseretournaets’aperçutquelabarquegagnait

lelarge.Pendantqu’ilregardait,absorbédanssaproprepensée,onavaitsubstituélesvoilesauxrames,etla

barques’avançaitmaintenant,pousséeparlevent.Malgré la répugnance qu’éprouvait Dantès à adresser au gendarme de nouvelles questions, il se

rapprochadelui,etluiprenantlamain.«Camarade, luidit-il, aunomdevotreconscienceetdeparvotrequalitédesoldat, jevousadjure

d’avoirpitiédemoietdemerépondre.JesuislecapitaineDantès,bonetloyalFrançais,quoiqueaccusédejenesaisquelletrahison:oùmemenez-vous?dites-le,et,foidemarin,jemerangeraiàmondevoiretmerésigneraiàmonsort.»Legendarmesegrattal’oreille,regardasoncamarade.Celui-cifitunmouvementquivoulaitdireàpeu

près:Ilmesemblequ’aupointoùnousensommesiln’yapasd’inconvénient,etlegendarmeseretournaversDantès:«VousêtesMarseillaisetmarin,dit-il,etvousmedemandezoùnousallons?–Oui,car,surmonhonneur,jel’ignore.–Nevousendoutez-vouspas?–Aucunement.–Cen’estpaspossible.–Jevouslejuresurcequej’aideplussacrémonde.Répondez-moidonc,degrâce!–Maislaconsigne?–Laconsignenevousdéfendpasdem’apprendreceque jesauraidansdixminutes,dansunedemi

heure,dansuneheurepeut-être.Seulementvousm’épargnezd’icilàdessièclesd’incertitude.Jevousledemande,commesivousétiezmonami,regardez:jeneveuxnimerévolternifuir;d’ailleursjenelepuis:oùallons-nous?–Àmoins que vous n’ayez un bandeau sur les yeux, ou que vous ne soyez jamais sorti du port de

Marseille,vousdevezcependantdevineroùvousallez?–Non.–Regardezautourdevousalors.»Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où paraissait se diriger le bateau, et à cent

toisesdevant lui ilvits’élever larochenoireetarduesur laquellemonte,commeunesuperfétationdusilex,lesombrechâteaud’If.Cetteformeétrange,cetteprisonautourdelaquellerègneunesiprofondeterreur,cetteforteressequi

fait vivre depuis trois cents ansMarseille de ses lugubre traditions, apparaissant ainsi tout à coup àDantèsquinesongeaitpointàelle,luifitl’effetquefaitaucondamnéàmortl’aspectdel’échafaud.«Ah!monDieu!s’écria-t-il,lechâteaud’If!etqu’allonsnousfairelà?»Legendarmesourit.«Maisonnememènepaslàpourêtreemprisonné?continuaDantès.Lechâteaud’Ifestuneprison

d’État,destinéeseulementauxgrandscoupablepolitiques.Jen’aicommisaucuncrime.Est-cequ’ilyadesjugesd’instruction,desmagistratsquelconqueauchâteaud’If?–Iln’ya,jesuppose,ditlegendarme,qu’ungouverneur,desgeôliers,unegarnisonetdebonsmurs.

Allons, allons, l’ami, ne faites pas tant l’étonné ; car, en vérité, vous me feriez croire que vous

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reconnaissezmacomplaisanceenvousmoquantdemoi.»Dantèsserralamaindugendarmeàlaluibriser.«Vousprétendezdonc,dit-il,quel’onmeconduitauchâteaud’Ifpourm’yemprisonner?–C’estprobable,ditlegendarme;maisentoutcas,camarade,ilestinutiledemeserrersifort.–Sansautreinformation,sansautreformalité?demandalejeunehomme.–Lesformalitéssontremplies,l’informationestfaite.–Ainsi,malgrélapromessedeM.deVillefort?…–JenesaissiM.deVillefortvousafaitunepromesse,ditlegendarme,maiscequejesais,c’estque

nousallonsauchâteaud’If.Ehbien,quefaites-vousdonc?Holà!camarades,àmoi!»Parunmouvementpromptcommel’éclair,quicependantavaitétéprévuparl’œilexercédugendarme,

Dantèsavaitvoulus’élanceràlamer;maisquatrepoignetsvigoureuxleretinrentaumomentoùsespiedsquittaientleplancherdubateau.Ilretombaaufonddelabarqueenhurlantderage.«Bon!s’écrialegendarmeenluimettantungenousurlapoitrine,bon!voilàcommevoustenezvotre

parole de marin. Fiez-vous donc aux gens doucereux ! Eh bien, maintenant, mon cher ami, faites unmouvement,unseul,etjevouslogeuneballedanslatête.J’aimanquéàmapremièreconsigne,mais,jevousenréponds,jenemanqueraipasàlaseconde.»Et il abaissa effectivement sa carabine versDantès qui sentit s’appuyer le bout du canon contre sa

tempe.Un instant, il eut l’idée de faire cemouvement défendu et d’en finir ainsi violemment avec lemalheur inattenduquis’étaitabattusur luiet l’avaitpris toutàcoupdanssesserresdevautour.Mais,justement parce que cemalheur était inattendu,Dantès songea qu’il ne pouvait être durable ; puis lespromessesdeM.deVillefortluirevinrentàl’esprit;puis,s’ilfautledireenfin,cettemortaufondd’unbateau,venantdelamaind’ungendarme,luiapparuelaideetnue.Ilretombadoncsurleplancherdelabarqueenpoussantunhurlementderageetenserongeantlesmainsavecfureur.Presqueaumêmeinstant,unchocviolentébranlalecanot.Undesbatelierssautasurlerocquelaprouedelapetitebarquevenaitdetoucher,unecordegrinçaensedéroulantautourd’unepoulie,etDantèscompritqu’onétaitarrivéetqu’onamarraitl’esquif.Eneffet,sesgardiens,quiletenaientàlafoisparlesbrasetparlecolletdesonhabit,leforcèrentde

serelever,lecontraignirentàdescendreàterre,etletraînèrentverslesdegrésquimontentàlaportedelacitadelle,tandisquel’exempt,arméd’unmousquetonàbaïonnette,lesuivaitpar-derrière.Dantès,aureste,nefitpointunerésistanceinutile;salenteurvenaitplutôtd’inertiequed’opposition;

ilétaitétourdietchancelantcommeunhommeivre.Ilvitdenouveaudessoldatsquis’échelonnaientsurlestalusrapide,ilsentitdesescaliersquileforçaientdeleverlespieds,ils’aperçutqu’ilpassaitsousuneporteetquecetteporteserefermaitderrièrelui,maistoutcelamachinalement,commeàtraversunbrouillard, sans rien distinguer de positif. Il ne voyait même plus la mer, cette immense douleur desprisonniers,quiregardentl’espaceaveclesentimentterriblequ’ilssontimpuissantsàlefranchir.Ilyeutunehalted’unmoment,pendantlaquelleilessayaderecueillirsesesprits.Ilregardaautourde

lui:ilétaitdansunecourcarrée,forméeparquatrehautesmurailles;onentendaitlepaslentetrégulierdes sentinelles ; et chaque fois qu’elles passaient devant deux ou trois reflets que projetait sur lesmurailleslalueurdedeuxoutroislumièresquibrillaientdansl’intérieurduchâteau,onvoyaitscintillerlecanondeleursfusils.Onattenditlàdixminutesàpeuprès;certainsqueDantèsnepouvaitplusfuir,lesgendarmesl’avaient

lâché.Onsemblaitattendredesordres,cesordresarrivèrent.«Oùestleprisonnier?demandaunevoix.–Levoici,répondirentlesgendarmes.–Qu’ilmesuive,jevaisleconduireàsonlogement.– Allez », dirent les gendarmes en poussant Dantès. Le prisonnier suivit son conducteur, qui le

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conduisiteffectivementdansunesallepresquesouterraine,dontlesmuraillesnuesetsuantessemblaientimprégnées d’une vapeur de larmes. Une espèce de lampion posé sur un escabeau, et dont la mèchenageaitdansunegraissefétide, illuminait lesparois lustréesdecetaffreuxséjour,etmontraitàDantèssonconducteur,espècedegeôliersubalterne,malvêtuetdebassemine.«Voicivotrechambrepourcettenuit,dit-il;ilesttard,etM.legouverneurestcouché.Demain,quand

ilseréveilleraetqu’ilauraprisconnaissancedesordresquivousconcernent,peut-êtrevouschangera-t-ildedomicile;enattendant,voicidupain,ilyadel’eaudanscettecruche,delapaillelà-basdansuncoin:c’esttoutcequ’unprisonnierpeutdésirer.Bonsoir.»Et avant queDantès eût songé àouvrir la bouchepour lui répondre, avant qu’il eût remarquéoù le

geôlierposaitcepain,avantqu’ilsefûtrenducomptedel’endroitoùgisaitcettecruche,avantqu’ileûttournélesyeuxverslecoinoùl’attendaitcettepailledestinéeàluiservirdelit,legeôlieravaitprislelampion,et, refermant laporte,enlevéauprisonnierce refletblafardqui luiavaitmontré,commeà lalueurd’unéclair,lesmursruisselantsdesaprison.Alorsilsetrouvaseuldanslesténèbresetdanslesilence,aussimuetetaussisombrequecesvoûtes

dontilsentaitlefroidglacials’abaissersursonfrontbrûlant.Quandlespremiersrayonsdujoureurentramenéunpeudeclartédanscetantre,legeôlierrevintavec

ordredelaisserleprisonnieroùilétait.Dantèsn’avaitpointchangédeplace.Unemaindefersemblaitl’avoirclouéàl’endroitmêmeoùlaveilleils’étaitarrêté:seulementsonœilprofondsecachaitsousuneenflurecauséeparlavapeurhumidedeseslarmes.Ilétaitimmobileetregardaitlaterre.Ilavaitainsipassétoutelanuitdebout,etsansdormiruninstant.Legeôliers’approchadelui,tournaautourdelui,maisDantèsneparutpaslevoir.Illuifrappasurl’épaule,Dantèstressaillitetsecoualatête.«N’avez-vousdoncpasdormi,demandalegeôlier.–Jenesaispas»,réponditDantès.Legeôlierleregardaavecétonnement.«N’avez-vouspasfaim?continua-t-il.–Jenesaispas,réponditencoreDantès.–Voulez-vousquelquechose?–Jevoudraisvoirlegouverneur.»Legeôlierhaussalesépaulesetsortit.Dantèslesuivitdesyeux,tenditlesmainsverslaporteentrouverte,maislaportesereferma.Alors sa poitrine sembla se déchirer dans un long sanglot. Les larmes qui gonflaient sa poitrine

jaillirentcommedeuxruisseaux,ilseprécipitalefrontcontreterreetprialongtemps,repassantdanssonesprittoutesaviepassée,etsedemandantàlui-mêmequelcrimeilavaitcommisdanscettevie,jeuneencore,quiméritâtunesicruellepunition.La journée se passa ainsi. À peine s’il mangea quelques bouchées de pain et but quelques gouttes

d’eau.Tantôtilrestaitassisetabsorbédanssespensées;tantôtiltournaittoutautourdesaprisoncommefaitunanimalsauvageenfermédansunecagedefer.Unepenséesurtoutlefaisaitbondir:c’estque,pendantcettetraversée,où,danssonignorancedulieu

oùonleconduisait,ilétaitrestésicalmeetsitranquille,ilauraitpudixfois,sejeteràlamer,et,unefoisdans l’eau, grâce à son habileté à nager, grâce à cette habitude qui faisait de lui un des plus habilesplongeursdeMarseille,disparaître sous l’eau,échapperà sesgardiens,gagner lacôte, fuir, secacherdansquelquecriquedéserte,attendreunbâtimentgénoisoucatalan,gagnerl’Italieoul’EspagneetdelàécrireàMercédèsdevenirlerejoindre.Quantàsavie,dansaucunecontréeiln’enétaitinquiet:partoutles bons marins sont rares ; il parlait l’italien comme un Toscan, l’espagnol comme un enfant de laVieille-Castille;ileûtvéculibre,heureuxavecMercédès,sonpère,carsonpèrefûtvenulerejoindre;tandisqu’ilétaitprisonnier,enferméauchâteaud’Ifdanscetteinfranchissableprison,nesachantpasce

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quedevenaitsonpère,cequedevenaitMercédès,ettoutcelaparcequ’ilavaitcruàlaparoledeVillefort:c’étaitàendevenirfou;aussiDantèsseroulait-ilfurieuxsurlapaillefraîchequeluiavaitapportéesongeôlier.Lelendemain,àlamêmeheure,legeôlierentra.«Ehbien,luidemandalegeôlier,êtes-vousplusraisonnableaujourd’huiqu’hier?»Dantèsneréponditpoint.«Voyonsdonc,ditcelui-ci,unpeudecourage!Désirez-vousquelquechosequisoitàmadisposition?

voyons,dites.–Jedésireparleraugouverneur.–Eh!ditlegeôlieravecimpatience,jevousaidéjàditquec’estimpossible.–Pourquoicela,impossible?–Parceque,parlesrèglementsdelaprison,iln’estpointpermisàunprisonnierdeledemander.–Qu’ya-t-ildoncdepermisici?demandaDantès.–Unemeilleurenourritureenpayant,lapromenade,etquelquefoisdeslivres.–Jen’aipasbesoindelivres,jen’aiaucuneenviedemepromeneretjetrouvemanourriturebonne;

ainsijeneveuxqu’unechose,voirlegouverneur.–Sivousm’ennuyezàmerépétertoujourslamêmechose,ditlegeôlier,jenevousapporteraiplusà

manger.–Ehbien,ditDantès,situnem’apportesplusàmanger,,voilàtout.»L'accentaveclequelDantèsprononçacesmotsprouvaaugeôlierquesonprisonnierseraitheureuxde

mourir;aussi,commetoutprisonnier,decomptefait,rapportedixsousàpeuprèsparjouràsongeôlier,celuideDantèsenvisagealedéficitquirésulteraitpourluidesamort,etrepritd'untonplusradouci:«Écoutez:cequevousdésirezlàestimpossible;neledemandezdoncpasdavantage,carilestsans

exempleque,sursademande,legouverneursoitvenudanslachambred'unprisonnier;seulement,soyezbien sage, on vous permettra la promenade, et il est possible qu'un jour, pendant que vous vouspromènerez,legouverneurpassera:alorsvousl'interrogerez,et,s'ilveutvousrépondre,celaleregarde.–Mais,ditDantès,combiendetempspuis-jeattendreainsisansquecehasardseprésente?–Ah!dame,ditlegeôlier,unmois,troismois,sixmois,unanpeut-être.–C'esttroplong,ditDantès;jeveuxlevoirtoutdesuite.–Ah!ditlegeôlier,nevousabsorbezpasainsidansunseuldésirimpossible,ou,avantquinzejours,

vousserezfou.–Ah!tucrois?ditDantès.–Oui,fou.C'esttoujoursainsiquecommencelafolie;nousenavonsunexempleici:c'estenoffrant

sans cesse unmillion au gouverneur, si on voulait le mettre en liberté, que le cerveau de l'abbé quihabitaitcettechambreavantvouss'estdétraqué.–Etcombienya-t-ilqu'ilaquittécettechambre?–Deuxans.–Onl'amisenliberté?–Non:onl'amisaucachot.–Écoute !ditDantès, jene suispasunabbé, jene suispas fou ;peut-être ledeviendrai-je ;mais,

malheureusement,àcetteheure,j'aiencoretoutmonbonsens:jevaistefaireuneautreproposition.–Laquelle?–Jenet'offriraipasunmillion,moi,carjenepourraispasteledonner;maisjet'offriraicentécussi

tuveux,lapremièrefoisquetuirasàMarseille,descendrejusqu'auxCatalans,etremettreunelettreàunejeunefillequ'onappelleMercédès…pasmêmeunelettre,deuxlignesseulement.–Sijeportaiscesdeuxlignesetquejefussedécouvert,jeperdraismaplace,quiestdemillelivres

paran,sanscompterlesbénéficesetlanourriture;vousvoyezdoncbienquejeseraisungrandimbécile

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derisquerdeperdremillelivrespourengagnertroiscents.–Ehbien!ditDantès,écouteetretiensbienceci:siturefusesdeprévenirlegouverneurquejedésire

luiparler;siturefusesdeporterdeuxlignesàMercédès,outoutaumoinsdelaprévenirquejesuisici,un jour je t'attendrai derrière ma porte, et, au moment où tu entreras, je te briserai la tête avec cetescabeau.– Desmenaces ! s'écria le geôlier en faisant un pas en arrière et en se mettant sur la défensive ;

décidémentlatêtevoustourne.L'abbéacommencécommevous,etdanstroisjoursvousserezfouàlier,commelui;heureusementquel'onadescachotsauchâteaud'If.»Dantèspritl'escabeau,etillefittournoyerautourdesatête.«C'estbien!c'estbien!ditlegeôlier;ehbien!puisquevouslevoulezabsolument,onvaprévenirle

gouverneur.–Àlabonneheure!»ditDantèsenreposantsonescabeausurlesoletens'asseyantdessus,latête

basseetlesyeuxhagards,commes'ildevenaitréellementinsensé.Legeôliersortit,et,uninstantaprès,rentraavecquatresoldatsetuncaporal.«Parordredugouverneur,dit-il,descendezleprisonnierunétageau-dessousdecelui-ci.–Aucachot,alors?ditlecaporal.–Aucachot.Ilfautmettrelesfousaveclesfous.»Les quatre soldats s'emparèrent de Dantès qui tomba dans une espèce d'atonie et les suivit sans

résistance.Onluifitdescendrequinzemarches,etonouvritlaported'uncachotdanslequelilentraenmurmurant

:«Ilaraison,ilfautmettrelesfousaveclesfous.»Laportesereferma,etDantèsalladevantlui,lesmainsétenduesjusqu’àcequ’ilsentîtlemur;alorsil

s’assit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s’habituant peu à peu à l’obscurité,commençaientàdistinguerlesobjets.Legeôlieravaitraison,ils’enfallaitdebienpeuqueDantèsnefûtfou.

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IX–Lesoirdesfiançailles.

Villefort,commenousl’avonsdit,avaitreprislechemindelaplaceduGrand-Cours,etenrentrantdanslamaisondeMmedeSaint-Méran,iltrouvalesconvivesqu’ilavaitlaissésàtablepassésausalonenprenantlecafé..Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée par tout le reste de la société.Aussi fut-il

accueilliparuneexclamationgénérale:«Ehbien,trancheurdetêtes,soutiendel’État,Brutusroyaliste!s’écrial’un,qu’ya-t-il?voyons!–Ehbien,sommes-nousmenacésd’unnouveaurégimedelaTerreur?demandal’autre.–L’ogredeCorseserait-ilsortidesacaverne?demandauntroisième.– Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa future belle-mère, je viens vous prier de

m’excuser si je suis forcédevousquitterainsi…Monsieur lemarquis,pourrais-jeavoir l’honneurdevousdiredeuxmotsenparticulier?– Ah ! mais c’est donc réellement grave ? demanda la marquise, en remarquant le nuage qui

obscurcissaitlefrontdeVillefort.–Sigravequejesuisforcédeprendrecongédevouspourquelquesjours;ainsi,continua-t-ilense

tournantversRenée,voyezs’ilfautquelachosesoitgrave.–Vouspartez,monsieur?s’écriaRenée,incapabledecacherl’émotionqueluicausaitcettenouvelle

inattendue.–Hélas!oui,mademoiselle,réponditVillefort:illefaut.–Etoùallez-vousdonc?demandalamarquise.–C’estlesecretdelajustice,madame;cependantsiquelqu’und’iciadescommissionspourParis,

j’aiundemesamisquipartiracesoiretquis’enchargeraavecplaisir.»Toutlemondeseregarda.«Vousm’avezdemandéunmomentd’entretien?ditlemarquis.–Oui,passonsdansvotrecabinet,s’ilvousplaît.»LemarquispritlebrasdeVillefortetsortitaveclui.«Ehbien,demandacelui-cienarrivantdanssoncabinet,quesepasse-t-ildonc?parlez.–Deschosesquejecroisdelaplushautegravité,etquinécessitentmondépartàl’instantmêmepour

Paris.Maintenant,marquis,excusezl’indiscrètebrutalitédelaquestion,avez-vousdesrentessurl’État?–Toutemafortuneesteninscriptions;sixàseptcentmillefrancsàpeuprès.–Ehbien,vendez,marquis,vendez,ouvousêtesruiné.–Mais,commentvoulez-vousquejevended’ici?–Vousavezunagentdechange,n’est-cepas?–Oui.–Donnez-moi une lettre pour lui, et qu’il vende sans perdre uneminute, sans perdre une seconde ;

peut-êtremêmearriverai-jetroptard.–Diable!ditlemarquis,neperdonspasdetemps.»Etilsemitàtableetécrivitunelettreàsonagentdechange,danslaquelleilluiordonnaitdevendreà

toutprix.«Maintenantquej’aicettelettre,ditVillefortenlaserrantsoigneusementdanssonportefeuille,ilm’en

fautuneautre.–Pourqui?–Pourleroi.–Pourleroi?–Oui.

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–Maisjen’oseprendresurmoid’écrireainsiàSaMajesté.– Aussi, n’est-ce point à vous que je la demande, mais je vous charge de la demander à M. de

Salvieux.Ilfautqu’ilmedonneunelettreàl’aidedelaquelleJepuissepénétrerprèsdeSaMajesté,sansêtre soumis à toutes les formalités de demande d’audience, qui peuvent me faire perdre un tempsprécieux.– Mais n’avez-vous pas le garde des Sceaux, qui a ses grandes entrées aux Tuileries, et par

l’intermédiaireduquelvouspouvezjouretnuitparvenirjusqu’auroi?–Oui,sansdoute,maisilestinutilequejepartageavecunautreleméritedelanouvellequejeporte.

Comprenez-vous?legardedesSceauxmerelégueraittoutnaturellementausecondrangetm’enlèveraittoutlebénéficedelachose.Jenevousdisqu’unechose,marquis:macarrièreestassuréesij’arrivelepremierauxTuileries,carj’aurairenduauroiunservicequ’ilneluiserapaspermisd’oublier.–Encecas,moncher,allezfairevospaquets;moi,j’appelledeSalvieux,etjeluifaisécrirelalettre

quidoitvousservirdelaissez-passer.–Bien,neperdezpasdetemps,cardansunquartd’heureilfautquejesoisenchaisedeposte.–Faitesarrêtervotrevoituredevantlaporte.–Sansaucundoute;vousm’excuserezauprèsdelamarquise,n’est-cepas?auprèsdeMlledeSaint-

Méran,quejequitte,dansunpareiljour,avecunbienprofondregret.–Vouslestrouvereztoutesdeuxdansmoncabinet,etvouspourrezleurfairevosadieux.–Mercicentfois;occupez-vousdemalettre.»Lemarquissonna;unlaquaisparut.«DitesaucomtedeSalvieuxquejel’attends…Allez,maintenant,continualemarquiss’adressantà

Villefort.–Bon,jenefaisqu’alleretvenir.»EtVillefortsortittoutcourant;maisàlaporteilsongeaqu’unsubstitutduprocureurduroiquiserait

vumarchantàpasprécipitésrisqueraitdetroublerlereposdetouteuneville;ilrepritdoncsonallureordinaire,quiétaittoutemagistrale.Àsaporte,ilaperçutdansl’ombrecommeunblancfantômequil’attendaitdeboutetimmobile.C’était

labelle fillecatalane,qui,n’ayantpasdenouvellesd’Edmond, s’était échappéeà lanuit tombanteduPharopourvenirsavoirelle-mêmelacausedel’arrestationdesonamant.Àl’approchedeVillefort,ellesedétachadelamuraillecontrelaquelleelleétaitappuyéeetvintlui

barrerlechemin.Dantèsavaitparléausubstitutdesafiancée,etMercédèsn’eutpointbesoindesenommerpourque

Villefortlareconnût.Ilfutsurprisdelabeautéetdeladignitédecettefemme,etlorsqu’elleluidemandacequ’étaitdevenusonamant,illuisemblaquec’étaitluil’accusé,etquec’étaitellelejuge.«L’hommedontvousparlez,ditbrusquementVillefort,estungrandcoupable,etjenepuisrienfaire

pourlui,mademoiselle.»Mercédès laissa échapper un sanglot, et, commeVillefort essayait depasser outre, elle l’arrêta une

secondefois.«Maisoùest-ildumoins,demanda-t-elle,quejepuissem’informers’ilestmortouvivant?–Jenesais,ilnem’appartientplus»,réponditVillefort.Et, gêné par ce regard fin et cette suppliante attitude, il repoussa Mercédès et rentra, refermant

vivementlaporte,commepourlaisserdehorscettedouleurqu’onluiapportait.Mais ladouleurnese laissepasrepousserainsi.Commele traitmorteldontparleVirgile, l’homme

blessé l’emporteavec lui.Villefort rentra, referma laporte,maisarrivédans son salon les jambes luimanquèrent à son tour ; il poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et se laissa tomber dans unfauteuil.Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier germe d’un ulcère mortel. Cet homme qu’il

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sacrifiaitàsonambition,cet innocentquipayaitpoursonpèrecoupable, luiapparutpâleetmenaçant,donnant lamain à sa fiancée, pâle comme lui, et traînant après lui le remords, non pas celui qui faitbondirlemaladecommelesfurieuxdelafatalitéantique,maiscetintementsourdetdouloureuxqui,àdecertainsmoments,frappesurlecœuretlemeurtritausouvenird’uneactionpassée,meurtrissuredontleslancinantesdouleurscreusentunmalquivas’approfondissantjusqu’àlamort.Alors il y eut dans l’âme de cet homme encore un instant d’hésitation.Déjà plusieurs fois il avait

requis,etcelasansautreémotionquecelledelaluttedujugeavecl’accusé,lapeinedemortcontrelesprévenus;etcesprévenus,exécutésgrâceàsonéloquencefoudroyantequiavaitentraînéoulesjugesoulejury,n’avaientpasmêmelaisséunnuagesursonfront,carcesprévenusétaientcoupables,oudumoinsVillefortlescroyaittels.Mais,cettefois,c’étaitbienautrechose:cettepeinedelaprisonperpétuelle,ilvenaitdel’appliquerà

un innocent, un innocent qui allait être heureux, et dont il détruisait non seulement la liberté,mais lebonheur:cettefois,iln’étaitplusjuge,ilétaitbourreau.En songeant à cela, il sentait ce battement sourd que nous avons décrit, et qui lui était inconnu

jusqu’alors, retentissant au fondde son cœur et emplissant sapoitrinedevagues appréhensions.C’estainsi que, par une violente souffrance instinctive, est averti le blessé, qui jamais n’approchera sanstremblerledoigtdesablessureouverteetsaignanteavantquesablessuresoitfermée.Maislablessurequ’avaitreçueVillefortétaitdecellesquinesefermentpas,ouquinesefermentque

pourserouvrirplussanglantesetplusdouloureusesqu’auparavant.Si,danscemoment, ladoucevoixdeRenéeeûtretentiàsonoreillepourluidemandergrâce;si la

belleMercédèsfûtentréeetluieûtdit:«AunomduDieuquinousregardeetquinousjuge,rendez-moimonfiancé»,oui,cefrontàmoitiépliésouslanécessités’yfûtcourbétoutàfait,etdesesmainsglacéeseût sansdoute, au risquede tout cequipouvait en résulterpour lui, signé l’ordredemettre en libertéDantès;maisaucunevoixnemurmuradanslesilence,etlaportenes’ouvritquepourdonnerentréeauvaletdechambredeVillefort,quivint luidirequeleschevauxdeposteétaientattelésà lacalèchedevoyage.Villefortseleva,ouplutôtbondit,commeunhommequitriomphed’unelutteintérieure,courutàson

secrétaire,versadanssespochestoutl’orquisetrouvaitdansundestiroirs,tournauninstanteffarédanslachambre,lamainsursonfront,etarticulantdesparolessanssuite;puisenfin,sentantquesonvaletdechambrevenaitdeluiposersonmanteausurlesépaules,ilsortit,s’élançaenvoiture,etordonnad’unevoixbrèvedetoucherrueduGrand-Cours,chezM.deSaint-Méran.LemalheureuxDantèsétaitcondamné.Commel’avaitpromisM.deSaint-Méran,Villefort trouva lamarquiseetRenéedans lecabinet.En

apercevantRenée,lejeunehommetressaillit;carilcrutqu’elleallaitluidemanderdenouveaulalibertédeDantès.Mais,hélas!ilfautledireàlahontedenotreégoïsme,labellejeunefillen’étaitpréoccupéequed’unechose:dudépartdeVillefort.ElleaimaitVillefort,Villefort allaitpartir aumomentdedevenir sonmari.Villefortnepouvaitdire

quandilreviendrait,etRenée,aulieudeplaindreDantès,mauditl’hommequi,parsoncrime,laséparaitdesonamant.QuedevaitdoncdireMercédès!LapauvreMercédèsavaitretrouvé,aucoindelaruedelaLoge,Fernand,quil’avaitsuivie;elleétait

rentréeauxCatalans,etmourante,désespérée,elles’étaitjetéesursonlit.Devantcelit,Fernands’étaitmisàgenoux,etpressantsamainglacée,queMercédèsnesongeaitpasàretirer,illacouvraitdebaisersbrûlantsqueMercédèsnesentaitmêmepas.Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut plus d’huile : elle ne vit pas plus

l’obscuritéqu’ellen’avaitvulalumière,etlejourrevintsansqu’ellevîtlejour.Ladouleuravaitmisdevantsesyeuxunbandeauquineluilaissaitvoirqu’Edmond.

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«Ah!vousêteslà!dit-elleenfin,enseretournantducôtédeFernand.–Depuishierjenevousaipasquittée»,réponditFernandavecunsoupirdouloureux.M.Morrelnes’étaitpastenupourbattu:ilavaitapprisqu’àlasuitedesoninterrogatoireDantèsavait

étéconduitàlaprison;ilavaitalorscourucheztoussesamis,ils’étaitprésentéchezlespersonnesdeMarseillequipouvaientavoirdel’influence,maisdéjàlebruits’étaitrépanduquelejeunehommeavaitétéarrêtécommeagentbonapartiste,etcomme,àcetteépoque,lesplushasardeuxregardaientcommeunrêveinsensétoutetentativedeNapoléonpourremontersurletrône,iln’avaittrouvépartoutquefroideur,crainteourefus,etilétaitrentréchezluidésespéré,maisavouantcependantquelapositionétaitgraveetquepersonnen’ypouvaitrien.Desoncôté,Caderousseétait fort inquietet fort tourmenté : au lieudesortircomme l’avait faitM.

Morrel,aulieud’essayerquelquechoseenfaveurdeDantès,pourlequeld’ailleursilnepouvaitrien,ils’était enfermé avec deux bouteilles de vin de cassis, et avait essayé de noyer son inquiétude dansl’ivresse.Mais,dansl’étatd’espritoùilsetrouvait,c’étaittroppeudedeuxbouteillespouréteindresonjugement ; il était donc demeuré, trop ivre pour aller chercher d’autre vin, pas assez ivre pour quel’ivresseeûtéteintsessouvenirs,accoudéenfacedesesdeuxbouteillesvidessurunetableboiteuse,etvoyantdanser,aurefletdesachandelleàlalonguemèche,touscesspectres,qu’Hoffmannaseméssursesmanuscritshumidesdepunch,commeunepoussièrenoireetfantastique.Danglars,seul,n’étaitni tourmenténi inquiet ;Danglarsmêmeétait joyeux,car il s’étaitvengéd’un

ennemietavaitassuré,àbordduPharaon,saplacequ’ilcraignaitdeperdre;Danglarsétaitundeceshommesdecalculquinaissentavecuneplumederrièrel’oreilleetunencrieràlaplaceducœur;toutétaitpourluidanscemondesoustractionoumultiplication,etunchiffreluiparaissaitbienplusprécieuxqu’unhomme,quandcechiffrepouvaitaugmenterletotalquecethommepouvaitdiminuer.Danglarss’étaitdonccouchéàsonheureordinaireetdormaittranquillement.Villefort, aprèsavoir reçu la lettredeM.deSalvieux, embrasséRenée sur lesdeux joues,baisé la

maindeMmedeSaint-Méran,etserrécelledumarquis,couraitlapostesurlarouted’Aix.LepèreDantèssemouraitdedouleuretd’inquiétude.QuantàEdmond,noussavonscequ’ilétaitdevenu.

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X–LepetitcabinetdesTuileries.

AbandonnonsVillefortsurlaroutedeParis,où,grâceauxtriplesguidesqu’ilpaie,ilbrûlelecheminetpénétrons à travers les deux ou trois salons qui le précèdent dans ce petit cabinet des Tuileries, à lafenêtrecintrée,sibienconnupouravoirétélecabinetfavorideNapoléonetdeLouisXVIII,etpourêtreaujourd’huiceluideLouis-Philippe.Là,danscecabinet,assisdevantunetabledenoyerqu’ilavaitrapportéed’Hartwell,etque,parunede

cesmanies familièresauxgrandspersonnages, il affectionnait toutparticulièrement, le roiLouisXVIIIécoutait assez légèrement un homme de cinquante à cinquante-deux ans, à cheveux gris, à la figurearistocratique et à la mise scrupuleuse, tout en notant à la marge un volume d’Horace, édition deGryphias, assez incorrecte quoique estimée, et qui prêtait beaucoup aux sagaces observationsphilologiquesdeSaMajesté.«Vousditesdonc,monsieur?ditleroi.–Quejesuisonnepeutplusinquiet,Sire.–Vraiment?auriez-vousvuensongeseptvachesgrassesetseptvachesmaigres?–Non,Sire,carcelanenousannonceraitqueseptannéesdefertilitéetseptannéesdedisette,et,avec

unroiaussiprévoyantquel’estVotreMajesté,ladisetten’estpasàcraindre.–Dequelautrefléauest-ildoncquestion,moncherBlacas?–Sire,jecrois,j’aitoutlieudecroirequ’unorageseformeducôtéduMidi.–Ehbien,moncherduc,réponditLouisXVIII,jevouscroismalrenseigné,etjesaispositivement,au

contraire,qu’ilfaittrèsbeautempsdececôté-là.»Touthommed’espritqu’ilétait,LouisXVIIIaimaitlaplaisanteriefacile.«SireditM.deBlacas,nefût-cequepourrassurerunfidèleserviteur,VotreMajesténepourrait-elle

pasenvoyerdansleLanguedoc,danslaProvenceetdansleDauphinédeshommessûrsquiluiferaientunrapportsurl’espritdecestroisprovinces?–Conimussurdis,réponditleroi,toutencontinuantd’annotersonHorace.–Sire,réponditlecourtisanenriant,pouravoirl’airdecomprendrel’hémistichedupoètedeVénouse,

VotreMajestépeutavoirparfaitementraisonencomptantsurlebonespritdelaFrance;maisjecroisnepasavoirtoutàfaittortencraignantquelquetentativedésespérée.–Delapartdequi?–DelapartdeBonaparte,oudumoinsdesonparti.–MoncherBlacas,ditleroi,vousm’empêchezdetravailleravecvosterreurs.–Etmoi,Sire,vousm’empêchezdedormiravecvotresécurité.–Attendez,moncher,attendez,jetiensunenotetrèsheureusesurlePastorquumtraheret;attendezet

vouscontinuerezaprès.»Il se fit un instant de silence, pendant lequelLouisXVIII inscrivit, d’une écriturequ’il faisait aussi

menuequepossible,unenouvellenoteenmargedesonHorace;puis,cettenoteinscrite:–Continuez,moncherduc,dit-ilense relevantde l’air satisfaitd’unhommequicroitavoireuune

idéelorsqu’ilacommencél’idéed’unautre.Continuez,jevousécoute.–Sire,ditBlacas,quiavaiteuuninstantl’espoirdeconfisquerVillefortàsonprofit,jesuisforcéde

vousdirequecenesontpointdesimplesbruitsdénuésdetoutfondement,desimplesnouvellesenl’air,qui m’inquiètent. C’est un homme bien-pensant méritant toute ma confiance, et chargé par moi desurveiller leMidi (leduchésitaenprononçantcesmots),quiarriveenpostepourmedire :Ungrandpérilmenaceleroi.Alors,jesuisaccouruSire.–Maladucisagidomum,continuaLouisXVIIIenannotant.–VotreMajestém’ordonne-t-elledeneplusinsistersurcesujet?

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–Non,moncherduc,maisallongezlamain.–Laquelle?–Cellequevousvoudrez,là-bas,àgauche.–Ici,Sire?–Jevousdisàgaucheetvouscherchezàdroite;c’estàmagauchequejeveuxdire:là;vousyêtes;

vousdeveztrouverlerapportduministredelapoliceendated’hier…Mais,tenezvoiciM.Dandrélui-même…n’est-cepas,vousditesM.Dandré?interrompitLouisXVIII,s’adressantàl’huissierquivenaiteneffetd’annoncerleministredelapolice.–Oui,Sire,M.lebaronDandré,repritl’huissier.–C’estjuste,baron,repritLouisXVIIIavecunimperceptiblesourire;entrez,baron,etracontezauduc

cequevoussavezdeplusrécentsurM.deBonaparte.Nenousdissimulezriendelasituation,quelquegrave qu’elle soit. Voyons, l’île d’Elbe est-elle un volcan, et allons-nous en voir sortir la guerreflamboyanteettoutehérissée:belle,horridabella?»M.Dandrésebalançafortgracieusementsurledosd’unfauteuilauquelilappuyaitsesdeuxmainset

dit:«VotreMajestéa-t-ellebienvouluconsulterlerapportd’hier?–Oui,oui,maisditesauduclui-même,quinepeutletrouver,cequecontenaitlerapport;détaillez-lui

cequefaitl’usurpateurdanssonîle.–Monsieur,dit lebaronauduc,touslesserviteursdeSaMajestédoivents’applaudirdesnouvelles

récentesquinousparviennentdel’îled’Elbe.Bonaparte…»M.DandréregardaLouisXVIIIqui,occupéàécrireunenote,nelevapasmêmelatête.« Bonaparte, continua le baron, s’ennuie mortellement ; il passe des journées entières à regarder

travaillersesmineursdePorto-Longone.–Etilsegrattepoursedistraire,ditleroi.–Ilsegratte?demandaleduc;queveutdirevotreMajesté?–Ehoui,moncherduc ;oubliez-vousdoncquecegrandhomme,cehéros, cedemi-dieuest atteint

d’unemaladiedepeauquiledévore,prurigo?–Ilyaplus,monsieurleduc,continualeministredelapolice,noussommesàpeuprèssûrsquedans

peudetempsl’usurpateurserafou.–Fou?–Fouàlier:satêtes’affaiblit,tantôtilpleuredeslarmes,tantôtilritàgorgedéployée;d’autresfois,

ilpassedesheuressurlerivageàjeterdescaillouxdansl’eau,et lorsquelecaillouafaitcinqousixricochets, ilparaît aussi satisfaitques’il avaitgagnéunautreMarengoouunnouvelAusterlitz.Voilà,vousenconviendrez,dessignesdefolie.–Ou de sagesse,monsieur le baron, ou de sagesse, dit LouisXVIII en riant : c’était en jetant des

cailloux à lamer que se récréaient les grands capitaines de l’Antiquité ; voyezPlutarque, à la vie deScipionl’Africain.»M.deBlacasdemeurarêveurentrecesdeuxinsouciances.Villefort,quin’avaitpasvoulutoutluidire

pourqu’unautreneluienlevâtpointlebénéficetoutentierdesonsecret,luienavaitditassez,cependant,pourluidonnerdegravesinquiétudes.«Allons,allons,Dandré,ditLouisXVIII,Blacasn’estpointencoreconvaincu,passezàlaconversion

del’usurpateur.»Leministredelapolices’inclina.«Conversiondel’usurpateur!murmuraleduc,regardantleroietDandré,quialternaientcommedeux

bergersdeVirgile.L’usurpateurest-ilconverti?–Absolument,moncherduc.–Auxbonsprincipes;expliquezcela,baron.

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– Voici ce que c’est, monsieur le duc, dit le ministre avec le plus grand sérieux du monde :dernièrementNapoléonapasséunerevue,etcommedeuxoutroisdesesvieuxgrognards,commeillesappelle,manifestaientledésirderevenirenFranceil leuradonnéleurcongéenlesexhortantàservirleurbonroi;cefurentsespropresparoles,monsieurleduc,j’enailacertitude.–Ehbien,Blacas, qu’en pensez-vous ? dit le roi triomphant, en cessant un instant de compulser le

scoliastevolumineuxouvertdevantlui.– Je dis, Sire, que M. le ministre de la Police ou moi nous nous trompons ; mais comme il est

impossible que ce soit le ministre de la Police, puisqu’il a en garde le salut et l’honneur de VotreMajesté, ilestprobablequec’estmoiqui faiserreur.Cependant,Sire,à laplacedeVotreMajesté, jevoudraisinterrogerlapersonnedontjeluiaiparlé;j’insisteraimêmepourqueVotreMajestéluifassecethonneur.–Volontiers,duc,sousvosauspicesjerecevraiquivousvoudrez;maisjeveuxlerecevoirlesarmes

enmain.Monsieurleministre,avez-vousunrapportplusrécentquecelui-ci!carcelui-ciadéjàladatedu20février,etnoussommesau3mars!–Non,Sire,maisj’enattendaisund’heureenheure.Jesuissortidepuislematin,etpeut-êtredepuis

monabsenceest-ilarrivé.–Allezàlapréfecture,ets’iln’yenapas,ehbien,ehbien,continuariantLouisXVIII,faites-enun;

n’est-cepasainsiquecelasepratique?–Oh!Sire!ditleministre,Dieumerci,souscerapport,iln’estbesoinderieninventer;chaquejour

encombrenosbureauxdesdénonciationslespluscirconstanciées,lesquellesproviennentd’unefouledepauvreshèresquiespèrentunpeudereconnaissancepourdesservicesqu’ilsnerendentpas,maisqu’ilsvoudraient rendre. Ils tablent sur le hasard, et ils espèrent qu’un jour quelque événement inattendudonnerauneespècederéalitéàleursprédictions.–C’estbien;allez,monsieur,ditLouisXVIII,etsongezquejevousattends.–Jenefaisqu’alleretvenir,Sire;dansdixminutesjesuisderetour.–Etmoi,Sire,ditM.deBlacas,jevaischerchermonmessager.–Attendezdonc,attendezdonc,ditLouisXVIII.Envérité,Blacas,ilfautquejevouschangevosarmes

;jevousdonneraiunaigleauxailesdéployées,tenantentresesserresuneproiequiessaievainementdeluiéchapper,aveccettedevise:Tenax.–Sire,j’écoute,ditM.deBlacas,serongeantlespoingsd’impatience.–Jevoudraisvousconsultersurcepassage:Mollifugiensanhelitu;voussavez,ils’agitducerfqui

fuit devant le loup.N’êtes-vouspas chasseur et grand louvetier ?Comment trouvez-vous, à cedoubletitre,lemollianhelitu?–Admirable,Sire;maismonmessagerestcommelecerfdontvousparlez,carilvientdefaire220

lieuesenposte,etcelaentroisjoursàpeine.–C’estprendrebiendelafatigueetbiendusouci,moncherduc,quandnousavonsletélégraphequi

nemetquetroisouquatreheures,etcelasansquesonhaleineensouffrelemoinsdumonde.–Ah ! Sire, vous récompensez bienmal ce pauvre jeune homme, qui arrive de si loin et avec tant

d’ardeur pour donner à Votre Majesté un avis utile ; ne fût-ce que pour M. de Salvieux, qui me lerecommande,recevez-lebien,jevousensupplie.–M.deSalvieux,lechambellandemonfrère?–Lui-même.–Eneffet,ilestàMarseille.–C’estdelàqu’ilm’écrit.–Vousparle-t-ildoncaussidecetteconspiration?–Non,maisilmerecommandeM.deVillefort,etmechargedel’introduireprèsdeVotreMajesté.–M.deVillefort?s’écrialeroi;cemessagers’appelle-t-ildoncM.deVillefort?

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–Oui,Sire.–Etc’estluiquivientdeMarseille?–Enpersonne.–Que neme disiez-vous son nom tout de suite ! reprit le roi, en laissant percer sur son visage un

commencementd’inquiétude.–Sire,jecroyaiscenominconnudeVotreMajesté.– Non pas, non pas, Blacas ; c’est un esprit sérieux, élevé, ambitieux surtout ; et, pardieu, vous

connaissezdenomsonpère.–Sonpère?–Oui,Noirtier.–Noirtierlegirondin?Noirtierlesénateur?–Oui,justement.–EtVotreMajestéaemployélefilsd’unpareilhomme?–Blacas,monami,vousn’yentendezrien,jevousaiditqueVillefortétaitambitieux:pourarriver,

Villefortsacrifieratout,mêmesonpère.–Alors,Sire,jedoisdonclefaireentrer?–Àl’instantmême,duc.Oùest-il?–Ildoitm’attendreenbas,dansmavoiture.–Allezmelechercher.–J’ycours.»Leducsortitaveclavivacitéd’unjeunehomme;l’ardeurdesonroyalismesincèreluidonnaitvingt

ans.LouisXVIIIrestaseul,reportantlesyeuxsursonHoraceentrouvertetmurmurant:

Justumettenacempropositivirum.M.deBlacasremontaaveclamêmerapiditéqu’ilétaitdescendu;maisdansl’antichambreilfutforcé

d’invoquer l’autorité du roi. L’habit poudreux deVillefort, son costume, où rien n’était conforme à latenuedecour,avaitexcitélasusceptibilitédeM.deBrézé,quifuttoutétonnédetrouverdanscejeunehommelaprétentiondeparaîtreainsivêtudevantleroi.Maisleduclevatouteslesdifficultésavecunseul mot : Ordre de Sa Majesté ; et malgré les observations que continua de faire le maître descérémonies,pourl’honneurduprincipe,Villefortfutintroduit.Leroiétaitassisàlamêmeplaceoùl’avaitlaisséleduc.Enouvrantlaporte,Villefortsetrouvajuste

enfacedelui:lepremiermouvementdujeunemagistratfutdes’arrêter.«Entrez,monsieurdeVillefort,ditleroi,entrez.»Villefortsaluaetfitquelquespasenavant,attendantqueleroil’interrogeât.«Monsieur de Villefort, continua Louis XVIII, voici le duc de Blacas, qui prétend que vous avez

quelquechosed’importantànousdire.–Sire,M.leducaraison,etj’espèrequeVotreMajestévalereconnaîtreelle-même.–D’abord,etavanttouteschoses,monsieur,lemalest-ilaussigrand,àvotreavis,quel’onveutmele

fairecroire?– Sire, je le crois pressant ; mais, grâce à la diligence que j’ai faite, il n’est pas irréparable, je

l’espère.–Parlezlonguementsivouslevoulez,monsieur,ditleroi,quicommençaitàselaisserallerlui-même

àl’émotionquiavaitbouleversélevisagedeM.deBlacas,etquialtéraitlavoixdeVillefort;parlez,etsurtoutcommencezparlecommencement:j’aimel’ordreentouteschoses.– Sire, dit Villefort, je ferai à Votre Majesté un rapport fidèle, mais je la prierai cependant de

m’excusersiletroubleoùjesuisjettequelqueobscuritédansmesparoles.»Uncoupd’œil jeté sur le roiaprèscetexorde insinuant, assuraVillefortde labienveillancedeson

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augusteauditeur,etilcontinua:« Sire, je suis arrivé le plus rapidement possible à Paris pour apprendre àVotreMajesté que j’ai

découvertdans leressortdemesfonctions,nonpasundecescomplotsvulgairesetsansconséquence,commeils’entrametouslesjoursdanslesderniersrangsdupeupleetdel’armée,maisuneconspirationvéritable,unetempêtequinemenaceriendemoinsqueletrônedeVotreMajesté.Sire,l’usurpateurarmetrois vaisseaux ; ilmédite quelque projet, insensé peut-être,mais peut-être aussi terrible, tout insenséqu’ilest.Àcetteheure,ildoitavoirquittél’îled’Elbepouralleroù?jel’ignore,maisàcoupsûrpourtenter une descente soit àNaples, soit sur les côtes de Toscane, soitmême en France.VotreMajestén’ignorepasquelesouveraindel’îled’Elbeaconservédesrelationsavecl’ItalieetaveclaFrance.–Oui,monsieur,jelesais,ditleroifortému,et,dernièrementencore,onaeuavisquedesréunions

bonapartistesavaient lieu rueSaint-Jacques ;maiscontinuez, jevousprie ;commentavez-vouseucesdétails?– Sire, ils résultent d’un interrogatoire que j’ai fait subir à un homme de Marseille que depuis

longtempsjesurveillaisetquej’aifaitarrêterlejourmêmedemondépart;cethomme,marinturbulentetd’unbonapartismequim’étaitsuspect,aétésecrètementàl’îled’Elbe;ilyavulegrandmaréchalquil’achargéd’unemissionverbalepourunbonapartistedeParis,dont jen’ai jamaispu lui fairedire lenom;maiscettemissionétaitdechargercebonapartistedepréparerlesespritsàunretour(remarquezquec’estl’interrogatoirequiparle,Sire),àunretourquinepeutmanquerd’êtreprochain.–Etoùestcethomme?demandaLouisXVIII.–Enprison,Sire.–Etlachosevousaparugrave?–Sigrave,Sire,quecetévénementm’ayantsurprisaumilieud’unefêtedefamille,lejourmêmede

mesfiançailles,j’aitoutquitté,fiancéeetamis,toutremisàunautretempspourvenirdéposerauxpiedsdeVotreMajestéetlescraintesdontj’étaisatteintetl’assurancedemondévouement.–C’estvrai,ditLouisXVIII;n’yavait-ilpasunprojetd’unionentrevousetMlledeSaint-Méran?–Lafilled’undesplusfidèlesserviteursdeVotreMajesté.–Oui,oui;maisrevenonsàcecomplot,monsieurdeVillefort.–Sire,j’aipeurquecesoitplusqu’uncomplot,j’aipeurquecesoituneconspiration.– Une conspiration dans ces temps-ci, dit le roi en souriant, est chose facile à méditer, mais plus

difficileàconduireàsonbut,parcelamêmeque,rétablid’hiersurletrônedenosancêtres,nousavonsles yeuxouverts à la fois sur le passé, sur le présent et sur l’avenir ; depuis dixmois,mesministresredoublent de surveillance pour que le littoral de la Méditerranée soit bien gardé. Si BonapartedescendaitàNaples,lacoalitiontoutentièreseraitsurpied,avantseulementqu’ilfûtàPiombino;s’ildescendait en Toscane, ilmettrait le pied en pays ennemi ; s’il descend en France, ce sera avec unepoignée d’hommes, et nous en viendrons facilement à bout, exécré comme il l’est par la population.Rassurez-vousdonc,monsieur;maisnecomptezpasmoinssurnotrereconnaissanceroyale.–Ah!voiciM.Dandré!»s’écrialeducdeBlacas.Encemoment,paruteneffetsurleseuildelaporteM.leministredelaPolice,pâle,tremblant,etdont

leregardvacillait,commes’ileûtétéfrappéd’unéblouissement.Villefortfitunpaspourseretirer;maisunserrementdemaindeM.deBlacasleretint.

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XI–L’OgredeCorse.

Louis XVIII, à l’aspect de ce visage bouleversé, repoussa violemment la table devant laquelle il setrouvait.«Qu’avez-vous donc,monsieur le baron ? s’écria-t-il, vous paraissez tout bouleversé : ce trouble,

cettehésitation,ont-ils rapportàcequedisaitM.deBlacas,etàcequevientdemeconfirmerM.deVillefort?»Desoncôté,M.deBlacass’approchaitvivementdubaron,maislaterreurducourtisanempêchaitde

triompher l’orgueil de l’homme d’État ; en effet, en pareille circonstance, il était bien autrementavantageuxpourluid’êtrehumiliéparlepréfetdepolicequedel’humiliersurunpareilsujet.«Sire…balbutialebaron.–Ehbien,voyons!»ditLouisXVIII.Leministrede laPolice,cédantalorsàunmouvementdedésespoir,alla seprécipiterauxpiedsde

LouisXVIII,quireculad’unpas,enfronçantlesourcil.«Parlerez-vous?dit-il.–Oh!Sire,quelaffreuxmalheur!suis-jeassezàplaindre?jenem’enconsoleraijamais!–Monsieur,ditLouisXVIII,jevousordonnedeparler.–Ehbien,Sire,l’usurpateuraquittél’îled’Elbele28févrieretadébarquéle1ermars.–Oùcela?demandavivementleroi.–EnFrance,Sire,dansunpetitport;prèsd’Antibes,augolfeJuan.–L’usurpateuradébarquéenFrance,prèsd’Antibes,augolfe Juan,àdeuxcentcinquante lieuesde

Paris,le1ermars,etvousapprenezcettenouvelleaujourd’huiseulement3mars!…Eh!monsieur,cequevousmediteslàestimpossible:onvousaurafaitunfauxrapport,ouvousêtesfou.–Hélas!Sire,cen’estquetropvrai!»LouisXVIII fit un geste indicible de colère et d’effroi, et se dressa tout debout, comme si un coup

imprévul’avaitfrappéenmêmetempsaucœuretauvisage.«EnFrance!s’écria-t-il,l’usurpateurenFrance!Maisonneveillaitdoncpassurcethomme?mais

quisait?onétaitdoncd’accordaveclui?–Oh!Sire,s’écrialeducdeBlacas,cen’estpasunhommecommeM.Dandréquel’onpeutaccuser

detrahison.Sire,nousétionstousaveugles,et leministredelaPoliceapartagél’aveuglementgénéralvoilàtout.–Mais…ditVillefort;puiss’arrêtanttoutàcoup:Ah!pardon,pardon,Sire,fit-ilens’inclinant,mon

zèlem’emporte,queVotreMajestédaignem’excuser.–Parlez,monsieur,parlezhardiment,ditleroi;vousseulnousavezprévenudumal,aidez-nousày

chercherleremède.–Sire,ditVillefort, l’usurpateurestdétestedans leMidi ; ilmesembleques’il sehasardedans le

Midi,onpeutfacilementsoulevercontreluilaProvenceetleLanguedoc.–Oui,sansdoute,ditleministre,maisils’avanceparGapetSisteron.–Ils’avance,ils’avance,ditLouisXVIII;ilmarchedoncsurParis?»LeministredelaPolicegardaunsilencequiéquivalaitaupluscompletaveu.«EtleDauphiné,monsieur,demandaleroiàVillefort,croyez-vousqu’onpuisselesoulevercommela

Provence?–Sire,jesuisfâchédedireàVotreMajestéunevéritécruelle;maisl’espritduDauphinéestloinde

valoirceluidelaProvenceetduLanguedoc.Lesmontagnardssontbonapartistes,Sire.–Allons,murmuraLouisXVIII,ilétaitbienrenseigné.Etcombiend’hommesa-t-ilaveclui?–Sire,jenesais,ditleministredelaPolice.

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–Comment, vous ne savez ! Vous avez oublié de vous informer de cette circonstance ? Il est vraiqu’elleestdepeud’importance,ajouta-t-ilavecunsourireécrasant.–Sire,jenepouvaism’eninformer;ladépêcheportaitsimplementl’annoncedudébarquementetdela

routepriseparl’usurpateur.–Etcommentdoncvousestparvenuecettedépêche?»demandaleroi.Leministrebaissalatête,etuneviverougeurenvahitsonfront.«Parletélégraphe,Sire»,balbutia-t-il.LouisXVIIIfaitunpasenavantetcroisalesbrascommeeûtfaitNapoléon.«Ainsi,dit-il,pâlissantdecolère,septarméescoaliséesaurontrenversécethomme;unmiracledu

cielm’aurareplacésurletrônedemespèresaprèsvingt-cinqansd’exil;j’aurai,pendantcesvingt-cinqansétudié,sondé,analyséleshommesetleschosesdecetteFrancequim’étaitpromise,pourqu’arrivéaubutdetousmesvœux,uneforcequejetenaisentremesmainséclateetmebrise!– Sire, c’est de la fatalité, murmura le ministre, sentant qu’un pareil poids, léger pour le destin,

suffisaitàécraserunhomme.–Maiscequedisaientdenousnosennemisestdoncvrai:Rienappris,rienoublié?Sij’étaistrahi

comme lui, encore, jeme consolerais ; mais être aumilieu de gens élevés parmoi aux dignités, quidevaientveillersurmoiplusprécieusementquesureux-mêmes,carmafortunec’estlaleur,avantmoiilsn’étaientrien,aprèsmoiilsneserontrien,etpérirmisérablementparincapacité,parineptie!Ah!oui,monsieur,vousavezbienraison,c’estdelafatalité.»Leministresetenaitcourbésousceteffrayantanathème.M. de Blacas essuyait son front couvert de sueur ; Villefort souriait intérieurement, car il sentait

grandirsonimportance.«Tomber,continuaitLouisXVIII,quidupremiercoupd’œilavaitsondéleprécipiceoùpenchaitla

monarchie,tomberetapprendresachuteparletélégraphe!Oh!j’aimeraismieuxmontersurl’échafauddemon frèreLouisXVI, que de descendre ainsi l’escalier desTuileries, chassé par le ridicule…Leridicule,monsieur,vousnesavezpascequec’est,enFrance,etcependantvousdevriezlesavoir.–Sire,Sire,murmuraleministre,parpitié!…–Approchez,monsieurdeVillefort,continualerois’adressantaujeunehomme,qui,debout,immobile

et en arrière, considérait la marche de cette conversation où flottait éperdu le destin d’un royaume,approchezetditesàmonsieurqu’onpouvaitsavoird’avancetoutcequ’iln’apassu.–Sire,ilétaitmatériellementimpossiblededevinerlesprojetsquecethommecachaitàtoutlemonde.–Matériellement impossible ! oui, voilà un grand mot, monsieur ; malheureusement, il en est des

grandsmotscommedesgrandshommes,jelesaimesurés.Matériellementimpossibleàunministre,quiauneadministration,desbureaux,desagents,desmouchards,desespionsetquinzecentmille francsdefonds secrets, de savoir ce qui se passe à soixante lieues des côtes de France !Eh bien, tenez, voicimonsieur,quin’avaitaucunedecesressourcesàsadisposition,voicimonsieur,simplemagistrat,quiensavaitplusquevousavectoutevotrepolice,etquieûtsauvémacouronnes’ileûteucommevousledroitdedirigeruntélégraphe.»Leregardduministrede laPolicese tournaavecuneexpressiondeprofonddépit surVillefort,qui

inclinalatêteaveclamodestiedutriomphe.«Jenedispascelapourvous,Blacas,continuaLouisXVIII,carsivousn’avezriendécouvert,vous,

aumoinsavez-vouseulebonespritdepersévérerdansvotresoupçon:unautrequevouseûtpeut-êtreconsidérélarévélationdeM.deVillefortcommeinsignifiante,oubienencoresuggéréeparuneambitionvénale.»CesmotsfaisaientallusionàceuxqueleministredelaPoliceavaitprononcésavectantdeconfiance

uneheureauparavant.Villefortcompritlejeuduroi.Unautrepeut-êtreseseraitlaisséemporterparl’ivressedelalouange;

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maisilcraignitdesefaireunennemimortelduministredelaPolice,bienqu’ilsentîtquecelui-ciétaitirrévocablementperdu.Eneffet,leministrequin’avaitpas,danslaplénitudedesapuissance,sudevinerlesecretdeNapoléon,pouvait,danslesconvulsionsdesonagonie,pénétrerceluideVillefort:ilneluifallait,pourcela,qu’interrogerDantès.Ilvintdoncenaideauministreaulieudel’accabler.«Sire, ditVillefort, la rapidité de l’événement doit prouver àVotreMajesté queDieu seul pouvait

l’empêcher en soulevant une tempête ; ce que VotreMajesté croit de ma part l’effet d’une profondeperspicacité estdû,purement et simplement, auhasard ; j’aiprofitédecehasarden serviteurdévoué,voilàtout.Nem’accordezpasplusquejenemérite,Sire,pournerevenirjamaissurlapremièreidéequevousaurezconçuedemoi.»Leministrede laPolice remercia le jeunehommeparun regardéloquent, etVillefort compritqu’il

avaitréussidanssonprojet,c’est-à-direque,sansrienperdredelareconnaissanceduroi,ilvenaitdesefaireunamisurlequel,lecaséchéant,ilpouvaitcompter.«C’estbien,dit le roi.Etmaintenant,messieurs,continua-t-ilenseretournantversM.deBlacaset

versleministredelaPolice,jen’aiplusbesoindevous,etvouspouvezvousretirer:cequiresteàfaireestduressortduministredelaGuerre.–Heureusement, Sire, ditM. deBlacas, que nous pouvons compter sur l’armée.VotreMajesté sait

combientouslesrapportsnouslapeignentdévouéeàvotregouvernement.–Nemeparlezpasderapports:maintenant,duc,jesaislaconfiancequel’onpeutavoireneux.Eh!

mais, àproposde rapports,monsieur lebaron,qu’avez-vousapprisdenouveausur l’affairede la rueSaint-Jacques?–Surl’affairedelarueSaint-Jacques!»s’écriaVillefort,nepouvantreteniruneexclamation.Maiss’arrêtanttoutàcoup:«Pardon,Sire,dit-il,mondévouementàVotreMajestémefaitsanscesseoublier,nonlerespectque

j’aipourelle,cerespectesttropprofondémentgravédansmoncœur,maislesrèglesdel’étiquette.–Ditesetfaites,monsieur,repritLouisXVIII;vousavezacquisaujourd’huiledroitd’interroger.–Sire, répondit leministrede laPolice, jevenais justementaujourd’huidonneràVotreMajesté les

nouveauxrenseignementsquej’avaisrecueillissurcetévénement,lorsquel’attentiondeVotreMajestéaétédétournéeparlaterriblecatastrophedugolfe;maintenant,cesrenseignementsn’auraientplusaucunintérêtpourleroi.–Aucontraire,monsieur,aucontraire,ditLouisXVIII,cetteaffairemesembleavoirunrapportdirect

aveccellequinousoccupe,etlamortdugénéralQuesnelvapeut-êtrenousmettresurlavoied’ungrandcomplotintérieur.»ÀcenomdugénéralQuesnel,Villefortfrissonna.«Eneffet,Sire,repritleministredelaPolice,toutporteraitàcroirequecettemortestlerésultat,non

pasd’unsuicide,commeonl’avaitcrud’abord,maisd’unassassinat : legénéralQuesnelsortait,àcequ’ilparaît,d’unclubbonapartistelorsqu’iladisparu.Unhommeinconnuétaitvenulechercherlematinmême, et lui avait donné rendez-vous rue Saint-Jacques ; malheureusement, le valet de chambre dugénéral, qui le coiffait aumoment où cet inconnu a été introduit dans le cabinet, a bien entendu qu’ildésignaitlarueSaint-Jacques,maisn’apasretenulenuméro.»Àmesureque leministrede laPolicedonnait au roiLouisXVIII ces renseignements,Villefort, qui

semblaitsuspenduàseslèvres,rougissaitetpâlissait.Leroiseretournadesoncôté.«N’est-cepasvotreavis,commec’estlemien,monsieurdeVillefort,quelegénéralQuesnel,quel’on

pouvaitcroireattachéàl’usurpateur,maisqui,réellement,étaittoutentieràmoi,apérivictimed’unguet-apensbonapartiste?–C’estprobable,Sire,réponditVillefort;maisnesait-onriendeplus?–Onestsurlestracesdel’hommequiavaitdonnélerendez-vous.

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–Onestsursestraces?répétaVillefort.–Oui, le domestique a donné son signalement : c’est unhommede cinquante à cinquante-deux ans,

brun,avecdesyeuxnoirscouvertsd’épaissourcils,etportantmoustaches;ilétaitvêtud’uneredingotebleue, et portait à sa boutonnière une rosette d’officier de la Légion d’honneur. Hier on a suivi unindividudontlesignalementrépondexactementàceluiquejeviensdedire,etonl’aperduaucoindelaruedelaJussienneetdelarueCoq-Héron.»Villefort s’était appuyéaudossierd’un fauteuil caràmesureque leministrede laPoliceparlait, il

sentaitsesjambessedérobersouslui;maislorsqu’ilvitquel’inconnuavaitéchappéauxrecherchesdel’agentquilesuivait,ilrespira.«Vouschercherezcethomme,monsieur,dit le roiauministrede laPolice ; car, si, comme toutme

porteàlecroire,legénéralQuesnel,quinouseûtétésiutileencemoment,aétévictimed’unmeurtre,bonapartistesounon,jeveuxquesesassassinssoientcruellementpunis.»Villefort eut besoin de tout son sang-froid pour ne point trahir la terreur que lui inspirait cette

recommandationduroi.«Choseétrange!continualeroiavecunmouvementd’humeur,lapolicecroitavoirtoutditlorsqu’elle

adit:unmeurtreaétécommis,ettoutfaitlorsqu’elleaajouté:onestsurlatracedescoupables.–Sire,VotreMajesté,surcepointdumoins,serasatisfaite,jel’espère.–C’estbien,nousverrons;jenevousretienspaspluslongtemps,baron;monsieurdeVillefort,vous

devezêtrefatiguédecelongvoyage,allezvousreposer.Vousêtessansdoutedescenduchezvotrepère?»UnéblouissementpassasurlesyeuxdeVillefort.«Non,Sire,dit-il,jesuisdescenduhôteldeMadrid,ruedeTournon.–Maisvousl’avezvu?–Sire,jemesuisfaittoutd’abordconduirechezM.leducdeBlacas.–Maisvousleverrez,dumoins?–Jenelepensepas,Sire.–Ah!c’estjuste,ditLouisXVIIIensouriantdemanièreàprouverquetoutescesquestionsréitérées

n’avaientpasétéfaitessansintention,j’oubliaisquevousêtesenfroidavecM.Noirtier,etquec’estunnouveausacrificefaitàlacauseroyale,etdontilfautquejevousdédommage.–Sire,labontéquemetémoigneVotreMajestéestunerécompensequidépassedesilointoutesmes

ambitions,quejen’airienàdemanderdeplusauroi.–N’importe,monsieur,etnousnevousoublieronspas,soyeztranquille;enattendant(leroidétachala

croixdelaLégiond’honneurqu’ilportaitd’ordinairesursonhabitbleu,prèsdelacroixdeSaint-Louis,au-dessus de la plaquede l’ordre deNotre-DamedumontCarmel et deSaint-Lazare, et la donnant àVillefort),enattendant,dit-il,preneztoujourscettecroix.–Sire,ditVillefort,VotreMajesté,setrompe,cettecroixestcelled’officier.– Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la telle qu’elle est ; je n’ai pas le temps d’en faire

demanderuneautre.Blacas,vousveillerezàcequelebrevetsoitdélivréàM.deVillefort.»LesyeuxdeVillefortsemouillèrentd’unelarmed’orgueilleusejoie;ilpritlacroixetlabaisa.«Etmaintenant,demanda-t-il,quelssontlesordresquemefaitl’honneurdemedonnerVotreMajesté?–Prenezlereposquivousestnécessaireetsongezque,sansforceàParispourmeservir,vouspouvez

m’êtreàMarseilledelaplusgrandeutilité.–Sire,réponditVillefortens’inclinant,dansuneheurej’auraiquittéParis.–Allez,monsieur,ditleroi,etsijevousoubliais–lamémoiredesroisestcourte–necraignezpasde

vousrappeleràmonsouvenir…Monsieurlebaron,donnezl’ordrequ’onaillechercherleministredelaGuerre.Blacas,restez.–Ah !monsieur, dit leministrede laPolice àVillefort en sortant desTuileries, vous entrezpar la

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bonneporteetvotrefortuneestfaite.– Sera-t-elle longue ? »murmuraVillefort en saluant leministre, dont la carrière était finie, et en

cherchantdesyeuxunevoiturepourrentrerchezlui.Unfiacrepassaitsurlequai,Villefortluifitunsigne,lefiacres’approcha;Villefortdonnasonadresse

etsejetadanslefonddelavoiture,selaissantalleràsesrêvesd’ambition.Dixminutesaprès,Villefortétait rentré chez lui ; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna qu’on lui servît àdéjeuner.Ilallaitsemettreàtablelorsqueletimbredelasonnetteretentitsousunemainfrancheetferme:le

valetdechambreallaouvrir,etVillefortentenditunevoixquiprononçaitsonnom.«Quipeutdéjàsavoirquejesuisici?»sedemandalejeunehomme.Encemoment,levaletdechambrerentra.«Ehbien,ditVillefort,qu’ya-t-ildonc?quiasonné?quimedemande?–Unétrangerquineveutpasdiresonnom.–Comment!unétrangerquineveutpasdiresonnom?etquemeveutcetétranger?–Ilveutparleràmonsieur.–Àmoi?–Oui.–Ilm’anommé?–Parfaitement.–Etquelleapparenceacetétranger?–Mais,monsieur,c’estunhommed’unecinquantained’années.–Petit?grand?–Delatailledemonsieuràpeuprès.–Brunoublond?–Brun,trèsbrun:descheveuxnoirs,desyeuxnoirs,dessourcilsnoirs.–Etvêtu,demandavivementVillefort,vêtudequellefaçon?–D’unegrandelévitebleueboutonnéeduhautenbas;décorédelaLégiond’honneur.–C’estlui,murmuraVillefortenpâlissant.– Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu dont nous avons déjà donné deux fois le

signalement,voilàbiendesfaçons;est-cel’habitudeàMarseillequelesfilsfassentfaireantichambreàleurpère?–Monpère!s’écriaVillefort;jenem’étaisdoncpastrompé…etjemedoutaisquec’étaitvous.–Alors,situtedoutaisquec’étaitmoi,repritlenouveauvenu,enposantsacannedansuncoinetson

chapeausurunechaise,permets-moidetedire,moncherGérard,quecen’estguèreaimableàtoidemefaireattendreainsi.–Laissez-nous,Germain»,ditVillefort.Ledomestiquesortitendonnantdesmarquesvisiblesd’étonnement.

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XII–Lepèreetlefils.

M.Noirtier, carc’était eneffet lui-mêmequivenaitd’entrer, suivitdesyeux ledomestique jusqu’àcequ’ileûtrefermélaporte;puis,craignantsansdoutequ’iln’écoutâtdansl’antichambre, ilallarouvrirderrièrelui:laprécautionn’étaitpasinutile,etlarapiditéaveclaquellemaîtreGermainseretiraprouvaqu’iln’étaitpointexemptdupéchéquiperditnospremierspères.M.Noirtierpritalorslapeined’allerfermer lui-même la porte de l’antichambre, revint fermer celle de la chambre à coucher, poussa lesverrous,etrevinttendrelamainàVillefort,quiavaitsuivitouscesmouvementsavecunesurprisedontiln’étaitpasencorerevenu.«Ahçà!sais-tubien,moncherGérard,dit-ilaujeunehommeenleregardantavecunsouriredontil

étaitassezdifficilededéfinirl’expression,quetun’aspasl’airravidemevoir?–Si fait,monpère,ditVillefort, je suis enchanté ;mais j’étais si loindem’attendreàvotrevisite,

qu’ellem’aquelquepeuétourdi.–Mais,mon cher ami, repritM.Noirtier en s’asseyant, ilme semble que je pourrais vous en dire

autant.Comment!vousm’annoncezvosfiançaillesàMarseillepourle28février,etle3marsvousêtesàParis?–Sij’ysuis,monpère,ditGérardenserapprochantdeM.Noirtier,nevousenplaignezpas,carc’est

pourvousquej’étaisvenu,etcevoyagevoussauverapeut-être.– Ah ! vraiment, ditM. Noirtier en s’allongeant nonchalamment dans le fauteuil où il était assis ;

vraiment!contez-moidonccela,monsieurlemagistrat,cedoitêtrecurieux.–Monpère,vousavezentenduparlerdecertainclubbonapartistequisetientrueSaint-Jacques?–No53?Oui,j’ensuisvice-président.–Monpère,votresang-froidmefaitfrémir.–Queveux-tu,moncher?quandonaétéproscritparlesmontagnards,qu’onestsortideParisdans

unecharrettedefoin,qu’onaététraquédansleslandesdeBordeauxparleslimiersdeRobespierre,celavousaaguerriàbiendeschoses.Continuedonc.Ehbien,ques’est-ilpasséàceclubde larueSaint-Jacques?–Ils’yestpasséqu’onyafaitvenirlegénéralQuesnel,etquelegénéralQuesnel,sortiàneufheures

dusoirdechezlui,aétéretrouvélesurlendemaindanslaSeine.–Etquivousacontécettebellehistoire?–Leroilui-même,monsieur.–Ehbien,moi,enéchangedevotrehistoire,continuaNoirtier,jevaisvousapprendreunenouvelle.–Monpère,jecroissavoirdéjàcequevousallezmedire.–Ah!voussavezledébarquementdeSaMajestél’Empereur?–Silence,monpère, jevousprie,pourvousd’abord,etpuisensuitepourmoi.Oui, je savaiscette

nouvelle,etmêmejelasavaisavantvous,cardepuistroisjoursjebrûlelepavé,deMarseilleàParis,aveclaragedenepouvoirlanceràdeuxcentslieuesenavantdemoilapenséequimebrûlelecerveau.–Ilyatroisjours!êtes-vousfou?Ilyatroisjours,l’Empereurn’étaitpasembarqué.–N’importe,jesavaisleprojet.–Etcommentcela?–Parunelettrequivousétaitadresséedel’îled’Elbe.–Àmoi?–Àvous,etque j’ai surprisedans leportefeuilledumessager.Sicette lettreétait tombéeentre les

mainsd’unautre,àcetteheure,monpère,vousseriezfusillé,peut-être.»LepèredeVillefortsemitàrire.« Allons, allons, dit-il, il paraît que la Restauration a appris de l’Empire la façon d’expédier

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promptementlesaffaires…Fusillé!moncher,commevousyallez!etcettelettre,oùest-elle?Jevousconnaistroppourcraindrequevousl’ayezlaisséetraîner.–Jel’aibrûlée,depeurqu’iln’enrestâtunseulfragment:carcettelettre,c’étaitvotrecondamnation.–Etlapertedevotreavenir,réponditfroidementNoirtier;oui,jecomprendscela;maisjen’airienà

craindrepuisquevousmeprotégez.–Jefaismieuxquecela,monsieur,jevoussauve.–Ah!diable!cecidevientplusdramatique;expliquez-vous.–Monsieur,j’enreviensàceclubdelarueSaint-Jacques.–Ilparaîtquececlubtientaucœurdemessieursdelapolice.Pourquoin’ont-ilspasmieuxcherché?

ilsl’auraienttrouvé.–Ilsnel’ontpastrouvé,maisilssontsurlatrace.–C’estlemotconsacré,jelesaisbien:quandlapoliceestendéfaut,elleditqu’elleestsurlatrace,

et le gouvernement attend tranquillement le jour où elle vient dire, l’oreille basse, que cette trace estperdue.–Oui,maisonatrouvéuncadavre:legénéralQuesnelaététué,etdanstouslespaysdumondecela

s’appelleunmeurtre.–Unmeurtre,dites-vous?maisrienneprouvequelegénéralaitétévictimed’unmeurtre:ontrouve

touslesjoursdesgensdanslaSeine,quis’ysontjetésdedésespoir,quis’ysontnoyésnesachantpasnager.–Monpère,voussaveztrèsbienquelegénéralnes’estpasnoyépardésespoir,etqu’onnesebaigne

pas dans la Seine aumois de janvier.Non, non, ne vous abusez pas, cettemort est bien qualifiée demeurtre.–Etquil’aqualifiéeainsi?–Leroilui-même.–Leroi!Jelecroyaisassezphilosophepourcomprendrequ’iln’yapasdemeurtreenpolitique.En

politique,moncher,vouslesavezcommemoi,iln’yapasd’hommes,maisdesidées;pasdesentiments,maisdesintérêts;enpolitique,onnetuepasunhomme:onsupprimeunobstacle,voilàtout.Voulez-voussavoir comment les choses se sont passées ? eh bien, moi, je vais vous le dire. On croyait pouvoircomptersurlegénéralQuesnel:onnousl’avaitrecommandédel’îled’Elbe,l’undenousvachezlui,l’inviteàse rendre rueSaint-Jacquesàuneassembléeoù il trouveradesamis ; ilyvient,et làon luidérouletoutleplan,ledépartdel’îled’Elbe,ledébarquementprojeté;puis,quandilatoutécoutétoutentendu,qu’ilneresteplusrienàluiapprendre,ilrépondqu’ilestroyaliste:alorschacunseregarde;onluifaitfaireserment,illefait,maisdesimauvaisegrâcevraiment,quec’étaittenterDieuquedejurerainsi;ehbien,malgrétoutcela,onalaissélegénéralsortirlibre,parfaitementlibre.Iln’estpasrentréchezlui,quevoulez-vous,moncher?Ilestsortidecheznous:ilseseratrompédechemin,voilàtout.Unmeurtre ! en vérité vous me surprenez, Villefort, vous, substitut du procureur du roi, de bâtir uneaccusationsurdesimauvaisespreuves.Est-cequejamaisjemesuisavisédevousdireàvous,quandvousexercezvotremétierderoyaliste,etquevousfaitescouper la têteà l’undesmiens :«Monfils,vous avez commis un meurtre ! » Non, j’ai dit : « Très bien, monsieur, vous avez combattuvictorieusement;àdemainlarevanche.»–Mais,monpère,prenezgarde,cetterevancheseraterriblequandnouslaprendrons.–Jenevouscomprendspas.–Vouscomptezsurleretourdel’usurpateur?–Jel’avoue.– Vous vous trompez, mon père, il ne fera pas dix lieues dans l’intérieur de la France sans être

poursuivi,traqué,priscommeunebêtefauve.–Moncherami,l’Empereurest,encemoment,surlaroutedeGrenoble,le10oule12ilseraàLyon,

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etle20oule25àParis.–Lespopulationsvontsesoulever…–Pourallerau-devantdelui.–Iln’aavecluiquequelqueshommes,etl’onenverracontreluidesarmées.–Quiluiferontescortepourrentrerdanslacapitale.Envérité,moncherGérard,vousn’êtesencore

qu’un enfant ; vous vous croyez bien informé parce qu’un télégraphe vous dit, trois jours après ledébarquement :«L’usurpateurestdébarquéàCannesavecquelqueshommes ;onestàsapoursuite.»Maisoùest-il?quefait-il?vousn’ensavezrien:onlepoursuit,voilàtoutcequevoussavez.Ehbien,onlepoursuivraainsijusqu’àParis,sansbrûleruneamorce.–GrenobleetLyonsontdesvillesfidèles,etquiluiopposerontunebarrièreinfranchissable.–Grenobleluiouvrirasesportesavecenthousiasme,Lyontoutentieriraau-devantdelui.Croyez-moi,

noussommesaussibieninformésquevous,etnotrepolicevautbienlavôtre:envoulez-vousunepreuve?c’estquevousvouliezmecachervotrevoyage,etquecependantj’aisuvotrearrivéeunedemi-heureaprès que vous avez eu passé la barrière ; vous n’avez donné votre adresse à personne qu’à votrepostillon,ehbien,jeconnaisvotreadresse,etlapreuveenestquej’arrivechezvousjusteaumomentoùvousallezvousmettreàtable;sonnezdonc,etdemandezunsecondcouvert;nousdîneronsensemble.–En effet, réponditVillefort, regardant son père avec étonnement, en effet, vousme paraissez bien

instruit.–Eh !monDieu, la chose est toute simple ; vous autres, qui tenez le pouvoir, vousn’avezque les

moyensquedonnel’argent;nousautres,quil’attendons,nousavonsceuxquedonneledévouement.–Ledévouement?ditVillefortenriant.–Oui,ledévouement;c’estainsiqu’onappelleentermeshonnêtes,l’ambitionquiespère.»Et le père de Villefort étendit lui-même la main vers le cordon de la sonnette pour appeler le

domestiquequen’appelaitpassonfils.Villefortluiarrêtalebras.«Attendez,monpère,ditlejeunehomme,encoreunmot.–Dites.–Simalfaitequesoitlapoliceroyaliste,ellesaitcependantunechoseterrible.–Laquelle?–C’estlesignalementdel’hommequi,lematindujouroùadisparulegénéralQuesnel,s’estprésenté

chezlui.–Ah!ellesaitcela,cettebonnepolice?etcesignalement,quelest-il?– Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs redingote bleue boutonnée jusqu’au menton, rosette

d’officierdelaLégiond’honneuràlaboutonnière,chapeauàlargesbordsetcannedejonc.–Ah!ah!ellesaitcela?ditNoirtier,etpourquoidonc,encecas,n’a-t-ellepasmislamainsurcet

homme?–Parcequ’ellel’aperdu,hierouavant-hier,aucoindelarueCoq-Héron.–Quandjevousdisaisquevotrepoliceétaitunesotte?–Oui,maisd’unmomentàl’autreellepeutletrouver.–Oui,ditNoirtierenregardantinsoucieusementautourdelui,oui,sicethommen’estpasaverti,mais

ill’est;et,ajouta-t-ilensouriant,ilvachangerdevisageetdecostume»À ces mots, il se leva, mit bas sa redingote et sa cravate, alla vers une table sur laquelle étaient

préparéestouteslespiècesdunécessairedetoilettedesonfils,pritunrasoir,sesavonnalevisage,etd’unemainparfaitementfermeabattitcesfavoriscompromettantsquidonnaientàlapoliceundocumentsiprécieux.Villefortleregardaitfaireavecuneterreurquin’étaitpasexempted’admiration.Sesfavoriscoupés,Noirtierdonnaunautretouràsescheveux:prit,aulieudesacravatenoire,une

cravatedecouleurquiseprésentaità lasurfaced’unemalleouverte;endossa,aulieudesaredingote

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bleueetboutonnante,uneredingotedeVillefort,decouleurmarronetdeformeévasée;essayadevantlaglace le chapeauàbords retroussésdu jeunehommeparut satisfait de lamanièredont il lui allait, et,laissant la canne de jonc dans le coin de la cheminée où il l’avait posée, il fit siffler dans sa mainnerveuse une petite badine de bambou avec laquelle l’élégant substitut donnait à sa démarche ladésinvolturequienétaitunedesprincipalesqualités.«Ehbien, dit-il, se retournant vers son fils stupéfait, lorsque cette espèce de changement à vue fut

opéré,ehbien,crois-tuquetapolicemereconnaissemaintenant?–Non,monpère,balbutiaVillefort;jel’espère,dumoins.–Maintenant,moncherGérard,continuaNoirtier,jem’enrapporteàtaprudencepourfairedisparaître

touslesobjetsquejelaisseàtagarde.–Oh!soyeztranquille,monpère,ditVillefort.–Oui,oui!etmaintenantjecroisquetuasraison,etquetupourraisbien,eneffet,m’avoirsauvéla

vie;mais,soistranquille,jeterendraicelaprochainement.»Villeforthochalatête.«Tun’espasconvaincu?–J’espère,dumoins,quevousvoustrompez.–Reverras-tuleroi?–Peut-être.–Veux-tupasseràsesyeuxpourunprophète?–Lesprophètesdemalheursontmalvenusàlacour,monpère.–Oui,mais, un jour ou l’autre, on leur rend justice ; et supposeune secondeRestauration, alors tu

passeraspourungrandhomme.–Enfin,quedois-jedireauroi?–Dis-luiceci:«Sire,onvoustrompesurlesdispositionsdelaFrance,surl’opiniondesvilles,sur

l’espritdel’armée;celuiquevousappelezàParisl’ogredeCorse,quis’appelleencorel’usurpateuràNevers,s’appelledéjàBonaparteàLyon,etl’EmpereuràGrenoble.Vouslecroyeztraqué,poursuivi,enfuite ; ilmarche, rapidecomme l’aiglequ’il rapporte.Les soldats,quevouscroyezmourantsde faim,écrasésdefatigue,prêtsàdéserter,s’augmententcommelesatomesdeneigeautourde laboulequiseprécipite.Sire,partez;abandonnezlaFranceàsonvéritablemaître,àceluiquinel’apasachetée,maisconquise ; partez,Sire, nonpas quevous couriezquelquedanger, votre adversaire est assez fort pourfairegrâce,maisparcequ’ilseraithumiliantpourunpetit-filsdesaintLouisdedevoirlavieàl’hommed’Arcole,deMarengoetd’Austerlitz.»Dis-luicela,Gérard;ouplutôt,va,neluidisrien;dissimuletonvoyage;netevantepasdecequetuesvenufaireetdecequetuasfaitàParis;reprendslaposte;situasbrûlélecheminpourvenir,dévorel’espacepourretourner;rentreàMarseilledenuit;pénètrecheztoiparuneportedederrière,etlàrestebiendoux,bienhumble,biensecret,bieninoffensifsurtout,carcettefois,jetelejure,nousagironsengensvigoureuxetquiconnaissentleursennemis.Allez,monfils,allez,moncherGérard,etmoyennantcetteobéissanceauxordrespaternels,ou,sivous l’aimezmieux,cette déférencepour les conseils d’un ami, nousvousmaintiendronsdansvotreplace.Ce sera, ajoutaNoirtier en souriant, unmoyenpourvousdeme sauverune seconde fois, si la basculepolitiquevousremetunjourenhautetmoienbas.Adieu,moncherGérard;àvotreprochainvoyage,descendezchezmoi.»EtNoirtiersortitàcesmots,aveclatranquillitéquinel’avaitpasquittéuninstantpendantladuréede

cetentretiensidifficile.Villefort,pâleetagité,courutàlafenêtre,entrouvritlerideau,etlevitpasser,calmeetimpassible,au

milieudedeuxoutroishommesdemauvaisemine,embusquésaucoindesbornesetàl’anglerues,quiétaientpeut-être làpourarrêter l’hommeauxfavorisnoirs,à la redingotebleueetauchapeauà largesbords.

