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Par Alexandre Dumas. Tome I.
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LeComtedeMonte-Cristo-TomeIAlexandreDumas
Publication:1845Catégorie(s):Fiction,Historique,XIXesiècleSource:http://www.ebooksgratuits.com
"HTMLTidyforFreeBSD(vers7December2008),seewww.w3.org"/>AProposDumas:AlexandreDumas,père,bornDumasDavydelaPailleterie(July24,1802–December5,1870)wasaFrenchwriter,bestknownforhisnumeroushistoricalnovelsof
highadventurewhichhavemadehimoneofthemostwidelyreadFrenchauthorsintheworld.Manyofhisnovels,includingTheCountofMonteCristo,TheThreeMusketeers, andTheMan in the IronMaskwere serialized, and he alsowrote plays andmagazine
articlesandwasaprolificcorrespondent.Source:Wikipedia
DisponiblesurFeedbooksDumas:
LesTroismousquetaires(1844)LeComtedeMonte-Cristo-TomeII(1845)LeComtedeMonte-Cristo-TomeIII(1845)LeComtedeMonte-Cristo-TomeIV(1845)LaReineMargot(1845)"http://generation.feedbooks.com/book/506.epub">Vingtansaprès(1845)"http://generation.feedbooks.com/book/4163.epub">JosephBalsamo-TomeI(LesMémoiresd'unmédecin)(1848)"http://generation.feedbooks.com/book/4164.epub">JosephBalsamo-TomeII(LesMémoiresd'unmédecin)(1848)
LeCollierdelaReine-TomeI(LesMémoiresd'unmédecin)(1850)"http://generation.feedbooks.com/book/4169.epub">Ange Pitou - Tome I (LesMémoires d'un
médecin)(1851)
Note:CelivrevousestoffertparFeedbooks."http://www.feedbooks.com">http://www.feedbooks.com
Ilestdestinéàuneutilisationstrictementpersonnelleetnepeutenaucuncasêtrevendu.
I–Marseille.–L’arrivée.
Le 24 février 1815, la vigie deNotre-Dame de laGarde signala le trois-mâts lePharaon, venant deSmyrne,TriesteetNaples.Commed’habitude,unpilotecôtierpartitaussitôtduport,rasalechâteaud’If,etallaaborderlenavire
entrelecapdeMorgionetl’îledeRion.Aussitôt,commed’habitudeencore,laplate-formedufortSaint-Jeans’étaitcouvertedecurieux;car
c’est toujours une grande affaire à Marseille que l’arrivée d’un bâtiment, surtout quand ce bâtiment,commelePharaon,aétéconstruit,gréé,arrimésurleschantiersdelavieillePhocée,etappartientàunarmateurdelaville.Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avait heureusement franchi le détroit que quelque secousse
volcaniqueacreuséentrel’îledeCalasareigneetl’îledeJaros;ilavaitdoubléPomègue,etils’avançaitsoussestroishuniers,songrandfocetsabrigantine,maissi lentementetd’unealluresi triste,quelescurieux, avec cet instinct qui pressent unmalheur, se demandaient quel accident pouvait être arrivé àbord.Néanmoinslesexpertsennavigationreconnaissaientquesiunaccidentétaitarrivé,cenepouvaitêtreaubâtimentlui-même;carils’avançaitdanstouteslesconditionsd’unnavireparfaitementgouverné: sonancre était enmouillage, seshaubansdebeauprédécrochés ; et prèsdupilote, qui s’apprêtait àdirigerlePharaonpar l’étroiteentréeduportdeMarseille,étaitun jeunehommeaugeste rapideetàl’œilactif,quisurveillaitchaquemouvementdunavireetrépétaitchaqueordredupilote.La vague inquiétude qui planait sur la foule avait particulièrement atteint un des spectateurs de
l’esplanadedeSaint-Jean,desortequ’ilneputattendrel’entréedubâtimentdansleport;ilsautadansune petite barque et ordonna de ramer au-devant duPharaon, qu’il atteignit en face de l’anse de laRéserve.Envoyantvenircethomme, le jeunemarinquittasonposteàcôtédupilote,etvint, lechapeauà la
main,s’appuyeràlamurailledubâtiment.C’étaitunjeunehommededix-huitàvingtans,grand,svelte,avecdebeauxyeuxnoirsetdescheveux
d’ébène;ilyavaitdanstoutesapersonnecetaircalmeetderésolutionparticulierauxhommeshabituésdepuisleurenfanceàlutteravecledanger.«Ah ! c’estvous,Dantès ! cria l’hommeà labarque ; qu’est-il doncarrivé, etpourquoi cet airde
tristesserépandusurtoutvotrebord?–Ungrandmalheur,monsieurMorrel!réponditlejeunehomme,ungrandmalheur,pourmoisurtout:à
lahauteurdeCivita-Vecchia,nousavonsperducebravecapitaineLeclère.–Etlechargement?demandavivementl’armateur.–Ilestarrivéàbonport,monsieurMorrel,etjecroisquevousserezcontentsouscerapport;maisce
pauvrecapitaineLeclère…–Que lui est-ildoncarrivé?demanda l’armateurd’unairvisiblement soulagé ;que lui est-ildonc
arrivé,àcebravecapitaine?–Ilestmort.–Tombéàlamer?–Non,monsieur;mortd’unefièvrecérébrale,aumilieud’horriblessouffrances.»Puis,seretournantversseshommes:«Holàhé!dit-il,chacunàsonpostepourlemouillage!»L’équipageobéit.Aumêmeinstant,leshuitoudixmatelotsquilecomposaients’élancèrentlesunssur
lesécoutes,lesautressurlesbras,lesautresauxdrisses,lesautresauxhallebasdesfocs,enfinlesautresauxcarguesdesvoiles.Lejeunemarinjetauncoupd’œilnonchalantsurcecommencementdemanœuvre,et,voyantqueses
ordresallaients’exécuter,ilrevintàsoninterlocuteur.«Etcommentcemalheurest-ildoncarrivé?continual’armateur,reprenantlaconversationoùlejeune
marinl’avaitquittée.– Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprévue : après une longue conversation avec le
commandant du port, le capitaine Leclère quittaNaples fort agité ; au bout de vingt-quatre heures, lafièvreleprit;troisjoursaprès,ilétaitmort…«Nous lui avons fait les funérailles ordinaires, et il repose, décemment enveloppé dans un hamac,
avecunbouletdetrente-sixauxpiedsetunàlatête,àlahauteurdel’îled’ElGiglio.Nousrapportonsàsaveuvesacroixd’honneuretsonépée.C’étaitbienlapeine,continualejeunehommeavecunsouriremélancolique,defairedixanslaguerreauxAnglaispourenarriveràmourir,commetoutlemonde,danssonlit.–Dame!quevoulez-vous,monsieurEdmond,reprit l’armateurquiparaissaitseconsolerdeplusen
plus,noussommestousmortels,etilfautbienquelesanciensfassentplaceauxnouveaux,sanscelailn’yauraitpasd’avancement;etdumomentquevousm’assurezquelacargaison…–Estenbonétat,monsieurMorrel,jevousenréponds.Voiciunvoyagequejevousdonneleconseil
denepointescompterpour25.000francsdebénéfice.»Puis,commeonvenaitdedépasserlatourronde:«Rangeàcarguerlesvoilesdehune,lefocetlabrigantine!crialejeunemarin;faitespenaud!»L’ordres’exécutaavecpresqueautantdepromptitudequesurunbâtimentdeguerre.«Amèneetcarguepartout!»Auderniercommandement,touteslesvoiless’abaissèrent,etlenavires’avançad’unefaçonpresque
insensible,nemarchantplusqueparl’impulsiondonnée.«Etmaintenant,sivousvoulezmonter,monsieurMorrel,ditDantèsvoyantl’impatiencedel’armateur,
voicivotrecomptable,M.Danglars,quisortdesacabine,etquivousdonneratouslesrenseignementsquevouspouvezdésirer.Quantàmoi,ilfautquejeveilleaumouillageetquejemettelenavireendeuil.»L’armateurneselefitpasdiredeuxfois.IlsaisituncâblequeluijetaDantès,et,avecunedextérité
quieût faithonneuràunhommedemer, ilgravit leséchelonsclouéssur le flancrebondidubâtiment,tandisquecelui-ci,retournantàsonpostedesecond,cédaitlaconversationàceluiqu’ilavaitannoncésouslenomdeDanglars,etqui,sortantdesacabine,s’avançaiteffectivementau-devantdel’armateur.Lenouveauvenuétaitunhommedevingt-cinqàvingt-sixans,d’unefigureassezsombre,obséquieux