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Villefort demeura ainsi, debout et haletant, jusqu’à ce que son père eût disparu au carrefourBussy.Alorsils’élançaverslesobjetsabandonnésparlui,mitauplusprofonddesamallelacravatenoireetlaredingotebleue,torditlechapeauqu’ilfourradanslebasd’unearmoire,brisalacannedejoncentroismorceauxqu’il jetaaufeu,mitunecasquettedevoyage,appelasonvaletdechambre, lui interditd’unregardlesmillequestionsqu’ilavaitenviedefaire,réglasoncompteavecl’hôtel,sautadanssavoiturequi l’attendait tout attelée, apprit à Lyon que Bonaparte venait d’entrer à Grenoble, et, au milieu del’agitationquirégnaittoutlelongdelaroute,arrivaàMarseille,enproieàtouteslestransesquientrentdanslecœurdel’hommeavecl’ambitionetlespremiershonneurs.

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XIII–LesCent-Jours.

M.Noirtierétaitunbonprophète,etleschosesmarchèrentvite,commeill’avaitdit.Chacunconnaîtceretourdel’îled’Elbe,retourétrange,miraculeux,qui,sansexempledanslepassé,resteraprobablementsansimitationdansl’avenir.LouisXVIIIn’essayaquefaiblementdeparercecoupsirude:sonpeudeconfiancedansleshommes

luiôtaitsaconfiancedans lesévénements.Laroyauté,ouplutôt lamonarchie,àpeinereconstituéeparlui, trembla sur sa base encore incertaine, et un seul geste de l’Empereur fit crouler tout cet édificemélange informe de vieux préjugés et d’idées nouvelles. Villefort n’eut donc de son roi qu’unereconnaissancenonseulementinutilepourlemoment,maismêmedangereuse,etcettecroixd’officierdelaLégiond’honneur,qu’ileutlaprudencedenepasmontrer,quoiqueM.deBlacas,commeleluiavaitrecommandéleroi,luieneûtfaitsoigneusementexpédierlebrevet.Napoléoneût,certes,destituéVillefort sans laprotectiondeNoirtier,devenu tout-puissantà lacour

desCent-Jours,etparlespérilsqu’ilavaitaffrontésetparlesservicesqu’ilavaitrendus.Ainsi,commeilleluiavaitpromis,legirondinde93etlesénateurde1806protégeaceluiquil’avaitprotégélaveille.ToutelapuissancedeVillefortsebornadonc,pendantcetteévocationdel’empire,dont,aureste,ilfut

bienfaciledeprévoirlasecondechute,àétoufferlesecretqueDantèsavaitétésurlepointdedivulguer.Leprocureurduroiseulfutdestitué,soupçonnéqu’ilétaitdetiédeurenbonapartisme.Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il rétabli, c’està-dire à peine l’empereur habita-t-il ces

TuileriesqueLouisXVIIIvenaitdequitter,eteut-illancésesordresnombreuxetdivergentsdecepetitcabinetoùnousavons, à la suitedeVillefort, introduitnos lecteurs, et sur la tabledenoyerduquel ilretrouva, encore tout ouverte et à moitié pleine, la tabatière de Louis XVIII, que Marseille, malgrél’attitudedesesmagistrats,commençaàsentirfermenterenellecesbrandonsdeguerreciviletoujoursmal éteints dans le Midi ; peu s’en fallut alors que les représailles n’allassent au-delà de quelquescharivarisdontonassiégea les royalistesenferméschezeux,etdesaffrontspublicsdontonpoursuivitceuxquisehasardaientàsortir.Parunrevirementtoutnaturel,ledignearmateur,quenousavonsdésignécommeappartenantauparti

populaire, se trouvaàson tourencemoment,nousnedironspas tout-puissant,carM.Morrelétaitunhomme prudent et légèrement timide, comme tous ceux qui ont fait une lente et laborieuse fortunecommerciale, mais en mesure, tout dépassé qu’il était par les zélés bonapartistes qui le traitaient demodéré, en mesure, dis-je, d’élever la voix pour faire entendre une réclamation ; cette réclamation,commeonledevinefacilement,avaittraitàDantès.Villefortétaitdemeurédebout,malgrélachutedesonsupérieur,etsonmariage,enrestantdécidé,était

cependantremisàdestempsplusheureux.Sil’empereurgardaitletrône,c’étaituneautrealliancequ’ilfallaitàGérard,etsonpèresechargeraitdelaluitrouver;siunesecondeRestaurationramenaitLouisXVIII enFrance, l’influencedeM.deSaint-Mérandoublait, ainsi que la sienne, et l’union redevenaitplussortablequejamais.LesubstitutduprocureurduroiétaitdoncmomentanémentlepremiermagistratdeMarseille,lorsqu’un

matinsaportes’ouvrit,etonluiannonçaM.Morrel.Un autre se fût empressé d’aller au-devant de l’armateur, et, par cet empressement, eût indiqué sa

faiblesse ;maisVillefort était un homme supérieur qui avait, sinon la pratique, dumoins l’instinct detoutes choses. Il fit faire antichambreàMorrel, comme il eût fait sous laRestauration,quoiqu’iln’eûtpersonneprèsdelui,maisparlasimpleraisonqu’ilestd’habitudequ’unsubstitutduprocureurduroifasse faire antichambre ; puis, après un quart d’heure qu’il employa à lire deux ou trois journaux denuancesdifférentes,ilordonnaquel’armateurfûtintroduit.M. Morrel s’attendait à trouver Villefort abattu : il le trouva comme il l’avait vu six semaines

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auparavant,c’est-à-direcalme,fermeetpleindecettefroidepolitesse,laplusinfranchissabledetouteslesbarrièresquiséparentl’hommeélevédel’hommevulgaire.Il avait pénétré dans le cabinet deVillefort, convaincu que lemagistrat allait trembler à sa vue, et

c’étaitlui,toutaucontraire,quisetrouvaittoutfrissonnantettoutémudevantcepersonnageinterrogateur,quil’attendaitlecoudeappuyésursonbureau.Ils’arrêtaàlaporte.Villefortleregarda,commes’ilavaitquelquepeineàlereconnaître.Enfin,après

quelquessecondesd’examenetdesilence,pendantlesquellesledignearmateurtournaitetretournaitsonchapeauentresesmains:«MonsieurMorrel,jecrois?ditVillefort.–Oui,monsieur,moi-même,réponditl’armateur.–Approchez-vousdonc,continualemagistrat,enfaisantdelamainunsigneprotecteur,etdites-moià

quellecirconstancejedoisl’honneurdevotrevisite.–Nevousendoutez-vouspoint,monsieur?demandaMorrel.–Non,paslemoinsdumonde;cequin’empêchepasquejenesoistoutdisposéàvousêtreagréable,

silachoseétaitenmonpouvoir.–Lachosedépendentièrementdevous,monsieur,ditMorrel.–Expliquez-vousdonc,alors.–Monsieur,continual’armateur,reprenantsonassuranceàmesurequ’ilparlait,etaffermid’ailleurs

parlajusticedesacauseetlanettetédesaposition,vousvousrappelezque,quelquesjoursavantqu’onapprit le débarquement de Sa Majesté l’empereur, j’étais venu réclamer votre indulgence pour unmalheureuxjeunehomme,unmarin,secondàborddemonbrick;ilétaitaccusé,sivousvouslerappelezderelationsavec l’îled’Elbe :ces relations,quiétaientuncrimeàcetteépoque,sontaujourd’huidestitresdefaveur.VousserviezLouisXVIIIalors,etnel’avezpasménagé,monsieur;c’étaitvotredevoir.Aujourd’hui,vousservezNapoléon,etvousdevezleprotéger;c’estvotredevoirencore.Jeviensdoncvousdemandercequ’ilestdevenu.»Villefortfitunviolenteffortsurluimême.«Lenomdecethomme?demanda-t-il:ayezlabontédemediresonnom.–EdmondDantès.»Évidemment,Villeforteûtautantaimé,dansunduel,essuyerlefeudesonadversaireàvingt-cinqpas,

qued’entendreprononcerainsicenomàboutportant;cependantilnesourcillapoint.«Decettefaçon,seditenlui-mêmeVillefort,onnepourrapointm’accuserd’avoirfaitdel’arrestationdecejeunehommeunequestionpurementpersonnelle.»«Dantès?répéta-t-il,EdmondDantès,dites-vous?–Oui,monsieur.»Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un casier voisin, recourut à une table, de la table

passaàdesdossiers,et,seretournantversl’armateur:«Êtes-vousbiensûrdenepasvoustromper,monsieur?»luidit-ildel’airleplusnaturel.SiMorrel eût été un hommeplus fin oumieux éclairé sur cette affaire, il eût trouvé bizarre que le

substitutduprocureurduroidaignâtluirépondresurcesmatièrescomplètementétrangèresàsonressort;et il se fûtdemandépourquoiVillefortne le renvoyaitpointaux registresd’écrou,auxgouverneursdeprison,aupréfetdudépartement.MaisMorrel,cherchantenvainlacraintedansVillefort,n’yvitplus,dumomentoùtoutecrainteparaissaitabsente,quelacondescendance:Villefortavaitrencontréjuste.«Non,monsieur,ditMorrel,jenemetrompepas;d’ailleurs,jeconnaislepauvregarçondepuisdix

ans,etilestàmonservicedepuisquatre.Jevins,vousensouvenez-vous?ilyasixsemaines,vousprierd’être clément, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste pour le pauvre garçon ; vous mereçûtesmêmeassezmaletmerépondîtesenhommemécontent.Ah!c’estquelesroyalistesétaientdursauxbonapartistesencetemps-là!

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–Monsieur, répondit Villefort arrivant à la parade avec sa prestesse et son sang-froid ordinaires,j’étais royalistealorsque jecroyais lesBourbonsnon seulement leshéritiers légitimesdu trône,maisencorelesélusdelanation;maisleretourmiraculeuxdontnousvenonsd’êtretémoinsm’aprouvéquejemetrompais.LegéniedeNapoléonavaincu:lemonarquelégitimeestlemonarqueaimé.–Àlabonneheure!s’écriaMorrelavecsabonnegrossefranchise,vousmefaitesplaisirdemeparler

ainsi,etj’enaugurebienpourlesortd’Edmond.–Attendezdonc,repritVillefortenfeuilletantunnouveauregistre, j’ysuis :c’estunmarin,n’est-ce

pas,quiépousaituneCatalane?Oui,oui;oh!jemerappellemaintenant:lachoseétaittrèsgrave.–Commentcela?–Voussavezqu’ensortantdechezmoiilavaitétéconduitauxprisonsdupalaisdejustice.–Oui,ehbien?–Ehbien,j’aifaitmonrapportàParis,j’aienvoyélespapierstrouvéssurlui.C’étaitmondevoirque

voulez-vous…ethuitjoursaprèssonarrestationleprisonnierfutenlevé.–Enlevé!s’écriaMorrel;maisqu’a-t-onpufairedupauvregarçon?–Oh!rassurez-vous.IlauraététransportéàFenestrelle,àPignerol,auxÎlesSainte-Marguerite,ceque

l’onappelledépaysé,entermesd’administration;etunbeaumatinvousallezlevoirrevenirprendrelecommandementdesonnavire.–Qu’ilviennequandilvoudra,saplaceluiseragardée.Maiscommentn’est-ilpasdéjàrevenu?Ilme

semble que le premier soin de la justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors ceux qu’avaitincarcéréslajusticeroyaliste.– N’accusez pas témérairement, mon cher monsieur Morrel, répondit Villefort ; il faut, en toutes

choses, procéder légalement. L’ordre d’incarcération était venu d’en haut, il faut que d’en haut aussiviennel’ordredeliberté.Or,Napoléonestrentrédepuisquinzejoursàpeine;àpeineaussileslettresd’abolitiondoivent-ellesêtreexpédiées.– Mais, demanda Morrel, n’y a-t-il pas moyen de presser les formalités, maintenant que nous

triomphons?J’aiquelquesamis,quelqueinfluence,jepuisobtenirmainlevéedel’arrêt.–Iln’yapaseud’arrêt.–Del’écrou,alors.–Enmatièrepolitique,iln’yapasderegistred’écrou;parfoislesgouvernementsontintérêtàfaire

disparaître un homme sans qu’il laisse trace de son passage : des notes d’écrou guideraient lesrecherches.–C’étaitcommecelasouslesBourbonspeut-être,maismaintenant…–C’estcommeceladanstouslestemps,monchermonsieurMorrel;lesgouvernementssesuiventet

seressemblent;lamachinepénitentiairemontéesousLouisXIVvaencoreaujourd’hui,àlaBastilleprès.L’Empereura toujoursétéplusstrictpour le règlementdesesprisonsquene l’aété leGrandRoi lui-même;etlenombredesincarcérésdontlesregistresnegardentaucunetraceestincalculable.»Tantdebienveillanceeûtdétournédescertitudes,etMorreln’avaitpasmêmedesoupçons.«Maisenfin,monsieurdeVillefort,dit-il,quelconseilmedonneriez-vousquihâtâtleretourdupauvre

Dantès?–Unseul,monsieur:faitesunepétitionauministredelaJustice.–Oh!monsieur,noussavonscequec’estquelespétitions:leministreenreçoitdeuxcentsparjouret

n’enlitpointquatre.– Oui, reprit Villefort, mais il lira une pétition envoyée par moi, apostillée par moi, adressée

directementparmoi.–Etvousvouschargeriezdefaireparvenircettepétition,monsieur?–Avecleplusgrandplaisir.Dantèspouvaitêtrecoupablealors;maisilestinnocentaujourd’hui,etil

estdemondevoirdefairerendrelalibertéàceluiqu’ilaétédemondevoirdefairemettreenprison.»

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Villefortprévenaitainsi ledangerd’uneenquêtepeuprobable,maispossible,enquêtequi leperdaitsansressource.«Maiscommentécrit-onauministre?–Mettez-vouslà,monsieurMorrel,ditVillefort,encédantsaplaceàl’armateur;jevaisvousdicter.–Vousauriezcettebonté?–Sansdoute.Neperdonspasdetemps,nousn’enavonsdéjàquetropperdu.–Oui,monsieur,songeonsquelepauvregarçonattend,souffreetsedésespèrepeut-être.»Villefortfrissonnaàl’idéedeceprisonnierlemaudissantdanslesilenceetl’obscurité;maisilétait

engagétropavantpourreculer:Dantèsdevaitêtrebriséentrelesrouagesdesonambition.«J’attends,monsieur»,ditl’armateurassisdanslefauteuildeVillefortetuneplumeàlamain.Villefortalorsdictaunedemandedanslaquelle,dansunbutexcellent,iln’yavaitpointàendouter,il

exagérait le patriotisme de Dantès et les services rendus par lui à la cause bonapartiste ; dans cettedemande,DantèsétaitdevenuundesagentslesplusactifsduretourdeNapoléon;ilétaitévidentqu’envoyantunepareillepièce, leministredevait faire justiceà l’instantmême, si justicen’étaitpoint faitedéjà.Lapétitionterminée,Villefortlarelutàhautevoix.«C’estcela,dit-il,etmaintenantreposez-voussurmoi.–Etlapétitionpartirabientôt,monsieur?–Aujourd’huimême.–Apostilléeparvous?–Lameilleureapostillequejepuissemettre,monsieur,estdecertifiervéritabletoutcequevousdites

danscettedemande.»EtVilleforts’assitàsontour,etsuruncoindelapétitionappliquasoncertificat.«Maintenant,monsieur,quefaut-ilfaire?demandaMorrel.–Attendre,repritVillefort;jerépondsdetout.»Cetteassurancerenditl’espoiràMorrel:ilquittalesubstitutduprocureurduroienchantédelui,et

allaannoncerauvieuxpèredeDantèsqu’ilnetarderaitpasàrevoirsonfils.Quand à Villefort, au lieu de l’envoyer à Paris, il conserva précieusement entre ses mains cette

demandequi,poursauverDantèsdans leprésent, lecompromettait sieffroyablementdans l’avenir,ensupposant une chose que l’aspect de l’Europe et la tournure des événements permettaient déjà desupposer,c’est-à-direunesecondeRestauration.Dantèsdemeuradoncprisonnier:perdudanslesprofondeursdesoncachot,iln’entenditpointlebruit

formidabledelachutedutrônedeLouisXVIIIetcelui,plusépouvantableencore,del’écroulementdel’empire.MaisVillefort, lui, avait tout suivi d’unœil vigilant, tout écouté d’une oreille attentive.Deux fois,

pendantcettecourteapparitionimpérialequel’onappelalesCent-Jours,Morrelétaitrevenuàlacharge,insistant toujourspour la libertédeDantès,etchaquefoisVillefort l’avaitcalmépardespromessesetdesespérances;enfin,Waterlooarriva.MorrelnereparutpaschezVillefort:l’armateuravaitfaitpoursonjeuneamitoutcequ’ilétaithumainementpossibledefaire;essayerdenouvellestentativessouscettesecondeRestaurationétaitsecompromettreinutilement.LouisXVIIIremontasurletrône.Villefort,pourquiMarseilleétaitpleindesouvenirsdevenuspourlui

desremords,demandaetobtintlaplacedeprocureurduroivacanteàToulouse;quinzejoursaprèssoninstallationdanssanouvellerésidence,ilépousaMlleRenéedeSaint-Méran,dontlepèreétaitmieuxencourquejamais.Voilà commentDantès, pendant lesCent-Jours et aprèsWaterloo, demeura sous les verrous, oublié,

sinondeshommes,aumoinsdeDieu.DanglarscomprittoutelaportéeducoupdontilavaitfrappéDantès,envoyantrevenirNapoléonen

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France : sa dénonciation avait touché juste, et, comme tous les hommes d’une certaine portée pour lecrimeetd’unemoyenneintelligencepourlavieordinaire,ilappelacettecoïncidencebizarreundécretdelaProvidence.MaisquandNapoléonfutderetouràParisetquesavoixretentitdenouveau,impérieuseetpuissante,

Danglars eutpeur ; à chaque instant, il s’attendit àvoir reparaîtreDantès,Dantès sachant tout,Dantèsmenaçantetfortpourtouteslesvengeances;alorsilmanifestaàM.Morrelledésirdequitterleservicedemer,etsefitrecommanderparluiàunnégociantespagnol,chezlequelilentracommecommisd’ordreverslafindemars,c’est-à-diredixoudouzejoursaprèslarentréedeNapoléonauxTuileries;ilpartitdoncpourMadrid,etl’onn’entenditplusparlerdelui.Fernand,lui,necompritrien.Dantèsétaitabsent,c’étaittoutcequ’illuifallait.Qu’était-ildevenu?il

necherchapointà lesavoir.Seulement,pendant tout le répitque luidonnait sonabsence, il s’ingénia,partie à abuserMercédès sur lesmotifs de cette absence, partie àméditer des plans d’émigration etd’enlèvement ; de temps en temps aussi, et c’étaient lesheures sombresde savie, il s’asseyait sur lapointe du cap Pharo, de cet endroit où l’on distingue à la foisMarseille et le village des Catalans,regardant,tristeetimmobilecommeunoiseaudeproie,s’ilneverraitpoint,parl’unedecesdeuxroutes,revenirlebeaujeunehommeàladémarchelibre,àlatêtehautequi,pourluiaussi,étaitdevenumessagerd’unerudevengeance.Alors,ledesseindeFernandétaitarrêté:ilcassaitlatêtedeDantèsd’uncoupdefusiletsetuaitaprès,sedisait-ilàlui-même,pourcolorersonassassinat.MaisFernands’abusait:cethomme-lànesefûtjamaistué,carilespéraittoujours.Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations douloureuses, l’empire appela un dernier ban de

soldats,ettoutcequ’ilyavaitd’hommesenétatdeporterlesarmess’élançahorsdeFrance,àlavoixretentissantedel’empereur.Fernandpartitcommelesautres,quittantsacabaneetMercédès,etrongédecettesombreetterriblepenséeque,derrièreluipeut-être,sonrivalallaitreveniretépousercellequ’ilaimait.SiFernandavaitjamaisdûsetuer,c’étaitenquittantMercédèsqu’ill’eûtfait.Ses attentions pour Mercédès, la pitié qu’il paraissait donner à son malheur, le soin qu’il prenait

d’aller au-devantde sesmoindresdésirs, avaientproduit l’effetqueproduisent toujours sur les cœursgénéreux les apparencesdudévouement :Mercédès avait toujours aiméFernandd’amitié ; son amitiés’augmentapourluid’unnouveausentiment,lareconnaissance.«Monfrère,dit-elleenattachant lesacduconscrit sur lesépaulesduCatalan,monfrère,monseul

ami,nevousfaitespastuer,nemelaissezpasseuledanscemonde,oùjepleureetoùjeseraiseuledèsquevousn’yserezplus.»Cesparoles,ditesaumomentdudépart,rendirentquelqueespoiràFernand.SiDantèsnerevenaitpas,

Mercédèspourraitdoncunjourêtreàlui.Mercédèsrestaseulesurcetteterrenue,quineluiavaitjamaisparusiaride,etaveclamerimmense

pourhorizon.Toutebaignéedepleurs,commecettefolledontonnousraconteladouloureusehistoire,onlavoyaiterrersanscesseautourdupetitvillagedesCatalans:tantôts’arrêtantsouslesoleilardentduMidi,debout,immobile,muettecommeunestatue,etregardantMarseille;tantôtassiseauborddurivage,écoutantcegémissementdelamer,éternelcommesadouleur,etsedemandantsanscesses’ilnevalaitpasmieuxsepencherenavant,selaisseralleràsonproprepoids,ouvrirl’abîmeets’yengloutir,quedesouffrirainsitoutescescruellesalternativesd’uneattentesansespérance.CenefutpaslecouragequimanquaàMercédèspouraccomplirceprojet,cefutlareligionquiluivint

enaideetquilasauvadusuicide.Caderoussefutappelé,commeFernand;seulement,commeilavaithuitansdeplusqueleCatalan,et

qu’ilétaitmarié,ilnefitpartiequedutroisièmeban,etfutenvoyésurlescôtes.LevieuxDantès,quin’étaitplussoutenuqueparl’espoir,perditl’espoiràlachutedel’empereur.Cinqmois,jourpourjour,aprèsavoirétéséparédesonfils,etpresqueàlamêmeheureoùilavaitété

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arrêté,ilrenditlederniersoupirentrelesbrasdeMercédès.M. Morrel pourvut à tous les frais de son enterrement, et paya les pauvres petites dettes que le

vieillardavaitfaitespendantsamaladie.Ilyavaitplusquedelabienfaisanceàagirainsi,ilyavaitducourage.LeMidiétaitenfeu,etsecourir

mêmeàsonlitdemort,lepèred’unbonapartisteaussidangereuxqueDantèsétaituncrime.

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XIV–Leprisonnierfurieuxetleprisonnierfou.

UnanenvironaprèsleretourdeLouisXVIII,ilyeutvisitedeM.l’inspecteurgénéraldesprisons.Dantès entendit rouler et grincer du fond de son cachot tous ces préparatifs, qui faisaient en haut

beaucoupdefracas,maisqui,enbas,eussentétédesbruits inappréciablespourtouteautreoreillequepourcelled’unprisonnier,accoutuméàécouter,danslesilencedelanuit,l’araignéequitissesatoile,etlachutepériodiquedelagoutted’eauquimetuneheureàseformerauplafonddesoncachot.Ildevinaqu’ilsepassaitchezlesvivantsquelquechosed’inaccoutumé:ilhabitaitdepuissilongtemps

unetombequ’ilpouvaitbienseregardercommemort.Eneffet, l’inspecteurvisitait, l’unaprès l’autre, chambres, cellules et cachots.Plusieursprisonniers

furentinterrogés:c’étaientceuxqueleurdouceurouleurstupiditérecommandaitàlabienveillancedel’administration ; l’inspecteur leur demanda comment ils étaient nourris, et quelles étaient lesréclamationsqu’ilsavaientàfaire.Ilsrépondirentunanimementquelanourritureétaitdétestableetqu’ilsréclamaientleurliberté.L’inspecteurleurdemandaalorss’ilsn’avaientpasautrechoseàluidire.Ilssecouèrentlatête.Quelautrebienquelalibertépeuventréclamerdesprisonniers?L’inspecteursetournaensouriant,etditaugouverneur:«Jenesaispaspourquoionnousfaitfairecestournéesinutiles.Quivoitunprisonnierenvoitcent;

qui entendunprisonnier en entendmille ; c’est toujours lamêmechose :malnourris et innocents.Enavez-vousd’autres?–Oui,nousavonslesprisonniersdangereuxoufous,quenousgardonsaucachot.– Voyons, dit l’inspecteur avec un air de profonde lassitude, faisons notre métier jusqu’au bout ;

descendonsdanslescachots.– Attendez, dit le gouverneur, que l’on aille au moins chercher deux hommes ; les prisonniers

commettentparfois,nefût-cequepardégoûtde lavieetpoursefairecondamneràmort,desactesdedésespoirinutiles:vouspourriezêtrevictimedel’undecesactes.–Prenezdoncvosprécautions»,ditl’inspecteur.Eneffet,onenvoyachercherdeuxsoldatsetl’oncommençadedescendreparunescaliersipuant,si

infect,simoisi,querienquelepassagedansunpareilendroitaffectaitdésagréablementàlafoislavue,l’odoratetlarespiration.«Oh!fitl’inspecteurens’arrêtantàmoitiédeladescente,quidiablepeutlogerlà?–Unconspirateurdesplusdangereux,etquinousestparticulièrementrecommandécommeunhomme

capabledetout.–Ilestseul?–Certainement.–Depuiscombiendetempsest-illà?–Depuisunanàpeuprès.–Etilaétémisdanscecachotdèssonentrée.–Non,monsieur,maisaprèsavoirvoulutuerleporte-clefschargédeluiportersanourriture.–Ilavoulutuerleporte-clefs?–Oui,monsieur,celui-làmêmequinouséclaire,n’est-ilpasvrai,Antoine?demandalegouverneur.–Ilavoulumetuertoutdemême,réponditleporte-clefs.–Ahçà!maisc’estdoncunfouquecethomme?–C’estpirequecela,ditleporte-clefs,c’estundémon.–Voulez-vousqu’ons’enplaigne?demandal’inspecteuraugouverneur.–Inutile,monsieur,ilestassezpunicommecela,d’ailleurs,àprésent,iltouchepresqueàlafolie,et,

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selonl’expériencequenousdonnentnosobservations,avantuneautreannéed’iciilseracomplètementaliéné.–Mafoi,tantmieuxpourlui,ditl’inspecteur;unefoisfoutoutàfait,ilsouffriramoins.»C’était,commeonlevoit,unhommepleind’humanitéquecetinspecteur,etbiendignedesfonctions

philanthropiquesqu’ilremplissait.«Vousavezraison,monsieur,ditlegouverneur,etvotreréflexionprouvequevousavezprofondément

étudiélamatière.Ainsi,nousavonsdansuncachot,quin’estséparédecelui-ciqueparunevingtainedepieds,etdanslequelondescendparunautreescalier,unvieilabbé,ancienchefdepartienItalie,quiestici depuis 1811, auquel la tête a tourné vers la fin de 1813, et qui, depuis ce moment, n’est pasphysiquementreconnaissable:ilpleurait,ilrit;ilmaigrissait,ilengraisse.Voulez-vouslevoirplutôtquecelui-ci?Safolieestdivertissanteetnevousattristerapoint.–Jelesverrail’unetl’autre,réponditl’inspecteur;ilfautfairesonétatenconscience.»L’inspecteurenétaitàsapremièretournéeetvoulaitdonnerbonneidéedeluiàl’autorité.«Entronsdoncchezcelui-cid’abord,ajouta-t-il.–Volontiers»,réponditlegouverneur.Etilfitsigneauporte-clefs,quiouvritlaporte.Au grincement des massives serrures, au cri des gonds rouillés tournant sur leurs pivots, Dantès,

accroupidansunangledesoncachot,oùilrecevaitavecunbonheurindiciblelemincerayondujourquifiltraitàtraversunétroitsoupirailgrillé,relevalatête.Àlavued’unhommeinconnu,éclairépardeuxporte-clefstenantdestorches,etauquellegouverneurparlaitlechapeauàlamain,accompagnépardeuxsoldats,Dantès devina ce dont il s’agissait, et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer uneautoritésupérieure,bonditenavantlesmainsjointes.Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils crurent que le prisonnier s’élançait vers

l’inspecteuravecdemauvaisesintentions.L’inspecteurlui-mêmefitunpasenarrière.Dantèsvitqu’onl’avaitprésentécommehommeàcraindre.Alors, il réunit dans son regard tout ce que le cœur de l’homme peut contenir de mansuétude et

d’humilité, et s’exprimant avec une sorte d’éloquence pieuse qui étonna les assistants, il essaya detoucherl’âmedesonvisiteur.L’inspecteurécoutalediscoursdeDantès,jusqu’aubout,puissetournantverslegouverneur:«Iltourneraàladévotion,dit-ilàmi-voix;ilestdéjàdisposéàdessentimentsplusdoux.Voyez,la

peurfaitsoneffetsurlui;ilareculédevantlesbaïonnettes;or,unfounereculedevantrien:j’aifaitsurcesujetdesobservationsbiencurieusesàCharenton.»Puis,seretournantversleprisonnier:«Enrésumé,dit-il,quedemandez-vous?–Jedemandequelcrimej’aicommis;jedemandequel’onmedonnedesjuges;jedemandequemon

procèssoitinstruit;jedemandeenfinquel’onmefusillesijesuiscoupable,maisaussiqu’onmemetteenlibertésijesuisinnocent.–Êtes-vousbiennourri?demandal’inspecteur.–Oui,jelecrois,jen’ensaisrien.Maiscelaimportepeu;cequidoitimporter,nonseulementàmoi,

malheureuxprisonnier,maisencoreà tous les fonctionnaires rendant la justice,maisencoreau roiquinousgouverne,c’estqu’uninnocentnesoitpasvictimed’unedénonciationinfâmeetnemeurepassouslesverrousenmaudissantsesbourreaux.–Vousêtesbienhumbleaujourd’hui,ditlegouverneur;vousn’avezpastoujoursétécommecela.Vous

parlieztoutautrement,moncherami,lejouroùvousvouliezassommervotregardien.–C’estvrai,monsieur,ditDantès,etj’endemandebienhumblementpardonàcethommequiatoujours

étébonpourmoi…Mais,quevoulez-vous?j’étaisfou,j’étaisfurieux.

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–Etvousnel’êtesplus?–Non,monsieur,carlacaptivitém’aplié,brisé,anéanti…Ilyasilongtempsquejesuisici!–Silongtemps?…etàquelleépoqueavez-vousétéarrêté?demandal’inspecteur.–Le28février1815,àdeuxheuresdel’après-midi.»L’inspecteurcalcula.«Noussommesau30 juillet1816 ;quedites-vousdonc? iln’yaquedix-septmoisquevousêtes

prisonnier.–Quedix-septmois!repritDantès.Ah!monsieur,vousnesavezpascequec’estquedix-septmois

de prison : dix-sept années, dix-sept siècles ; surtout pour un homme qui, comme moi, touchait aubonheur, pour unhommequi, commemoi, allait épouser une femmeaimée, pour unhommequi voyaits’ouvrirdevantluiunecarrièrehonorable,etàquitoutmanqueàl’instant;qui,dumilieudujourleplusbeau, tombedanslanuit laplusprofonde,quivoitsacarrièredétruite,quinesaitsicellequi l’aimaitl’aimetoujours,quiignoresisonvieuxpèreestmortouvivant.Dix-septmoisdeprison,pourunhommehabituéàl’airdelamer,àl’indépendancedumarin,àl’espace,àl’immensité,àl’infini!Monsieur,dix-septmoisdeprison,c’estplusqueneleméritenttouslescrimesquedésigneparlesnomslesplusodieuxlalanguehumaine.Ayezdoncpitiédemoi,monsieur,etdemandezpourmoi,nonpasl’indulgence,maislarigueur;nonpasunegrâce,maisunjugement;desjuges,monsieur,jenedemandequedesjuges;onnepeutpasrefuserdesjugesàunaccusé.–C’estbien,ditl’inspecteur,onverra.»Puis,seretournantverslegouverneur:«Envérité, dit-il, lepauvrediableme fait de lapeine.En remontant, vousmemontrerez son livre

d’écrou.–Certainement,ditlegouverneur;maisjecroisquevoustrouverezcontreluidesnotesterribles.–Monsieur, continuaDantès, je sais que vous ne pouvez pasme faire sortir d’ici de votre propre

décision ;maisvouspouvez transmettremademandeà l’autorité,vouspouvezprovoqueruneenquête,vouspouvez,enfin,mefairemettreenjugement:unjugement,c’esttoutcequejedemande;quejesachequelcrimej’aicommis,etàquellepeinejesuiscondamné;car,voyez-vous,l’incertitude,c’estlepiredetouslessupplices.–Éclairez-moi,ditl’inspecteur.–Monsieur,s’écriaDantès,jecomprends,ausondevotrevoix,quevousêtesému.Monsieur,dites-

moid’espérer.–Jenepuisvousdirecela,réponditl’inspecteur,jepuisseulementvouspromettred’examinervotre

dossier.–Oh!alors,monsieur,jesuislibre,jesuissauvé.–Quivousafaitarrêter?demandal’inspecteur.–M.deVillefort,réponditDantès.Voyez-leetentendez-vousaveclui.–M.deVillefortn’estplusàMarseilledepuisunan,maisàToulouse.–Ah!celanem’étonneplus,murmuraDantès:monseulprotecteurestéloigné.–M.deVillefortavait-ilquelquemotifdehainecontrevous?demandal’inspecteur.–Aucun,monsieur;etmêmeilaétébienveillantpourmoi.–Jepourraidoncmefierauxnotesqu’ilalaisséessurvousouqu’ilmedonnera?–Entièrement,monsieur.–C’estbien,attendez.»Dantès tomba à genoux, levant les mains vers le ciel, et murmurant une prière dans laquelle il

recommandaitàDieucethommequiétaitdescendudanssaprison,pareilauSauveurallantdélivrerlesâmesdel’enfer.Laportese referma ;mais l’espoirdescenduavec l’inspecteurétait restéenfermédans lecachotde

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Dantès.«Voulez-vousvoir le registred’écrou toutde suite,demanda legouverneur,oupasseraucachotde

l’abbé?– Finissons-en avec les cachots tout d’un coup, répondit l’inspecteur. Si je remontais au jour, je

n’auraispeut-êtrepluslecouragedecontinuermatristemission.–Ah!celui-làn’estpointunprisonniercommel’autre,etsafolie,à lui,estmoinsattristantequela

raisondesonvoisin.–Etquelleestsafolie?–Oh!unefolieétrange:ilsecroitpossesseurd’untrésorimmense.Lapremièreannéedesacaptivité,

il a faitoffriraugouvernementunmillion, si legouvernement levoulaitmettreen liberté ; la secondeannée,deuxmillions,latroisième,troismillions,etainsiprogressivement.Ilenestàsacinquièmeannéedecaptivité:ilvavousdemanderdevousparlerensecret,etvousoffriracinqmillions.–Ah!ah!c’estcurieuxeneffet,ditl’inspecteur;etcommentappelez-vouscemillionnaire?–L’abbéFaria.–No27!ditl’inspecteur.–C’estici.Ouvrez,Antoine.»Leporte-clefsobéit,etleregardcurieuxdel’inspecteurplongeadanslecachotdel’abbéfou.C’estainsiquel’onnommaitgénéralementleprisonnier.Aumilieudelachambre,dansuncercletracésurlaterreavecunmorceaudeplâtredétachédumur,

était couchéunhommepresquenu, tant sesvêtementsétaient tombésen lambeaux. Ildessinaitdanscecercle des lignes géométriques fort nettes, et paraissait aussi occupé de résoudre son problèmequ’Archimèdel’étaitlorsqu’ilfuttuéparunsoldatdeMarcellus.Aussinebougea-t-ilpasmêmeaubruitquefitlaporteducachotens’ouvrant,etnesembla-t-ilseréveillerquelorsquelalumièredestorcheséclaira d’un éclat inaccoutumé le sol humide sur lequel il travaillait.Alors il se retourna et vit avecétonnementlanombreusecompagniequivenaitdedescendredanssoncachot.Aussitôt, il se levavivement, prit une couverture jetée sur lepiedde son litmisérable, et sedrapa

précipitammentpourparaîtredansunétatplusdécentauxyeuxdesétrangers.«Quedemandez-vous?ditl’inspecteursansvariersaformule.–Moi,monsieur!ditl’abbéd’unairétonné;jenedemanderien.–Vousnecomprenezpas,repritl’inspecteur:jesuisagentdugouvernement,j’aimissiondedescendre

danslesprisonsetd’écouterlesréclamationsdesprisonniers.–Oh ! alors,monsieur, c’est autre chose, s’écriavivement l’abbé, et j’espèrequenous allonsnous

entendre.–Voyez,dittoutbaslegouverneur,celanecommence-t-ilpascommejevousl’avaisannoncé?–Monsieur, continua leprisonnier, je suis l’abbéFaria, né àRome, j’ai étévingt ans secrétairedu

cardinalRospigliosi ; j’aiétéarrêté, jenesais troppourquoi,vers lecommencementde l’année1811,depuiscemoment,jeréclamemalibertédesautoritésitaliennesetfrançaises.–Pourquoiprèsdesautoritésfrançaises?demandalegouverneur.–Parcequej’aiétéarrêtéàPiombinoetquejeprésumeque,commeMilanetFlorence,Piombinoest

devenulechef-lieudequelquedépartementfrançais.»L’inspecteuretlegouverneurseregardèrentenriant.«Diable,moncher,ditl’inspecteur,vosnouvellesdel’Italienesontpasfraîches.–Ellesdatentdujouroùj’aiétéarrêté,monsieur,ditl’abbéFaria;etcommeSaMajestél’Empereur

avaitcréélaroyautédeRomepourlefilsquelecielvenaitdeluienvoyer,jeprésumeque,poursuivantlecoursdesesconquêtes,ilaaccomplilerêvedeMachiaveletdeCésarBorgia,quiétaitdefairedetoutel’Italieunseuletuniqueroyaume.– Monsieur, dit l’inspecteur, la Providence a heureusement apporté quelque changement à ce plan

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gigantesquedontvousmeparaissezassezchaudpartisan.–C’estleseulmoyendefairedel’ItalieunÉtatfort,indépendantetheureux,réponditl’abbé.–Celaestpossible,réponditl’inspecteur,maisjenesuispasvenuicipourfaireavecvousuncoursde

politique ultramontaine, mais pour vous demander ce que j’ai déjà fait, si vous avez quelquesréclamationsàfairesurlamanièredontvousêtesnourrietlogé.–Lanourritureestcequ’elleestdanstouteslesprisons,réponditl’abbé,c’est-à-direfortmauvaise;

quant au logement, vous le voyez, il est humide etmalsain,mais néanmoins assez convenable pour uncachot.Maintenant,cen’estpasdecelaqu’ils’agitmaisbienderévélationsdelaplushauteimportanceetduplushautintérêtquej’aiàfaireaugouvernement.–Nousyvoici,dittoutbaslegouverneuràl’inspecteur.–Voilàpourquoijesuissiheureuxdevousvoir,continual’abbé,quoiquevousm’ayezdérangédansun

calcul fort important, et qui, s’il réussit, changera peut-être le système de Newton. Pouvez-vousm’accorderlafaveurd’unentretienparticulier?–Hein!quedisais-je!fitlegouverneuràl’inspecteur.–Vousconnaissezvotrepersonne»,réponditcederniersouriant.Puis,seretournantversFaria:«Monsieur,dit-il,cequevousmedemandezestimpossible.– Cependant, monsieur, reprit l’abbé, s’il s’agissait de faire gagner au gouvernement une somme

énorme,unesommedecinqmillions,parexemple?–Ma foi,dit l’inspecteuren se retournantà son tourvers legouverneur,vousaviezprédit jusqu’au

chiffre.–Voyons,repritl’abbé,s’apercevantquel’inspecteurfaisaitunmouvementpourseretirer,iln’estpas

nécessairequenoussoyonsabsolumentseuls;M.legouverneurpourraassisterànotreentretien.–Monchermonsieur,dit legouverneur,malheureusementnous savonsd’avanceetparcœurceque

vousdirez.Ils’agitdevostrésors,n’est-cepas?»Faria regarda cet homme railleur avecdes yeuxoùunobservateur désintéressé eût vu, certes, luire

l’éclairdelaraisonetdelavérité.«Sansdoute,dit-il;dequoivoulez-vousquejeparle,sinondecela?–Monsieur l’inspecteur, continua le gouverneur, je puis vous raconter cette histoire aussi bien que

l’abbé,carilyaquatreoucinqansquej’enailesoreillesrebattues.–Celaprouve,monsieurlegouverneur,ditl’abbé,quevousêtescommecesgensdontparlel’Écriture,

quiontdesyeuxetquinevoientpas,quiontdesoreillesetquin’entendentpas.–Mon chermonsieur, dit l’inspecteur, le gouvernement est riche et n’a,Dieumerci, pas besoin de

votreargent;gardez-ledoncpourlejouroùvoussortirezdeprison»L’œildel’abbésedilata;ilsaisitlamaindel’inspecteur.«Maissijen’ensorspasdeprison,dit-il,si,contretoutejustice,onmeretientdanscecachot,sij’y

meurssansavoirléguémonsecretàpersonne,cetrésorseradoncperdu!Nevaut-ilpasmieuxquelegouvernement en profite, etmoi aussi ? J’irai jusqu’à sixmillions,monsieur ; oui, j’abandonnerai sixmillions,etjemecontenteraidurestesil’onveutmerendrelaliberté.–Surmaparole,ditl’inspecteuràdemi-voix,sil’onnesavaitquecethommeestfou,ilparleavecun

accentsiconvaincuqu’oncroiraitqu’ilditlavérité.– Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la vérité, reprit Faria qui, avec cette finesse d’ouïe

particulièreauxprisonniers,n’avaitpasperduuneseuledesparolesde l’inspecteur.Ce trésordont jevous parle existe bien réellement, et j’offre de signer un traité avec vous, en vertu duquel vous meconduirezàl’endroitdésignéparmoi;onfouilleralaterresousnosyeux,etsijemens,sil’onnetrouverien, si je suisun fou,commevous ledites, ehbien !vousme ramènerezdanscemêmecachot,où jeresteraiéternellement,etoùjemourraisansplusriendemanderniàvousniàpersonne.»Legouverneursemitàrire.

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«Est-cebienloinvotretrésor?demanda-t-il.–Àcentlieuesd’iciàpeuprès,ditFaria.–La chose n’est pasmal imaginée, dit le gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient s’amuser à

promener leurs gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consentaient à faire une pareillepromenade,ce seraituneexcellentechanceque lesprisonniers seménageraientdeprendre laclefdeschamps dès qu’ils en trouveraient l’occasion, et pendant un pareil voyage l’occasion se présenteraitcertainement.–C’estunmoyenconnu,ditl’inspecteur,etmonsieurn’apasmêmeleméritedel’invention.Puis,se

retournantversl’abbé.«Jevousaidemandésivousétiezbiennourri?dit-il.–Monsieur, réponditFaria, jurez-moi sur leChrist demedélivrer si jevous aidit vrai, et jevous

indiquerail’endroitoùletrésorestenfoui.–Êtes-vousbiennourri?répétal’inspecteur.–Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce n’est pas pourmeménager une

chancepourmesauver,puisquejeresteraienprisontandisqu’onferalevoyage.–Vousnerépondezpasàmaquestion,repritavecimpatiencel’inspecteur.–Nivousàmademande!s’écrial’abbé.Soyezdoncmauditcommelesautresinsensésquin’ontpas

voulume croire !Vousne voulezpas demonor, je le garderai ; vousme refusez la liberté,Dieumel’enverra.Allez,jen’aiplusrienàdire.»Etl’abbé,rejetantsacouverture,ramassasonmorceaudeplâtre,etallas’asseoirdenouveauaumilieu

desoncercle,oùilcontinuaseslignesetsescalculs.«Quefait-illà?ditl’inspecteurseretirant.– Il compte ses trésors », reprit le gouverneur. Faria répondit à ce sarcasme par un coup d’œil

empreintduplussuprêmemépris.Ilssortirent.Legeôlierfermalaportederrièreeux.«Ilaura,eneffet,possédéquelquestrésors,ditl’inspecteurenremontantl’escalier.–Ouilaurarêvéqu’illespossédait,réponditlegouverneur,etlelendemainilseseraréveilléfou.–Eneffet,ditl’inspecteuraveclanaïvetédelacorruption;s’ileûtétéréellementriche,ilneserait

pasenprison.»Ainsi finit l’aventure pour l’abbé Faria. Il demeura prisonnier, et, à la suite de cette visite, sa

réputationdefouréjouissants’augmentaencore.Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors, ces désireurs de l’impossible, eussent prêté

l’oreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l’air qu’il désirait, l’espace qu’ilestimaitàunsihautprix,etlalibertéqu’iloffraitdepayersicher.Maislesroisdenosjours,maintenusdanslalimiteduprobable,n’ontplusl’audacedelavolonté;ilscraignentl’oreillequiécoutelesordresqu’ilsdonnent,l’œilquiscruteleursactions;ilsnesententpluslasupérioritédeleuressencedivine;ilssontdeshommescouronnés,voilàtout.Jadis,ilssecroyaient,oudumoinssedisaientfilsdeJupiter,etretenaientquelquechosedesfaçonsdudieuleurpère:onnecontrôlepasfacilementcequisepasseau-delàdesnuages;aujourd’hui,lesroisselaissentaisémentrejoindre.Or,commeilatoujoursrépugnéaugouvernementdespotiquedemontreraugrandjourleseffetsdelaprisonetdelatorture;commeilyapeu d’exemples qu’une victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses os broyés et ses plaiessaignantes,demêmelafolie,cetulcèrenédanslafangedescachotsàlasuitedestorturesmorales,secachepresquetoujoursavecsoindanslelieuoùelleestnée,ou,sielleensort,ellevas’ensevelirdansquelquehôpitalsombre,oùlesmédecinsnereconnaissentnil’hommenilapenséedansledébrisinformequeleurtransmetlegeôlierfatigué.L’abbéFaria,devenufouenprison,étaitcondamné,parsafoliemême,àuneprisonperpétuelle.Quant à Dantès, l’inspecteur lui tint parole. En remontant chez le gouverneur, il se fit présenter le

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registred’écrou.Lanoteconcernantleprisonnierétaitainsiconçue:EdmondDantès:Bonapartisteenragé:aprisunepartactiveauretourdel’îled’Elbe.Àtenirauplusgrandsecretetsouslaplusstrictesurveillance.Cettenoteétaitd’uneautreécritureetd’uneencredifférenteque leresteduregistrecequiprouvait

qu’elleavaitétéajoutéedepuisl’incarcérationdeDantès.L’accusationétaittroppositivepouressayerdelacombattre.L’inspecteurécrivitdoncau-dessousde

l’accolade:«Rienàfaire.»Cettevisiteavait,pourainsidire,ravivéDantèsdepuisqu’ilétaitentréenprison, ilavaitoubliéde

compter les jours,mais l’inspecteur luiavaitdonnéunenouvelledateetDantèsnel’avaitpasoubliée.Derrièrelui,ilécrivitsurlemur,avecunmorceaudeplâtredétachédesonplafond,30juillet1816,et,àpartirdecemoment,ilfituncranchaquejourpourquelamesuredutempsneluiéchappâtplus.Lesjourss’écoulèrent,puislessemaines,puislesmois:Dantèsattendaittoujours,ilavaitcommencé

parfixeràsalibertéuntermedequinzejours.Enmettantàsuivresonaffairelamoitiédel’intérêtqu’ilavaitparuéprouver, l’inspecteurdevaitavoirassezdequinzejours.Cesquinzejoursécoulés, ilseditqu’ilétaitabsurdeàluidecroirequel’inspecteurseseraitoccupédeluiavantsonretouràParis;or,sonretouràParisnepouvaitavoirlieuquelorsquesatournéeseraitfinie,etsatournéepouvaitdurerunmoisou deux ; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours. Les trois mois écoulés, un autreraisonnementvintàsonaide,quifitqu’ils’accordasixmois,maiscessixmoisécoulés,enmettantlesjoursauboutlesunsdesautres,ilsetrouvaitqu’ilavaitattendudixmoisetdemi.Pendantcesdixmois,rien n’avait été changé au régime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue ; legeôlierinterrogéétaitmuet,commed’habitude.Dantèscommençaàdouterdesessens,àcroirequecequ’ilprenaitpourunsouvenirdesamémoiren’étaitrienautrechosequ’unehallucinationdesoncerveau,etquecetangeconsolateurquiétaitapparudanssaprisonyétaitdescendusurl’ailed’unrêve.Auboutd’unan,legouverneurfutchangé,ilavaitobtenuladirectiondufortdeHam;ilemmenaavec

luiplusieursdesessubordonnéset,entreautres,legeôlierdeDantès.Unnouveaugouverneurarriva;ileûtété troplongpour luid’apprendrelesnomsdesesprisonniers, ilsefit représenterseulement leursnuméros.Cethorriblehôtelgarnisecomposaitdecinquantechambres;leurshabitantsfurentappelésdunumérodelachambrequ’ilsoccupaient,etlemalheureuxjeunehommecessades’appelerdesonprénomd’EdmondoudesonnomdeDantès,ils’appelalen34

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XV–Lenuméro34etlenuméro27.

Dantèspassatouslesdegrésdumalheurquesubissentlesprisonniersoubliésdansuneprison.Ilcommençaparl’orgueil,quiestunesuitedel’espoiretuneconsciencedel’innocence;puisilen

vint à douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idées du gouverneur sur l’aliénationmentale;enfiniltombaduhautdesonorgueil,ilpria,nonpasencoreDieu,maisleshommes;Dieuestledernier recours.Lemalheureux,quidevraitcommencerpar leSeigneur,n’enarriveàespéreren luiqu’aprèsavoirépuisétouteslesautresespérances.Dantèspriadoncqu’onvoulûtbienletirerdesoncachotpourlemettredansunautre,fût-ilplusnoiret

plusprofond.Unchangement,mêmedésavantageux,étaittoujoursunchangement,etprocureraitàDantèsune distraction de quelques jours. Il pria qu’on lui accordât la promenade, l’air, des livres, desinstruments.Riendetoutcelaneluifutaccordé;maisn’importe,ildemandaittoujours.Ils’étaithabituéà parler à son nouveau geôlier, quoiqu’il fût encore, s’il était possible, plusmuet que l’ancien ;maisparleràunhomme,mêmeàunmuet, était encoreunplaisir.Dantèsparlaitpourentendre le sonde saproprevoix:ilavaitessayédeparlerlorsqu’ilétaitseul,maisalorsilsefaisaitpeur.Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait un épouvantail de ces chambrées de

prisonniers,composéesdevagabonds,debanditsetd’assassins,dontlajoieignoblemetencommundesorgies inintelligiblesetdesamitiéseffrayantes. Ilenvintàsouhaiterd’être jetédansquelqu’undecesbouges,afindevoird’autresvisagesqueceluidecegeôlier impassiblequinevoulaitpointparler ; ilregrettaitlebagneavecsoncostumeinfamant,sachaîneaupied,saflétrissuresurl’épaule.Aumoins,lesgalériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient l’air, ils voyaient le ciel ; lesgalériensétaientbienheureux.Ilsuppliaunjourlegeôlierdedemanderpourluiuncompagnon,quelqu’ilfût,cecompagnondût-il

être cet abbé fou dont il avait entendu parler. Sous l’écorce du geôlier, si rude qu’elle soit, il restetoujoursunpeudel’homme.Celui-ciavaitsouvent,dufondducœur,etquoiquesonvisagen’eneûtriendit,plaintcemalheureuxjeunehomme,àquilacaptivitéétaitsidure;iltransmitlademandedunuméro34augouverneur ;maiscelui-ci,prudentcommes’ileûtétéunhommepolitique,se figuraqueDantèsvoulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’aider d’un ami dans quelque tentatived’évasion,etilrefusa.Dantèsavaitépuisélecercledesressourceshumaines.Commenousavonsditqueceladevaitarriver,

ilsetournaalorsversDieu.Touteslesidéespieuseséparsesdanslemonde,etqueglanentlesmalheureuxcourbésparladestinée,

vinrentalorsrafraîchirsonesprit;ilserappelalesprièresqueluiavaitapprisessamère,etleurtrouvaunsens jadis ignoréde lui ;car,pour l’hommeheureux, laprièredemeureunassemblagemonotoneetvidedesens,jusqu’aujouroùladouleurvientexpliqueràl’infortunécelangagesublimeàl’aideduquelilparleàDieu.Il pria donc, nonpas avec ferveur,mais avec rage.Enpriant tout haut, il ne s’effrayait plusde ses

paroles ; alors il tombait dans des espèces d’extases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot qu’ilprononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait à la volonté de ce Dieupuissant,s’enfaisaitdesleçons,seproposaitdestâchesàaccomplir,et,àlafindechaqueprière,glissaitlevœuintéresséqueleshommestrouventbienplussouventmoyend’adresserauxhommesqu’àDieu:Etpardonnez-nousnosoffenses,commenouslespardonnonsàceuxquinousontoffensés.Malgrésesprièresferventes,Dantèsdemeuraprisonnier.Alorssonespritdevintsombre,unnuages’épaissitdevantsesyeux.Dantèsétaitunhommesimpleet

sans éducation ; lepassé était restépour lui couvertde cevoile sombreque soulève la science. Il nepouvait, dans la solitude de son cachot et dans le désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus,

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ramenerlespeupleséteints,rebâtirlesvillesantiques,quel’imaginationgranditetpoétise,etquipassentdevantlesyeux,gigantesquesetéclairéesparlefeuduciel,commelestableauxbabyloniensdeMartinn;luin’avaitquesonpassésicourt,sonprésentsisombresonavenirsidouteux:dix-neufansdelumièreàméditer peut-être dans une éternelle nuit !Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide : sonesprit énergique,etquin’eûtpasmieuxaiméquedeprendre sonvolà travers lesâges, était forcéderesterprisonniercommeunaigledansunecage.Ilsecramponnaitalorsàuneidée,àcelledesonbonheurdétruit sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s’acharnait sur cette idée, la tournant, laretournantsurtouteslesfaces,etladévorantpourainsidireàbellesdents,commedansl’enferdeDantel’impitoyableUgolin dévore le crâne de l’archevêqueRoger.Dantès n’avait eu qu’une foi passagère,baséesurlapuissance;illaperditcommed’autreslaperdentaprèslesuccès.Seulement,iln’avaitpasprofité.La rage succéda à l’ascétisme. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d’horreur le

geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s’en prenait avec fureur à tout ce quil’entourait,etsurtoutàlui-même,delamoindrecontrariétéqueluifaisaitéprouverungraindesable,unfétu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre dénonciatrice qu’il avait vue, que lui avait montréeVillefort, qu’il avait touchée, lui revenait à l’esprit, chaque ligne flamboyait sur lamuraille comme leMane,Thecel,PharèsdeBalthazar.Ilsedisaitquec’étaitlahainedeshommesetnonlavengeancedeDieuquil’avaitplongédansl’abîmeoùilétait;ilvouaitceshommesinconnusàtouslessupplicesdontsonardenteimaginationluifournissaitl’idée,etiltrouvaitencorequelesplusterriblesétaienttropdouxetsurtouttropcourtspoureux;caraprèslesupplicevenaitlamort;etdanslamortétait,sinonlerepos,dumoinsl’insensibilitéquiluiressemble.Àforcedesedireàlui-même,àproposdesesennemis,quelecalmeétaitlamort,etqu’àceluiqui

veutpunircruellementilfautd’autresmoyensquelamort,iltombadansl’immobilitémornedesidéesdesuicide ;malheuràceluiqui, sur lapentedumalheur, s’arrêteàcessombres idées !C’estunedecesmersmortesquis’étendentcommel’azurdesflotspurs,maisdanslesquelles lenageursentdeplusenpluss’engluersespiedsdansunevasebitumineusequil’attireàelle,l’aspire,l’engloutit.Unefoisprisainsi,silesecoursdivinnevientpointàsonaide,toutestfini,etchaqueeffortqu’iltentel’enfonceplusavantdanslamort.Cependant cet état d’agonie morale est moins terrible que la souffrance qui l’a précédé et que le

châtimentquilesuivrapeut-être;c’estuneespècedeconsolationvertigineusequivousmontrelegouffrebéant,maisaufonddugouffrelenéant.Arrivélà,Edmondtrouvaquelqueconsolationdanscetteidée;toutessesdouleurs,toutessessouffrances,cecortègedespectresqu’ellestramaientàleursuite,parurents’envolerdececoindesaprisonoùl’angedelamortpouvaitposersonpiedsilencieux.Dantèsregardaaveccalmesaviepassée,avecterreursaviefuture,etchoisitcepointmilieuquiluiparaissaitêtreunlieud’asile.«Quelquefois,sedisait-ilalors,dansmescourseslointaines,quandj’étaisencoreunhomme,etquand

cethomme,libreetpuissant,jetaitàd’autreshommesdescommandementsquiétaientexécutés,j’aivuleciel se couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un coin du ciel, et comme un aiglegigantesquebattre les deuxhorizonsde sesdeux ailes ; alors je sentais quemonvaisseaun’était plusqu’un refuge impuissant, carmon vaisseau, léger comme une plume à lamain d’un géant, tremblait etfrissonnaitlui-même.Bientôt,aubruiteffroyabledeslames,l’aspectdesrocherstranchantsm’annonçaitlamort,etlamortm’épouvantait;jefaisaistousmeseffortspouryéchapper,etjeréunissaistouteslesforcesde l’hommeet toute l’intelligencedumarinpour lutter avecDieu !…C’est que j’étais heureuxalors, c’est que revenir à la vie, c’était revenir au bonheur ; c’est que cette mort, je ne l’avais pasappelée,jenel’avaispaschoisie;c’estquelesommeilenfinmeparaissaitdursurcelitd’alguesetdecailloux ; c’estque jem’indignais,moiquimecroyaisunecréature faiteà l’imagedeDieude servir,aprèsmamort,depâtureauxgoélandsetauxvautours.Maisaujourd’huic’estautrechose:j’aiperdutout

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cequipouvaitmefaireaimerlavie,aujourd’huilamortmesouritcommeunenourriceàl’enfantqu’ellevabercer ;mais aujourd’hui jemeurs àmaguise, et jem’endors las et brisé, comme jem’endormaisaprèsundecessoirsdedésespoiretderagependantlesquelsj’avaiscomptétroismilletoursdansmachambre,c’est-à-diretrentemillepas,c’est-à-direàpeuprèsdixlieues.»Dèsquecettepenséeeutgermédans l’espritdu jeunehomme, ildevintplusdoux,plus souriant ; il

s’arrangeamieuxdesonlitduretdesonpainnoir,mangeamoins,nedormitplus,ettrouvaàpeuprèssupportable ce reste d’existence qu’il était sûr de laisser là quand il voudrait, comme on laisse unvêtementusé.Ilyavaitdeuxmoyensdemourir:l’unétaitsimple,ils’agissaitd’attachersonmouchoiràunbarreau

delafenêtreetdesependre;l’autreconsistaitàfairesemblantdemangeretàselaissermourirdefaim.Lepremier répugnafortàDantès. Ilavaitétéélevédans l’horreurdespirates,gensque l’onpendauxverguesdesbâtiments;lapendaisonétaitdoncpourluiuneespècedesuppliceinfamantqu’ilnevoulaitpass’appliqueràlui-même;iladoptadoncledeuxième,etencommençal’exécutionlejourmême.Prèsdequatreannéess’étaientécouléesdanslesalternativesquenousavonsracontées.Àlafindela

deuxième,Dantèsavaitcessédecompter les joursetétait retombédanscette ignorancedu tempsdontautrefoisl’avaittirél’inspecteur.Dantèsavaitdit:«Jeveuxmourir»ets’étaitchoisisongenredemort;alorsill’avaitbienenvisagé,

etdepeurde revenir sur sadécision, il s’était fait serment à lui-mêmedemourir ainsi.Quandonmeserviramonrepasdumatinetmonrepasdusoir,avait-ilpensé,jejetterailesalimentsparlafenêtreetj’aurail’airdelesavoirmangés.Illefitcommeils’étaitpromisdelefaire.Deuxfoislejour,parlapetiteouverturegrilléequinelui

laissaitapercevoirqueleciel,iljetaitsesvivres,d’abordgaiement,puisavecréflexion,puisavecregret;illuifallutlesouvenirdusermentqu’ils’étaitfaitpouravoirlaforcedepoursuivreceterribledessein.Cesaliments,quiluirépugnaientautrefois,lafaim,auxdentsaiguës,lesluifaisaitparaîtreappétissantsàl’œiletexquisàl’odorat;quelquefois,iltenaitpendantuneheureàsamainleplatquilecontenait,l’œilfixésurcemorceaudeviandepourrieousurcepoissoninfect,etsurcepainnoiretmoisi.C’étaientlesderniersinstinctsdelaviequiluttaientencoreenluietquidetempsentempsterrassaientsarésolution.Alorssoncachotneluiparaissaitplusaussisombre,sonétatluisemblaitmoinsdésespéré;ilétaitjeuneencore;ildevaitavoirvingt-cinqouvingt-sixans,illuirestaitcinquanteansàvivreàpeuprès,c’est-à-diredeuxfoiscequ’ilavaitvécu.Pendantcelapsdetempsimmense,qued’événementspouvaientforcerlesportes,renverserlesmuraillesduchâteaud’Ifetlerendreàlaliberté!Alors,ilapprochaitsesdentsdu repas que, Tantale volontaire, il éloignait lui-même de sa bouche ;mais alors le souvenir de sonserment lui revenait à l’esprit, et cettegénéreusenatureavait troppeurde semépriser soi-mêmepourmanqueràsonserment.Ilusadonc,rigoureuxetimpitoyable,lepeud’existencequiluirestait,etunjourvintoùiln’eutpluslaforcedeseleverpourjeterparlalucarnelesouperqu’onluiapportait.Lelendemainilnevoyaitplus,ilentendaitàpeine.Legeôliercroyaitàunemaladiegrave;Edmond

espéraitdansunemortprochaine.Lajournées’écoulaainsi:Edmondsentaitunvagueengourdissement,quinemanquaitpasd’uncertain

bien-être,legagner.Lestiraillementsnerveuxdesonestomacs’étaientassoupis;lesardeursdesasoifs’étaientcalmées;lorsqu’ilfermaitlesyeux,ilvoyaitunefouledelueursbrillantespareillesàcesfeuxfolletsquicourentlanuitsurlesterrainsfangeux:c’étaitlecrépusculedecepaysinconnuqu’onappellelamort.Toutàcouplesoir,versneufheuresilentenditunbruitsourdàlaparoidumurcontrelequelilétaitcouché.Tantd’animauximmondesétaientvenusfaireleurbruitdanscetteprisonque,peuàpeu,Edmondavait

habituésonsommeilànepassetroublerdesipeudechose;maiscettefois,soitquesessensfussentexaltésparl’abstinence,soitqueréellementlebruitfûtplusfortquedecoutume,soitquedanscemomentsuprêmetoutacquîtdel’importance,Edmondsoulevasatêtepourmieuxentendre.

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C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une griffe énorme, soit une dent puissante, soitenfinlapressiond’uninstrumentquelconquesurdespierres.Bienqu’affaibli, lecerveaudujeunehommefutfrappéparcetteidéebanaleconstammentprésenteà

l’espritdesprisonniers:laliberté.Cebruitarrivaitsijusteaumomentoùtoutbruitallaitcesserpourlui,qu’il lui semblait queDieu semontrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit pourl’avertirdes’arrêteraubordde la tombeoùchancelaitdéjàsonpied.Quipouvaitsavoirsiundesesamis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée, nes’occupaitpasdeluiencemomentetnecherchaitpasàrapprocherladistancequilesséparait?Maisnon,sansdouteEdmondsetrompait,etc’étaitundecesrêvesquiflottentàlaportedelamort.Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois heures à peu près, puis Edmond

entenditunesortedecroulement,aprèsquoilebruitcessa.Quelquesheuresaprès,ilrepritplusfortetplusrapproché.DéjàEdmonds’intéressaitàcetravailqui

luifaisaitsociété;toutàcouplegeôlierentra.Depuishuitjoursàpeuprèsqu’ilavaitrésoludemourir,quatrejoursqu’ilavaitcommencédemettre

ceprojetàexécution,Edmondn’avaitpointadressélaparoleàcethomme,neluirépondantpasquandilluiavaitparlépourluidemanderdequellemaladieilcroyaitêtreatteint,etseretournantducôtédumurquandilenétaitregardétropattentivement.Maisaujourd’hui,legeôlierpouvaitentendrecebruissementsourd,s’enalarmer,ymettrefin,etdérangerainsipeut-êtrecejenesaisquoid’espérance,dontl’idéeseulecharmaitlesderniersmomentsdeDantès.Legeôlierapportaitàdéjeuner.Dantèssesoulevasurson lit,et,enflantsavoix,semitàparlersur tous lessujetspossibles,sur la

mauvaisequalitédesvivresqu’ilapportait, sur le froiddontonsouffraitdanscecachot,murmurantetgrondantpouravoirledroitdecrierplusfort,etlassantlapatiencedugeôlier,quijustementcejour-làavaitsollicitépourleprisonniermaladeunbouillonetdupainfrais,etquiluiapportaitcebouillonetcepain.Heureusement,ilcrutqueDantèsavaitledélire;ilposalesvivressurlamauvaisetableboiteusesur

laquelleilavaitl’habitudedelesposer,etseretira.Librealors,Edmondseremitàécouteravecjoie.Lebruitdevenaitsidistinctque,maintenant,lejeunehommel’entendaitsansefforts.« Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit continue, malgré le jour, c’est quelque

malheureuxprisonnier commemoi qui travaille à sa délivrance.Oh ! si j’étais près de lui, comme jel’aiderais!»Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur cette aurore d’espérance dans ce cerveau habitué au

malheuretquinepouvaitsereprendrequedifficilementauxjoieshumaines ;cette idéesurgitaussitôt,quecebruitavaitpourcauseletravaildequelquesouvriersquelegouverneuremployaitauxréparationsd’unechambrevoisine.Il était facile de s’en assurer ; mais comment risquer une question ? Certes, il était tout simple

d’attendrel’arrivéedugeôlier,deluifaireécoutercebruit,etdevoirlaminequ’ilferaitenl’écoutant;mais se donner une pareille satisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux pour unesatisfaction bien courte ? Malheureusement, la tête d’Edmond, cloche vide, était assourdie par lebourdonnementd’une idée ; ilétait si faiblequesonesprit flottaitcommeunevapeur,etnepouvaitsecondenser autour d’une pensée. Edmond ne vit qu’unmoyen de rendre la netteté à sa réflexion et laluciditéàsonjugement;iltournalesyeuxverslebouillonfumantencorequelegeôliervenaitdedéposersurlatable,seleva,allaenchancelantjusqu’àlui,pritlatasse,laportaàseslèvres,etavalalebreuvagequ’ellecontenaitavecuneindiciblesensationdebien-être.Alors il eut lecouraged’en rester là : il avait entendudirequedemalheureuxnaufragés recueillis,

exténués par la faim, étaientmorts pour avoir gloutonnement dévoré une nourriture trop substantielle.