enverssessupérieurs,insolentenverssessubordonnés:aussi,outresontitred’agentcomptable,quiesttoujours un motif de répulsion pour les matelots, était-il généralement aussi mal vu de l’équipagequ’EdmondDantèsaucontraireenétaitaimé.«Ehbien,monsieurMorrel,ditDanglars,voussavezlemalheur,n’est-cepas?–Oui,oui,pauvrecapitaineLeclère!c’étaitunbraveethonnêtehomme!–Etunexcellentmarinsurtout,vieillientrelecieletl’eau,commeilconvientàunhommechargédes
intérêtsd’unemaisonaussiimportantequemaisonMorreletfils,réponditDanglars.–Mais,dit l’armateur,suivantdesyeuxDantèsquicherchaitsonmouillage,maisilmesemblequ’il
n’yapasbesoind’être sivieuxmarinquevous ledites,Danglars,pourconnaître sonmétier, etvoicinotreamiEdmondquifaitlesien,cemesemble,enhommequin’abesoindedemanderdesconseilsàpersonne.–Oui,ditDanglarsenjetantsurDantèsunregardobliqueoùbrillaunéclairdehaine,oui,c’estjeune,
etcelanedoutederien.Àpeinelecapitainea-t-ilétémortqu’ilaprislecommandementsansconsulterpersonne, et qu’il nous a fait perdre un jour et demi à l’île d’Elbe au lieu de revenir directement àMarseille.–Quantàprendrelecommandementdunavire,ditl’armateur,c’étaitsondevoircommesecond;quant
à perdre un jour et demi à l’île d’Elbe, il a eu tort ; àmoins que le navire n’ait eu quelque avarie àréparer.–Lenavireseportaitcommejemeporte,etcommejedésirequevousvousportiez,monsieurMorrel;
etcettejournéeetdemieaétéperdueparpurcaprice,pourleplaisird’alleràterre,voilàtout.–Dantès,ditl’armateurseretournantverslejeunehomme,venezdoncici.–Pardon,monsieur,ditDantès,jesuisàvousdansuninstant.»Puiss’adressantàl’équipage:«Mouille!»dit-il.Aussitôt l’ancre tomba,et lachaîne filaavecbruit.Dantès restaà sonposte,malgré laprésencedu
pilote,jusqu’àcequecettedernièremanœuvrefûtterminée;puisalors:«Abaissezlaflammeàmi-mât,mettezlepavillonenberne,croisezlesvergues!–Vousvoyez,ditDanglars,ilsecroitdéjàcapitaine,surmaparole.–Etill’estdefait,ditl’armateur.–Oui,saufvotresignatureetcelledevotreassocié,monsieurMorrel.–Dame!pourquoinelelaisserions-nouspasàceposte?ditl’armateur.Ilestjeune,jelesaisbien,
maisilmeparaîttoutàlachose,etfortexpérimentédanssonétat.»UnnuagepassasurlefrontdeDanglars.«Pardon,monsieurMorrel,ditDantèsens’approchant;maintenantquelenavireestmouillé,mevoilà
toutàvous:vousm’avezappelé,jecrois?»Danglarsfitunpasenarrière.«Jevoulaisvousdemanderpourquoivousvousétiezarrêtéàl’îled’Elbe?–Jel’ignore,monsieur;c’étaitpouraccomplirundernierordreducapitaineLeclère,qui,enmourant,
m’avaitremisunpaquetpourlegrandmaréchalBertrand.–L’avez-vousdoncvu,Edmond?–Qui?–Legrandmaréchal?–Oui.»Morrelregardaautourdelui,ettiraDantèsàpart.«Etcommentval’Empereur?demanda-t-ilvivement.–Bien,autantquej’aiepuenjugerparmesyeux.–Vousavezdoncvul’Empereuraussi?–Ilestentréchezlemaréchalpendantquej’yétais.–Etvousluiavezparlé?–C’est-à-direquec’estluiquim’aparlé,monsieur,ditDantèsensouriant.–Etquevousa-t-ildit?–Ilm’afaitdesquestionssurlebâtiment,surl’époquedesondépartpourMarseille,surlaroutequ’il
avaitsuivieetsurlacargaisonqu’ilportait.Jecroisques’ileûtétévide,etquej’eneusseétélemaître,sonintentioneûtétédel’acheter;maisjeluiaiditquejen’étaisquesimplesecond,etquelebâtimentappartenaitàlamaisonMorreletfils.«Ah!ah!a-t-ildit,jelaconnais.LesMorrelsontarmateursdepèreenfils,etilyavaitunMorrelquiservaitdanslemêmerégimentquemoilorsquej’étaisengarnisonàValence.»–C’estpardieuvrai!s’écrial’armateurtoutjoyeux;c’étaitPolicarMorrel,mononcle,quiestdevenu
capitaine.Dantès,vousdirezàmononclequel’Empereurs’estsouvenudelui,etvousleverrezpleurer,le vieux grognard. Allons, allons, continua l’armateur en frappant amicalement sur l’épaule du jeunehomme,vousavezbienfait,Dantès,desuivrelesinstructionsducapitaineLeclèreetdevousarrêteràl’îled’Elbe,quoique,sil’onsavaitquevousavezremisunpaquetaumaréchaletcauséavecl’Empereur,celapourraitvouscompromettre.–Enquoivoulez-vous,monsieur,quecelamecompromette?ditDantès:jenesaispasmêmeceque
je portais, et l’Empereurnem’a fait que les questionsqu’il eût faites aupremier venu.Mais, pardon,repritDantès,voicilasantéetladouanequinousarrivent;vouspermettez,n’est-cepas?–Faites,faites,moncherDantès.»Lejeunehommes’éloigna,et,commeils’éloignait,Danglarsserapprocha.« Eh bien, demanda-t-il, il paraît qu’il vous a donné de bonnes raisons de sonmouillage à Porto-
Ferrajo?–D’excellentes,monchermonsieurDanglars.–Ah!tantmieux,réponditcelui-ci,carc’esttoujourspénibledevoiruncamaradequinefaitpasson
devoir.–Dantèsafaitlesien,réponditl’armateur,etiln’yarienàdire.C’étaitlecapitaineLeclèrequilui
avaitordonnécetterelâche.–ÀproposducapitaineLeclère,nevousa-t-ilpasremisunelettredelui?–Qui?–Dantès.–Àmoi,non!Enavait-ildoncune?–Jecroyaisqu’outrelepaquet,lecapitaineLeclèreluiavaitconfiéunelettre.–Dequelpaquetvoulez-vousparler,Danglars?–MaisdeceluiqueDantèsadéposéenpassantàPorto-Ferrajo?–Commentsavez-vousqu’ilavaitunpaquetàdéposeràPorto-Ferrajo?»Danglarsrougit.«Jepassaisdevantlaporteducapitainequiétaitentrouverte,etjeluiaivuremettrecepaquetetcette
lettreàDantès.–Ilnem’enapointparlé,ditl’armateur;maiss’ilacettelettre,ilmelaremettra.»Danglarsréfléchituninstant.«Alors,monsieurMorrel,jevousprie,dit-il,neparlezpointdecelaàDantès;jemeseraitrompé.»Encemoment,lejeunehommerevenait;Danglarss’éloigna.«Ehbien,moncherDantès,êtes-vouslibre?demandal’armateur.–Oui,monsieur.–Lachosen’apasétélongue.–Non, j’aidonnéauxdouaniers la listedemarchandises ; etquantà laconsigne,elleavait envoyé
aveclepilotecôtierunhommeàquij’airemisnospapiers.–Alors,vousn’avezplusrienàfaireici?»Dantèsjetaunregardrapideautourdelui.«Non,toutestenordre,dit-il.–Vouspouvezdoncalorsvenirdîneravecnous?–Excusez-moi,monsieurMorrel, excusez-moi, jevousprie,mais jedoismapremièrevisite àmon
père.Jen’ensuispasmoinsreconnaissantdel’honneurquevousmefaites.–C’estjuste,Dantès,c’estjuste.Jesaisquevousêtesbonfils.–Et…demandaDantèsavecunecertainehésitation,etilseportebien,quevoussachiez,monpère?–Maisjecroisqueoui,moncherEdmond,quoiquejenel’aiepasaperçu.–Oui,ilsetientenfermédanssapetitechambre.–Celaprouveaumoinsqu’iln’amanquéderienpendantvotreabsence.»Dantèssourit.«Monpèreestfier,monsieur,et,eût-ilmanquédetout,jedoutequ’ileûtdemandéquelquechoseàqui
quecesoitaumonde,exceptéàDieu.–Ehbien,aprèscettepremièrevisite,nouscomptonssurvous.–Excusez-moiencore,monsieurMorrel,maisaprèscettepremièrevisite,j’enaiunesecondequine
metientpasmoinsaucœur.–Ah!c’estvrai,Dantès;j’oubliaisqu’ilyaauxCatalansquelqu’unquidoitvousattendreavecnon
moinsd’impatiencequevotrepère:c’estlabelleMercédès.»Dantèssourit.« Ah ! ah ! dit l’armateur, cela ne m’étonne plus, qu’elle soit venue trois fois me demander des
nouvellesduPharaon.Peste!Edmond,vousn’êtespointàplaindre,etvousavezlàunejoliemaîtresse!–Cen’estpointmamaîtresse,monsieur,ditgravementlejeunemarin:c’estmafiancée.–C’estquelquefoistoutun,ditl’armateurenriant.–Paspournous,monsieur,réponditDantès.–Allons,allons,moncherEdmond,continual’armateur,quejenevousretiennepas;vousavezassez
bienfaitmesaffairespourquejevousdonnetoutloisirdefairelesvôtres.Avez-vousbesoind’argent?–Non,monsieur;j’aitousmesappointementsduvoyage,c’est-à-direprèsdetroismoisdesolde.–Vousêtesungarçonrangé,Edmond.–Ajoutezquej’aiunpèrepauvre,monsieurMorrel.–Oui, oui, je sais quevous êtesunbon fils.Allezdoncvoir votrepère : j’ai un fils aussi, et j’en
voudraisfortàceluiqui,aprèsunvoyagedetroismois,leretiendraitloindemoi.–Alors,vouspermettez?ditlejeunehommeensaluant.–Oui,sivousn’avezriendeplusàmedire.–Non.–LecapitaineLeclèrenevousapas,enmourant,donnéunelettrepourmoi?–Illuieûtétéimpossibled’écrire,monsieur;maiscelamerappellequej’auraiuncongédequinze
joursàvousdemander.–Pourvousmarier?–D’abord;puispouralleràParis.–Bon,bon!vousprendrezletempsquevousvoudrez,Dantès;letempsdedéchargerlebâtimentnous
prendrabiensixsemaines,etnousnenousremettronsguèreenmeravanttroismois…Seulement,danstroismois,ilfaudraquevoussoyezlà.LePharaon,continual’armateurenfrappantsurl’épauledujeunemarin,nepourraitpasrepartirsanssoncapitaine.–Sanssoncapitaine!s’écriaDantèslesyeuxbrillantsdejoie;faitesbienattentionàcequevousdites
là, monsieur, car vous venez de répondre aux plus secrètes espérances de mon cœur. Votre intentionserait-elledemenommercapitaineduPharaon?–Sij’étaisseul,jevoustendraislamain,moncherDantès,etjevousdirais:«C’estfait.»Maisj’ai
unassocié,etvoussavezleproverbeitalien:Cheacompagneapadrone.Maislamoitiédelabesogneest faite aumoins, puisque sur deuxvoix vous en avezdéjà une.Rapportez-vous-en àmoi pour avoirl’autre,etjeferaidemonmieux.–Oh!monsieurMorrel,s’écrialejeunemarin,saisissant,leslarmesauxyeux,lesmainsdel’armateur
;monsieurMorrel,jevousremercie,aunomdemonpèreetdeMercédès.–C’estbien,c’estbien,Edmond,ilyaunDieuacielpourlesbravesgens,quediable!Allezvoir
votrepère,allezvoirMercédès,etrevenezmetrouveraprès.–Maisvousnevoulezpasquejevousramèneàterre?–Non,merci; jeresteàréglermescomptesavecDanglars.Avez-vousétécontentdeluipendantle
voyage?–C’estselonlesensquevousattachezàcettequestion,monsieur.Sic’estcommeboncamarade,non,
carjecroisqu’ilnem’aimepasdepuislejouroùj’aieulabêtise,àlasuited’unepetitequerellequenousavionseueensemble,deluiproposerdenousarrêterdixminutesàl’îledeMonte-Cristopourvidercettequerelle;propositionquej’avaiseutortdeluifaire,etqu’ilavaiteu,lui,raisonderefuser.Sic’estcomme comptable que vousme faites cette question je crois qu’il n’y a rien à dire et que vous serez
contentdelafaçondontsabesogneestfaite.– Mais, demanda l’armateur, voyons, Dantès, si vous étiez capitaine du Pharaon, garderiez-vous
Danglarsavecplaisir?–Capitaineousecond,monsieurMorrel,réponditditDantès, j’aurai toujourslesplusgrandségards
pourceuxquiposséderontlaconfiancedemesarmateurs.–Allons,allons,Dantès,jevoisqu’entoutpointvousêtesunbravegarçon.Quejenevousretienne
plus:allez,carjevoisquevousêtessurdescharbons.–J’aidoncmoncongé?demandaDantès.–Allez,vousdis-je.–Vouspermettezquejeprennevotrecanot?–Prenez.–Aurevoir,monsieurMorrel,etmillefoismerci.–Aurevoir,moncherEdmond,bonnechance!»Le jeune marin sauta dans le canot, alla s’asseoir à la poupe, et donna l’ordre d’aborder à la
Canebière.Deuxmatelotssepenchèrentaussitôtsurleursrames,etl’embarcationglissaaussirapidementqu’il est possible de le faire, au milieu des mille barques qui obstruent l’espèce de rue étroite quiconduit,entredeuxrangéesdenavires,del’entréeduportauquaid’Orléans.L’armateurlesuivitdesyeuxensouriant,jusqu’aubord,levitsautersurlesdallesduquai,etseperdre
aussitôtaumilieudelafoulebarioléequi,decinqheuresdumatinàneufheuresdusoir,encombrecettefameuseruedelaCanebière,dontlesPhocéensmodernessontsifiers,qu’ilsdisentavecleplusgrandsérieuxdumondeetaveccetaccentquidonnetantdecaractèreàcequ’ilsdisent :«SiParisavait laCanebière,ParisseraitunpetitMarseille.»Enseretournant,l’armateurvitderrièreluiDanglars,qui,enapparence,semblaitattendresesordres,
maisqui,enréalité,suivaitcommeluilejeunemarinduregard.Seulement,ilyavaitunegrandedifférencedansl’expressiondecedoubleregardquisuivaitlemême
homme.
II–Lepèreetlefils.
LaissonsDanglars,auxprisesaveclegéniedelahaine,essayerdesoufflercontresoncamaradequelquemalignesuppositionàl’oreilledel’armateur,etsuivonsDantès,qui,aprèsavoirparcourulaCanebièredanstoutesalongueur,prendlaruedeNoailles,entredansunepetitemaisonsituéeducôtégauchedesAlléesdeMeilhan,montevivementlesquatreétagesd’unescalierobscur,et,seretenantàlaramped’unemain,comprimantdel’autrelesbattementsdesoncœur,s’arrêtedevantuneporteentrebaillée,quilaissevoirjusqu’aufondd’unepetitechambre.Cettechambreétaitcellequ’habitaitlepèredeDantès.Lanouvellede l’arrivéeduPharaonn’était encoreparvenueauvieillard,qui s’occupait,monté sur
unechaise,àpalissaderd’unemaintremblantequelquescapucinesmêléesdeclématites,quimontaientengrimpantlelongdutreillagedesafenêtre.Toutàcoupilsesentitprendreàbras-le-corps,etunevoixbienconnues’écriaderrièrelui:«Monpère,monbonpère!»Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis, voyant son fils, il se laissa aller dans ses bras, tout
tremblantettoutpâle.«Qu’as-tudonc,père?s’écrialejeunehommeinquiet;serais-tumalade?–Non, non,mon cherEdmond,mon fils,mon enfant, non ;mais je ne t’attendais pas, et la joie, le
saisissementdeterevoirainsiàl’improviste…monDieu!ilmesemblequejevaismourir!–Ehbien,remets-toidonc,père!c’estmoi,bienmoi!Ondittoujoursquelajoienefaitpasmal,et
voilàpourquoijesuisentréicisanspréparation.Voyons,souris-moi,aulieudemeregardercommetulefais,avecdesyeuxégarés.Jereviensetnousallonsêtreheureux.–Ah!tantmieux,garçon!repritlevieillard,maiscommentallons-nousêtreheureux?tunemequittes
doncplus?Voyons,conte-moitonbonheur.–Que le Seigneurme pardonne, dit le jeune homme, deme réjouir d’un bonheur fait avec le deuil
d’unefamille!MaisDieusaitquejen’eussepasdésirécebonheur;ilarrive,etjen’aipaslaforcedem’enaffliger:lebravecapitaineLeclèreestmort,monpère,etilestprobableque,parlaprotectiondeM.Morrel, jevaisavoirsaplace.Comprenez-vous,monpère?capitaineàvingtans!aveccent louisd’appointementsetunepartdanslesbénéfices!n’est-cepasplusquenepouvaitvraimentl’espérerunpauvrematelotcommemoi?–Oui,monfils,oui,eneffet,ditlevieillard,c’estheureux.–Aussi jeveuxquedupremierargentque je toucheraivousayezunepetitemaison,avecun jardin
pourplantervosclématites,voscapucinesetvoschèvrefeuilles…Mais,qu’as-tudonc,père,ondiraitquetutetrouvesmal?–Patience,patience!ceneserarien.»Et,lesforcesmanquantauvieillard,ilserenversaenarrière.«Voyons!voyons!dit lejeunehomme,unverredevin,monpère;celavousranimera;oùmettez-
vousvotrevin?–Non,merci,necherchepas;jen’enaipasbesoin,ditlevieillardessayantderetenirsonfils.–Sifait,sifait,père,indiquez-moil’endroit.»Etilouvritdeuxoutroisarmoires.«Inutile…ditlevieillard,iln’yaplusdevin.–Comment,iln’yaplusdevin!ditenpâlissantàsontourDantès,regardantalternativementlesjoues
creusesetblêmesduvieillardetlesarmoiresvides,comment,iln’yaplusdevin!Auriez-vousmanquéd’argent,monpère?–Jen’aimanquéderien,puisquetevoilà,ditlevieillard.