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Edmondposasur la table lepainqu’il tenaitdéjàpresqueàportéedesabouche,etallaserecoucher.Edmondnevoulaitplusmourir.Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque

insaisissables,reprenaientleurplacedanscetéchiquiermerveilleux,oùunecasedepluspeut-êtresuffitpour établir la supériorité de l’homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pensée avec leraisonnement.Alorsilsedit:«Ilfauttenterl’épreuve,maissanscompromettrepersonne.Siletravailleurestunouvrierordinaire,

jen’aiqu’àfrappercontremonmur,aussitôtilcesserasabesognepourtâcherdedevinerquelestceluiqui frappe et dans quel but il frappe.Mais comme son travail sera non seulement licite,mais encorecommandé, il reprendra bientôt son travail. Si au contraire c’est un prisonnier, le bruit que je ferail’effrayera;ilcraindrad’êtredécouvert;ilcesserasontravailetnelereprendraquecesoir,quandilcroiratoutlemondecouchéetendormi.»Aussitôt,Edmondselevadenouveau.Cettefois,sesjambesnevacillaientplusetsesyeuxétaientsans

éblouissements. Il alla vers un angle de sa prison, détacha une pierreminée par l’humidité, et revintfrapperlemuràl’endroitmêmeoùleretentissementétaitleplussensible.Ilfrappatroiscoups.Dèslepremier,lebruitavaitcessé,commeparenchantement.Edmondécoutadetoutesonâme.Uneheures’écoula,deuxheuress’écoulèrent,aucunbruitnouveaune

sefitentendre;Edmondavaitfaitnaîtredel’autrecôtédelamurailleunsilenceabsolu.Plein d’espoir, Edmondmangea quelques bouchées de son pain, avala quelques gorgées d’eau, et,

grâceàlaconstitutionpuissantedontlanaturel’avaitdoué,seretrouvaàpeuprèscommeauparavant.Lajournées’écoula,lesilenceduraittoujours.Lanuitvintsansquelebruiteûtrecommencé.«C’estunprisonnier»,seditEdmondavecuneindiciblejoie.Dèslorssatêtes’embrasa,lavieluirevintviolenteàforced’êtreactive.Lanuitsepassasansquelemoindrebruitsefîtentendre.Edmondnefermapaslesyeuxdecettenuit.Lejourrevint;legeôlierrentraapportantlesprovisions.Edmondavaitdéjàdévorélesanciennes;il

dévora les nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui ne revenait pas, tremblant qu’il eût cessé pourtoujours,faisantdixoudouzelieuesdanssoncachot,ébranlantpendantdesheuresentièreslesbarreauxdeferdesonsoupirail,rendantl’élasticitéetlavigueuràsesmembresparunexercicedésapprisdepuislongtemps,sedisposantenfinàreprendrecorpsàcorpssadestinéeàvenir,commefait,enétendantsesbras,etenfrottantsoncorpsd’huile, le lutteurquivaentrerdans l’arène.Puis,dans les intervallesdecette activité fiévreuse il écoutait si le bruit ne revenait pas, s’impatientant de la prudence de ceprisonnierquinedevinaitpointqu’ilavaitétédistraitdanssonœuvredelibertéparunautreprisonnier,quiavaitaumoinsaussigrandehâted’êtrelibrequelui.Troisjourss’écoulèrent,soixante-douzemortellesheurescomptéesminuteparminute!Enfinunsoir,commelegeôliervenaitdefairesadernièrevisite,commepourlacentièmefoisDantès

collaitsonoreilleàlamuraille,illuisemblaqu’unébranlementimperceptiblerépondaitsourdementdanssatête,miseenrapportaveclespierressilencieuses.Dantèssereculapourbienrasseoirsoncerveauébranlé,fitquelquestoursdanslachambre,etreplaça

sonoreilleaumêmeendroit.Iln’yavaitplusdedoute, il se faisaitquelquechosede l’autrecôté ; leprisonnieravait reconnu le

dangerdesamanœuvreetenavaitadoptéquelqueautre,et,sansdoutepourcontinuersonœuvreavecplusdesécurité,ilavaitsubstituélelevierauciseau.Enhardiparcettedécouverte,Edmondrésolutdevenirenaideàl’infatigabletravailleur.Ilcommença

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pardéplacersonlit,derrièrelequelilluisemblaitquel’œuvrededélivrances’accomplissait,etcherchadesyeuxunobjet avec lequel ilpût entamer lamuraille, faire tomber le cimenthumide,descellerunepierreenfin.Rien ne se présenta à sa vue. Il n’avait ni couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux

seulement,etils’étaitassurésisouventquesesbarreauxétaientbienscellés,quecen’étaitplusmêmelapeined’essayeràlesébranler.Pourtoutameublement,unlit,unechaise,unetable,unseau,unecruche.Àcelitilyavaitbiendestenonsdefer,maiscestenonsétaientscellésauboispardesvis.Ileûtfallu

untournevispourtirercesvisetarrachercestenons.À la table et à la chaise, rien ; au seau, il y avait eu autrefois une anse,mais cette anse avait été

enlevée.Iln’yavaitplus,pourDantès,qu’uneressource,c’étaitdebrisersacrucheet,avecundesmorceauxde

grèstaillésenangle,desemettreàlabesogne.Illaissatomberlacruchesurunpavé,etlacruchevolaenéclats.Dantèschoisitdeuxoutroiséclatsaigus,lescachadanssapaillasse,etlaissalesautreséparssurla

terre.Larupturedesacrucheétaitunaccidenttropnaturelpourquel’ons’eninquiétât.Edmondavaittoutelanuitpourtravailler;maisdansl’obscurité,labesogneallaitmal,carilluifallait

travailler à tâtons, et il sentit bientôt qu’il émoussait l’instrument informe contre un grès plus dur. Ilrepoussadoncsonlitetattenditlejour.Avecl’espoir,lapatienceluiétaitrevenue.Toutelanuitilécoutaetentenditlemineurinconnuquicontinuaitsonœuvresouterraine.Lejourvint,legeôlierentra.Dantèsluiditqu’enbuvantlaveilleàmêmelacruche,elleavaitéchappé

à samain et s’était brisée en tombant.Legeôlier alla engrommelant chercher une crucheneuve, sansmêmeprendrelapeined’emporterlesmorceauxdelavieille.Ilrevintuninstantaprès,recommandaplusd’adresseauprisonnieretsortit.Dantèsécoutaavecunejoieindiciblelegrincementdelaserrurequi,chaquefoisqu’elleserefermait

jadis,luiserraitlecœur.Ilécoutas’éloignerlebruitdespas,puisquandcebruitsefutéteint,ilbonditverssacouchettequ’ildéplaça,et,àlalueurdufaiblerayondejourquipénétraitdanssoncachot,putvoirlabesogneinutilequ’ilavaitfaitelanuitprécédente,ens’adressantaucorpsdelapierreaulieudes’adresserauplâtrequientouraitsesextrémités.L’humiditéavaitrenduceplâtrefriable.Dantèsvitavecunbattementdecœurjoyeuxqueceplâtresedétachaitparfragments;cesfragments

étaient presque des atomes, c’est vrai ; mais au bout d’une demi-heure, cependant, Dantès en avaitdétachéunepoignéeàpeuprès.Unmathématicieneûtpucalculerqu’avecdeuxannéesàpeuprèsdecetravail, en supposantqu’onne rencontrâtpoint le roc,onpouvait secreuserunpassagededeuxpiedscarrésetdevingtpiedsdeprofondeur.Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employé à ce travail ces longues heures

successivementécoulées,toujourspluslentes,etqu’ilavaitperduesdansl’espérance,danslaprièreetdansledésespoir.Depuissixansàpeuprèsqu’ilétaitenfermédanscecachot,queltravail,silentqu’ilfût,n’eût-ilpas

achevé!Etcetteidéeluidonnaunenouvelleardeur.En trois jours, il parvint, avec des précautions inouïes, à enlever tout le ciment et àmettre à nu la

pierre:lamurailleétaitfaitedemoellonsaumilieudesquels,pourajouteràlasolidité,avaitprisplacede temps en temps, une pierre de taille. C’était une de ces pierres de taille qu’il avait presquedéchaussée,etqu’ils’agissaitmaintenantd’ébranlerdanssonalvéole.Dantèsessayaavecsesongles,maissesonglesétaientinsuffisantspourcela.Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles se brisaient lorsque Dantès voulait s’en

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servirenmanièredelevier.Aprèsuneheuredetentativesinutiles,Dantèssereleva,lasueuretl’angoissesurlefront.Allait-ildoncêtrearrêtéainsidèsledébut,etluifaudrait-ilattendre,inerteetinutile,quesonvoisin

quidesoncôtéselasseraitpeut-être,eûttoutfait!Alors une idée lui passa par l’esprit ; il demeuradebout et souriant ; son front humidede sueur se

séchatoutseul.LegeôlierapportaittouslesjourslasoupedeDantèsdansunecasseroledefer-blanc.Cettecasserole

contenaitsasoupeetcelled’unsecondprisonnier,carDantèsavaitremarquéquecettecasseroleétaitouentièrementpleine,ouàmoitiévide,selonqueleporte-clefscommençaitladistributiondesvivresparluiouparsoncompagnon.Cettecasseroleavaitunmanchedefer ;c’étaitcemanchedeferqu’ambitionnaitDantèsetqu’ileût

payé,sionlesluiavaitdemandéesenéchange,dedixannéesdesavie.Legeôlierversalecontenudecettecasseroledansl’assiettedeDantès.Aprèsavoirmangésasoupe

avecunecuillerdebois,Dantèslavaitcetteassiettequiservaitainsichaquejour.LesoirDantèsposasonassietteàterre,àmi-chemindelaporteàlatable;legeôlierenentrantmitle

piedsurl’assietteetlabrisaenmillemorceaux.Cettefois,iln’yavaitrienàdirecontreDantès:ilavaiteuletortdelaissersonassietteàterre,c’est

vrai,maislegeôlieravaiteuceluidenepasregarderàsespieds.Legeôliersecontentadoncdegrommeler.Puisilregardaautourdeluidansquoiilpouvaitverserlasoupe;lemobilierdeDantèssebornaità

cetteseuleassiette,iln’yavaitpasdechoix.«Laissezlacasserole,ditDantès,vouslareprendrezenm’apportantdemainmondéjeuner.»Ceconseilflattaitlaparessedugeôlier,quin’avaitpasbesoinainsideremonter,deredescendreetde

remonterencore.Illaissalacasserole.Dantèsfrémitdejoie.Cettefois,ilmangeavivementlasoupeetlaviandeque,selonl’habitudedesprisons,onmettaitavec

lasoupe.Puis,aprèsavoirattenduuneheure,pourêtrecertainque legeôliernese raviseraitpoint, ildérangeasonlit,pritsacasserole,introduisitleboutdumancheentrelapierredetailledénuéedesoncimentetlesmoellonsvoisins,etcommençadefairelelevier.UnelégèreoscillationprouvaàDantèsquelabesognevenaitàbien.Eneffet,auboutd’uneheure, lapierreétait tiréedumur,oùellefaisaituneexcavationdeplusd’un

piedetdemidediamètre.Dantèsramassaavecsointoutleplâtre, leportadanslesanglesdesaprison,grattalaterregrisâtre

avecundesfragmentsdesacrucheetrecouvritleplâtredeterre.Puis, voulant mettre à profit cette nuit où le hasard, ou plutôt la savante combinaison qu’il avait

imaginée,avaitremisentresesmainsuninstrumentsiprécieux,ilcontinuadecreuseravecacharnement.Àl’aubedujour,ilreplaçalapierredanssontrou,repoussasonlitcontrelamurailleetsecoucha.Ledéjeunerconsistaitenunmorceaudepain;legeôlierentraetposacemorceaudepainsurlatable.«Ehbien,vousnem’apportezpasuneautreassiette?demandaDantès.–Non,ditleporte-clefs;vousêtesunbrise-tout,vousavezdétruitvotrecruche,etvousêtescauseque

j’aicassévotreassiette;sitouslesprisonniersfaisaientautantdedégâts,legouvernementn’ypourraitpas tenir. On vous laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans ; de cette façon, vous necasserezpasvotreménage,peut-être.»Dantèslevalesyeuxaucieletjoignitsesmainssoussacouverture.Cemorceaudeferquiluirestait

faisait naître dans son cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui avaient jamaiscausé,danssaviepassée,lesplusgrandsbiensquiluiétaientsurvenus.

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Seulement, il avait remarqué que, depuis qu’il avait commencé à travailler, lui, le prisonnier netravaillaitplus.N’importe,cen’étaitpasuneraisonpourcessersatâche;sisonvoisinnevenaitpasàlui,c’étaitlui

quiiraitàsonvoisin.Toute la journée il travailla sans relâche ; le soir, il avait,grâceà sonnouvel instrument, tiréde la

murailleplusdedixpoignéesdedébrisdemoellons,deplâtreetdeciment.Lorsquel’heuredelavisitearriva,ilredressadesonmieuxlemanchetordudesacasseroleetremitle

récipient à sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et de viande, ouplutôtdesoupeetdepoisson,carcejour-làétaitunjourmaigre,ettroisfoisparsemaineonfaisaitfairemaigre aux prisonniers. Ç’eût été encore unmoyen de calculer le temps, si depuis longtemps Dantèsn’avaitpasabandonnécecalcul.Puis, lasoupeversée, leporte-clefsse retira.Cette fois,Dantèsvouluts’assurersi sonvoisinavait

bienréellementcessédetravailler.Ilécouta.Toutétaitsilencieuxcommependantcestroisjoursoùlestravauxavaientétéinterrompus.Dantèssoupira;ilétaitévidentquesonvoisinsedéfiaitdelui.Cependant,ilnesedécourageapointetcontinuadetravaillertoutelanuit;maisaprèsdeuxoutrois

heuresdelabeur,ilrencontraunobstacle.Lefernemordaitplusetglissaitsurunesurfaceplane.Dantèstouchal’obstacleavecsesmainsetreconnutqu’ilavaitatteintunepoutre.Cettepoutretraversaitouplutôtbarraitentièrementletrouqu’avaitcommencéDantès.Maintenant,ilfallaitcreuserdessusoudessous.Lemalheureuxjeunehommen’avaitpointsongéàcetobstacle.«Oh!monDieu,monDieu!s’écria-t-il, jevousavaiscependant tantprié,quej’espéraisquevous

m’aviez entendu.MonDieu ! aprèsm’avoir ôté la liberté de la vie,monDieu ! aprèsm’avoir ôté lecalmede lamort,monDieu ! quim’avez rappelé à l’existence,monDieu ! ayez pitié demoi, nemelaissezpasmourirdansledésespoir!–QuiparledeDieuetdedésespoirenmêmetemps?»articulaunevoixquisemblaitvenirdedessous

terreetqui,assourdieparl’opacité,parvenaitaujeunehommeavecunaccentsépulcral.Edmondsentitsedressersescheveuxsursatête,etilreculasursesgenoux.«Ah!murmura-t-il,j’entendsparlerunhomme.»Ilyavaitquatreoucinqansqu’Edmondn’avaitentenduparlerquesongeôlier,etpourleprisonnierle

geôliern’estpasunhomme :c’estuneportevivanteajoutéeà saportedechêne ;c’estunbarreaudechairajoutéàsesbarreauxdefer.« Au nom du Ciel ! s’écria Dantès, vous qui avez parlé, parlez encore, quoique votre voix m’ait

épouvanté;quiêtes-vous?–Quiêtes-vousvous-même?demandalavoix.–Unmalheureuxprisonnier,repritDantèsquinefaisait,lui,aucunedifficultéderépondre.–Dequelpays?–Français.–Votrenom?–EdmondDantès.–Votreprofession?–Marin.–Depuiscombiendetempsêtes-vousici?–Depuisle28février1815.–Votrecrime?–Jesuisinnocent.

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–Maisdequoivousaccuse-t-on?–D’avoirconspirépourleretourdel’Empereur.–Comment!pourleretourdel’Empereur!l’Empereurn’estdoncplussurletrône?–IlaabdiquéàFontainebleauen1814etaétéreléguéàl’îled’Elbe.Maisvous-même,depuisquel

tempsêtes-vousdoncici,quevousignoreztoutcela?–Depuis1811.»Dantèsfrissonna;cethommeavaitquatreansdeprisondeplusquelui.«C’estbien,necreusezplus,ditlavoixenparlantfortvite;seulementdites-moiàquellehauteurse

trouvel’excavationquevousavezfaite?–Aurasdelaterre.–Commentest-ellecachée?–Derrièremonlit.–A-t-ondérangévotrelitdepuisquevousêtesenprison?–Jamais.–Surquoidonnevotrechambre?–Suruncorridor.–Etlecorridor?–Aboutitàlacour.–Hélas!murmuralavoix.–Oh!monDieu!qu’ya-t-ildonc?s’écriaDantès.–Ilyaquejemesuistrompé,quel’imperfectiondemesdessinsm’aabusé,queledéfautd’uncompas

m’aperdu,qu’uneligned’erreursurmonplanaéquivaluàquinzepiedsenréalité,etquej’aiprislemurquevouscreusezpourceluidelacitadelle!–Maisalorsvousaboutissiezàlamer?–C’étaitcequejevoulais.–Etsivousaviezréussi!–Jemejetaisàlanage,jegagnaisunedesîlesquienvironnentlechâteaud’If,soitl’îledeDaume,soit

l’îledeTiboulen,soitmêmelacôte,etalorsj’étaissauvé.–Auriez-vousdoncpunagerjusque-là?–Dieum’eûtdonnélaforce;etmaintenanttoutestperdu.–Tout?–Oui.Rebouchezvotretrouavecprécaution,netravaillezplus,nevousoccupezderien,etattendezde

mesnouvelles.–Quiêtes-vousaumoins…dites-moiquivousêtes?–Jesuis…jesuis…leno27.–Vousdéfiez-vousdoncdemoi?»demandaDantès.Edmondcrutentendrecommeunrireamerpercerlavoûteetmonterjusqu’àlui.« Oh ! je suis bon chrétien, s’écria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait à

l’abandonner ; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir à vosbourreauxetauxmiensl’ombredelavérité;mais,aunomduCiel,nemeprivezpasdevotreprésence,nemeprivezpasdevotrevoix,ou,jevouslejure,carjesuisauboutdemaforce,jemebriselatêtecontrelamuraille,etvousaurezmamortàvousreprocher.–Quelâgeavez-vous?votrevoixsembleêtrecelled’unjeunehomme.–Jenesaispasmonâge,carjen’aipasmesuréletempsdepuisquejesuisici.Cequejesais,c’est

quej’allaisavoirdix-neufanslorsquej’aiétéarrêté,le18février1815.–Pastoutàfaitvingt-sixans,murmuralavoix.Allons,àcetâgeonn’estpasencoreuntraître.–Oh!non!non!jevouslejure,répétaDantès.Jevousl’aidéjàditetjevousleredis,jemeferai

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couperenmorceauxplutôtquedevoustrahir.–Vousavezbienfaitdemeparler;vousavezbienfaitdemeprier,carj’allaisformerunautreplanet

m’éloignerdevous.Maisvotreâgemerassure,jevousrejoindrai,attendez-moi.–Quandcela?–Ilfautquejecalculenoschances;laissez-moivousdonnerlesignal.–Maisvousnem’abandonnerezpas,vousnemelaisserezpasseul,vousviendrezàmoi,ouvousme

permettrezd’alleràvous?Nousfuironsensemble,etsinousnepouvonsfuir,nousparlerons,vousdesgensquevousaimez,moidesgensquej’aime.Vousdevezaimerquelqu’un?–Jesuisseulaumonde.–Alorsvousm’aimerez,moi:sivousêtesjeune,jeseraivotrecamarade;sivousêtesvieuxjeserai

votrefils.J’aiunpèrequidoitavoirsoixante-dixans,s’ilvitencore; jen’aimaisqueluietunejeunefille qu’on appelaitMercédès.Monpèrenem’apasoublié, j’en suis sûr ;mais elleDieu sait si ellepenseencoreàmoi.Jevousaimeraicommej’aimaismonpère.–C’estbien,ditleprisonnier,àdemain.»CepeudeparolesfurentditesavecunaccentquiconvainquitDantès;iln’endemandapasdavantage,

sereleva,pritlesmêmesprécautionspourlesdébristirésdumurqu’ilavaitdéjàprises,etrepoussasonlitcontrelamuraille.Dèslors,Dantèsselaissaallertoutentieràsonbonheur;iln’allaitplusêtreseulcertainement,peut-

êtremême allait-il être libre ; le pis aller, s’il restait prisonnier, était d’avoir un compagnon ; or lacaptivitépartagéen’estplusqu’unedemi-captivité.Lesplaintesqu’onmetencommunsontpresquedesprières;desprièresqu’onfaitàdeuxsontpresquedesactionsdegrâces.Toutelajournée,Dantèsallaetvintdanssoncachot,lecœurbondissantdejoie.Detempsentemps,

cettejoiel’étouffait:ils’asseyaitsursonlit,pressantsapoitrineavecsamain.Aumoindrebruitqu’ilentendaitdanslecorridor,ilbondissaitverslaporte.Unefoisoudeux,cettecraintequ’onleséparâtdecet hommequ’il ne connaissait point, et que cependant il aimait déjà commeun ami, lui passa par lecerveau.Alorsilétaitdécidé:aumomentoùlegeôlierécarteraitsonlit,baisseraitlatêtepourexaminerl’ouverture,illuibriseraitlatêteaveclepavésurlequelétaitposéesacruche.On le condamnerait àmort, il le savait bien ;mais n’allaitil pasmourir d’ennui et de désespoir au

momentoùcebruitmiraculeuxl’avaitrenduàlavie?Lesoir legeôliervint ;Dantèsétait sur son lit,de là il lui semblaitqu’ilgardaitmieux l’ouverture

inachevée.Sansdouteilregardalevisiteurimportund’unœilétrange,carcelui-ciluidit:«Voyons,allez-vousredevenirencorefou?»Dantèsneréponditrien,ilcraignaitquel’émotiondesavoixneletrahît.Legeôlierseretiraensecouantlatête.La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du silence et de l’obscurité pour renouer la

conversationaveclui,mais ilse trompait ; lanuits’écoulasansqu’aucunbruit répondîtàsafiévreuseattente.Maislelendemain,aprèslavisitedumatin,etcommeilvenaitd’écartersonlitdelamuraille,ilentenditfrappertroiscoupsàintervalleségaux;ilseprécipitaàgenoux.«Est-cevous?dit-il;mevoilà!–Votregeôlierest-ilparti?demandalavoix.–Oui,réponditDantès,ilnereviendraquecesoir,nousavonsdouzeheuresdeliberté.–Jepuisdoncagir?ditlavoix.–Oh!oui,oui,sansretard,àl’instantmême,jevousensupplie.»Aussitôt, laportionde terre sur laquelleDantès, àmoitiéperdudans l’ouverture, appuyait sesdeux

mainssemblacédersouslui;ilserejetaenarrière,tandisqu’unemassedeterreetdepierresdétachéesse précipitait dans un trou qui venait de s’ouvrir au-dessous de l’ouverture que lui-même avait faite ;alors,aufonddecetrousombreetdontilnepouvaitmesurerlaprofondeur,ilvitparaîtreunetête,des

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épaulesetenfinunhommetoutentierquisortitavecassezd’agilitédel’excavationpratiquée.

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XVI–Unsavantitalien.

Dantès prit dans ses bras ce nouvel ami, si longtemps et si impatiemment attendu, et l’attira vers safenêtre,afinquelepeudejourquipénétraitdanslecachotl’éclairâttoutentier.C’étaitunpersonnagedepetitetaille,auxcheveuxblanchisparlapeineplutôtqueparl’âge,àl’œil

pénétrantcachésousd’épaissourcilsquigrisonnaient,àlabarbeencorenoireetdescendantjusquesursapoitrine : la maigreur de son visage creusé par des rides profondes, la ligne hardie de ses traitscaractéristiques, révélaient un homme plus habitué à exercer ses facultés morales que ses forcesphysiques.Lefrontdunouveauvenuétaitcouvertdesueur.Quand à son vêtement, il était impossible d’en distinguer la forme primitive, car il tombait en

lambeaux.Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu’une certaine vigueur dans les mouvements

annonçâtqu’ilavaitmoinsd’annéespeut-êtrequen’enaccusaitunelonguecaptivité.Ilaccueillitavecunesortedeplaisirlesprotestationsenthousiastesdujeunehomme;sonâmeglacée

sembla,pouruninstant,seréchaufferetsefondreaucontactdecetteâmeardente.Il leremerciadesacordialitéavecunecertainechaleur,quoiquesadéceptioneûtétégrandedetrouverunsecondcachotoùilcroyaitrencontrerlaliberté.«Voyonsd’abord,dit-il,s’ilyamoyendefairedisparaîtreauxyeuxdevosgeôlierslestracesdemon

passage.Toutenotretranquillitéàvenirestdansleurignorancedecequis’estpassé.»Alorsilsepenchaversl’ouverture,pritlapierre,qu’ilsoulevafacilementmalgrésonpoids,etlafit

entrerdansletrou.« Cette pierre a été descellée bien négligemment, dit-il en hochant la tête : vous n’avez donc pas

d’outils?–Etvous,demandaDantèsavecétonnement,enavez-vousdonc?–Jem’ensuisfaitquelques-uns.Exceptéunelime,j’aitoutcequ’ilmefaut,ciseau,pince,levier.–Oh!jeseraiscurieuxdevoircesproduitsdevotrepatienceetdevotreindustrie,ditDantès.–Tenez,voicid’abordunciseau.»Etilluimontraunelameforteetaiguëemmanchéedansunmorceaudeboisdehêtre.«Avecquoiavez-vousfaitcela?ditDantès.–Avecunedesfichesdemonlit.C’estaveccetinstrumentquejemesuiscreusétoutlecheminqui

m’aconduitjusqu’ici;cinquantepiedsàpeuprès.–Cinquantepieds!s’écriaDantèsavecuneespècedeterreur.– Parlez plus bas, jeune homme, parlez plus bas ; souvent il arrive qu’on écoute aux portes des

prisonniers.–Onmesaitseul.–N’importe.–Etvousditesquevousavezpercécinquantepiedspourarriverjusqu’ici?–Oui,telleestàpeuprèsladistancequiséparemachambredelavôtre;seulementj’aimalcalculé

macourbe,fauted’instrumentdegéométriepourdressermonéchelledeproportion;aulieudequarantepiedsd’ellipse,ils’enestrencontrécinquante;jecroyais,ainsiquejevousl’aidit,arriverjusqu’aumurextérieur,percercemuretmejeteràlamer.J’ailongélecorridor,contrelequeldonnevotrechambre,aulieudepasserdessous;toutmontravailestperdu,carcecorridordonnesurunecourpleinedegardes.–C’estvrai,ditDantès;maiscecorridornelongequ’unefacedemachambre,etmachambreena

quatre.–Oui,sansdoute,maisenvoicid’abordunedontlerocherfaitlamuraille;ilfaudraitdixannéesde

travailàdixmineursmunisdetousleursoutilspourpercerlerocher;cetteautredoitêtreadosséeaux

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fondationsdel’appartementdugouverneur;noustomberionsdanslescavesquifermentévidemmentàlaclefetnousserionspris;l’autrefacedonne,attendezdonc,oùdonnel’autreface?Cettefaceétaitcelleoùétaitpercéelameurtrièreàtraverslaquellevenaitlejour:cettemeurtrière,

quiallait toujoursense rétrécissant jusqu’aumomentoùelledonnaitentréeau jour,etpar laquelleunenfantn’auraitcertespaspupasser,étaitenoutregarniepartroisrangsdebarreauxdeferquipouvaientrassurersurlacrainted’uneévasionparcemoyenlegeôlierleplussoupçonneux.Etlenouveauvenu,enfaisantcettequestion,traînalatableau-dessousdelafenêtre.«Montezsurcettetable»dit-ilàDantès.Dantèsobéit,montasurlatable,et,devinantlesintentionsdesoncompagnon,appuyaledosaumuret

luiprésentalesdeuxmains.Celuiquis’étaitdonnélenomdunumérodesachambre,etdontDantès ignoraitencore levéritable

nom,montaalorspluslestementquen’eûtpulefaireprésagersonâge,avecunehabiletédechatoudelézard,surlatabled’abord,puisdelatablesurlesmainsdeDantès,puisdesesmainssursesépaules;ainsicourbéendeux,carlavoûteducachotl’empêchaitdeseredresser,ilglissasatêteentrelepremierrangdebarreaux,etputplongeralorsdehautenbas.Uninstantaprès,ilretiravivementlatête.«Oh!oh!dit-il,jem’enétaisdouté.»EtilselaissaglisserlelongducorpsdeDantèssurlatable,etdelatablesautaàterre.«Dequoivousétiez-vousdouté?»demandalejeunehommeanxieux,ensautantàsontourauprèsde

lui.Levieuxprisonnierméditait.«Oui,dit-il,c’estcela;laquatrièmefacedevotrecachotdonnesurunegalerieextérieure,espècede

cheminderondeoùpassentlespatrouillesetoùveillentdessentinelles.–Vousenêtessûr?–J’aivuleshakodusoldatetleboutdesonfusiletjenemesuisretirésivivementquedepeurqu’il

nem’aperçûtmoi-même.–Ehbien?ditDantès.–Vousvoyezbienqu’ilestimpossibledefuirparvotrecachot.–Alors?continualejeunehommeavecunaccentinterrogateur.–Alors,ditlevieuxprisonnier,quelavolontédeDieusoitfaite!»Etuneteintedeprofonderésignations’étenditsurlestraitsduvieillard.Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi et avec tant de philosophie à une espérance nourrie

depuissilongtemps,avecunétonnementmêléd’admiration.«Maintenant,voulez-vousmedirequivousêtes?demandaDantès.–Oh!monDieu,oui,sicelapeutencorevousintéresser,maintenantquejenepuisplusvousêtrebon

àrien.–Vouspouvezêtrebonàmeconsoleretàmesoutenir,carvousmesemblezfortparmilesforts.»L’abbésourittristement.« Je suis l’abbé Faria, dit-il, prisonnier depuis 1811, comme vous le savez, au château d’If ;mais

j’étaisdepuistroisansrenfermédanslaforteressedeFenestrelle.En1811,onm’atransféréduPiémontenFrance.C’est alorsque j’ai apprisque ladestinée,qui, à cette époque, lui semblait soumise, avaitdonné un fils àNapoléon, et que ce fils au berceau avait été nommé roi deRome. J’étais loin demedouteralorsdecequevousm’avezdittoutàl’heure:c’estque,quatreansplustard,lecolosseseraitrenversé.QuirègnedoncenFrance?Est-ceNapoléonII?–Non,c’estLouisXVIII.–LouisXVIII,lefrèredeLouisXVI,lesdécretsducielsontétrangesetmystérieux.Quelleadoncété

l’intentionde laProvidenceenabaissant l’hommequ’elle avait élevéet enélevant celuiqu’elle avait

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abaissé?»Dantèssuivaitdesyeuxcethommequioubliaituninstantsapropredestinéepoursepréoccuperainsi

desdestinéesdumonde.«Oui,oui,continua-t-il,c’estcommeenAngleterre :aprèsCharles Ier,Cromwell,aprèsCromwell,

Charles II,etpeut-êtreaprèsJacques II,quelquegendre,quelqueparent,quelqueprinced’Orange ;unstathouderqui se fera roi ;etalorsdenouvellesconcessionsaupeuple,alorsuneconstitutionalors laliberté!Vousverrezcela,jeunehomme,dit-ilenseretournantversDantès,etenleregardantavecdesyeuxbrillantsetprofonds,commeendevaientavoirlesprophètes.Vousêtesencored’âgeàlevoir,vousverrezcela.–Oui,sijesorsd’ici.–Ahc’estjuste,ditl’abbéFaria.Noussommesprisonniers;ilyadesmomentsoùjel’oublie,etoù,

parcequemesyeuxpercentlesmuraillesquim’enferment,jemecroisenliberté.–Maispourquoiêtes-vousenfermé,vous?–Moi ? parce que j’ai rêvé en 1807 le projet queNapoléon a voulu réaliser en 1811 ; parce que,

commeMachiavel,aumilieudetouscesprincipiculesquifaisaientdel’Italieunniddepetitsroyaumestyranniquesetfaibles,j’aivouluungrandetseulempire,compactetfort:parcequej’aicrutrouvermonCésarBorgiadansunniaiscouronnéquiafaitsemblantdemecomprendrepourmemieuxtrahir.C’étaitleprojetd’AlexandreVIetdeClémentVII;iléchoueratoujours,puisqu’ilsl’ontentreprisinutilementetqueNapoléonn’apul’achever;décidémentl’Italieestmaudite!»Etlevieillardbaissalatête.Dantèsnecomprenaitpascommentunhommepouvait risquersaviepourdepareils intérêts ; il est

vrai que s’il connaissait Napoléon pour l’avoir vu et lui avoir parlé, il ignorait complètement, enrevanche,cequec’étaientqueClémentVIIetAlexandreVI.« N’êtes-vous pas, dit Dantès, commençant à partager l’opinion de son geôlier, qui était l’opinion

généraleauchâteaud’If,leprêtrequel’oncroit…malade?–Quel’oncroitfou,vousvoulezdire,n’est-cepas?–Jen’osais,ditDantèsensouriant.–Oui,oui,continuaFariaavecunrireamer;oui,c’estmoiquipassepourfou;c’estmoiquidivertis

depuissilongtempsleshôtesdecetteprison,etquiréjouiraislespetitsenfants,s’ilyavaitdesenfantsdansleséjourdeladouleursansespoir.»Dantèsdemeurauninstantimmobileetmuet.«Ainsi,vousrenoncezàfuir?luidit-il.–Jevoislafuiteimpossible;c’estserévoltercontreDieuquedetentercequeDieuneveutpasqui

s’accomplisse.–Pourquoivousdécourager?ceseraittropdemanderaussiàlaProvidencequedevouloirréussirdu

premiercoup.Nepouvez-vouspasrecommencerdansunautresenscequevousavezfaitdanscelui-ci?–Mais savez-vous ce que j’ai fait, pour parler ainsi de recommencer ? Savez-vous qu’ilm’a fallu

quatreanspourfairelesoutilsquejepossède?Savez-vousquedepuisdeuxansjegratteetcreuseuneterredurecommelegranit?Savez-vousqu’ilm’afalludéchausserdespierresqu’autrefoisjen’auraispas crupouvoir remuer, quedes journées tout entières se sontpasséesdans ce labeur titanique et queparfois,lesoir,j’étaisheureuxquandj’avaisenlevéunpoucecarrédecevieuxciment,devenuaussidurquelapierreelle-même?Savez-vous,savez-vousquepour loger toutecette terreet toutescespierresquej’enterrais,ilm’afallupercerlavoûted’unescalier,dansletambourduqueltouscesdécombresontététouràtourensevelis,sibienqu’aujourd’huiletambourestplein,etquejenesauraisplusoùmettreunepoignéedepoussière?Savez-vous,enfin,quejecroyaistoucheraubutdetousmestravaux,quejemesentaisjustelaforced’accomplircettetâche,etquevoilàqueDieunonseulementreculecebut,maisletransportejenesaisoù?Ah!jevousledis,jevouslerépète,jeneferaiplusriendésormaispour

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essayerdereconquérirmaliberté,puisquelavolontédeDieuestqu’ellesoitperdueàtoutjamais.»Edmondbaissalatêtepournepasavoueràcethommequelajoied’avoiruncompagnonl’empêchait

decompatir,commeileûtdû,àladouleurqu’éprouvaitleprisonnierden’avoirpusesauver.L’abbéFariaselaissaallersurlelitd’Edmond,etEdmondrestadebout.Lejeunehommen’avaitjamaissongéàlafuite.Ilyadeceschosesquisemblenttellementimpossibles

qu’on n’a pasmême l’idée de les tenter et qu’on les évite d’instinct.Creuser cinquante pieds sous laterre,consacreràcetteopérationuntravaildetroisanspourarriver,sionréussit,àunprécipicedonnantà pic sur lamer ; se précipiter de cinquante, de soixante, de cent pieds peut-être, pour s’écraser, entombant,latêtesurquelquerocher,silaballedessentinellesnevousapointdéjàtuéauparavant;êtreobligé,sil’onéchappeàtouscesdangers,defaireennageantunelieue,c’enétaittroppourqu’onneserésignâtpoint,etnousavonsvuqueDantèsavaitfaillipoussercetterésignationjusqu’àlamort.Maismaintenantquelejeunehommeavaitvuunvieillardsecramponneràlavieavectantd’énergieet

luidonnerl’exempledesrésolutionsdésespérées,ilsemitàréfléchiretàmesurersoncourage.Unautreavaittentécequ’iln’avaitpasmêmeeul’idéedefaire;unautre,moinsjeune,moinsfort,moinsadroitque lui, s’étaitprocuré,à forced’adresseetdepatience, tous les instrumentsdont ilavaitbesoinpourcetteincroyableopération,qu’unemesuremalpriseavaitpuseulefaireéchouer:unautreavaitfaittoutcela,rienn’étaitdoncimpossibleàDantès:Fariaavaitpercécinquantepieds,ilenperceraitcent,Faria,àcinquanteans, avaitmis trois ansà sonœuvre ; iln’avaitque lamoitiéde l’âgedeFaria, lui, il enmettraitsix;Faria,abbé,savant,hommed’Église,n’avaitpascraintderisquerlatraverséeduchâteaud’Ifàl’îledeDaume,deRatonneauoudeLemaire;lui,Edmondlemarin,lui,Dantèslehardiplongeur,quiavaitétésisouventchercherunebranchedecorailaufonddelamer,hésiterait-ildoncàfaireunelieueennageant?quefallait-ilpourfaireunelieueennageant?uneheure?Ehbien,n’était-ildoncpasrestédesheuresentièresàlamersansreprendrepiedsurlerivage!Non,non,Dantèsn’avaitbesoinqued’êtreencouragéparunexemple.Toutcequ’unautreafaitouauraitpufaire,Dantèslefera.Lejeunehommeréfléchituninstant.«J’aitrouvécequevouscherchiez»,dit-ilauvieillard.Fariatressaillit.« Vous ? dit-il, et en relevant la tête d’un air qui indiquait que si Dantès disait la vérité, le

découragementdesoncompagnonneseraitpasdelonguedurée;vous,voyons,qu’avez-voustrouvé?–Lecorridorquevousavezpercépourvenirdechezvousicis’étenddanslemêmesensquelagalerie

extérieure,n’est-cepas?–Oui.–Ildoitn’enêtreéloignéqued’unequinzainedepas?–Toutauplus.–Ehbien,verslemilieuducorridornousperçonsuncheminformantcommelabranched’unecroix.

Cette fois, vous prenezmieux vosmesures.Nous débouchons sur la galerie extérieure.Nous tuons lasentinelleetnousnousévadons.Ilnefaut,pourqueceplanréussisse,queducourage,vousenavez;quedelavigueur,jen’enmanquepas.Jeneparlepasdelapatience,vousavezfaitvospreuvesetjeferailesmiennes.–Un instant, répondit l’abbé ; vous n’avez pas su,mon cher compagnon, de quelle espèce estmon

courage,etquelemploijecomptefairedemaforce.Quandàlapatience,jecroisavoirétéassezpatientenrecommençantchaquematinlatâchedelanuit,etchaquenuitlatâchedujour.Maisalorsécoutez-moibien, jeunehomme,c’estqu’ilmesemblaitque je servaisDieu,endélivrantunede sescréaturesqui,étantinnocente,n’avaitpuêtrecondamnée.– Eh bien, demanda Dantès, la chose n’en est-elle pas au même point, et vous êtes-vous reconnu

coupabledepuisquevousm’avezrencontré,dites?–Non,mais jeneveuxpas ledevenir. Jusqu’ici jecroyaisn’avoiraffairequ’auxchoses,voilàque

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vousmeproposezd’avoiraffaireauxhommes.J’aipupercerunmuretdétruireunescalier,maisjeneperceraipasunepoitrineetnedétruiraipasuneexistence.»Dantèsfitunlégermouvementdesurprise.«Comment,dit-il,pouvantêtrelibre,vousseriezretenuparunsemblablescrupule?–Mais,vous-même,ditFaria,pourquoin’avez-vouspasunsoirassommévotregeôlieraveclepiedde

votretable,revêtuseshabitsetessayédefuir?–C’estquel’idéenem’enestpasvenue,ditDantès.–C’estquevousavezunetellehorreurinstinctivepourunpareilcrime,unetellehorreurquevousn’y

avezpasmêmesongé,repritlevieillard;cardansleschosessimplesetpermisesnosappétitsnaturelsnousavertissentquenousnedévionspasdelalignedenotredroit.Letigre,quiverselesangparnature,dontc’estl’état,ladestination,n’abesoinqued’unechose,c’estquesonodoratl’avertissequ’ilauneproieàsaportée.Aussitôt,ilbonditverscetteproie,tombedessusetladéchire.C’estsoninstinct,etilyobéit.Maisl’homme,aucontraire,répugneausang;cenesontpointlesloissocialesquirépugnentaumeurtre,cesontlesloisnaturelles.»Dantèsrestaconfondu:c’était,eneffet,l’explicationdecequis’étaitpasséàsoninsudanssonesprit

ouplutôtdanssonâme,carilyadespenséesquiviennentdelatête,etd’autresquiviennentducœur.«Etpuis,continuaFaria,depuistantôtdouzeansquejesuisenprison, j’airepassédansmonesprit

toutes lesévasionscélèbres. Jen’aivu réussirque rarement lesévasions.Lesévasionsheureuses, lesévasions couronnées d’un plein succès, sont les évasionsméditées avec soin et lentement préparées ;c’est ainsi que le duc deBeaufort s’est échappé du château deVincennes ; l’abbéDubuquoi duFort-l’Évêque, et Latude de la Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut offrir : celles-là sont lesmeilleures;attendonsuneoccasion,croyez-moi,etsicetteoccasionseprésente,profitons-en.–Vousavezpuattendre,vous,ditDantèsensoupirant;celongtravailvousfaisaituneoccupationde

touslesinstants,etquandvousn’aviezpasvotretravailpourvousdistraire,vousaviezvosespérancespourvousconsoler.–Puis,ditl’abbé,jenem’occupaispointqu’àcela.–Quefaisiez-vousdonc?–J’écrivaisouj’étudiais.–Onvousdonnedoncdupapier,desplumes,del’encre?–Non,ditl’abbé,maisjem’enfais.–Vousvousfaitesdupapier,desplumesetdel’encre?s’écriaDantès.–Oui.»Dantèsregardacethommeavecadmiration;seulement,ilavaitencorepeineàcroirecequ’ildisait.

Farias’aperçutdecelégerdoute.«Quandvousviendrezchezmoi,luidit-il,jevousmontreraiunouvrageentier,résultatdespensées,

des recherchesetdes réflexionsde toutemavie,que j’avaisméditéà l’ombreduColiséeàRome,aupieddelacolonneSaint-MarcàVenise,surlesbordsdel’ArnoàFlorence,etquejenemedoutaisguèrequ’unjourmesgeôliersmelaisseraientleloisird’exécuterentrelesquatremursduchâteaud’If.C’estunTraitésurlapossibilitéd’unemonarchiegénéraleenItalie.Ceferaungrandvolumein-quarto.–Etvousl’avezécrit?–Surdeuxchemises.J’aiinventéunepréparationquirendlelingelisseetunicommeleparchemin.–Vousêtesdoncchimiste.–Unpeu.J’aiconnuLavoisieretjesuisliéavecCabanis.–Mais,pourunpareilouvrage,ilvousafallufairedesrechercheshistoriques.Vousaviezdoncdes

livres?–ÀRome,j’avaisàpeuprèscinqmillevolumesdansmabibliothèque.Àforcedeleslireetdeles

relire, j’ai découvert qu’avec cent cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le résumé complet des

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connaissanceshumaines,dumoinstoutcequ’ilestutileàunhommedesavoir.J’aiconsacrétroisannéesdemavieà lireetàrelirecescentcinquantevolumes,desortequeje lessavaisàpeuprèsparcœurlorsquej’aiétéarrêté.Dansmaprison,avecunlégereffortdemémoire, jemelessuisrappeléstoutàfait.Ainsipourrais-jevousréciterThucydide,Xénophon,Plutarque,Tite-Live,Tacite,Strada,Jornandès,Dante,Montaigne,Shakespeare,Spinosa,MachiaveletBossuet.Jenevouscitequelesplusimportants.–Maisvoussavezdoncplusieurslangues?–Jeparlecinqlanguesvivantes,l’allemand,lefrançais,l’italien,l’anglaisetl’espagnol;àl’aidedu

grecancienjecomprendslegrecmoderne;seulementjeleparlemal,maisjel’étudieencemoment.–Vousl’étudiez?ditDantès.–Oui, jeme suis fait un vocabulaire desmots que je sais, je les ai arrangés, combinés, tournés et

retournés,de façonqu’ilspuissentmesuffirepourexprimermapensée. Jesaisàpeuprèsmillemots,c’est tout ce qu’ilme faut à la rigueur, quoiqu’il y en ait centmille, je crois, dans les dictionnaires.Seulement,jeneseraipaséloquent,maisjemeferaicomprendreàmerveilleetcelamesuffit.»Deplus enplus émerveillé,Edmond commençait à trouver presque surnaturelles les facultés de cet

hommeétrange;ilvoulutletrouverendéfautsurunpointquelconque,ilcontinua:« Mais si l’on ne vous a pas donné de plumes, dit-il avec quoi avez-vous pu écrire ce traité si

volumineux?– Je m’en suis fait d’excellentes, et que l’on préférerait aux plumes ordinaires si la matière était

connue,aveclescartilagesdestêtesdecesénormesmerlansquel’onnoussertquelquefoispendantlesjours maigres. Aussi vois-je toujours arriver les mercredis, les vendredis et les samedis avec grandplaisir,carilsmedonnentl’espéranced’augmentermaprovisiondeplumes,etmestravauxhistoriquessont,jel’avoue,maplusdouceoccupation.Endescendantdanslepassé,j’oublieleprésent;enmarchantlibreetindépendantdansl’histoire,jenemesouviensplusquejesuisprisonnier.–Maisdel’encre?ditDantès,avecquoivousêtes-vousfaitdel’encre?–Ilyavaitautrefoisunecheminéedansmoncachot,ditFaria;cettecheminéeaétébouchéequelque

temps avant mon arrivée, sans doute, mais pendant de longues années on y avait fait du feu : toutl’intérieurenestdonctapissédesuie.Jefaisdissoudrecettesuiedansuneportionduvinqu’onmedonnetouslesdimanches,celamefournitdel’encreexcellente.Pourlesnotesparticulières,etquiontbesoind’attirerlesyeux,jemepiquelesdoigtsetj’écrisavecmonsang.–Etquandpourrai-jevoirtoutcela?demandaDantès.–Quandvousvoudrez,réponditFaria.–Oh!toutdesuite!s’écrialejeunehomme.–Suivez-moidonc»,ditl’abbé.Etilrentradanslecorridorsouterrainoùildisparut.Dantèslesuivit.

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XVII–Lachambredel’abbé.

Après avoir passé en se courbant, mais cependant avec assez de facilité, par le passage souterrain,Dantèsarrivaàl’extrémitéopposéeducorridorquidonnaitdanslachambredel’abbé.Là,lepassageserétrécissaitetoffraitàpeinel’espacesuffisantpourqu’unhommepûtseglisserenrampant.Lachambredel’abbéétaitdallée;c’étaitensoulevantunedecesdallesplacéedanslecoinleplusobscurqu’ilavaitcommencélalaborieuseopérationdontDantèsavaitvulafin.À peine entré et debout, le jeune homme examina cette chambre avec grande attention.Au premier

aspect,elleneprésentaitriendeparticulier.«Bon,ditl’abbé,iln’estquemidiunquart,etnousavonsencorequelquesheuresdevantnous.»Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle horloge l’abbé avait pu lire l’heure d’une façon si

précise.«Regardezcerayondujourquivientparmafenêtre,ditl’abbé,etregardezsurlemurleslignesque

j’ai tracées.Grâceàces lignes,qui sont combinéesavec ledoublemouvementde la terre et l’ellipsequ’elledécritautourdusoleil,jesaisplusexactementl’heurequesij’avaisunemontre,carunemontresedérange,tandisquelesoleiletlaterrenesedérangentjamais.»Dantès n’avait rien compris à cette explication, il avait toujours cru, en voyant le soleil se lever

derrièrelesmontagnesetsecoucherdanslaMéditerranéequec’étaitluiquimarchaitetnonlaterre.Cedoublemouvementduglobequ’ilhabitait,etdontcependantilnes’apercevaitpas,luisemblaitpresqueimpossible ; dans chacune des paroles de son interlocuteur, il voyait des mystères de science aussiadmirablesàcreuserquecesminesd’oretdediamantsqu’ilavaitvisitéesdansunvoyagequ’ilavaitfaitpresqueenfantencoreàGuzarateetàGolconde.«Voyons,dit-ilàl’abbé,j’aihâted’examinervostrésors.»L’abbé alla vers la cheminée, déplaça avec le ciseau qu’il tenait toujours à la main la pierre qui

formait autrefois l’âtre et qui cachait une cavité assez profonde ; c’était dans cette cavité qu’étaientrenferméstouslesobjetsdontilavaitparléàDantès.«Quevoulez-vousvoird’abord?luidemanda-t-il.–Montrez-moivotregrandouvragesurlaroyautéenItalie.»Fariatiradel’armoireprécieusetroisouquatrerouleauxdelingetournéssureux-mêmes,commedes

feuillesdepapyrus:c’étaientdesbandesdetoile,largesdequatrepoucesàpeuprèsetlonguesdedix-huit.Cesbandes,numérotées,étaientcouvertesd’uneécriturequeDantèsputlire,carellesétaientécritesdanslalanguematernelledel’abbé,c’est-à-direenitalien,idiomequ’ensaqualitédeProvençalDantèscomprenaitparfaitement.«Voyez,luidit-il,toutestlà;ilyahuitjoursàpeuprèsquej’aiécritlemotFinaubasdelasoixante-

huitièmebande.Deuxdemeschemiseset tout ceque j’avaisdemouchoirsy sontpassé ; si jamais jeredevienslibreetqu’ilsetrouvedanstoutel’Italieunimprimeurquiosem’imprimer,maréputationestfaite.–Oui,réponditDantès,jevoisbien.Etmaintenant,montrez-moidonc,jevousprie,lesplumesavec

lesquellesaétéécritcetouvrage.–Voyez»,ditFaria.Et ilmontraau jeunehommeunpetitbâton longdesixpouces,groscommele

manched’unpinceau,auboutetautourduquelétaitliéparunfilundecescartilages,encoretachéparl’encre,dont l’abbéavaitparléàDantès ; ilétaitallongéenbecet fenducommeuneplumeordinaire.Dantès l’examina, cherchant des yeux l’instrument avec lequel il avait pu être taillé d’une façon sicorrecte.«Ah!oui,ditFaria,lecanif,n’est-cepas?C’estmonchef-d’œuvre;jel’aifait,ainsiquelecouteau

quevoici,avecunvieuxchandelierdefer.»

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Lecanifcoupaitcommeunrasoir.Quantaucouteau,ilavaitcetavantagequ’ilpouvaitservirtoutàlafoisdecouteauetdepoignard.Dantèsexaminacesdifférentsobjetsaveclamêmeattentionque,danslesboutiquesdecuriositésdeMarseille,ilavaitexaminéparfoiscesinstrumentsexécutéspardessauvagesetrapportésdesmersduSudparlescapitainesaulongcours.«Quantàl’encre,ditFaria,voussavezcommentjeprocède;jelafaisàmesurequej’enaibesoin.–Maintenant,jem’étonned’unechose,ditDantès,c’estquelesjoursvousaientsuffipourtoutecette

besogne.–J’avaislesnuits,réponditFaria.–Lesnuits!êtes-vousdoncdelanaturedeschatsetvoyez-vousclairpendantlanuit?–Non;maisDieuadonnéàl’hommel’intelligencepourvenirenaideàlapauvretédesessens:jeme

suisprocurédelalumière.–Commentcela?–Delaviandequ’onm’apportejeséparelagraisse,jelafaisfondreetj’entireuneespèced’huile

compacte.Tenez,voilàmabougie.»Et l’abbémontra àDantès une espèce de lampion, pareil à ceux qui servent dans les illuminations

publiques.«Maisdufeu?–Voicideuxcaillouxetdulingebrûlé.–Maisdesallumettes?–J’aifeintunemaladiedepeau,etj’aidemandédusouffre,quel’onm’aaccordé.»Dantèsposalesobjetsqu’iltenaitsurlatableetbaissalatête,écrasésouslapersévéranceetlaforce

decetesprit.«Cen’estpastout,continuaFaria;carilnefautpasmettretoussestrésorsdansuneseulecachette;

refermonscelle-ci.»Ilsposèrentladalleàsaplace;l’abbésemaunpeudepoussièredessus,ypassasonpiedpourfaire

disparaîtretoutetracedesolutiondecontinuité,s’avançaverssonlitetledéplaça.Derrièrelechevet,cachéparunepierrequilerefermaitavecuneherméticitépresqueparfaite,étaitun

trou,etdanscetrouuneéchelledecordelonguedevingt-cinqàtrentepieds.Dantèsl’examina:elleétaitd’unesoliditéàtouteépreuve.«Quivousafournilacordenécessaireàcemerveilleuxouvrage?demandaDantès.–D’abordquelqueschemisesquej’avais,puislesdrapsdemonlitque,pendanttroisansdecaptivité

àFenestrelle, j’aieffilés.Quandonm’a transportéauchâteaud’If, j’ai trouvémoyend’emporteravecmoiceteffilé;ici,j’aicontinuélabesogne.–Maisnes’apercevait-onpasquelesdrapsdevotrelitn’avaientplusd’ourlet?–Jelesrecousais.–Avecquoi?–Aveccetteaiguille.»Et l’abbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements,montra àDantès une arête longue, aiguë et encore

enfilée,qu’ilportaitsurlui.«Oui,continuaFaria,j’avaisd’abordsongéàdescellercesbarreauxetàfuirparcettefenêtre,quiest

un peu plus large que la vôtre, comme vous voyez, et que j’eusse élargie encore aumoment demonévasion;maisjemesuisaperçuquecettefenêtredonnaitsurunecourintérieure,etj’airenoncéàmonprojet comme trop chanceux.Cependant, j’ai conservé l’échelle pour une circonstance imprévue, pourunedecesévasionsdontjevousparlais,etquelehasardprocure.»Dantèstoutenayantl’aird’examinerl’échelle,pensaitcettefoisàautrechose;uneidéeavaittraversé

son esprit. C’est que cet homme, si intelligent, si ingénieux, si profond, verrait peut-être clair dansl’obscuritédesonpropremalheur,oùjamaislui-mêmen’avaitrienpudistinguer.

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«À quoi songez-vous ? demanda l’abbé en souriant, et prenant l’absorbement de Dantès pour uneadmirationportéeauplushautdegré.–Jepenseàunechosed’abord,c’està lasommeénormed’intelligencequ’ilvousa falludépenser

pourarriveraubutoùvousêtesparvenu;qu’eussiez-vousdoncfaitlibre?–Rien, peut-être : ce trop-plein demon cerveau se fût évaporé en futilités. Il faut lemalheur pour

creusercertainesminesmystérieusescachéesdansl’intelligencehumaine;ilfautlapressionpourfaireéclaterlapoudre.Lacaptivitéaréunisurunseulpointtoutesmesfacultésflottantesçàetlà;ellessesontheurtéesdansunespaceétroit;et,vouslesavez,duchocdesnuagesrésultel’électricité,del’électricitél’éclair,del’éclairlalumière.–Non,jenesaisrien,ditDantès,abattuparsonignorance;unepartiedesmotsquevousprononcez

sontpourmoidesmotsvidesdesens;vousêtesbienheureuxd’êtresisavant,vous!»L’abbésourit.«Vouspensiezàdeuxchoses,disiez-voustoutàl’heure?–Oui.–Etvousnem’avezfaitconnaîtrequelapremière;quelleestlaseconde?–Lasecondeestquevousm’avezracontévotrevie,etquevousneconnaissezpaslamienne.–Votrevie,jeunehomme,estbiencourtepourrenfermerdesévénementsdequelqueimportance.–Ellerenfermeunimmensemalheur,ditDantès;unmalheurquejen’aipasmérité ;et jevoudrais,

pourneplusblasphémerDieucommejel’aifaitquelquefois,pouvoirm’enprendreauxhommesdemonmalheur.–Alors,vousvousprétendezinnocentdufaitqu’onvousimpute?–Complètementinnocent,surlatêtedesdeuxseulespersonnesquimesontchères,surlatêtedemon

pèreetdeMercédès.–Voyons,dit l’abbéen refermant sacachette et en repoussant son lit à saplace, racontez-moidonc

votrehistoire.»Dantèsalorsracontacequ’ilappelaitsonhistoire,etquisebornaitàunvoyagedansl’Indeetàdeux

oùtroisvoyagesdansleLevant;enfin,ilenarrivaàsadernièretraversée,àlamortducapitaineLeclèreaupaquetremisparluipourlegrandmaréchal,àl’entrevuedugrandmaréchal,àlalettreremiseparluietadresséeàunM.Noirtier;enfinàsonarrivéeàMarseille,àsonentrevueavecsonpère,àsesamoursavecMercédès,aurepasdesesfiançailles,àsonarrestation,àsoninterrogatoire,àsaprisonprovisoireaupalaisdejustice,enfinàsaprisondéfinitiveauchâteaud’If.Arrivélà,Dantèsnesavaitplusrien,pasmêmeletempsqu’ilyétaitrestéprisonnier.Lerécitachevé,l’abbéréfléchitprofondément.«Ilya,dit-ilauboutd’uninstant,unaxiomededroitd’unegrandeprofondeur,etquienrevientàce

quejevousdisaistoutàl’heure,c’estqu’àmoinsquelapenséemauvaisenenaisseavecuneorganisationfaussée, lanaturehumaine répugneau crime.Cependant, la civilisationnous adonnédesbesoins, desvices,desappétitsfacticesquiontparfoisl’influencedenousfaireétouffernosbonsinstinctsetquinousconduisentaumal.Delàcettemaxime:Sivousvoulezdécouvrirlecoupable,cherchezd’abordceluiàquilecrimecommispeutêtreutile!Àquivotredisparitionpouvait-elleêtreutile?–Àpersonne,monDieu!j’étaissipeudechose.–Nerépondezpasainsi,carlaréponsemanqueàlafoisdelogiqueetdephilosophie;toutestrelatif,

moncherami,depuisleroiquigênesonfutursuccesseur,jusqu’àl’employéquigênelesurnuméraire:sileroimeurt, lesuccesseurhériteunecouronne;si l’employémeurt, lesurnumérairehéritedouzecentslivresd’appointements.Cesdouzecents livresd’appointements,c’est sa listecivileà lui ; ils lui sontaussi nécessaires pour vivre que les douze millions d’un roi. Chaque individu, depuis le plus basjusqu’auplushautdegrédel’échellesociale,groupeautourdeluitoutunpetitmonded’intérêts,ayantsestourbillonsetsesatomescrochus,commelesmondesdeDescartes.Seulement,cesmondesvonttoujours

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s’élargissantàmesurequ’ilsmontent.C’estunespiralerenverséeetquisetientsurlapointeparunjeud’équilibre.Revenons-endoncàvotremondeàvous.VousalliezêtrenommécapitaineduPharaon?–Oui.–Vousalliezépouserunebellejeunefille?–Oui.–Quelqu’unavait-ilintérêtàcequevousnedevinssiezpascapitaineduPharaon?Quelqu’unavait-il

intérêtàcequevousn’épousassiezpasMercédès?Répondezd’abordàlapremièrequestion,l’ordreestla clef de tous les problèmes.Quelqu’un avait-il intérêt à ce quevous ne devinssiez pas capitaine duPharaon?–Non;j’étaisfortaiméàbord.Silesmatelotsavaientpuélireunchef,jesuissûrqu’ilsm’eussent

élu. Un seul homme avait quelquemotif dem’en vouloir : j’avais eu, quelque temps auparavant, unequerelleaveclui,etjeluiavaisproposéunduelqu’ilavaitrefusé.–Allonsdonc?Cethomme,commentsenomma-t-il?–Danglars.–Qu’était-ilàbord?–Agentcomptable.–Sivousfussiezdevenucapitaine,l’eussiez-vousconservédanssonposte?– Non, si la chose eût dépendu de moi, car j’avais cru remarquer quelques infidélités dans ses

comptes.–Bien.Maintenantquelqu’una-t-ilassistéàvotredernierentretienaveclecapitaineLeclère?–Non,nousétionsseuls.–Quelqu’una-t-ilpuentendrevotreconversation?–Oui,carlaporteétaitouverte;etmême…attendez…oui,ouiDanglarsestpasséjusteaumomentoù

lecapitaineLeclèremeremettaitlepaquetdestinéaugrandmaréchal.–Bon,fitl’abbé,noussommessurlavoie.Avez-vousamenéquelqu’unavecvousàterrequandvous

avezrelâchéàl’îled’Elbe?–Personne.–Onvousaremisunelettre?–Oui,legrandmaréchal.–Cettelettre,qu’enavez-vousfait?–Jel’aimisedansmonportefeuille.–Vous aviez donc votre portefeuille sur vous ?Comment un portefeuille devant contenir une lettre

officiellepouvait-iltenirdanslapoched’unmarin?–Vousavezraison,monportefeuilleétaitàbord.–Cen’estdoncqu’àbordquevousavezenfermélalettredansleportefeuille?–Oui.–DePorto-Ferrajoàbordqu’avez-vousfaitdecettelettre?–Jel’aitenueàlamain.–QuandvousêtesremontésurlePharaon,chacunadoncpuvoirquevousteniezunelettre?–Oui.–Danglarscommelesautres?–Danglarscommelesautres.–Maintenant,écoutezbien;réunisseztousvossouvenirs:vousrappelez-vousdansquelstermesétait

rédigéeladénonciation?–Oh!oui,jel’aireluetroisfois,etchaqueparoleenestrestéedansmamémoire.–Répétez-la-moi.»Dantèsserecueillituninstant.

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«Lavoici,dit-il,textuellement:«M.leprocureurduroiestprévenuparunamidutrôneetdelareligionquelenomméEdmond

Dantès, second du navire lePharaon, arrivé cematin de Smyrne, après avoir touché àNaples et àPorto-Ferrajo,aétéchargéparMuratd’unpaquetpourl’usurpateur,etparl’usurpateurd’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.«Onauralapreuvedesoncrimeenl’arrêtant,caronretrouveracettelettresurlui,ouchezson

père,oudanssacabineàbordduPharaon.»L’abbéhaussalesépaules.«C’estclaircommelejour,dit-il,ilfautquevousayezeulecœurbiennaïfetbienbonpourn’avoir

pasdevinélachosetoutd’abord.–Vouscroyez?s’écriaDantès.Ah!ceseraitbieninfâme!–Quelleétaitl’écritureordinairedeDanglars?–Unebellecursive.–Quelleétaitl’écrituredelalettreanonyme.–Uneécriturerenversée.»L’abbésourit.«Contrefaite,n’est-cepas?–Bienhardiepourêtrecontrefaite.–Attendez»,dit-il.Ilpritsaplume,ouplutôtcequ’ilappelaitainsi,latrempadansl’encreetécrivitdelamaingauche,

surunlingepréparéàceteffet,lesdeuxoutroispremièreslignesdeladénonciation.Dantèsreculaetregardapresqueavecterreurl’abbé.«Oh!c’estétonnant,s’écria-t-il,commecetteécritureressemblaitàcelle-ci.–C’estqueladénonciationavaitétéécritedelamaingauche.J’aiobservéunechose,continual’abbé.–Laquelle?–C’estque toutes les écritures tracéesde lamaindroite sontvariées, c’estque toutes les écritures

tracéesdelamaingaucheseressemblent.–Vousavezdonctoutvu,toutobservé?–Continuons.–Oh!oui,oui.–Passonsàlasecondequestion.–J’écoute.–Quelqu’unavaitilintérêtàcequevousn’épousassiezpasMercédès?–Oui!unjeunehommequil’aimait.–Sonnom?–Fernand.–C’estunnomespagnol?–IlétaitCatalan.–Croyez-vousquecelui-ciétaitcapabled’écrirelalettre?–Non!celui-cim’eûtdonnéuncoupdecouteau.Voilàtout.–Oui,c’estdanslanatureespagnole:unassassinat,oui,unelâcheté,non.–D’ailleurs,continuaDantès,ilignoraittouslesdétailsconsignésdansladénonciation.–Vousnelesaviezdonnésàpersonne?Pasmêmeàvotremaîtresse?–Pasmêmeàmafiancée.–C’estDanglars.–Oh!maintenantj’ensuissûr.–Attendez…Danglarsconnaissait-ilFernand?

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–Non…si…Jemerappelle…–Quoi?– La surveille de mon mariage je les ai vu attablés ensemble sous la tonnelle du père Pamphile.

Danglarsétaitamicaletrailleur,Fernandétaitpâleettroublé.–Ilsétaientseuls?–Non,ilsavaientaveceuxuntroisièmecompagnon,bienconnudemoi,quisansdouteleuravaitfait

faireconnaissance,untailleurnomméCaderousse;maiscelui-ciétaitdéjàivre.Attendez…attendez…Commentnemesuis-jepasrappelécela?Prèsdelatableoùilsbuvaientétaientunencrier,dupapier,desplumes.(Dantèsportalamainàsonfront).Oh!lesinfâmes!lesinfâmes!–Voulez-vousencoresavoirautrechose?ditl’abbéenriant.–Oui,oui,puisquevousapprofondissez,tout,puisquevousvoyezclairentouteschoses,jeveuxsavoir

pourquoijen’aiétéinterrogéqu’unefois,pourquoionnem’apasdonnédesjuges,etcommentjesuiscondamnésansarrêt.–Oh!ceciditl’abbé,c’estunpeuplusgrave;lajusticeadesalluressombresetmystérieusesqu’il

estdifficiledepénétrer.Cequenousavonsfaitjusqu’icipourvosdeuxamisétaitunjeud’enfant;ilvafalloir,surcesujet,medonnerlesindicationslesplusprécises.–Voyons,interrogez-moi,carenvéritévousvoyezplusclairdansmaviequemoi-même.–Quivousainterrogé?est-celeprocureurduroi,lesubstitut,lejuged’instruction?–C’étaitlesubstitut.–Jeune,ouvieux?–Jeune:vingt-septouvingt-huitans.–Bien!pascorrompuencore,maisambitieuxdéjà,ditl’abbé.Quellesfurentsesmanièresavecvous?–Doucesplutôtquesévères.–Luiavez-voustoutraconté?–Tout.–Etsesmanièresont-elleschangédanslecourantdel’interrogatoire?–Un instant, elles ont été altérées, lorsqu’il eut lu la lettre quime compromettait ; il parut comme

accablédemonmalheur.–Devotremalheur?–Oui.–Etvousêtesbiensûrquec’étaitvotremalheurqu’ilplaignait?–Ilm’adonnéunegrandepreuvedesasympathie,dumoins.–Laquelle?–Ilabrûlélaseulepiècequipouvaitmecompromettre.–Laquelle?ladénonciation?–Non,lalettre.–Vousenêtessûr?–Celas’estpassédevantmoi.–C’estautrechose;cethommepourraitêtreunplusprofondscélératquevousnecroyez.–Vousmefaitesfrissonner,surmonhonneur!ditDantès,lemondeest-ildoncpeuplédetigresetde

crocodiles?–Oui;seulement,lestigresetlescrocodilesàdeuxpiedssontplusdangereuxquelesautres.–Continuons,continuons.–Volontiers;ilabrûlélalettre,dites-vous?–Oui,enmedisant:«Vousvoyez,iln’existequecettepreuve-làcontrevous,etjel’anéantis.»–Cetteconduiteesttropsublimepourêtrenaturelle.–Vouscroyez?

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–J’ensuissûr.Àquicettelettreétait-elleadressée?–ÀM.Noirtier,rueCoq-Héron,no13,àParis.–Pouvez-vousprésumerquevotresubstituteûtquelqueintérêtàcequecettelettredisparût?– Peut-être ; car ilm’a fait promettre deux ou trois fois, dansmon intérêt, disait-il, de ne parler à

personnedecettelettre,etilm’afaitjurerdenepasprononcerlenomquiétaitinscritsurl’adresse.–Noirtier?répétal’abbé…Noirtier?j’aiconnuunNoirtieràlacourdel’anciennereined’Étrurie,

unNoirtierquiavaitétégirondinsouslarévolution.Comments’appelaitvotresubstitut,àvous?–DeVillefort.»L’abbééclataderire.Dantèsleregardaavecstupéfaction.«Qu’avez-vous?dit-il.–Voyez-vouscerayondujour?demandal’abbé.–Oui.–Ehbien,toutestplusclairpourmoimaintenantquecerayontransparentetlumineux.Pauvreenfant,

pauvrejeunehomme!etcemagistrataétébonpourvous.–Oui.–Cedignesubstitutabrûlé,anéantilalettre?–Oui.–CethonnêtepourvoyeurdubourreauvousafaitjurerdenejamaisprononcerdenomdeNoirtier?–Oui.–CeNoirtier,pauvreaveuglequevousêtes,savez-vouscequec’étaitqueceNoirtier?«CeNoirtier,

c’étaitsonpère!»Lafoudre,tombéeauxpiedsdeDantèsetluicreusantunabîmeaufondduquels’ouvraitl’enfer,luieût

produituneffetmoinsprompt,moinsélectrique,moinsécrasant,quecesparolesinattendues;ilseleva,saisissantsatêteàdeuxmainscommepourl’empêcherd’éclater.«Sonpère!sonpère!s’écria-t-il.–Oui,sonpère,quis’appelleNoirtierdeVillefort»,repritl’abbé.Alorsunelumièrefulgurantetraversalecerveauduprisonnier,toutcequiluiétaitdemeuréobscurfutà

l’instantmêmeéclairéd’unjouréclatant.CestergiversationsdeVillefortpendantl’interrogatoire,cettelettre détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer,semblaitimplorer,toutluirevintàlamémoire;iljetauncri,chancelauninstantcommeunhommeivre;puis,s’élançantparl’ouverturequiconduisaitdelacelluledel’abbéàlasienne:«Oh!dit-il,ilfautquejesoisseulpourpenseràtoutcela.»Et,enarrivantdanssoncachot,iltombasursonlit,oùleporte-clefsleretrouvalesoir,assis,lesyeux

fixes,lestraitscontractés,maisimmobileetmuetcommeunestatue.Pendantcesheuresdeméditation,quis’étaientécouléescommedessecondes,ilavaitprisuneterrible

résolutionetfaitunformidableserment.UnevoixtiraDantèsdecetterêverie,c’étaitcelledel’abbéFaria,qui,ayantreçuàsontourlavisite

de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de foudivertissant, valait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir du pain un peu plusblancetunpetit flacondevin ledimanche.Or,onétait justementarrivéaudimanche,et l’abbévenaitinvitersonjeunecompagnonàpartagersonpainetsonvin.Dantès le suivit : toutes les lignes de son visage s’étaient remises et avaient repris leur place

accoutumée,maisavecuneraideuretunefermeté,sil’onpeutledire,quiaccusaientunerésolutionprise.L’abbéleregardafixement.«Jesuisfâchédevousavoiraidédansvosrecherchesetdevousavoirditcequejevousaidit,fit-il.–Pourquoicela?demandaDantès.

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–Parcequejevousaiinfiltrédanslecœurunsentimentquin’yétaitpoint:lavengeance.»Dantèssourit.«Parlonsd’autrechose»,dit-il.L’abbéleregardaencoreuninstantethochatristementlatête;puis,commel’enavaitpriéDantès,il

parlad’autrechose.Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont

beaucoupsouffert,contientdesenseignementsnombreuxetrenfermeunintérêtsoutenu;maisellen’étaitpaségoïste,etcemalheureuxneparlaitjamaisdesesmalheurs.Dantèsécoutaitchacunedesesparolesavecadmiration : lesunescorrespondaientàdes idéesqu’il

avaitdéjàetàdesconnaissancesquiétaientduressortdesonétatdemarin,lesautrestouchaientàdeschoses inconnues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les latitudesaustrales, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illuminés de lueursfantastiques.Dantèscompritlebonheurqu’ilyauraitpouruneorganisationintelligenteàsuivrecetespritélevésurleshauteursmorales,philosophiquesousocialessurlesquellesilavaitl’habitudedesejouer.«Vousdevriezm’apprendreunpeudecequevoussavez,ditDantès,nefût-cequepournepasvous

ennuyer avecmoi. Ilme semblemaintenant que vous devez préférer la solitude à un compagnon sanséducationetsansportéecommemoi.Sivousconsentezàcequejevousdemande,jem’engageàneplusvousparlerdefuir.»L’abbésourit.«Hélas !mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les

mathématiques,laphysique,l’histoireetlestroisouquatrelanguesvivantesquejeparle,voussaurezcequejesais:or,toutecettescience,jeseraideuxansàpeineàlaverserdemonespritdanslevôtre.–Deuxans!ditDantès,vouscroyezquejepourraisapprendretoutesceschosesendeuxans?–Dansleurapplication,non;dansleursprincipes,oui:apprendren’estpassavoir;ilyalessachants

etlessavants:c’estlamémoirequifaitlesuns,c’estlaphilosophiequifaitlesautres.–Maisnepeut-onapprendrelaphilosophie?–Laphilosophienes’apprendpas;laphilosophieestlaréuniondessciencesacquisesaugéniequiles

applique:laphilosophie,c’estlenuageéclatantsurlequelleChristaposélepiedpourremonterauciel.–Voyons,ditDantès,quem’apprenez-vousd’abord?J’aihâtedecommencer,j’aisoifdescience.–Tout!»ditl’abbé.Eneffet,dèslesoir,lesdeuxprisonniersarrêtèrentunpland’éducationquicommençades’exécuterle

lendemain.Dantès avait unemémoire prodigieuses une facilité de conception extrême : la dispositionmathématiquedesonespritlerendaitapteàtoutcomprendreparlecalcul,tandisquelapoésiedumarincorrigeaittoutcequepouvaitavoirdetropmatérielladémonstrationréduiteàlasécheressedeschiffresouàlarectitudedeslignes;ilsavaitdéjà,d’ailleurs,l’italienetunpeuderomaïque,qu’ilavaitapprisdanssesvoyagesd’Orient.Aveccesdeuxlangues,ilcompritbientôtlemécanismedetouteslesautres,et,auboutdesixmois,ilcommençaitàparlerl’espagnol,l’anglaisetl’allemand.Commeill’avaitditàl’abbéFaria,soitqueladistractionqueluidonnaitl’étudeluitîntlieudeliberté,soitqu’ilfût,commenous l’avons vu déjà, rigide observateur de sa parole, il ne parlait plus de fuir, et les journéess’écoulaientpourluirapidesetinstructives.Auboutd’unan,c’étaitunautrehomme.Quantàl’abbéFaria,Dantèsremarquaque,malgréladistractionquesaprésenceavaitapportéeàsa

captivité, il s’assombrissait tous les jours. Une pensée incessante et éternelle paraissait assiéger sonesprit; il tombaitdansdeprofondesrêveries,soupiraitinvolontairement,selevaittoutàcoup,croisaitlesbrasetsepromenaitsombreautourdesaprison.Unjour,ils’arrêtatoutàcoupaumilieud’undecescerclescentfoisrépétésqu’ildécrivaitautourde

sachambre,ets’écria:«Ah!s’iln’yavaitpasdesentinelle!

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–Iln’yauradesentinellequ’autantquevouslevoudrezbien,repritDantèsquiavaitsuivisapenséeàtraverslaboîtedesoncerveaucommeàtraversuncristal.–Ah!jevousl’aidit,repritl’abbé,jerépugneàunmeurtre.–Etcependantcemeurtre,s’ilestcommis,leseraparl’instinctdenotreconservation,parunsentiment

dedéfensepersonnelle.–N’importe,jenesaurais.–Vousypensez,cependant?–Sanscesse,sanscesse,murmural’abbé.–Etvousaveztrouvéunmoyen,n’est-cepas?ditvivementDantès.–Oui,s’ilarrivaitqu’onpûtmettresurlagalerieunesentinelleaveugleetsourde.– Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune homme avec un accent de résolution qui

épouvantal’abbé.–Non,non!s’écria-t-il;impossible.»Dantèsvoulutleretenirsurcesujet,maisl’abbésecoualatêteetrefusaderépondredavantage.Troismoiss’écoulèrent.«Êtes-vousfort?»demandaunjourl’abbéàDantès.Dantès,sansrépondre,pritleciseau,letorditcommeunferàchevaletleredressa.«Vousengageriez-vousànetuerlasentinellequ’àladernièreextrémité?–Oui,surl’honneur.–Alors,ditl’abbé,nouspourronsexécuternotredessein.–Etcombiennousfaudra-t-ildetempspourl’exécuter?–Unan,aumoins.–Maisnouspourrionsnousmettreautravail?–Toutdesuite.–Oh!voyezdonc,nousavonsperduunan,s’écriaDantès.–Trouvez-vousquenousl’ayonsperdu?ditl’abbé.–Oh!pardon,pardon,s’écriaEdmondrougissant.–Chut!ditl’abbé,l’hommen’estjamaisqu’unhomme;etvousêtesencoreundesmeilleursquej’aie

connus.Tenez,voicimonplan.»L’abbémontraalorsàDantèsundessinqu’ilavait tracé :c’était leplandesachambre,decellede

Dantèsetducorridorquijoignaitl’uneàl’autre.Aumilieudecettegalerie,ilétablissaitunboyaupareilà celui qu’on pratique dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous la galerie où sepromenait la sentinelle ;une foisarrivés là, ilspratiquaientune largeexcavation,descellaientunedesdallesquiformaientleplancherdelagalerie;ladalle,àunmomentdonné,s’enfonçaitsouslepoidsdusoldat, qui disparaissait englouti dans l’excavation ; Dantès se précipitait sur lui aumoment où, toutétourdidesachute,ilnepouvaitsedéfendre,leliait,lebâillonnait,ettousdeuxalors,passantparunedesfenêtresdecettegalerie,descendaientlelongdelamurailleextérieureàl’aidedel’échelledecordeetsesauvaient.Dantèsbattitdesmainsetsesyeuxétincelèrentdejoie;ceplanétaitsisimplequ’ildevaitréussir.Lemêmejour,lesmineurssemirentàl’ouvrageavecd’autantplusd’ardeurquecetravailsuccédaità

un longrepos,etnefaisait, selon touteprobabilitéquecontinuer lapensée intimeetsecrètedechacund’eux.Rien ne les interrompait que l’heure à laquelle chacun d’eux était forcé de rentrer chez soi pour

recevoirlavisitedugeôlier.Ilsavaient,aureste,prisl’habitudededistinguer,aubruitimperceptibledespas,lemomentoùcethommedescendait,etjamaisnil’unnil’autrenefutprisàl’improviste.Laterrequ’ilsextrayaientdelanouvellegalerie,etquieûtfiniparcomblerl’anciencorridor,étaitjetéepetitàpetit,etavecdesprécautionsinouïes,parl’uneoul’autredesdeuxfenêtresducachotdeDantèsoudu

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cachotdeFaria:onlapulvérisaitavecsoin,etleventdelanuitl’emportaitauloinsansqu’ellelaissâtdetraces.Plusd’unansepassaàce travailexécutéavecunciseau,uncouteauetun levierdeboispour tous

instruments ; pendant cette année, et tout en travaillant, Faria continuait d’instruireDantès, lui parlanttantôtunelangue,tantôtuneautre,luiapprenantl’histoiredesnationsetdesgrandshommesquilaissentdetempsentempsderrièreeuxunedecestraceslumineusesqu’onappellelagloire.L’abbé,hommedumonde et du grandmonde, avait en outre, dans sesmanières, une sorte demajestémélancolique dontDantès,grâceàl’espritd’assimilationdontlanaturel’avaitdoué,sutextrairecettepolitesseélégantequiluimanquaitetcesfaçonsaristocratiquesquel’onn’acquiertd’habitudequeparlefrottementdesclassesélevéesoulasociétédeshommessupérieurs.Au bout de quinzemois, le trou était achevé ; l’excavation était faite sous la galerie ; on entendait

passeretrepasserlasentinelle,etlesdeuxouvriers,quiétaientforcésd’attendreunenuitobscureetsanslunepourrendreleurévasionpluscertaineencore,n’avaientplusqu’unecrainte:c’étaitdevoirlesoltrophâtifs’effondrerdelui-mêmesouslespiedsdusoldat.Onobviaàcetinconvénientenplaçantuneespècedepetitepoutre,qu’onavaittrouvéedanslesfondationscommeunsupport.Dantèsétaitoccupéàla placer, lorsqu’il entendit tout à coup l’abbé Faria, resté dans la chambre du jeune homme, où ils’occupaitdesoncôtéàaiguiserunechevilledestinéeàmaintenirl’échelledecorde,quil’appelaitavecunaccentdedétresse.Dantèsrentravivement,etaperçutl’abbé,deboutaumilieudelachambre,pâle,lasueuraufrontetlesmainscrispées.«Oh!monDieu!s’écriaDantès,qu’ya-t-il,etqu’avez-vousdonc?–Vite,vite!ditl’abbé,écoutez-moi.»DantèsregardalevisagelividedeFaria,sesyeuxcernésd’uncerclebleuâtre,seslèvresblanches,ses

cheveuxhérissés;et,d’épouvante,illaissatomberàterreleciseauqu’iltenaitàlamain.«Maisqu’ya-t-ildonc?s’écriaEdmond.–Jesuisperdu!ditl’abbéécoutez-moi.Unmalterrible,mortelpeut-être,vamesaisir;l’accèsarrive,

jelesens:déjàj’enfusatteintl’annéequiprécédamonincarcération.Àcemaliln’estqu’unremède,jevaisvousledire:courezvitechezmoi,levezlepieddulit;cepiedestcreux,vousytrouverezunpetitflaconàmoitiépleind’uneliqueurrouge,apportez-le;ouplutôt,non,non,jepourraisêtresurprisici;aidez-moiàrentrerchezmoipendantquej’aiencorequelquesforces.Quisaitcequivaarriverletempsquedureral’accès?Dantès,sansperdrelatête,bienquelemalheurquilefrappaitfûtimmense,descenditdanslecorridor,

traînantsonmalheureuxcompagnonaprèslui,etleconduisant,avecunepeineinfinie,jusqu’àl’extrémitéopposée,seretrouvadanslachambredel’abbéqu’ildéposasursonlit.«Merci,ditl’abbé,frissonnantdetoussesmembrescommes’ilsortaitd’uneeauglacée.Voicilemal

quivient, jevais tomberencatalepsie ;peut-êtreneferai-jepasunmouvement,peut-êtrenejetterai-jepasuneplainte;maispeut-êtreaussij’écumerai,jemeraidirai,jecrierai;tâchezquel’onn’entendepasmescris,c’est l’important,caralorspeut-êtremechangerait-ondechambre,etnousserionsséparésàtout jamais. Quand vous me verrez immobile, froid et mort, pour ainsi dire, seulement à cet instant,entendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le couteau, faites couler dansma bouche huit à dixgouttesdecetteliqueur,etpeut-êtrereviendrai-je.–Peut-être?s’écriadouloureusementDantès.–Àmoi!àmoi!s’écrial’abbé,jeme…jemem…»L’accèsfutsisubitetsiviolentquelemalheureuxprisonnierneputmêmeacheverlemotcommencé;

unnuagepassasursonfront,rapideetsombrecommelestempêtesdelamer;lacrisedilatasesyeux,torditsabouche,empourprasesjoues;ils’agita,écuma,rugit;maisainsiqu’ill’avaitrecommandélui-même,Dantèsétouffasescrissoussacouverture.Celaduradeuxheures.Alors,plusinertequ’unemasse,pluspâleetplusfroidquelemarbre,plusbriséqu’unroseaufouléauxpieds,iltomba,seraiditencore

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dans une dernière convulsion et devint livide.Edmond attendit que cettemort apparente eût envahi lecorpsetglacéjusqu’aucœur;alorsilpritlecouteau,introduisitlalameentrelesdents,desserraavecunepeine infinie lesmâchoirescrispées,compta l’uneaprès l’autredixgouttesde la liqueur rouge,etattendit. Une heure s’écoula sans que le vieillard fît lemoindremouvement. Dantès craignait d’avoirattendutroptard,etleregardait,lesdeuxmainsenfoncéesdanssescheveux.Enfinunelégèrecolorationparutsursesjoues;sesyeux,constammentrestésouvertsetatones,reprirentleurregard,unfaiblesoupirs’échappadesabouche,ilfitunmouvement.«Sauvé!sauvé!»s’écriaDantès.Lemaladenepouvaitpointparlerencore,maisilétenditavecuneanxiétévisiblelamainverslaporte.