–Cependant, balbutiaDantès en essuyant la sueurqui coulait de son front, cependant je vous avaislaissédeuxcentsfrancs,ilyatroismois,enpartant.– Oui, oui, Edmond, c’est vrai ; mais tu avais oublié en partant une petite dette chez le voisin
Caderousse;ilmel’arappelée,enmedisantquesijenepayaispaspourtoiiliraitsefairepayerchezM.Morrel.Alors,tucomprends,depeurquecelatefîtdutort…–Ehbien?–Ehbien,j’aipayé,moi.–Mais,s’écriaDantès,c’étaitcentquarantefrancsquejedevaisàCaderousse!–Oui,balbutialevieillard.–Etvouslesavezdonnéssurlesdeuxcentfrancsquejevousavaislaissés?»Levieillardfitunsignedetête.«Desortequevousavezvécutroismoisavecsoixantefrancs!murmuralejeunehomme.–Tusaiscombienilmefautpeudechose,ditvieillard.– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi ! s’écria Edmond en se jetant à genoux devant le
bonhomme.–Quefais-tudonc?–Oh!vousm’avezdéchirélecœur.–Bah!tevoilà,ditlevieillardensouriant;maintenanttoutestoublié,cartoutestbien.–Oui,mevoilà,ditlejeunehomme,mevoilàavecunbelaveniretunpeud’argent.Tenez,père,dit-il,
prenez,prenez,etenvoyezcherchertoutdesuitequelquechose.»Etilvidasurlatablesespoches,quicontenaientunedouzainedepiècesd’or,cinqousixécusdecinq
francsetdelamenuemonnaie.LevisageduvieuxDantèss’épanouit.«Àquicela?dit-il.–Mais,àmoi!…àtoi!…ànous!…Prends,achètedesprovisions,soisheureux,demainilyena
d’autres.–Doucement,doucement,ditlevieillardensouriant;avectapermission,j’useraimodérémentdela
bourse:oncroirait,sil’onmevoyaitachetertropdechosesàlafois,quej’aiétéobligéd’attendreleretourpourlesacheter.–Faiscommetuvoudras;mais,avanttouteschoses,prendsuneservante,père;jeneveuxpasquetu
restesseul.J’aiducafédecontrebandeetd’excellenttabacdansunpetitcoffredelacale,tul’aurasdèsdemain.Maischut!voiciquelqu’un.–C’estCaderoussequiauraappristonarrivée,etquivientsansdoutetefairesoncomplimentdebon
retour.–Bon,encoredeslèvresquidisentunechosetandisquelecœurenpenseuneautre,murmuraEdmond
;mais,n’importe,c’estunvoisinquinousarenduserviceautrefois,qu’ilsoitlebienvenu.»Eneffet,aumomentoùEdmondachevaitlaphraseàvoixbasse,onvitapparaîtreencadréeparlaporte
dupalier,latêtenoireetbarbuedeCaderousse.C’étaitunhommedevingt-cinqàvingt-sixans;iltenaitàsamainunmorceaudedrap,qu’ensaqualitédetailleurils’apprêtaitàchangerenunreversd’habit.«Eh!tevoilàdoncrevenu,Edmond?dit-ilavecunaccentmarseillaisdesplusprononcésetavecun
largesourirequidécouvraitsesdentsblanchescommedel’ivoire.–Commevousvoyez,voisinCaderousse,etprêtàvousêtreagréableenquelquechosequecesoit,
réponditDantèsendissimulantmalsafroideursouscetteoffredeservice.–Merci,merci;heureusement,jen’aibesoinderien,etcesontmêmequelquefoislesautresquiont
besoindemoi.(Dantèsfitunmouvement.)Jenetedispascelapourtoi,garçon;jet’aiprêtédel’argent,tumel’asrendu;celasefaitentrebonsvoisins,etnoussommesquittes.–Onn’estjamaisquitteenversceuxquinousontobligés,ditDantès,carlorsqu’onneleurdoitplus
l’argent,onleurdoitlareconnaissance.–Àquoibonparlerdecela!Cequiestpasséestpassé.Parlonsdetonheureuxretour,garçon.J’étais
doncallécommecelasurleportpourrassortirdudrapmarron,lorsquejerencontrail’amiDanglars.«–Toi,àMarseille?«–Ehoui,toutdemême,merépondit-il.«–JetecroyaisàSmyrne.«–J’ypourraisêtre,carj’enreviens.«–EtEdmond,oùest-ildonc,lepetit?«–Mais chez sonpère, sansdoute, réponditDanglars ; et alors je suisvenu, continuaCaderousse,
pouravoirleplaisirdeserrerlamainàunami.–CebonCaderousse,ditlevieillard,ilnousaimetant.–Certainementquejevousaime,etquejevousestimeencore,attenduqueleshonnêtesgenssontrares
!Mais ilparaîtque tudeviens riche,garçon?»continua le tailleuren jetantun regardoblique sur lapoignéed’oretd’argentqueDantèsavaitdéposéesurlatable.Lejeunehommeremarqual’éclairdeconvoitisequiilluminalesyeuxnoirsdesonvoisin.«Eh!monDieu!dit-ilnégligemment,cetargentn’estpointàmoi;jemanifestaisaupèrelacrainte
qu’iln’eûtmanquédequelquechoseenmonabsence,etpourmerassurer,ilavidésaboursesurlatable.Allons,père,continuaDantès,remettezcetargentdansvotretirelire;àmoinsquelevoisinCaderoussen’enaitbesoinàsontour,auquelcasilestbienàsonservice.–Nonpas, garçon, ditCaderousse, je n’ai besoinde rien, et,Dieumerci l’état nourrit sonhomme.
Gardetonargent,garde:onn’enajamaisdetrop;cequin’empêchepasquejenetesoisobligédetonoffrecommesij’enprofitais.–C’étaitdeboncœur,ditDantès.–Jen’endoutepas.Ehbien,tevoilàdoncaumieuxavecM.Morrel,câlinquetues?–M.Morrelatoujourseubeaucoupdebontépourmoi,réponditDantès.–Encecas,tuastortderefusersondîner.–Comment,refusersondîner?repritlevieuxDantès;ilt’avaitdoncinvitéàdîner?– Oui, mon père, reprit Edmond en souriant de l’étonnement que causait à son père l’excès de
l’honneurdontilétaitl’objet.–Etpourquoidoncas-turefusé,fils?demandalevieillard.–Pourrevenirplustôtprèsdevous,monpère,réponditlejeunehomme;j’avaishâtedevousvoir.–Celal’auracontrarié,cebonM.Morrel,repritCaderousse;etquandonviseàêtrecapitaine,c’est
untortquedecontrariersonarmateur.–Jeluiaiexpliquélacausedemonrefus,repritDantès,etill’acomprise,jel’espère.–Ah!c’estque,pourêtrecapitaine,ilfautunpeuflattersespatrons.–J’espèreêtrecapitainesanscela,réponditDantès.–Tantmieux,tantmieux!celaferaplaisiràtouslesanciensamis,etjesaisquelqu’unlà-bas,derrière
lacitadelledeSaint-Nicolas,quin’enserapasfâché.–Mercédès?ditlevieillard.–Oui,monpère, repritDantès,et,avecpermission,maintenantque jevousaivu,maintenantque je
saisquevousvousportezbienetquevousaveztoutcequ’ilvousfaut,jevousdemanderailapermissiond’allerfairevisiteauxCatalans.–Va,monenfant,dit levieuxDantès,etqueDieutebénissedanstafemmecommeilm’abénidans
monfils.–Safemme!ditCaderousse;commevousyallez,pèreDantès!ellenel’estpasencore,cemesemble
!–Non;mais,selontouteprobabilité,réponditEdmond,ellenetarderapasàledevenir.