Dantèsécouta,etentenditlespasdugeôlier:ilallaitêtreseptheuresetDantèsn’avaitpaseuleloisirdemesurerletemps.Le jeunehommebonditvers l’ouverture,s’yenfonça, replaça ladalleau-dessusdesa tête,et rentra

chezlui.Uninstantaprès,saportes’ouvritàsontour,etlegeôlier,commed’habitude,trouvaleprisonnierassis

sursonlit.À peine eut-il le dos tourné, à peine le bruit des pas se fut-il perdu dans le corridor, queDantès,

dévoréd’inquiétude,repritsanssongeràmanger, lecheminqu’ilvenaitdefaire,et,soulevant ladalleavecsatête,etrentradanslachambredel’abbé.Celui-ciavaitreprisconnaissance,maisilétaittoujoursétendu,inerteetsansforce,sursonlit.«Jenecomptaisplusvousrevoir,dit-ilàDantès.–Pourquoicela?demandalejeunehomme;comptiez-vousdoncmourir?–Non;maistoutestprêtpourvotrefuite,etjecomptaisquevousfuiriez.»Larougeurdel’indignationcoloralesjouesdeDantès.«Sansvous!s’écria-t-il;m’avez-vousvéritablementcrucapabledecela?–Àprésent, je vois que jem’étais trompé, dit lemalade.Ah ! je suis bien faible, bienbrisé, bien

anéanti.–Courage,vosforcesreviendront»,ditDantès,s’asseyantprèsdulitdeFariaetluiprenantlesmains.

L’abbésecoualatête.« La dernière fois, dit-il, l’accès dura une demi-heure, après quoi j’eus faim et me relevai seul ;

aujourd’hui,jenepuisremuernimajambenimonbrasdroit;matêteestembarrassée,cequiprouveunépanchementaucerveau.Latroisièmefois,j’enresteraiparalyséentièrementoujemourraisurlecoup.–Non,non, rassurez-vous,vousnemourrezpas ;ce troisièmeaccès,s’ilvousprend,vous trouvera

libre.Nousvoussauveronscommecette fois,etmieuxquecette fois,carnousaurons tous lessecoursnécessaires.–Monami,dit levieillard,nevousabusezpas, lacrisequivientdesepasserm’acondamnéàune

prisonperpétuelle:pourfuir,ilfautpouvoirmarcher.–Ehbien,nousattendronshuitjours,unmois,deuxmois,s’illefaut;danscetintervalle,vosforces

reviendront;toutestpréparépournotrefuite,etnousavonslalibertéd’enchoisirl’heureetlemoment.Lejouroùvousvoussentirezassezdeforcespournager,ehbien,cejour-là,nousmettronsnotreprojetàexécution.–Jenenageraiplus,ditFaria,cebrasestparalysé,nonpaspourunjour,maisàjamais.Soulevez-le

vous-même,etvoyezcequ’ilpèse.»Lejeunehommesoulevalebras,quiretombainsensible.Ilpoussaunsoupir.«Vousêtesconvaincu,maintenant,n’est-cepas,Edmond?ditFaria;croyez-moi,jesaiscequejedis:

depuislapremièreattaquequej’aieeuedecemal,jen’aipascesséd’yréfléchir.Jel’attendais,carc’estun héritage de famille ;mon père estmort à la troisième crise,mon aïeul aussi. Lemédecin quim’acomposécetteliqueur,etquin’estautrequelefameuxCabanis,m’apréditlemêmesort.

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–Lemédecinsetrompe,s’écriaDantès;quantàvotreparalysie,ellenemegênepas,jevousprendraisurmesépaulesetjenageraienvoussoutenant.–Enfant,ditl’abbé,vousêtesmarin,vousêtesnageur,vousdevezparconséquentsavoirqu’unhomme

chargéd’unfardeaupareilneferaitpascinquantebrassesdanslamer.Cessezdevouslaisserabuserpardeschimèresdontvotreexcellentcœurn’estpasmêmeladupe:jeresteraidoncicijusqu’àcequesonnel’heure dema délivrance, qui ne peut plus êtremaintenant que celle de lamort.Quant à vous, fuyez,partez!Vousêtesjeune,adroitetfort,nevousinquiétezpasdemoi,jevousrendsvotreparole.–C’estbien,ditDantès.Ehbien,alors,moiaussi,jeresterai.»Puis,selevantetétendantunemainsolennellesurlevieillard:«ParlesangduChrist,jejuredenevousquitterqu’àvotremort!»Faria considéra ce jeune homme si noble, si simple, si élevé, et lut sur ses traits, animés par

l’expressiondudévouementlepluspur,lasincéritédesonaffectionetlaloyautédesonserment.«Allonsditlemalade,j’accepte,merci.»Puis,luitendantlamain:«Vousserezpeut-êtrerécompensédecedévouementsidésintéressé,luidit-il;maiscommejenepuis

etquevousnevoulezpaspartir,ilimportequenousbouchionslesouterrainfaitsouslagalerie:lesoldatpeutdécouvrirenmarchantlasonoritédel’endroitminé,appelerl’attentiond’uninspecteur,etalorsnousserionsdécouvertsetséparés.Allezfairecettebesogne,danslaquellejenepuisplusmalheureusementvous aider ; employez-y toute la nuit, s’il le faut, et ne revenez que demainmatin après la visite dugeôlier,j’auraiquelquechosed’importantàvousdire.»Dantèspritlamaindel’abbé,quilerassuraparunsourire,etsortitaveccetteobéissanceetcerespect

qu’ilavaitvouésàsonvieilami.

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XVIII–Letrésor.

LorsqueDantèsrentralelendemainmatindanslachambredesoncompagnondecaptivité,iltrouvaFariaassis,levisagecalme.Souslerayonquiglissaitàtraversl’étroitefenêtredesacellule,iltenaitouvertdanssamaingauche,

laseule,onselerappelle,dontl’usageluifûtresté,unmorceaudepapier,auquell’habituded’êtrerouléenunmincevolumeavaitimprimélaformed’uncylindrerebelleàs’étendre.IlmontrasansriendirelepapieràDantès.«Qu’est-cecela?demandacelui-ci.–Regardezbien,ditl’abbéensouriant.–Jeregardedetousmesyeux,ditDantès,etjenevoisrienqu’unpapieràdemibrûlé,etsurlequel

sonttracésdescaractèresgothiquesavecuneencresingulière.–Cepapier,monami,ditFaria,est,jepuisvoustoutavouermaintenant,puisquejevousaiéprouvé,ce

papier,c’estmontrésor,dontàcompterd’aujourd’huilamoitiévousappartient.»Unesueur froidepassa sur le frontdeDantès. Jusqu’àce jour, etpendantquelespacede temps ! il

avaitévitédeparleravecFariadecetrésor,sourcedel’accusationdefoliequipesaitsurlepauvreabbé; avec sa délicatesse instinctive, Edmond avait préféré ne pas toucher cette corde douloureusementvibrante;et,desoncôté,Farias’étaittu.Ilavaitprislesilenceduvieillardpourunretouràlaraison;aujourd’hui, ces quelquesmots, échappés à Faria après une crise si pénible, semblaient annoncer unegraverechuted’aliénationmentale.«Votretrésor?»balbutiaDantès.Fariasourit.«Oui,dit-il;entoutpointvousêtesunnoblecœur,Edmond,etjecomprends,àvotrepâleuretàvotre

frisson,cequisepasseenvousencemoment.Non,soyeztranquille,jenesuispasfou.Cetrésorexiste,Dantès, et s’il ne m’a pas été donné de le posséder, vous le posséderez, vous : personne n’a voulum’écouternimecroireparcequ’onmejugeait fou;maisvous,quidevezsavoirquejene lesuispas,écoutez-moi,etvousmecroirezaprèssivousvoulez.–Hélas!murmuraEdmondenlui-même,levoilàretombé!cemalheurmemanquait.»Puistouthaut:«Monami,dit-ilàFaria,votreaccèsvousapeut-êtrefatigué,nevoulez-vouspasprendreunpeude

repos ?Demain, si vous le désirez, j’entendrai votre histoire,mais aujourd’hui je veux vous soigner,voilàtout.D’ailleurs,continua-t-ilensouriant,untrésor,est-cebienpressépournous?–Fortpressé,Edmond!répondit levieillard.Quisaitsidemain,après-demainpeut-être,n’arrivera

pasletroisièmeaccès?Songezquetoutseraitfinialors!Oui,c’estvrai,souventj’aipenséavecunamerplaisir à ces richesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui mepersécutaient:cetteidéemeservaitdevengeance,etjelasavouraislentementdanslanuitdemoncachotetdansledésespoirdemacaptivité.Maisàprésentquej’aipardonnéaumondepourl’amourdevous,maintenantque jevousvois jeuneetpleind’avenir,maintenantque jesongeà toutcequipeut résulterpourvousdebonheur à la suited’unepareille révélation, je frémisdu retard, et je trembledenepasassureràunpropriétairesidignequevousl’êteslapossessiondetantderichessesenfouies.»Edmonddétournalatêteensoupirant.«Vouspersistezdansvotreincrédulité,Edmond,poursuivitFaria,mavoixnevousapointconvaincu?

Jevoisqu’ilvousfautdespreuves.Ehbien,lisezcepapierquejen’aimontréàpersonne.–Demain,monami,ditEdmond répugnant à seprêter à la folieduvieillard ; je croyaisqu’il était

convenuquenousneparlerionsdecelaquedemain.–Nousn’enparleronsquedemain,maislisezcepapieraujourd’hui.

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–Nel’irritonspoint»,pensaEdmond.Et, prenant ce papier, dont la moitié manquait, consumée qu’elle avait été sans doute par quelque

accident,illut.Cetrésorquipeutmonteràdeuxd’écusromainsdansl’anglelepluséldelasecondeouverture,lequeldéclareluiappartenirentouteprotier25avril149«Ehbien,ditFariaquandlejeunehommeeutfinisalecture.–MaisréponditDantès,jenevoislàquedeslignestronquées,desmotssanssuite;lescaractèressont

interrompusparl’actiondufeuetrestentinintelligibles.–Pourvous,monami,quileslisezpourlapremièrefois,maispaspourmoiquiaipâlidessuspendant

biendesnuits,quiaireconstruitchaquephrase,complétéchaquepensée.–Etvouscroyezavoirtrouvécesenssuspendu?–J’ensuissûr,vousenjugerezvous-même;maisd’abordécoutezl’histoiredecepapier.–Silence!s’écriaDantès…Despas!…Onapproche…jepars…Adieu!»EtDantès,heureuxd’échapperàl’histoireetàl’explicationquin’eussentpasmanquédeluiconfirmer

lemalheurdesonami,seglissacommeunecouleuvreparl’étroitcouloir,tandisqueFariarenduàunesorted’activitéparlaterreur,repoussaitdupiedladallequ’ilrecouvraitd’unenatteafindecacherauxyeuxlasolutiondecontinuitéqu’iln’avaitpaseuletempsdefairedisparaître.C’étaitlegouverneurqui,ayantapprisparlegeôlierl’accidentdeFaria,venaits’assurerparlui-même

desagravité.Farialereçutassis,évitatoutgestecompromettant,etparvintàcacheraugouverneurlaparalysiequi

avaitdéjàfrappédemortlamoitiédesapersonne.Sacrainteétaitquelegouverneur,touchédepitiépourlui,nelevoulûtmettredansuneprisonplussaineetneleséparâtainsidesonjeunecompagnon;maisiln’enfutheureusementpasainsi,etlegouverneurseretiraconvaincuquesonpauvrefou,pourlequelilressentaitaufondducœurunecertaineaffection,n’étaitatteintqued’uneindispositionlégère.Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et la tête dans ses mains, essayait de rassembler ses

pensées ; tout était si raisonné, si grand et si logique dans Faria depuis qu’il le connaissait, qu’il nepouvaitcomprendrecettesuprêmesagessesur tous lespointsalliéeà ladéraisonsurunseul :était-ceFariaquisetrompaitsursontrésor,était-cetoutlemondequisetrompaitsurFaria?Dantès restachez lui toute la journée,n’osant retournerchez sonami. Il essayaitde reculerainsi le

momentoùilacquerraitlacertitudequel’abbéétaitfou.Cetteconvictiondevaitêtreeffroyablepourlui.Maisvers lesoir,après l’heurede lavisiteordinaire,Faria,nevoyantpasrevenir le jeunehomme,

essayadefranchirl’espacequileséparaitdelui.Edmondfrissonnaenentendantleseffortsdouloureuxquefaisait levieillardpourse traîner :sa jambeétait inerte,et ilnepouvaitpluss’aiderdesonbras.Edmondfutobligédel’attireràlui,cariln’eûtjamaispusortirseulparl’étroiteouverturequidonnaitdanslachambredeDantès.« Me voici impitoyablement acharné à votre poursuite, dit-il avec un sourire rayonnant de

bienveillance.Vousaviezcrupouvoiréchapperàmamagnificence,maisiln’enserarien.Écoutezdonc.»Edmondvitqu’ilnepouvaitreculer;ilfitasseoirlevieillardsursonlit,etseplaçaprèsdeluisurson

escabeau.«Voussavez,ditl’abbé,quej’étaislesecrétaire,lefamilier,l’amiducardinalSpada,ledernierdes

princesdecenom.Jedoisàcedigneseigneurtoutcequej’aigoûtédebonheurencettevie.Iln’étaitpasrichebienquelesrichessesdesafamillefussentproverbialesetquej’aieentendudiresouvent:Riche

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commeunSpada.Maislui,commelebruitpublic,vivaitsurcetteréputationd’opulence.Sonpalaisfutmonparadis.J’instruisissesneveux,quisontmorts,etlorsqu’ilfutseulaumonde,jeluirendis,parundévouementabsoluàsesvolontés,toutcequ’ilavaitfaitpourmoidepuisdixans.« La maison du cardinal n’eut bientôt plus de secrets pour moi ; j’avais vu souvent Monseigneur

travailler à compulser des livres antiques et fouiller avidement dans la poussière des manuscrits defamille.Unjourquejeluireprochaissesinutilesveillesetl’espèced’abattementquilessuivait, ilmeregardaensouriantamèrementetm’ouvritunlivrequiestl’histoiredelavilledeRome.Là,auvingtièmechapitredelaViedupapeAlexandreVI,ilyavaitleslignessuivantes,quejen’aipujamaisoublier:«Lesgrandesguerresde laRomagneétaient terminées.CésarBorgia,quiavaitachevésaconquête,

avaitbesoind’argentpouracheterl’Italietoutentière.Lepapeavaitégalementbesoind’argentpourenfiniravecLouisXII,roideFrance,encoreterriblemalgrésesderniersrevers.Ils’agissaitdoncdefaireunebonnespéculation,cequidevenaitdifficiledanscettepauvreItalieépuisée.«SaSaintetéeutuneidée.Ellerésolutdefairedeuxcardinaux.«EnchoisissantdeuxdesgrandspersonnagesdeRome,deuxrichessurtout,voicicequirevenaitau

Saint-Pèredelaspéculation:d’abordilavaitàvendrelesgrandeschargesetlesemploismagnifiquesdontcesdeuxcardinauxétaientenpossession;enoutre,ilpouvaitcomptersurunprixtrèsbrillantdelaventedecesdeuxchapeaux.«Ilrestaitunetroisièmepartdespéculation,quivaapparaîtrebientôt.«LepapeetCésarBorgiatrouvèrentd’abordlesdeuxcardinauxfuturs:c’étaitJeanRospigliosi,qui

tenaitàluiseulquatredesplushautesdignitésduSaint-Siège,puisCésarSpada,l’undesplusnoblesetdes plus riches Romains. L’un et l’autre sentaient le prix d’une pareille faveur du pape. Ils étaientambitieux.Ceux-làtrouvés,Césartrouvabientôtdesacquéreurspourleurscharges.«IlrésultaqueRospigliosietSpadapayèrentpourêtrecardinaux,etquehuitautrespayèrentpourêtre

cequ’étaientauparavant lesdeuxcardinauxdecréationnouvelle. Ilentrahuitcentmilleécusdans lescoffresdesspéculateurs.« Passons à la dernière partie de la spéculation, il est temps. Le pape ayant comblé de caresses

RospigliosietSpada,leurayantconférélesinsignesducardinalat,sûrqu’ilsavaientdû,pouracquitterladettenonfictivedeleurreconnaissance,rapprocheretréaliserleurfortunepoursefixeràRome,lepapeetCésarBorgiainvitèrentàdînercesdeuxcardinaux.«Cefutlesujetd’unecontestationentreleSaint-Pèreetsonfils:Césarpensaitqu’onpouvaituserde

l’un de cesmoyens qu’il tenait toujours à la disposition de ses amis intimes, savoir : d’abord, de lafameuseclefaveclaquelleonpriaitcertainesgensd’allerouvrircertainearmoire.Cetteclefétaitgarnied’une petite pointe de fer, négligence de l’ouvrier. Lorsqu’on forçait pour ouvrir l’armoire, dont laserrureétaitdifficile,onsepiquaitaveccettepetitepointe,et l’onenmourait le lendemain. Ilyavaitaussi labagueà têtede lion,queCésarpassait à sondoigt lorsqu’ildonnaitdecertainespoignéesdemain.Lelionmordaitl’épidermedecesmainsfavorisées,etlamorsureétaitmortelleauboutdevingt-quatreheures.«Césarproposadoncàsonpère,soitd’envoyerlescardinauxouvrirl’armoire,soitdeleurdonnerà

chacununecordialepoignéedemain,maisAlexandreVIluirépondit:« –Ne regardons pas à un dîner quand il s’agit de ces excellents cardinaux Spada et Rospigliosi.

Quelque chose me dit que nous regagnerons cet argent-là. D’ailleurs, vous oubliez, César, qu’uneindigestionsedéclaretoutdesuite,tandisqu’unepiqûreouunemorsuren’aboutissentqu’aprèsunjouroudeux.«Césarserenditàceraisonnement.Voilàpourquoilescardinauxfurentinvitésàcedîner.«OndressalecouvertdanslavignequepossédaitlepapeprèsdeSaint-Pierre-ès-Liens,charmante

habitationquelescardinauxconnaissaientbienderéputation.«Rospigliosi, toutétourdide sadigniténouvelle, apprêta sonestomacet sameilleuremine.Spada,

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hommeprudentetquiaimaituniquementsonneveu, jeunecapitainede laplusbelleespérance,pritdupapier,uneplume,etfitsontestament.«Ilfitdireensuiteàceneveudel’attendreauxenvironsdelavigne,maisilparaîtqueleserviteurne

letrouvapas.«Spadaconnaissaitlacoutumedesinvitations.Depuisquelechristianisme,éminemmentcivilisateur,

avaitapportésesprogrèsdansRome,cen’étaitplusuncenturionquiarrivaitdelapartdutyranvousdire:«Césarveutquetumeures»;maisc’étaitunlégatalatere,quivenait,labouchesouriante,vousdiredelapartdupape:«SaSaintetéveutquevousdîniezavecelle.»«SpadapartitverslesdeuxheurespourlavignedeSaint-Pierre-ès-Liens; lepapel’yattendait.La

premièrefigurequifrappalesyeuxdeSpadafutcelledesonneveutoutparé,toutgracieux,auquelCésarBorgiaprodiguait les caresses.Spadapâlit ; etCésar,qui luidécochaun regardpleind’ironie, laissavoirqu’ilavaittoutprévu,quelepiègeétaitbiendressé.«Ondîna.Spadan’avaitpuquedemanderàsonneveu:«Avez-vousreçumonmessage?»Leneveu

réponditquenonetcompritparfaitement lavaleurdecettequestion: ilétait troptard,car ilvenaitdeboireunverred’excellentvinmisàpartpourluiparlesommelierdupape.Spadavitaumêmemomentapprocheruneautrebouteilledontonluioffrit libéralement.Uneheureaprès,unmédecinlesdéclaraittous deux empoisonnés par desmorilles vénéneuses, Spadamourait sur le seuil de la vigne, le neveuexpiraitàsaporteenfaisantunsignequesafemmenecompritpas.« Aussitôt César et le pape s’empressèrent d’envahir l’héritage, sous prétexte de rechercher les

papiersdesdéfunts.Maisl’héritageconsistaitenceci:unmorceaudepapiersurlequelSpadaavaitécrit:«Jelègueàmonneveubien-aimémescoffres,meslivres,parmilesquelsmonbeaubréviaireàcoins

d’or,désirantqu’ilgardecesouvenirdesononcleaffectionné.« Les héritiers cherchèrent partout, admirèrent le bréviaire, firent main basse sur les meubles et

s’étonnèrentqueSpada,l’hommeriche,fûteffectivementleplusmisérabledesoncles;detrésors,aucun:sicen’estdestrésorsdesciencerenfermésdanslabibliothèqueetleslaboratoires.«Cefuttout.Césaretsonporecherchèrent,fouillèrentetespionnèrent,onnetrouvarien,oudumoins

très peu de chose : pour unmillier d’écus, peut-être, d’orfèvrerie, et pour autant à peu près d’argentmonnayé;maisleneveuavaiteuletempsdedireenrentrantàsafemme:«Cherchezparmilespapiersdemononcle,ilyauntestamentréel.«Oncherchaplusactivementencorepeut-êtrequen’avaientfaitlesaugusteshéritiers.Cefutenvain:

ilrestadeuxpalaisetunevignederrièrelePalatin.Maisàcetteépoquelesbiensimmobiliersavaientunevaleurmédiocre;lesdeuxpalaisetlavignerestèrentàlafamille,commeindignesdelarapacitédupapeetdesonfils.«Lesmoisetlesannéess’écoulèrent.AlexandreVImourutempoisonné,voussavezparquelleméprise

;César, empoisonné enmême temps que lui, en fut quitte pour changer de peau commeun serpent, etrevêtirunenouvelleenveloppeoùlepoisonavaitlaissédestachespareillesàcellesquel’onvoitsurlafourruredutigre ;enfin,forcédequitterRome, ilallasefaire tuerobscurémentdansuneescarmouchenocturneetpresqueoubliéeparl’histoire.«Après lamort dupape, après l’exil de son fils, on s’attendait généralement àvoir reprendre à la

familleletrainprincierqu’ellemenaitdutempsducardinalSpada;maisiln’enfutpasainsi.LesSpadarestèrentdansuneaisancedouteuse,unmystèreéternelpesasurcettesombreaffaire,etlebruitpublicfutqueCésar,meilleurpolitiquequesonpère,avaitenlevéaupapelafortunedesdeuxcardinaux;jedisdesdeux,parcequelecardinalRospigliosi,quin’avaitprisaucuneprécaution,futdépouillécomplètement.«Jusqu’àprésent,interrompitFariaensouriant,celanevoussemblepastropinsensé,n’est-cepas?– Ô mon ami, dit Dantès, il me semble que je lis, au contraire, une chronique pleine d’intérêt.

Continuez,jevousprie.

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–Jecontinue:«La famille s’accoutumaà cette obscurité.Les années s’écoulèrent ; parmi les descendants les uns

furentsoldats,lesautresdiplomates;ceux-cigensd’Église,ceux-làbanquiers;lesunss’enrichirent,lesautresachevèrentdese ruiner.J’arriveaudernierde la famille,àcelui-làdont je fus lesecrétaire,aucomtedeSpada.«Jel’avaisbiensouvententenduseplaindredeladisproportiondesafortuneavecsonrang,aussilui

avais-jedonnéleconseildeplacerlepeudebiensquiluirestaitenrentesviagères;ilsuivitceconseil,etdoublaainsisonrevenu.«Le fameuxbréviaire était restédans la famille, et c’était le comtedeSpadaqui lepossédait : on

l’avaitconservédepèreenfils,carlaclausebizarreduseultestamentqu’oneûtretrouvéenavaitfaitunevéritablereliquegardéeavecunesuperstitieusevénérationdanslafamille;c’étaitunlivreenluminédesplusbelles figuresgothiques,et sipesantd’or,qu’undomestique leportait toujoursdevant lecardinaldanslesjoursdegrandesolennité.«Àlavuedespapiersdetoutessortes,titres,contrats,parchemins,qu’ongardaitdanslesarchivesde

la famille etqui tousvenaientducardinal empoisonné, jememisàmon tour, commevingt serviteurs,vingt intendants,vingt secrétairesquim’avaientprécédé,àcompulser les liasses formidables :malgrél’activitéetlareligiondemesrecherches,jeneretrouvaiabsolumentrien.Cependantj’avaislu,j’avaismêmeécritunehistoireexacteetpresqueéphéméridiquede la familledesBorgia,dans le seulbutdem’assurersiunsupplémentdefortuneétaitsurvenuàcesprincesàlamortdemoncardinalCésarSpada,etjen’yavaisremarquéquel’additiondesbiensducardinalRospigliosi,soncompagnond’infortune.«J’étaisdoncàpeuprèssûrquel’héritagen’avaitprofiténiauxBorgianiàlafamille,maisétaitresté

sansmaître,commecestrésorsdescontesarabesquidormentauseindelaterresouslesregardsd’ungénie. Je fouillai, je comptai, je supputaimille etmille fois les revenus et les dépenses de la familledepuistroiscentsans:toutfutinutile,jerestaidansmonignorance,etlecomtedeSpadadanssamisère.«Monpatronmourut.Desarenteenviager ilavaitexceptésespapiersdefamille,sabibliothèque,

composéedecinqmillevolumes,etsonfameuxbréviaire.Ilmeléguatoutcela,avecunmillierd’écusromainsqu’ilpossédaitenargentcomptant,àlaconditionquejeferaisdiredesmessesanniversairesetquejedresseraisunarbregénéalogiqueetunehistoiredesamaison,cequejefisfortexactement…«Tranquillisez-vous,moncherEdmond,nousapprochonsdelafin.«En1807,unmoisavantmonarrestationetquinzejoursaprèslamortducomtedeSpada,le25du

moisdedécembre,vousallezcomprendretoutàl’heurecommentladatedecejourmémorableestrestéedans mon souvenir, je relisais pour la millième fois ces papiers que je coordonnais, car, le palaisappartenantdésormaisàunétranger,j’allaisquitterRomepourallerm’établiràFlorence,enemportantunedouzainedemillelivresquejepossédais,mabibliothèqueetmonfameuxbréviaire,lorsque,fatiguédecetteétudeassidue,maldisposéparundînerassezlourdquelj’avaisfait,jelaissaitombermatêtesurmesdeuxmainsetm’endormis:ilétaittroisheuresdel’après-midi.«Jemeréveillaicommelapendulesonnaitsixheures.« Je levai la tête, j’étais dans l’obscurité la plus profonde. Je sonnai pour qu’onm’apportât de la

lumière,personnenevint ; je résolusalorsdemeservirmoi-même.C’étaitd’ailleursunehabitudedephilosophequ’ilallaitmefalloirprendre.Jeprisd’unemainunebougietoutepréparée,etdel’autrejecherchai,àdéfautdesallumettesabsentesdeleurboîte,unpapierquejecomptaisallumeràundernierrestedeflammeau-dessusdufoyer;mais,craignantdansl’obscuritédeprendreunpapierprécieuxàlaplaced’unpapierinutile,j’hésitais,lorsquejemerappelaiavoirvu,danslefameuxbréviairequiétaitposésurlatableàcôtédemoi,unvieuxpapiertoutjauneparlehaut,quiavaitl’airdeservirdesignet,etquiavaittraversélessièclesmaintenuàsaplaceparlavénérationdeshéritiers.Jecherchai,entâtonnant,cettefeuilleinutile,jelatrouvai,jelatordis,et,laprésentantàlaflammemourante,jel’allumai.«Mais,sousmesdoigts,commeparmagie,àmesurequelefeumontait,jevisdescaractèresjaunâtres

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sortirdupapierblancetapparaîtresurlafeuille;alorslaterreurmeprit:jeserraidansmesmainslepapier,j’étouffailefeu,j’allumaidirectementlabougieaufoyer,jerouvrisavecuneindicibleémotionlalettrefroissée,etjereconnusqu’uneencremystérieuseetsympathiqueavaittracéceslettresapparentesseulementaucontactdelavivechaleur.Unpeuplusdutiersdupapieravaitétéconsuméparlaflamme:c’est ce papier que vous avez lu cematin ; relisez-le,Dantès ; puis quand vous l’aurez relu, je vouscompléterai,moi,lesphrasesinterrompuesetlesensincomplet.»EtFaria,interrompant,offritlepapieràDantèsqui,cettefois,relutavidementlesmotssuivantstracés

avecuneencrerousse,pareilleàlarouille:Cejourd’hui25avril1498,ayAlexandreVI,etcraignantque,nonilneveuillehériterdemoietnemeréetBentivoglio,mortsempoisonnés,monlégataireuniversel,quej’aienfpourl’avoirvisitéavecmoi,c’est-à-diredansîledeMonte-Cristo,toutcequejeposreries,diamants,bijoux;queseulpeutmonteràpeuprèsàdeuxmiltrouveraayantlevélavingtièmerochcriquedel’Estendroiteligne.Deuxouvertudanscesgrottes:letrésorestdansl’angleleplusélequeltrésorjeluilègueetcèdeentouseulhéritier.25avril1498CES«Maintenant,repritl’abbé,lisezcetautrepapier.»EtilprésentaàDantèsunesecondefeuilleavec

d’autresfragmentsdelignes.Dantèspritetlut:antétéinvitéàdînerparSaSaintetécontentdem’avoirfaitpayerlechapeau,servelesortdescardinauxCraparajedéclareàmonneveuGuidoSpada,ouidansunendroitqu’ilconnaîtlesgrottesdelapetitesédaisdelingots,d’ormonnayé,depierjeconnaisl’existencedecetrésor,quilionsd’écusromains,etqu’ile,àpartirdelapetiteresontétépratiquéesloignédeladeuxième,tepropriétécommeàmonAR†SPADAFarialesuivaitd’unœilardent.«Etmaintenant,dit-il, lorsqu’ileutvuqueDantèsenétaitarrivéà ladernière ligne,rapprochezles

deuxfragments,etjugezvous-même.»Dantèsobéit;lesdeuxfragmentsrapprochésdonnaientl’ensemblesuivant:«Cejourd’hui25avril1498,ay…antétéinvitéàdînerparSaSaintetéAlexandreVI,etcraignantque,

non…contentdem’avoirfaitpayerlechapeau,ilneveuillehériterdemoietnemeré…servelesortdescardinauxCraparaetBentivoglio,mortsempoisonnés,…jedéclareàmonneveuGuidoSpada,mon

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légataireuniversel,quej’aien…fouidansunendroitqu’ilconnaîtpourl’avoirvisitéavecmoi,c’est-à-dire dans… les grottes de la petite île deMonte-Cristo, tout ce que je pos… sédais de lingots, d’ormonnayé,pierreries,diamantsbijoux;queseul…jeconnais l’existencedecetrésorquipeutmonteràpeuprèsàdeuxmil…lionsd’écusromains,etqu’iltrouveraayantlevélavingtièmeroch…eàpartirdelapetitecriquedel’Estendroiteligne.Deuxouvertu…resontétépratiquéesdanscesgrottes:letrésorestdansl’angleleplusé…loignédeladeuxième,lequeltrésorjeluilègueetcèdeentou…tepropriété,commeàmonseulhéritier.«25avril1498

«CESAR…SPADA.»«Ehbien,comprenez-vousenfin?ditFaria.–C’étaitladéclarationducardinalSpadaetletestamentquel’oncherchaitdepuissilongtemps?dit

Edmondencoreincrédule.–Oui,millefoisoui.–Quil’areconstruiteainsi?–Moi,qui,àl’aidedufragmentrestant,aidevinéleresteenmesurantlalongueurdeslignesparcelle

du papier et en pénétrant dans le sens caché au moyen du sens visible, comme on se guide dans unsouterrainparunrestedelumièrequivientd’enhaut.–Etqu’avez-vousfaitquandvousavezcruavoiracquiscetteconviction?–J’aivoulupartiretjesuispartiàl’instantmême,emportantavecmoilecommencementdemongrand

travailsurl’unitéd’unroyaumed’Italie;maisdepuislongtempslapoliceimpériale,qui,danscetemps,aucontrairedecequeNapoléonavouludepuis,quandunfilsluifutné,voulaitladivisiondesprovinces,avait les yeux sur moi : mon départ précipité, dont elle était loin de deviner la cause, éveilla sessoupçons,etaumomentoùjem’embarquaisàPiombinojefusarrêté.«Maintenant,continuaFariaenregardantDantèsavecuneexpressionpresquepaternelle,maintenant,

monami,vousensavezautantquemoi:sinousnoussauvonsjamaisensemble,lamoitiédemontrésorestàvous;etsijemeursicietquevousvoussauviezseul,ilvousappartiententotalité.– Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor n’a-t-il pas dans ce monde quelque plus légitime

possesseurquenous?–Maisnon,rassurez-vous,lafamilleestéteintecomplètement;lederniercomtedeSpada,d’ailleurs,

m’afaitsonhéritier ;enmeléguantcebréviairesymboliqueilm’aléguécequ’ilcontenait ;non,non,tranquillisez-vous:sinousmettonslamainsurcettefortune,nouspourronsenjouirsansremords.–Etvousditesquecetrésorrenferme…–Deuxmillionsd’écusromains,treizemillionsàpeuprèsdenotremonnaie.–Impossible!ditDantèseffrayéparl’énormitédelasomme.–Impossible!etpourquoi?repritlevieillard.LafamilleSpadaétaitunedesplusvieillesetdesplus

puissantesfamillesduquinzièmesiècle.D’ailleurs,danscestempsoùtoutespéculationettouteindustrieétaient absentes, ces agglomérationsd’or et debijouxne sontpas rares, il y a encore aujourd’huidesfamilles romaines qui meurent de faim près d’un million en diamants et en pierreries transmis parmajorat,etauquelellesnepeuventtoucher.»Edmondcroyaitrêver:ilflottaitentrel’incrédulitéetlajoie.«Jen’aigardésilongtempslesecretavecvous,continuaFaria,d’abordquepourvouséprouver,et

ensuite pour vous surprendre ; si nous nous fussions évadés avant mon accès de catalepsie, je vousconduisaisàMonte-Cristo;maintenant,ajouta-t-ilavecunsoupir,c’estvousquim’yconduirez.Ehbien,Dantès,vousnemeremerciezpas?–Cetrésorvousappartient,monami,ditDantès,ilappartientàvousseul,etjen’yaiaucundroit:je

nesuispointvotreparent.–Vous êtesmon fils,Dantès ! s’écria le vieillard, vous êtes l’enfant dema captivité ;mon étatme

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condamnaitaucélibat :Dieuvousaenvoyéàmoipourconsolerà lafois l’hommequinepouvaitêtrepèreetleprisonnierquinepouvaitêtrelibre.»EtFariatenditlebrasquiluirestaitaujeunehommequisejetaàsoncouenpleurant.

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XIX–Letroisièmeaccès.

Maintenantquecetrésor,quiavaitétésilongtempsl’objetdesméditationsdel’abbé,pouvaitassurerlebonheuràvenirdeceluiqueFariaaimaitvéritablementcommesonfils,ilavaitencoredoublédevaleurà ses yeux ; tous les jours il s’appesantissait sur la quotité de ce trésor, expliquant à Dantès tout cequ’avectreizeouquatorzemillionsdefortuneunhommedansnostempsmodernespouvaitfairedebienàsesamis;etalorslevisagedeDantèsserembrunissait,carlesermentdevengeancequ’ilavaitfaitsereprésentaitàsapensée,etilsongeaitlui,combiendansnostempsmodernesaussiunhommeavectreizeouquatorzemillionsdefortunepouvaitfairedemalàsesennemis.L’abbé ne connaissait pas l’île deMonte-CristomaisDantès la connaissait : il avait souvent passé

devantcetteîle,situéeàvingt-cinqmillesdelaPianosa,entrelaCorseetl’îled’Elbe,etunefoismêmeilyavaitrelâché.Cetteîleétait,avaittoujoursétéetestencorecomplètementdéserte;c’estunrocherdeforme presque conique, qui semble avoir été poussé par quelque cataclysme volcanique du fond del’abîmeàlasurfacedelamer.Dantèsfaisaitleplandel’îleàFaria,etFariadonnaitdesconseilsàDantèssurlesmoyensàemployer

pourretrouverletrésor.MaisDantèsétaitloind’êtreaussienthousiasteetsurtoutaussiconfiantquelevieillard.Certes,ilétait

biencertainmaintenantqueFarian’étaitpasfou,etlafaçondontilétaitarrivéàladécouvertequiavaitfaitcroireàsafolieredoublaitencoresonadmirationpour lui ;maisaussi ilnepouvaitcroirequecedépôt en supposant qu’il eût existé, existât encore, et, quand il ne regardait pas le trésor commechimérique,illeregardaitdumoinscommeabsent.Cependant, comme si le destin eût voulu ôter aux prisonniers leur dernière espérance et leur faire

comprendre qu’ils étaient condamnés à une prison perpétuelle, un nouveau malheur les atteignit : lagalerieduborddelamer,quidepuislongtempsmenaçaitruine,avaitétéreconstruite;onavaitréparélesassises et bouché avec d’énormes quartiers de roc le trou déjà à demi comblé parDantès. Sans cetteprécaution,quiavaitétésuggérée,onselerappelle,aujeunehommeparl’abbé,leurmalheurétaitbienplus grand encore, car on découvrait leur tentative d’évasion, et on les séparait indubitablement : unenouvelleporte,plusforte,plusinexorablequelesautres,s’étaitdoncencorereferméesureux.« Vous voyez bien, disait le jeune homme avec une douce tristesse à Faria, que Dieu veut m’ôter

jusqu’au mérite de ce que vous appelez mon dévouement pour vous. Je vous ai promis de resteréternellementavecvous,etjenesuispluslibremaintenantdenepastenirmapromesse;jen’auraipasplusletrésorquevous,etnousnesortironsd’icinil’unnil’autre.Aureste,monvéritabletrésor,voyez-vous, mon ami, n’est pas celui qui m’attendait sous les sombres roches deMonte-Cristo, c’est votreprésence,c’estnotrecohabitationdecinqousixheuresparjour,malgrénosgeôliers;cesontcesrayonsd’intelligencequevousavezversésdansmoncerveau, ces languesquevousavez implantéesdansmamémoireetquiypoussentavectoutesleursramificationsphilologiques.Cessciencesdiversesquevousm’avez rendues si faciles par la profondeur de la connaissance que vous en avez et la netteté desprincipes où vous les avez réduites, voilà mon trésor, ami, voilà en quoi vous m’avez fait riche etheureux.Croyez-moietconsolez-vous,celavautmieuxpourmoiquedes tonnesd’oretdescaissesdediamants,nefussent-ellespasproblématiques,commecesnuagesquel’onvoitlematinflottersurlamer,quel’onprendpourdesterresfermes,etquis’évaporent,sevolatilisentets’évanouissentàmesurequ’ons’enapproche.Vous avoirprèsdemoi leplus longtempspossible, écoutervotrevoix éloquenteornermonesprit, retrempermonâme, faire toutemonorganisation capabledegrandes et terribles choses sijamais je suis libre, lesemplir sibienque ledésespoirauquel j’étaisprêtàme laisserallerquand jevousaiconnun’ytrouveplusdeplace,voilàmafortune,àmoi:celle-làn’estpointchimérique;jevousladoisbienvéritable,ettouslessouverainsdelaterre,fussent-ilsdesCésarBorgia,neviendraientpasà

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boutdemel’enlever.»Ainsi,cefurentpourlesdeuxinfortunés,sinond’heureuxjours,dumoinsdesjoursassezpromptement

écoulésquelesjoursquisuivirent.Faria,quipendantdesilonguesannéesavaitgardélesilencesurletrésor, en reparlaitmaintenantà touteoccasion.Comme il l’avaitprévu, il était restéparalysédubrasdroit et de la jambegauche, et avait àpeuprèsperdu tout espoir d’en jouir lui-même ;mais il rêvaittoujourspoursonjeunecompagnonunedélivranceouuneévasion,etilenjouissaitpourlui.Depeurquelalettrenefûtunjourégaréeouperdue,ilavaitforcéDantèsdel’apprendreparcœur,etDantèslasavaitdepuis le premier jusqu’au derniermot.Alors il avait détruit la seconde partie, certain qu’on pouvaitretrouver et saisir la première sans en deviner le véritable sens. Quelquefois, des heures entières sepassèrentpourFariaàdonnerdesinstructionsàDantès,instructionsquidevaientluiserviraujourdesaliberté.Alors, une fois libre, du jour, de l’heure, dumomentoù il serait libre, il nedevait plus avoirqu’une seule et unique pensée, gagner Monte-Cristo par un moyen quelconque, y rester seul sous unprétexte qui nedonnât point de soupçons, et, une fois là, une fois seul, tâcher de retrouver les grottesmerveilleuses et fouiller l’endroit indiqué. L’endroit indiqué, on se le rappelle, c’est l’angle le pluséloignédelasecondeouverture.Enattendant, lesheurespassaient, sinonrapides,dumoinssupportables.Faria,commenous l’avons

dit, sans avoir retrouvé l’usage de sa main et de son pied, avait reconquis toute la netteté de sonintelligence,etavaitpeuàpeu,outrelesconnaissancesmoralesquenousavonsdétaillées,apprisàsonjeune compagnon cemétier patient et sublime du prisonnier, qui de rien sait faire quelque chose. Ilss’occupaient donc éternellement, Faria de peur de se voir vieillir,Dantès de peur de se rappeler sonpassé presque éteint, et qui ne flottait plus au plus profond de sa mémoire que comme une lumièrelointaineégaréedanslanuit;toutallaitainsi,commedanscesexistencesoùlemalheurn’ariendérangéetquis’écoulentmachinalesetcalmessousl’œildelaProvidence.Mais, souscecalmesuperficiel, ily avaitdans le cœurdu jeunehomme,etdansceluiduvieillard

peut-être,biendesélansretenus,biendessoupirsétouffés,quisefaisaientjourlorsqueFariaétaitrestéseuletqu’Edmondétaitrentréchezlui.Unenuit,Edmondseréveillaensursaut,croyants’êtreentenduappeler.Ilouvritlesyeuxetessayadepercerlesépaisseursdel’obscurité.Sonnom,ouplutôtunevoixplaintivequiessayaitd’articulersonnom,arrivajusqu’àlui.Ilselevasursonlit,lasueurdel’angoisseaufront,etécouta.Plusdedoute,laplaintevenaitducachot

desoncompagnon.«GrandDieu!murmuraDantès;serait-ce…?»Etildéplaçasonlit,tiralapierre,s’élançadanslecorridoretparvintàl’extrémitéopposée;ladalle

étaitlevée.Àla lueurdecette lampe informeetvacillantedontnousavonsparlé,Edmondvit levieillardpâle,

debout encore et se cramponnant au bois de son lit. Ses traits étaient bouleversés par ces horriblessymptômes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient tant épouvanté lorsqu’ils étaient apparus pour lapremièrefois.«Ehbien,monamiditFaria résigné,vouscomprenez,n’est-cepas?et jen’aibesoindevous rien

apprendre!»Edmondpoussauncridouloureux,etperdantcomplètementlatête,ils’élançaverslaporteencriant:«Ausecours!ausecours!»Fariaeutencorelaforcedel’arrêterparlebras.« Silence ! dit-il, ou vous êtes perdu. Ne songeons plus qu’à vous mon ami, à vous rendre votre

captivitésupportableouvotrefuitepossible.Ilvousfaudraitdesannéespourrefaireseultoutcequej’aifait ici,etquiseraitdétruità l’instantmêmepar laconnaissancequenossurveillantsauraientdenotreintelligence.D’ailleurs,soyeztranquille,monami,lecachotquejevaisquitterneresterapaslongtemps

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vide : un autre malheureux viendra prendre ma place. À cet autre, vous apparaîtrez comme un angesauveur.Celui-làserapeut-êtrejeune,fortetpatientcommevous,celui-làpourravousaiderdansvotrefuite,tandisquejel’empêchais.Vousn’aurezplusunemoitiédecadavreliéeàvouspourvousparalysertousvosmouvements.Décidément,Dieufaitenfinquelquechosepourvous:ilvousrendplusqu’ilnevousôte,etilestbientempsquejemeure.»Edmondneputquejoindrelesmainsets’écrier:«Oh!monami,monami,taisez-vous!»Puisreprenantsaforceuninstantébranléeparcecoupimprévuetsoncouragepliéparlesparolesdu

vieillard:«Oh!dit-il,jevousaidéjàsauvéunefois,jevoussauveraibienuneseconde!»Etilsoulevalepieddulitetentiraleflaconencoreautierspleindelaliqueurrouge.«Tenez,dit-il ; ilen resteencore,decebreuvagesauveur.Vite,vite,dites-moicequ’il fautque je

fassecettefois;ya-tildesinstructionsnouvelles?Parlez,monami,j’écoute.– Iln’yapasd’espoir, réponditFariaensecouant la tête ;maisn’importe ;Dieuveutque l’homme

qu’ilacréé,etdanslecœurduquelilasiprofondémentenracinél’amourdelavie,fassetoutcequ’ilpourrapourconservercetteexistencesipénibleparfois,sichèretoujours.–Oh!oui,oui,s’écriaDantès,etjevoussauverai,vousdis-je!–Ehbien,essayezdonc! lefroidmegagne; jesenslesangquiafflueàmoncerveau;cethorrible

tremblementquifaitclaquermesdentsetsembledisjoindremesoscommenceàsecouertoutmoncorps;danscinqminuteslemaléclatera,dansunquartd’heureilneresteraplusdemoiqu’uncadavre.–Oh!s’écriaDantèslecœurnavrédedouleur.–Vousferezcommelapremièrefois,seulementvousn’attendrezpassilongtemps.Touslesressortsde

laviesontbienusésàcetteheure,et lamort,continua-t-ilenmontrantsonbrasetsa jambeparalysés,n’auraplusquelamoitiédelabesogneàfaire.Siaprèsm’avoirversédouzegouttesdanslabouche,aulieudedix,vousvoyezque jenerevienspas,alorsvousverserez le reste.Maintenant,portez-moisurmonlit,carjenepuisplusmetenirdebout.»Edmondpritlevieillarddanssesbrasetledéposasurlelit.«Maintenantami,ditFaria,seuleconsolationdemaviemisérable,vousquelecielm’adonnéunpeu

tard,maisenfinqu’ilm’adonné,présentinappréciableetdontjeleremercie;aumomentdemeséparerdevouspourjamais,jevoussouhaitetoutlebonheur,toutelaprospéritéquevousméritez:monfilsjevousbénis!»Lejeunehommesejetaàgenoux,appuyantsatêtecontrelelitduvieillard.«Maissurtout,écoutezbiencequejevousdisàcemomentsuprême:letrésordesSpadaexiste;Dieu

permetqu’iln’yaitpluspourmoinidistanceniobstacle.Jelevoisaufonddelasecondegrotte;mesyeux percent les profondeurs de la terre et sont éblouis de tant de richesses. Si vous parvenez à fuir,rappelez-vousque lepauvreabbéque tout lemondecroyait foune l’étaitpas.CourezàMonte-Cristo,profitezdenotrefortune,profitez-en,vousavezassezsouffert.»Unesecousseviolenteinterrompitlevieillard;Dantèsrelevalatête,ilvitlesyeuxquis’injectaientde

rouge:oneûtditqu’unevaguedesangvenaitdemonterdesapoitrineàsonfront.«Adieu!adieu!murmuralevieillardenpressantconvulsivementlamaindujeunehomme,adieu!–Oh!pasencore,pasencore!s’écriacelui-ci;nenousabandonnezpas,ômonDieu!secourez-le…à

l’aide…àmoi…–Silence!silence!murmuralemoribond,qu’onnenousséparepassivousmesauvez!–Vousavezraison.Oh!oui,oui,soyeztranquille,jevoussauverai!D’ailleurs,quoiquevoussouffriez

beaucoup,vousparaissezsouffrirmoinsquelapremièrefois.–Oh!détrompez-vous!jesouffremoins,parcequ’ilyaenmoimoinsdeforcepoursouffrir.Àvotre

âgeonafoidanslavie,c’estleprivilègedelajeunessedecroireetd’espérer,maislesvieillardsvoient

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plusclairementlamort.Oh!lavoilà…ellevient…c’estfini…mavueseperd…maraisons’enfuit…Votremain,Dantès!…adieu!…adieu!»Etserelevantparunderniereffortdanslequelilrassemblatoutessesfacultés.«Monte-Cristo!dit-il,n’oubliezpasMonte-Cristo!»Etilretombasursonlit.Lacrisefutterrible:desmembrestordus,despaupièresgonflées,uneécume

sanglante,uncorpssansmouvement,voilàcequirestasurcelitdedouleuràlaplacedel’êtreintelligentquis’yétaitcouchéuninstantauparavant.Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre qui faisait saillie et d’où sa lueur

tremblanteéclairaitd’unrefletétrangeetfantastiquecevisagedécomposéetcecorpsinerteetraidi.Lesyeuxfixés,ilattenditintrépidementlemomentd’administrerleremèdesauveur.Lorsqu’ilcrutlemomentarrivé,ilpritlecouteau,desserralesdents,quioffrirentmoinsderésistance

quelapremièrefois,comptal’uneaprèsl’autredixgouttesetattendit;lafiolecontenaitledoubleencoreàpeuprèsdecequ’ilavaitversé.Ilattenditdixminutes,unquartd’heure,unedemi-heure,riennebougea.Tremblant,lescheveuxroidis,

lefrontglacédesueur,ilcomptaitlessecondesparlesbattementsdesoncœur.Alorsilpensaqu’ilétaittempsd’essayerladernièreépreuve:ilapprochalafioledeslèvresviolettes

de Faria, et, sans avoir besoin de desserrer les mâchoires restées ouvertes, il versa toute la liqueurqu’ellecontenait.Leremèdeproduisituneffetgalvanique,unviolenttremblementsecoualesmembresduvieillard,ses

yeux se rouvrirent effrayants à voir, il poussa un soupir qui ressemblait à un cri, puis tout ce corpsfrissonnantrentrapeuàpeudanssonimmobilité.Lesyeuxseulsrestèrentouverts.Unedemi-heure,uneheure,uneheureetdemies’écoulèrent.Pendantcetteheureetdemied’angoisse,

Edmond,penchésursonami,lamainappliquéeàsoncœur,sentitsuccessivementcecorpsserefroidiretcecœuréteindresonbattementdeplusenplussourdetprofond.Enfinriennesurvécut;ledernierfrémissementducœurcessa,lafacedevintlivide,lesyeuxrestèrent

ouverts,maisleregardseternit.Ilétaitsixheuresdumatin,lejourcommençaitàparaître,etsonrayonblafard,envahissantlecachot,

faisaitpâlirlalumièremourantedelalampe.Desrefletsétrangespassaientsurlevisageducadavre,luidonnantdetempsentempsdesapparencesdevie.Tantqueduracetteluttedujouretdelanuit,Dantèsputdouterencore;maisdèsquelejoureutvaincu,ilcompritqu’ilétaitseulavecuncadavre.Alorsuneterreurprofondeetinvincibles’emparadelui;iln’osapluspressercettemainquipendait

horsdu lit, il n’osaplus arrêter sesyeux sur cesyeux fixes et blancsqu’il essayaplusieurs foismaisinutilement de fermer, et qui se rouvraient toujours. Il éteignit la lampe, la cacha soigneusement ets’enfuit,replaçantdesonmieuxladalleau-dessusdesatête.D’ailleurs,ilétaittemps,legeôlierallaitvenir.Cettefois, ilcommençasavisiteparDantès;ensortantdesoncachot, ilallaitpasserdansceluide

Faria,auquelilportaitàdéjeuneretdulinge.Riend’ailleursn’indiquaitchezcethommequ’ileûtconnaissancedel’accidentarrivé.Ilsortit.Dantèsfutalorsprisd’uneindicibleimpatiencedesavoircequiallaitsepasserdanslecachotdeson

malheureux ami ; il rentra donc dans la galerie souterraine et arriva à temps pour entendre lesexclamationsduporte-clefs,quiappelaitàl’aide.Bientôtlesautresporte-clefsentrèrent;puisonentenditcepaslourdetrégulierhabituelauxsoldats,

mêmehorsdeleurservice.Derrièrelessoldatsarrivalegouverneur.Edmondentenditlebruitdulitsurlequelonagitaitlecadavre;ilentenditlavoixdugouverneur,qui

ordonnait de lui jeter de l’eau au visage, et qui voyant que,malgré cette immersion, le prisonnier nerevenaitpas,envoyachercherlemédecin.

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Legouverneursortit;etquelquesparolesdecompassionparvinrentauxoreillesdeDantès,mêléesàdesriresdemoquerie.«Allons,allons,disaitl’un,lefouaétérejoindresestrésors,bonvoyage!–Iln’aurapas,avectoussesmillions,dequoipayersonlinceul,disaitl’autre.–Oh!repritunetroisièmevoix,leslinceulsduchâteaud’Ifnecoûtentpascher.–Peut-être,ditundespremiersinterlocuteurs,commec’estunhommed’Église,onferaquelquesfrais

ensafaveur.–Alorsilauraleshonneursdusac.»Edmondécoutait,neperdaitpasuneparole,maisnecomprenaitpasgrand-choseàtoutcela.Bientôt

lesvoixs’éteignirent,etilluisemblaquelesassistantsquittaientlachambre.Cependantiln’osayrentrer:onpouvaitavoirlaisséquelqueporte-clefspourgarderlemort.Ilrestadoncmuet,immobileetretenantsarespiration.Auboutd’uneheure,àpeuprès,lesilences’animad’unfaiblebruit,quiallacroissant.C’étaitlegouverneurquirevenait,suividumédecinetdeplusieursofficiers.Il se fit unmoment de silence : il était évident que lemédecin s’approchait du lit et examinait le

cadavre.Bientôtlesquestionscommencèrent.Lemédecinanalysalemalauquelleprisonnieravaitsuccombéetdéclaraqu’ilétaitmort.QuestionsetréponsessefaisaientavecunenonchalancequiindignaitDantès;illuisemblaitquetout

lemondedevaitressentirpourlepauvreabbéunepartiedel’affectionqu’illuiportait.«Jesuisfâchédecequevousm’annoncezlà,ditlegouverneur,répondantàcettecertitudemanifestée

par le médecin que le vieillard était bien réellement mort ; c’était un prisonnier doux, inoffensif,réjouissantavecsafolieetsurtoutfacileàsurveiller.–Oh!repritleporte-clefs,onauraitpunepaslesurveillerdutout,ilseraitbienrestécinquanteans

ici,j’enréponds,celui-là,sansessayerdefaireuneseuletentatived’évasion.–Cependant,repritlegouverneur,jecroisqu’ilseraiturgent,malgrévotreconviction,nonpasqueje

doute de votre science,mais pourma propre responsabilité, de nous assurer si le prisonnier est bienréellementmort.IlsefituninstantdesilenceabsolupendantlequelDantès,toujoursauxécoutes,estimaquelemédecin

examinaitetpalpaitunesecondefoislecadavre.«Vouspouvezêtretranquille,ditalorslemédecin,ilestmort,c’estmoiquivousenréponds.–Voussavez,monsieur,repritlegouverneureninsistant,quenousnenouscontentonspas,danslescas

pareilsàcelui-ci,d’unsimpleexamen;malgrétouteslesapparences,veuillezdoncacheverlabesogneenremplissantlesformalitésprescritesparlaloi.–Quel’onfassechaufferlesfers,ditlemédecin;maisenvérité,c’estuneprécautionbieninutile.»CetordredechaufferlesfersfitfrissonnerDantès.On entendit des pas empressés, le grincement de la porte, quelques allées et venues intérieures, et,

quelquesinstantsaprès,unguichetierrentraendisant:«Voicilebrasieravecunfer.»Ilsefitalorsunsilenced’uninstant,puisonentenditlefrémissementdeschairsquibrûlaient,etdont

l’odeurépaisseetnauséabondeperçalemurmêmederrièrelequelDantèsécoutaitavechorreur.Àcetteodeur de chair humaine carbonisée, la sueur jaillit du front du jeune homme et il crut qu’il allaits’évanouir.«Vousvoyez,monsieur,qu’il estbienmort,dit lemédecin ; cettebrûlureau talonestdécisive : le

pauvrefouestguéridesafolieetdélivrédesacaptivité.–Nes’appelait-ilpasFaria?demandaundesofficiersquiaccompagnaientlegouverneur.–Oui,monsieur,et,àcequ’ilprétendait,c’étaitunvieuxnom;d’ailleurs,ilétaitfortsavantetassez

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raisonnablemêmesurtouslespointsquinetouchaientpasàsontrésor;maissurcelui-là,ilfautl’avouer,ilétaitintraitable.–C’estl’affectionquenousappelonslamonomanie,ditlemédecin.–Vousn’aviezjamaiseuàvousplaindredelui?demandalegouverneuraugeôlierchargéd’apporter

lesvivresdel’abbé.–Jamais,monsieurlegouverneur,réponditlegeôlier,jamais,augrandjamais!aucontraire:autrefois

mêmeilm’amusaitfortenmeracontantdeshistoires;unjourquemafemmeétaitmaladeilm’amêmedonnéunerecettequil’aguérie.– Ah ! ah ! fit le médecin, j’ignorais que j’eusse affaire à un collègue ; j’espère, monsieur le

gouverneur,ajouta-t-ilenriant,quevousletraiterezenconséquence.–Oui,oui,soyeztranquille,ilseradécemmentensevelidanslesacleplusneufqu’onpourratrouver;

êtes-vouscontent?–Devons-nousaccomplircettedernièreformalitédevantvous,monsieur?demandaunguichetier.–Sansdoute,maisqu’onsehâte,jenepuisresterdanscettechambretoutelajournée»Denouvellesalléesetvenuessefirententendre;uninstantaprès,unbruitdetoilefroisséeparvintaux

oreillesdeDantès, le litcriasurses ressorts,unpasalourdicommeceluid’unhommequisoulèveunfardeaus’appesantitsurladalle,puislelitcriadenouveausouslepoidsqu’onluirendait.«Àcesoir,ditlegouverneur.–Yaura-t-ilunemesse?demandaundesofficiers.–Impossible,répondit legouverneur; lechapelainduchâteauestvenuemedemanderhieruncongé

pourfaireunpetitvoyagedehuitjoursàHyères,jeluiairépondudetousmesprisonnierspendanttoutcetemps-là;lepauvreabbén’avaitqu’ànepastantsepresser,etilauraiteusonrequiem.–Bah!bah!Hyèresditlemédecinavecl’impiétéfamilièreauxgensdesaprofession,ilesthomme

d’Église:Dieuauraégardàl’état,etnedonnerapasàl’enferleméchantplaisirdeluienvoyerunprêtre.»Unéclatderiresuivitcettemauvaiseplaisanterie.Pendantcetemps,l’opérationdel’ensevelissement

sepoursuivait.«Àcesoir!ditlegouverneurlorsqu’ellefutfinie.–Àquelleheure?demandaleguichetier.–Maisversdixouonzeheures.–Veillera-t-onlemort?–Pourquoifaire?Onfermeralecachotcommes’ilétaitvivant,voilàtout.»Alorslespass’éloignèrent,lesvoixallèrents’affaiblissant,lebruitdelaporteavecsaserrurecriarde

etsesverrousgrinçantssefitentendre,unsilenceplusmornequeceluide lasolitude, lesilencedelamort,envahittout,jusqu’àl’âmeglacéedujeunehomme.Alors il souleva lentement ladalle avec sa tête, et jetaun regard investigateurdans la chambre.La

chambreétaitvide:Dantèssortitdelagalerie.

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XX–Lecimetièreduchâteaud’If.

Surlelit,couchédanslesensdelalongueur,etfaiblementéclairéparunjourbrumeuxquipénétraitàtraverslafenêtre,onvoyaitunsacdetoilegrossière,sousleslargesplisduquelsedessinaitconfusémentune forme longue et raide : c’était le dernier linceul deFaria, ce linceul qui, au dire des guichetiers,coûtaitsipeucher.Ainsi,toutétaitfini.UneséparationmatérielleexistaitdéjàentreDantèsetsonvieilami,ilnepouvaitplusvoirsesyeuxquiétaientrestésouvertscommepourregarderau-delàdelamort,ilnepouvaitplusserrercettemainindustrieusequiavaitsoulevépourluilevoilequicouvraitleschosescachées.Faria,l’utile,leboncompagnonauquelils’étaithabituéavectantdeforce,n’existaitplusquedanssonsouvenir.Alors ils’assitauchevetdecelit terrible,etseplongeadansunesombreetamèremélancolie.Seul!ilétaitredevenuseul!ilétaitretombédanslesilence,ilseretrouvaitenfacedunéant!Seul,plusmêmelavue,plusmêmelavoixduseulêtrehumainqui l’attachaitencoreà la terre!Ne

valait-ilpasmieuxcommeFaria,s’enallerdemanderàDieul’énigmedelavie,aurisquedepasserparlaportelugubredessouffrances!L’idée du suicide, chassée par son ami, écartée par sa présence, revint alors se dresser comme un

fantômeprèsducadavredeFaria.«Sijepouvaismourir,dit-il,j’iraisoùilva,etjeleretrouveraiscertainement.Maiscommentmourir

?C’estbienfacile,ajouta-t-ilenriant; jevaisresterici, jemejetteraisurlepremierquivaentrer, jel’étrangleraietl’onmeguillotinera.»Mais,comme ilarriveque,dans lesgrandesdouleurscommedans lesgrandes tempêtes, l’abîmese

trouveentredeuxcimesdeflots,Dantèsreculaàl’idéedecettemortinfamante,etpassaprécipitammentdecedésespoiràunesoifardentedevieetdeliberté.«Mourir ! oh ! non, s’écria-t-il, ce n’est pas la peine d’avoir tant vécu, d’avoir tant souffert, pour

mourirmaintenant!Mourir,c’étaitbonquandj’enavaisprislarésolution,autrefois,ilyadesannées;maismaintenantceseraitvéritablementtropaideràmamisérabledestinée.Non,jeveuxvivre,jeveuxlutter jusqu’au bout ; non, je veux reconquérir ce bonheur qu’on m’a enlevé ! Avant que je meure,j’oubliaisquej’aimesbourreauxàpunir,etpeut-êtrebienaussi,quisait?quelquesamisàrécompenser.Maisàprésentonvam’oublierici,etjenesortiraidemoncachotquecommeFaria.»Maisàcetteparole,Edmondrestaimmobile,lesyeuxfixescommeunhommefrappéd’uneidéesubite,

mais que cette idée épouvante ; tout à coup il se leva, porta lamain à son front comme s’il avait levertige,fitdeuxoutroistoursdanslachambreetrevints’arrêterdevantlelit…«Oh!oh!murmura-t-il,quim’envoiecettepensée?est-cevous,monDieu?Puisqu’iln’yaqueles

mortsquisortentlibrementd’ici,prenonslaplacedesmorts.»Etsansperdreletempsderevenirsurcettedécision,commepournepasdonneràlapenséeleternede

détruirecetterésolutiondésespérée,ilsepenchaverslesachideux,l’ouvritaveclecouteauqueFariaavait fait, retira lecadavredusac, l’emportachez lui, lecouchadans son lit, lecoiffadu lambeaudelingedontilavaitl’habitudedesecoifferlui-même,couvritdesacouverture,baisaunedernièrefoiscefront glacé, essaya de refermer ces yeux rebelles, qui continuaient de rester ouverts, effrayants parl’absencedelapensée,tournalatêtelelongdumurafinquelegeôlier,enapportantsonrepasdusoir,crût qu’il était couché, comme c’était souvent son habitude, rentra dans la galerie, tira le lit contre lamuraille, rentradans l’autrechambre,pritdans l’armoire l’aiguille, le fil, jetaseshaillonspourqu’onsentîtbiensouslatoileleschairsnues,seglissadanslesacéventré,seplaçadanslasituationoùétaitlecadavre,etrefermalacoutureendedans.Onauraitpuentendrebattresoncœursiparmalheuronfûtentréencemoment.Dantèsauraitbienpuattendreaprèslavisitedusoir,maisilavaitpeurqued’icilàlegouverneurne

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changeâtderésolutionetqu’onn’enlevâtlecadavre.Alorssadernièreespéranceétaitperdue.Entoutcas,maintenantsonplanétaitarrêté.Voicicequ’ilcomptaitfaire.Sipendantletrajetlesfossoyeursreconnaissaientqu’ilsportaientunvivantaulieudeporterunmort,

Dantèsneleurdonnaitpasletempsdesereconnaître;d’unvigoureuxcoupdecouteauilouvraitlesacdepuislehautjusqu’enbas,profitaitdeleurterreurets’échappait;s’ilsvoulaientl’arrêter,iljouaitducouteau.S’ilsleconduisaientjusqu’aucimetièreetledéposaientdansunefosse,ilselaissaitcouvrirdeterre;

puis,commec’étaitlanuit,àpeinelesfossoyeursavaient-ilsledostourné,qu’ils’ouvraitunpassageàtravers la terremolle et s’enfuyait : il espérait que lepoidsne serait pas tropgrandpourqu’il pût lesoulever.S’ilsetrompait,siaucontrairelaterreétaittroppesante,ilmouraitétouffé,et,tantmieux!toutétait

fini.Dantès n’avait pas mangé depuis la veille, mais il n’avait pas songé à la faim le matin, et il n’y

songeait pas encore. Sa position était trop précaire pour lui laisser le temps d’arrêter sa pensée suraucuneautreidée.LepremierdangerquecouraitDantès,c’étaitquelegeôlier,enluiapportantsonsouperdeseptheures,

s’aperçût de la substitution opérée ; heureusement, vingt fois, soit par misanthropie, soit par fatigue,Dantèsavaitreçulegeôliercouché;etdanscecas,d’ordinaire,cethommedéposaitsonpainetsasoupesurlatableetseretiraitsansluiparler.Mais,cettefois,legeôlierpouvaitdérogeràseshabitudesdemutisme,parleràDantès,etvoyantque

Dantèsneluirépondaitpoint,s’approcherdulitettoutdécouvrir.Lorsque sept heures du soir approchèrent, les angoisses deDantès commencèrent véritablement. Sa

main,appuyéesursoncœur,essuyaitd’encomprimerlesbattements,tandisquedel’autreilessuyaitlasueurdesonfrontquiruisselaitlelongdesestempes.Detempsentempsdesfrissonsluicouraientpartoutlecorpsetluiserraientlecœurcommedansunétauglacé.Alors,ilcroyaitqu’ilallaitmourir.Lesheuress’écoulèrentsansameneraucunmouvementdanslechâteau,etDantèscompritqu’ilavaitéchappéàcepremierdanger;c’étaitd’unbonaugure.Enfin,versl’heurefixéeparlegouverneur,despassefirententendredansl’escalier.Edmondcompritquelemomentétaitvenu;ilrappelatoutsoncourage,retenantsonhaleine;heureuxs’ileûtpuretenirenmêmetempsetcommeellelespulsationsprécipitéesdesesartères.On s’arrêta à la porte, le pas était double. Dantès devina que c’étaient les deux fossoyeurs qui le

venaient chercher. Ce soupçon se changea en certitude, quand il entendit le bruit qu’ils faisaient endéposantlacivière.Laportes’ouvrit,unelumièrevoiléeparvintauxyeuxdeDantès.Autraversdelatoilequilecouvrait,

ilvitdeuxombress’approcherdesonlit.Unetroisièmeàlaporte,tenantunfalotàlamain.Chacundesdeuxhommes,quis’étaientapprochésdulit,saisitlesacparunedesesextrémités.«C’estqu’ilestencorelourd,pourunvieillardsimaigre!ditl’und’euxenlesoulevantparlatête.–Onditquechaqueannéeajouteunedemi-livreaupoidsdesos,ditl’autreenleprenantparlespieds.–As-tufaittonnœud?demandalepremier.–Jeseraisbienbêtedenouschargerd’unpoidsinutile,ditlesecond,jeleferailà-bas.–Tuasraison;partonsalors.»«Pourquoicenœud?»sedemandaDantès.Ontransportaleprétendumortdulitsurlacivière.Edmondseraidissaitpourmieuxjouersonrôledetrépassé.On le posa sur la civière ; et le cortège, éclairé par l’homme au falot, quimarchait devant,monta

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l’escalier.Tout à coup, l’air frais et âpre de la nuit l’inonda.Dantès reconnut lemistral.Ce fut une sensation

subite,pleineàlafoisdedélicesetd’angoisses.Lesporteursfirentunevingtainedepas,puisilss’arrêtèrentetdéposèrentlacivièresurlesol.Undesporteurss’éloigna,etDantèsentenditsessouliersretentirsurlesdalles.«Oùsuis-jedonc?»sedemanda-t-il.«Sais-tuqu’iln’estpaslégerdutout!»ditceluiquiétaitrestéprèsdeDantèsens’asseyantsurle

borddelacivière.LepremiersentimentdeDantèsavaitétédes’échapper,heureusement,ilseretint.«Éclaire-moidonc,animal,ditceluidesdeuxporteursquis’étaitéloigné,oujenetrouveraijamaisce

quejecherche.»L’homme au falot obéit à l’injonction, quoique, comme on l’a vu, elle fût faite en termes peu

convenables.«Quecherche-t-ildonc?sedemandaDantès.Unebêchesansdoute.»Uneexclamationdesatisfactionindiquaquelefossoyeuravaittrouvécequ’ilcherchait.«Enfin,ditl’autre,cen’estpassanspeine.–Oui,répondit-il,maisiln’aurarienperdupourattendre.»Àcesmots,ilserapprochad’Edmond,quientenditdéposerprèsdeluiuncorpslourdetretentissant;

aumêmemoment,unecordeentourasespiedsd’uneviveetdouloureusepression.«Ehbien,lenœudest-ilfait?demandaceluidesfossoyeursquiétaitrestéinactif.–Etbienfait,ditl’autre;jet’enréponds.–Encecas,enroute.»Etlacivièresoulevéerepritsonchemin.Onfitcinquantepasàpeuprès,puisons’arrêtapourouvriruneporte,puisonseremitenroute.Le

bruitdesflotssebrisantcontrelesrocherssurlesquelsestbâti lechâteauarrivaitplusdistinctementàl’oreilledeDantèsàmesurequel’onavança.«Mauvaistemps!ditundesporteurs,ilneferapasbond’êtreenmercettenuit.–Oui,l’abbécourtgrandrisqued’êtremouillé»ditl’autre–etilséclatèrentderire.Dantèsnecompritpastrèsbienlaplaisanteriemaissescheveuxnes’endressèrentpasmoinssursa

tête.«Bon,nousvoilàarrivés!repritlepremier.–Plusloin,plusloin,ditl’autre,tusaisbienqueledernierestrestéenroute,brisésurlesrochers,et

quelegouverneurnousaditlelendemainquenousétionsdesfainéants.»Onfitencorequatreoucinqpasenmontanttoujours,puisDantèssentitqu’onleprenaitparlatêteet

parlespiedsetqu’onlebalançait.«Une,direntlesfossoyeurs.–Deux.–Trois!»Enmême temps,Dantès se sentit lancé, eneffet,dansunvideénorme, traversant lesairscommeun

oiseaublessé,tombant,tombanttoujoursavecuneépouvantequiluiglaçaitlecœur.Quoiquetiréenbasparquelquechosedepesantquiprécipitaitsonvolrapide,illuisemblaquecettechuteduraitunsiècle.Enfin,avecunbruitépouvantable,ilentracommeuneflèchedansuneeauglacéequiluifitpousseruncri,étoufféàl’instantmêmeparl’immersion.Dantèsavaitétélancédanslamer,aufonddelaquellel’entraînaitunbouletdetrente-sixattachéàses

pieds.Lamerestlecimetièreduchâteaud’If.

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XXI–L’îledeTiboulen.