–N’importe,n’importe,ditCaderousse,tuasbienfaitdetedépêcher,garçon.–Pourquoicela?–ParcequelaMercédèsestunebellefille,etquelesbellesfillesnemanquentpasd’amoureux;celle-
làsurtout,ilslasuiventpardouzaines.–Vraiment,ditEdmondavecunsouriresouslequelperçaitunelégèrenuanced’inquiétude.–Oh!oui,repritCaderousse,etdebeauxpartismême;mais,tucomprends,tuvasêtrecapitaine,on
n’auragardedeterefuser,toi!–Cequiveutdire,repritDantèsavecunsourirequidissimulaitmalsoninquiétude,quesijen’étais
pascapitaine…–Eh!eh!fitCaderousse.–Allons, allons, dit le jeunehomme, j’aimeilleureopinionquevousdes femmes engénéral, et de
Mercédèsenparticulier,et,j’ensuisconvaincu,quejesoiscapitaineounon,ellemeresterafidèle.–Tantmieux!tantmieux!ditCaderousse,c’esttoujours,quandonvasemarier,unebonnechoseque
d’avoirlafoi,mais,n’importe;crois-moi,garçon,neperdspasdetempsàallerluiannoncertonarrivéeetàluifairepartdetesespérances.–J’yvais»,ditEdmond.Ilembrassasonpère,saluaCaderoussed’unsigneetsortit.Caderousserestauninstantencore;puis,
prenantcongéduvieuxDantès,ildescenditàsontouretallarejoindreDanglars,quil’attendaitaucoindelarueSenac.–Ehbien,ditDanglars,l’as-tuvu?–Jelequitte,ditCaderousse.–Ett’a-t-ilparlédesonespéranced’êtrecapitaine?–Ilenparlecommes’ill’étaitdéjà.–Patience!ditDanglars,ilsepresseunpeutrop,cemesemble.–Dame!ilparaîtquelachoseluiestpromiseparM.Morrel.–Desortequ’ilestbienjoyeux?–C’est-à-direqu’ilenest insolent ; ilm’adéjàfaitsesoffresdeservicecommesic’étaitungrand
personnage;ilm’aoffertdemeprêterdel’argentcommes’ilétaitunbanquier.–Etvousavezrefusé?–Parfaitement ;quoique j’eussebienpuaccepter,attenduquec’estmoiqui luiaimisà lamain les
premièrespiècesblanchesqu’ilamaniées.MaismaintenantM.Dantèsn’auraplusbesoindepersonne,ilvaêtrecapitaine.–Bah!ditDanglars,ilnel’estpasencore.–Mafoi,ceseraitbienfaitqu’ilnelefûtpas,ditCaderousse,ousanscelailn’yauraplusmoyende
luiparler.–Quesinouslevoulonsbien,ditDanglars,ilresteracequ’ilest,etpeut-êtremêmedeviendramoins
qu’iln’est.–Quedis-tu?–Rien,jemeparleàmoi-même.EtilesttoujoursamoureuxdelabelleCatalane?–Amoureuxfou.Ilyestallé;maisoujemetrompefort,ouilauradudésagrémentdececôté-là.–Explique-toi.–Àquoibon?–C’estplusimportantquetunecrois.Tun’aimespasDantès,hein?–Jen’aimepaslesarrogants.–Ehbien,alors!dis-moicequetusaisrelativementàlaCatalane.–Jenesaisriendebienpositif;seulementj’aivudeschosesquimefontcroire,commejetel’aidit,
quelefuturcapitaineauradudésagrémentauxenvironsduchemindesVieilles-Infirmeries.
–Qu’as-tuvu?allons,dis.–Ehbien,j’aivuquetouteslesfoisqueMercédèsvientenville,elleyvientaccompagnéed’ungrand
gaillarddeCatalanàl’œilnoir,àlapeaurouge,trèsbrun,trèsardent,etqu’elleappellemoncousin.–Ah!vraiment!etcrois-tuquececousinluifasselacour?–Jelesuppose:quediablepeutfaireungrandgarçondevingtetunansàunebellefillededix-sept?–EttudisqueDantèsestalléauxCatalans?–Ilestpartidevantmoi.–Sinousallionsdumêmecôté,nousnousarrêterionsàlaRéserve,et,toutenbuvantunverredevin
deLaMalgue,nousattendrionsdesnouvelles.–Etquinousendonnera?–Nousseronssurlaroute,etnousverronssurlevisagedeDantèscequiseserapassé.–Allons,ditCaderousse;maisc’esttoiquipaies?–Certainement,»réponditDanglars.Et tousdeuxs’acheminèrentd’unpasrapidevers l’endroit indiqué.Arrivés là, ilssefirentapporter
unebouteilleetdeuxverres.LepèrePamphilevenaitdevoirpasserDantèsiln’yavaitpasdixminutes.Certains que Dantès était aux Catalans, ils s’assirent sous le feuillage naissant des platanes et dessycomores, dans les branches desquels unebande joyeused’oiseaux chantaient undes premiers beauxjoursdeprintemps.
III–LesCatalans.
Àcent pas de l’endroit où les deux amis, les regards à l’horizon et l’oreille au guet, sablaient le vinpétillantdeLaMalgue,s’élevait,derrièreunebuttenueetrongéeparlesoleiletlemistral,levillagedesCatalans.Un jour,unecoloniemystérieusepartitde l’Espagneetvint aborderà la languede terreoùelleest
encore aujourd’hui. Elle arrivait on ne savait d’où et parlait une langue inconnue. Un des chefs, quientendaitleprovençal,demandaàlacommunedeMarseilledeleurdonnercepromontoirenuetaride,sur lequel ils venaient, comme les matelots antiques, de tirer leurs bâtiments. La demande lui futaccordée,ettroismoisaprès,autourdesdouzeouquinzebâtimentsquiavaientamenécesbohémiensdelamer,unpetitvillages’élevait.Cevillage construit d’une façonbizarre et pittoresque,moitiémaure,moitié espagnol, est celui que
l’onvoit aujourd’hui habité par des descendants de ces hommes, qui parlent la languede leurs pères.Depuis trois ou quatre siècles, ils sont encore demeurés fidèles à ce petit promontoire, sur lequel ilss’étaientabattus,pareilsàunebanded’oiseauxdemer,sanssemêlerenrienàlapopulationmarseillaise,semariantentreeux,etayantconservé lesmœurset lecostumede leurmèrepatrie,comme ilsenontconservélelangage.Ilfautquenoslecteursnoussuiventàtraversl’uniqueruedecepetitvillage,etentrentavecnousdans
unedecesmaisonsauxquelleslesoleiladonné,au-dehors,cettebellecouleurfeuillemorteparticulièreauxmonuments du pays, et, au-dedans, une couchede badigeon, cette teinte blanchequi forme le seulornementdesposadasespagnoles.Unebelle jeunefilleauxcheveuxnoirscommele jais,auxyeuxveloutéscommeceuxde lagazelle,
tenaitdebout,adosséeàunecloison,etfroissaitentresesdoigtseffilésetd’undessinantiqueunebruyèreinnocentedontellearrachaitlesfleurs,etdontlesdébrisjonchaientdéjàlesol;enoutre,sesbrasnusjusqu’aucoude,sesbrasbrunis,maisquisemblaientmodeléssurceuxdelaVénusd’Arles,frémissaientd’unesorted’impatiencefébrile,etellefrappaitlaterredesonpiedsoupleetcambré,desortequel’onentrevoyaitlaformepure,fièreethardiedesajambe,emprisonnéedansunbasdecotonrougeàcoinsgrisetbleus.Àtroispasd’elle,assissurunechaisequ’ilbalançaitd’unmouvementsaccadé,appuyantsoncoudeà
un vieux meuble vermoulu, un grand garçon de vingt à vingt-deux ans la regardait d’un air où secombattaientl’inquiétudeetledépit;sesyeuxinterrogeaient,maisleregardfermeetfixedelajeunefilledominaitsoninterlocuteur.«Voyons,Mercédès,disaitlejeunehomme,voiciPâquesquivarevenir,c’estlemomentdefaireune
noce,répondez-moi!–Jevousairéponducentfois,Fernand,etilfautenvéritéquevoussoyezbienennemidevous-même
pourm’interrogerencore!–Ehbien,répétez-leencore,jevousensupplie,répétez-leencorepourquej’arriveàlecroire.Dites-
moi pour la centième fois que vous refusez mon amour, qu’approuvait votre mère ; faites-moi biencomprendrequevousvousjouezdemonbonheur,quemavieetmamortnesontrienpourvous.Ah!monDieu,monDieu!avoirrêvédixansd’êtrevotreépoux,Mercédès,etperdrecetespoirquiétaitleseulbutdemavie!–Cen’estpasmoidumoinsquivousaijamaisencouragédanscetespoir,Fernand,réponditMercédès