Dantèsétourdi,presquesuffoqué,eutcependantlaprésenced’espritderetenirsonhaleine,et,commesamaindroite,ainsiquenous l’avonsdit,préparéqu’il était à toutes leschances, tenait soncouteau toutouvert,iléventrarapidementlesac,sortitlebras,puislatête;maisalors,malgrésesmouvementspoursouleverleboulet,ilcontinuadesesentirentraîné;alorsilsecambra,cherchantlacordequiliaitsesjambes,et,paruneffortsuprême,illatranchaprécisémentaumomentoùilsuffoquait;alors,donnantunvigoureuxcoupdepied,ilremontalibreàlasurfacedelamer,tandisquelebouletentraînaitdanssesprofondeursinconnuesletissugrossierquiavaitfaillidevenirsonlinceul.Dantèsnepritqueletempsderespirer,etreplongeaunesecondefois;carlapremièreprécautionqu’il

devaitprendreétaitd’éviterlesregards.Lorsqu’ilreparutpourlasecondefois,ilétaitdéjààcinquantepasaumoinsdulieudesachute;ilvit

au-dessus de sa tête un ciel noir et tempétueux, à la surface duquel le vent balayait quelques nuagesrapides, découvrant parfois un petit coin d’azur rehaussé d’une étoile ; devant lui s’étendait la plainesombreetmugissante,dont lesvaguescommençaientàbouillonnercommeàl’approched’unetempête,tandisque,derrièrelui,plusnoirquelamer,plusnoirqueleciel,montait,commeunfantômemenaçant,legéantdegranit,dontlapointesombresemblaitunbrasétendupourressaisirsaproie;surlarochelaplushauteétaitunfalotéclairantdeuxombres.Il lui semblaque ces deuxombres se penchaient sur lamer avec inquiétude ; en effet, ces étranges

fossoyeursdevaientavoirentendulecriqu’ilavaitjetéentraversantl’espace.Dantèsplongeadoncdenouveau,et fitun trajetassez longentredeuxeaux ;cettemanœuvre luiétait jadis familière,etattiraitd’ordinaireautourde lui,dans l’anseduPharo,denombreuxadmirateurs, lesquels l’avaientproclamébiensouventleplushabilenageurdeMarseille.Lorsqu’ilrevintàlasurfacedelamer,lefalotavaitdisparu.Ilfallaits’orienter:detouteslesîlesquientourentlechâteaud’If,RatonneauetPomèguesontlesplus

proches;maisRatonneauetPomèguesonthabitées;ilenestainsidelapetiteîledeDaume;l’îlelaplussûreétaitdonccelledeTiboulenoudeLemaire;lesÎlesdeTiboulenetdeLemairesontàunelieueduchâteaud’If.Dantèsnerésolutpasmoinsdegagnerunedecesdeuxîles;maiscommenttrouvercesîlesaumilieu

delanuitquis’épaississaitàchaqueinstantautourdelui!Encemoment,ilvitbrillercommeuneétoilelepharedePlanier.Ensedirigeantdroitsurcephare,il

laissaitl’îledeTiboulenunpeuàgauche;enappuyantunpeuàgauche,ildevaitdoncrencontrercetteîlesursonchemin.Mais,nousl’avonsdit,ilyavaitunelieueaumoinsduchâteaud’Ifàcetteîle.Souvent,danslaprison,Fariarépétaitaujeunehomme,enlevoyantabattuetparesseux:«Dantès,nevouslaissezpasalleràcetamollissement;vousvousnoierez,sivousessayezdevous

enfuir,etquevosforcesn’aientpasétéentretenues»Sousl’ondelourdeetamère,cetteparoleétaitvenuetinterauxoreillesdeDantès;ilavaiteuhâtede

remonteralorsetdefendreleslamespourvoirsi,effectivement,iln’avaitpasperdudesesforces;ilvitavecjoiequesoninactionforcéeneluiavaitrienôtédesapuissanceetdesonagilité,etsentitqu’ilétaittoujoursmaîtredel’élémentoù,toutenfant,ils’étaitjoué.D’ailleurslapeur,cetterapidepersécutrice,doublaitlavigueurdeDantès;ilécoutait,penchésurla

cime des flots, si aucune rumeur n’arrivait jusque lui. Chaque fois qu’il s’élevait à l’extrémité d’unevague, son rapide regardembrassait l’horizonvisibleet essayaitdeplongerdans l’épaisseobscurité ;chaque flot un peu plus élevé que les autres flots lui semblait une barque à sa poursuite, et alors ilredoublait d’efforts, qui l’éloignaient sans doute,mais dont la répétition devait promptement user ses

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forces.Ilnageaitcependant,etdéjàlechâteauterribles’étaitunpeufondudanslavapeurnocturne:ilnele

distinguaitpasmaisillesentaittoujours.Uneheures’écoulapendantlaquelleDantès,exaltéparlesentimentdelalibertéquiavaitenvahitoute

sapersonne,continuadefendrelesflotsdansladirectionqu’ils’étaitfaite.«Voyons,sedisait-il,voilàbientôtuneheurequejenage,maiscommeleventm’estcontrairej’aidû

perdreunquartdemarapidité;cependant,àmoinsquejenemesoistrompédeligne,jenedoispasêtreloindeTiboulenmaintenant…Mais,sijem’étaistrompé!»Unfrissonpassapartoutlecorpsdunageur,ilessayadefaireuninstantlaplanchepoursereposer;

maislamerdevenaitdeplusenplusforte,etilcompritbientôtquecemoyendesoulagement,surlequelilavaitcompté,étaitimpossible.« Eh bien, dit-il, soit, j’irai jusqu’au bout, jusqu’à ce quemes bras se lassent, jusqu’à ce que les

crampesenvahissentmoncorps,etalorsjecouleraiàfond!»Etilsemitànageraveclaforceetl’impulsiondudésespoir.Toutàcoup,illuisemblaqueleciel,déjàsiobscurs’assombrissaitencore,qu’unnuageépais,lourd

compacts’abaissaitverslui;enmêmetemps,ilsentituneviolentedouleuraugenou:l’imagination,avecson incalculable vitesse, lui dit alors que c’était le choc d’une balle, et qu’il allait immédiatemententendrel’explosionducoupdefusil;maisl’explosionneretentitpas.Dantèsallongealamainetsentitunerésistance,ilretirasonautrejambeàluiettouchalaterre;ilvitalorsquelétaitl’objetqu’ilavaitprispourunnuage.À vingt pas de lui s’élevait unemasse de rochers bizarres qu’on prendrait pour un foyer immense

pétrifiéaumomentdesaplusardentecombustion:c’étaitl’îledeTiboulen.Dantèssereleva,fitquelquespasenavant,ets’étendit,enremerciantDieu,surcespointesdegranit,

quiluisemblèrentàcetteheureplusdoucesqueneluiavaitjamaisparulelitleplusdoux.Puis,malgrélevent,malgrélatempête,malgrélapluiequicommençaitàtomber,brisédefatiguequ’il

était,ils’endormitdecedélicieuxsommeildel’hommechezlequellecorpss’engourdit.maisdontl’âmeveilleaveclaconscienced’unbonheurinespéré.Au bout d’une heure, Edmond se réveilla sous le grondement d’un immense coup de tonnerre : la

tempêteétaitdéchaînéedans l’espaceetbattait l’airde sonvoléclatant ;de tempsen tempsunéclairdescendaitducielcommeunserpentdefeu,éclairantlesflotsetlesnuagesquiroulaientau-devantlesunsdesautrescommelesvaguesd’unimmensechaos.Dantès,avecsoncoupd’œildemarin,nes’étaitpastrompé:ilavaitabordéàlapremièredesdeux

îles,quiesteffectivementcelledeTiboulen.Illasavaitnue,découverteetn’offrantpaslemoindreasile;maisquandlatempêteseraitcalméeilseremettraitàlameretgagneraitàlanagel’îleLemaire,aussiaride,maispluslarge,etparconséquentplushospitalière.UnerochequisurplombaitoffritunabrimomentanéàDantès,ils’yréfugia,etpresqueaumêmeinstant

latempêteéclatadanstoutesafureur.Edmondsentaittremblerlarochesouslaquelleils’abritait;lesvagues,sebrisantcontrelabasedela

gigantesquepyramide,rejaillissaientjusqu’àlui; toutensûretéqu’ilétait, ilétaitaumilieudecebruitprofond, aumilieudeceséblouissements fulgurants,prisd’uneespècedevertige : il lui semblaitquel’îletremblaitsouslui,etd’unmomentàl’autreallait,commeunvaisseauàl’ancre,brisersoncâble,etl’entraîneraumilieudel’immensetourbillon.Ilserappelaalorsque,depuisvingt-quatreheures,iln’avaitpasmangé:ilavaitfaim,ilavaitsoif.Dantèsétenditlesmainsetlatête,etbutl’eaudelatempêtedanslecreuxd’unrocher.Commeilserelevait,unéclairquisemblaitouvrirlecieljusqu’aupieddutrôneéblouissantdeDieu

illuminal’espace;àlalueurdecetéclair,entrel’îleLemaireetlecapCroisille,àunquartdelieuedelui,Dantèsvitapparaître,commeunspectreglissantduhautd’unevaguedansunabîme,unpetitbâtiment

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pêcheuremportéàlafoisparl’orageetparleflot;unesecondeaprès,àlacimed’uneautrevague,lefantômereparut,s’approchantavecuneeffroyablerapidité.Dantèsvoulutcrier,cherchaquelquelambeaudelingeàagiterenl’airpourleurfairevoirqu’ilsseperdaient,maisilslevoyaientbieneux-mêmes.Àla lueur d’un autre éclair, le jeune homme vit quatre hommes cramponnés aux mâts et aux étais ; uncinquièmesetenaitàlabarredugouvernailbrisé.Ceshommesqu’ilvoyaitlevirentaussisansdoute,cardes cris désespérés, emportés par la rafale sifflante, arrivèrent à sonoreille.Au-dessusdumât, torducommeunroseau,claquaitenl’air,àcoupsprécipités,unevoileenlambeaux;toutàcouplesliensquilaretenaientencoreserompirent,etelledisparut,emportéedanslessombresprofondeursduciel,pareilleàcesgrandsoiseauxblancsquisedessinentsurlesnuagesnoirs.Enmêmetemps,uncraquementeffrayantsefitentendre,descrisd’agoniearrivèrentjusqu’àDantès.

Cramponnécommeunsphinxàsonrocher,d’oùilplongeaitsurl’abîme,unnouveléclairluimontralepetitbâtimentbrisé,et,parmilesdébris,destêtesauxvisagesdésespérés,desbrasétendusversleciel.Puistoutrentradanslanuit,leterriblespectacleavaiteuladuréedel’éclair.Dantèsseprécipitasur lapenteglissantedes rochers,au risquede rouler lui-mêmedans lamer ; il

regarda,ilécouta,maisiln’entenditetnevitplusrien:plusdecris,plusd’effortshumains;latempêteseule,cettegrandechosedeDieu,continuaitderugiraveclesventsetd’écumeraveclesflots.Peuàpeu,levents’abattit;lecielroulaversl’occidentdegrosnuagesgrisetpourainsidiredéteints

parl’orage;l’azurreparutaveclesétoilesplusscintillantesquejamais;bientôt,versl’est,unelonguebanderougeâtredessinaàl’horizondesondulationsd’unbleu-noir;lesflotsbondirent,unesubitelueurcourutsurleurscimesetchangealeurscimesécumeusesencrinièresd’or.C’étaitlejour.Dantèsrestaimmobileetmuetdevantcegrandspectacle,commes’illevoyaitpourlapremièrefois.

En effet, depuis le temps qu’il était au château d’If, il avait oublié. Il se retourna vers la forteresseinterrogeantàlafoisd’unlongregardcirculairelaterreetlamer.Lesombrebâtimentsortaitduseindesvaguesaveccetteimposantemajestédeschosesimmobiles,qui

semblentàlafoissurveilleretcommander.Ilpouvaitêtrecinqheuresdumatin;lamercontinuaitdesecalmer.«Dans deux ou trois heures, se dit Edmond, le porte-clefs va entrer dansma chambre, trouvera le

cadavre de mon pauvre ami, le reconnaîtra, me cherchera vainement et donnera l’alarme. Alors ontrouveraletrou,lagalerie;oninterrogeraceshommesquim’ontlancéàlameretquiontdûentendrelecriquej’aipoussé.Aussitôt,desbarquesrempliesdesoldatsarméscourrontaprèslemalheureuxfugitifqu’on sait bien ne pas être loin. Le canon avertira toute la côte qu’il ne faut point donner asile à unhommequ’onrencontrera,nuetaffamé.LesespionsetlesalguazilsdeMarseilleserontavertisetbattrontlacôte,tandisquelegouverneurduchâteaud’Ifferabattrelamer.Alors,traquésurl’eau,cernésurlaterre, quedeviendrai-je ? J’ai faim, j’ai froid, j’ai lâché jusqu’au couteau sauveurquimegênait pournager;jesuisàlamercidupremierpaysanquivoudragagnervingtfrancsenmelivrant;jen’aiplusniforce,niidée,nirésolution.ÔmonDieu!monDieu!voyezsij’aiassezsouffert,etsivouspouvezfairepourmoiplusquejenepuisfairemoi-même.»AumomentoùEdmond,dansuneespècededélireoccasionnéparl’épuisementdesaforceetlevide

de son cerveau, prononçait, anxieusement tourné vers le château d’If, cette prière ardente, il vitapparaître,àlapointedel’îledePomègue,dessinantsavoilelatineàl’horizon,etpareilàunemouettequivoleenrasantleflot,unpetitbâtimentquel’œild’unmarinpouvaitseulreconnaîtrepourunetartanegénoisesurlaligneencoreàdemiobscuredelamer.EllevenaitduportdeMarseilleetgagnaitlelargeen poussant l’écume étincelante devant la proue aiguë qui ouvrait une route plus facile à ses flancsrebondis.«Oh!s’écriaEdmond,direquedansunedemi-heurej’auraisrejointcenaviresijenecraignaispas

d’êtrequestionné,reconnupourunfugitifetreconduitàMarseille!Quefaire?quedire?quellefable

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inventerdont ilspuissentêtre ladupe?Cesgenssont tousdescontrebandiers,desdemi-pirates.Sousprétextedefairelecabotage,ilsécumentlescôtes;ilsaimerontmieuxmevendrequedefaireunebonneactionstérile.«Attendons.«Maisattendreestchoseimpossible:jemeursdefaim;dansquelquesheures,lepeudeforcesquime

resteseraévanoui:d’ailleursl’heuredelavisiteapproche;l’éveiln’estpasencoredonné,peut-êtrenesedoutera-t-onderien:jepuismefairepasserpourundesmatelotsdecepetitbâtimentquis’estbrisécettenuit.Cettefablenemanquerapointdevraisemblance;nulneviendrapourmecontredire,ilssontbienengloutistous.Allons.»Et, tout en disant cesmots,Dantès tourna les yeux vers l’endroit où le petit navire s’était brisé, et

tressaillit.Àl’arêted’unrocherétait restéaccroché lebonnetphrygiend’undesmatelotsnaufragés,ettoutprèsdelàflottaientquelquesdébrisdelacarène,solivesinertesquelamerpoussaitetrepoussaitcontrelabasedel’île,qu’ellesbattaientcommed’impuissantsbéliers.Enuninstant,larésolutiondeDantèsfutprise;ilseremitàlamer,nageaverslebonnet,s’encouvrit

latête,saisitunedessolivesetsedirigeapourcouperlalignequedevaitsuivrelebâtiment.«Maintenant,jesuissauvé»,murmura-t-il.Etcetteconvictionluirenditsesforces.Bientôt,ilaperçutlatartane,qui,ayantleventpresquedebout,couraitdesbordéesentrelechâteaud’If

etlatourdePlanier.Uninstant,Dantèscraignitqu’aulieudeserrerlacôtelepetitbâtimentnegagnâtlelarge,commeileûtfaitparexemplesisadestinationeûtétépourlaCorseoulaSardaigne:mais,àlafaçon dont ilmanœuvrait, le nageur reconnut bientôt qu’il désirait passer, comme c’est l’habitude desbâtimentsquivontenItalie,entrel’îledeJarosetl’îledeCalaseraigne.Cependant,lenavireetlenageurapprochaientinsensiblementl’undel’autre;dansunedesesbordées,

lepetitbâtimentvintmêmeàunquartde lieueàpeuprèsdeDantès. Il se soulevaalors sur les flots,agitant son bonnet en signe de détresse ;mais personne ne le vit sur le bâtiment, qui vira le bord etrecommença une nouvelle bordée. Dantès songea à appeler ; mais il mesura de l’œil la distance etcompritquesavoixn’arriveraitpointjusqu’aunavire,emportéeetcouvertequ’elleseraitauparavantparlabrisedelameretlebruitdesflots.C’estalorsqu’ilsefélicitadecetteprécautionqu’ilavaitprisedes’étendresurunesolive.Affaibli

commeilétait,peut-êtren’eût-ilpaspusesoutenirsurlamerjusqu’àcequ’ileûtrejointlatartane;et,àcoupsûr,silatartane,cequiétaitpossible,passaitsanslevoir,iln’eûtpaspuregagnerlacôte.Dantès,quoiqu’ilfûtàpeuprèscertaindelaroutequesuivaitlebâtiment,l’accompagnadesyeuxavec

unecertaineanxiété,jusqu’aumomentoùilluivitfairesonabattéeetreveniràlui.Alorsils’avançaàsarencontre;maisavantqu’ilssefussentjoints,lebâtimentcommençaàvirerde

bord.AussitôtDantès,paruneffortsuprême,selevapresquedeboutsurl’eau,agitantsonbonnet,etjetantun

decescrislamentablescommeenpoussentlesmarinsendétresse,etquisemblentlaplaintedequelquegéniedelamer.Cettefois,onlevitetonl’entendit.Latartaneinterrompitsamanœuvreettournalecapdesoncôté.En

mêmetemps,ilvitqu’onsepréparaitàmettreunechaloupeàlamer.Uninstantaprès,lachaloupe,montéepardeuxhommes,sedirigeadesoncôté,battantlamerdeson

double aviron. Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir plus besoin, et nageavigoureusementpourépargnerlamoitiéducheminàceuxquivenaientàlui.Cependant,lenageuravaitcomptésurdesforcespresqueabsentes;cefutalorsqu’ilsentitdequelle

utilitéluiavaitétécemorceaudeboisquiflottaitdéjà,inerte,àcentpasdelui.Sesbrascommençaientàse roidir, ses jambes avaient perdu leur flexibilité ; sesmouvements devenaient durs et saccadés, sapoitrineétaithaletante.

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Ilpoussaungrandcri,lesdeuxrameursredoublèrentd’énergie,etl’undeuxluicriaenitalien:«Courage!»Lemotluiarrivaaumomentoùunevague,qu’iln’avaitpluslaforcedesurmonter,passaitau-dessus

desatêteetlecouvraitd’écume.Ilreparutbattantlamerdecesmouvementsinégauxetdésespérésd’unhommequisenoie,poussaun

troisièmecri,etsesentitenfoncerdanslamercommes’ileûteuencoreaupiedlebouletmortel.L’eaupassapar-dessussatête,etàtraversl’eau,ilvitleciellivideavecdestachesnoires.Unviolenteffortleramenaàlasurfacedelamer.Illuisemblaalorsqu’onlesaisissaitparlescheveux

;puisilnevitplusrien,iln’entenditplusrien;ilétaitévanoui.Lorsqu’ilrouvritlesyeux,Dantèsseretrouvasurlepontdelatartane,quicontinuaitsonchemin;son

premierregardfutpourvoirquelledirectionellesuivait:oncontinuaitdes’éloignerduchâteaud’If.Dantèsétaittellementépuisé,quel’exclamationdejoiequ’ilfitfutprisepourunsoupirdedouleur.Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont : unmatelot lui frottait lesmembres avec une

couverturedelaine;unautre,qu’ilreconnutpourceluiquiluiavaitcrié:«Courage!»luiintroduisaitl’orificed’unegourdedanslabouche;untroisième,vieuxmarin,quiétaitàlafoislepiloteetlepatron,le regardait avec le sentiment de pitié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un malheurauquelilsontéchappélaveilleetquipeutlesatteindrelelendemain.Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme,

tandisquelesfrictionsquelematelot,àgenouxdevantlui,continuaitd’opéreravecdelalainerendaientl’élasticitéàsesmembres.«Quiêtes-vous?demandaenmauvaisfrançaislepatron.– Je suis, répondit Dantès enmauvais italien, unmatelotmaltais ; nous venions de Syracuse, nous

étionschargésdevinetdepanoline.LegraindecettenuitnousasurprisaucapMorgiou,etnousavonsétébriséscontrecesrochersquevousvoyezlà-bas.–D’oùvenez-vous?–Deces rochersoù j’avais eu lebonheurdemecramponner, tandisquenotrepauvrecapitaine s’y

brisaitlatête.Nostroisautrescompagnonssesontnoyés.Jecroisquejesuisleseulquirestevivant;j’aiaperçuvotrenavire,et,craignantd’avoirlongtempsàattendresurcetteîleisoléeetdéserte,jemesuishasardésurundébrisdenotrebâtimentpouressayerdevenirjusqu’àvous.Merci,continuaDantès,vousm’avezsauvélavie;j’étaisperduquandl’undevosmatelotsm’asaisiparlescheveux.–C’estmoi,ditunmatelotàlafigurefrancheetouverte,encadréedelongsfavorisnoirs;etilétait

temps,vouscouliez.–Oui,ditDantèsenluitendantlamain,oui,monami,etjevousremercieunesecondefois.–Mafoi!ditlemarin,j’hésitaispresque;avecvotrebarbedesixpoucesdelongetvoscheveuxd’un

pied,vousaviezplusl’aird’unbrigandqued’unhonnêtehomme.»Dantès se rappela effectivement que depuis qu’il était au château d’If, il ne s’était pas coupé les

cheveux,etnes’étaitpointfaitlabarbe.«Oui, dit-il, c’est un vœu que j’avais fait àNotre-Dame del Pie de laGrotta, dans unmoment de

danger,d’êtredixanssanscoupermescheveuxnimabarbe.C’estaujourd’huil’expirationdemonvœu,etj’aifaillimenoyerpourmonanniversaire.–Maintenant,qu’allons-nousfairedevous?demandalepatron.–Hélas!réponditDantès,cequevousvoudrez:lafelouquequejemontaisestperdue,lecapitaineest

mort;commevouslevoyez,j’aiéchappéaumêmesort,maisabsolumentnu:heureusement,jesuisassezbonmatelot;jetez-moidanslepremierportoùvousrelâcherez,etjetrouveraitoujoursdel’emploisurunbâtimentmarchand.–VousconnaissezlaMéditerranée?–J’ynaviguedepuismonenfance.

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–Voussavezlesbonsmouillages?–Ilyapeudeports,mêmedesplusdifficiles,danslesquelsjenepuisseentreroudontjenepuisse

sortirlesyeuxfermés.–Ehbien,ditesdonc,patron,demandalematelotquiavaitcriécourageàDantès,silecamaradedit

vrai,quiempêchequ’ilresteavecnous?–Oui,s’ilditvrai,ditlepatrond’unairdedoutemaisdansl’étatoùestlepauvrediable,onpromet

beaucoup,quitteàtenircequel’onpeut.–Jetiendraiplusquejen’aipromis,ditDantès.–Oh!oh!fitlepatronenriant,nousverronscela.–Quandvousvoudrez,repritDantèsenserelevant.Oùallez-vous?–ÀLivourne.–Ehbien,alors,au lieudecourirdesbordéesquivousfontperdreun tempsprécieux,pourquoine

serrez-vouspastoutsimplementleventauplusprès?–Parcequenousirionsdonnerdroitsurl’îledeRion.–Vousenpasserezàplusdevingtbrasses.–Prenezdonclegouvernail,ditlepatron,etquenousjugionsdevotrescience.»Le jeunehommealla s’asseoir augouvernail, s’assuraparune légèrepressionque lebâtiment était

obéissant;et,voyantque,sansêtredepremièrefinesse,ilneserefusaitpas:«Auxbrasetauxboulines!»dit-il.Lesquatrematelotsquiformaientl’équipagecoururentàleurposte,tandisquelepatronlesregardait

faire.«Halez!»continuaDantès.Lesmatelotsobéirentavecassezdeprécision.«Etmaintenant,amarrezbien!»Cetordrefutexécutécommelesdeuxpremiers,etlepetitbâtiment,aulieudecontinuerdecourirdes

bordées, commença de s’avancer vers l’île de Riton, près de laquelle il passa, comme l’avait préditDantès,enlalaissant,partribord,àunevingtainedebrasses.«Bravo!ditlepatron.–Bravo!»répétèrentlesmatelots.Ettousregardaient,émerveillés,cethommedontleregardavaitretrouvéuneintelligenceetlecorps

unevigueurqu’onétaitloindesoupçonnerenlui.«Vousvoyez,ditDantèsenquittant labarre,que jepourraivousêtredequelqueutilité,pendant la

traverséedumoins.SivousnevoulezpasdemoiàLivourne,ehbien,vousmelaisserezlà;et,surmespremiersmois de solde, je vous rembourseraimanourriture jusque-là et les habits quevous allezmeprêter.–C’estbien,c’estbien,ditlepatron;nouspourronsnousarrangersivousêtesraisonnable.–Unhommevautunhomme,ditDantès;cequevousdonnezauxcamarades,vousmeledonnerez,et

toutseradit.–Cen’estpasjuste,ditlematelotquiavaittiréDantèsdelamer,carvousensavezplusquenous.– De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regarde-t-il, Jacopo ? dit le patron ; chacun est libre de

s’engagerpourlasommequiluiconvient.–C’estjuste,ditJacopo;c’étaitunesimpleobservationquejefaisais.–Ehbien,tuferaisbienmieuxencoredeprêteràcebravegarçon,quiesttoutnu,unpantalonetune

vareuse,sitoutefoistuenasderechange.–Non,ditJacopo,maisj’aiunechemiseetunpantalon.–C’esttoutcequ’ilmefaut,ditDantès;merci,monami.»Jacoposelaissaglisserparl’écoutille,etremontauninstantaprèsaveclesdeuxvêtements,queDantès

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revêtitavecunindiciblebonheur.«Maintenant,vousfaut-ilencoreautrechose?demandalepatron.–Unmorceaudepainetunesecondegorgéedecetexcellentrhumdontj’aidéjàgoûté;carilyabien

longtempsquejen’airienpris.»Eneffet,ilyavaitquaranteheuresàpeuprès.OnapportaàDantèsunmorceaudepain,etJacopolui

présentalagourde.«Labarreàbâbord!»crialecapitaineenseretournantversletimonier.Dantèsjetauncoupd’œildumêmecôtéenportantlagourdeàsabouche,maislagourderestaàmoitiéchemin.«Tiens!demandalepatron,quesepasse-t-ildoncauchâteaud’If?»En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attiré l’attention de Dantès, venait d’apparaître,

couronnantlescréneauxdubastionsudduchâteaud’If.Unesecondeaprès,lebruitd’uneexplosionlointainevintmouriràborddelatartane.Lesmatelotslevèrentlatêteenseregardantlesunslesautres.«Queveutdirecela?demandalepatron.–Ilseserasauvéquelqueprisonniercettenuit,ditDantès,etl’ontirelecanond’alarme.»Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en disant ces paroles, avait porté la gourde à sa

bouche;maisillevitsavourerlaliqueurqu’ellecontenaitavectantdecalmeetdesatisfaction,que,s’ileuteuunsoupçonquelconque,cesoupçonnefitquetraversersonespritetmourutaussitôt.«Voilàdurhumquiestdiablementfort, fitDantès,essuyantaveclamanchedesachemisesonfront

ruisselantdesueur.–Entoutcas,murmuralepatronenleregardant,sic’estlui,tantmieux;carj’aifaitlàl’acquisition

d’unfierhomme.»Sous le prétexte qu’il était fatigué, Dantès demanda alors à s’asseoir au gouvernail. Le timonier,

enchanté d’être relayé dans ses fonctions, consulta de l’œil le patron, qui lui fit de la tête signequ’ilpouvaitremettrelabarreàsonnouveaucompagnon.DantèsainsiplacéputresterlesyeuxfixésducôtédeMarseille.«Quelquantièmedumoistenons-nous?demandaDantèsàJacopo,quiétaitvenus’asseoiraprèsde

lui,enperdantdevuelechâteaud’If.–Le28février,réponditcelui-ci.–Dequelleannée?demandaencoreDantès.–Comment,dequelleannée!Vousdemandezdequelleannée?–Oui,repritlejeunehomme,jevousdemandedequelleannée.–Vousavezoubliél’annéeoùnoussommes?–Que voulez-vous ! J’ai eu si grande peur cette nuit, dit en riantDantès, que j’ai failli en perdre

l’esprit;sibienquemamémoireenestdemeuréetoutetroublée:jevousdemandedoncle28defévrierdequelleannéenoussommes?–Del’année1829»,ditJacopo.Ilyavaitquatorzeans,jourpourjour,queDantèsavaitétéarrêté.Ilétaitentréàdix-neufansauchâteaud’If,ilensortaitàtrente-troisans.Undouloureuxsourirepassasurseslèvres;ilsedemandacequ’étaitdevenueMercédèspendantce

tempsoùelleavaitdûlecroiremort.Puisunéclairdehaines’allumadanssesyeuxensongeantàcestroishommesauxquelsildevaitunesi

longueetsicruellecaptivité.Et il renouvela contreDanglars,FernandetVillefort ce sermentd’implacablevengeancequ’il avait

déjàprononcédanssaprison.Etcesermentn’étaitplusunevainemenace,car,àcetteheure,leplusfinvoilierdelaMéditerranée

n’eûtcertespurattraperlapetitetartanequicinglaitàpleinesvoilesversLivourne.

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XXII–Lescontrebandiers.

Dantèsn’avaitpointencorepasséunjouràbord,qu’ilavaitdéjàreconnuàquiilavaitaffaire.Sansavoirjamais été à l’école de l’abbéFaria, le digne patron de la Jeune-Amélie, c’était le nomde la tartanegénoise, savait à peu près toutes les langues qui se parlent autour de ce grand lac qu’on appelle laMéditerranée;depuisl’arabejusqu’auprovençal;celaluidonnait,enluiépargnantlesinterprètes,genstoujoursennuyeuxetparfoisindiscrets,degrandesfacilitésdecommunication,soitaveclesnaviresqu’ilrencontraitenmer,soitaveclespetitesbarquesqu’ilrelevaitlelongdescôtes,soitenfinaveclesgenssansnom,sanspatrie,sansétatapparent,commeilyenatoujourssurlesdallesdesquaisquiavoisinentlesportsdemer,etquiviventdecesressourcesmystérieusesetcachéesqu’ilfautbiencroireleurvenirenlignedirectedelaProvidence,puisqu’ilsn’ontaucunmoyend’existencevisibleàl’œilnu:ondevinequeDantèsétaitàbordd’unbâtimentcontrebandier.Aussilepatronavait-ilreçuDantèsàbordavecunecertainedéfiance:ilétaitfortconnudetousles

douaniersdelacôte,et,commec’étaitentrecesmessieurset luiunéchangederusesplusadroites lesunesquelesautres,ilavaitpenséd’abordqueDantèsétaitunémissairededamegabelle,quiemployaitcet ingénieux moyen de pénétrer quelques-uns des secrets du métier. Mais la manière brillante dontDantèss’était tiréde l’épreuvequand ilavaitorientéauplusprès l’avaitentièrementconvaincu ;puisensuite,quandilavaitvucette légèrefuméeflottercommeunpanacheau-dessusdubastionduchâteaud’If, etqu’il avait entenducebruit lointainde l’explosion, il avait euun instant l’idéequ’ilvenaitderecevoiràbordceluiàqui,commepourlesentréesetlessortiesdesrois,onaccordaitleshonneursducanon;celal’inquiétaitmoinsdéjà,ilfautledire,quesilenouveauvenuétaitundouanier;maiscetteseconde suppositionavaitbientôtdisparucomme lapremièreà lavuede laparfaite tranquillitéde sarecrue.Edmondeutdoncl’avantagedesavoircequ’étaitsonpatronsansquesonpatronpûtsavoircequ’il

était;dequelquecôtéquel’attaquassentlevieuxmarinousescamarades,iltintbonetnefitaucunaveu:donnantforcedétailssurNaplesetsurMalte,qu’ilconnaissaitcommeMarseille,etmaintenant,avecunefermetéquifaisaithonneuràsamémoire,sapremièrenarration.CefutdoncleGénois,toutsubtilqu’ilétait,quiselaissaduperparEdmond,enfaveurduquelparlaientsadouceur,sonexpériencenautiqueetsurtoutlaplussavantedissimulation.Etpuis,peut-êtreleGénoisétait-ilcommecesgensd’espritquinesaventjamaisquecequ’ilsdoivent

savoir,etquinecroientquecequ’ilsontintérêtàcroire.Cefutdoncdanscettesituationréciproquequel’onarrivaàLivourne.Edmonddevaittenterlàunenouvelleépreuve:c’étaitdesavoirs’ilsereconnaîtraitlui-même,depuis

quatorzeansqu’ilnes’étaitvu;ilavaitconservéuneidéeassezprécisedecequ’étaitlejeunehomme,ilallaitvoircequ’ilétaitdevenuhomme.Auxyeuxdesescamarades,sonvœuétaitaccompli:vingtfoisdéjà,ilavaitrelâchéàLivourne,ilconnaissaitunbarbierrueSaint-Ferdinand.Ilentrachezluipoursefairecouperlabarbeetlescheveux.Lebarbierregardaavecétonnementcethommeàlalonguechevelureetàlabarbeépaisseetnoire,qui

ressemblaitàunedecesbellestêtesduTitien.Cen’étaitpointencorelamodeàcetteépoque-làquel’onportâtlabarbeetlescheveuxsidéveloppés:aujourd’huiunbarbiers’étonneraitseulementqu’unhommedouédesigrandsavantagesphysiquesconsentîtàs’enpriver.Lebarbierlivournaissemitàlabesognesansobservation.Lorsque l’opération fut terminée, lorsque Edmond sentit son menton entièrement rasé, lorsque ses

cheveuxfurentréduitsàlalongueurordinaire,ildemandaunmiroiretseregarda.Ilavaitalorstrente-troisans,commenousl’avonsdit,etcesquatorzeannéesdeprisonavaientpour

ainsidireapportéungrandchangementmoraldanssafigure.

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Dantèsétaitentréauchâteaud’Ifaveccevisagerond,riantetépanouidujeunehommeheureux,àquilespremierspasdanslavieontétéfaciles,etquicomptesurl’avenircommesurladéductionnaturelledupassé:toutcelaétaitbienchangé.Safigureovales’étaitallongée,saboucherieuseavaitprisceslignesfermesetarrêtéesquiindiquent

larésolution;sessourcilss’étaientarquéssousunerideunique,pensive;sesyeuxs’étaientempreintsd’uneprofonde tristesse,du fondde laquelle jaillissaientde tempsen tempsdesombreséclairs,de lamisanthropieetdelahaine;sonteint,éloignésilongtempsdelalumièredujouretdesrayonsdusoleil,avait pris cette couleurmatequi fait, quand leurvisage est encadrédansdes cheveuxnoirs, labeautéaristocratiquedeshommesduNord;cettescienceprofondequ’ilavaitacquiseavait,enoutre,reflétésurtoutsonvisageuneauréoled’intelligentesécurité;enoutre,ilavait,quoiquenaturellementd’unetailleassezhaute,acquiscettevigueurtrapued’uncorpstoujoursconcentrantsesforcesenlui.À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et

musculeuses.Quantàsavoix,lesprières,lessanglotsetlesimprécationsl’avaientchangée,tantôtenuntimbred’unedouceurétrange,tantôtenuneaccentuationrudeetpresquerauque.En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l’obscurité, ses yeux avaient acquis cette singulière

facultédedistinguerlesobjetspendantlanuit,commefontceuxdel’hyèneetduloup.Edmondsouritensevoyant:ilétaitimpossiblequesonmeilleurami,sitoutefoisilluirestaitunami,

lereconnût;ilnesereconnaissaitmêmepaslui-même.Lepatronde laJeune-Amélie, qui tenait beaucoup à garder parmi ses gens un homme de la valeur

d’Edmond,luiavaitproposéquelquesavancessursapartdebénéficesfuturs,etEdmondavaitaccepté;sonpremiersoin,ensortantdechezlebarbierquivenaitd’opérerchezluicettepremièremétamorphose,futdoncd’entrerdansunmagasinetd’acheterunvêtementcompletdematelot:cevêtement,commeonlesait,estfortsimple:ilsecomposed’unpantalonblanc,d’unechemiserayéeetd’unbonnetphrygien.C’est sous ce costume, en rapportant à Jacopo la chemise et le pantalon qu’il lui avait prêtés,

qu’EdmondreparutdevantlepatrondelaJeune-Amélie,auquelilfutobligéderépétersonhistoire.Lepatron ne voulait pas reconnaître dans ce matelot coquet et élégant l’homme à la barbe épaisse, auxcheveuxmêlésd’alguesetaucorpstrempéd’eaudemer,qu’ilavaitrecueillinuetmourantsurlepontdesonnavire.Entraînéparsabonnemine,ilrenouveladoncàDantèssespropositionsd’engagement;maisDantès,

quiavaitsesprojets,nelesvoulutaccepterquepourtroismois.Aureste,c’étaitunéquipagefortactifqueceluidelaJeune-Amélie,etsoumisauxordresd’unpatron

quiavaitprisl’habitudedenepasperdresontemps.Àpeineétait-ildepuishuitjoursàLivourne,quelesflancsrebondisdunavireétaientremplisdemousselinespeintes,decotonsprohibés,depoudreanglaiseetdetabacsurlequellarégieavaitoubliédemettresoncachet.Ils’agissaitdefairesortirtoutceladeLivourne,portfranc,etdedébarquersurlerivagedelaCorse,d’oùcertainsspéculateurssechargeaientdefairepasserlacargaisonenFrance.Onpartit;Edmondfenditdenouveaucettemerazurée,premierhorizondesajeunesse,qu’ilavaitrevu

si souvent dans les rêves de sa prison. Il laissa à sa droite la Gorgone, à sa gauche la Pianosa, ets’avançaverslapatriedePaolietdeNapoléon.Le lendemain,enmontant sur lepont, cequ’il faisait toujoursd’assezbonneheure, lepatron trouva

Dantès appuyé à la muraille du bâtiment et regardant avec une expression étrange un entassement derochersgranitiquesquelesoleillevantinondaitd’unelumièrerosée:c’étaitl’îledeMonte-Cristo.LaJeune-Amélie la laissaàtroisquartsdelieueàpeuprèsàtribordetcontinuasoncheminversla

Corse.Dantèssongeait,toutenlongeantcetteîleaunomsiretentissantpourlui,qu’iln’auraitqu’àsauteràla

meretquedansunedemi-heure ilseraitsurcette terrepromise.Mais làqueferait-il,sans instrumentspour découvrir son trésor, sans armes pour le défendre ? D’ailleurs, que diraient les matelots ? que

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penseraitlepatron?Ilfallaitattendre.Heureusement, Dantès savait attendre : il avait attendu quatorze ans sa liberté ; il pouvait bien,

maintenantqu’ilétaitlibre,attendresixmoisouunanlarichesse.N’eût-ilpasacceptélalibertésanslarichessesionlaluieûtproposée?D’ailleurs cette richesse n’était-elle pas toute chimérique ?Née dans le cerveaumalade du pauvre

abbéFaria,n’était-ellepasmorteaveclui?IlestvraiquecettelettreducardinalSpadaétaitétrangementprécise.EtDantèsrépétaitd’unboutàl’autredanssamémoirecettelettre,dontiln’avaitpasoubliéunmot.Le soir vint ;Edmondvit l’îlepasserpar toutes les teintesque le crépuscule amène avec lui, et se

perdrepourtoutlemondedansl’obscurité;maislui,avecsonregardhabituéàl’obscuritédelaprison,ilcontinuasansdoutedelavoir,carildemeuralederniersurlepont.Lelendemain,onseréveillaàlahauteurd’Aleria.Toutlejouroncourutdesbordées,lesoirdesfeux

s’allumèrentsurlacôte.Àladispositiondecesfeuxonreconnutsansdoutequ’onpouvaitdébarquer,carunfanalmontaau lieudepavillonà lacornedupetitbâtiment,et l’ons’approchaàportéedefusildurivage.Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles sans doute, que le patron de la Jeune-

Amélieavaitmontésurpivot,enapprochantdelaterre,deuxpetitescouleuvrines,pareillesàdesfusilsderempart,qui,sansfairegrandbruit,pouvaientenvoyerunejolieballedequatreàlalivreàmillepas.Mais,pourcesoir-là,laprécautionfutsuperflue;toutsepassaleplusdoucementetlepluspoliment

du monde. Quatre chaloupes s’approchèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans doute pour leur fairehonneur,mitsaproprechaloupeàlamer;tantilyaquelescinqchaloupess’escrimèrentsibien,qu’àdeuxheuresdumatintoutlechargementétaitpasséduborddelaJeune-Améliesurlaterreferme.Lanuitmême,tantlepatrondelaJeune-Amélieétaitunhommed’ordre,larépartitiondelaprimefut

faite:chaquehommeeutcentlivrestoscanesdepart,c’est-à-direàpeuprèsquatre-vingtsfrancsdenotremonnaie.Mais l’expéditionn’étaitpas finie ;onmit lecapsur laSardaigne. Il s’agissaitd’aller recharger le

bâtimentqu’onvenaitdedécharger.Lasecondeopérationsefitaussiquelapremière;laJeune-Amélieétaitenveinedebonheur.La nouvelle cargaison était pour le duché de Lucques. Elle se composait presque entièrement de

cigaresdeLaHavane,devindeXérèsetdeMalaga.Làoneutmaille àpartir avec lagabelle, cette éternelle ennemiedupatronde laJeune-Amélie. Un

douanierrestasurlecarreau,etdeuxmatelotsfurentblessés.Dantèsétaitundecesdeuxmatelots;uneballeluiavaittraverséleschairsdel’épaulegauche.Dantès était presque heureux de cette escarmouche et presque content de cette blessure ; elles lui

avaient,cesrudes institutrices,apprisà lui-mêmedequelœil il regardait ledangeretdequelcœur ilsupportaitlasouffrance.Ilavaitregardéledangerenriant,etenrecevantlecoupilavaitditcommelephilosophegrec:«Douleur,tun’espasunmal.»En outre, il avait examiné le douanier blessé à mort, et, soit chaleur du sang dans l’action, soit

refroidissementdessentimentshumains,cettevueneluiavaitproduitqu’unelégèreimpression.Dantèsétaitsurlavoiequ’ilvoulaitparcourir,etmarchaitaubutqu’ilvoulaitatteindre:soncœurétaitentraindesepétrifierdanssapoitrine.Aureste,Jacopo,qui,enlevoyanttomber,l’avaitcrumort,s’étaitprécipitésurlui,l’avaitrelevé,et

enfin,unefoisrelevé,l’avaitsoignéenexcellentcamarade.Cemonden’étaitdoncpassibonquelevoyaitledocteurPangloss;maisiln’étaitdoncpasnonplus

siméchantquelevoyaitDantès,puisquecethomme,quin’avaitrienàattendredesoncompagnonqued’héritersapartdeprimes,éprouvaitunesiviveafflictiondelevoirtué?Heureusement, nous l’avons dit, Edmond n’était que blessé. Grâce à certaines herbes cueillies à

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certainesépoquesetvenduesauxcontrebandierspardevieilles femmessardes, lablessurese refermabienvite.EdmondvouluttenteralorsJacopo;illuioffrit,enéchangedessoinsqu’ilenavaitreçus,sapartdesprimes,maisJacoporefusaavecindignation.IlétaitrésultédecetteespècededévouementsympathiquequeJacopoavaitvouéàEdmonddupremier

moment où il l’avait vu, qu’Edmond accordait à Jacopoune certaine sommed’affection.Mais Jacopon’endemandaitpasdavantage:ilavaitdevinéinstinctivementchezEdmondcettesuprêmesupérioritéàsa position, supériorité qu’Edmond était parvenu à cacher aux autres. Et de ce peu que lui accordaitEdmond,lebravemarinétaitcontent.Aussi,pendantleslonguesjournéesdebord,quandlenavirecourantavecsécuritésurcettemerd’azur

n’avaitbesoin,grâceauventfavorablequigonflaitsesvoiles,quedusecoursdutimonier,Edmond,unecarte marine à la main, se faisait instituteur avec Jacopo, comme le pauvre abbé Faria s’était faitinstituteuraveclui.Illuimontraitlegisementdescôtes,luiexpliquaitlesvariationsdelaboussole,luiapprenaitàliredanscegrandlivreouvertau-dessusdenostêtes,qu’onappelleleciel,etoùDieuaécritsurl’azuravecdeslettresdediamant.EtquandJacopoluidemandait:«Àquoibonapprendretoutesceschosesàunpauvrematelotcommemoi?»Edmondrépondait:«Quisait?tuseraspeut-êtreunjourcapitainedebâtiment:toncompatrioteBonaparteestbiendevenu

empereur!»NousavonsoubliédedirequeJacopoétaitCorse.Deuxmois et demi s’étaient déjà écoulés dans ces courses successives.Edmond était devenu aussi

habilecaboteurqu’ilétaitautrefoishardimarin;ilavaitliéconnaissanceavectouslescontrebandiersdelacôte:ilavaitappristouslessignesmaçonniquesàl’aidedesquelscesdemi-piratessereconnaissententreeux.IlavaitpasséetrepassévingtfoisdevantsonîledeMonte-Cristo,maisdanstoutcelailn’avaitpas

uneseulefoistrouvél’occasiond’ydébarquer.Ilavaitdoncprisunerésolution:C’était, aussitôtque sonengagement avec lepatronde laJeune-Amélie auraitpris fin,de louerune

petitebarquepoursonproprecompte(Dantèslepouvait,cardanssesdifférentescoursesilavaitamasséunecentainedepiastres),et,sousunprétextequelconquedeserendreàl’îledeMonte-Cristo.Là,ilferaitentoutelibertésesrecherches.Nonpasentouteliberté,carilserait,sansaucundoute,espionnéparceuxquil’auraientconduit.Maisdanscemondeilfautbienrisquerquelquechose.LaprisonavaitrenduEdmondprudent,etilauraitbienvoulunerienrisquer.Mais il avait beau chercher dans son imagination, si fécondequ’elle fût, il ne trouvait pas d’autres

moyensd’arriveràl’îletantsouhaitéequedes’yfaireconduire.Dantèsflottaitdanscettehésitation,lorsquelepatron,quiavaitmisunegrandeconfianceenlui,etqui

avaitgrandeenviedelegarderàsonservice,lepritunsoirparlebrasetl’emmenadansunetavernedelaviadelOglio,dans laquelleavait l’habitudedese réunircequ’ilyademieuxencontrebandiersàLivourne.C’étaitlàquesetraitaientd’habitudelesaffairesdelacôte.DéjàdeuxoutroisfoisDantèsétaitentré

danscetteBoursemaritime;etenvoyantceshardisécumeursquefournit toutunlittoraldedeuxmillelieues de tour à peu près, il s’était demandé de quelle puissance ne disposerait pas un homme quiarriveraitàdonnerl’impulsiondesavolontéàtouscesfilsréunisoudivergents.Cette fois, il était question d’une grande affaire : il s’agissait d’un bâtiment chargé de tapis turcs,

d’étoffesduLevantetdeCachemire ; il fallait trouverun terrainneutreoù l’échangepûtse faire,puistenterdejetercesobjetssurlescôtesdeFrance.

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Laprimeétaiténormesil’onréussissait,ils’agissaitdecinquanteàsoixantepiastresparhomme.Lepatronde laJeune-Amélieproposacommelieudedébarquement l’îledeMonte-Cristo, laquelle,

étantcomplètementdéserteetn’ayantnisoldatsnidouaniers,sembleavoirétéplacéeaumilieudelamerdu temps de l’Olympe païen parMercure, ce dieu des commerçants et des voleurs, classes que nousavons faites séparées, sinon distinctes, et que l’Antiquité, à ce qu’il paraît, rangeait dans la mêmecatégorie.ÀcenomdeMonte-Cristo,Dantèstressaillitdejoie:ilselevapourcachersonémotionetfituntour

danslataverneenfuméeoùtouslesidiomesdumondeconnuvenaientsefondredanslalanguefranque.Lorsqu’ilserapprochadesdeuxinterlocuteurs, ilétaitdécidéquel’onrelâcheraitàMonte-Cristoet

quel’onpartiraitpourcetteexpéditiondèslanuitsuivante.Edmond, consulté, fut d’avis que l’île offrait toutes les sécurités possibles, et que les grandes

entreprisespourréussir,avaientbesoind’êtremenéesvite.Riennefutdoncchangéauprogrammearrêté.Ilfutconvenuquel’onappareilleraitlelendemainsoir,

etquel’ontâcherait,lamerétantbelleetleventfavorable,desetrouverlesurlendemainsoirdansleseauxdel’îleneutre.

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XXIII–L’îledeMonte-Cristo.

EnfinDantès,parundecesbonheursinespérésquiarriventparfoisàceuxsurlesquelslarigueurdusorts’est longtempslassée,Dantèsallaitarriveràsonbutparunmoyensimpleetnaturel,etmettrelepieddansl’îlesansinspireràpersonneaucunsoupçon.Unenuitleséparaitseulementdecedéparttantattendu.CettenuitfutunedesplusfiévreusesquepassaDantès.Pendantcettenuit,toutesleschancesbonneset

mauvaisesseprésentèrent tourà touràsonesprit : s’il fermait lesyeux, ilvoyait la lettreducardinalSpada écrite en caractères flamboyants sur lamuraille ; s’il s’endormait un instant, les rêves le plusinsensésvenaienttourbillonnerdanssoncerveau.Ildescendaitdanslesgrottesauxpavésd’émeraudes,aux parois de rubis, aux stalactites de diamants. Les perles tombaient goutte à goutte comme filtred’ordinairel’eausouterraine.Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses poche de pierreries ; puis il revenait au jour, et ces

pierreries s’étaient changées en simples cailloux. Alors il essayait de rentrer dans ces grottesmerveilleuses, entrevues seulement ; mais le chemin se tordait en spirales infinies : l’entrée étaitredevenueinvisible.Ilcherchaitinutilementdanssamémoirefatiguéecemotmagiqueetmystérieuxquiouvraitpour lepêcheurarabe lescavernessplendidesd’Ali-Baba.Toutétait inutile ; le trésordisparuétaitredevenulapropriétédesgéniesdelaterre,auxquelsilavaiteuuninstantl’espoirdel’enlever.Le jour vint presque aussi fébrile que l’avait été la nuit ; mais il amena la logique à l’aide de

l’imagination,etDantèsputarrêterunplanjusqu’alorsvagueetflottantdanssoncerveau.Lesoirvint,etaveclesoirlespréparatifsdudépart.CespréparatifsétaientunmoyenpourDantèsde

cachersonagitation.Peuàpeu,ilavaitpriscetteautoritésursescompagnons,decommandercommes’ilétaitlemaîtredubâtiment;etcommesesordresétaienttoujoursclairs,précisetfacilesàexécuter,sescompagnonsluiobéissaientnonseulementavecpromptitude,maisencoreavecplaisir.Levieuxmarinlelaissaitfaire:luiaussiavaitreconnulasupérioritédeDantèssursesautresmatelots

etsurlui-même.Ilvoyaitdanslejeunehommesonsuccesseurnaturel,etilregrettaitden’avoirpasunefillepourenchaînerEdmondparcettehautealliance.Àseptheuresdusoirtoutfutprêt;àseptheuresdixminutesondoublaitlephare,justeaumomentoù

lephares’allumait.Lamer était calme, avecunvent fraisvenantdu sud-est ; onnaviguait sousuncield’azur, oùDieu

allumaitaussitouràtoursesphares,dontchacunestunmonde.Dantèsdéclaraquetoutlemondepouvaitsecoucheretqu’ilsechargeaitdugouvernail.Quand le Maltais (c’est ainsi que l’on appelait Dantès) avait fait une pareille déclaration, cela

suffisait,etchacuns’enallaitcouchertranquille.Celaarrivaitquelquefois :Dantès,rejetédelasolitudedanslemonde,éprouvaitdetempsentemps

d’impérieuxbesoinsde solitude.Or,quelle solitudeà la foisplus immenseetpluspoétiquequecelled’unbâtimentquiflotteisolésurlamer,pendantl’obscuritédelanuit,danslesilencedel’immensitéetsousleregardduSeigneur?Cettefois,lasolitudefutpeupléedesespensées,lanuitéclairéeparsesillusions,lesilenceanimépar

sespromesses.Quandlepatronseréveilla,lenaviremarchaitsoustoutesvoiles:iln’yavaitpasunlambeaudetoile

quinefûtgonfléparlevent;onfaisaitplusdedeuxlieuesetdemieàl’heure.L’îledeMonte-Cristograndissaitàl’horizon.Edmondrenditlebâtimentàsonmaîtreetallas’étendreàsontourdanssonhamac:mais,malgrésa

nuitd’insomnie,ilneputfermerl’œilunseulinstant.Deuxheuresaprès,ilremontasurlepont;lebâtimentétaitentraindedoublerl’îled’Elbe.Onétaità

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lahauteurdeMarecianaetau-dessusdel’îleplateetvertedelaPianosa.Onvoyaits’élancerdansl’azurduciellesommetflamboyantdeMonte-Cristo.Dantèsordonnaautimonierdemettrelabarreàbâbord,afindelaisserlaPianosaàdroite; ilavait

calculéquecettemanœuvredevraitraccourcirlaroutededeuxoutroisnœuds.Verscinqheuresdusoir,oneutlavuecomplètedel’île.Onenapercevaitlesmoindresdétails,grâceà

cette limpidité atmosphérique qui est particulière à la lumière que versent les rayons du soleil à sondéclin.Edmonddévoraitdesyeuxcettemassederochersquipassaitpar toutes lescouleurscrépusculaires,

depuislerosevifjusqu’aubleufoncé;detempsentemps,desboufféesardentesluimontaientauvisage;sonfronts’empourprait,unnuagepourprepassaitdevantsesyeux.Jamais joueurdont toute la fortuneesten jeun’eut, suruncoupdedés, lesangoissesque ressentait

Edmonddanssesparoxysmesd’espérance.Lanuitvint:àdixheuresdusoironaborda;laJeune-Amélieétaitlapremièreaurendez-vous.Dantès,malgrésonempireordinairesurlui-même,neputsecontenir:ilsautalepremiersurlerivage

;s’ill’eûtosécommeBrutus,ileûtbaisélaterre.Ilfaisaitnuitclose;maisàonzeheureslaluneselevadumilieudelamer,dontelleargentachaque

frémissement;puissesrayons,àmesurequ’elleseleva,commencèrentàsejouer,enblanchescascadesdelumière,surlesrochesentasséesdecetautrePélion.L’îleétaitfamilièreàl’équipagedelaJeune-Amélie :c’étaitunedesesstationsordinaires.Quantà

Dantès,ill’avaitreconnueàchacundesesvoyagesdansleLevant,maisjamaisiln’yétaitdescendu.IlinterrogeaJacopo.«Oùallons-nouspasserlanuit?demanda-t-il.–Maisàborddelatartane,réponditlemarin.–Neserions-nouspasmieuxdanslesgrottes?–Dansquellesgrottes?–Maisdanslesgrottesdel’île.–Jeneconnaispasdegrottes»,ditJacopo.UnesueurfroidepassasurlefrontdeDantès.«Iln’yapasdegrottesàMonte-Cristo?demanda-t-il.–Non.»Dantèsdemeurauninstantétourdi;puisilsongeaquecesgrottespouvaientavoirétécombléesdepuis

parunaccidentquelconque,oumêmebouchées,pourplusgrandesprécautions,parlecardinalSpada.Letout,danscecas,étaitdoncderetrouvercetteouvertureperdue.Ilétaitinutiledelachercherpendantlanuit.Dantèsremitdoncl’investigationaulendemain.D’ailleurs,unsignalarboréàunedemi-lieueenmer,etauquellaJeune-Amélieréponditaussitôtparunsignalpareil,indiquaquelemomentétaitvenudesemettreàlabesogne.Lebâtimentretardataire,rassuréparlesignalquidevaitfaireconnaîtreaudernierarrivéqu’ilyavaittoutesécuritéàs’aboucher,apparutbientôtblancetsilencieuxcommeunfantôme,etvintjeterl’ancreàuneencabluredurivage.Aussitôtletransportcommença.Dantèssongeait, touten travaillant,auhourrade joiequed’unseulmot ilpourraitprovoquerparmi

tousceshommess’ildisaittouthautl’incessantepenséequibourdonnaittoutbasàsonoreilleetàsoncœur.Mais, tout au contraire de révéler lemagnifique secret, il craignait d’en avoir déjà trop dit etd’avoir, par ses allées et venues, ses demandes répétées, ses observations minutieuses et sapréoccupation continuelle, éveillé les soupçons. Heureusement, pour cette circonstance dumoins, quechez luiunpassébiendouloureux reflétait sur sonvisageune tristesse indélébile, etque les lueursdegaietéentrevuessouscenuagen’étaientréellementquedeséclairs.Personnene sedoutaitdoncde rien,et lorsque le lendemain,enprenantun fusil,duplombetde la

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poudre,Dantèsmanifestaledésird’allertuerquelqu’unedecesnombreuseschèvressauvagesquel’onvoyaitsauterderocherenrocher,onn’attribuacetteexcursiondeDantèsqu’àl’amourdelachasseouaudésirdelasolitude.Iln’yeutqueJacopoqui insistapourlesuivre.Dantèsnevoulutpass’yopposer,craignantparcetterépugnanceàêtreaccompagnéd’inspirerquelquessoupçons.Maisàpeineeut-ilfaitunquartdelieue,qu’ayanttrouvél’occasiondetireretdetuerunchevreau,ilenvoyaJacopoleporteràsescompagnons,lesinvitantàlefairecuireetàluidonnerlorsqu’ilseraitcuit,lesignald’enmangersapart en tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco de vin deMonte-Pulciano devaientcompléterl’ordonnancedurepas.Dantèscontinuasoncheminenseretournantdetempsentemps.Arrivéausommetd’uneroche,ilvità

millepiedsau-dessousde lui sescompagnonsquevenaitde rejoindreJacopoetquis’occupaientdéjàactivementdesapprêtsdudéjeuner,augmenté,grâceàl’adressed’Edmond,d’unepiècecapitale.Edmondlesregardauninstantaveccesouriredouxettristedel’hommesupérieur.«Dansdeuxheures,dit-il,cesgens-làrepartiront,richesdecinquantepiastres,pouraller,enrisquant

leurvie,essayerd’engagnercinquanteautres;puisreviendront,richesdesixcentslivres,dilapidercetrésor dans une ville quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des nababs. Aujourd’hui,l’espérancefaitquejemépriseleurrichesse,quimeparaîtlaplusprofondemisère;demain,ladéceptionferapeut-êtreque je serai forcéde regardercetteprofondemisèrecomme le suprêmebonheur…Oh !non,s’écriaEdmond,celaneserapas;lesavant,l’infaillibleFarianeseseraitpastrompésurcetteseulechose.D’ailleursautantvaudraitmourirquedecontinuerdemenercetteviemisérableetinférieure.»AinsiDantès,qui, ilyatroismois,n’aspiraitqu’àlaliberté,n’avaitdéjàplusassezdelalibertéet

aspirait à la richesse ; la faute n’en était pas àDantès,mais àDieu, qui, en bornant la puissance del’homme, luia faitdesdésirs infinis !Cependantparunerouteperdueentredeuxmuraillesderoches,suivantunsentiercreuséparletorrentetque,selontouteprobabilité,jamaispiedhumainn’avaitfoulé,Dantèss’étaitapprochédel’endroitoùilsupposaitquelesgrottesavaientdûexister.Toutensuivantlerivagede lameretenexaminant lesmoindresobjetsavecuneattentionsérieuse, ilcrut remarquersurcertainsrochersdesentaillescreuséesparlamaindel’homme.Letemps,quijettesurtoutechosephysiquesonmanteaudemousse,commesurleschosesmoralesson

manteau d’oubli, semblait avoir respecté ces signes tracés avec une certaine régularité, et dans le butprobablement d’indiquer une trace ; de temps en temps cependant, ces signesdisparaissaient sousdestouffesdemyrtes,quis’épanouissaientengrosbouquetschargésdefleurs,ousousdeslichensparasites.Il fallait alors qu’Edmond écartât les branches ou soulevât les mousses pour retrouver les signesindicateursquileconduisaientdanscetautrelabyrinthe.Cessignesavaient,aureste,donnébonespoiràEdmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait tracés pour qu’ils pussent, en cas d’unecatastrophequ’iln’avaitpaspuprévoirsicomplète,servirdeguideàsonneveu?Celieusolitaireétaitbien celui qui convenait à un homme qui voulait enfouir un trésor. Seulement, ces signes infidèlesn’avaient-ils pas attiré d’autres yeux que ceux pour lesquels ils étaient tracés, et l’île aux sombresmerveillesavait-ellefidèlementgardésonmagnifiquesecret?Cependant,àsoixantepasduportàpeuprès,ilsemblaàEdmond,toujourscachéàsescompagnons

par les accidents du terrain, que les entailles s’arrêtaient ; seulement, elles n’aboutissaient à aucunegrotte.Ungrosrocherrondposésurunebasesolideétaitleseulbutauquelellessemblassentconduire.Edmondpensaqu’aulieud’êtrearrivéàlafin,iln’étaitpeut-être,toutaucontraire,qu’aucommencement;ilpritenconséquencelecontre-piedetretournasursespas.Pendant ce temps, ses compagnons préparaient le déjeuner, allaient puiser de l’eau, à la source,

transportaientlepainetlesfruitsàterreetfaisaientcuirelechevreau.Justeaumomentoùilsletiraientdesabrocheimprovisée,ilsaperçurentEdmondqui,légerethardicommeunchamois,sautaitderocheren rocher : ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea aussitôt dedirection,etrevinttoutcourantàeux.Maisaumomentoùtouslesuivaientdesyeuxdansl’espècedevol

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qu’ilexécutait,taxantsonadressedetémérité,commepourdonnerraisonàleurscraintes,lepiedmanquaàEdmond;onlevitchanceleràlacimed’unrocher,pousseruncrietdisparaître.Tous bondirent d’un seul élan, car tous aimaient Edmond,malgré sa supériorité ; cependant, ce fut

Jacopoquiarrivalepremier.Il trouvaEdmondétendusanglantetpresque sansconnaissance : il avaitdû roulerd’unehauteurde

douzeouquinzepieds.Onluiintroduisitdanslabouchequelquesgouttesderhum,etceremèdequiavaitdéjàeutantd’efficacitésurlui,produisitlemêmeeffetquelapremièrefois.Edmondrouvritlesyeux,seplaignitdesouffrirunevivedouleuraugenou,unegrandepesanteuràla

tête et des élancements insupportables dans les reins.On voulut le transporter jusqu’au rivage ;maislorsqu’on le toucha,quoiquece fût Jacopoquidirigeât l’opération, ildéclaraengémissantqu’ilnesesentaitpointlaforcedesupporterletransport.Oncomprendqu’ilnefutpointquestiondedéjeunerpourDantès;maisilexigeaquesescamarades,

quin’avaientpas lesmêmesraisonsque luipour fairediète, retournassentà leurposte.Quantà lui, ilprétenditqu’iln’avaitbesoinqued’unpeuderepos,etqu’àleurretourilsletrouveraientsoulagé.Lesmarinsnesefirentpas tropprier : lesmarinsavaientfaim, l’odeurduchevreauarrivait jusqu’à

euxetl’onn’estpointcérémonieuxentreloupsdemer.Une heure après, ils revinrent. Tout ce qu’Edmond avait pu faire, c’était de se traîner pendant un

espaced’unedizainedepaspours’appuyeràunerochemoussue.Mais,loindesecalmer,lesdouleursdeDantèsavaientsemblécroîtreenviolence.Levieuxpatron,

quiétaitforcédepartirdanslamatinéepourallerdéposersonchargementsurlesfrontièresduPiémontetdelaFrance,entreNiceetFréjus,insistapourqueDantèsessayâtdeselever.Dantèsfitdeseffortssurhumainspourserendreàcetteinvitationmaisàchaqueeffort,ilretombaitplaintifetpâlissant.« Ila les reinscassés,dit toutbas lepatron :n’importe !c’estunboncompagnon,et ilne fautpas

l’abandonner;tâchonsdeletransporterjusqu’àlatartane.»MaisDantèsdéclaraqu’ilaimaitmieuxmouriroùilétaitquedesupporterlesdouleursatrocesquelui

occasionneraitlemouvement,sifaiblequ’ilfût.«Ehbien,ditlepatron,adviennequepourra,maisilneserapasditquenousavonslaissésanssecours

unbravecompagnoncommevous.Nousnepartironsquecesoir.»Cettepropositionétonnafortlesmatelots,quoiqueaucund’euxnelacombattît,aucontraire.Lepatron

étaitunhommesirigide,quec’étaitlapremièrefoisqu’onlevoyaitrenonceràuneentreprise,oumêmeretardersonexécution.AussiDantèsnevoulut-ilpassouffrirqu’on fitensa faveurunesigrave infractionaux règlesde la

disciplineétablieàbord.«Non,dit-ilaupatron, j’aiétéunmaladroit,et ilest justeque jeporte lapeinedemamaladresse.

Laissez-moiunepetiteprovisiondebiscuit,unfusil,delapoudreetdesballespourtuerdeschevreaux,oumêmepourmedéfendre,etunepiochepourmeconstruire,sivoustardieztropàmevenirprendre,uneespècedemaison.–Maistumourrasdefaim,ditlepatron.–J’aimemieuxcela,réponditEdmond,quedesouffrirlesdouleursinouïesqu’unseulmouvementme

faitendurer.»Lepatron se retournait du côté dubâtiment, qui se balançait avecun commencement d’appareillage

danslepetitport,prêtàreprendrelamerdèsquesatoiletteseraitachevée.«Queveux-tudoncquenousfassions,Maltais,dit-il,nousnepouvonst’abandonnerainsi,etnousne

pouvonsrester,cependant?–Partez,partez!s’écriaDantès.–Nousseronsaumoinshuitjoursabsents,ditlepatron,etencorefaudra-t-ilquenousnousdétournions

denotreroutepourtevenirprendre.

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–Écoutez,ditDantès:sid’icideuxoutroisjours,vousrencontrezquelquebâtimentpêcheurouautrequiviennedanscesparages,recommandez-moiàlui, jedonneraivingt-cinqpiastrespourmonretouràLivourne.Sivousn’entrouvezpas,revenez.»Lepatronsecoualatête.«Écoutez,patronBaldi,ilyaunmoyendetoutconcilier,ditJacopo;partez;moi,jeresteraiavecle

blessépourlesoigner.–Etturenoncerasàtapartdepartage,ditEdmond,pourresteravecmoi?–Oui,ditJacopo,etsansregret.–Allons,tuesunbravegarçon,Jacopo,ditEdmond,Dieuterécompenseradetabonnevolonté;mais

jen’aibesoindepersonne,merci:unjouroudeuxdereposmeremettrontetj’espèretrouverdanscesrocherscertainesherbesexcellentescontrelescontusions.»EtunsourireétrangepassasurleslèvresdeDantès;ilserralamaindeJacopoaveceffusion,maisil

demeurainébranlabledanssarésolutionderester,etderesterseul.Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce qu’il demandait et s’éloignèrent non sans se retourner

plusieurs fois, lui faisant à chaque fois qu’ils détournaient tous les signes d’un cordial adieu, auquelEdmondrépondaitdelamainseulement,commes’ilnepouvaitremuerleresteducorps.Puis,lorsqu’ilseurentdisparu:«C’est étrange,murmuraDantèsen riant,quece soitparmidepareilshommesque l’on trouvedes

preuvesd’amitiéetdesactesdedévouement.»Alorsilsetraînaavecprécautionjusqu’ausommetd’unrocherquiluidérobaitl’aspectdelamer,et

de là il vit la tartane achever son appareillage, lever l’ancre, se balancer gracieusement comme unemouettequivaprendresonvol,etpartir.Au bout d’une heure, elle avait complètement disparu : dumoins, de l’endroit où était demeuré le

blessé,ilétaitimpossibledelavoir.Alors Dantès se releva, plus souple et plus léger qu’un des chevreaux qui bondissaient parmi les

myrtesetleslentisquessurcesrocherssauvages,pritsonfusild’unemain,sapiochedel’autre,etcourutàcetterocheàlaquelleaboutissaientlesentaillesqu’ilavaitremarquéessurlesrochers.«Etmaintenant,s’écria-t-ilenserappelantcettehistoiredupêcheurarabequeluiavaitracontéeFaria,

maintenant,Sésame,ouvre-toi!»

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XXIV–Éblouissement.

Lesoleilétaitarrivéautiersdesacourseàpeuprès,etsesrayonsdemaidonnaient,chaudsetvivants,sur ces rochers, qui eux-mêmes semblaient sensibles à sa chaleur ; desmilliers de cigales, invisiblesdans lesbruyères, faisaient entendre leurmurmuremonotoneet continu ; les feuillesdesmyrtesetdesoliviers s’agitaient frissonnantes, et rendaient un bruit presque métallique ; à chaque pas que faisaitEdmondsurlegranitéchauffé,ilfaisaitfuirdeslézardsquisemblaientdesémeraudes;onvoyaitbondir,sur les talus inclinés, les chèvres sauvages qui parfois y attirent les chasseurs : en unmot, l’île étaithabitée,vivante,animée,etcependantEdmonds’ysentaitseulsouslamaindeDieu.Iléprouvaitjenesaisquelleémotionassezsemblableàdelacrainte:c’étaitcettedéfiancedugrand

jour,quifaitsupposer,mêmedansledésert,quedesyeuxinquisiteurssontouvertssurnous.Cesentimentfutsifort,qu’aumomentdesemettreàlabesogne,Edmonds’arrêta,déposasapioche,

repritsonfusil,gravitunedernièrefoislerocleplusélevédel’île,etdelàjetaunvasteregardsurtoutcequil’entourait.Mais,nousdevonsledire,cequiattirasonattention,cenefutnicetteCorsepoétiquedontilpouvait

distinguer jusqu’auxmaisons,nicetteSardaignepresque inconnuequi lui fait suite,ni l’îled’Elbeauxsouvenirsgigantesques,nienfincetteligneimperceptiblequis’étendaitàl’horizonetquiàl’œilexercédumarinrévélaitGêneslasuperbeetLivournelacommerçante;non:cefutlebrigantinquiétaitpartiaupointdujour,etlatartanequivenaitdepartir.LepremierétaitsurlepointdedisparaîtreaudétroitdeBonifacio;l’autre,suivantlarouteopposée,côtoyaitlaCorse,qu’elles’apprêtaitàdoubler.CettevuerassuraEdmond.Ilramenaalorslesyeuxsurlesobjetsquil’entouraientplusimmédiatement; ilsevitsurlepointle

plusélevéde l’île,conique,grêlestatuedecet immensepiédestal ;au-dessousde lui,pasunhomme;autourdelui,pasunebarque:rienquelamerazuréequivenaitbattrelabasedel’île,etquecechocéternelbordaitd’unefranged’argent.Alors ildescenditd’unemarche rapide,maiscependantpleinedeprudence : il craignait fort, enun

pareilmoment,unaccidentsemblableàceluiqu’ilavaitsihabilementetsiheureusementsimulé.Dantès,commenousl’avonsdit,avaitreprislecontre-pieddesentailleslaisséessurlesrochersetil

avaitvuquecetteligneconduisaitàuneespècedepetitecriquecachéecommeunbaindenympheantique;cettecriqueétaitassezlargeàsonouvertureetassezprofondeàsoncentrepourqu’unpetitbâtimentdugenredesspéronarespûtyentreretydemeurercaché.Alors,ensuivantlefildesinductions,cefilqu’auxmains de l’abbé Faria il avait vu guider l’esprit d’une façon si ingénieuse dans le dédale desprobabilités, il songea que le cardinal Spada, dans son intérêt à ne pas être vu, avait abordé à cettecrique, y avait caché son petit bâtiment, avait suivi la ligne indiquée par des entailles, et avait, àl’extrémitédecetteligne,enfouisontrésor.C’étaitcettesuppositionquiavaitramenéDantèsprèsdurochercirculaire.Seulement,cettechose inquiétaitEdmondetbouleversait toutes les idéesqu’ilavaitendynamique :

commentavait-onpu,sansemployerdesforcesconsidérables,hissercerocher,quipesaitpeut-êtrecinqousixmilliers,surl’espècedebaseoùilreposait?Toutàcoup,uneidéevintàDantès.«Aulieudelefairemonter,sedit-il,onl’aurafaitdescendre.»Etlui-mêmes’élançaau-dessusdurocher,afindechercherlaplacedesabasepremière.Eneffet,bientôtilvitqu’unepentelégèreavaitétépratiquée;lerocheravaitglissésursabaseetétait

venus’arrêteràl’endroit;unautrerocher,groscommeunepierredetailleordinaire,luiavaitservidecale;despierresetdescaillouxavaientétésoigneusementrajustéspourfairedisparaîtretoutesolutiondecontinuité;cetteespècedepetitouvrageenmaçonnerieavaitétérecouvertdeterrevégétale,l’herbey

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avait poussé, la mousse s’y était étendue, quelques semences de myrtes et de lentisques s’y étaientarrêtées,etlevieuxrochersemblaitsoudéeausol.Dantèsenlevaavecprécautionlaterre,etreconnutoucrutreconnaîtretoutcetingénieuxartifice.Alorsilsemitàattaqueravecsapiochecettemurailleintermédiairecimentéeparletemps.Aprèsuntravaildedixminutes,lamuraillecéda,etuntrouàyfourrerlebrasfutouvert.Dantèsallacouperl’olivierleplusfortqu’ilputtrouver,ledégarnitdesesbranches,l’introduisitdans

letrouetenfitunlevier.Maislerocétaitàlafoistroplourdetcalétropsolidementparlerocherinférieur,pourqu’uneforce

humaine,fût-cecelled’Herculelui-même,pûtl’ébranler.Dantèsréfléchitalorsquec’étaitcettecaleelle-mêmequ’ilfallaitattaquer.Maisparquelmoyen?Dantèsjetalesyeuxautourdelui,commefontleshommesembarrassés;etsonregardtombasurune

cornedemouflonpleinedepoudrequeluiavaitlaisséesonamiJacopo.Ilsourit:l’inventioninfernaleallaitfairesonœuvre.À l’aide de sa piocheDantès creusa, entre le rocher supérieur et celui sur lequel il était posé, un

conduit de mine comme ont l’habitude de faire les pionniers, lorsqu’ils veulent épargner au bras del’hommeune tropgrandefatigue,puis il lebourradepoudre ;puis,effilantsonmouchoiret le roulantdanslesalpêtre,ilenfitunemèche.Lefeumisàcettemèche,Dantèss’éloigna.L’explosionnesefitpasattendre:lerochersupérieurfutenuninstantsoulevéparl’incalculableforce,

lerocherinférieurvolaenéclats;parlapetiteouverturequ’avaitd’abordpratiquéeDantès,s’échappatoutunmonded’insectes frémissants,etunecouleuvreénorme,gardiendececheminmystérieux, roulasursesvolutesbleuâtresetdisparut.Dantès s’approcha : le rocher supérieur, désormais sans appui, inclinait vers l’abîme ; l’intrépide

chercheuren fit le tour,choisit l’endroit leplusvacillant,appuyason levierdansunedesesarêteset,pareilàSisyphe,seraiditdetoutesapuissancecontrelerocher.Lerocher,déjàébranléparlacommotionchancela;Dantèsredoublad’efforts :oneûtditundeces

Titans qui déracinaient desmontagnes pour faire la guerre aumaître des dieux. Enfin le rocher céda,roula,bondit,seprécipitaetdisparut,s’engloutissantdanslamer.Il laissaitdécouverteuneplacecirculaire,etmettaitau jourunanneaudeferscelléaumilieud’une

dalledeformecarrée.Dantèspoussauncride joieetd’étonnement : jamaisplusmagnifique résultatn’avait couronnéune

premièretentative.Ilvoulutcontinuer;maissesjambestremblaientsifort,maissoncœurbattaitsiviolemment,maisun

nuagesibrûlantpassaitdevantsesyeux,qu’ilfutforcédes’arrêter.Ce moment d’hésitation eut la durée de l’éclair. Edmond passa son levier dans l’anneau, leva

vigoureusement,etladalledescellées’ouvrit,découvrantlapenterapided’unesorted’escalierquiallaits’enfonçantdansl’ombred’unegrottedeplusenplusobscure.Unautresefûtprécipité,eûtpoussédesexclamationsdejoie;Dantèss’arrêta,pâlit,douta.« Voyons, se dit-il, soyons homme ! accoutumé à l’adversité, ne nous laissons pas abattre par une

déception;ousanscelaceseraitdoncpourrienquej’auraissouffert!Lecœursebrise,lorsqueaprèsavoir étédilatéoutremesurepar l’espérance à la tièdehaleine il rentre et se renfermedans la froideréalité!Fariaafaitunrêve:lecardinalSpadan’arienenfouidanscettegrotte,peut-êtremêmen’yest-iljamaisvenu,ou,s’ilyestvenu,CésarBorgial’intrépideaventurier,l’infatigableetsombrelarron,yestvenu après lui, a découvert sa trace, a suivi lesmêmes brisées quemoi, commemoi a soulevé cettepierre,et,descenduavantmoi,nem’arienlaisséàprendreaprèslui.»Ilrestaunmomentimmobile,pensif,lesyeuxfixéssurcetteouverturesombreetcontinue.