;vousn’avezpasuneseulecoquetterieàmereprocheràvotreégard.Jevousaitoujoursdit:«Jevousaimecommeunfrère,maisn’exigezjamaisdemoiautrechosequecetteamitiéfraternelle,carmoncœurestàunautre.»Vousai-jetoujoursditcela,Fernand?–Oui, je le saisbien,Mercédès, répondit le jeunehomme ;oui,vousvousêtesdonné,vis-à-visde
moi,lecruelméritedelafranchise;maisoubliez-vousquec’estparmilesCatalansuneloisacréedesemarierentreeux?–Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi, c’est une habitude, voilà tout ; et, croyez-moi,
n’invoquez pas cette habitude en votre faveur.Vous êtes tombé à la conscription, Fernand ; la libertéqu’onvouslaisse,c’estunesimpletolérance;d’unmomentà l’autrevouspouvezêtreappelésouslesdrapeaux.Unefoissoldat,queferez-vousdemoi,c’est-à-dired’unepauvrefilleorpheline, triste,sansfortune,possédantpourtoutbienunecabanepresqueenruine,oùpendentquelquesfiletsusés,misérablehéritagelaisséparmonpèreàmamèreetparmamèreàmoi?Depuisunanqu’elleestmorte,songezdonc,Fernand,quejevispresquedelacharitépublique!Quelquefoisvousfeignezquejevoussuisutile,etcelapouravoirledroitdepartagervotrepocheavecmoi;etj’accepte,Fernand,parcequevousêteslefilsd’unfrèredemonpère,parcequenousavonsétéélevésensembleetplusencoreparceque,par-dessustout,celavousferaittropdepeinesijevousrefusais.Maisjesensbienquecepoissonquejevaisvendreetdontjetirel’argentaveclequelj’achètelechanvrequejefile,jesensbien,Fernand,quec’estunecharité.–Etqu’importe,Mercédès,si,pauvreet isoléequevousêtes,vousmeconvenezainsimieuxquela
filleduplusfierarmateurouduplusrichebanquierdeMarseille!Ànousautres,quenousfaut-il?Unehonnêtefemmeetunebonneménagère.Oùtrouverais-jemieuxquevoussouscesdeuxrapports?– Fernand, répondit Mercédès en secouant la tête, on devient mauvaise ménagère et on ne peut
répondrederesterhonnêtefemmelorsqu’onaimeunautrehommequesonmari.Contentez-vousdemonamitié,car,jevouslerépète,c’esttoutcequejepuisvouspromettre,etjeneprometsquecequejesuissûredepouvoirdonner.–Oui,jecomprends,ditFernand;voussupportezpatiemmentvotremisère,maisvousavezpeurdela
mienne. Eh bien, Mercédès, aimé de vous, je tenterai la fortune ; vous me porterez bonheur, et jedeviendrairiche:jepuisétendremonétatdepêcheur;jepuisentrercommecommisdansuncomptoir;jepuismoi-mêmedevenirmarchand!–Vousnepouvezrien tenterde toutcela,Fernand ;vousêtessoldat,etsivousrestezauxCatalans,
c’estparcequ’iln’yapasdeguerre.Demeurezdoncpêcheur;nefaitespointderêvesquivousferaientparaîtrelaréalitéplusterribleencore,etcontentez-vousdemonamitié,puisquejenepuisvousdonnerautrechose.–Ehbien,vousavezraison,Mercédès,jeseraimarin;j’aurai,aulieuducostumedenospèresque
vousméprisez,unchapeauverni,unechemiserayéeetunevestebleueavecdesancressurlesboutons.N’est-cepointainsiqu’ilfautêtrehabillépourvousplaire?–Quevoulez-vousdire?demandaMercédèsenlançantunregardimpérieux,quevoulez-vousdire?Je
nevouscomprendspas.–Jeveuxdire,Mercédès,quevousn’êtessidureetsicruellepourmoiqueparcequevousattendez
quelqu’unquiestainsivêtu.Maisceluiquevousattendezestinconstantpeut-être,et,s’ilnel’estpas,lamerl’estpourlui.–Fernand,s’écriaMercédès,jevouscroyaisbonetjemetrompais!Fernand,vousêtesunmauvais
cœur d’appeler à l’aide de votre jalousie les colères de Dieu ! Eh bien, oui, je nem’en cache pas,j’attendsetj’aimeceluiquevousdites,ets’ilnerevientpas,aulieud’accusercetteinconstancequevousinvoquez,vous,jediraiqu’ilestmortenm’aimant.»LejeuneCatalanfitungestederage.« Je vous comprends,Fernand : vousvous enprendrez à lui de ce que je ne vous aimepas ; vous
croiserez votre couteau catalan contre son poignard !À quoi cela vous avancera-t-il ?À perdremonamitié sivousêtesvaincu, àvoirmonamitié sechangerenhaine sivousêtesvainqueur.Croyez-moi,chercher querelle à un homme est unmauvaismoyen de plaire à la femmequi aime cet homme.Non,Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi à vosmauvaises pensées.Ne pouvantm’avoir pour
femme,vousvouscontenterezdem’avoirpouramieetpoursœur;etd’ailleurs,ajouta-t-elle, lesyeuxtroublés etmouillés de larmes, attendez, attendez, Fernand : vous l’avez dit tout à l’heure, lamer estperfide,etilyadéjàquatremoisqu’ilestparti;depuisquatremoisj’aicomptébiendestempêtes!»Fernanddemeura impassible ; il ne chercha pas à essuyer les larmes qui roulaient sur les joues de
Mercédès;etcependant,pourchacunedeceslarmes,ileûtdonnéunverredesonsang;maisceslarmescoulaientpourunautre.Il se leva, fitun tourdans lacabaneet revint, s’arrêtadevantMercédès, l’œil sombreet lespoings
crispés.«Voyons,Mercédès,dit-il,encoreunefoisrépondez:est-cebienrésolu?–J’aimeEdmondDantès,ditfroidementlajeunefille,etnulautrequ’Edmondneseramonépoux.–Etvousl’aimereztoujours?–Tantquejevivrai.»Fernandbaissalatêtecommeunhommedécouragé,poussaunsoupirquiressemblaitàungémissement
;puistoutàcouprelevantlefront,lesdentsserréesetlesnarinesentrouvertes:«Maiss’ilestmort?–S’ilestmort,jemourrai.–Maiss’ilvousoublie?–Mercédès!criaunevoixjoyeuseau-dehorsdelamaison,Mercédès!–Ah!s’écrialajeunefilleenrougissantdejoieetenbondissantd’amour,tuvoisbienqu’ilnem’a
pasoubliée,puisquelevoilà!»Etelles’élançaverslaporte,qu’elleouvritens’écriant:«Àmoi,Edmond!mevoici.»Fernand, pâle et frémissant, recula en arrière comme fait un voyageur à la vue d’un serpent, et
rencontrantsachaise,ilyretombaassis.EdmondetMercédèsétaientdanslesbrasl’undel’autre.LesoleilardentdeMarseille,quipénétraità
traversl’ouverturedelaporte,lesinondaitd’unflotdelumière.D’abordilsnevirentriendecequilesentourait.Unimmensebonheurlesisolaitdumonde,etilsneparlaientqueparcesmotsentrecoupésquisontlesélansd’unejoiesivivequ’ilssemblentl’expressiondeladouleur.Tout à coup Edmond aperçut la figure sombre de Fernand, qui se dessinait dans l’ombre, pâle et
menaçante;parunmouvementdontilneserenditpascomptelui-même,lejeuneCatalantenaitlamainsurlecouteaupasséàsaceinture.«Ah!pardon,ditDantèsen fronçant lesourcilàson tour, jen’avaispas remarquéquenousétions
trois.»Puis,setournantversMercédès:«Quiestcemonsieur?demanda-t-il.–Monsieurseravotremeilleurami,Dantès,carc’estmonamiàmoi,c’estmoncousin,c’estmonfrère
; c’est Fernand ; c’est-à-dire l’homme qu’après vous, Edmond, j’aime le plus au monde ; ne lereconnaissez-vouspas?–Ah!sifait»,ditEdmond.Et, sans abandonnerMercédès, dont il tenait lamain serrée dans une des siennes, il tendit avec un
mouvementdecordialitésonautremainauCatalan.MaisFernand,loinderépondreàcegesteamical,restamuetetimmobilecommeunestatue.AlorsEdmondpromenasonregardinvestigateurdeMercédès,émueettremblante,àFernand,sombre
etmenaçant.Ceseulregardluiapprittout.Lacolèremontaàsonfront.«JenesavaispasveniravectantdehâtechezvousMercédès,pourytrouverunennemi.