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«Or,maintenantquejenecompteplussurrien,maintenantquejemesuisditqu’ilseraitinsensédeconserverquelqueespoir,lasuitedecetteaventureestpourmoiunechosedecuriosité,voilàtout.»Etildemeuraencoreimmobileetméditant.«Oui,oui,ceciestuneaventureàtrouversaplacedanslaviemêléed’ombreetdelumièredeceroyal

bandit,danscetissud’événementsétrangesquicomposentlatramediapréedesonexistence;cefabuleuxévénementadûs’enchaînerinvinciblementauxautreschoses;oui,Borgiaestvenuquelquenuitici,unflambeaud’unemain,uneépéedel’autre,tandisqu’àvingtpasdelui,aupieddecetterochepeut-être,setenaient,sombresetmenaçants,deuxsbiresinterrogeantlaterre,l’airetlamer,pendantqueleurmaîtreentraitcommejevaislefaire,secouantlesténèbresdesonbrasredoutableetflamboyant.«Oui ;mais des sbires auxquels il aura livré ainsi son secret, qu’en aura faitCésar ? se demanda

Dantès.«Cequ’onfit,serépondit-ilensouriant,desensevelisseursd’Alaric,quel’onenterraavecl’enseveli.«Cependant s’il y était venu, repritDantès, il eût retrouvé et pris le trésor ; Borgia, l’homme qui

comparait l’Italieàunartichautetquilamangeaitfeuilleàfeuille,Borgiasavait tropbienl’emploidutempspouravoirperdulesienàreplacercerochersursabase.«Descendons.»Alors il descendit, le sourire du doute sur les lèvres, en murmurant ce dernier mot de la sagesse

humaine:Peut-être!…Mais, au lieu des ténèbres qu’il s’était attendu trouver, au lieu d’une atmosphère opaque et viciée,

Dantèsnevitqu’unedoucelueurdécomposéeenjourbleuâtre;l’airetlalumièrefiltraientnonseulementpar l’ouverture qui venait d’être pratiquée,mais encore par des gerçures de rochers invisibles du solextérieur, et à travers lesquels on voyait l’azur du ciel où se jouaient les branches tremblotantes deschênesvertsetdesligamentsépineuxetrampantsdesronces.Aprèsquelquessecondesdeséjourdanscettegrotte,dontl’atmosphèreplutôttièdequ’humide,plutôt

odorantequefade,étaitàlatempératuredel’îlecequelalueurbleueétaitausoleil,leregarddeDantès,habitué,commenousl’avonsdit,auxténèbres,putsonderlesangleslesplusreculésdelacaverne:elleétaitdegranitdontlesfacettespailletéesétincelaientcommedesdiamants.«Hélas!seditEdmondensouriant,voilàsansdoutetouslestrésorsqu’auralaisséslecardinal;etce

bonabbé,envoyantenrêvecesmurstoutresplendissants,seseraentretenudanssesrichesespérances.»MaisDantèsserappelalestermesdutestament,qu’ilsavaitparcœur:«Dansl’anglelepluséloignédelasecondeouverture»,disaitcetestament.Dantès avait pénétré seulement dans la première grotte, il fallait cherchermaintenant l’entrée de la

seconde.Dantès s’orienta : cette seconde grotte devait naturellement s’enfoncer dans l’intérieur de l’île ; il

examinalessouchesdespierres,etilallafrapperàunedesparoisquiluiparutcelleoùdevaitêtrecetteouverture,masquéesansdoutepourplusgrandeprécaution.Lapiocherésonnapendantuninstant,tirantdurocherunsonmat,dontlacompacitéfaisaitgermerla

sueuraufrontdeDantès;enfinilsemblaaumineurpersévérantqu’uneportiondelamuraillegranitiquerépondait par un écho plus sourd et plus profond à l’appel qui lui était fait ; il rapprocha son regardardentde lamuraille et reconnut, avec le tactduprisonnier, cequenul autren’eût reconnupeut-être :c’estqu’ildevaityavoirlàuneouverture.Cependant,pournepasfaireunebesogneinutile,Dantès,qui,commeCésarBorgia,avaitétudiéleprix

dutemps,sondalesautresparoisavecsapioche,interrogealesolaveclacrossedesonfusil,ouvritlesable aux endroits suspects, et n’ayant rien trouvé rien reconnu, revint à la portion de lamuraille quirendaitcesonconsolateur.Ilfrappadenouveauetavecplusdeforce.Alorsilvitunechosesingulière,c’estque,souslescoupsdel’instrument,uneespèced’enduit,pareil

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à celui qu’on applique sur les murailles pour peindre à fresque, se soulevait et tombait en écaillesdécouvrant une pierre blanchâtre etmolle, pareille à nos pierres de taille ordinaires. On avait fermél’ouverturedurocheravecdespierresd’uneautrenature,puisonavaitétendusurcespierrescetenduit,puissurcetenduitonavaitimitélateinteetlecristallindugranit.Dantèsfrappaalorsparleboutaigudelapioche,quientrad’unpoucedanslaporte-muraille.C’étaitlàqu’ilfallaitfouiller.Par unmystère étrange de l’organisation humaine, plus les preuves que Faria ne s’était pas trompé

devaient,ens’accumulant,rassurerDantès,plussoncœurdéfaillantselaissaitalleraudouteetpresqueaudécouragement:cettenouvelleexpérience,quiauraitdûluidonneruneforcenouvelle,luiôtalaforcequiluirestait:lapiochedescendit,s’échappantpresquedesesmains;illaposasurlesol,s’essuyalefrontetremontaverslejour,sedonnantàlui-mêmeleprétextedevoirsipersonnenel’épiait,mais,enréalité,parcequ’ilavaitbesoind’air,parcequ’ilsentaitqu’ilallaits’évanouir.L’îleétaitdéserte,et lesoleilàsonzénithsemblait lacouvrirdesonœildefeu;auloin,depetites

barquesdepécheursouvraientleursailessurlamerd’unbleudesaphir.Dantèsn’avaitencorerienpris:maisc’étaitbienlongdemangerdansunpareilmoment;ilavalaune

gorgéederhumetrentradanslagrottelecœurraffermi.Lapiochequiluiavaitsemblésilourdeétaitredevenuelégère;illasoulevacommeileûtfaitd’une

plume,etseremitvigoureusementàlabesogne.Aprèsquelquescoups,ils’aperçutquelespierresn’étaientpointscellées,maisseulementposéesles

unessurlesautresetrecouvertesdel’enduitdontnousavonsparlé;ilintroduisitdansunedesfissureslapointedelapioche,pesasurlemancheetvitavecjoielapierretomberàsespieds.Dèslors,Dantèsn’eutplusqu’àtirerchaquepierreàluiavecladentdeferdelapioche,etchaque

pierreàsontourtombaprèsdelapremière.Dèslapremièreouverture,Dantèseûtpuentrer;maisentardantdequelquesinstants,c’étaitretarder

lacertitudeensecramponnantàl’espérance.Enfin, après une nouvelle hésitation d’un instant, Dantès passa de cette première grotte dans la

seconde.Cettesecondegrotteétaitplusbasse,plussombreetd’unaspectpluseffrayantquelapremière;l’air,

quin’ypénétraitqueparl’ouverturepratiquéeàl’instantmême,avaitcetteodeurméphitiquequeDantèss’étaitétonnédenepastrouverdanslapremière.Dantèsdonnaletempsàl’airextérieurd’allerravivercetteatmosphèremorte,etentra.Àgauchedel’ouverture,étaitunangleprofondetsombre.Mais,nousl’avonsdit,pourl’œildeDantèsiln’yavaitpasdeténèbres.Ilsondaduregardlasecondegrotte:elleétaitvidecommelapremière.Letrésor,s’ilexistait,étaitenterrédanscetanglesombre.L’heuredel’angoisseétaitarrivée;deuxpiedsdeterreàfouiller,c’étaittoutcequirestaitàDantès

entrelasuprêmejoieetlesuprêmedésespoir.Ils’avançaversl’angle,et,commeprisd’unerésolutionsubite,ilattaqualesolhardiment.Aucinquièmeousixièmecoupdepioche,leferrésonnasurdufer.Jamaistocsinfunèbre,jamaisglasfrémissantneproduisitpareileffetsurceluiquil’entendit.Dantès

n’auraitrienrencontréqu’ilnefûtcertespasdevenupluspâle.Il sondaàcôtéde l’endroitoù il avait sondédéjà, et rencontra lamême résistancemaisnonpas le

mêmeson.«C’estuncoffredebois,cerclédefer»,dit-il.Encemoment,uneombrerapidepassainterceptantlejour.Dantèslaissatombersapioche,saisitsonfusil,repassaparl’ouverture,ets’élançaverslejour.Unechèvresauvageavaitbondipar-dessuslapremièreentréedelagrotteetbroutaitàquelquespasde

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là.C’était une belle occasion de s’assurer son dîner, mais Dantès eut peur que la détonation du fusil

n’attirâtquelqu’un.Il réfléchit un instant, coupa un arbre résineux, alla l’allumer au feu encore fumant où les

contrebandiersavaientfaitcuireleurdéjeuner,etrevintaveccettetorche.Ilnevoulaitperdreaucundétaildecequ’ilallaitvoir.Ilapprochala torchedutrouinformeet inachevé,etreconnutqu’ilnes’étaitpastrompé:sescoups

avaientalternativementfrappésurleferetsurlebois.Ilplantasatorchedanslaterreetseremitàl’œuvre.Enuninstant,unemplacementdetroispiedsdelongsurdeuxpiedsdelargeàpeuprèsfutdéblayé,et

Dantès put reconnaître un coffre de bois de chêne cerclé de fer ciselé. Au milieu du couvercleresplendissaient, sur uneplaqued’argent que la terren’avait pu ternir, les armesde la familleSpada,c’est-à-direuneépéeposéeenpalsurunécussonovale,commesontlesécussonsitaliens,etsurmontéd’unchapeaudecardinal.Dantèslesreconnutfacilement:l’abbéFarialesluiavaittantdefoisdessinées!Dèslors,iln’yavaitplusdedoute,letrésorétaitbienlà;onn’eûtpaspristantdeprécautionspour

remettreàcetteplaceuncoffrevide.Enuninstant,touslesalentoursducoffrefurentdéblayés,etDantèsvittouràtourapparaîtrelaserrure

dumilieu,placéeentredeuxcadenas,et lesansesdes faces latérales ; toutcelaétaitciselécommeonciselaitàcetteépoque,oùl’artrendaitprécieuxlesplusvilsmétaux.Dantèspritlecoffreparlesansesetessayadelesoulever:c’étaitchoseimpossible.Dantèsessayadel’ouvrir:serrureetcadenasétaientfermés;lesfidèlesgardienssemblaientnepas

vouloirrendreleurtrésor.Dantèsintroduisitlecôtétranchantdesapiocheentrelecoffreetlecouvercle,pesasurlemanchede

lapioche,etlecouvercle,aprèsavoircrié,éclata.Unelargeouverturedesaisrenditlesferruresinutiles,ellestombèrentàleurtour,serrantencoredeleursonglestenaceslesplanchesentaméesparleurchute,etlecoffrefutdécouvert.Unefièvrevertigineuses’emparadeDantès;ilsaisitsonfusil,l’armaetleplaçaprèsdelui.D’abord

ilfermalesyeux,commefontlesenfants,pourapercevoir,danslanuitétincelantedeleurimagination,plus d’étoiles qu’ils n’en peuvent compter dans un ciel encore éclairé, puis il les rouvrit et demeuraébloui.Troiscompartimentsscindaientlecoffre.Danslepremierbrillaientderutilantsécusd’orauxfauvesreflets.Danslesecond,deslingotsmalpolisetrangésenbonordre,maisquin’avaientdel’orquelepoidset

lavaleur.Dansletroisièmeenfin,àdemiplein,Edmondremuaàpoignéelesdiamants,lesperles,lesrubis,qui,

cascadeétincelante,faisaient,enretombantlesunssurlesautres,lebruitdelagrêlesurlesvitres.Après avoir touché, palpé, enfoncé ses mains frémissantes dans l’or et les pierreries, Edmond se

relevaetpritsacourseàtraverslescavernesaveclatremblanteexaltationd’unhommequitoucheàlafolie. Ilsautasurunrocherd’oùilpouvaitdécouvrir lamer,etn’aperçutrien ; ilétaitseul,bienseul,aveccesrichessesincalculables,inouïes,fabuleuses,quiluiappartenaient:seulementrêvait-ilouétait-iléveillé?faisait-ilunsongefugitifouétreignait-ilcorpsàcorpsuneréalité?Ilavaitbesoinderevoirsonor,etcependantilsentaitqu’iln’auraitpaslaforce,encemoment,d’en

soutenir la vue.Un instant, il appuya ses deuxmains sur le haut de sa tête, commepour empêcher saraisondes’enfuir;puisils’élançatoutautraversdel’île,sanssuivre,nonpasdechemin,iln’yenapasdansl’îledeMonte-Cristo,maisdelignearrêtée,faisantfuirleschèvressauvageseteffrayantlesoiseauxdemerparsescrisetsesgesticulations.Puis,parundétour,ilrevint,doutantencore,seprécipitantdela

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premièregrottedanslaseconde,etseretrouvantenfacecettemined’oretdediamants.Cette fois, il tomba à genoux, comprimant de ses deux mains convulsives son cœur bondissant, et

murmurantuneprièreintelligiblepourDieuseul.Bientôt, il sesentitpluscalmeetpartantplusheureux,cardecetteheureseulement ilcommençaità

croireàsafélicité.Ilsemitalorsàcomptersafortune;ilyavaitmillelingotsd’ordedeuxàtroislivreschacun;ensuite,

il empila vingt-cinq mille écus d’or, pouvant valoir chacun quatre-vingts francs de notre monnaieactuelle, tous à l’effigie du pape Alexandre VI et de ses prédécesseurs, et il s’aperçut que lecompartimentn’étaitqu’àmoitiévide;enfin,ilmesuradixfoislacapacitédesesdeuxmainsenperles,enpierreries,endiamants,dontbeaucoup,montéspar lesmeilleursorfèvresde l’époque,offraientunevaleurd’exécutionremarquable,mêmeàcôtédeleurvaleurintrinsèque.Dantèsvitlejourbaisserets’éteindrepeuàpeu.Ilcraignitd’êtresurpriss’ilrestaitdanslacaverne,

etsortitsonfusilàlamain.Unmorceaudebiscuitetquelquesgorgéesdevinfurentsonsouper.Puisilreplaçalapierre,secouchadessus,etdormitàpeinequelquesheures,couvrantdesoncorpsl’entréedelagrotte.Cettenuit fut à la foisunedecesnuitsdélicieuses et terribles, commecethommeaux foudroyantes

émotionsenavaitdéjàpassédeuxoutroisdanslavie.

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XXV–L’inconnu.

Le jour vint.Dantès l’attendait depuis longtemps, les yeux ouverts.À ses premiers rayons, il se leva,monta, comme la veille, sur le rocher le plus élevé de l’île, afin d’explorer les alentours ; comme laveille,toutétaitdésert.Edmond descendit, leva la pierre, emplit ses poches de pierreries, replaça du mieux qu’il put les

planchesetlesferruresducoffre,lerecouvritdeterre,piétinacetteterre,jetadusabledessus,afinderendrel’endroitfraîchementretournépareilaurestedusol;sortitdelagrotte,replaçaladalle,amassasurladalledespierresdedifférentesgrosseurs;introduisitdelaterredanslesintervalles,plantadansces intervalles des myrtes et des bruyères, arrosa les plantations nouvelles afin qu’elles semblassentanciennes ; effaça les traces de ses pas amassées autour de cet endroit, et attendit avec impatience leretourdesescompagnons.Eneffet,ilnes’agissaitplusmaintenantdepassersontempsàregardercetoretcesdiamantsetàresteràMonte-Cristocommeundragonsurveillantd’inutilestrésors.Maintenant,ilfallait retourner dans la vie, parmi les hommes, et prendre dans la société le rang, l’influence et lepouvoirquedonneencemondelarichesse,lapremièreetlaplusgrandedesforcesdontpeutdisposerlacréaturehumaine.Lescontrebandiersrevinrentlesixièmejour.DantèsreconnutdeloinleportetlamarchedelaJeune-

Amélie;ilsetraînajusqu’auportcommePhiloctèteblessé,etlorsquesescompagnonsabordèrent,illeurannonça,toutenseplaignantencore,unmieuxsensible;puisàsontour,ilécoutalerécitdesaventuriers.Ilsavaientréussi,ilestvrai;maisàpeinelechargementavait-ilétédéposé,qu’ilsavaienteuavisqu’unbrickensurveillanceàToulonvenaitdesortirduportetsedirigeaitdeleurcôté.Ilss’étaientalorsenfuisàtire-d’aile,regrettantqueDantès,quisavaitdonnerunevitessesisupérieureaubâtiment,nefûtpointlàpourlediriger.Eneffet,bientôtilsavaientaperçulebâtimentchasseur;maisàl’aidedelanuit,etendoublantlecapCorse,ilsluiavaientéchappé.Ensomme,cevoyagen’avaitpasétémauvais;ettous,etsurtoutJacopo,regrettaientqueDantèsn’en

eûtpasété,afind’avoirsapartdesbénéficesqu’ilavaitrapportés,partquimontaitàcinquantepiastres.Edmonddemeuraimpénétrable;ilnesouritmêmepasàl’énumérationdesavantagesqu’ileûtpartagés

s’ileûtquittél’île;et,commelaJeune-Amélien’étaitvenueàMonte-Cristoquepourlechercher,ilserembarqualesoirmêmeetsuivitlepatronàLivourne.ÀLivourne,ilallachezunjuifetvenditcinqmillefrancschacunquatredesespluspetitsdiamants.Le

juifauraitpus’informercommentunmatelotsetrouvaitpossesseurdepareilsobjets;maisils’engardabien,ilgagnaitmillefrancssurchacun.Lelendemain,ilachetaunebarquetouteneuvequ’ildonnaàJacopo,enajoutantàcedoncentpiastres

afinqu’ilpût engagerunéquipage ; et cela, à la conditionque Jacopo irait àMarseilledemanderdesnouvellesd’unvieillardnomméLouisDantèsetquidemeuraitauxAlléesdeMeilhan,etd’unejeunefillequidemeuraitauvillagedesCatalansetquel’onnommaitMercédès.CefutàJacopoàcroirequ’ilfaisaitunrêve:Edmondluiracontaalorsqu’ils’étaitfaitmarinparun

coupdetête,etparcequesafamilleluirefusaitl’argentnécessaireàsonentretien;maisqu’enarrivantàLivourneilavaittouchélasuccessiond’unonclequil’avaitfaitsonseulhéritier.L’éducationélevéedeDantèsdonnait à ce récitune tellevraisemblanceque Jacoponedoutapointun instantque sonanciencompagnonneluieûtditlavérité.D’unautrecôté,commel’engagementd’EdmondàborddelaJeune-Amélieétaitexpiré,ilpritcongé

dumarin,quiessayad’aborddeleretenir,maisqui,ayantappriscommeJacopol’histoiredel’héritage,renonçadèslorsàl’espoirdevaincrelarésolutiondesonancienmatelot.Lelendemain,JacopomitàlavoilepourMarseille;ildevaitretrouverEdmondàMonte-Cristo.Lemêmejour,Dantèspartitsansdireoùilallait,prenantcongédel’équipagedelaJeune-Améliepar

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une gratification splendide, et du patron avec la promesse de lui donner un jour ou l’autre de sesnouvelles.DantèsallaàGênes.Aumomentoùilarrivait,onessayaitunpetityachtcommandéparunAnglaisqui,ayantentendudire

quelesGénoisétaientlesmeilleursconstructeursdelaMéditerranée,avaitvouluavoirunyachtconstruitàGênes;l’Anglaisavaitfaitprixàquarantemillefrancs:Dantèsenoffritsoixantemille,àlaconditionquelebâtimentluiseraitlivrélejourmême.L’AnglaisétaitalléfaireuntourenSuisse,enattendantquesonbâtimentfûtachevé.Ilnedevaitrevenirquedanstroissemainesouunmois:leconstructeurpensaqu’ilaurait le tempsd’enremettreunautresurlechantier.Dantèsemmenaleconstructeurchezunjuif,passaavecluidansl’arrière-boutiqueetlejuifcomptasoixantemillefrancsauconstructeur.LeconstructeuroffritàDantèssesservicespourluicomposerunéquipage;maisDantèsleremercia,

endisantqu’ilavaitl’habitudedenaviguerseul,etquelaseulechosequ’ildésiraitétaitqu’onexécutâtdanslacabine,àlatêtedulit,unearmoireàsecret,danslaquellesetrouveraienttroiscompartimentsàsecretaussi.Ildonnalamesuredecescompartiments,quifurentexécutéslelendemain.Deuxheuresaprès,DantèssortaitduportdeGênes,escortéparlesregardsd’unefouledecurieuxqui

voulaientvoirleseigneurespagnolquiavaitl’habitudedenaviguerseul.Dantèss’entiraàmerveille;avecl’aidedugouvernail,etsansavoirbesoindelequitter,ilfitfaireà

son bâtiment toutes les évolutions voulues ; on eût dit un être intelligent prêt à obéir à la moindreimpulsiondonnée,etDantèsconvintenlui-mêmequelesGénoisméritaientleurréputationdepremiersconstructeursdumonde.Lescurieuxsuivirent lepetitbâtimentdesyeuxjusqu’àcequ’ils l’eussentperdudevue,etalorsles

discussionss’établirentpoursavoiroùilallait : lesunspenchèrentpourlaCorse,lesautrespourl’îled’Elbe;ceux-cioffrirentdeparierqu’ilallaitenEspagne,ceux-làsoutinrentqu’ilallaitenAfrique;nulnepensaànommerl’îledeMonte-Cristo.C’étaitcependantàMonte-Cristoqu’allaitDantès.Ilyarrivaverslafindusecondjour:lenavireétaitexcellentvoilieretavaitparcouruladistanceen

trente-cinqheures.Dantèsavaitparfaitementreconnulegisementdelacôte;et,aulieud’aborderauporthabituel,iljetal’ancredanslapetitecrique.L’îleétaitdéserte;personneneparaissaityavoirabordédepuisqueDantèsenétaitparti;ilallaàson

trésor:toutétaitdanslemêmeétatqu’ill’avaitlaissé.Le lendemain, son immense fortune était transportée à bord du yacht et enfermée dans les trois

compartimentsdel’armoireàsecret.Dantès attendit huit jours encore. Pendant huit jours il fit manœuvrer son yacht autour de l’île,

l’étudiantcommeunécuyerétudieuncheval:auboutdecetemps,ilenconnaissaittouteslesqualitésettouslesdéfauts;Dantèssepromitd’augmenterlesunesetderemédierauxautres.Lehuitièmejour,Dantèsvitunpetitbâtimentquivenaitsur l’île toutesvoilesdehors,et reconnut la

barquedeJacopo;ilfitunsignalauquelJacoporépondit,etdeuxheuresaprès,labarqueétaitprèsduyacht.IlyavaitunetristeréponseàchacunedesdeuxdemandesfaitesparEdmond.LevieuxDantèsétaitmort.Mercédèsavaitdisparu.Edmondécoutacesdeuxnouvellesd’unvisagecalme;maisaussitôtildescenditàterre,endéfendant

quepersonnel’ysuivît.Deuxheuresaprès,ilrevint;deuxhommesdelabarquedeJacopopassèrentsursonyachtpourl’aider

àlamanœuvre,etildonnal’ordredemettrelecapsurMarseille.Ilprévoyaitlamortdesonpère;maisMercédès,qu’était-elledevenue?Sansdivulguersonsecret,Edmondnepouvaitdonnerd’instructionssuffisantesàunagent;d’ailleurs,

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ilyavaitd’autres renseignementsqu’ilvoulaitprendre,etpour lesquels ilnes’en rapportaitqu’à lui-même.SonmiroirluiavaitapprisàLivournequ’ilnecouraitpasledangerd’êtrereconnu,d’ailleursilavaitmaintenant à sa disposition tous lesmoyens de se déguiser.Unmatin donc, le yacht, suivi de lapetitebarque,entrabravementdansleportdeMarseilleets’arrêtajusteenfacedel’endroitoù,cesoirdefatalemémoire,onl’avaitembarquépourlechâteaud’If.Cenefutpassansuncertainfrémissementque,danslecanot,Dantèsvitveniràluiungendarme.Mais

Dantès, avec cette assurance parfaite qu’il avait acquise, lui présenta un passeport anglais qu’il avaitacheté à Livourne ; etmoyennant ce laissez-passer étranger, beaucoup plus respecté en France que lenôtre,ildescenditsansdifficultéàterre.La première chose qu’aperçut Dantès, en mettant le pied sur la Canebière, fut un des matelots du

Pharaon.Cethommeavaitservisoussesordres,etsetrouvaitlàcommeunmoyenderassurerDantèssurleschangementsquis’étaientfaitsenlui.Ilalladroitàcethommeetluifitplusieursquestionsauxquellescelui-ci répondit, sans même laisser soupçonner ni par ses paroles, ni par sa physionomie, qu’il serappelâtavoirjamaisvuceluiquiluiadressaitlaparole.Dantèsdonnaaumatelotunepiècedemonnaiepour le remercierde ses renseignements ; un instant

après,ilentenditlebravehommequicouraitaprèslui.Dantèsseretourna.«Pardon,monsieur,ditlematelot,maisvousvousêtestrompésansdoute;vousaurezcrumedonner

unepiècedequarantesous,etvousm’avezdonnéundoublenapoléon.– En effet, mon ami, dit Dantès, je m’étais trompé ; mais, comme votre honnêteté mérite une

récompense,envoiciunsecondquejevouspried’accepterpourboireàmasantéavecvoscamarades.»LematelotregardaEdmondavectantd’étonnement,qu’ilnesongeamêmepasàleremercier;etille

regardas’éloignerendisant:«C’estquelquenababquiarrivedel’Inde.»Dantèscontinua sonchemin ; chaquepasqu’il faisaitoppressait soncœurd’uneémotionnouvelle :

tous ses souvenirs d’enfance, souvenirs indélébiles, éternellement présents à la pensée, étaient là, sedressantàchaquecoindeplace,àchaqueanglederue,àchaquebornedecarrefour.EnarrivantauboutdelaruedeNoailles,etenapercevantlesAlléesdeMeilhan,ilsentitsesgenouxquifléchissaient,etilfaillittombersouslesrouesd’unevoiture.Enfin,ilarrivajusqu’àlamaisonqu’avaithabitéesonpère.Lesaristolochesetlescapucinesavaientdisparudelamansarde,oùautrefoislamaindubonhommelestreillageait avec tant de soin. Il s’appuya contre un arbre, et resta quelque tempspensif, regardant lesderniers étages de cette pauvre petite maison ; enfin il s’avança vers la porte, en franchit le seuil,demandas’iln’yavaitpasunlogementvacant,et,quoiqu’ilfûtoccupé,insistasilongtempspourvisitercelui du cinquième, que la concierge monta et demanda, de la part d’un étranger, aux personnes quil’habitaient,lapermissiondevoirlesdeuxpiècesdontilétaitcomposé.Lespersonnesquihabitaientcepetit logement étaient un jeunehommeet une jeune femmequi venaient de semarier depuis huit joursseulement.Envoyantcesdeuxjeunesgens,Dantèspoussaunprofondsoupir.Aureste,riennerappelaitplusàDantèsl’appartementdesonpère:cen’étaitpluslemêmepapier;

tous lesvieuxmeubles,cesamisd’enfanced’Edmond,présentsà sonsouvenirdans tous leursdétails,avaientdisparu.Lesmuraillesseulesétaientlesmêmes.Dantèssetournaducôtédulit,ilétaitlààlamêmeplacequeceluidel’ancienlocataire;malgrélui,

lesyeuxd’Edmondsemouillèrentde larmes :c’étaitàcetteplaceque levieillardavaitdûexpirerennommantsonfils.Les deux jeunes gens regardaient avec étonnement cet homme au front sévère, sur les joues duquel

coulaientdeuxgrosseslarmessansquesonvisagesourcillât.Mais,commetoutedouleurporteavecellesareligion,lesjeunesgensnefirentaucunequestionàl’inconnu;seulement,ilsseretirèrentenarrière

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pour le laisser pleurer tout à son aise, et quand il se retira ils l’accompagnèrent, en lui disant qu’ilpouvaitrevenirquandilvoudraitetqueleurpauvremaisonluiseraittoujourshospitalière.Enpassantàl’étageau-dessous.Edmonds’arrêtadevantuneautreporteetdemandasic’étaittoujours

letailleurCaderoussequidemeuraitlà.Maisleconciergeluiréponditquel’hommedontilparlaitavaitfaitdemauvaisesaffairesettenaitmaintenantunepetiteaubergesurlaroutedeBellegardeàBeaucaire.Dantèsdescendit, demanda l’adressedupropriétairede lamaisondesAlléesdeMeilhan, se rendit

chezlui,sefitannoncersouslenomdeLordWilmore(c’étaitlenometletitrequiétaientportéssursonpasseport),et luiachetacettepetitemaisonpourlasommedevingt-cinqmillefrancs.C’étaitdixmillefrancsaumoinsdeplusqu’ellenevalait.MaisDantès,s’illaluieûtfaiteundemi-million,l’eûtpayéeceprix.Lejourmême,lesjeunesgensducinquièmeétagefurentprévenusparlenotairequiavaitfaitlecontrat

quelenouveaupropriétaireleurdonnaitlechoixd’unappartementdanstoutelamaison,sansaugmenterenaucunefaçonleurloyer,àlaconditionqu’ilsluicéderaientlesdeuxchambresqu’ilsoccupaient.CetévénementétrangeoccupapendantplusdehuitjourstousleshabituésdesAlléesdeMeilhan,etfit

fairemilleconjecturesdontpasunenesetrouvaêtreexacte.Maiscequisurtoutbrouillatouteslescervellesettroublatouslesesprits,c’estqu’onvitlesoirmême

lemêmehommequ’onavaitvuentrerdanslamaisondesAlléesdeMeilhansepromenerdanslepetitvillage des Catalans, et entrer dans une pauvre maison de pêcheurs où il resta plus d’une heure àdemanderdesnouvellesdeplusieurspersonnesquiétaientmortesouquiavaientdisparudepuisplusdequinzeouseizeans.Le lendemain, lesgenschez lesquels ilétaitentrépourfaire toutescesquestionsreçurentencadeau

unebarquecatalanetouteneuve,garniededeuxseinesetd’unchalut.Cesbravesgenseussentbienvouluremercierlegénéreuxquestionneur;maisenlesquittantonl’avait

vu, après avoirdonnéquelquesordres àunmarin,monter à cheval et sortirdeMarseillepar laported’Aix.

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XXVI–L’aubergedupontduGard.

Ceuxqui, commemoi,ontparcouruàpied leMidide laFranceontpu remarquerentreBellegardeetBeaucaire,àmoitiécheminàpeuprèsduvillageàlaville,maisplusrapprochéecependantdeBeaucairequedeBellegarde,unepetiteaubergeoùpend,suruneplaquede tôlequigrinceaumoindrevent,unegrotesquereprésentationdupontduGard.Cettepetiteauberge,enprenantpourrèglelecoursduRhône,estsituéeaucôtégauchedelaroute,tournantledosaufleuve;elleestaccompagnéedecequedansleLanguedoc on appelle un jardin : c’est-à-dire que la face opposée à celle qui ouvre sa porte auxvoyageursdonnesurunenclosoùrampentquelquesoliviersrabougrisetquelquesfiguierssauvagesaufeuillage argenté par la poussière ; dans leurs intervalles poussent, pour tout légume, des aulx, despimentsetdeséchalotes;enfin,àl’undesesangles,commeunesentinelleoubliée,ungrandpinparasolélancemélancoliquementsatigeflexible,tandisquesacime,épanouieenéventail,craquesousunsoleildetrentedegrés.Tous ces arbres, grands ou petits se courbent inclinés naturellement dans la direction où passe le

mistral, l’undestroisfléauxdelaProvence; lesdeuxautres,commeonsaitoucommeonnesaitpas,étantlaDuranceetleParlement.Çà et là, dans laplaine environnante, qui ressemble àungrand lacdepoussière, végètent quelques

tigesde froment que les horticulteurs dupays élèvent sansdoutepar curiosité et dont chacune sert deperchoir à une cigale qui poursuit de son chant aigre et monotone les voyageurs égarés dans cettethébaïde.Depuisseptouhuitansàpeuprès,cettepetiteaubergeétaittenueparunhommeetunefemmeayant

pour toutdomestiqueune filledechambreappeléeTrinetteetungarçond’écurie répondantaunomdePacaud;doublecoopérationquiaurestesuffisaitlargementauxbesoinsduservice,depuisqu’uncanalcreusédeBeaucaireàAigues-mortesavaitfaitsuccédervictorieusementlesbateauxauroulageaccéléré,etlecocheàladiligence.Ce canal, comme pour rendre plus vifs encore les regrets du malheureux aubergiste qu’il ruinait,

passaitentreleRhônequil’alimenteetlaroutequ’ilépuise,àcentpasàpeuprèsdel’aubergedontnousvenonsdedonnerunecourtemaisfidèledescription.L’hôtelierquitenaitcettepetiteaubergepouvaitêtreunhommedequaranteàquarante-cinqans,grand,

secetnerveux,véritabletypeméridionalavecsesyeuxenfoncésetbrillants,sonnezenbecd’aigleetsesdentsblanchescommecellesd’unanimalcarnassier.Sescheveux,quisemblaient,malgré lespremierssoufflesde l’âge,nepouvoirsedécideràblanchir,étaient,ainsiquesabarbe,qu’ilportaitencollier,épais,crépusetàpeineparsemésdequelquespoilsblancs.Sonteint,hâlénaturellement,s’étaitencorecouvertd’unenouvellecouchedebistreparl’habitudequelepauvrediableavaitprisedesetenirdepuislematinjusqu’ausoirsurleseuildesaporte,pourvoirsi,soitàpied,soitenvoiture,ilneluiarrivaitpas quelque pratique : attente presque toujours déçue, et pendant laquelle il n’opposait à l’ardeurdévorante du soleil d’autre préservatif pour son visage qu’un mouchoir rouge noué sur sa tête, à lamanièredesmuletiersespagnols.Cethomme,c’étaitnotreancienneconnaissanceGaspardCaderousse.Safemme,aucontraire,qui,desonnomdefille,s’appelaitMadeleineRadelle,étaitunefemmepâle,

maigreetmaladive;néeauxenvironsd’Arles,elleavait,toutenconservantlestracesprimitivesdelabeauté traditionnelle de ses compatriotes, vu son visage se délabrer lentement dans l’accès presquecontinueld’unedecesfièvressourdessicommunesparmilespopulationsvoisinesdesétangsd’Aigues-mortesetdesmaraisdelaCamargue.Ellesetenaitdoncpresquetoujoursassiseetgrelottanteaufonddesachambresituéeaupremier, soitétenduedansun fauteuil, soitappuyéecontreson lit, tandisquesonmarimontaitàlaportesafactionhabituelle:factionqu’àprolongeaitd’autantplusvolontiersquechaquefoisqu’ilseretrouvaitavecsonaigremoitié,celle-cilepoursuivaitdesesplainteséternellescontrele

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sort,plaintesauxquellessonmarinerépondaitd’habitudequeparcesparolesphilosophiques:«Tais-toi,laCarconte!c’estDieuquileveutcommecela.»CesobriquetvenaitdecequeMadeleineRadelleétaitnéedanslevillagedelaCarconte,situéentre

SalonetLambesc.Or,suivantunehabitudedupays,quiveutquel’ondésignepresquetoujourslesgensparunsurnomau lieude lesdésignerparunnom,sonmariavaitsubstituécetteappellationàcelledeMadeleine,tropdouceettropeuphoniquepeut-êtrepoursonrudelangage.Cependant,malgrécetteprétenduerésignationauxdécretsdelaProvidence,quel’onn’aillepascroire

quenotreaubergistenesentîtpasprofondémentl’étatdemisèreoùl’avaitréduitcemisérablecanaldeBeaucaire,etqu’ilfûtinvulnérableauxplaintesincessantesdontsafemmelepoursuivait.C’était,commetous les Méridionaux, un homme sobre et sans de grands besoins, mais vaniteux pour les chosesextérieures;aussi,autempsdesaprospérité,ilnelaissaitpasserniuneferrade,niuneprocessiondelatarasquesanss’ymontreraveclaCarconte,l’undanscecostumepittoresquedeshommesduMidietquitientàlafoisducatalanetdel’andalou;l’autreaveccecharmanthabitdesfemmesd’Arlesquisembleemprunté à laGrèce et à l’Arabie ;mais peu à peu, chaînes demontres, colliers, ceinturés auxmillecouleurs,corsagesbrodés,vestesdevelours,basàcoinsélégants,guêtresbariolées,souliersàbouclesd’argentavaientdisparu,etGaspardCaderousse,nepouvantplussemontreràlahauteurdesasplendeurpassée,avaitrenoncépourluietpoursafemmeàtoutescespompesmondaines,dontilentendait,enserongeantsourdementlecœur,lesbruitsjoyeuxretentirjusqu’àcettepauvreauberge,qu’ilcontinuaitdegarderbienpluscommeunabriquecommeunespéculation.Caderousse s’était donc tenu, comme c’était son habitude, une partie de lamatinée devant la porte,

promenant son regard mélancolique d’un petit gazon pelé, où picoraient quelques poules, aux deuxextrémitésduchemindésertquis’enfonçaitd’uncôtéaumidietdel’autreaunord,quandtoutàcouplavoixaigredesafemmeleforçadequittersonposte;ilrentraengrommelantetmontaaupremierlaissantnéanmoinslaportetoutegrandeouvertecommepourinviterlesvoyageursànepasl’oublierenpassant.Aumoment où Caderousse rentrait, la grande route dont nous avons parlé, et que parcouraient ses

regards,étaitaussinueetaussi solitaireque ledésertàmidi ;elle s’étendait,blancheet infinie,entredeuxrangéesd’arbresmaigres,etl’oncomprenaitparfaitementqu’aucunvoyageur, libredechoisiruneautreheuredujour,nesehasardâtdansceteffroyableSahara.Cependant,malgrétouteslesprobabilités,s’ilfûtrestéàsonposte,Caderousseauraitpuvoirpoindre,

ducôtédeBellegarde,uncavalieretunchevalvenantdecetteallurehonnêteetamicalequiindiquelesmeilleures relations entre le cheval et le cavalier ; le cheval était un cheval hongre, marchantagréablement l’amble ; le cavalier était un prêtre vêtu de noir et coiffé d’un chapeau à trois cornes,malgré la chaleur dévorante du soleil alors à son midi ; ils n’allaient tous deux qu’à un trot fortraisonnable.Arrivédevantlaporte,legroupes’arrêta:ileûtétédifficilededécidersicefutlechevalquiarrêta

l’hommeoul’hommequiarrêtalecheval;maisentoutcaslecavaliermitpiedàterre,et,tirantl’animalparlabride,ilallal’attacherautourniquetd’uncontreventdélabréquinetenaitplusqu’àungond;puiss’avançantverslaporte,enessuyantd’unmouchoirdecotonrougesonfrontruisselantdesueur,leprêtrefrappatroiscoupssurleseuil,duboutferrédelacannequ’iltenaitàlamain.Aussitôt,ungrandchiennoirselevaetfitquelquespasenaboyantetenmontrantsesdentsblancheset

aiguës;doubledémonstrationhostilequiprouvaitlepeud’habitudequ’ilavaitdelasociété.Aussitôt,unpaslourdébranlal’escalierdeboisrampantlelongdelamuraille,etquedescendait,en

secourbantetàreculons,l’hôtedupauvrelogisàlaporteduquelsetenaitleprêtre.«Mevoilà!disaitCaderousse toutétonné,mevoilà!veux-tu te taire,Margottin!N’ayezpaspeur,

monsieur,ilaboie,maisilnemordpas.Vousdésirezduvin,n’est-cepas?carilfaitunepolissonnedechaleur…Ah!pardon,interrompitCaderousse,envoyantàquellesortedevoyageurilavaitaffaire,jenesavaispasquij’avaisl’honneurderecevoir;quedésirez-vous,quedemandez-vous,monsieurl’abbé?je

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suisàvosordres.»Leprêtreregardacethommependantdeuxoutroissecondesavecuneattentionétrange,ilparutmême

chercheràattirerdesoncôtésur lui l’attentionde l’aubergiste ;puis,voyantque les traitsdecelui-cin’exprimaientd’autresentimentquelasurprisedenepasrecevoiruneréponse,iljugeaqu’ilétaittempsdefairecessercettesurprise,etditavecunaccentitalientrèsprononcé:«N’êtes-vouspasmonsouCaderousse?–Oui,monsieur,ditl’hôtepeut-êtreencoreplusétonnédelademandequ’ilnel’avaitétédusilence,je

lesuiseneffet;GaspardCaderousse,pourvousservir.–GaspardCaderousse…oui, je crois que c’est là le prénom et le nom ; vous demeuriez autrefois

AlléesdeMeilhan,n’est-cepas?auquatrième?–C’estcela.–Etvousyexerciezlaprofessiondetailleur?–Oui,maisl’étatamaltourné:ilfaitsichaudàcecoquindeMarseillequel’onfinira,jecrois,parne

pluss’yhabillerdutout.Maisàproposdechaleur,nevoulez-vouspasvousrafraîchir,monsieurl’abbé?–Sifait,donnez-moiunebouteilledevotremeilleurvin,etnousreprendronslaconversation,s’ilvous

plaît,oùnouslalaissons.–Commeilvousferaplaisir,monsieurl’abbé»ditCaderousse.EtpournepasperdrecetteoccasiondeplacerunedesdernièresbouteillesdevindeCahorsquilui

restaient,Caderousse sehâtade leverune trappepratiquéedans leplanchermêmedecette espècedechambredurez-de-chaussée,quiservaitàlafoisdesalleetdecuisine.Lorsqueauboutdecinqminutesilreparut,iltrouval’abbéassissurunescabeau,lecoudeappuyéà

unetablelongue,tandisqueMargottin,quiparaissaitavoirfaitsapaixavecluienentendantque,contrel’habitude,cevoyageursingulierallaitprendrequelquechose,allongeaitsursacuissesoncoudécharnéetsonœillangoureux.«Vousêtesseul?demandal’abbéàsonhôte, tandisquecelui-ciposaitdevantlui labouteilleetun

verre.–Oh!monDieu!oui!seulouàpeuprès,monsieurl’abbé;carj’aimafemmequinemepeutaideren

rien,attenduqu’elleesttoujoursmalade,lapauvreCarconte.–Ah!vousêtesmarié!ditleprêtreavecunesorted’intérêt,etenjetantautourdeluiunregardqui

paraissaitestimeràsamincevaleurlemaigremobilierdupauvreménage.–Voustrouvezquejenesuispasriche,n’est-cepasmonsieurl’abbé?ditensoupirantCaderousse;

maisquevoulez-vous!ilnesuffitpasd’êtrehonnêtehommepourprospérerdanscemonde.»L’abbéfixasurluiunregardperçant.«Oui,honnêtehomme;decela,jepuismevanter,monsieur,ditl’hôteensoutenantleregarddel’abbé,

unemainsursapoitrineetenhochantlatêteduhautenbas;et,dansnotreépoque,toutlemonden’enpeutpasdireautant.– Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit l’abbé ; car tôt ou tard, j’en ai la ferme

conviction,l’honnêtehommeestrécompenséetleméchantpuni.–C’estvotreétatdedirecela,monsieurl’abbé;c’estvotreétatdedirecela,repritCaderousseavec

uneexpressionamère;aprèscela,onestlibredenepascroirecequevousdites.–Vousaveztortdeparlerainsi,monsieur,ditl’abbé,carpeut-êtrevais-jeêtremoi-mêmepourvous,

toutàl’heure,unepreuvedecequej’avance.–Quevoulez-vousdire?demandaCaderoussed’unairétonné.–Jeveuxdirequ’ilfautquejem’assureavanttoutsivousêtesceluiàquij’aiaffaire.–Quellespreuvesvoulez-vousquejevousdonne?–Avez-vousconnuen1814ou1815unmarinquis’appelaitDantès?–Dantès!…sijel’aiconnu,cepauvreEdmond!jelecroisbien!c’étaitmêmeundemesmeilleurs

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amis!s’écriaCaderousse,dontunrougedepourpreenvahitlevisage,tandisquel’œilclairetassurédel’abbésemblaitsedilaterpourcouvrirtoutentierceluiqu’ilinterrogeait.–Oui,jecroiseneffetqu’ils’appelaitEdmond.– S’il s’appelait Edmond, le petit ! je le crois bien ! aussi vrai que je m’appelle, moi, Gaspard

Caderousse. Et qu’est-il devenu, monsieur, ce pauvre Edmond ? continua l’aubergiste ; l’auriez-vousconnu?vit-ilencore?est-illibre?est-ilheureux?– Il estmort prisonnier, plusdésespéré et plusmisérableque les forçats qui traînent leur boulet au

bagnedeToulon.»UnepâleurmortellesuccédasurlevisagedeCaderousseàlarougeurquis’enétaitd’abordemparée.

Il se retourna et l’abbé lui vit essuyer une larme avec un coin dumouchoir rouge qui lui servait decoiffure.« Pauvre petit ! murmura Caderousse. Eh bien, voilà encore une preuve de ce que je vous disais

monsieurl’abbé,queleBonDieun’étaitbonquepourlesmauvais.Ah!continuaCaderousse,aveccelangage coloré des gensduMidi, lemondevademal enpis, qu’il tombedoncdu ciel deux jours depoudreetuneheuredefeu,etquetoutsoitdit!–Vousparaissezaimercegarçondetoutvotrecœur,monsieur,demandal’abbé.– Oui, je l’aimais bien, dit Caderousse quoique j’aie à me reprocher d’avoir un instant envié son

bonheur.Maisdepuis,jevouslejure,foideCaderousse,j’aibienplaintsonmalheureuxsort.»Il se fit un instant de silence pendant lequel le regard fixe de l’abbé ne cessa point un instant

d’interrogerlaphysionomiemobiledel’aubergiste.«Etvousl’avezconnu,lepauvrepetit?continuaCaderousse.–J’aiétéappeléàsonlitdemortpourluioffrirlesdernierssecoursdelareligion,réponditl’abbé.–Etdequoiest-ilmort?demandaCaderoussed’unevoixétranglée.–Etdequoimeurt-onenprisonquandonymeurtàtrenteans,sicen’estdelaprisonelle-même?»Caderousseessuyalasueurquicoulaitdesonfront.«Cequ’ilyad’étrangedanstoutcela,repritl’abbé,c’estqueDantès,àsonlitdemort,surlechrist

dontilbaisaitlespieds,m’atoujoursjuréqu’ilignoraitlavéritablecausedesacaptivité.–C’estvrai,c’estvrai,murmuraCaderousse,ilnepouvaitpaslesavoir;non,monsieurl’abbé,ilne

mentaitpas,lepauvrepetit.–C’estcequifaitqu’ilm’achargéd’éclaircirsonmalheurqu’iln’avaitjamaispuéclaircirlui-même,

etderéhabilitersamémoire,sicettemémoireavaitreçuquelquesouillure.»Etleregarddel’abbé,devenantdeplusenplusfixe,dévoral’expressionpresquesombrequiapparut

surlevisagedeCaderousse.«UnricheAnglais,continual’abbé,soncompagnond’infortune,etquisortitdeprison,àlaseconde

Restauration,étaitpossesseurd’undiamantd’unegrandevaleur.Ensortantdeprison,ilvoulutlaisseràDantès, qui, dans une maladie qu’il avait faite, l’avait soigné comme un frère, un témoignage de sareconnaissanceenluilaissantcediamant.Dantès,aulieudes’enservirpourséduiresesgeôliers,quid’ailleurspouvaientleprendreetletrahir

après,leconservatoujoursprécieusementpourlecasoùilsortiraitdeprison;cars’ilsortaitdeprison,safortuneétaitassuréeparlaventeseuledecediamant.–C’étaitdonc, commevous ledites,demandaCaderousseavecdesyeuxardents,undiamantd’une

grandevaleur?–Toutestrelatif,repritl’abbé;d’unegrandevaleurpourEdmond;cediamantétaitestimécinquante

millefrancs.–Cinquantemillefrancs!ditCaderousse;maisilétaitdoncgroscommeunenoix?–Non,pastoutàfait,ditl’abbé,maisvousallezenjugervous-même,carjel’aisurmoi.»Caderoussesemblacherchersouslesvêtementsdel’abbéledépôtdontilparlait.

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L’abbé tira de sa poche une petite boîte de chagrin noir, l’ouvrit et fit briller aux yeux éblouis deCaderoussel’étincelantemerveillemontéesurunebagued’unadmirabletravail.«Etcelavautcinquantemillefrancs?–Sanslamonture,quiestelle-mêmed’uncertainprix»,ditl’abbé.Etilrefermal’écrin,etremitdanssapochelediamantquicontinuaitd’étinceleraufonddelapensée

deCaderousse.«Maiscommentvoustrouvez-vousavoircediamantenvotrepossession,monsieurl’abbé?demanda

Caderousse.Edmondvousadoncfaitsonhéritier?–Non,maissonexécuteur testamentaire.«J’avais troisbonsamisetune fiancée,m’a-t-ildit : tous

quatre,j’ensuissûr,meregrettentamèrement:l’undecesbonsamiss’appelaitCaderousse.»Caderoussefrémit.«–L’autre,continual’abbésansparaîtres’apercevoirdel’émotiondeCaderousse,l’autres’appelait

Danglars;letroisième,a-t-ilajouté,bienquemonrival,m’aimaitaussi.»UnsourirediaboliqueéclairalestraitsdeCaderoussequifitunmouvementpourinterromprel’abbé.«Attendez,ditl’abbé,laisse-moifinir,etsivousavezquelqueobservationàmefaire,vousmelaferez

toutàl’heure.«L’autre,bienquemonrival,m’aimaitaussiets’appelaitFernand;quantàmafiancéesonnométait…»Jenemerappellepluslenomdelafiancée,ditl’abbé.–Mercédès,ditCaderousse.–Ah!oui,c’estcela,repritl’abbéavecunsoupirétouffé,Mercédès.–Ehbien?demandaCaderousse.–Donnez-moiunecarafed’eau»,ditl’abbé.Caderousses’empressad’obéir.L’abbéremplitleverreetbutquelquesgorgées.«Oùenétions-nous?demanda-t-ilenposantsonverresurlatable.–Lafiancées’appelaitMercédès.–Oui,c’estcela.«VousirezàMarseille…»C’esttoujoursDantèsquiparle,comprenez-vous?–Parfaitement.–«Vousvendrezcediamant,vousferezcinqpartsetvouslespartagerezentrecesbonsamis,lesseuls

êtresquim’aientaimésurlaterre!»–Commentcinqparts?ditCaderousse,vousnem’aveznomméquequatrepersonnes.–Parcequelacinquièmeestmorte,àcequ’onm’adit…LacinquièmeétaitlepèredeDantès.–Hélas!oui,ditCaderousseémuparlespassionsquis’entrechoquaientenlui;hélas!oui,lepauvre

homme,ilestmort.–J’aiappriscetévénementàMarseille,réponditl’abbéenfaisantuneffortpourparaîtreindifférent,

maisilyasilongtempsquecettemortestarrivéequejen’aipurecueilliraucundétail…Sauriez-vousquelquechosedelafindecevieillard,vous?–Eh!ditCaderousse,quipeutsavoircelamieuxquemoi?…Jedemeuraisporteàporteaveclebon

homme…Eh ! mon Dieu ! oui : un an à peine après la disparition de son fils, il mourut, le pauvrevieillard!–Mais,dequoimourut-il?–Lesmédecinsontnommésamaladie…unegastrœntérite,jecrois;ceuxquileconnaissaientontdit

qu’ilétaitmortdedouleur…etmoi,quil’aipresquevumourir,jedisqu’ilestmort…»Caderousses’arrêta.«Mortdequoi?repritavecanxiétéleprêtre.–Ehbien,mortdefaim!–Defaim?s’écrial’abbébondissantsursonescabeau,defaim!lesplusvilsanimauxnemeurentpas

defaim!leschiensquierrentdanslesruestrouventunemaincompatissantequileurjetteunmorceaude

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pain ; et un homme, un chrétien, est mort de faim aumilieu d’autres hommes qui se disent chrétienscommelui!Impossible!oh!c’estimpossible!–J’aiditcequej’aidit,repritCaderousse.–Ettuastort,ditunevoixdansl’escalier,dequoitemêles-tu?»Les deux hommes se retournèrent, et virent à travers les barres de la rampe la tête maladive de

Carconte;elles’étaittraînéejusque-làetécoutaitlaconversation,assisesurladernièremarche,latêteappuyéesursesgenoux.« De quoi te mêles-tu toi-même, femme ? dit Caderousse. Monsieur demande des renseignements,

politesseveutquejelesluidonne.–Oui,maislaprudenceveutquetulesrefuses.Quiteditdansquelleintentiononveuttefaireparler,

imbécile?–Dansuneexcellente,madame, jevousenréponds,dit l’abbé.Votremarin’adoncrienàcraindre,

pourvuqu’ilrépondefranchement.–Rien à craindre, oui ! on commence par de belles promesses, puis on se contente, après, de dire

qu’onn’arienàcraindre;puisons’envasansrientenirdecequ’onadit,etunbeaumatinlemalheurtombesurlepauvremondesansquel’onsached’oùilvient.–Soyeztranquille,bonnefemme,lemalheurnevousviendrapasdemoncôté,jevousenréponds.»LaCarcontegrommelaquelquesparolesqu’onneputentendre,laissaretombersursesgenouxsatête

un instant soulevée et continua de trembler de la fièvre, laissant son mari libre de continuer laconversation,maisplacéedemanièreàn’enpasperdreunmot.Pendantcetemps,l’abbéavaitbuquelquesgorgéesd’eauets’étaitremis.«Maisreprit-il,cemalheureuxvieillardétait-ildoncsiabandonnédetout lemonde,qu’ilsoitmort

d’unepareillemort?– Oh ! monsieur, reprit Caderousse, ce n’est pas queMercédès la Catalane, ni M.Morrel l’aient

abandonné;maislepauvrevieillards’étaitprisd’uneantipathieprofondepourFernand,celui-làmême,continuaCaderousseavecunsourireironique,queDantèsvousaditêtredesesamis.–Nel’était-ildoncpas?ditl’abbé.–Gaspard!Gaspard!murmuralafemmeduhautdesonescalier,faisattentionàcequetuvasdire.»Caderoussefitunmouvementd’impatience,etsansaccorderd’autreréponseàcellequil’interrompait

:«Peut-onêtre l’amide celuidonton convoite la femme? répondit-il à l’abbé.Dantès, qui était un

cœurd’or,appelaittouscesgens-làsesamis…PauvreEdmond!…Aufait,ilvautmieuxqu’iln’aitriensu ; il aurait eu tropdepeine à leur pardonner aumoment de lamort…Et, quoi qu’ondise, continuaCaderoussedanssonlangagequinemanquaitpasd’unesortederudepoésie,j’aiencorepluspeurdelamalédictiondesmortsquedelahainedesvivants.–Imbécile!ditlaCarconte.–Savez-vousdonc,continual’abbé,cequeFernandafaitcontreDantès.–Sijesais,jelecroisbien.–Parlezalors.–Gaspard,faiscequetuveux,tueslemaître,ditlafemme;maissitum’encroyais,tunediraisrien.–Cettefois,jecroisquetuasraison,femme,ditCaderousse.–Ainsi,vousnevoulezriendire?repritl’abbé.–Àquoibon!ditCaderousse.Silepetitétaitvivantetqu’ilvîntàmoipourconnaîtreunebonfois

pourtoutessesamisetsesennemis,jenedispas;maisilestsousterre,àcequevousm’avezdit,ilnepeutplusavoirdehaine,ilnepeutplussevenger.Éteignonstoutcela.–Vousvoulezalors,ditl’abbé,quejedonneàcesgens,quevousdonnezpourd’indignesetfauxamis

unerécompensedestinéeàlafidélité?

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–C’estvrai,vousavez raison,ditCaderousse.D’ailleursque seraitpoureuxmaintenant le legsdupauvreEdmond?unegoutted’eautombantàmer!–Sanscompterquecesgens-làpeuventt’écraserd’ungeste,ditlafemme.–Commentcela?cesgens-làsontdoncdevenusrichesetpuissants?–Alors,vousnesavezpasleurhistoire?–Non,racontez-la-moi.»Caderousseparutréfléchiruninstant.«Non,envérité,dit-il,ceseraittroplong.–Libreàvousdevoustaire,monami,ditl’abbéavecl’accentdelaplusprofondeindifférence,etje

respectevosscrupules;d’ailleurscequevousfaitlàestd’unhommevraimentbon:n’enparlonsdoncplus.Dequoiétais-jechargé?D’unesimpleformalité.Jevendraidonccediamant.»Etiltiralediamantdesapoche,ouvritl’écrin,etlefitbrillerauxyeuxéblouisdeCaderousse.«Viensdoncvoir,femme!ditcelui-cid’unevoixrauque.–Undiamant!ditlaCarconteselevantetdescendantd’unpasassezfermel’escalier,qu’est-ceque

c’estdoncquecediamant?–N’as-tudoncpasentendu,femme?ditCaderousse,c’estundiamantquelepetitnousalégué:àson

père d’abord, à ses trois amis Fernand, Danglars et moi et à Mercédès sa fiancée. Le diamant vautcinquantemillefrancs.–Oh!lebeaujoyau!dit-elle.–Lecinquièmedecettesommenousappartient,alors?ditCaderousse.–Oui,monsieur,réponditl’abbé,pluslapartdupèredeDantès,quejemecroisautoriséàrépartirsur

vousquatre.–Etpourquoisurnousquatre?demandalaCarconte.–Parcequevousétiezlesquatreamisd’Edmond.–Lesamisnesontpasceuxquitrahissent!murmurasourdementàsontourlafemme.– Oui, oui, dit Caderousse, et c’est ce que je disais : c’est presque une profanation, presque un

sacrilègequederécompenserlatrahison,lecrimepeut-être.–C’estvousquil’aurezvoulu,reprittranquillementl’abbéenremettantlediamantdanslapochedesa

soutane;maintenantdonnez-moil’adressedesamisd’Edmond,afinquejepuisseexécutersesdernièresvolontés.»La sueur coulait à lourdesgouttesdu frontdeCaderousse ; il vit l’abbé se lever, sedirigervers la

porte,commepourjeteruncoupd’œild’avisàsoncheval,etrevenir.Caderousseetsafemmeseregardaientavecuneindicibleexpression.«Lediamantseraitpournoustoutentier,ditCaderousse.–Lecrois-tu?réponditlafemme.–Unhommed’Églisenevoudraitpasnoustromper.–Faiscommetuvoudras,ditlafemme;quantàmoi,jenem’enmêlepas.»Etellerepritlechemindel’escaliertoutegrelottante;sesdentsclaquaient,malgrélachaleurardente

qu’ilfaisait.Surladernièremarche,elles’arrêtauninstant.«Réfléchisbien,Gaspard!dit-elle.–Jesuisdécidé»,ditCaderousse.LaCarconterentradanssachambreenpoussantunsoupir;onentenditleplafondcriersoussespas

jusqu’àcequ’elleeûtrejointsonfauteuiloùelletombaassiselourdement.«Àquoiêtes-vousdécidé?demandal’abbé.–Àtoutvousdire,réponditcelui-ci.–Jecrois,envérité,quec’estcequ’ilyademieuxàfaire,ditleprêtre;nonpasquejetienneàsavoir

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leschosesquevousvoudriezmecacher;maisenfin,vouspouvezm’ameneràdistribuerleslegsselonlesvœuxdutestateur,ceseramieux.– Je l’espère, répondit Caderousse, les jours enflammées par la rougeur de l’espérance et de la

cupidité.–Jevousécoute,ditl’abbé.–Attendez,repritCaderousse,onpourraitnousinterrompreàl’endroitleplusintéressant,etceserait

désagréable;d’ailleurs,ilestinutilequepersonnesachequevousêtesvenuici.»Etilallaàlaportedesonaubergeetfermalaporte,àlaquelle,parsurcroîtdeprécaution,ilmitla

barredenuit.Pendantce temps, l’abbéavaitchoisi saplacepourécouter toutàsonaise ; il s’étaisassisdansun

angle,demanièreàdemeurerdansl’ombre,tandisquelalumièretomberaitenpleinsurlevisagedesoninterlocuteur.Quantàlui,latêteinclinée,lesmainsjointesouplutôtcrispées,ils’apprêtaitàécouterdetoutessesoreilles.Caderousseapprochaunescabeauets’assitenfacedelui.«Souviens-toiquejenetepousseàrien!ditlavoixtremblotantedelaCarconte,commesi,àtravers

leplancher,elleeûtpuvoirlascènequisepréparait.–C’estbien,c’estbien,ditCaderousse,n’enparlonsplus;jeprendstoutsurmoi.»Etilcommença.

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XXVII–Lerécit.

«Avanttout,ditCaderousse,jedois,monsieur,vousprierdemepromettreunechose.–Laquelle?demandal’abbé.–C’estquejamais,sivousfaitesunusagequelconquedesdétailsquejevaisvousdonner,onnesaura

quecesdétailsviennentdemoi,carceuxdont jevaisvousparlersont richesetpuissants,et, s’ilsmetouchaientseulementduboutdudoigt,ilsmebriseraientcommeverre.– Soyez tranquille,mon ami, dit l’abbé, je suis prêtre, et les confessionsmeurent dansmon sein ;

rappelez-vousquenousn’avonsd’autrebutqued’accomplirdignement lesdernièresvolontésdenotreami;parlezdoncsansménagementcommesanshaine;diteslavérité,toutelavérité:jeneconnaispasetneconnaîtraiprobablementjamaislespersonnesdontvousallezmeparler;d’ailleurs,jesuisItalienetnonpasFrançais;j’appartiensàDieuetnonpasauxhommes,etjevaisrentrerdansmoncouvent,dontjenesuissortiquepourremplirlesdernièresvolontésd’unmourant»CettepromessepositiveparutdonneràCaderousseunpeud’assurance.« Eh bien, en ce cas, dit Caderousse, je veux, je diraimême plus, je dois vous détromper sur ces

amitiésquelepauvreEdmondcroyaitsincèresetdévouées.–Commençonsparsonpère,s’ilvousplaît,ditl’abbé.Edmondm’abeaucoupparlédecevieillard,

pourlequelilavaitunprofondamour.–L’histoireesttriste,monsieur,ditCaderousseenhochantlatête;vousenconnaissezprobablement

lescommencements.–Oui,réponditl’abbé,Edmondm’aracontéleschosesjusqu’aumomentoùilaétéarrêté,dansunpetit

cabaretprèsdeMarseille.–ÀlaRéserve!ômonDieu,oui!jevoisencorelachosecommesij’yétais.–N’était-cepasaurepasmêmedesesfiançailles?–Oui,etlerepasquiavaiteuungaicommencementeutunetristefin:uncommissairedepolicesuivi

dequatrefusiliersentra,etDantèsfutarrêté.–Voilàoùs’arrêtecequejesais,monsieur,ditleprêtre;Dantèslui-mêmenesavaitrienautrequece

qui lui était absolument personnel, car il n’a jamais revu aucune des cinq personnes que je vous ainommées,nientenduparlerd’elles.–Ehbien,Dantèsunefoisarrêté,M.Morrelcourutprendredesinformations:ellesfurentbientristes.

Levieillardretournaseuldanssamaison,ployasonhabitdenocesenpleurant,passatoutelajournéeàaller etvenirdans sa chambre, et le soirne se couchapoint, car jedemeurais au-dessousde lui et jel’entendismarchertoutelanuit;moi-même,jedoisledire,jenedormispasnonplus,carladouleurdecepauvrepèremefaisaitgrandmal,etchacundesespasmebroyaitlecœur,commes’ileûtréellementposésonpiedsurmapoitrine.« Le lendemain, Mercédès vint à Marseille pour implorer la protection de M. de Villefort : elle

n’obtint rien ;mais, dumême coup, elle alla rendre visite au vieillard.Quand elle le vit simorne etabattu,qu’ilavaitpassélanuitsanssemettreaulit,qu’iln’avaitpasmangédepuislaveille,ellevoulutl’emmenerpourenprendresoin,maislevieillardnevoulutjamaisyconsentir.«–Non,disait-il,jenequitteraipaslamaison,carc’estmoiquemonpauvreenfantaimeavanttoutes

choses,et,s’ilsortdeprison,c’estmoiqu’ilaccourravoird’abord.Quedirait-ilsijen’étaispointlààl’attendre?«J’écoutaistoutceladucarré,carj’auraisvouluqueMercédèsdéterminâtlevieillardàlasuivre;ce

pasretentissanttouslesjourssurmatêtenemelaissaitpasuninstantderepos.–Maisnemontiez-vouspasvous-mêmeprèsduvieillardpourleconsoler?demandaleprêtre.–Ah !monsieur ! réponditCaderousse, onne console que ceuxqui veulent être consolés, et lui ne

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voulaitpasl’être:d’ailleurs,jenesaispourquoi,maisilmesemblaitqu’ilavaitdelarépugnanceàmevoir. Une nuit cependant que j’entendais ses sanglots, je n’y pus résister et je montai ; mais quandj’arrivaiàlaporte,ilnesanglotaitplus,ilpriait.Cequ’iltrouvaitd’éloquentesparolesetdepitoyablessupplications,jenesauraisvousleredire,monsieur:c’étaitplusquedelapiété,c’étaitplusquedeladouleur;aussi,moiquinesuispascagotetquin’aimepaslesjésuites,jemediscejour-là:C’estbienheureux,envérité,quejesoisseul,etqueleBonDieunem’aitpasenvoyéd’enfants,carsij’étaispèreetque je ressentisse une douleur semblable à celle du pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans mamémoirenidansmoncœurtoutcequ’ilditauBonDieu,j’iraistoutdroitmeprécipiterdanslamerpournepassouffrirpluslongtemps.–Pauvrepère!murmuraleprêtre.–Dejourenjour, ilvivaitplusseuletplusisolé:souventM.MorreletMercédèsvenaientpourle

voir,maissaporteétaitfermée;et,quoiquejefussebiensûrqu’ilétaitchezlui,ilnerépondaitpas.Unjourque,contresonhabitude, ilavaitreçuMercédès,etquelapauvreenfant,audésespoirelle-même,tentaitdeleréconforter:«–Crois-moi,mafille,luidit-il,ilestmort;et,aulieuquenousl’attendions,c’estluiquinousattend

:jesuisbienheureux,c’estmoiquisuisleplusvieuxetqui,parconséquent,lereverrailepremier.« Si bon que l’on soit, voyez-vous, on cesse bientôt de voir les gens qui vous attristent ; le vieux

Dantèsfinitpardemeurertoutàfaitseul:jenevoyaisplusmonterdetempsentempschezluiquedesgensinconnus,quidescendaientavecquelquepaquetmaldissimulé;j’aicomprisdepuiscequec’étaitquecespaquets:ilvendaitpeuàpeucequ’ilavaitpourvivre.Enfin,lebonhommearrivaauboutdesespauvreshardes;ildevaittroistermes:onmenaçadelerenvoyer;ildemandahuitjoursencore,onlesluiaccorda.Jesuscedétailparcequelepropriétaireentrachezmoiensortantdechezlui.« Pendant les trois premiers jours, je l’entendismarcher comme d’habitude ;mais le quatrième, je

n’entendisplusrien.Jemehasardaiàmonter:laporteétaitfermée;maisàtraverslaserrurejel’aperçusipâleetsidéfait,que,lejugeantbienmalade,jefisprévenirM.MorreletcouruschezMercédès.Tousdeuxs’empressèrentdevenir.M.Morrelamenaitunmédecin;lemédecinreconnutunegastro-entériteetordonnaladiète.J’étaislà,monsieur,etjen’oublieraijamaislesourireduvieillardàcetteordonnance.«Dèslors,ilouvritsaporte:ilavaituneexcusepourneplusmanger;lemédecinavaitordonnéla

diète.»L’abbépoussauneespècedegémissement.«Cettehistoirevousintéresse,n’est-cepas,monsieur?ditCaderousse.–Oui,réponditl’abbé;elleestattendrissante.– Mercédès revint ; elle le trouva si changé, que, comme la première fois, elle voulut le faire

transporterchezelle.C’étaitaussil’avisdeM.Morrel,quivoulaitopérerletransportdeforce;maislevieillardcriatant,qu’ilseurentpeur.Mercédèsrestaauchevetdesonlit.M.Morrels’éloignaenfaisantsigne à Catalane qu’il laissait une bourse sur la chemin.Mais, armé de l’ordonnance dumédecin, levieillardnevoulutrienprendre.Enfin,aprèsneufjoursdedésespoiretd’abstinence,levieillardexpiraenmaudissantceuxquiavaientcausésonmalheuretdisantàMercédès:«–SivousrevoyezmonEdmond,dites-luiquejemeursenlebénissant.»L’abbéseleva,fitdeuxtoursdanslachambreenportantunemainfrémissanteàsagorgearide.«Etvouscroyezqu’ilestmort…–De faim…monsieur,de faim,ditCaderousse ; j’en répondsaussivraiquenous sommes icideux

chrétiens.»L’abbé,d’unemainconvulsive,saisitleverred’eauencoreàmoitiéplein,levidad’untraitetserassit

lesyeuxrougisetlesjouespâles.«Avouezquevoilàungrandmalheur!dit-ild’unevoixrauque.–D’autantplusgrand,monsieur,queDieun’yestpourrien,etqueleshommesseulsensontcause.

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–Passonsdoncàceshommes,ditl’abbé;maissongez-y,continua-t-ild’unairpresquemenaçant,vousvousêtesengagéàmetoutdire:voyons,quelssontceshommesquiontfaitmourirlefilsdedésespoir,etlepèredefaim?–Deuxhommesjalouxdelui,monsieur,l’unparamour,l’autreparambition:FernandetDanglars.–Etdequellefaçonsemanifestacettejalousie,dites?–IlsdénoncèrentEdmondcommeagentbonapartiste.–Maislequeldesdeuxledénonça,lequeldesdeuxfutlevraicoupable.–Tousdeux,monsieur,l’unécrivitlalettre,l’autrelamitàlaposte.–Etoùcettelettrefut-elleécrite?–ÀlaRéservemême,laveilledumariage.–C’estbiencela,c’estbiencela,murmural’abbé.ÔFaria!Faria!commetuconnaissaisleshommes

etleschoses!–Vousdites,monsieur?demandaCaderousse.–Rien,repritleprêtre;continuez.– Ce fut Danglars qui écrivit la dénonciation de la main gauche pour que son écriture ne fût pas

reconnue,etFernandquil’envoya.–Mais,s’écriatoutàcoupl’abbé,vousétiezlà,vous!–Moi!ditCaderousseétonné;quivousaditquej’yétais?»L’abbévitqu’ils’étaitlancétropavant.«Personne, dit-il,mais pour être si bien au fait de tous ces détails, il faut quevous en ayez été le

témoin.–C’estvrai,ditCaderoussed’unevoixétouffée,j’yétais.–Etvousnevousêtespasopposéàcetteinfamie?ditl’abbé;alorsvousêtesleurcomplice.–Monsieur,ditCaderousse,ilsm’avaientfaitboiretousdeuxaupointquej’enavaisàpeuprèsperdu

laraison.Jenevoyaisplusqu’àtraversunnuage.Jedistoutcequepeutdireunhommedanscetétat;mais ilsme répondirent tous deux que c’était une plaisanterie qu’ils avaient voulu faire, et que cetteplaisanterien’auraitpasdesuite.–Lelendemain,monsieur,lelendemain,vousvîtesbienqu’elleenavait;cependantvousnedîtesrien

;vousétiezlàcependantlorsqu’ilfutarrêté.–Oui,monsieur,j’étaislàetjevoulusparler,jevoulustoutdire,maisDanglarsmeretint.– « Et s’il est coupable, par hasard, me dit-il, s’il a véritablement relâché à l’île d’Elbe, s’il est

véritablementchargéd’une lettrepour lecomitébonapartistedeParis, sion trouvecette lettre sur lui,ceuxquil’aurontsoutenupasserontpoursescomplices.»«J’euspeurdelapolitiquetellequ’ellesefaisaitalors,jel’avoue;jemetus,cefutunelâcheté,j’en

conviens,maiscenefutpasuncrime.–Jecomprends;vouslaissâtesfaire,voilàtout.–Oui,monsieur,réponditCaderousse,etc’estmonremordsdelanuitetdujour.J’endemandebien

souventpardonàDieu,jevouslejure,d’autantplusquecetteaction,laseulequej’aiesérieusementàmereprocher dans tout le cours dema vie, est sans doute la cause demes adversités. J’expie un instantd’égoïsme;aussi,c’estcequejedistoujoursàlaCarcontelorsqu’elleseplaint:«Tais-toi,femme,c’estDieuquileveutainsi.»EtCaderoussebaissalatêteavectouslessignesd’unvrairepentir.«Bien,monsieur,ditl’abbé,vousavezparléavecfranchise;s’accuserainsi,c’estméritersonpardon.–Malheureusement,ditCaderousse,Edmondestmortetnem’apaspardonné,lui!–Ilignorait,ditl’abbé…–Maisilsaitmaintenant,peut-être,repritCaderousse;onditquelesmortssaventtout.»Ilsefituninstantdesilence:l’abbés’étaitlevéetsepromenaitpensif;ilrevintàsaplaceetserassit.

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«Vousm’aveznommédéjàdeuxoutroisfoisuncertainM.Morrel,dit-il.Qu’était-cequecethomme?–C’étaitl’armateurduPharaon,lepatrondeDantès.–Etquelrôleajouécethommedanstoutecettetristeaffaire?demandal’abbé.–Lerôled’unhommehonnête,courageuxetaffectionné,monsieur.VingtfoisilintercédapourEdmond

; quand l’empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien qu’à la seconde Restauration il fut fortpersécutécommebonapartiste.Dixfois,commejevousl’aidit,ilétaitvenuchezlepèreDantèspourleretirer chez lui, et la veille ou la surveille de samort, je vous l’ai dit encore, il avait laissé sur lacheminéeunebourseaveclaquelleonpayalesdettesdubonhommeetl’onsubvintàsonenterrement;desortequelepauvrevieillardputdumoinsmourircommeilavaitvécu,sansfairedetortàpersonne.C’estencoremoiquiailabourse,unegrandebourseenfiletrouge.–Et,demandal’abbé,ceM.Morrelvit-ilencore?–Oui,ditCaderousse.–Encecas,repritl’abbé,cedoitêtreunhommebénideDieu,ildoitêtreriche…heureux?…»Caderoussesouritamèrement.«Oui,heureux,commemoi,dit-il.–M.Morrelseraitmalheureux!s’écrial’abbé.–Iltoucheàlamisère,monsieur,etbienplus,iltoucheaudéshonneur.–Commentcela?–Oui,repritCaderousse,c’estcommecela;aprèsvingt-cinqansdetravail,aprèsavoiracquislaplus

honorableplacedanslecommercedeMarseille,M.Morrelestruinédefondencomble.Ilaperducinqvaisseauxendeuxans,aessuyétroisbanquerouteseffroyables,etn’aplusd’espérancequedanscemêmePharaon que commandait le pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec un chargement decochenilleetd’indigo.Sicenavire-làmanquecommelesautres,ilestperdu.–Et,ditl’abbé,a-t-ilunefemme,desenfants,lemalheureux?–Oui,ilaunefemmequi,danstoutcela,seconduitcommeunesainte;ilaunefillequiallaitépouser

unhommequ’elle aimait, et àqui sa familleneveutplus laisser épouserune fille ruinée ; il aun filsenfin, lieutenant dans l’armée ;mais, vous le comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu del’adoucir,àcepauvrecherhomme.S’ilétaitseul,ilsebrûleraitlacervelleettoutseraitdit.–C’estaffreux!murmuraleprêtre.–VoilàcommeDieurécompenselavertu,monsieur,ditCaderousse.Tenez,moiquin’aijamaisfaitune

mauvaiseactionàpartcequejevousairaconté,moi,jesuisdanslamisère;moi,aprèsavoirvumourirmapauvrefemmedelafièvre,sanspouvoirrienfairepourelle,jemourraidefaimcommeestmortlepèreDantès,tandisqueFernandetDanglarsroulentsurl’or.–Etcommentcela?–Parcequetoutleuratournéàbien,tandisqu’auxhonnêtesgenstouttourneàmal.–Qu’estdevenuDanglars?lepluscoupable,n’est-cepas,l’instigateur?–Cequ’ilestdevenu? ilaquittéMarseille ; ilestentré,sur larecommandationdeM.Morrel,qui

ignoraitsoncrimecommecommisd’ordrechezunbanquierespagnol;àl’époquedelaguerred’Espagneil s’est chargé d’une part dans les fournitures de l’armée française et a fait fortune ; alors, avec cepremierargentilajouésurlesfonds,etatriplé,quadruplésescapitaux,et,veuflui-mêmedelafilledesonbanquier,ilaépouséuneveuve,MmedeNargonne,filledeM.Servieux,chambellanduroiactuel,etquijouitdelaplusgrandefaveur.Ils’étaitfaitmillionnaire,onl’afaitbaron;desortequ’ilestbaronDanglarsmaintenant,qu’ilaunhôtelrueduMont-Blanc,dixchevauxdanssesécuries,sixlaquaisdanssonantichambre,etjenesaiscombiendemillionsdanssescaisses.–Ah!fitl’abbéavecunsingulieraccent;etilestheureux?– Ah ! heureux, qui peut dire cela ? Lemalheur ou le bonheur, c’est le secret desmurailles ; les

muraillesontdesoreilles,maisellesn’ontpasdelangue;si l’onestheureuxavecunegrandefortune,

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Danglarsestheureux.–EtFernand?–Fernand,c’estbienautrechoseencore.–Maiscommentapufairefortuneunpauvrepêcheurcatalan,sansressources,sanséducation?Cela

mepasse,jevousl’avoue.–Etcelapassetoutlemondeaussi;ilfautqu’ilyaitdanssaviequelqueétrangesecretquepersonne

nesait.–Maisenfinparquelséchelonsvisiblesa-t-ilmontéàcettehautefortuneouàcettehauteposition?–Àtoutesdeux,monsieur,àtoutesdeux!luiafortuneetpositiontoutensemble.–C’estuncontequevousmefaiteslà.–Lefaitestquelachoseenabienl’air;maisécoutez,etvousallezcomprendre.«Fernand,quelques jours avant le retour, était tombéà la conscription.LesBourbons, le laissèrent

bientranquilleauxCatalans,maisNapoléonrevint,unelevéeextraordinairefutdécrétée,etFernandfutforcé de partir. Moi aussi, je partis ; mais comme j’étais plus vieux que Fernand et que je venaisd’épousermapauvrefemme,jefusenvoyésurlescôtesseulement.«Fernand,lui,futenrégimentédanslestroupesactives,gagnalafrontièreavecsonrégiment,etassista

àlabatailledeLigny.«Lanuitquisuivitlabataille,ilétaitdeplantonàlaportedugénéralquiavaitdesrelationssecrètes

avec l’ennemi. Cette nuit même le général devait rejoindre les Anglais. Il proposa à Fernand del’accompagner;Fernandaccepta,quittasonposteetsuivitlegénéral.«CequieûtfaitpasserFernandàunconseildeguerresiNapoléonfûtrestésurletrôneluiservitde

recommandationprèsdesBourbons.IlrentraenFranceavecl’épaulettedesous-lieutenant;etcommelaprotectiondugénéral,quiestenhautefaveur,nel’abandonnapoint,ilétaitcapitaineen1823,lorsdelaguerre d’Espagne, c’est-à-dire au moment même où Danglars risquait ses premières spéculations.FernandétaitEspagnol,ilfutenvoyéàMadridpouryétudierl’espritdesescompatriotes;ilyretrouvaDanglars, s’abouchaavec lui, promit à songénéralunappuiparmi les royalistesde la capitale etdesprovinces, reçutdespromesses,prit de soncôtédes engagements,guida son régimentpar les cheminsconnusdeluiseuldansdesgorgesgardéespardesroyalistes,etenfinrenditdanscettecourtecampagnede telsservices,qu’après lapriseduTrocadéro il futnommécolonelet reçut lacroixd’officierde laLégiond’honneuravecletitredecomte.–Destinée!destinée!murmural’abbé.–Oui,maisécoutez,cen’estpasletout.Laguerred’Espagnefinie,lacarrièredeFernandsetrouvait

compromiseparlalonguepaixquipromettaitderégnerenEurope.LaGrèceseuleétaitsoulevéecontrelaTurquie, et venait de commencer laguerrede son indépendance ; tous lesyeuxétaient tournésversAthènes : c’était la mode de plaindre et de soutenir les Grecs. Le gouvernement français, sans lesprotégerouvertement,commevoussavez,toléraitlesmigrationspartielles.Fernandsollicitaetobtintlapermissiond’allerservirenGrèce,endemeuranttoujoursporténéanmoinssurlescontrôlesdel’armée.«Quelquetempsaprès,onappritquelecomtedeMorcerf,c’étaitlenomqu’ilportait,étaitentréau

serviced’Ali-Pachaaveclegradedegénéralinstructeur.«Ali-Pachafuttué,commevoussavez;maisavantdemouririlrécompensalesservicesdeFernand

enluilaissantunesommeconsidérableaveclaquelleFernandrevintenFrance,oùsongradedelieutenantgénéralluifutconfirmé.–Desortequ’aujourd’hui?…demandal’abbé.– De sorte qu’aujourd’hui, poursuivit Caderousse, il possède un hôtel magnifique à Paris, rue du

Helder,no27.»L’abbéouvritlabouche,demeurauninstantcommeunhommequihésite,maisfaisantuneffortsurlui-

même:

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«EtMercédès,dit-il,onm’aassuréqu’elleavaitdisparu?–Disparu,ditCaderousse,oui,commedisparaîtlesoleilpourseleverlelendemainpluséclatant.–A-t-elledoncfaitfortuneaussi?demandal’abbéavecunsourireironique.–MercédèsestàcetteheureunedesplusgrandesdamesdeParis,ditCaderousse.– Continuez, dit l’abbé, il me semble que j’écoute le récit d’un rêve.Mais j’ai vumoi-même des

chosessiextraordinaires,quecellesquevousmeditesm’étonnentmoins.–Mercédèsfutd’aborddésespéréeducoupquiluienlevaitEdmond.Jevousaiditsesinstancesprès

deM.deVillefortetsondévouementpourlepèredeDantès.Aumilieudesondésespoirunenouvelledouleurvint l’atteindre, ce fut ledépartdeFernand,deFernanddont elle ignorait le crime, etqu’elleregardaitcommesonfrère.«Fernandpartit,Mercédèsdemeuraseule.«Troismoiss’écoulèrentpourelledansleslarmes:pasdenouvellesd’Edmond,pasdenouvellesde

Fernand;riendevantlesyeuxqu’unvieillardquis’enallaitmourantdedésespoir.«Un soir, après être restée toute la journée assise, comme c’était son habitude, à l’angle des deux

cheminsqui se rendent deMarseille auxCatalans, elle rentra chez elle plus abattuequ’elle ne l’avaitencoreété:nisonamantnisonaminerevenaientparl’unoul’autredecesdeuxchemins,etellen’avaitdenouvellesnidel’unnidel’autre.«Toutàcoupilluisemblaentendreunpasconnu;elleseretournaavecanxiété,laportes’ouvrit,elle

vitapparaîtreFernandavecsonuniformedesous-lieutenant.«Cen’étaitpaslamoitiédecequ’ellepleurait,maisc’étaituneportiondesaviepasséequirevenaità

elle.«Mercédès saisit lesmains de Fernand avec un transport que celui-ci prit pour de l’amour, et qui

n’étaitquelajoieden’êtreplusseuleaumondeetderevoirenfinunami,aprèsdelonguesheuresdelatristessesolitaire.Etpuis,ilfautledire,Fernandn’avaitjamaisétéhaï,iln’étaitpasaimé,voilàtout;unautretenaittoutlecœurdeMercédès,cetautreétaitabsent…étaitdisparu…étaitmortpeut-être.Àcettedernière idée,Mercédèséclataitensanglotset se tordait lesbrasdedouleur ;maiscette idée,qu’ellerepoussaitautrefoisquandelleluiétaitsuggéréeparunautreluirevenaitmaintenanttoutseuleàl’esprit;d’ailleurs,desoncôté,levieuxDantèsnecessaitdeluidire:«NotreEdmondestmort,cars’iln’étaitpasmort,ilnousreviendrait.»«Levieillardmourut, comme je vous l’ai dit : s’il eût vécu, peut-êtreMercédès ne fût-elle jamais

devenue la femmed’unautre ;car ileûtété làpour lui reprocherson infidélité.Fernandcompritcela.Quandilconnutlamortduvieillard,ilrevint.Cettefois,ilétaitlieutenant.Aupremiervoyage,iln’avaitpasditàMercédèsunmotd’amour;ausecond,illuirappelaqu’ill’aimait.«MercédèsluidemandasixmoisencorepourattendreetpleurerEdmond.– Au fait, dit l’abbé avec un sourire amer, cela faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander

davantagel’amantleplusadoré?»Puisilmurmuralesparolesdupoèteanglais:Frailty,thynameiswoman!«Sixmoisaprès,repritCaderousse,lemariageeutlieuàl’églisedesAccoules.–C’étaitlamêmeégliseoùelledevaitépouserEdmond,murmuraleprêtre;iln’yavaitquelefiancé

dechangé,voilàtout.–Mercédèssemariadonc,continuaCaderousse;mais,quoiqueauxyeuxdetouselleparûtcalme,elle

nemanquapasmoinsdes’évanouirenpassantdevantlaRéserve,oùdix-huitmoisauparavantavaientétécélébréessesfiançaillesavecceluiqu’elleeûtvuqu’elleaimaitencore,sielleeûtoserregarderaufonddesoncœur.«Fernand,plusheureux,maisnonpasplustranquille,carjelevisàcetteépoque,etilcraignaitsans

cesseleretourd’Edmond,Fernands’occupaaussitôtdedépaysersafemmeetdes’exilerlui-même;ilyavaitàlafoistropdedangersetdesouvenirsàresterauxCatalans.Huitjoursaprèslanoce,ilspartirent.

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–Etrevîtes-vousMercédès?demandaleprêtre.–Oui,aumomentde laguerred’Espagne,àPerpignanoùFernand l’avait laissée ;elle faisaitalors

l’éducationdesonfils.»L’abbétressaillit.«Desonfils?dit-il.–Oui,réponditCaderousse,dupetitAlbert.–Maispour instruirecefils,continua l’abbé,elleavaitdoncreçude l’éducationelle-même?Ilme

semblaitavoirentendudireàEdmondquec’étaitlafilled’unsimplepêcheur,belle,maisinculte.–Oh!ditCaderousse,connaissait-ildoncsimalsaproprefiancée!Mercédèseûtpudevenirreine,

monsieur,silacouronnesedevaitposerseulementsurlestêteslesplusbellesetlesplusintelligentes.Safortune grandissait déjà, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait lamusique, elle apprenait tout. D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait tout cela que pour sedistraire,pouroublier,etqu’ellenemettaittantdechosesdanssatêtequepourcombattrecequ’elleavaitdans lecœur.Maismaintenant toutdoit êtredit, continuaCaderousse : la fortuneet leshonneurs l’ontconsoléesansdoute.Elleestriche,elleestcomtesse,etcependant…»Caderousses’arrêta.«Cependantquoi?demandal’abbé.–Cependant,jesuissûrqu’ellen’estpasheureuse,ditCaderousse.–Etquivouslefaitcroire?– Eh bien, quand je me suis trouvé trop malheureux moi-même, j’ai pensé que mes anciens amis

m’aideraientenquelquechose. JemesuisprésentéchezDanglars,quinem’apasmêmereçu.J’aiétéchezFernand,quim’afaitremettrecentfrancsparsonvaletdechambre.–Alorsvousnelesvîtesnil’unnil’autre?–Non;maisMmedeMorcerfm’avu,elle.–Commentcela?–Lorsquejesuissorti,unebourseesttombéeàmespieds,ellecontenaitvingt-cinqlouis: j’ailevé

vivementlatêteetj’aivuMercédèsquirefermaitlapersienne.–EtM.deVillefort?demandal’abbé.–Oh!luin’avaitpasétémonami;jeneleconnaissaispas;lui,jen’avaisrienàluidemander.–Maisnesavez-vouspointcequ’ilestdevenu,etlapartqu’ilapriseaumalheurd’Edmond?–Non,jesaisseulementque,quelquetempsaprèsl’avoirfaitarrêter,ilaépouséMlledeSaint-Méran,

etbientôtaquittéMarseille.Sansdoutequelebonheurluiaurasouricommeauxautres,sansdoutequ’ilest riche comme Danglars, considéré comme Fernand ; moi seul, vous le voyez, suis resté pauvre,misérableetoubliédeDieu.–Vous vous trompez,mon ami, dit l’abbé :Dieu peut paraître oublier parfois, quand sa justice se

repose;maisilvienttoujoursunmomentoùilsesouvient,etenvoicilapreuve.»Àcesmots,l’abbétiralediamantdesapoche,etleprésentantàCaderousse:«Tenez,monami,luidit-il,prenezcediamant,carilestàvous.–Comment,àmoiseul!s’écriaCaderousse!Ah!monsieur,neraillez-vouspas?–Cediamantdevaitêtrepartagéentresesamis :Edmondn’avaitqu’unseulami, lepartagedevient

doncinutile.Prenezcediamantetvendez-le ; ilvautcinquantemillefrancs, jevouslerépète,decettesomme,jel’espère,suffirapourvoustirerdelamisère.–Oh!monsieur,ditCaderousseenavançanttimidementunemainetenessuyantdel’autrelasueurqui

perlait sur son front ; oh ! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou du désespoir d’unhomme!–Jesaiscequec’estquelebonheuretcequec’estqueledésespoir,etjenejoueraijamaisàplaisir

aveclessentiments.Prenezdonc,maisenéchange…»

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Caderoussequitouchaitdéjàlediamant,retirasamain.L’abbésourit.«Enéchange,continua-t-il,donnez-moicetteboursedesoierougequeM.Morrelavaitlaisséesurla

cheminéeduvieuxDantès,etqui,mel’avez-vousdit,estencoreentrevosmains.»Caderousse,deplusenplusétonné,allaversunegrandearmoiredechêne,l’ouvritetdonnaàl’abbé

unebourse longue,de soie rouge flétrie, et autourde laquelleglissaientdeuxanneauxdecuivredorésautrefois.L’abbélaprit,etensaplacedonnalediamantàCaderousse.«Oh!vousêtesunhommedeDieu,monsieur!s’écriaCaderousse,carenvéritépersonnenesavait

qu’Edmondvousavaitdonnécediamantetvousauriezpulegarder.–Bien,sedittoutbasl’abbé,tul’eussesfait,àcequ’ilparaît,toi.»L’abbéseleva,pritsonchapeauetsesgants.«Ahçà,dit-il,toutcequevousm’avezditestbienvrai,n’est-cepas,etjepuisycroireentoutpoint?–Tenez,monsieurl’abbé;ditCaderousse,voicidanslecoindecemurunchristdeboisbénit;voici

sur cebahut le livred’évangilesdema femme :ouvrezce livre, et jevaisvous jurerdessus, lamainétendueverslechrist,jevaisvousjurersurlesalutdemonâme,surmafoidechrétien,quejevousaidittouteschosescommeelless’étaientpassées,etcommel’angedeshommeslediraàl’oreilledeDieulejourdujugementdernier!–C’estbien,ditl’abbé,convaincuparcetaccentqueCaderoussedisaitlavérité,c’estbien;quecet

argentvousprofite!Adieu,jeretourneloindeshommesquisefonttantdemallesunsauxautres.»Etl’abbé,sedélivrantàgrandpeinedesenthousiastesélansdeCaderousse,levalui-mêmelabarrede

la porte, sortit, remonta à cheval, salua une dernière fois l’aubergiste qui se confondait en adieuxbruyants,etpartit,suivantlamêmedirectionqu’ilavaitdéjàsuiviepourvenir.QuandCaderousseseretourna,ilvitderrièreluilaCarcontepluspâleetplustremblantequejamais.«Est-cebienvrai,cequej’aientendu?dit-elle.–Quoi?qu’ilnousdonnaitlediamantpournoustoutseuls?ditCaderousse,presquefoudejoie.–Oui.–Riendeplusvrai,carlevoilà.»Lafemmeleregardauninstant;puis,d’unevoixsourde:«Ets’ilétaitfaux?»dit-elle.Caderoussepâlitetchancela.«Faux,murmura-t-il,faux…etpourquoicethommem’aurait-ildonnéundiamantfaux?–Pouravoirtonsecretsanslepayer,imbécile!»Caderousserestauninstantétourdisouslepoidsdecettesupposition.«Oh ! dit-il au bout d’un instant, et en prenant son chapeauqu’il posa sur lemouchoir rouge noué

autourdesatête,nousallonsbienlesavoir.–Etcommentcela?–C’estlafoireàBeaucaire;ilyadesbijoutiersdeParis:jevaisallerleleurmontrer.Toi,gardela

maison,femme;dansdeuxheuresjeseraideretour.»EtCaderousses’élançahorsdelamaison,etprittoutcourantlarouteopposéeàcellequevenaitde

prendrel’inconnu.«Cinquantemillefrancs!murmuralaCarconte,restéeseule,c’estdel’argent…maiscen’estpasune

fortune.»

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XXVIII–Lesregistresdesprisons.

Lelendemaindujouroùs’étaitpassée,surlaroutedeBellegardeàBeaucaire,lascènequenousvenonsderaconter,unhommedetrenteàtrente-deuxans,vêtud’unfracbleubarbeau,d’unpantalondenankinetd’un gilet blanc, ayant à la fois la tournure et l’accent britanniques, se présenta chez le maire deMarseille.«Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de lamaison Thomson et French deRome.Nous

sommesdepuisdixansenrelationsaveclamaisonMorreletfilsdeMarseille.Nousavonsunecentainedemillefrancsàpeuprèsengagésdanscesrelations,etnousnesommespassansinquiétudes,attenduque l’onditque lamaisonmenace ruine : j’arrivedonc toutexprèsdeRomepourvousdemanderdesrenseignementssurcettemaison.–Monsieur,réponditlemaire,jesaiseffectivementquedepuisquatreoucinqanslemalheursemble

poursuivre M. Morrel : il a successivement perdu quatre ou cinq bâtiments, essuyé trois ou quatrebanqueroutes;maisilnem’appartientpas,quoiquesoncréanciermoi-mêmepourunedizainedemillefrancs, dedonner aucun renseignement sur l’état de sa fortune.Demandez-moi commemaire ceque jepensedeM.Morrel,et jevous répondraiquec’estunhommeprobe jusqu’à la rigidité,etqui jusqu’àprésentaremplitoussesengagementsavecuneparfaiteexactitude.Voilàtoutcequejepuisvousdire,monsieur;sivousvoulezensavoirdavantage,adressez-vousàM.deBoville,inspecteurdesprisons,ruede Noailles, no 15 ; il a, je crois, deux cent mille francs placés dans la maisonMorrel, et s’il y aréellementquelquechoseàcraindre,commecettesommeestplusconsidérableque lamienne,vous letrouverezprobablementsurcepointmieuxrenseignéquemoi.»L’Anglaisparutappréciercettesuprêmedélicatesse,salua,sortitets’acheminadecepasparticulier

auxfilsdelaGrande-Bretagneverslarueindiquée.M. de Boville était dans son cabinet. En l’apercevant, l’Anglais fit unmouvement de surprise qui

semblaitindiquerquecen’étaitpointlapremièrefoisqu’ilsetrouvaitdevantceluiauquelilvenaitfaireunevisite.QuandàM.deBoville,ilétaitsidésespéré,qu’ilétaitévidentquetouteslesfacultésdesonesprit, absorbées dans la pensée qui l’occupait en cemoment, ne laissaient ni à samémoire ni à sonimaginationleloisirdes’égarerdanslepassé.L’Anglais,avecleflegmedesanation,luiposaàpeuprèsdanslesmêmestermeslamêmequestion

qu’ilvenaitdeposeraumairedeMarseille.«Oh!monsieur,s’écriaM.deBoville,voscraintessontmalheureusementonnepeutplusfondées,et

vousvoyezunhommedésespéré.J’avaisdeuxcentmillefrancsplacésdanslamaisonMorrel:cesdeuxcentmillefrancsétaientladotdemafillequejecomptaismarierdansquinzejours;cesdeuxcentmillefrancsétaientremboursables,centmillele15decemois-ci,centmillele15dumoisprochain.J’avaisdonnéavisàM.Morreldudésirquej’avaisqueceremboursementfûtfaitexactement,etvoilàqu’ilestvenuici,monsieur,ilyaàpeineunedemi-heure,pourmedirequesisonbâtimentlePharaonn’étaitpasrentréd’iciau15,ilsetrouveraitdansl’impossibilitédemefairecepaiement.–Mais,ditl’Anglais,celaressemblefortàunatermoiement.–Ditesmonsieur,quecelaressembleàunebanqueroute!»s’écriaM.deBovilledésespéré.L’Anglaisparutréfléchiruninstant,puisildit:«Ainsi,monsieur,cettecréancevousinspiredescraintes?–C’est-à-direquejelaregardecommeperdue.–Ehbien,moi,jevousl’achète.–Vous?–Oui,moi.–Maisàunrabaisénorme,sansdoute?

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–Non,moyennantdeuxcentmillefrancs ;notremaison,ajouta l’Anglaisenriant,nefaitpasdecessortesd’affaires.–Etvouspayez?–Comptant.»Etl’Anglaistiradesapocheuneliassedebilletsdebanquequipouvaitfaireledoubledelasomme

queM.deBoville craignait deperdre.Unéclair de joiepassa sur levisagedeM.deBoville ;maiscependantilfituneffortsurlui-mêmeetdit:«Monsieur, jedoisvousprévenirque,selontouteprobabilité,vousn’aurezpassixducentdecette

somme.–Celanemeregardepas,réponditl’Anglais;celaregardelamaisonThomsonetFrench,aunomde

laquelle j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une maison rivale. Mais ce que je sais,monsieur, c’est que je suisprêt àvous compter cette sommecontre le transport quevousm’en ferez ;seulementjedemanderaiundroitdecourtage.–Comment,monsieur,c’esttropjuste!s’écriaM.deBoville.Lacommissionestordinairementdeun

etdemi:voulez-vousdeux?voulez-voustrois?voulez-vouscinq?voulez-vousplus,enfin?Parlez?–Monsieur,repritl’Anglaisenriant,jesuiscommemamaison,jenefaispasdecessortesd’affaires;

non:mondroitdecourtageestdetoutautrenature.–Parlezdonc,monsieur,jevousécoute.–Vousêtesinspecteurdesprisons?–Depuisplusdequatorzeans.–Voustenezdesregistresd’entréeetdesortie?–Sansdoute.–Àcesregistresdoiventêtrejointesdesnotesrelativesauxprisonniers?–Chaqueprisonnierasondossier.–Ehbien,monsieur,j’aiétéélevéàRomeparunpauvrediabled’abbéquiadisparutoutàcoup.J’ai

appris,depuis,qu’ilavaitétédétenuauchâteaud’If,etjevoudraisavoirquelquesdétailssursamort.–Commentlenommiez-vous?–L’abbéFaria.–Oh!jemelerappelleparfaitement!s’écriaM.deBoville,ilétaitfou.–Onledisait.–Oh!ill’étaitbiencertainement.–C’estpossible;etquelétaitsongenredefolie?– Il prétendait avoir la connaissance d’un trésor immense, et offrait des sommes folles au

gouvernementsionvoulaitlemettreenliberté.–Pauvrediable!etilestmort?–Oui,monsieur,ilyacinqousixmoisàpeuprès,enfévrierdernier.–Vousavezuneheureusemémoire,monsieur,pourvousrappelerainsilesdates.– Jeme rappelle celle-ci, parce que lamort du pauvre diable fut accompagnée d’une circonstance

singulière.– Peut on connaître cette circonstance ? demanda l’Anglais avec une expression de curiosité qu’un

profondobservateureûtétéétonnédetrouversursonflegmatiquevisage.–Oh!monDieu!oui,monsieur:lecachotdel’abbéétaitéloignédequarante-cinqàcinquantepiedsà

peuprèsdeceluid’unancienagentbonapartiste,undeceuxquiavaient lepluscontribuéauretourdel’usurpateuren1815,hommetrèsrésoluettrèsdangereux.–Vraiment?ditl’Anglais.–Oui,réponditM.deBoville;j’aieul’occasionmoi-mêmedevoircethommeen1816ou1817,et

l’on ne descendait dans son cachot qu’avec un piquet de soldats : cet hommem’a fait une profonde

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impression,etjen’oublieraijamaissonvisage.»L’Anglaissouritimperceptiblement.«Etvousditesdonc,monsieur,reprit-il,quelesdeuxcachots…–Étaientséparésparunedistancedecinquantepieds;maisilparaîtquecetEdmondDantès…–Cethommedangereuxs’appelait…–EdmondDantès.Oui,monsieur ; il paraît quecetEdmondDantès s’était procurédesoutilsouen

avaitfabriqué,carontrouvauncouloiràl’aideduquellesprisonnierscommuniquaient.–Cecouloiravaitsansdouteétépratiquédansunbutd’évasion?– Justement ; mais malheureusement pour les prisonniers, l’abbé Faria fut atteint d’une attaque de

catalepsieetmourut.–Jecomprends;celadutarrêtercourtlesprojetsd’évasion.–Pourlemort,oui,réponditM.deBoville,maispaspourlevivant;aucontraire,ceDantèsyvitun

moyendehâtersafuite; ilpensaitsansdoutequelesprisonniersmortsauchâteaud’Ifétaiententerrésdans un cimetière ordinaire ; il transporta le défunt dans sa chambre, prit sa place dans le sac où onl’avaitcousuetattenditlemomentdel’enterrement.–C’étaitunmoyenhasardeuxetquiindiquaitquelquecourage,repritl’Anglais.–Oh!jevousaidit,monsieur,quec’étaitunhommefortdangereux;parbonheuriladébarrassélui-

mêmelegouvernementdescraintesqu’ilavaitàsonsujet.–Commentcela?–Comment?vousnecomprenezpas?–Non.–Lechâteaud’Ifn’apasdecimetière;onjettetoutsimplementlesmortsàlamer,aprèsleuravoir

attachéauxpiedsunbouletdetrente-six.–Ehbien?fitl’Anglais,commes’ilavaitlaconceptiondifficile.–Ehbien,onluiattachaunbouletdetrente-sixauxpiedsetonlejetaàlamer.–Envérité?s’écrial’Anglais.–Ouimonsieur,continual’inspecteur.Vouscomprenezqueldutêtrel’étonnementdufugitiflorsqu’ilse

sentitprécipitéduhautenbasdesrochers.J’auraisvouluvoirsafigureencemoment-là.–Ç’eûtétédifficile.–N’importe!ditM.deBoville,quelacertitudederentrerdanssesdeuxcentmillefrancsmettaitde

bellehumeur,n’importe!jemelareprésente.»Etiléclataderire.«Etmoiaussi»,ditl’Anglais.Etilsemitàriredesoncôté,maiscommerientlesAnglais,c’est-à-direduboutdesdents.«Ainsi,continual’Anglais,quirepritlepremiersonsang-froid,ainsilefugitiffutnoyé?–Beletbien.–Desortequelegouverneurduchâteaufutdébarrasséàlafoisdufurieuxetdufou?–Maisuneespèced’acteadûêtredressédecetévénement?demandal’Anglais.–Oui,oui,actemortuaire.Vouscomprenez,lesparentsdeDantès,s’ilena,pouvaientavoirintérêtà

s’assurers’ilétaitmortouvivant.–Desortequemaintenantilspeuventêtretranquilless’ilshéritentdelui.Ilestmortetbienmort?–Oh!monDieu,oui.Etonleurdélivreraattestationquandilsvoudront.–Ainsisoit-il,ditl’Anglais.Maisrevenonsauxregistres.–C’estvrai.Cettehistoirenousenavaitéloignés.Pardon.–Pardon,dequoi?del’histoire?Pasdutout,ellem’aparucurieuse.–Ellel’esteneffet.Ainsi,vousdésirezvoir,monsieur,toutcequiestrelatifàvotrepauvreabbé,qui

étaitbienladouceurmême,lui?

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–Celameferaplaisir.–Passezdansmoncabinetetjevaisvousmontrercela.»EttousdeuxpassèrentdanslecabinetdeM.deBoville.Toutyétaiteffectivementdansunordreparfait

:chaqueregistreétaitàsonnuméro,chaquedossieràsacase.L’inspecteurfitasseoirl’Anglaisdanssonfauteuil,etposadevant lui leregistreet ledossierrelatifsauchâteaud’If, luidonnant tout le loisirdefeuilleter,tandisquelui-même,assisdansuncoin,lisaitsonjournal.L’Anglaistrouvafacilementledossierrelatifàl’abbéFaria;maisilparaîtquel’histoirequeluiavait

racontéeM.deBoville l’avaitvivement intéressé,caraprèsavoirprisconnaissancedecespremièrespièces, ilcontinuadefeuilleter jusqu’àcequ’ilfûtarrivéàlaliassed’EdmondDantès.Là, ilretrouvachaquechoseàsaplace:dénonciation,interrogatoire,pétitiondeMorrel,apostilledeM.deVillefort.Ilplia tout doucement la dénonciation, la mit dans sa poche, lut l’interrogatoire, et vit que le nom deNoirtiern’yétaitpasprononcé,parcourut lademandeendatedu10avril1815,dans laquelleMorrel,d’après leconseildusubstitut,exagéraitdansuneexcellente intention,puisqueNapoléonrégnaitalors,lesservicesqueDantèsavaitrendusàlacauseimpériale,servicesquelecertificatdeVillefortrendaitincontestables.Alors,ilcomprittout.CettedemandeàNapoléon,gardéeparVillefort,étaitdevenuesouslasecondeRestaurationunearmeterribleentrelesmainsduprocureurduroi.Ilnes’étonnadoncplusenfeuilletantleregistre,decettenotemiseenaccoladeenregarddesonnom:EdmondDantès:Bonapartisteenragé:aprisunepartactiveauretourdel’îled’Elbe.Àtenirau

plusgrandsecretetsouslaplusstrictesurveillance.Au-dessousdeceslignes,étaitécritd’uneautreécriture:«Vulanoteci-dessus,rienàfaire.»Seulement,encomparantl’écrituredel’accoladeaveccelleducertificatplacéaubasdelademande

deMorrel, il acquit la certitude que la note de l’accolade était de lamême écriture que le certificat,c’est-à-diretracéeparlamaindeVillefort.Quantàlanotequiaccompagnaitlanote,l’Anglaiscompritqu’elleavaitdûêtreconsignéeparquelque

inspecteurquiavaitprisunintérêtpassageràlasituationdeDantès,maisquelerenseignementquenousvenonsdeciteravaitmisdansl’impossibilitédedonnersuiteàcetintérêt.Commenousl’avonsdit,l’inspecteur,pardiscrétionetpournepasgênerl’élèvedel’abbéFariadans

sesrecherches,s’étaitéloignéetlisaitLeDrapeaublanc.Ilnevitdoncpasl’AnglaisplieretmettredanssapocheladénonciationécriteparDanglarssousla

tonnelledelaRéserve,etportantletimbredelapostedeMarseille,27février,levéede6heuresdusoir.Mais,ilfautledire,ill’eûtvu,qu’ilattachaittroppeud’importanceàcepapierettropd’importanceà

sesdeuxcentmillefrancs,pours’opposeràcequefaisaitl’Anglais,siincorrectquecelafût.«Merciditcelui-cienrefermantbruyammentleregistre.J’aicequ’ilmefaut;maintenant,c’estàmoi

detenirmapromesse:faites-moiunsimpletransportdevotrecréance;reconnaissezdanscetransportenavoirreçulemontant,etjevaisvouscompterlasomme.»Et il céda sa place au bureau àM. de Boville, qui s’y assit sans façon et s’empressa de faire le

transportdemandé,tandisquel’Anglaiscomptaitlesbilletsdebanquesurlerebordducasier.

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XXIX–LamaisonMorrel.

CeluiquieûtquittéMarseillequelquesannéesauparavant,connaissantl’intérieurdelamaisonMorrel,etquiyfûtentréàl’époqueoùnoussommesparvenus,yeûttrouvéungrandchangement.Aulieudecetairdevie,d’aisanceetdebonheurquis’exhale,pourainsidire,d’unemaisonenvoie

de prospérité ; au lieu de ces figures joyeuses se montrant derrière les rideaux des fenêtres, de cescommis affairés traversant les corridors, une plume fichée derrière l’oreille ; au lieu de cette courencombréedeballots,retentissantdescrisetdesriresdesfacteurs;ileûttrouvé,dèslapremièrevue,jenesaisquoidetristeetdemort.Danscecorridordésertetdanscettecourvide,denombreuxemployésquiautrefoispeuplaientlesbureaux,deuxseulsétaientrestés:l’unétaitunjeunehommedevingt-troisouvingt-quatre ans, nomméEmmanuelRaymond, lequel était amoureux de la fille deM.Morrel, et étaitrestédanslamaisonquoiqu’eussentpufairesesparentspourl’enretirer;l’autreétaitunvieuxgarçondecaisse,borgne,nomméCoclès,sobriquetqueluiavaientdonnélesjeunesgensquipeuplaientautrefoiscettegrande ruchebourdonnante,aujourd’huipresque inhabitée,etquiavait sibienet sicomplètementremplacésonvrainom,que,selontouteprobabilité,ilneseseraitpasmêmeretourné,sionl’eûtappeléaujourd’huidecenom.Coclès était resté au service deM.Morrel, et il s’était fait dans la situation du brave homme un

singulierchangement.Ilétaitàlafoismontéaugradedecaissier,etdescenduaurangdedomestique.Ce n’en était pas moins le même Coclès, bon, patient, dévoué, mais inflexible à l’endroit de

l’arithmétique, le seul point sur lequel il eût tenu tête au monde entier, même à M. Morrel, et neconnaissant que sa table de Pythagore, qu’il savait sur le bout du doigt, de quelque façon qu’on laretournâtetdansquelqueerreurqu’ontentâtdelefairetomber.AumilieudelatristessegénéralequiavaitenvahilamaisonMorrel,Coclèsétaitd’ailleursleseulqui

fût resté impassible. Mais, qu’on ne s’y trompe point ; cette impassibilité ne venait pas d’un défautd’affection,maisaucontraired’uneinébranlableconviction.Commelesrats,qui,dit-on,quittentpeuàpeuunbâtimentcondamnéd’avanceparledestinàpérirenmer,demanièrequeceshôteségoïstesl’ontcomplètementabandonnéaumomentoù il lève l’ancre,demême,nous l’avonsdit, toutecette fouledecommisetd’employésquitiraitsonexistencedelamaisondel’armateuravaitpeuàpeudésertébureauetmagasin;or,Coclèslesavaitvuss’éloignertoussanssongermêmeàserendrecomptedelacausedeleurdépart;tout,commenousl’avonsdit,seréduisaitpourCoclèsàunequestiondechiffres,etdepuisvingtansqu’ilétaitdanslamaisonMorrel,ilavaittoujoursvulespaiementss’opéreràbureauxouvertsavecunetellerégularité,qu’iln’admettaitpasplusquecetterégularitépûts’arrêteretcespaiementssesuspendre,qu’unmeunierquipossèdeunmoulinalimentépar leseauxd’unericherivièren’admetquecette rivière puisse cesser de couler. En effet, jusque-là rien n’était encore venu porter atteinte à laconvictiondeCoclès.Ladernièrefindemoiss’étaiteffectuéeavecuneponctualitérigoureuse.Coclèsavaitrelevéuneerreurdesoixante-dixcentimescommiseparM.Morrelàsonpréjudice,etlemêmejourilavaitrapportélesquatorzesousd’excédentàM.Morrel,qui,avecunsouriremélancolique,lesavaitprisetlaisséstomberdansuntiroiràpeuprèsvide,endisant:«Bien,Coclès,vousêteslaperledescaissiers.»EtCoclèss’étaitretiréonnepeutplussatisfait;carunélogedeM.Morrel,cetteperledeshonnêtes

gensdeMarseille,flattaitplusCoclèsqu’unegratificationdecinquanteécus.Maisdepuiscettefindemoissivictorieusementaccomplie,M.Morrelavaitpassédecruellesheures;

pourfairefaceàcettefindemois,ilavaitréunitoutessesressources,etlui-même,craignantquelebruitdesadétresseneserépandîtdansMarseille,lorsqu’onleverraitrecouriràdepareillesextrémités,avaitfaitunvoyageàlafoiredeBeaucairepourvendrequelquesbijouxappartenantàsafemmeetàsafille,etunepartiede sonargenterie.Moyennant ce sacrifice, tout s’était encore cette foispassé auplusgrand

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honneurdelamaisonMorrel;maislacaisseétaitdemeuréecomplètementvide.Lecrédit,effrayéparlebruit qui courait, s’était retiré avec son égoïsme habituel ; et pour faire face aux centmille francs àrembourserle15duprésentmoisàM.deBoville,etauxautrescentmillefrancsquiallaientéchoirle15dumoissuivant.M.Morreln’avaitenréalitéquel’espéranceduretourduPharaon,dontunbâtimentquiavaitlevél’ancreenmêmetempsquelui,etquiétaitarrivéàbonport,avaitapprisledépart.Maisdéjàcebâtiment,venant,commelePharaondeCalcutta,étaitarrivédepuisquinzejours,tandis

queduPharaonl’onn’avaitaucunenouvelle.C’est dans cet état de choses que, le lendemain du jour où il avait terminé avec M. de Boville

l’importanteaffairequenousavonsdite,l’envoyédelamaisonThomsonetFrenchdeRomeseprésentachezM.Morrel.Emmanuellereçut.Lejeunehomme,quechaquenouveauvisageeffrayait,carchaquenouveauvisage

annonçaitunnouveaucréancier,qui,danssoninquiétude,venaitquestionnerlechefdelamaison,lejeunehomme,disons-nous,voulutépargneràsonpatronl’ennuidecettevisite:ilquestionnalenouveauvenu;mais le nouveauvenudéclara qu’il n’avait rien à dire àM.Emmanuel, et que c’était àM.Morrel enpersonnequ’ilvoulaitparler.EmmanuelappelaensoupirantCoclès.Coclèsparut,etlejeunehommeluiordonnadeconduirel’étrangeràM.Morrel.Coclèsmarchadevant,etl’étrangerlesuivit.Sur l’escalier,onrencontraunebelle jeunefilledeseizeàdix-septans,qui regarda l’étrangeravec

inquiétude.Coclès ne remarqua point cette expression de visage qui cependant parut n’avoir point échappé à

l’étranger.«M.Morrelestàsoncabinet,n’est-cepas,mademoiselleJulie?demandalecaissier.–Oui,dumoinsjelecrois,ditlajeunefilleenhésitant;voyezd’abord,Coclès,etsimonpèreyest,

annoncezmonsieur.–M’annoncerseraitinutile,mademoiselle,réponditl’Anglais,M.Morrelneconnaîtpasmonnom.Ce

bravehommen’aqu’àdire seulement, que je suis lepremier commisdeMM.ThomsonetFrench,deRome,aveclesquelslamaisondemonsieurvotrepèreestenrelations.»Lajeunefillepâlitetcontinuadedescendre,tandisqueCoclèsetl’étrangercontinuaientdemonter.ElleentradanslebureauoùsetenaitEmmanuel,etCoclès,àl’aided’uneclefdontilétaitpossesseur,

et qui annonçait ses grandes entrées près dumaître, ouvrit une porte placée dans l’angle du palier dudeuxième étage, introduisit l’étranger dans une antichambre, ouvrit une seconde porte qu’il refermaderrièrelui,et,aprèsavoirlaisséseuluninstantl’envoyédelamaisonThomsonetFrench,reparutenluifaisantsignequ’ilpouvaitentrer.L’Anglaisentra;iltrouvaM.Morrelassisdevantunetable,pâlissantdevantlescolonneseffrayantes

duregistreoùétaitinscritsonpassif.Envoyant l’étranger,M.Morrel ferma le registre,se levaetavançaunsiège ;puis, lorsqu’ileutvu

l’étrangers’asseoir,ils’assitlui-même.Quatorzeannéesavaientbienchangéledignenégociantqui,âgédetrente-sixansaucommencementde

cettehistoire,étaitsurlepointd’atteindrelacinquantaine:sescheveuxavaientblanchi,sonfronts’étaitcreusésousdesridessoucieuses;enfinsonregard,autrefoissifermeetsiarrêté,étaitdevenuvagueetirrésolu,etsemblaittoujourscraindred’êtreforcédes’arrêterousuruneidéeousurunhomme.L’Anglaisleregardaavecunsentimentdecuriositéévidemmentmêléd’intérêt.«Monsieur,ditMorrel,dontcetexamensemblaitredoublerlemalaise,vousavezdésirémeparler?–Oui,monsieur.Voussavezdequellepartjeviens,n’est-cepas?–DelapartdelamaisonThomsonetFrench,àcequem’aditmoncaissierdumoins.–Ilvousaditlavérité,monsieur.LamaisonThomsonetFrenchavaitdanslecourantdecemoisetdu

mois prochain trois ou quatre cent mille francs à payer en France, et connaissant votre rigoureuse

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exactitude,ellearéunitoutlepapierqu’elleaputrouverportantcettesignature,etm’achargé,aufuretamesurequecespapiersécherraient,d’entoucherlesfondschezvousetdefaireemploidecesfonds.»Morrelpoussaunprofondsoupir,etpassalamainsursonfrontcouvertdesueur.«Ainsi,monsieur,demandaMorrel,vousavezdestraitessignéesparmoi?–Oui,monsieur,pourunesommeassezconsidérable.–Pourquellesomme?demandaMorreld’unevoixqu’iltâchaitderendreassurée.–Maisvoicid’abord,dit l’Anglaisen tirantune liassedesapoche,un transportdedeuxcentmille

francs fait ànotremaisonparM.deBoville, l’inspecteurdesprisons.Reconnaissez-vousdevoircettesommeàM.deBoville?–Oui,monsieur,c’estunplacementqu’ilafaitchezmoi,àquatreetdemiducent,voicibientôtcinq

ans.–Etquevousdevezrembourser…–Moitiéle15decemois-ci,moitiéle15dumoisprochain.–C’estcela;puisvoicitrente-deuxmillecinqcentsfrancs,fincourant:cesontdestraitessignéesde

vousetpasséesànotreordrepardestiersporteurs.–Je lereconnais,ditMorrel,àqui lerougedelahontemontaità lafigure,ensongeantquepour la

premièrefoisdesavieilnepourraitpeut-êtrepasfairehonneuràsasignature;est-cetout?–Non,monsieur, j’ai encore pour la fin dumois prochain ces valeurs-ci, que nous ont passées la

maisonPascaletlamaisonWildetTurnerdeMarseille,cinquante-cinqmillefrancsàpeuprès:entoutdeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.»CequesouffraitlemalheureuxMorrelpendantcetteénumérationestimpossibleàdécrire.«Deuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs,répéta-t-ilmachinalement.–Oui,monsieur,réponditl’Anglais.Or,continua-t-ilaprèsunmomentdesilence,jenevouscacherai

pas,monsieurMorrel,que,toutenfaisantlapartdevotreprobitésansreprochesjusqu’àprésent,lebruitpublicdeMarseilleestquevousn’êtespasenétatdefairefaceàvosaffaires.»Àcetteouverturepresquebrutale,Morrelpâlitaffreusement.«Monsieur,dit-il,jusqu’àprésent,etilyaplusdevingt-quatreansquej’aireçulamaisondesmains

demonpèrequilui-mêmel’avaitgéréetrente-cinqans,jusqu’àprésentpasunbilletsignéMorreletfilsn’aétéprésentéàlacaissesansêtrepayé.– Oui, je sais cela, répondit l’Anglais ; mais d’homme d’honneur à homme d’honneur, parlez

franchement.Monsieur,paierez-vousceux-ciaveclamêmeexactitude?»Morreltressaillitetregardaceluiquiluiparlaitainsiavecplusd’assurancequ’ilnel’avaitencorefait.«Auxquestionsposéesaveccettefranchise,dit-il,ilfautfaireuneréponsefranche.Oui,monsieur,je

paieraisi,commejel’espère,monbâtimentarriveàbonport,carsonarrivéemerendralecréditquelesaccidentssuccessifsdont j’aiété lavictimem’ontôté;maissiparmalheurlePharaon,cettedernièreressourcesurlaquellejecompte,memanquait…»Leslarmesmontèrentauxyeuxdupauvrearmateur.«Ehbien,demandasoninterlocuteur,sicettedernièreressourcevousmanquait?…–Ehbien,continuaMorrel,monsieur,c’estcruelàdire…mais,déjàhabituéaumalheur,ilfautqueje

m’habitueàlahonte,ehbien,jecroisquejeseraisforcédesuspendremespaiements.–N’avez-vousdoncpointd’amisquipuissentvousaiderdanscettecirconstance?»Morrelsourittristement.« Dans les affaires, monsieur, dit-il, on n’a point d’amis, vous le savez bien, on n’a que des

correspondants.–C’estvrai,murmural’Anglais.Ainsivousn’avezplusqu’uneespérance?–Uneseule.–Ladernière?

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–Ladernière.–Desortequesicetteespérancevousmanque…–Jesuisperdu,monsieur,complètementperdu.–Commejevenaischezvous,unnavireentraitdansleport.–Jelesais,monsieur.Unjeunehommequiestrestéfidèleàmamauvaisefortunepasseunepartiede

sontempsàunbelvédèresituéauhautdelamaison,dansl’espérancedevenirm’annoncerlepremierunebonnenouvelle.J’aisuparluil’entréedecenavire.–Etcen’estpaslevôtre?–Non,c’estunnavirebordelais,laGironde;ilvientdel’Indeaussi,maiscen’estpaslemien.–Peut-êtrea-t-ileuconnaissanceduPharaonetvousapporte-t-ilquelquenouvelle.–Faut-ilque jevous ledise,monsieur ! jecrainspresqueautantd’apprendredesnouvellesdemon

trois-mâtsquederesterdansl’incertitude.L’incertitude,c’estencorel’espérance.»Puis,M.Morrelajoutad’unevoixsourde:«Ceretardn’estpasnaturel;lePharaonestpartideCalcuttale5février:depuisplusd’unmoisil

devraitêtreici.–Qu’estcela,ditl’Anglaisenprêtantl’oreille,etqueveutdirecebruit?–ÔmonDieu!monDieu!s’écriaMorrelpâlissant,qu’ya-t-ilencore?»Eneffet,ilsefaisaitungrandbruitdansl’escalier;onallaitetonvenait,onentenditmêmeuncride

douleur.Morrelselevapourallerouvrirlaporte,maislesforcesluimanquèrentetilretombasursonfauteuil.Lesdeuxhommesrestèrentenfacel’undel’autre,Morreltremblantdetoussesmembres,l’étrangerle

regardant avec une expression de profonde pitié. Le bruit avait cessé ;mais cependant on eût dit queMorrelattendaitquelquechose;cebruitavaitunecauseetdevaitavoirunesuite.Ilsemblaàl’étrangerqu’onmontaitdoucementl’escalieretquelespas,quiétaientceuxdeplusieurs

personnes,s’arrêtaientsurlepalier.Uneclef fut introduitedans la serrurede lapremièreporte,et l’onentenditcetteportecrier sur ses

fonds.«Iln’yaquedeuxpersonnesquiaientlaclefdecetteporte,murmuraMorrel:CoclèsetJulie.»Enmêmetemps,lasecondeportes’ouvritetl’onvitapparaîtrelajeunefillepâleetlesjouesbaignées

delarmes.Morrelselevatouttremblant,ets’appuyaaubrasdesonfauteuil,cariln’auraitpusetenirdebout.Sa

voixvoulaitinterroger,maisiln’avaitplusdevoix.«Ômonpère!dit la jeunefilleenjoignant lesmains,pardonnezàvotreenfantd’être lamessagère

d’unemauvaisenouvelle!»Morrelpâlitaffreusement;Julievintsejeterdanssesbras.«Ômonpère!monpère!dit-elle,ducourage!–AinsilePharaonapéri?»demandaMorreld’unevoixétranglée.Lajeunefilleneréponditpas,maisellefitunsigneaffirmatifavecsatête,appuyéeàlapoitrinedeson

père.«Etl’équipage?demandaMorrel.–Sauvé,ditlajeunefille,sauvéparlenavirebordelaisquivientd’entrerdansleport.»Morrellevalesdeuxmainsaucielavecuneexpressionderésignationetdereconnaissancesublime.«Merci,monDieu!ditMorrel;aumoinsvousnefrappezquemoiseul.»Siflegmatiquequefûtl’Anglais,unelarmehumectasapaupière.«Entrez,ditMorrel,entrez,carjeprésumequevousêtestousàlaporte.»Eneffet,àpeineavait-ilprononcécesmots,queMmeMorrelentraensanglotant;Emmanuellasuivait

;aufond,dansl’antichambre,onvoyaitlesrudesfiguresdeseptouhuitmarinsàmoitiénus.Àlavuede

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ceshommes,l’Anglaistressaillit;ilfitunpascommepouralleràeux,maisilsecontintets’effaçaaucontraire,dansl’angleleplusobscuretlepluséloignéducabinet.MmeMorrelallas’asseoirdanslefauteuil,pritunedesmainsdesonmaridanslessiennes,tandisque

Juliedemeuraitappuyéeà lapoitrinedesonpère.Emmanuelétait restéàmi-cheminde lachambreetsemblaitservirdelienentrelegroupedelafamilleMorreletlesmarinsquisetenaientàlaporte.«Commentcelaest-ilarrivé?demandaMorrel.–Approchez,Penelon,ditlejeunehomme,etracontezl’événement.»Unvieuxmatelot,bronzéparlesoleildel’équateur,s’avançaroulantentresesmainslesrestesd’un

chapeau.«Bonjour,monsieurMorrel,dit-il,commes’ileûtquittéMarseillelaveilleetqu’ilarrivâtd’Aixou

deToulon.–Bonjour,monami,ditl’armateur,nepouvants’empêcherdesouriredansseslarmes:maisoùestle

capitaine?–Quantàcequiestducapitaine,monsieurMorrel,ilestrestémaladeàPalma;mais,s’ilplaîtàDieu,

celaneserarien,etvousleverrezarriverdansquelquesjoursaussibienportantquevousetmoi.–C’estbien…maintenantparlez,Penelon»,ditM.Morrel.Penelon fit passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, mit la main devant la bouche, se

détourna,lançadansl’antichambreunlongjetdesalivenoirâtre,avançalepied,etsebalançantsurseshanches:«Pourlors,monsieurMorrel,dit-il,nousétionsquelquechosecommecelaentrelecapBlancetlecap

Boyadormarchantavecunejoliebrisesud-sud-ouest,aprèsavoirbourlinguépendanthuitjoursdecalme,quandlecapitaineGaumards’approchedemoi,ilfautvousdirequej’étaisaugouvernail,etmedit:«PèrePenelon,quepensez-vousdecesnuagesquis’élèventlà-basàl’horizon?»«Justementjelesregardaisàcemoment-là.«–Cequej’enpense,capitaine!j’enpensequ’ilsmontentunpeuplusvitequ’ilsn’enontledroit,et

qu’ilssontplusnoirsqu’ilneconvientàdesnuagesquin’auraientpasdemauvaisesintentions.«–C’estmonavisaussi,ditlecapitaine,etjem’envaistoujoursprendremesprécautions.Nousavons

tropdevoilespourleventqu’ilvafairetoutàl’heure…Holà!hé!rangeàserrerlescacatoisetàhalerbasdeclinfoc!«Ilétaittemps;l’ordren’étaitpasexécuté,queleventétaitànostroussesetquelebâtimentdonnait

delabande.«–Bon!ditlecapitaine,nousavonsencoretropdetoile,rangeàcarguerlagrandevoile!«Cinqminutesaprès,lagrandevoileétaitcarguée,etnousmarchionsaveclamisaine,leshunierset

lesperroquets.«–Ehbien,pèrePenelon,meditlecapitaine,qu’avez-vousdoncàsecouerlatête?«–J’aiqu’àvotreplace,voyez-vous,jeneresteraispasensibeauchemin.«–Jecroisquetuasraison,vieux,dit-il,nousallonsavoiruncoupdevent.«–Ah!parexemple,capitaine,quejeluiréponds,celuiquiachèteraitcequisepasselà-baspourun

coupdeventgagneraitquelquechosedessus;c’estunebelleetbonnetempête,oujenem’yconnaispas!«C’est-à-direqu’onvoyaitvenirleventcommeonvoitvenirlapoussièreàMontredon;heureusement

qu’ilavaitaffaireàunhommequileconnaissait.«–Rangeàprendredeuxrisdansleshuniers!crialecapitaine;larguelesboulines,brasseauvent,

amèneleshuniers,pèselespalanquinssurlesvergues!– Ce n’était pas assez dans ces parages-là, dit l’Anglais ; j’aurais pris quatre ris et je me serais

débarrassédelamisaine.»Cettevoixferme,sonoreet inattendue,fit tressaillir toutmonde.Penelonmitsamainsursesyeuxet

regardaceluiquicontrôlaitavectantd’aplomblamanœuvredesoncapitaine.

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«Nous fîmesmieuxquecelaencore,monsieur,dit levieuxmarinavecuncertain respect, carnouscarguâmeslabrigantineetnousmîmeslabarreauventpourcourirdevantlatempête.Dixminutesaprès,nouscarguionsleshuniersetnousnousenallionsàsecdevoiles.–Lebâtimentétaitbienvieuxpourrisquercela,ditl’Anglais.–Ehbien,justement!c’estcequinousperdit.Auboutdedouzeheuresquenousétionsballottésquele

diableenauraitprislesarmes,ilsedéclaraunevoied’eau.«Penelon,meditlecapitaine,jecroisquenouscoulons,monvieux;donne-moidonclabarreetdescendsàlacale.»«Je luidonne labarre, jedescends ; ilyavaitdéjà troispiedsd’eau.Je remonteencriant :«Aux

pompes!auxpompes!»Ah!bienoui,ilétaitdéjàtroptard!Onsemitàl’ouvrage;maisjecroisqueplusnousentirions,plusilyenavait.«–Ah!mafoi,que jedisauboutdequatreheuresde travail,puisquenouscoulons, laissons-nous

couler,onnemeurtqu’unefois!« –C’est comme cela que tu donnes l’exemplemaîtrePenelon ? dit le capitaine ; eh bien, attends,

attends!«Ilallaprendreunepairedepistoletsdanssacabine.«–Lepremierquiquittelapompe,dit-il,jeluibrûlelacervelle!–Bien,ditl’Anglais.–Iln’yarienquidonneducouragecommelesbonnesraisons,continua lemarin,d’autantplusque

pendantcetemps-làletempss’étaitéclaircietqueleventétaittombé;maisiln’enestpasmoinsvraiquel’eaumontaittoujours,pasdebeaucoup,dedeuxpoucespeut-êtreparheure,maisenfinellemontait.Deuxpoucesparheure,voyez-vous,çan’al’airderien;maisendouzeheuresçanefaitpasmoinsdevingt-quatrepouces,etvingt-quatrepoucesfontdeuxpieds.Deuxpiedsettroisquenousavionsdéjà,çanousenfaitcinq.Or,quandunbâtimentacinqpiedsd’eaudansleventre,ilpeutpasserpourhydropique.«–Allonsditlecapitaine,c’estassezcommecelaetM.Morreln’aurarienànousreprocher:nous

avonsfaitcequenousavonspupoursauverlebâtiment;maintenant,ilfauttâcherdesauverleshommes.Àlachaloupe,enfants,etplusvitequecela!«Écoutez,monsieurMorrel,continuaPenelon,nousaimionsbienlePharaon,maissifortquelemarin

aimesonnavire,ilaimeencoremieuxsapeau.Aussinousnenouslefîmespasdireàdeuxfois;aveccela,voyez-vous,quelebâtimentseplaignaitetsemblaitnousdire:«Allez-vous-endonc,maisallez-vous-endonc!»Etilnementaitpas,lepauvrePharaon,nouslesentionslittéralements’enfoncersousnospieds.Tant ilyaqu’enun tourdemain lachaloupeétaità lamer,etquenousétions tous leshuitdedans.«Lecapitainedescenditledernier,ouplutôt,nonilnedescenditpas,carilnevoulaitpasquitterle

navire,c’estmoiquileprisàbras-le-corpsetlejetaiauxcamarades,aprèsquoijesautaiàmontour.Ilétait temps. Comme je venais de sauter le pont creva avec un bruit qu’on aurait dit la bordée d’unvaisseaudequarante-huit.«Dixminutes après, il plongea de l’avant, puis de l’arrière, puis il semit à tourner sur lui-même

commeunchienquicourtaprèssaqueue;etpuis,bonsoirlacompagnie,brrou!…toutaétédit,plusdePharaon!«Quantànous,noussommesrestéstroisjourssansboirenimanger;sibienquenousparlionsdetirer

ausortpoursavoirceluiquialimenterait lesautres,quandnousaperçûmeslaGironde:nous lui fîmesdessignaux,ellenousvit,mitlecapsurnous,nousenvoyasachaloupeetnousrecueillit.Voilàcommeças’estpassé,monsieurMorrel,paroled’honneur!foidemarin!N’est-cepas,lesautres?»Unmurmuregénérald’approbationindiquaquelenarrateuravaitréunitouslessuffragesparlavérité

dufondsetlepittoresquedesdétails.«Bien,mesamis,ditM.Morrel,vousêtesdebravesgens,etjesavaisd’avancequedanslemalheur

quim’arrivaitiln’yavaitpasd’autrecoupablequemadestinée.C’estlavolontédeDieuetnonlafautedeshommes.AdoronslavolontédeDieu.Maintenantcombienvousest-ildûdesolde?

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–Oh!bah!neparlonspasdecela,monsieurMorrel.–Aucontraire,parlons-en,ditl’armateuravecunsouriretriste.–Ehbien,onnousdoittroismois…ditPenelon.–Coclès, payez deux cents francs à chacun de ces braves gens.Dans une autre époque,mes amis,

continuaMorrel, j’eusseajouté:«Donnez-leuràchacundeuxcentsfrancsdegratification»;maislestempssontmalheureux,mesamis,etlepeud’argentquimerestenem’appartientplus.Excusez-moidonc,etnem’enaimezpasmoinspourcela.»Penelonfitunegrimaced’attendrissement,seretournaverssescompagnons,échangeaquelquesmots

aveceuxetrevint.«Pourcequiestdecela,monsieurMorrel,dit-ilenpassantsachiquedel’autrecôtédesaboucheet

enlançantdansl’antichambreunsecondjetdesalivequiallafairelependantaupremier,pourcequiestdecela…–Dequoi?–Del’argent…–Ehbien?–Ehbien,monsieurMorrel,lescamaradesdisentquepourlemomentilsaurontassezaveccinquante

francschacunetqu’ilsattendrontpourlereste.–Merci,mesamis,merci!s’écriaM.Morrel,touchéjusqu’aucœur:vousêtestousdebravescœurs;

maisprenez,prenez,etsivoustrouvezunbonservice,entrez-y,vousêteslibres.»Cettedernièrepartiedelaphraseproduisituneffetprodigieuxsurlesdignesmarins.Ilsseregardèrent

les uns les autres d’un air effaré. Penelon, à qui la respiration manqua, faillit en avaler sa chique ;heureusement,ilportaàtempslamainàsongosier.«Comment,monsieurMorrel, dit-il d’unevoix étranglée, comment, vousnous renvoyez ! vous êtes

doncmécontentdenous?–Non,mesenfants,ditl’armateur;non,jenesuispasmécontentdevous,toutaucontraire.Non,jene

vousrenvoiepas.Mais,quevoulez-vous?jen’aiplusdebâtiments,jen’aiplusbesoindemarins.–Commentvousn’avezplusdebâtiments ! ditPenelon.Ehbien, vous en ferez construired’autres,

nousattendrons.Dieumerci,noussavonscequec’estquedebourlinguer.– Je n’ai plus d’argent pour faire construire des bâtiments, Penelon, dit l’armateur avec un triste

sourire,jenepuisdoncpasacceptervotreoffre,touteobligeantequ’elleest.–Ehbien,sivousn’avezpasd’argentilnefautpasnouspayer;alors,nousferonscommeafaitce

pauvrePharaon,nouscourronsàsec,voilàtout!– Assez, assez, mes amis, dit Morrel étouffant d’émotion ; allez, je vous en prie. Nous nous

retrouveronsdansuntempsmeilleur.Emmanuel,ajoutal’armateur,accompagnez-les,etveillezàcequemesdésirssoientaccomplis.–Aumoinsc’estaurevoir,n’est-cepas,monsieurMorrel?ditPenelon.–Oui,mesamis,jel’espère,aumoins;allez.»EtilfitunsigneàCoclès,quimarchadevant.Lesmarinssuivirentlecaissier,etEmmanuelsuivitles

marins.«Maintenant,dit l’armateuràsa femmeetàsa fille, laissez-moiseulun instant ; j’aiàcauseravec

monsieur.»Et il indiqua des yeux le mandataire de la maison Thomson et French, qui était resté debout et

immobiledanssoncoinpendanttoutecettescène,àlaquelleiln’avaitprispartqueparlesquelquesmotsque nous avons rapportés. Les deux femmes levèrent les yeux sur l’étranger qu’elles avaientcomplètementoublié,etseretirèrent;mais,enseretirant,lajeunefillelançaàcethommeuncoupd’œilsublimedesupplication,auquelilréponditparunsourirequ’unfroidobservateureûtétéétonnédevoirécloresurcevisagedeglace.Lesdeuxhommesrestèrentseuls.

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«Ehbien,monsieur,ditMorrelenselaissantretombersursonfauteuil,vousaveztoutvu,toutentendu,etjen’aiplusrienàvousapprendre.– J’ai vu, monsieur, dit l’Anglais, qu’il vous était arrivé un nouveaumalheur immérité comme les

autres,etcelam’aconfirmédansledésirquej’aidevousêtreagréable.–Ômonsieur!ditMorrel.–Voyons,continual’étranger.Jesuisundevosprincipauxcréanciers,n’est-cepas?–Vousêtesdumoinsceluiquipossèdedesvaleursàpluscourteéchéance.–Vousdésirezundélaipourmepayer?–Undélaipourraitmesauverl’honneur,etparconséquentlavie.–Combiendemandez-vous?»Morrelhésita.«Deuxmois,dit-il.–Bien,ditl’étranger,jevousendonnetrois.–Maiscroyez-vousquelamaisonThomsonetFrench…–Soyeztranquille,monsieur,jeprendstoutsurmoi.Noussommesaujourd’huile5juin.–Oui.–Ehbien,renouvelez-moitouscesbilletsau5septembre;etle5septembre,àonzeheuresdumatin

(lapendulemarquaitonzeheuresjusteencemoment),jemeprésenteraichezvous.–Jevousattendrai,monsieur,ditMorrel,etvousserezpayéoujeseraimort.»Cesderniersmotsfurentprononcéssibas,quel’étrangerneputlesentendre.Lesbillets furent renouvelés,ondéchira lesanciens,et lepauvrearmateurse trouvaaumoinsavoir

troismoisdevantluipourréunirsesdernièresressources.L’Anglaisreçutsesremerciementsavecleflegmeparticulieràsanation,etpritcongédeMorrel,quile

reconduisitenlebénissantjusqu’àlaporte.Sur l’escalier, il rencontra Julie. La jeune fille faisait semblant de descendre, mais en réalité elle

l’attendait.«Ômonsieur!dit-elleenjoignantlesmains.–Mademoiselle,ditl’étranger,vousrecevrezunjourunelettresignée…Simbadlemarin…Faitesde

pointenpointcequevousdiracettelettre,siétrangequevousparaisselarecommandation.–Oui,monsieur,réponditJulie.–Mepromettez-vousdelefaire?–Jevouslejure.–Bien!Adieu,mademoiselle.Demeureztoujoursunebonneetsaintefillecommevousêtes,etj’aibon

espoirqueDieuvousrécompenseraenvousdonnantEmmanuelpourmari.»Juliepoussaunpetitcri,devintrougecommeuneceriseetseretintàlarampepournepastomber.L’étrangercontinuasoncheminenluifaisantungested’adieu.Danslacour,ilrencontraPenelon,qui

tenaitunrouleaudecentfrancsdechaquemain,etsemblaitnepouvoirsedécideràlesemporter.«Venez,monami,luidit-il,j’aiàvousparler.»

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XXX–Lecinqseptembre.

CedélaiaccordéparlemandatairedelamaisonThomsonetFrench,aumomentoùMorrels’yattendaitlemoins,parutaupauvrearmateurundecesretoursdebonheurquiannoncentàl’hommequelesorts’estenfinlassédes’acharnersurlui.Lemêmejour,ilracontacequiluiétaitarrivéàsafille,àsafemmeetàEmmanuel, et unpeud’espérance, sinonde tranquillité, rentradans la famille.Maismalheureusement,Morreln’avaitpasseulementaffaireàlamaisonThomsonetFrench,quis’étaitmontréeenversluidesibonne composition. Comme il l’avait dit, dans le commerce on a des correspondants et pas d’amis.Lorsqu’ilsongeaitprofondément,ilnecomprenaitmêmepascetteconduitegénéreusedeMM.ThomsonetFrenchenverslui;ilnesel’expliquaitqueparcetteréflexionintelligemmentégoïstequecettemaisonauraitfaite:Mieuxvautsoutenirunhommequinousdoitprèsdetroiscentmillefrancs,etavoircestroiscentmillefrancsauboutdetroismois,quedehâtersaruineetavoirsixouhuitpourcentducapital.Malheureusement, soit haine, soit aveuglement, tous les correspondants de Morrel ne firent pas la

même réflexion, et quelques-uns même firent la réflexion contraire. Les traites souscrites parMorrelfurentdoncprésentéesàlacaisseavecunescrupuleuserigueur,et,grâceaudélaiaccordéparl’Anglais,furent payées par Coclès à bureau ouvert. Coclès continua donc de demeurer dans sa tranquillitéfatidique.M.Morrelseulvitavecterreurques’ilavaiteuàrembourser,le15lescinquantemillefrancsdedeBoville,et,le30,lestrente-deuxmillecinqcentsfrancsdetraitespourlesquelles,ainsiquepourlacréancedel’inspecteurdesprisons,ilavaitundélai,ilétaitdèscemois-làunhommeperdu.L’opinion de tout le commerce deMarseille était que, sous les revers successifs qui l’accablaient,

Morrel ne pouvait tenir. L’étonnement fut donc grand lorsqu’on vit sa fin de mois remplie avec sonexactitude ordinaire. Cependant, la confiance ne rentra point pour cela dans les esprits, et l’on remitd’unevoixunanimeàlafindumoisprochainladépositiondubilandumalheureuxarmateur.Toutlemoissepassadansdesefforts inouïsdelapartdeMorrelpourréunir toutessesressources.

Autrefois son papier, à quelque date que ce fût, était pris avec confiance, etmême demandé.Morrelessaya de négocier du papier à quatre-vingt-dix jours, et trouva les banques fermées. Heureusement,Morrel avait lui-mêmequelques rentrées sur lesquelles il pouvait compter ; ces rentrées s’opérèrent :Morrelsetrouvadoncencoreenmesuredefairefaceàsesengagementslorsquearrivalafindejuillet.Aureste,onn’avaitpasrevuàMarseillelemandatairedelamaisonThomsonetFrench;lelendemain

ou le surlendemainde savisite àM.Morrel il avaitdisparu : or, comme il n’avait eu àMarseillederelationsqu’aveclemaire,l’inspecteurdesprisonsetM.Morrel,sonpassagen’avaitlaisséd’autretracequelesouvenirdifférentqu’avaientgardédeluicestroispersonnes.QuantauxmatelotsduPharaon, ilparaîtqu’ilsavaienttrouvéquelqueengagement,carilsavaientdisparuaussi.LecapitaineGaumard,remisdel’indispositionquil’avaitretenuàPalma,revintàsontour.Ilhésitaità

se présenter chezM.Morrel : mais celui-ci apprit son arrivée, et l’alla trouver lui-même. Le dignearmateur savait d’avance, par le récit de Penelon, la conduite courageuse qu’avait tenue le capitainependanttoutcesinistre,etcefutluiquiessayadeleconsoler.Illuiapportaitlemontantdesasolde,quelecapitaineGaumardn’eûtpointoséallertoucher.Commeildescendaitl’escalier,M.MorrelrencontraPenelonquilemontait.Penelonavait,àcequ’il

paraissait, fait bonemploide sonargent, car il était toutvêtudeneuf.Enapercevant sonarmateur, ledigne timonier parut fort embarrassé ; il se rangea dans l’angle le plus éloigné du palier, passaalternativementsachiquedegaucheàdroiteetdedroiteàgauche,enroulantdegrosyeuxeffarés,etneréponditqueparunepressiontimideàlapoignéedemainqueluioffritavecsacordialitéordinaireM.Morrel.M.Morrel attribua l’embarras de Penelon à l’élégance de sa toilette : il était évident que lebravehommen’avaitpasdonnéàsoncomptedansunpareilluxe;ilétaitdoncdéjàengagésansdouteàborddequelqueautrebâtiment,etsahonteluivenaitdecequ’iln’avaitpas,sil’onpeuts’exprimerainsi,

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portépluslongtempsledeuilduPharaon.Peut-êtremêmevenait-ilpourfairepartaucapitaineGaumarddesabonnefortuneetpourluifairepartdesoffresdesonnouveaumaître.« Braves gens, ditMorrel en s’éloignant, puisse votre nouveau maître vous aimer comme je vous

aimais,etêtreplusheureuxquejenelesuis!»Aoûts’écouladansdestentativessanscesserenouveléesparMorreldereleversonanciencréditoude

s’enouvrirunnouveau.Le20août,onsutàMarseillequ’ilavaitprisuneplaceàlamalle-poste,etl’onseditalorsquec’étaitpour lafindumoiscourantque lebilandevaitêtredéposé,etqueMorrelétaitpartid’avancepournepasassisteràcetactecruel,déléguésansdouteàsonpremiercommisEmmanueletàsoncaissierCoclès.Mais,contretouteslesprévisionslorsquele31aoûtarriva,lacaisses’ouvritcommed’habitude.Coclèsapparutderrièrelegrillage,calmecommelejusted’Horace,examinaaveclamêmeattentionlepapierqu’onluiprésentait,et,depuislapremièrejusqu’àladernière,payalestraitesaveclamêmeexactitude.Ilvintmêmedeuxremboursementsqu’avaitprévusM.Morrel,etqueCoclèspayaavec lamêmeponctualitéque les traitesquiétaientpersonnellesà l’armateur.Onn’ycomprenaitplusrien,etl’onremettait,aveclaténacitéparticulièreauxprophètesdemauvaisesnouvelles,lafailliteàlafindeseptembre.Le1er,Morrelarriva : ilétaitattendupar toutesa familleavecunegrandeanxiété ;decevoyageà

Parisdevaitsurgirsadernièrevoiedesalut.MorrelavaitpenséàDanglars,aujourd’huimillionnaireetautrefoissonobligé,puisquec’étaitàlarecommandationdeMorrelqueDanglarsétaitentréauservicedubanquierespagnolchezlequelavaitcommencésonimmensefortune.Aujourd’huiDanglars,disait-on,avaitsixouhuitmillionsàlui,uncréditillimité.Danglars,sanstirerunécudesapoche,pouvaitsauverMorrel:iln’avaitqu’àgarantirunemprunt,etMorrelétaitsauvé.MorrelavaitdepuislongtempspenséàDanglars;maisilyadecesrépulsionsinstinctivesdontonn’estpasmaître,etMorrelavaittardéautantqu’il luiavaitétépossiblederecouriràcesuprêmemoyen.Ilavaiteuraison,car ilétaitrevenubrisésousl’humiliationd’unrefus.Aussi à son retour,Morrel n’avait-il exhalé aucune plainte, proféré aucune récrimination ; il avait

embrasséenpleurantsafemmeetsafille,avaittenduunemainamicaleàEmmanuel,s’étaitenfermédanssoncabinetdusecond,etavaitdemandéCoclès.«Pourcettefois,avaientditlesdeuxfemmesàEmmanuel,noussommesperdus.»Puis,dansuncourtconciliabuletenuentreelles,ilavaitétéconvenuqueJulieécriraitàsonfrère,en

garnisonàNîmes,d’arriveràl’instantmême.Les pauvres femmes sentaient instinctivement qu’elles avaient besoin de toutes leurs forces pour

soutenirlecoupquilesmenaçait.D’ailleurs,MaximilienMorrel,quoiqueâgédevingt-deuxansàpeine,avaitdéjàunegrandeinfluence

sursonpère.C’étaitunjeunehommefermeetdroit.Aumomentoùils’étaitagid’embrasserunecarrière,sonpère

n’avaitpointvoululuiimposerd’avanceunaveniretavaitconsultélesgoûtsdujeuneMaximilien.Celui-ciavaitalorsdéclaréqu’ilvoulaitsuivrelacarrièremilitaire;ilavaitfait,enconséquence,d’excellentesétudes,étaitentrépar leconcoursà l’Écolepolytechnique,etenétaitsortisous-lieutenantau53èmedeligne. Depuis un an, il occupait ce grade, et avait promesse d’être nommé lieutenant à la premièreoccasion.Danslerégiment,MaximilienMorrelétaitcitécommelerigideobservateur,nonseulementdetouteslesobligationsimposéesausoldat,maisencoredetouslesdevoirsproposésàl’homme,etonnel’appelait que le stoïcien. Il va sans dire que beaucoup de ceux qui lui donnaient cette épithète larépétaientpourl’avoirentendue,etnesavaientpasmêmecequ’ellevoulaitdire.C’était ce jeune homme que sa mère et sa sœur appelaient à leur aide pour les soutenir dans la

circonstancegraveoùellessentaientqu’ellesallaientsetrouver.Ellesnes’étaientpastrompéessurlagravitédecettecirconstance,car,uninstantaprèsqueM.Morrel

fut entrédans son cabinet avecCoclès, Julie envit sortir cedernier, pâle, tremblant, et le visage tout

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bouleversé.Ellevoulutl’interrogercommeilpassaitprèsd’elle;maislebravehomme,continuantdedescendre

l’escalieravecuneprécipitationquineluiétaitpashabituelle,secontentades’écrierenlevantlesbrasauciel:«Ômademoiselle!mademoiselle!quelaffreuxmalheur!etquijamaisauraitcrucela!»Un instant après, Julie le vit remonter portant deuxou trois gros registres, un portefeuille et un sac

d’argent.Morrelconsultalesregistres,ouvritleportefeuille,comptal’argent.Toutes ses ressourcesmontaient à six ou huitmille francs, ses rentrées jusqu’au 5 à quatre ou cinq

mille;cequifaisait,encotantauplushaut,unactifdequatorzemillefrancspourfairefaceàunetraitededeux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il n’y avait pas même moyen d’offrir un pareilacompte.Cependant, lorsqueMorreldescenditpourdîner, ilparaissaitassezcalme.Cecalmeeffrayaplusles

deuxfemmesquen’auraitpulefaireleplusprofondabattement.Aprèsledîner,Morrelavaitl’habitudedesortir;ilallaitprendresoncaféaucercledesPhocéenset

lireleSémaphore:cejour-làilnesortitpointetremontadanssonbureau.QuantàCoclès,ilparaissaitcomplètementhébété.Pendantunepartiedelajournéeils’étaittenudans

lacour,assissurunepierre,latêtenue,parunsoleildetrentedegrés.Emmanuelessayaitde rassurer les femmes,mais ilétaitmaléloquent.Le jeunehommeétait tropau

courant des affaires de la maison pour ne pas sentir qu’une grande catastrophe pesait sur la familleMorrel.Lanuitvint:lesdeuxfemmesavaientveillé,espérantqu’endescendantdesoncabinetMorrelentrerait

chezelles;maisellesl’entendirentpasserdevantleurporte,allégeantsonpasdanslacraintesansdouted’êtreappelé.Ellesprêtèrentl’oreille,ilrentradanssachambreetfermasaporteendedans.MmeMorrelenvoyacouchersafille;puis,unedemi-heureaprèsqueJuliesefutretirée,elleseleva,

ôtasessouliersetseglissadanslecorridor,pourvoirparlaserrurecequefaisaitsonmari.Dans lecorridor,elleaperçutuneombrequiseretirait :c’étaitJulie,qui, inquièteelle-même,avait

précédésamère.LajeunefilleallaàMmeMorrel.«Ilécrit»,dit-elle.Lesdeuxfemmess’étaientdevinéessansseparler.MmeMorrel s’inclina au niveau de la serrure. En effet,Morrel écrivait ;mais, ce que n’avait pas

remarquésafille,MmeMorrelleremarqua,elle,c’estquesonmariécrivaitsurdupapiermarqué.Cetteidéeterribleluivint,qu’ilfaisaitsontestament;ellefrissonnadetoussesmembres,etcependant

elleeutlaforcedeneriendire.Lelendemain,M.Morrelparaissaittoutàfaitcalme;ilsetintdanssonbureaucommeàl’ordinaire,

descenditpourdéjeunercommed’habitude,seulementaprèssondînerilfitasseoirsafilleprèsdelui,pritlatêtedel’enfantdanssesbrasetlatintlongtempscontresapoitrine.Lesoir,Julieditàsamèreque,quoiquecalmeenapparence,elleavaitremarquéquelecœurdeson

pèrebattaitviolemment.Lesdeuxautresjourss’écoulèrentàpeuprèspareils.Le4septembreausoir,M.Morrelredemandaà

safillelaclefdesoncabinet.Julietressaillitàcettedemande,quiluisemblasinistre.Pourquoisonpèreluiredemandait-ilcetteclef

qu’elleavaittoujourseue,etqu’onneluireprenaitdanssonenfancequepourlapunir!LajeunefilleregardaM.Morrel.«Qu’ai-jedoncfaitdemal,monpère,dit-elle,pourquevousmerepreniezcetteclef?

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–Rien,monenfant,réponditlemalheureuxMorrel,àquicettedemandesisimplefitjaillirleslarmesdesyeux;rien,seulementj’enaibesoin.»Juliefitsemblantdechercherlaclef.«Jel’aurailaisséechezmoi»,dit-elle.Etellesortit;mais,aulieud’allerchezelle,elledescenditetcourutconsulterEmmanuel.«Nerendezpascetteclefàvotrepère,ditcelui-ci,etdemainmatin,s’ilestpossible,nelequittezpas.

»ElleessayadequestionnerEmmanuel;maiscelui-cinesavaitrienautrechose,ounevoulaitpasdire

autrechose.Pendanttoutelanuitdu4au5septembre,MmeMorrelrestal’oreillecolléecontrelaboiserie.Jusqu’à

troisheuresdumatin,elleentenditsonmarimarcheravecagitationdanssachambre.Àtroisheuresseulement,ilsejetasursonlit.Lesdeuxfemmespassèrentlanuitensemble.Depuislaveilleausoir,ellesattendaientMaximilien.Àhuitheures,M.Morrelentradansleurchambre.Ilétaitcalme,maisl’agitationdelanuitselisaitsur

sonvisagepâleetdéfait.Lesfemmesn’osèrentluidemanders’ilavaitbiendormi.Morrelfutmeilleurpoursafemme,etplus

paternelpoursafillequ’iln’avait jamaisété ; ilnepouvaitserassasierderegarderetd’embrasser lapauvreenfant.Julieserappelalarecommandationd’Emmanueletvoulutsuivresonpèrelorsqu’ilsortit;maiscelui-

cilarepoussantavecdouceur:«Resteprèsdetamère»,luidit-il.Julievoulutinsister.«Jeleveux!»ditMorrel.C’était la première fois queMorrel disait à sa fille : Je le veux !mais il le disait avec un accent

empreintd’unesipaternelledouceur,queJulien’osafaireunpasenavant.Ellerestaàlamêmeplace,debout,muetteetimmobile.Uninstantaprès,laporteserouvrit,ellesentit

deuxbrasquil’entouraientetunebouchequisecollaitàsonfront.Ellelevalesyeuxetpoussauneexclamationdejoie.«Maximilienmonfrère!»s’écria-t-elle.ÀcecriMmeMorrelaccourutetsejetadanslesbrasdesonfils.«Mamère,ditlejeunehomme,enregardantalternativementMmeMorreletsafille;qu’ya-t-ildonc

etquesepasse-t-il?Votrelettrem’aépouvantéetj’accours.– Julie, ditMmeMorrel en faisant signe au jeune homme, va dire à ton père queMaximilien vient

d’arriver.»Lajeunefilles’élançahorsdel’appartement,mais,surlapremièremarchedel’escalier,elletrouvaun

hommetenantunelettreàlamain.« N’êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel ? dit cet homme avec un accent italien des plus

prononcés.–Ouimonsieur,réponditJulietoutebalbutiante;maisquemevoulez-vous?jenevousconnaispas.–Lisezcettelettre»,ditl’hommeenluitendantunbillet.Juliehésitait.«Ilyvadusalutdevotrepère»,ditlemessager.Lajeunefilleluiarrachalebilletdesmains.Puisellel’ouvritvivementetlut:«Rendezvousàl’instantmêmeauxAlléesdeMeilhan,entrezdanslamaisonno15,demandezàla

concierge la clef de la chambre du cinquième, entrez dans cette chambre, prenez sur le coin de lacheminéeunebourseenfiletdesoierouge,etapportezcettebourseàvotrepère.

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«Ilestimportantqu’ill’aitavantonzeheures.«Vousavezpromisdem’obéiraveuglement,jevousrappellevotrepromesse.