–Unennemi!s’écriaMercédèsavecunregarddecourrouxàl’adressedesoncousin;unennemichezmoi,dis-tu,Edmond!Sijecroyaiscela,jeteprendraissouslebrasetjem’eniraisàMarseille,quittantlamaisonpourn’yplusjamaisrentrer.»L’œildeFernandlançaunéclair.«Ets’ilt’arrivaitmalheur,monEdmond,continua-t-elleaveccemêmeflegmeimplacablequiprouvait
àFernandquelajeunefilleavaitlujusqu’auplusprofonddesasinistrepensée,s’ilt’arrivaitmalheur,jemonteraissurlecapdeMorgion,etjemejetteraissurlesrocherslatêtelapremière.»Fernanddevintaffreusementpâle.«Maistut’estrompé,Edmond,poursuivit-elle,tun’aspointd’ennemiici;iln’yaqueFernand,mon
frère,quivateserrerlamaincommeàunamidévoué.»Etàcesmots,lajeunefillefixasonvisageimpérieuxsurleCatalan,qui,commes’ileûtétéfascinépar
ceregard,s’approchalentementd’Edmondettenditlamain.Sahaine,pareilleàunevague impuissante,quoiquefurieuse,venaitsebrisercontre l’ascendantque
cettefemmeexerçaitsurlui.Maisàpeineeut-iltouchélamaind’Edmond,qu’ilsentitqu’ilavaitfaittoutcequ’ilpouvaitfaire,et
qu’ils’élançahorsdelamaison.«Oh ! s’écriait-il en courant commeun insensé ennoyant sesmainsdans ses cheveux,oh ! quime
délivreradoncdecethomme?Malheuràmoi!malheuràmoi!–Eh!leCatalan!eh!Fernand!oùcours-tu?»ditunevoix.Lejeunehommes’arrêtatoutcourt,regardaautourdelui,etaperçutCaderousseattabléavecDanglars
sousunberceaudefeuillage.«Eh!ditCaderousse,pourquoineviens-tupas?Es-tudoncsipresséquetun’aiespasletempsde
direbonjourauxamis?–Surtoutquandilsontencoreunebouteillepresquepleinedevanteux»,ajoutaDanglars.Fernandregardalesdeuxhommesd’unairhébété,etneréponditrien.« Il semble toutpenaud,ditDanglars,poussantdugenouCaderousse : est-cequenousnous serions
trompés,etqu’aucontrairedecequenousavionsprévu,Dantèstriompherait?–Dame!ilfautvoir»,ditCaderousse.Etseretournantverslejeunehomme:«Ehbien,voyons,leCatalan,tedécides-tu?»dit-il.Fernandessuyalasueurquiruisselaitdesonfrontetentralentementsouslatonnelle,dontl’ombrage
semblarendreunpeudecalmeàsessensetlafraîcheurunpeudebien-êtreàsoncorpsépuisé.«Bonjour,dit-il,vousm’avezappelé,n’est-cepas?»Etiltombaplutôtqu’ilnes’assitsurundessiègesquientouraientlatable.«Jet’aiappeléparcequetucouraiscommeunfou,etquej’aieupeurquetun’allassestejeteràla
mer,diten riantCaderousse.Quediable,quandonadesamis,c’estnonseulementpour leuroffrirunverredevin,maisencorepourlesempêcherdeboiretroisouquatrepintesd’eau.»Fernand poussa un gémissement qui ressemblait à un sanglot et laissa tomber sa tête sur ses deux
poignets,posésencroixsurlatable.«Ehbien,veux-tuquejetedise,Fernand,repritCaderousse,entamantl’entretienaveccettebrutalité
grossièredesgensdupeupleauxquelslacuriositéfaitoubliertoutediplomatie;ehbien,tuasl’aird’unamantdéconfit!»Etilaccompagnacetteplaisanteried’ungrosrire.« Bah ! répondit Danglars, un garçon taillé comme celui-là n’est pas fait pour être malheureux en
amour;tutemoques,Caderousse.–Nonpas, repritcelui-ci ;écouteplutôtcommeilsoupire.Allons,allons,Fernand,ditCaderousse,
lèvelenezetréponds-nous:cen’estpasaimabledenepasrépondreauxamisquinousdemandentdes
nouvellesdenotresanté.–Masantévabien,ditFernandcrispantsespoingsmaissansleverlatête.–Ah!vois-tuDanglars,ditCaderousseenfaisantsignedel’œilàsonami,voicilachose:Fernand,
que tu vois, et qui est unbon et braveCatalan, undesmeilleurs pêcheurs deMarseille, est amoureuxd’unebellefillequ’onappelleMercédès;maismalheureusementilparaîtquelabellefille,desoncoté,estamoureusedusecondduPharaon;et,commelePharaonestentréaujourd’huimêmedansleport,tucomprends?–Non,jenecomprendspas,ditDanglars.–LepauvreFernandaurareçusoncongé,continuaCaderousse.– Eh bien, après ? dit Fernand relevant la tête et regardant Caderousse, en homme qui cherche
quelqu’unsurquifairetombersacolère;Mercédèsnedépenddepersonne?n’est-cepas?etelleestbienlibred’aimerquielleveut.–Ah!situleprendsainsi,ditCaderousse,c’estautrechose!Moi,jetecroyaisunCatalan;etl’on
m’avaitditque lesCatalansn’étaientpashommesàse laissersupplanterparunrival ;onavaitmêmeajoutéqueFernandsurtoutétaitterribledanssavengeance.»Fernandsouritavecpitié.«Unamoureuxn’estjamaisterrible,dit-il.–Lepauvregarçon!repritDanglarsfeignantdeplaindrelejeunehommeduplusprofonddesoncœur.
Queveux-tu?ilnes’attendaitpasàvoirrevenirainsiDantèstoutàcoup;il lecroyaitpeut-êtremort,infidèle,quisait?Ceschoses-làsontd’autantplussensiblesqu’ellesnousarriventtoutàcoup.–Ah!mafoi,danstouslescas,ditCaderoussequibuvaittoutenparlantetsurlequellevinfumeuxde
LaMalgue commençait à faire son effet, dans tous les cas, Fernand n’est pas le seul que l’heureusearrivéedeDantèscontrarie,n’est-cepas,Danglars?–Non,tudisvrai,etj’oseraispresquedirequecelaluiporteramalheur.–Maisn’importe, repritCaderousseenversantunverredevinàFernand,etenremplissantpour la
huitièmeoudixièmefoissonpropreverretandisqueDanglarsavaitàpeineeffleurélesien;n’importe,enattendantilépouseMercédès,labelleMercédès;ilrevientpourcela,dumoins.»Pendantce temps,Danglarsenveloppaitd’unregardperçant le jeunehomme,sur lecœurduquel les
parolesdeCaderoussetombaientcommeduplombfondu.«Etàquandlanoce?demanda-t-il.–Oh!ellen’estpasencorefaite!murmuraFernand.–Non,maisellesefera,ditCaderousse,aussivraiqueDantèsseralecapitaineduPharaon,n’est-ce
pas,Danglars?»Danglarstressaillitàcetteatteinteinattendue,etseretournaversCaderousse,dontàsontourilétudia
levisagepourvoirsilecoupétaitprémédité;maisilnelutrienquel’enviesurcevisagedéjàpresquehébétéparl’ivresse.«Ehbien,dit-ilenremplissantlesverres,buvonsdoncaucapitaineEdmondDantès,maridelabelle
Catalane!»Caderousseportasonverreàsabouched’unemainalourdieetl’avalad’untrait.Fernandpritlesien
etlebrisacontreterre.«Eh!eh!eh!ditCaderousse,qu’aperçois-jedonclà-bas,auhautdelabutte,dansladirectiondes
Catalans?Regardedonc,Fernand,tuasmeilleurevuequemoi;jecroisquejecommenceàvoirtrouble,et,tulesais,levinestuntraître:ondiraitdeuxamantsquimarchentcôteàcôteetlamaindanslamain.Dieumepardonne!ilsnesedoutentpasquenouslesvoyons,etlesvoilàquis’embrassent!»DanglarsneperdaitpasunedesangoissesdeFernand,dontlevisagesedécomposaitàvued’œil.«Lesconnaissez-vous,monsieurFernand?dit-il.–Oui,réponditcelui-cid’unevoixsourde,c’estM.EdmondetMlleMercédès.
–Ah!voyez-vous!ditCaderousse,etmoiquinelesreconnaissaispas!Ohé!Dantès!ohé!labellefille!venezpariciunpeu,etdites-nousàquandlanoce,carvoiciM.Fernandquiestsientêtéqu’ilneveutpasnousledire.–Veux-tu te taire !ditDanglars, affectantde retenirCaderousse,qui, avec la ténacitédes ivrognes,
penchaithorsduberceau;tâchedetetenirdeboutetlaisselesamoureuxs’aimertranquillement.Tiens,regardeM.Fernand,etprendsexemple:ilestraisonnable,lui.»Peut-être Fernand, poussé à bout, aiguillonné parDanglars comme le taureau par les banderilleros,
allait-ilenfins’élancer,carils’étaitdéjàlevéetsemblaitseramassersurlui-mêmepourbondirsursonrival;maisMercédès,rianteetdroite,levasabelletêteetfitrayonnersonclairregard;alorsFernandserappelalamenacequ’elleavaitfaite,demourirsiEdmondmourait,etilretombatoutdécouragésursonsiège.Danglars regarda successivement ces deux hommes : l’un abruti par l’ivresse, l’autre dominé par
l’amour.« Jene tirerai riendecesniais-là,murmura-t-il, et j’aigrand-peurd’être ici entreun ivrogneetun
poltron:voiciunenvieuxquisegriseavecduvin,tandisqu’ildevraits’enivrerdefiel;voiciungrandimbécile à qui on vient de prendre sa maîtresse sous son nez et qui se contente de pleurer et de seplaindre commeun enfant.Et cependant, cela vous a desyeux flamboyants commecesEspagnols, cesSiciliensetcesCalabrais,quisevengentsibien;celavousadespoingsàécraserunetêtedebœufaussisûrementqueleferaitlamassed’unboucher.Décidément,ledestind’Edmondl’emporte;ilépouseralabellefille, ilseracapitaineetsemoqueradenous;àmoinsque…unsourirelividesedessinasurleslèvresdeDanglars–àmoinsquejenem’enmêle,ajouta-t-il.–Holà!continuaitdecrierCaderousseàmoitiélevéetlespoingssurlatable,holà!Edmond!tune
voisdoncpaslesamis,ouest-cequetuesdéjàtropfierpourleurparler?–Non,moncherCaderousse,réponditDantès,jenesuispasfier,maisjesuisheureux,etlebonheur
aveugle,jecrois,encoreplusquelafierté.–Àlabonneheure!voilàuneexplication,ditCaderousse.Eh!bonjour,madameDantès.»Mercédèssaluagravement.«Cen’estpasencoremonnom,dit-elle,etdansmonpayscelaportemalheur,assure-t-on,d’appeler
lesfillesdunomdeleurfiancéavantquecefiancésoitleurmari;appelez-moidoncMercédès,jevousprie.–Ilfautluipardonner,àcebonvoisinCaderousse,ditDantès,ilsetrompedesipeudechose!–Ainsi,lanocevaavoirlieuincessammentmonsieurDantès?ditDanglarsensaluantlesdeuxjeunes
gens.–Leplustôtpossible,monsieurDanglars;aujourd’huitouslesaccordschezlepapaDantès,etdemain
ouaprès-demain,auplustard,ledînerdesfiançailles,ici,àlaRéserve.Lesamisyseront,jel’espère;c’estvousdirequevousêtesinvité,monsieurDanglars;c’esttedirequetuenes,Caderousse.–EtFernand,ditCaderousseenriantd’unrirepâteux,Fernandenest-ilaussi?– Le frère de ma femme est mon frère, dit Edmond, et nous le verrions avec un profond regret,
Mercédèsetmoi,s’écarterdenousdansunpareilmoment.»Fernandouvrit labouchepourrépondre;mais lavoixexpiradanssagorge,et ilneputarticulerun
seulmot.«Aujourd’hui lesaccords,demainouaprès-demain lesfiançailles…diable!vousêtesbienpressé,
capitaine.– Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai comme Mercédès disait tout à l’heure à
Caderousse:nemedonnezpasletitrequinemeconvientpasencore,celameporteraitmalheur.–Pardon,réponditDanglars;jedisaisdoncsimplementquevousparaissiezbienpressé;quediable!