«SIMBADLEMARIN.»La jeune fillepoussauncride joie, leva lesyeux,chercha,pour l’interroger, l’hommequi lui avait

remiscebilletmaisilavaitdisparu.Ellereportaalorslesyeuxsurlebilletpourlelireunesecondefoisets’aperçutqu’ilavaitunpost-

scriptum.Ellelut:«Ilestimportantquevousremplissiezcettemissionenpersonneetseule;sivousveniezaccompagnée

ouqu’uneautrequevousseprésentât,leconciergerépondraitqu’ilnesaitcequel’onveutdire.»Cepost-scriptumfutunepuissantecorrectionàlajoiedelajeunefille.N’avait-ellerienàcraindre,

n’était-ce pas quelque piège qu’on lui tendait ? Son innocence lui laissait ignorer quels étaient lesdangersquepouvaitcourirunejeunefilledesonâge,maisonn’apasbesoindeconnaîtreledangerpourcraindre ; il y a même une chose à remarquer, c’est que ce sont justement les dangers inconnus quiinspirentlesplusgrandesterreurs.Juliehésitait,ellerésolutdedemanderconseil.Mais, par un sentiment étrange, ce ne fut ni à sa mère ni à son frère qu’elle eut recours, ce fut à

Emmanuel.Elledescendit, lui raconta cequi lui était arrivé le jouroù lemandatairede lamaisonThomsonet

Frenchétaitvenuchezsonpère;elleluiditlascènedel’escalier,luirépétalapromessequ’elleavaitfaiteetluimontralalettre.«Ilfautyaller,mademoiselle,ditEmmanuel.–Yaller?murmuraJulie.–Oui,jevousyaccompagnerai.–Maisvousn’avezpasvuquejedoisêtreseule?ditJulie.–Vousserezseuleaussi,réponditlejeunehomme;moi,jevousattendraiaucoindelarueduMusée;

et si vous tardez de façon àme donner quelque inquiétude, alors j’irai vous rejoindre, et, je vous enréponds,malheuràceuxdontvousmediriezquevousauriezeuàvousplaindre!– Ainsi, Emmanuel, reprit en hésitant la jeune fille, votre avis est donc que je me rende à cette

invitation?–Oui;lemessagernevousa-t-ilpasditqu’ilyallaitdusalutdevotrepère?–Maisenfin,Emmanuel,queldangercourt-ildonc?»demandalajeunefille.Emmanuel hésita un instant, mais le désir de décider la jeune fille d’un seul coup et sans retard

l’emporta.«Écoutez,luidit-il,c’estaujourd’huile5septembre,n’est-cepas?–Oui.–Aujourd’hui,àonzeheures,votrepèreaprèsdetroiscentmillefrancsàpayer.–Oui,nouslesavons.–Ehbien,ditEmmanuel,iln’enapasquinzemilleencaisse.–Alorsqueva-t-ildoncarriver?–Ilvaarriverquesiaujourd’hui,avantonzeheures,votrepèren’apastrouvéquelqu’unquiluivienne

enaide,àmidivotrepèreseraobligédesedéclarerenbanqueroute.–Oh!venez!venez!»s’écrialajeunefilleenentraînantlejeunehommeavecelle.Pendantcetemps,MmeMorrelavaittoutditàsonfils.Le jeunehommesavaitbienqu’à la suitedesmalheurs successifsqui étaient arrivésà sonpère,de

grandesréformesavaientétéfaitesdans lesdépensesde lamaison;mais il ignoraitque leschosesenfussentarrivéesàcepoint.

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Ildemeuraanéanti.Puistoutàcoup,ils’élançahorsdel’appartement,montarapidementl’escalier,carilcroyait sonpèreàsoncabinet,mais il frappavainement.Comme ilétaità laportedececabinet, ilentenditcellede l’appartements’ouvrir, il se retournaetvit sonpère.Au lieude remonterdroitàsoncabinet,M.Morrelétaitrentrédanssachambreetensortaitseulementmaintenant.M.MorrelpoussauncridesurpriseenapercevantMaximilien;ilignoraitl’arrivéedujeunehomme.

Ildemeuraimmobileàlamêmeplace,serrantavecsonbrasgaucheunobjetqu’il tenaitcachésoussaredingote.Maximiliendescenditvivementl’escalieretsejetaaucoudesonpère;maistoutàcoupilserecula,

laissantsamaindroiteseulementappuyéesurlapoitrinedesonpère.«Monpère,dit-ilendevenantpâlecommelamort,pourquoiavez-vousdoncunepairedepistolets

sousvotreredingote?–Oh!voilàcequejecraignais!ditMorrel.–Monpère!monpère!aunomduCiel!s’écrialejeunehomme,pourquoicesarmes?–Maximilien,réponditMorrelenregardantfixementsonfils,tuesunhomme,etunhommed’honneur;

viens,jevaisteledire.»EtMorrelmontad’unpasassuréàsoncabinettandisqueMaximilienlesuivaitenchancelant.Morrelouvrit laporteet la refermaderrière son fils ;puis il traversa l’antichambre, s’approchadu

bureaudéposasespistoletssurlecoindelatable,etmontraduboutdudoigtàsonfilsunregistreouvert.Surceregistreétaitconsignél’étatexactdelasituation.Morrelavaitàpayerdansunedemi-heuredeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.Ilpossédaitentoutquinzemilledeuxcentcinquante-septfrancs.«Lis»,ditMorrel.Lejeunehommelutetrestaunmomentcommeécrasé.Morrelnedisaitpasuneparole:qu’aurait-ilpudirequiajoutâtàl’inexorablearrêtdeschiffres?«Etvousaveztoutfait,monpère,ditauboutd’uninstantlejeunehomme,pourallerau-devantdece

malheur?–Oui,réponditMorrel.–Vousnecomptezsuraucunerentrée?–Suraucune.–Vousavezépuisétoutesvosressources?–Toutes.–Etdansunedemi-heure,ditMaximiliend’unevoixsombre,notrenomestdéshonoré.Lesanglavele

déshonneur,ditMorrel.–Vousavezraison,monpère,etjevouscomprends.»Puis,étendantlamainverslespistolets:«Ilyenaunpourvousetunpourmoi,dit-il;merci!»Morrelluiarrêtalamain.«Ettamère…ettasœur…,quilesnourrira?»Unfrissoncourutpartoutlecorpsdujeunehomme.«Monpère,dit-il,songez-vousquevousmeditesdevivre?– Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c’est ton devoir ; tu as l’esprit calme, fort, Maximilien…

Maximilien,tun’espasunhommeordinaire;jenetecommanderien,jenet’ordonnerien,seulementjetedis:Examinetasituationcommesituyétaisétranger,etjuge-latoi-même.»Lejeunehommeréfléchituninstant,puisuneexpressionderésignationsublimepassadanssesyeux;

seulementilôta,d’unmouvementlentettriste,sonépauletteetsacontre-épaulette,insignesdesongrade.«C’estbien,dit-ilentendantlamainàMorrel,mourezenpaix,monpère!jevivrai.»Morrel fitunmouvementpour se jeter auxgenouxde son fils.Maximilien l’attiraà lui, et cesdeux

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noblescœursbattirentuninstantl’uncontrel’autre.«Tusaisqu’iln’yapasdemafaute?»ditMorrel.Maximiliensourit.«Jesais,monpère,quevousêtesleplushonnêtehommequej’aiejamaisconnu.–C’estbien,toutestdit:maintenantretourneprèsdetamèreetdetasœur.–Monpère,ditlejeunehommeenfléchissantlegenou,bénissez-moi!»Morrelsaisitlatêtedesonfilsentresesdeuxmains,l’approchadelui,et,yimprimantplusieursfois

seslèvres:«Oh!oui,oui,dit-il,jetebénisenmonnometaunomdetroisgénérationsd’hommesirréprochables;

écoutedonccequ’ilsdisentparmavoix:l’édificequelemalheuradétruit,laProvidencepeutlerebâtir.Enmevoyantmortd’unepareillemort,lesplusinexorablesaurontpitiédetoi;àtoipeut-êtreondonneraletempsqu’onm’auraitrefusé;alorstâchequelemotinfâmenesoitpasprononcé;mets-toiàl’œuvre,travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement : vis, toi, ta mère et ta sœur, du strictnécessaireafinque, jourpar jour lebiendeceuxàqui jedois s’augmenteet fructifieentre tesmains.Songequeceseraunbeaujour,ungrandjour,unjoursolennelqueceluidelaréhabilitation,lejouroù,dans ce même bureau, tu diras : Mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je faisaujourd’hui;maisilestmorttranquilleetcalme,parcequ’ilsavaitenmourantquejeleferais.–Oh!monpère,monpère,s’écrialejeunehomme,sicependantvouspouviezvivre!–Sijevis,toutchange;sijevis,l’intérêtsechangeendoute,lapitiéenacharnement;sijevis,jene

suisplusqu’unhommequiamanquéà saparole,quia failli à sesengagements, jene suisplusqu’unbanqueroutier enfin.Si jemeurs, aucontraire, songes-y,Maximilien,moncadavren’estplusqueceluid’un honnête hommemalheureux.Vivant,mesmeilleurs amis évitentmamaison ;mort,Marseille toutentiermesuitenpleurantjusqu’àmadernièredemeure;vivant,tuashontedemonnom;mort,tulèveslatêteettudis:«–Jesuislefilsdeceluiquis’esttué,parceque,pourlapremièrefois,ilaétéforcédemanqueràsa

parole.»Lejeunehommepoussaungémissement,maisilparutrésigné.C’étaitlasecondefoisquelaconviction

rentraitnonpasdanssoncœur,maisdanssonesprit.«Etmaintenant,ditMorrel,laisse-moiseulettâched’éloignerlesfemmes.–Nevoulez-vouspasrevoirmasœur?»demandaMaximilien.Undernieretsourdespoirétaitcachépour le jeunehommedanscetteentrevue,voilàpourquoi il la

proposait.M.Morrelsecoualatête.«Jel’aivuecematin,dit-il,etjeluiaiditadieu.–N’avez-vouspasquelquerecommandationparticulièreàmefaire,monpère?demandaMaximilien

d’unevoixaltérée.–Sifait,monfils,unerecommandationsacrée.–Dites,monpère.–LamaisonThomsonetFrenchestlaseulequi,parhumanité,parégoïsmepeut-être,maiscen’estpas

àmoiàliredanslecœurdeshommes,aeupitiédemoi.Sonmandataire,celuiqui,dansdixminutes,seprésenterapourtoucherlemontantd’unetraitededeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs,jenediraipasm’aaccordé,maism’aofferttroismois.Quecettemaisonsoitrembourséelapremière,monfils,quecethommetesoitsacré.–Oui,monpère,ditMaximilien.–Etmaintenant encoreune fois adieu,ditMorrel, va,va, j’aibesoind’être seul ; tu trouverasmon

testamentdanslesecrétairedemachambreàcoucher.»Lejeunehommerestadebout,inerte,n’ayantqu’uneforcedevolonté,maispasd’exécution.« Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre

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d’emporteruneredoute,etquetusachesquejedoiveêtretuéenl’emportant,nemedirais-tupascequetumedisaistoutàl’heure:«Allez,monpère,carvousvousdéshonorezenrestant,etmieuxvautlamortquela«honte!»–Oui,oui,ditlejeunehomme,oui.»Et,serrantconvulsivementMorreldanssesbras:«Allez,monpère»,dit-il.Etils’élançahorsducabinet.Quandsonfilsfutsorti,Morrelrestauninstantdeboutetlesyeuxfixéssurlaporte;puisilallongeala

main,trouvalecordond’unesonnetteetsonna.Auboutd’uninstant,Coclèsparut.Cen’étaitpluslemêmehomme;cestroisjoursdeconvictionl’avaientbrisé.Cettepensée:lamaison

Morrelvacessersespaiements,lecourbaitverslaterreplusquenel’eussentfaitvingtautresannéessursatête.«MonbonCoclès,ditMorrelavecunaccentdontilseraitimpossiblederendrel’expression,tuvas

resterdansl’antichambre.Quandcemonsieurquiestdéjàvenuilyatroismois,tulesais,lemandatairedelamaisonThomsonetFrench,vavenir,tul’annonceras.»Coclèsneréponditpoint;ilfitunsignedetête,allas’asseoirdansl’antichambreetattendit.Morrelretombasursachaise;sesyeuxseportèrentverslapendule:illuirestaitseptminutes,voilà

tout;l’aiguillemarchaitavecunerapiditéincroyable;illuisemblaitqu’illavoyaitaller.Cequisepassaalors,etdanscemomentsuprêmedansl’espritdecethommequi,jeuneencore,àla

suited’unraisonnementfauxpeut-être,maisspécieuxdumoins,allaitseséparerdetoutcequ’ilaimaitaumondeetquitterlavie,quiavaitpourluitouteslesdouceursdelafamille,estimpossibleàexprimer:ileût fallu voir, pour en prendre une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné, ses yeuxmouillésdelarmes,etcependantlevésauciel.L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout chargés ; il allongea la main, en prit un, et

murmuralenomdesafille.Puisilposal’armemortelle,pritlaplumeetécrivitquelquesmots.Illuisemblaitalorsqu’iln’avaitpasassezditadieuàsonenfantchérie.Puisilseretournaverslapendule;ilnecomptaitplusparminutemaisparseconde.Ilrepritl’arme,laboucheentrouverteetlesyeuxfixéssurl’aiguille;puisiltressaillitaubruitqu’il

faisaitlui-mêmeenarmantlechien.Encemoment,unesueurplusfroideluipassasurlefront,uneangoisseplusmortelleluiserralecœur.Ilentenditlaportedel’escaliercriersursesgonds.Puiss’ouvritcelledesoncabinet.Lapenduleallaitsonneronzeheures.Morrelneseretournapoint,ilattendaitcesmotsdeCoclès:«LemandatairedelamaisonThomsonet

French»Etilapprochaitl’armedesabouche…Toutàcoup,ilentendituncri:c’étaitlavoixdesafille.IlseretournaetaperçutJulie;lepistoletluiéchappadesmains.«Monpère!s’écrialajeunefillehorsd’haleineetpresquemourantedejoie,sauvé!vousêtessauvé!

»Etellesejetadanssesbrasenélevantàlamainunebourseenfiletdesoierouge.«Sauvé!monenfant!ditMorrel;queveux-tudire?–Oui,sauvé!voyez,voyez!»ditlajeunefille.Morrelpritlabourseettressaillit,carunvaguesouvenirluirappelacetobjetpourluiavoirappartenu.

D’uncôtéétaitlatraitededeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.

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Latraiteétaitacquittée.De l’autre, était un diamant de la grosseur d’une noisette, avec ces trois mots écrits sur un petit

morceaude parchemin : «Dot de Julie. »Morrel passa samain sur son front. Il croyait rêver.En cemoment,lapendulesonnaonzeheures.Letimbrevibrapourluicommesichaquecoupdemarteaud’aciervibraitsursonproprecœur.«Voyons,monenfant,dit-il,explique-toi.Oùas-tutrouvécettebourse?–DansunemaisondesAlléesdeMeilhan,auno15,sur lecoindelacheminéed’unepauvrepetite

chambreaucinquièmeétage.–Mais,s’écriaMorrel,cetteboursen’estpasàtoi.»Julietenditàsonpèrelalettrequ’elleavaitreçuelematin.«Ettuasétéseuledanscettemaison?ditMorrelaprèsavoirlu.–Emmanuelm’accompagnait,monpère.Ildevaitm’attendreaucoindelarueduMusée;maischose

étrange,àmonretour,iln’yétaitplus.–MonsieurMorrel!s’écriaunevoixdansl’escalier,MonsieurMorrel!–C’estsavoix»,ditJulie.Enmêmetemps,Emmanuelentra,levisagebouleversédejoieetd’émotion.«LePharaon!s’écria-t-il;lePharaon!–Ehbien,quoi?lePharaon!êtes-vousfou,Emmanuel?Voussavezbienqu’ilestperdu.–LePharaon!monsieur,onsignalelePharaon;lePharaonentredansleport.»Morrel retomba sur sa chaise, les forces luimanquaient, son intelligence se refusait à classer cette

suited’événementsincroyables,inouïs,fabuleux.Maissonfilsentraàsontour.«Mon père, s’écriaMaximilien, que disiez-vous donc que lePharaon était perdu ? La vigie l’a

signalé,etilentredansleport.–Mesamis,ditMorrelsicelaétait,ilfaudraitcroireàunmiracledeDieu!Impossible!impossible!

»Maiscequiétaitréeletnonmoinsincroyable,c’étaitcetteboursequ’iltenaitdanssesmains,c’était

cettelettredechangeacquittée,c’étaitcemagnifiquediamant.«Ah!monsieur,ditCoclèsàsontour,qu’est-cequecelaveutdire,lePharaon?–Allons,mesenfants,ditMorrelensesoulevant,allonsvoir,etqueDieuaitpitiédenous,sic’estune

faussenouvelle.»Ils descendirent ; aumilieu de l’escalier attendaitMmeMorrel : la pauvre femme n’avait pas osé

monter.EnuninstantilsfurentàlaCanebière.Ilyavaitfoulesurleport.Toutecettefoules’ouvritdevantMorrel.«LePharaon!lePharaon!»disaienttoutescesvoix.Eneffet,chosemerveilleuse,inouïe,enfacedelatourSaint-Jeanunbâtiment,portantsursapoupeces

motsécritsenlettresblanches,lePharaon(MorreletfilsdeMarseille),absolumentdelacontenancedel’autrePharaon,etchargécommel’autredecochenilleetd’indigo,jetaitl’ancreetcarguaitsesvoiles;surlepont,lecapitaineGaumarddonnaitsesordres,etmaîtrePenelonfaisaitdessignesàM.Morrel.Iln’yavaitplusàendouter:letémoignagedessensétaitlà,etdixmillepersonnesvenaientenaideà

cetémoignage.CommeMorreletsonfilss’embrassaientsurlajetée,auxapplaudissementsdetoutelavilletémoinde

ceprodige,unhomme,dontlevisageétaitàmoitiécouvertparunebarbenoire,etqui,cachéderrièrelaguérited’unfactionnaire,contemplaitcettescèneavecattendrissement,murmuracesmots:«Soisheureux,noblecœur;soisbénipourtoutlebienquetuasfaitetquetuferasencore;etquema

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reconnaissancerestedansl’ombrecommetonbienfait.»Et,avecunsourireoùlajoieetlebonheurserévélaient,ilquittal’abrioùilétaitcaché,etsansque

personne fît attention à lui, tant chacun était préoccupéde l’événement du jour, il descendit unde cespetitsescaliersquiserventdedébarcadèreethélatroisfois:«Jacopo!Jacopo!Jacopo!»Alors,unechaloupevintà lui, le reçutàbord,et leconduisitàunyacht richementgréé,sur lepont

duquelils’élançaaveclalégèretéd’unmarin;delàilregardaencoreunefoisMorrelqui,pleurantdejoie, distribuait de cordiales poignées demain à toute cette foule, et remerciait d’un vague regard cebienfaiteurinconnuqu’ilsemblaitchercherauciel.« Et maintenant, dit l’homme inconnu, adieu bonté, humanité reconnaissance… Adieu à tous les

sentiments qui épanouissent le cœur !… Je me suis substitué à la Providence pour récompenser lesbons…queleDieuvengeurmecèdesaplacepourpunirlesméchants!»Àcesmots,ilfitunsignal,et,commes’iln’eûtattenduquecesignalpourpartir,leyachtpritaussitôt

lamer.

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XXXI–Italie.–Simbadlemarin.

Verslecommencementdel’année1838,setrouvaientàFlorencedeuxjeunesgensappartenantàlaplusélégantesociétédeParis,l’un,levicomteAlbertdeMorcerf,l’autre,lebaronFranzd’Épinay.Ilavaitétéconvenuentreeuxqu’ilsiraientpasserlecarnavaldelamêmeannéeàRome,oùFranz,quidepuisprèsdequatreanshabitaitl’Italie,serviraitdeciceroneàAlbert.Or,commecen’estpasunepetiteaffairequed’allerpasserlecarnavalàRome,surtoutquandontient

ànepascoucherplaceduPeupleoudansleCampo-Vaccino,ilsécrivirentàmaîtrePastrini,propriétairedel’hôteldeLondres,placed’Espagne,pourleprierdeleurretenirunappartementconfortable.MaîtrePastriniréponditqu’iln’avaitplusàleurdispositionquedeuxchambresetuncabinetsituésal

secondopiano,etqu’iloffraitmoyennantlamodiquerétributiond’unlouisparjour.Lesdeuxjeunesgensacceptèrent ; puis, voulantmettre à profit le temps qui lui restait, Albert partit pourNaples. Quant àFranz,ilrestaàFlorence.QuandileutjouiquelquetempsdelaviequedonnelavilledesMédicis,quandilsefutbienpromené

danscetÉdenqu’onnomme lesCasines,quand il eut été reçuchezceshôtesmagnifiquesqui font leshonneursdeFlorence,illuipritfantaisie,ayantdéjàvulaCorse,ceberceaudeBonaparte,d’allervoirl’îled’Elbe,cegrandrelaisdeNapoléon.Unsoirdoncildétachaunebarchettadel’anneaudeferquilascellaitauportdeLivourne,secoucha

aufonddanssonmanteau,endisantauxmarinierscesseulesparoles:«Àl’îled’Elbe!»Labarquequittaleportcommel’oiseaudemerquittesonnid,etlelendemainelledébarquaitFranzà

Porto-Ferrajo.Franztraversal’îleimpériale,aprèsavoirsuivitouteslestracesquelespasdugéantyalaissées,et

allas’embarqueràMarciana.Deux heures après avoir quitté la terre, il la reprit pour descendre à la Pianosa, où l’attendaient,

assurait-on,desvolsinfinisdeperdrixrouges.Lachassefutmauvaise.Franztuaàgrand-peinequelquesperdrixmaigres,et,commetoutchasseurqui

s’estfatiguépourrien,ilremontadanssabarqued’assezmauvaisehumeur.«Ah!siVotreExcellencevoulait,luiditlepatron,elleferaitunebellechasse!–Etoùcela?–Voyez-vouscetteîle?continualepatron,enétendantledoigtverslemidietenmontrantunemasse

coniquequisortaitdumilieudelamerteintéeduplusbelindigo.–Ehbien,qu’est-cequecetteîle?demandaFranz.–L’îledeMonte-Cristo,réponditleLivournais.–Maisjen’aipasdepermissionpourchasserdanscetteîle.–VotreExcellencen’enapasbesoin,l’îleestdéserte.–Ah!pardieu,ditlejeunehomme,uneîledéserteaumilieudelaMéditerranée,c’estchosecurieuse.–Etchosenaturelle,Excellence.Cetteîleestunbancderochers,et,danstoutesonétendue,iln’ya

peut-êtrepasunarpentdeterrelabourable.–Etàquiappartientcetteîle?–ÀlaToscane.–Quelgibierytrouverai-je?–Desmilliersdechèvressauvages.–Quiviventenléchantlespierres,ditFranzavecunsourired’incrédulité.–Non,maisenbroutantlesbruyères,lesmyrtes,leslentisquesquipoussentdansleursintervalles.–Maisoùcoucherai-je?–À terre dans les grottes, ou à bord dans votremanteau.D’ailleurs, si Son Excellence veut, nous

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pourronspartiraussitôtaprèslachasse;ellesaitquenousfaisonsaussibienvoilelanuitquelejour,etqu’àdéfautdelavoilenousavonslesrames.»CommeilrestaitencoreassezdetempsàFranzpourrejoindresoncompagnon,etqu’iln’avaitplusà

s’inquiéter de son logement à Rome, il accepta cette proposition de se dédommager de sa premièrechasse.Sursaréponseaffirmative,lesmatelotséchangèrententreeuxquelquesparolesàvoixbasse.«Ehbien,demanda-t-il,qu’avons-nousdenouveau?serait-ilsurvenuquelqueimpossibilité?–Non,repritlepatron;maisnousdevonsprévenirVotreExcellencequel’îleestencontumace.–Qu’est-cequecelaveutdire?–Celaveutdireque,commeMonte-Cristoestinhabitée,etsertparfoisderelâcheàdescontrebandiers

etdespiratesquiviennentdeCorse,deSardaigneoud’Afrique,siunsignequelconquedénoncenotreséjourdansl’île,nousseronsforcés,ànotreretouràLivourne,defaireunequarantainedesixjours.–Diable ! voilà qui change la thèse ! six jours ! Juste autant qu’il en a fallu àDieu pour créer le

monde.C’estunpeulong,mesenfants.–MaisquidiraqueSonExcellenceaétéàMonte-Cristo?–Oh!cen’estpasmoi,s’écriaFranz.–Ninousnonplus,firentlesmatelots.–Encecas,vapourMonte-Cristo.»Lepatroncommandalamanœuvre;onmitlecapsurl’île,etlabarquecommençadevoguerdanssa

direction.Franzlaissal’opérations’achever,etquandoneutprislanouvelleroute,quandlavoilesefutgonflée par la brise, et que les quatre mariniers eurent repris leurs places, trois à l’avant, un augouvernail,ilrenoualaconversation.«MoncherGaetano,dit-ilaupatron,vousvenezdemedire,jecrois,quel’îledeMonte-Cristoservait

derefugeàdespirates,cequimeparaîtunbienautregibierquedeschèvres.–Oui,Excellence,etc’estlavérité.– Je savais bien l’existence des contrebandiers,mais je pensais que, depuis la prise d’Alger et la

destructionde laRégence, lespiratesn’existaientplusquedans les romansdeCooperetducapitaineMarryat.– Eh bien,Votre Excellence se trompait : il en est des pirates comme des bandits, qui sont censés

exterminésparlepapeLéonXII,etquicependantarrêtenttouslesjourslesvoyageursjusqu’auxportesdeRome.N’avez-vouspasentendudirequ’ilyasixmoisàpeinelechargéd’affairesdeFranceprèsleSaint-SiègeavaitétédévaliséàcinqcentspasdeVelletri?–Sifait.–Ehbien,sicommenousVotreExcellencehabitaitLivourne,elleentendraitdiredetempsentemps

qu’unpetitbâtimentchargédemarchandisesouqu’unjoliyachtanglais,qu’onattendaitàBastia,àPorto-FerrajoouàCivita-Vecchia,n’estpointarrivé,qu’onnesaitcequ’ilestdevenu,etquesansdouteilseserabrisécontrequelquerocher.Ehbien,cerocherqu’ilarencontré,c’estunebarquebasseetétroite,montéede sixouhuithommes,qui l’ont surprisoupilléparunenuit sombreetorageuseaudétourdequelqueîlotsauvageetinhabité,commedesbanditsarrêtentetpillentunechaisedeposteaucoind’unbois.–Maisenfin,repritFranztoujoursétendudanssabarque,commentceuxàquipareilaccidentarrivene

seplaignent-ilspas,commentn’appellent-ilspassurcespirateslavengeancedugouvernementfrançais,sardeoutoscan?–Pourquoi?ditGaetanoavecunsourire.–Oui,pourquoi?–Parcequed’abordontransportedubâtimentouunyachtsurlabarquetoutcequiestbonàprendre;

puisonlielespiedsetlesmainsàl’équipage,onattacheaucoudechaquehommeunbouletde24,onfait

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untroudelagrandeurd’unebarriquedanslaquilledubâtimentcapturé,onremontesurlepont,onfermelesécoutillesetl’onpassesurlabarque.Auboutdedixminutes,lebâtimentcommenceàseplaindreetàgémir,peuàpeuils’enfonce.D’abordundescôtésplonge,puisl’autre;puisilserelève,puisilplongeencore, s’enfonçant toujoursdavantage.Toutàcoup,unbruitpareilàuncoupdecanon retentit : c’estl’air quibrise lepont.Alors lebâtiment s’agite commeunnoyéqui sedébat, s’alourdissant à chaquemouvement.Bientôt l’eau, troppresséedanslescavités,s’élancedesouvertures,pareilleauxcolonnesliquidesquejetteraitparseséventsquelquecachalotgigantesque.Enfinilpousseundernierrâle,faitundernier tour sur lui-même, et s’engouffre en creusant dans l’abîme un vaste entonnoir qui tournoie uninstant,secomblepeuàpeuetfinitpars’effacertoutàfait ;sibienqu’auboutdecinqminutesilfautl’œildeDieului-mêmepourallerchercheraufonddecettemercalmelebâtimentdisparu.«Comprenez-vousmaintenant,ajoutalepatronensouriant,commentlebâtimentnerentrepasdansle

port,etpourquoil’équipageneportepasplainte?»SiGaetanoeûtracontélachoseavantdeproposerl’expédition,ilestprobablequeFranzeûtregardéà

deuxfoisavantdel’entreprendre;maisilsétaientpartis,etilluisemblaqu’ilyauraitlâchetéàreculer.C’étaitundeceshommesquinecourentpasàuneoccasionpérilleuse,maisqui,sicetteoccasionvientau-devant d’eux, restent d’un sang-froid inaltérable pour la combattre : c’était un de ces hommes à lavolonté calme, qui ne regardent un danger dans la vie que comme un adversaire dans un duel, quicalculentsesmouvements,quiétudientsaforce,quirompentassezpourreprendrehaleine,pasassezpourparaîtrelâches,qui,comprenantd’unseulregardtousleursavantages,tuentd’unseulcoup.«Bah!reprit-il,j’aitraversélaSicileetlaCalabre,j’ainaviguédeuxmoisdansl’archipel,etjen’ai

jamaisvul’ombred’unbanditnid’unforban.–Aussin’ai-jepasditcelaàSonExcellence,fitGaetano,pourlafairerenonceràsonprojet;ellem’a

interrogéetjeluiairépondu,voilàtout.–Oui,moncherGaetano, etvotre conversationestdesplus intéressantes ; aussi comme jeveuxen

jouirlepluslongtempspossible,vapourMonte-Cristo.»Cependant,onapprochaitrapidementdutermeduvoyage;ilventaitbonfrais,etlabarquefaisaitsixà

septmillesàl’heure.Àmesurequ’onapprochait,l’îlesemblaitsortirgrandissanteduseindelamer;et,à travers l’atmosphère limpidedes derniers rayons du jour, ondistinguait, comme les boulets dans unarsenal,cetamoncellementderochersempiléslesunssurlesautres,etdanslesintersticesdesquelsonvoyait rougir des bruyères et verdir les arbres. Quant auxmatelots, quoiqu’ils parussent parfaitementtranquilles,ilétaitévidentqueleurvigilanceétaitéveillée,etqueleurregardinterrogeaitlevastemiroirsur lequel ils glissaient, et dont quelques barques de pêcheurs, avec leurs voiles blanches, peuplaientseulesl’horizon,sebalançantcommedesmouettesauboutdesflots.Ilsn’étaientplusguèrequ’àunequinzainedemillesdeMonte-Cristolorsquelesoleilcommençaàse

coucherderrièrelaCorse,dontlesmontagnesapparaissaientàdroite,découpantsurlecielleursombredentelure;cettemassedepierres,pareilleaugéantAdamastor,sedressaitmenaçantedevantlabarqueàlaquelleelledérobaitlesoleildontlapartiesupérieuresedorait;peuàpeul’ombremontadelameretsembla chasser devant elle ce dernier reflet du jour qui allait s’éteindre, enfin le rayon lumineux futrepoussé jusqu’à la cimedu cône, où il s’arrêta un instant comme le panache enflamméd’unvolcan :enfinl’ombre,toujoursascendante,envahitprogressivementlesommet,commeelleavaitenvahilabase,et l’île n’apparut plus que comme unemontagne grise qui allait toujours se rembrunissant.Une demi-heureaprès,ilfaisaitnuitnoire.Heureusementque lesmariniersétaientdans leursparageshabituelsetqu’ils connaissaient jusqu’au

moindrerocherde l’archipel toscan;car,aumilieude l’obscuritéprofondequienveloppait labarque,Franzn’eûtpasététoutàfaitsansinquiétude.LaCorseavaitentièrementdisparu,l’îledeMonte-Cristoétaitelle-mêmedevenueinvisible,maislesmatelotssemblaientavoir,commelelynx,lafacultédevoirdanslesténèbres,etlepilote,quisetenaitaugouvernail,nemarquaitpaslamoindrehésitation.

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Uneheureàpeuprèss’étaitécouléedepuislecoucherdusoleil, lorsqueFranzcrutapercevoir,àunquartdemilleàlagauche,unemassesombre,maisilétaitsiimpossiblededistinguercequec’était,que,craignantd’exciterl’hilaritédesesmatelots,enprenantquelquesnuagesflottantspourlaterreferme,ilgardalesilence.Maistoutàcoupunegrandelueurapparutsurlarive;laterrepouvaitressembleràunnuage,maislefeun’étaitpasunmétéore.«Qu’est-cequecettelumière?demanda-t-il.–Chut!ditlepatron,c’estunfeu.–Maisvousdisiezquel’îleétaitinhabitée!–Jedisaisqu’ellen’avaitpasdepopulationfixe,maisj’aiditaussiqu’elleestunlieuderelâchepour

lescontrebandiers.–Etpourlespirates!–Etpourlespirates,ditGaetanorépétantlesparolesdeFranz;c’estpourcelaquej’aidonnél’ordre

depasserl’île,car,ainsiquevouslevoyez,lefeuestderrièrenous.–Maisce feu,continuaFranz,mesembleplutôtunmotifdesécuritéqued’inquiétude,desgensqui

craindraientd’êtrevusn’auraientpasallumécefeu.–Oh!celaneveutriendire,ditGaetano,sivouspouviezjuger,aumilieudel’obscurité,delaposition

del’île,vousverriezque,placécommeill’est,cefeunepeutêtreaperçunidelacôte,nidelaPianosa,maisseulementdelapleinemer.–Ainsivouscraignezquecefeunenousannoncemauvaisecompagnie?–C’estcedontilfaudras’assurer,repritGaetano,lesyeuxtoujoursfixéssurcetteétoileterrestre.–Etcomments’enassurer?–Vousallezvoir.»ÀcesmotsGaetano tint conseil avec sescompagnons, et auboutdecinqminutesdediscussion,on

exécutaensilenceunemanœuvre,àl’aidedelaquelle,enuninstant,oneutvirédebord;alorsonrepritla routequ’onvenaitde faire, etquelques secondesaprèscechangementdedirection, le feudisparut,cachéparquelquemouvementdeterrain.Alors lepilote imprimapar legouvernailunenouvelledirectionaupetitbâtiment,quise rapprocha

visiblementdel’îleetquibientôtnes’entrouvapluséloignéqued’unecinquantainedepas.Gaetanoabattitlavoile,etlabarquerestastationnaire.Toutcelaavaitétéfaitdansleplusgrandsilence,etd’ailleurs,depuislechangementderoute,pasune

parolen’avaitétéprononcéeàbord.Gaetano, qui avait proposé l’expédition, en avait pris toute la responsabilité sur lui. Les quatre

matelotsne lequittaientpasdesyeux, toutenpréparant lesavironsetense tenantévidemmentprêtsàfaireforcederames,cequi,grâceàl’obscurité,n’étaitpasdifficile.QuantàFranz,ilvisitaitsesarmesaveccesang-froidquenousluiconnaissons;ilavaitdeuxfusilsà

deuxcoupsetunecarabine,illeschargea,s’assuradesbatteries,etattendit.Pendantcetemps,lepatronavaitjetébassoncabanetsachemise,assurésonpantalonautourdeses

reins,et,commeilétaitpiedsnus,iln’avaiteunisouliersnibasàdéfaire.Unefoisdanscecostume,ouplutôt hors de son costume, il mit un doigt sur ses lèvres pour faire signe de garder le plus profondsilence, et, se laissant couler dans la mer, il nagea vers le rivage avec tant de précaution qu’il étaitimpossible d’entendre le moindre bruit. Seulement, au sillon phosphorescent que dégageaient sesmouvements,onpouvaitsuivresatrace.Bientôt,cesillonmêmedisparut:ilétaitévidentqueGaetanoavaittouchéterre.Toutlemondesurlepetitbâtimentrestaimmobilependantunedemi-heure,auboutdelaquelleonvit

reparaîtreprèsdurivageets’approcherdelabarquelemêmesillonlumineux.Auboutd’uninstant,etendeuxbrassées,Gaetanoavaitatteintlabarque.«Ehbien?firentensembleFranzetlesquatrematelots.

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–Ehbien,dit-il,cesontdescontrebandiersespagnols;ilsontseulementaveceuxdeuxbanditscorses.–Etquefontcesdeuxbanditscorsesavecdescontrebandiersespagnols?– Eh !monDieu ! Excellence, reprit Gaetano d’un ton de profonde charité chrétienne, il faut bien

s’aiderlesunslesautres.Souventlesbanditssetrouventunpeupresséssurterreparlesgendarmesoulescarabiniers,ehbien,ilstrouventlàunebarque,etdanscettebarquedebonsgarçonscommenous.Ilsviennent nous demander l’hospitalité dans notre maison flottante. Le moyen de refuser secours à unpauvrediablequ’onpoursuit !Nous le recevons, et, pourplusgrande sécurité, nousgagnons le large.Celanenous coûte rien et sauve lavieou, tout aumoins, la liberté àundenos semblablesqui, dansl’occasion, reconnaît le service que nous lui avons rendu en nous indiquant un bon endroit où nouspuissionsdébarquernosmarchandisessansêtredérangésparlescurieux.–Ahçà!ditFranz,vousêtesdoncunpeucontrebandiervous-même,moncherGaetano?–Eh!quevoulez-vous,Excellence!dit-ilavecunsourireimpossibleàdécrire,onfaitunpeudetout;

ilfautbienvivre.–AlorsvousêtesenpaysdeconnaissanceaveclesgensquihabitentMonte-Cristoàcetteheure?–Àpeuprès.Nousautresmariniers,noussommescommelesfrancs-maçons,nousnousreconnaissons

àcertainssignes.–Etvouscroyezquenousn’aurionsrienàcraindreendébarquantànotretour?–Absolumentrien,lescontrebandiersnesontpasdesvoleurs.–Maiscesdeuxbanditscorses…repritFranz,calculantd’avancetoutesleschancesdedanger.–EhmonDieu!ditGaetano,cen’estpasleurfautes’ilssontbandits,c’estcelledel’autorité.–Commentcela?–Sansdoute!onlespoursuitpouravoirfaitunepeau,pasautrechose;commes’iln’étaitpasdansla

natureduCorsedesevenger!–Qu’entendez-vousparavoir faitunepeau ?Avoir assassinéunhomme?ditFranz, continuant ses

investigations.–J’entendsavoirtuéunennemi,repritlepatron,cequiestbiendifférent.–Ehbien,fitlejeunehomme,allonsdemanderl’hospitalitéauxcontrebandiersetauxbandits.Croyez-

vousqu’ilsnousl’accordent?–Sansaucundoute.–Combiensont-ils?–Quatre,Excellence,etlesdeuxbanditsçafaitsix.–Ehbien,c’estjustenotrechiffre;noussommesmême,danslecasoùcesmessieursmontreraientde

mauvaisesdispositions,enforceégale,etparconséquentenmesuredelescontenir.Ainsi,unedernièrefois,vapourMonte-Cristo.–Oui,Excellence;maisvousnouspermettrezbienencoredeprendrequelquesprécautions?–Commentdonc,moncher!soyezsagecommeNestor,etprudentcommeUlysse.Jefaisplusquede

vouslepermettre,jevousyexhorte.–Ehbienalors,silence!»fitGaetano.Toutlemondesetut.Pourunhommeenvisageant, commeFranz, toutechose sous sonvéritablepointdevue, la situation,

sans être dangereuse, ne manquait pas d’une certaine gravité. Il se trouvait dans l’obscurité la plusprofonde,isolé,aumilieudelamer,avecdesmariniersquineleconnaissaientpasetquin’avaientaucunmotifde luiêtredévoués ;qui savaientqu’il avaitdanssaceinturequelquesmilliersde francs,etquiavaientdix fois, sinonavecenvie,dumoinsaveccuriosité, examinésesarmes,quiétaient fortbelles.D’unautrecôté,ilallaitaborder,sansautreescortequeceshommes,dansuneîlequiportaitunnomfortreligieux, mais qui ne semblait pas promettre à Franz une autre hospitalité que celle du Calvaire auChrist,grâceàsescontrebandiersetàsesbandits.Puiscettehistoiredebâtimentscoulésàfond,qu’il

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avait crue exagérée le jour, lui semblait plus vraisemblable la nuit. Aussi, placé qu’il était entre cedoubledangerpeut-êtreimaginaire,ilnequittaitpasceshommesdesyeuxetsonfusildelamain.Cependantlesmariniersavaientdenouveauhisséleursvoilesetavaientreprisleursillondéjàcreusé

enallantetenrevenant.Àtraversl’obscuritéFranz,déjàunpeuhabituéauxténèbres,distinguaitlegéantdegranitquelabarquecôtoyait;puisenfin,endépassantdenouveaul’angled’unrocher,ilaperçutlefeuquibrillait,pluséclatantquejamais,etautourdecefeu,cinqousixpersonnesassises.La réverbération du foyer s’étendait d’une centaine de pas en mer. Gaetano côtoya la lumière, en

faisant toutefoisrester labarquedanslapartienonéclairée;puis, lorsqu’ellefut toutàfaitenfacedufoyer, il mit le cap sur lui et entra bravement dans le cercle lumineux, en entonnant une chanson depêcheursdontilsoutenaitlechantàluiseul,etdontsescompagnonsreprenaientlerefrainenchœur.Aupremiermotdelachanson,leshommesassisautourdufoyers’étaientlevésets’étaientapprochés

dudébarcadère, lesyeux fixés sur labarque,dont ils s’efforçaientvisiblementde juger la force etdedeviner les intentions.Bientôt, ilsparurentavoirfaitunexamensuffisantetallèrent,à l’exceptiond’unseul qui resta debout sur le rivage, se rasseoir autour du feu, devant lequel rôtissait un chevreau toutentier.Lorsque le bateau fut arrivé à une vingtaine de pas de la terre, l’homme qui était sur le rivage fit

machinalement,avecsacarabine,legested’unesentinellequiattendunepatrouille,etcriaQuivive!enpatoissarde.Franz arma froidement ses deux coups. Gaetano échangea alors avec cet homme quelques paroles

auxquelleslevoyageurnecompritrien,maisquileconcernaientévidemment.«SonExcellence,demandalepatron,veut-ellesenommerougarderl’incognito?–Monnomdoit êtreparfaitement inconnu ; dites-leurdonc simplement, repritFranz,que je suisun

Françaisvoyageantpoursesplaisirs.»Lorsque Gaetano eut transmis cette réponse, la sentinelle donna un ordre à l’un des hommes assis

devantlefeu,lequelselevaaussitôt,etdisparutdanslesrochers.Il se fit un silence. Chacun semblait préoccupé de ses affaires : Franz de son débarquement, les

matelots de leurs voiles, les contrebandiers de leur chevreau, mais, au milieu de cette insoucianceapparente,ons’observaitmutuellement.L’hommequis’étaitéloignéreparuttoutàcoup,ducôtéopposédeceluiparlequelilavaitdisparu.Il

fitunsignedelatêteàlasentinelle,quiseretournadeleurcôtéetsecontentadeprononcercesseulesparoles:S’accommodi.Les’accommodiitalienestintraduisible;ilveutdireàlafois,venez,entrez,soyezlebienvenu,faites

commechezvous,vousêteslemaître.C’estcommecettephraseturquedeMolière,quiétonnaitsifortlebourgeoisgentilhommeparlaquantitédechosesqu’ellecontenait.Lesmatelotsnese lefirentpasdiredeuxfois :enquatrecoupsderames, labarquetouchala terre.

Gaetano sauta sur la grève, échangea encore quelques mots à voix basse avec la sentinelle, sescompagnonsdescendirentl’unaprèsl’autre;puisvintenfinletourdeFranz.Ilavaitundesesfusilsenbandoulière,Gaetanoavaitl’autre,undesmatelotstenaitsacarabine.Son

costume tenait à la fois de l’artiste et du dandy, ce qui n’inspira aux hôtes aucun soupçon, et parconséquentaucuneinquiétude.Onamarra labarque au rivage, on fit quelquespaspour chercherunbivouac commode ;mais sans

doutelepointverslequelons’acheminaitn’étaitpasdelaconvenanceducontrebandierquiremplissaitlepostedesurveillant,carilcriaàGaetano:«Non,pointparlà,s’ilvousplaît.»Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage, s’avança du côté opposé, tandis que deux

matelots,pouréclairerlaroute,allaientallumerdestorchesaufoyer.On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite esplanade tout entourée de rochers dans

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lesquelsonavaitcreusédesespècesdesièges,àpeuprèspareilsàdepetitesguéritesoùl’onmonteraitlagardeassis.Alentourpoussaient,dansdesveinesdeterrevégétalequelqueschênesnainsetdestouffesépaisses de myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, à un amas de cendres, qu’il n’était pas lepremieràs’apercevoirduconfortabledecettelocalité,etquecedevaitêtreunedesstationshabituellesdesvisiteursnomadesdel’îledeMonte-Cristo.Quantàsonattented’événement,elleavaitcessé;unefoislepiedsurlaterreferme,unefoisqu’ileut

vu les dispositions, sinon amicales, dumoins indifférentes de ses hôtes, toute sa préoccupation avaitdisparu, et, à l’odeur du chevreau qui rôtissait au bivouac voisin, la préoccupation s’était changée enappétit.IltouchadeuxmotsdecenouvelincidentàGaetano,quiluiréponditqu’iln’yavaitriendeplussimple

qu’unsouperquandonavait,commeeuxdansleurbarque,dupain,duvin,sixperdrixetunbonfeupourlesfairerôtir.«D’ailleurs, ajouta-t-il, siVotreExcellence trouve si tentante l’odeur de ce chevreau, je puis aller

offrirànosvoisinsdeuxdenosoiseauxpourunetranchedeleurquadrupède.–Faites,Gaetano,faites,ditFranz;vousêtesvéritablementnéaveclegéniedelanégociation.»Pendantcetemps,lesmatelotsavaientarrachédesbrasséesdebruyères,faitdesfagotsdemyrtesetde

chênesverts,auxquelsilsavaientmislefeu,cequiprésentaitunfoyerassezrespectable.Franzattendaitdoncavecimpatience,humanttoujoursl’odeurduchevreau,leretourdupatron,lorsque

celui-cireparutetvintàluid’unairfortpréoccupé.«Ehbien,demanda-t-il,quoidenouveau?onrepoussenotreoffre?–Au contraire, fitGaetano.Le chef, à qui l’on a dit quevous étiez un jeunehomme français, vous

inviteàsouperaveclui.–Eh bien,mais, dit Franz, c’est un homme fort civilisé que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je

refuserais;d’autantplusquej’apportemapartdusouper.–Oh!cen’estpascela:iladequoisouper,etau-delà,maisc’estqu’ilmetàvotreprésentationchez

luiunesingulièrecondition.–Chezlui!repritlejeunehomme;iladoncfaitbâtirunemaison?–Non;maisiln’enapasmoinsunchezluifortconfortable,àcequ’onassuredumoins.–Vousconnaissezdonccechef?–J’enaientenduparler.–Enbienouenmal?–Desdeuxfaçons.–Diable!Etquelleestcettecondition?–C’estdevous laisserbander lesyeuxetden’ôtervotrebandeauquelorsqu’ilvousy invitera lui-

même.»FranzsondaautantquepossibleleregarddeGaetanopoursavoircequecachaitcetteproposition.«Ahdame!repritcelui-ci,répondantàlapenséedeFranz,jelesaisbien,lachosemériteréflexion.–Queferiez-vousàmaplace?fitlejeunehomme.–Moi,quin’airienàperdre,j’irais.–Vousaccepteriez?–Oui,nefût-cequeparcuriosité.–Ilyadoncquelquechosedecurieuxàvoirchezcechef?–Écoutez,ditGaetanoenbaissantlavoix,jenesaispassicequ’onditestvrai…»Ils’arrêtaenregardantsiaucunétrangernel’écoutait.«Etquedit-on?–OnditquecechefhabiteunsouterrainauprèsduquellepalaisPittiestbienpeudechose.–Quelrêve!ditFranzenserasseyant.

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–Oh!cen’estpasunrêve,continualepatron,c’estuneréalité!Cama,lepiloteduSaint-Ferdinand,yestentréun jour,et ilenest sorti toutémerveillé,endisantqu’iln’yadepareils trésorsquedans lescontesdefées.–Ahçà!mais,savez-vous,ditFranz,qu’avecdepareillesparolesvousmeferiezdescendredansla

caverned’Ali-Baba?–Jevousdiscequ’onm’adit,Excellence.–Alors,vousmeconseillezd’accepter?–Oh!jenedispascela!VotreExcellenceferaselonsonbonplaisir.Jenevoudraispasluidonnerun

conseildansunesemblableoccasion.»Franzréfléchitquelques instants,compritquecethommesi richenepouvait luienvouloir,à luiqui

portaitseulementquelquesmillefrancs;et,commeiln’entrevoyaitdanstoutcelaqu’unexcellentsouper,ilaccepta.Gaetanoallaportersaréponse.Cependantnousl’avonsdit,Franzétaitprudent ;aussivoulut-ilavoir leplusdedétailspossiblesur

son hôte étrange etmystérieux. Il se retourna donc du côté dumatelot qui, pendant ce dialogue, avaitplumélesperdrixaveclagravitéd’unhommefierdesesfonctions,etluidemandadansquoiseshommesavaientpuaborder,puisqu’onnevoyaitnibarques,nispéronares,nitartanes.«Jenesuispasinquietdecela,ditlematelot,etjeconnaislebâtimentqu’ilsmontent.–Est-ceunjolibâtiment?–J’ensouhaiteunpareilàVotreExcellencepourfaireletourdumonde.–Dequelleforceest-il?–Maisdecenttonneauxàpeuprès.C’est,duresteunbâtimentdefantaisie,unyacht,commedisentles

Anglais,maisconfectionné,voyez-vous,defaçonàtenirlamerpartouslestemps.–Etoùa-t-ilétéconstruit?–Jel’ignore.Cependantjelecroisgénois.–Etcommentunchefdecontrebandiers,continuaFranz,ose-t-ilfaireconstruireunyachtdestinéàson

commercedansleportdeGênes?–Jen’aipasdit,fitlematelot,quelepropriétairedeceyachtfûtuncontrebandier.–Non;maisGaetanol’adit,cemesemble.–Gaetanoavaitvul’équipagedeloin,maisiln’avaitencoreparléàpersonne.–Maissicethommen’estpasunchefdecontrebandiers,quelest-ildonc?–Unricheseigneurquivoyagepoursonplaisir.»« Allons, pensa Franz, le personnage n’en est que plus mystérieux, puisque les versions sont

différentes.»«Etcomments’appelle-t-il?–Lorsqu’onleluidemande,ilrépondqu’ilsenommeSimbadlemarin.Maisjedoutequecesoitson

véritablenom.–Simbadlemarin?–Oui.–Etoùhabiteceseigneur?–Surlamer.–Dequelpaysest-il?–Jenesaispas.–L’avez-vousvu?–Quelquefois.–Quelhommeest-ce?–VotreExcellenceenjugeraelle-même.–Etoùva-t-ilmerecevoir?

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–SansdoutedanscepalaissouterraindontvousaparléGaetano.– Et vous n’avez jamais eu la curiosité, quand vous avez relâché ici et que vous avez trouvé l’île

déserte,dechercheràpénétrerdanscepalaisenchanté?–Oh!sifait,Excellence,repritlematelot,etplusd’unefoismême;maistoujoursnosrecherchesont

étéinutiles.Nousavonsfouillélagrottedetouscôtésetnousn’avonspastrouvélepluspetitpassage.Aureste,onditquelaportenes’ouvrepasavecuneclef,maisavecunmotmagique.–Allons,décidément,murmuraFranz,mevoilàembarquédansuncontedesMilleetuneNuits.–SonExcellencevousattend»,ditderrièreluiunevoixqu’ilreconnutpourcelledelasentinelle.Le

nouveauvenuétaitaccompagnédedeuxhommesdel’équipageduyacht.Pourtouteréponse,Franztirasonmouchoiretleprésentaàceluiquiluiavaitadressélaparole.Sansdireuneseuleparole,onluibandalesyeuxavecunsoinquiindiquaitlacraintequ’ilnecommit

quelqueindiscrétion;aprèsquoionluifitjurerqu’iln’essayeraitenaucunefaçond’ôtersonbandeau.Iljura.Alorslesdeuxhommesleprirentchacunparunbras,etilmarchaguidépareuxetprécédéde

la sentinelle.Aprèsune trentainedepas, il sentit, à l’odeurdeplus enplus appétissanteduchevreau,qu’il repassait devant le bivouac ; puis on lui fit continuer sa route pendant une cinquantaine de pasencore,enavançantévidemmentducôtéoùl’onn’avaitpasvoululaisserpénétrerGaetano:défensequis’expliquaitmaintenant.Bientôt,auchangementd’atmosphère,ilcompritqu’ilentraitdansunsouterrain.;au bout de quelques secondes demarche, il entendit un craquement, et il lui sembla que l’atmosphèrechangeaitencoredenatureetdevenait tièdeetparfumée ;enfin, il sentitquesespiedsposaient suruntapisépaisetmoelleux;sesguidesl’abandonnèrent.Ilsefituninstantdesilence,etunevoixditenbonfrançais,quoiqueavecunaccentétranger:«Vousêteslebienvenuchezmoi,monsieur,etvouspouvezôtervotremouchoir.»Commeonlepensebien,Franznesefitpasrépéterdeuxfoiscetteinvitation;illevasonmouchoir,et

setrouvaenfaced’unhommedetrente-huitàquaranteans,portantuncostumetunisien,c’est-à-direunecalotterougeavecunlongglanddesoiebleue,unevestededrapnoirtoutebrodéed’or,despantalonssang de bœuf larges et bouffants des guêtres de même couleur brodées d’or comme la veste, et desbabouchesjaunes;unmagnifiquecachemireluiserraitlataille,etunpetitcangiaraiguetrecourbéétaitpassédanscetteceinture.Quoique d’une pâleur presque livide, cet homme avait une figure remarquablement belle ; ses yeux

étaientvifsetperçants;sonnezdroit,etpresquedeniveauaveclefront,indiquaitletypegrecdanstoutesapureté,etsesdents,blanchescommedesperles,ressortaientadmirablementsouslamoustachenoirequilesencadrait.Seulementcettepâleurétaitétrange;oneûtditunhommeenfermédepuislongtempsdansuntombeau,

etquin’eûtpaspureprendrelacarnationdesvivants.Sansêtred’unegrandetaille,ilétaitbienfaitdureste,et,commeleshommesduMidi,avaitlesmains

etlespiedspetits.Mais ce qui étonna Franz, qui avait traité de rêve le récit de Gaetano, ce fut la somptuosité de

l’ameublement.Toutelachambreétaittendued’étoffesturquesdecouleurcramoisieetbrochéesdefleursd’or.Dans

unenfoncementétaituneespècededivansurmontéd’untrophéed’armesarabesàfourreauxdevermeiletàpoignéesresplendissantesdepierreries;auplafond,pendaitunelampeenverredeVenise,d’uneformeetd’unecouleurcharmantes,et lespiedsreposaientsuruntapisdeTurquiedanslequel ilsenfonçaientjusqu’àlacheville:desportièrespendaientdevantlaporteparlaquelleFranzétaitentré,etdevantuneautreportedonnantpassagedansunesecondechambrequiparaissaitsplendidementéclairée.L’hôtelaissauninstantFranztoutàsasurprise,etd’ailleursilluirendaitexamenpourexamen,etnele

quittaitpasdesyeux.«Monsieur, luidit-ilenfin,mille foispardondesprécautionsque l’onaexigéesdevouspourvous

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introduirechezmoi:mais,commelaplupartdutempscetteîleestdéserte,silesecretdecettedemeureétaitconnu,jetrouveraissansdoute,enrevenant,monpied-à-terreenassezmauvaisétat,cequimeseraitfortdésagréable,nonpaspourlapertequecelamecauserait,maisparcequejen’auraispaslacertitudedepouvoir,quand je leveux,meséparerdu restede la terre.Maintenant, jevais tâcherdevous faireoubliercepetitdésagrément,envousoffrantcequevousn’espériezcertespastrouverici,c’est-à-direunsouperpassableetd’assezbonslits.–Mafoi,moncherhôte,réponditFranz,ilnefautpasvousexcuserpourcela.J’aitoujoursvuquel’on

bandait les yeux aux gens qui pénétraient dans les palais enchantés : voyez plutôt Raoul dans lesHuguenots et véritablement je n’ai pas à me plaindre, car ce que vous me montrez fait suite auxmerveillesdesMilleetuneNuits.–Hélas! jevousdiraicommeLucullus:Si j’avaissuavoir l’honneurdevotrevisite, jem’yserais

préparé.Maisenfin,telqu’estmonermitage,jelemetsàvotredisposition;telqu’ilest,monsoupervousestoffert.Ali,sommes-nousservis?»Presqueaumêmeinstant,laportièresesouleva,etunNègrenubien,noircommel’ébèneetvêtud’une

simpletuniqueblanche,fitsigneàsonmaîtrequ’ilpouvaitpasserdanslasalleàmanger.«Maintenant,ditl’inconnuàFranz,jenesaissivousêtesdemonavis,maisjetrouvequerienn’est

gênant comme de rester deux ou trois heures en tête-à-tête sans savoir de quel nom ou de quel titres’appeler.Remarquezquejerespectetroplesloisdel’hospitalitépourvousdemanderouvotrenomouvotre titre ; jevousprie seulementdemedésigneruneappellationquelconque,à l’aidede laquelle jepuisse vous adresser la parole. Quant à moi, pour vousmettre à votre aise je vous dirai que l’on al’habitudedem’appelerSimbadlemarin.–Etmoi,repritFranz,jevousdiraique,commeilnememanque,pourêtredanslasituationd’Aladin,

que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à ce que, pour le moment, vousm’appeliezAladin.Celanenoussortirapasdel’Orient,oùjesuistentédecroirequej’aiététransportéparlapuissancedequelquebongénie.–Ehbien,seigneurAladin,fitl’étrangeamphitryon,vousavezentenduquenousétionsservis,n’est-ce

pas?veuillezdoncprendrelapeined’entrerdanslasalleàmanger;votretrèshumbleserviteurpassedevantvouspourvousmontrerlechemin.»Etàcesmots,soulevantlaportière,SimbadpassaeffectivementdevantFranz.Franz marchait d’enchantements en enchantements ; la table était splendidement servie. Une fois

convaincu de ce point important, il porta les yeux autour de lui. La salle à manger était non moinssplendidequeleboudoirqu’ilvenaitdequitter;elleétaittoutenmarbre,avecdesbasreliefsantiquesduplus grand prix, et aux deux extrémités de cette salle, qui était oblongue, deux magnifiques statuesportaientdescorbeillessurleurstêtes.Cescorbeillescontenaientdeuxpyramidesdefruitsmagnifiques;c’étaientdes ananasdeSicile, desgrenadesdeMalaga,desorangesdes îlesBaléares, despêchesdeFranceetdesdattesdeTunis.Quantausouper,ilsecomposaitd’unfaisanrôtientourédemerlesdeCorse,d’unjambondesanglierà

lagelée,d’unquartierdechevreauàlatartare,d’unturbotmagnifiqueetd’unegigantesquelangouste.Lesintervallesdesgrandsplatsétaientremplispardepetitsplatscontenantlesentremets.Lesplatsétaientenargent,lesassiettesenporcelaineduJapon.Franzsefrottalesyeuxpours’assurerqu’ilnerêvaitpas.Aliseulétaitadmisàfaireleserviceets’enacquittaitfortbien.Leconviveenfitcomplimentàson

hôte.«Oui,repritcelui-ci,toutenfaisantleshonneursdesonsouperaveclaplusgrandeaisance;oui,c’est

unpauvrediablequim’estfortdévouéetquifaitdesonmieux.Ilsesouvientquejeluiaisauvélavie,etcommeiltenaitàsatête,àcequ’ilparaît,ilm’agardéquelquereconnaissancedelaluiavoirconservée.»

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Alis’approchadesonmaître,luipritlamainetlabaisa.«Etserait-cetropindiscret,seigneurSimbad,ditFranz,devousdemanderenquellecirconstancevous

avezfaitcettebelleaction?–Oh!monDieu,c’estbiensimple,réponditl’hôte.Ilparaîtqueledrôleavaitrôdéplusprèsdusérail

dubeydeTunisqu’iln’étaitconvenabledelefaireàungaillarddesacouleur;desortequ’ilavaitétécondamnéparlebeyàavoirlalangue,lamainetlatêtetranchées:lalanguelepremierjour,lamainlesecond,etlatêteletroisième.J’avaistoujourseuenvied’avoirunmuetàmonservice;j’attendisqu’ileûtlalanguecoupée,etj’allaiproposeraubeydemeledonnerpourunmagnifiquefusilàdeuxcoupsqui,laveille,m’avaitparuéveillerlesdésirsdeSaHautesse.Ilbalançauninstant,tantiltenaitàenfiniraveccepauvrediable.Maisj’ajoutaiàcefusiluncouteaudechasseanglaisaveclequelj’avaishachéleyatagandeSaHautesse;desortequelebeysedécidaàluifairegrâcedelamainetdelatête,maisàconditionqu’ilneremettraitjamaislepiedàTunis.Larecommandationétaitinutile.Duplusloinquelemécréantaperçoitlescôtesd’Afrique,ilsesauveàfonddecale,etl’onnepeutlefairesortirdelàquelorsqu’onesthorsdevuedelatroisièmepartiedumonde.»Franz restaunmomentmuetetpensif, cherchantcequ’ildevaitpenserde labonhomiecruelleavec

laquellesonhôtevenaitdeluifairecerécit.«Et,commel’honorablemarindontvousavezprislenom,dit-ilenchangeantdeconversation,vous

passezvotrevieàvoyager?– Oui ; c’est un vœu que j’ai fait dans un temps où je ne pensais guère pouvoir l’accomplir, dit

l’inconnuensouriant.J’enaifaitquelques-unscommecela,etqui,jel’espère,s’accomplironttousàleurtour.»QuoiqueSimbadeûtprononcécesmotsavecleplusgrandsang-froid,sesyeuxavaientlancéunregard

deférocitéétrange.«Vousavezbeaucoupsouffertmonsieur?»luiditFranz.Simbadtressaillitetleregardafixement.«Àquoivoyez-vouscela?demanda-t-il.–Àtout,repritFranz:àvotrevoix,àvotreregard,àvotrepâleur,etàlaviemêmequevousmenez.–Moi!jemènelavielaplusheureusequejeconnaisse,unevéritableviedepacha;jesuisleroide

lacréation:jemeplaisdansunendroit,j’yreste;jem’ennuie,jepars;jesuislibrecommel’oiseau,j’aidesailescommelui;lesgensquim’entourentm’obéissentsurunsigne.Detempsentemps,jem’amuseàraillerlajusticehumaineenluienlevantunbanditqu’ellecherche,uncriminelqu’ellepoursuit.Puisj’aima justice àmoi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamneou qui absout, et à laquellepersonnen’arienàvoir.Ah!sivousaviezgoûtédemavie,vousn’envoudriezplusd’autre,etvousnerentreriezjamaisdanslemonde,àmoinsquevousn’eussiezquelquegrandprojetàyaccomplir.–Unevengeance!parexemple»,ditFranz.L’inconnu fixa sur le jeunehommeundeces regardsquiplongentauplusprofondducœuretde la

pensée.«Etpourquoiunevengeance?demanda-t-il.–Parceque,repritFranz,vousm’aveztoutl’aird’unhommequi,persécutéparlasociété,auncompte

terribleàrégleravecelle.–Ehbien,fitSimbadenriantdesonrireétrange,quimontraitsesdentsblanchesetaiguës,vousn’y

êtespas;telquevousmevoyez,jesuisuneespècedephilanthrope,etpeut-êtreunjourirai-jeàParispourfaireconcurrenceàM.Appertetàl’hommeauPetitManteauBleu.–Etceseralapremièrefoisquevousferezcevoyage?–Oh!monDieu,oui.J’ail’aird’êtrebienpeucurieux,n’est-cepas?maisjevousassurequ’iln’ya

pasdemafautesij’aitanttardé,celaviendraunjouroul’autre!–Etcomptez-vousfairebientôtcevoyage?

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–Jenesaisencore,ildépenddecirconstancessoumisesàdescombinaisonsincertaines.–Jevoudraisyêtreàl’époqueoùvousyviendrez,jetâcheraisdevousrendre,entantqu’ilseraiten

monpouvoir,l’hospitalitéquevousmedonnezsilargementàMonte-Cristo.–J’accepteraisvotreoffreavecungrandplaisir,repritl’hôte;maismalheureusement,sij’yvais,ce

serapeut-êtreincognito.»Cependant,lesoupers’avançaitetparaissaitavoirétéserviàlaseuleintentiondeFranz,caràpeinesi

l’inconnuavait touchéduboutdesdentsàunoudeuxplatsdusplendidefestinqu’il luiavaitoffert,etauquelsonconviveinattenduavaitfaitsilargementhonneur.Enfin,Aliapportaledessert,ouplutôtpritlescorbeillesdesmainsdesstatuesetlesposasurlatable.Entrelesdeuxcorbeilles,ilplaçaunepetitecoupedevermeilferméeparuncouvercledemêmemétal.LerespectaveclequelAliavaitapportécettecoupepiqualacuriositédeFranz.Illevalecouvercleet

vit une espèce de pâte verdâtre qui ressemblait à des confitures d’angélique, mais qui lui étaitparfaitementinconnue.Il replaça le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe contenait après avoir remis le couvercle

qu’avantdel’avoirlevé,et,enreportantlesyeuxsursonhôte,illevitsouriredesondésappointement.«Vousnepouvezpasdeviner, luiditcelui-ci,quelleespècedecomestiblecontientcepetitvase,et

celavousintrigue,n’est-cepas?–Jel’avoue.–Ehbien,cettesortedeconfitureverten’estniplusnimoinsque l’ambroisiequ’Hébéservaità la

tabledeJupiter.–Maiscetteambroisie,ditFranz,a sansdoute,enpassantpar lamaindeshommes,perdusonnom

célestepourprendreunnomhumain;enlanguevulgaire,commentcetingrédient,pourlequel,aureste,jenemesenspasunegrandesympathie,s’appelle-t-il?–Eh!voilà justementcequi révèlenotreoriginematérielle,s’écriaSimbad ;souventnouspassons

ainsi auprès du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l’avons vu et regardé, sans lereconnaître.Êtes-vousunhommepositifetl’orest-ilvotredieu,goûtezàceci,etlesminesduPérou,deGuzarate et de Golconde vous seront ouvertes. Êtes-vous un homme d’imagination, êtes-vous poète,goûtezencoreàceci,etlesbarrièresdupossibledisparaîtront;leschampsdel’infinivonts’ouvrir,vousvous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans le domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vousambitieuxcourez-vousaprès lesgrandeursde la terre,goûtezdececi toujours, etdansuneheurevousserezroi,nonpasroid’unpetitroyaumecachédansuncoindel’Europe,commelaFrance,l’Espagneoul’Angleterre mais roi du monde, roi de l’univers, roi de la création. Votre trône sera dressé sur lamontagne où Satan emporta Jésus ; et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans être forcé de luibaiserlagriffe,vousserezlesouverainmaîtredetouslesroyaumesdelaterre.N’est-cepastentant,cequejevousoffrelàdites,etn’est-cepasunechosebienfacilepuisqu’iln’yaquecelaàfaire?Regardez.»Àcesmots,ildécouvritàsontourlapetitecoupedevermeilquicontenaitlasubstancetantlouée,prit

une cuillerée à café des confituresmagiques, la porta à sa bouche et la savoura lentement, les yeux àmoitiéfermés,etlatêterenverséeenarrière.Franzluilaissatoutletempsd’absorbersonmetsfavori,puis,lorsqu’illevitunpeurevenuàlui:«Maisenfin,dit-il,qu’est-cequecemetssiprécieux?–Avez-vousentenduparlerduVieuxdelaMontagne,luidemandasonhôte,lemêmequivoulutfaire

assassinerPhilippeAuguste?–Sansdoute.–Ehbien,voussavezqu’ilrégnaitsurunerichevalléequidominaitlamontagned’oùilavaitprisson

nompittoresque.DanscettevalléeétaientdemagnifiquesjardinsplantésparHassen-ben-Sabah,et,danscesjardins,despavillonsisolés.C’estdanscespavillonsqu’ilfaisaitentrersesélus,etlàilleurfaisait

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manger, ditMarco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, aumilieu de plantestoujours fleuries, de fruits toujours mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gensbienheureuxprenaientpour la réalité,c’étaitunrêve ;maisunrêvesidoux,sienivrant,sivoluptueux,qu’ilssevendaientcorpsetâmeàceluiqui le leuravaitdonné,etqu’obéissantàsesordrescommeàceuxdeDieu,ilsallaientfrapperauboutdumondelavictimeindiquée,mourantdanslestorturessansseplaindreàlaseuleidéequelamortqu’ilssubissaientn’étaitqu’unetransitionàcetteviededélicesdontcetteherbesainte,serviedevantvous,leuravaitdonnéunavant-goût.–Alors,s’écriaFranz,c’estduhachisch!Oui,jeconnaiscela,denomdumoins.–Justement,vousavezditlemot,seigneurAladin,c’estduhachisch,toutcequisefaitdemeilleuret

depluspurenhachischàAlexandrie,duhachischd’Abougor,legrandfaiseur,l’hommeunique,l’hommeà qui l’on devrait bâtir un palais avec cette inscription : Au marchand du bonheur, le mondereconnaissant.–Savez-vous,luiditFranz,quej’aibienenviedejugerparmoi-mêmedelavéritéoudel’exagération

devoséloges?– Jugez par vous-même,mon hôte, jugez ; mais ne vous en tenez pas à une première expérience :

commeen toutechose, il fauthabituer les sensàune impressionnouvelle,douceouviolente, tristeoujoyeuse.Ilyauneluttedelanaturecontrecettedivinesubstance,delanaturequin’estpasfaitepourlajoieetquisecramponneàladouleur.Ilfautquelanaturevaincuesuccombedanslecombat,ilfautquelaréalitésuccèdeaurêve;etalorslerêverègneenmaître,alorsc’estlerêvequidevientlavieetlaviequidevientlerêve:maisquelledifférencedanscettetransfiguration!c’est-à-direqu’encomparantlesdouleursdel’existenceréelleauxjouissancesdel’existencefactice,vousnevoudrezplusvivrejamais,etquevousvoudrezrêvertoujours.Quandvousquitterezvotremondeàvouspourlemondedesautres,ilvoussemblerapasserd’unprintempsnapolitainàunhiverlapon,ilvoussembleraquitterleparadispourlaterre,lecielpourl’enfer.Goûtezduhachisch,monhôte!goûtez-en!»Pourtouteréponse,Franzpritunecuilleréedecettepâtemerveilleuse,mesuréesurcellequ’avaitprise

sonamphitryon,etlaportaàsabouche.«Diable!fit-ilaprèsavoiravalécesconfituresdivines,jenesaispasencoresilerésultatseraaussi

agréablequevousledites,maislachosenemeparaîtpasaussisucculentequevousl’affirmez.– Parce que les houppes de votre palais ne sont pas encore faites à la sublimité de la substance

qu’elles dégustent. Dites-moi : est-ce que dès la première fois vous avez aimé les huîtres, le thé, leporter, les truffes, toutes choses que vous avez adorées par la suite ? Est-ce que vous comprenez lesRomains, qui assaisonnaient les faisans avec de l’assafœtida, et les Chinois, qui mangent des nidsd’hirondelles?Eh!monDieu,non.Ehbien,ilenestdemêmeduhachisch:mangez-enhuitjoursdesuiteseulement,nullenourritureaumondenevousparaîtraatteindreà la finessedecegoûtquivousparaîtpeut-êtreaujourd’huifadeetnauséabond.D’ailleurs,passonsdanslachambreàcôté,c’est-à-diredansvotrechambre,etAlivanousservirlecaféetnousdonnerdespipes.»Tousdeux se levèrent, et,pendantqueceluiqui s’étaitdonné lenomdeSimbad, etquenousavons

ainsinomméde tempsen temps,defaçonàpouvoir,commesonconvive, luidonnerunedénominationquelconque,donnaitquelquesordresàsondomestique,Franzentradanslachambreattenante.Celle-ciétaitd’unameublementplussimplequoiquenonmoinsriche.Elleétaitdeformeronde,etun

granddivanenfaisaittoutletour.Maisdivan,murailles,plafondsetparquetétaienttouttendusdepeauxmagnifiques, douces et moelleuses comme les plus moelleux tapis ; c’étaient des peaux de lions del’Atlasauxpuissantescrinières;c’étaientdespeauxdetigresduBengaleauxchaudesrayures,despeauxdepanthèresduCaptachetéesjoyeusementcommecellequiapparaîtàDantès,enfindespeauxd’oursdeSibérie,derenardsdeNorvège,ettoutescespeauxétaientjetéesenprofusionlesunessurlesautres,defaçonqu’oneûtcrumarchersurlegazonleplusépaisetreposersurlelitleplussoyeux.Tousdeuxsecouchèrentsur ledivan,deschibouquesauxtuyauxdejasminetauxbouquinsd’ambre

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étaientàlaportéedelamain,ettoutespréparéespourqu’onn’eûtpasbesoindefumerdeuxfoisdanslamême.Ilsenprirentchacunune.Alilesalluma,etsortitpourallerchercherlecafé.Il y eut un moment de silence, pendant lequel Simbad se laissa aller aux pensées qui semblaient

l’occuper sans cesse,mêmeaumilieude sa conversation, etFranz s’abandonnaà cette rêveriemuettedanslaquelleontombepresquetoujoursenfumantd’excellenttabac,quisembleemporteraveclafuméetouteslespeinesdel’espritetrendreenéchangeaufumeurtouslesrêvesdel’âme.Aliapportalecafé.«Commentleprendrez-vous?ditl’inconnu:àlafrançaiseouàlaturque,fortouléger,sucréounon

sucré,passéoubouilli?àvotrechoix:ilyenadepréparédetouteslesfaçons.–Jeleprendraiàlaturque,réponditFranz.– Et vous avez raison, s’écria son hôte, cela prouve que vous avez des dispositions pour la vie

orientale. Ah ! les Orientaux, voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui sachent vivre ! Quant àmoiajouta-t-ilavecundecessingulierssouriresquin’échappaientpasau jeunehomme,quand j’aurai finimes affaires à Paris, j’iraimourir enOrient et si vous voulezme retrouver alors, il faudra venirmechercherauCaire,àBagdad,ouàIspahan.–Mafoi,ditFranz,ceseralachosedumondelaplusfacile,car jecroisqu’ilmepoussedesailes

d’aigles,et,aveccesailesjeferaisletourdumondeenvingt-quatreheures.–Ah ! ah ! c’est le hachisch qui opère, eh bien ouvrez vos ailes et envolez-vous dans les régions

surhumaines;necraignezrien,onveillesurvous,etsi,commecellesd’Icare,vosailesfondentausoleilnoussommeslàpourvousrecevoir.AlorsilditquelquesmotsarabesàAli,quifitungested’obéissanceetseretira,maissanss’éloigner.QuantàFranz,uneétrangetransformations’opéraitenlui.Toutelafatiguephysiquedelajournée,toute

la préoccupation d’esprit qu’avaient fait naître les événements du soir disparaissaient commedans cepremier moment de repos où l’on vit encore assez pour sentir venir le sommeil. Son corps semblaitacquérir une légèreté immatérielle, son esprit s’éclaircissait d’une façon inouïe, ses sens semblaientdoublerleursfacultés;l’horizonallaittoujourss’élargissant,maisnonpluscethorizonsombresurlequelplanaitunevague terreuretqu’ilavaitvuavant sonsommeil,maisunhorizonbleu, transparent,vaste,avectoutcequelamerad’azur,avectoutcequelesoleiladepaillettes,avectoutcequelabriseadeparfums;puis,aumilieudeschantsdesesmatelots,chantssilimpidesetsiclairsqu’oneneûtfaituneharmonie divine si on eût pu les noter, il voyait apparaître l’île deMonte-Cristo, non plus commeunécueilmenaçantsurlesvagues,maiscommeuneoasisperduedansledésert;puisàmesurequelabarqueapprochait,leschantsdevenaientplusnombreux,caruneharmonieenchanteresseetmystérieusemontaitdecetteîleàDieu,commesiquelquefée,commeLorelay,ouquelqueenchanteurcommeAmphion,eûtvouluyattireruneâmeouybâtiruneville.Enfinlabarquetouchalarive,maissanseffort,sanssecoussecommeleslèvrestouchentleslèvres,et

il rentra dans la grotte sans que cette musique charmante cessât. Il descendit ou plutôt il lui sembladescendrequelquesmarches,respirantcetairfraisetembaumécommeceluiquidevaitrégnerautourdelagrottedeCircé,faitdetelsparfumsqu’ilsfontrêverl’esprit,detellesardeursqu’ellesfontbrûlerlessens,etilrevittoutcequ’ilavaitvuavantsonsommeil,depuisSimbad,l’hôtefantastique,jusqu’àAli,leserviteurmuet ;puis tout semblas’effaceret seconfondresoussesyeux,comme lesdernièresombresd’une lanternemagique qu’on éteint, et il se retrouva dans la chambre aux statues, éclairée seulementd’unedeceslampesantiquesetpâlesquiveillentaumilieudelanuitsurlesommeiloulavolupté.C’étaientbien lesmêmesstatues richesdeforme,de luxureetdepoésie,auxyeuxmagnétiques,aux

sourires lascifs, aux chevelures opulentes. C’était Phryné, Cléopâtre, Messaline, ces trois grandescourtisanes:puisaumilieudecesombresimpudiquesseglissait,commeunrayonpur,commeunangechrétienaumilieudel’Olympe,unedecesfigureschastes,unedecesombrescalmes,unedecesvisionsdoucesquisemblaitvoilersonfrontvirginalsoustoutescesimpuretésdemarbre.

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Alorsilluiparutquecestroisstatuesavaientréunileurstroisamourspourunseulhomme,etquecethommec’était lui,qu’elless’approchaientdulitoù il rêvaitunsecondsommeil, lespiedsperdusdansleurslonguestuniquesblanches,lagorgenue,lescheveuxsedéroulantcommeuneonde,avecunedecesposesauxquellessuccombaient lesdieux,maisauxquellesrésistaient lessaints,avecundecesregardsinflexibles et ardents comme celui du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regardsdouloureuxcommeuneétreinte,voluptueuxcommeunbaiser.IlsemblaàFranzqu’il fermait lesyeux,etqu’à travers ledernierregardqu’il jetaitautourde lui il

entrevoyaitlastatuepudiquequisevoilaitentièrement;puissesyeuxfermésauxchosesréelles,sessenss’ouvrirentauximpressionsimpossibles.Alorscefutunevoluptésanstrêve,unamoursansrepos,commeceluiquepromettaitleProphèteàses

élus.Alorstoutescesbouchesdepierresefirentvivantes,toutescespoitrinessefirentchaudes,aupointquepourFranz,subissantpourlapremièrefoisl’empireduhachisch,cetamourétaitpresqueunedouleur,cettevoluptépresqueunetorture,lorsqu’ilsentaitpassersursabouchealtéréeleslèvresdecesstatues,souples et froides comme les anneaux d’une couleuvre ;mais plus ses bras tentaient de repousser cetamour inconnu, plus ses sens subissaient le charmede ce songemystérieux, si bienqu’après une luttepourlaquelleoneûtdonnésonâme,ils’abandonnasansréserveetfinitparretomberhaletant,brûlédefatigue,épuisédevolupté,souslesbaisersdecesmaîtressesdemarbreetsouslesenchantementsdecerêveinouï.

FINDUTOMEPREMIER

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