nousavonsletemps:lePharaonneseremettraguèreenmeravanttroismois.
–Onest toujourspresséd’êtreheureux,monsieurDanglars,car lorsqu’onasouffert longtempsonagrand-peineàcroireaubonheur.Maiscen’estpasl’égoïsmeseulquimefaitagir:ilfautquej’ailleàParis.–Ah!vraiment!àParis:etc’estlapremièrefoisquevousyallez,Dantès?–Oui.–Vousyavezaffaire?–Paspourmoncompte:unedernièrecommissiondenotrepauvrecapitaineLeclèreàremplir;vous
comprenez, Danglars, c’est sacré. D’ailleurs soyez tranquille, je ne prendrai que le temps d’aller etrevenir.–Oui,oui,jecomprends»,dittouthautDanglars.Puistoutbas:«ÀParis,pourremettreàsonadressesansdoutelalettrequelegrandmaréchalluiadonnée.Pardieu
! cette lettreme fait pousserune idée,uneexcellente idée !Ah !Dantès,monami, tun’espas encorecouchéauregistreduPharaonsouslenuméro1.»PuisseretournantversEdmond,quis’éloignaitdéjà:«Bonvoyage!luicria-t-il.–Merci»,réponditEdmondenretournantlatêteetenaccompagnantcemouvementd’ungesteamical.Puislesdeuxamantscontinuèrentleurroute,calmesetjoyeuxcommedeuxélusquimontentauciel.
IV–Complot.
DanglarssuivitEdmondetMercédèsdesyeuxjusqu’àcequelesdeuxamantseussentdisparuàl’undesangles du fort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors, il aperçut Fernand, qui était retombé pâle etfrémissantsursachaise,tandisqueCaderoussebalbutiaitlesparolesd’unechansonàboire.«Ahçà!monchermonsieur,ditDanglarsàFernand,voilàunmariagequinemeparaîtpasfairele
bonheurdetoutlemonde!–Ilmedésespère,ditFernand.–VousaimiezdoncMercédès?–Jel’adorais!–Depuislongtemps?–Depuisquenousnousconnaissons,jel’aitoujoursaimée.–Etvousêteslààvousarracherlescheveux,aulieudechercherremèdeàlachose!Quediable!je
necroyaispasquecefûtainsiqu’agissaientlesgensdevotrenation.–Quevoulez-vousquejefasse?demandaFernand.–Etquesais-je,moi?Est-cequecelameregarde?Cen’estpasmoi,cemesemble,quisuisamoureux
deMlleMercédès,maisvous.Cherchez,ditl’Évangile,etvoustrouverez.–J’avaistrouvédéjà.–Quoi?–Jevoulaispoignarderl’homme,maislafemmem’aditques’ilarrivaitmalheuràsonfiancé,ellese
tuerait.–Bah!onditceschoses-là,maisonnelesfaitpoint.–VousneconnaissezpointMercédès,monsieur:dumomentoùelleamenacé,elleexécuterait.–Imbécile!murmuraDanglars:qu’ellesetueounon,quem’importe,pourvuqueDantèsnesoitpoint
capitaine.–EtavantqueMercédèsmeure,repritFernandavecl’accentd’uneimmuablerésolution,jemourrais
moi-même.–Envoilà de l’amour ! ditCaderousse d’une voix de plus en plus avinée ; en voilà, ou je nem’y
connaisplus!–Voyons,ditDanglars,vousmeparaissezungentilgarçon,etjevoudrais,lediablem’emporte!vous
tirerdepeine;mais…–Oui,ditCaderousse,voyons.–Moncher,repritDanglars,tuesauxtroisquartsivres:achèvelabouteille,ettuleserastoutàfait.
Bois,etnetemêlepasdecequenousfaisons:pourcequenousfaisonsilfautavoirtoutesatête.–Moiivre?ditCaderousse,allonsdonc!J’enboiraisencorequatre,detesbouteilles,quinesontpas
plusgrandesquedesbouteillesd’eaudeCologne!PèrePamphile,duvin!»Etpourjoindrelapreuveàlaproposition,Caderoussefrappaavecsonverresurlatable.«Vousdisiezdonc,monsieur?repritFernand,attendantavecaviditélasuitedelaphraseinterrompue.–Quedisais-je?Jenemelerappelleplus.CetivrognedeCaderoussem’afaitperdrelefildemes
pensées.– Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour ceux qui craignent le vin, c’est qu’ils ont quelque
mauvaisepenséequ’ilscraignentquelevinneleurtireducœur.»EtCaderoussesemitàchanterlesdeuxderniersversd’unechansonfortenvogueàcetteépoque:
Touslesméchantssontbuveursd’eau,C’estbienprouvéparledéluge.
«Vousdisiez,monsieur,repritFernand,quevousvoudriezmetirerdepeine;mais,ajoutiez-vous…
–Oui,mais,ajoutais-je…pourvous tirerdepeine il suffitqueDantèsn’épousepascellequevousaimezetlemariagepeuttrèsbienmanquer,cemesemble,sansqueDantèsmeure.–Lamortseulelesséparera,ditFernand.–Vousraisonnezcommeuncoquillage,monami,ditCaderousse,etvoilàDanglars,quiestunfinaud,
unmalin,ungrec,quivavousprouverquevousaveztort.Prouve,Danglars.J’airépondudetoi.Dis-luiqu’iln’estpasbesoinqueDantèsmeure;d’ailleursceseraitfâcheuxqu’ilmourût,Dantès.C’estunbongarçon,jel’aime,moi,Dantès.Àtasanté,Dantès.»Fernandselevaavecimpatience.«Laissez-ledire,repritDanglarsenretenantlejeunehomme,etd’ailleurs,toutivrequ’ilest,ilnefait
point si grande erreur. L’absence disjoint tout aussi bien que la mort ; et supposez qu’il y ait entreEdmondetMercédèslesmuraillesd’uneprison,ilsserontséparésniplusnimoinsques’ilyavaitlàlapierred’unetombe.–Oui,maisonsortdeprison,ditCaderousse,quiaveclesrestesdesonintelligencesecramponnaità
laconversation,etquandonestsortideprisonetqu’ons’appelleEdmondDantès,onsevenge.–Qu’importe!murmuraFernand.– D’ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on Dantès en prison ? Il n’a ni volé, ni tué, ni
assassiné.–Tais-toi,ditDanglars.–Jeneveuxpasmetaire,moi,ditCaderousse.Jeveuxqu’onmedisepourquoionmettraitDantèsen
prison.Moi,j’aimeDantès.Àtasanté,Dantès!»Et il avalaunnouveauverredevin.Danglars suivitdans lesyeuxatonesdu tailleur lesprogrèsde
l’ivresse,etsetournantversFernand:«Ehbien,comprenez-vous,dit-il,qu’iln’yapasbesoindeletuer?–Non,certes,si,commevousledisieztoutàl’heure,onavaitlemoyendefairearrêterDantès.Mais
cemoyen,l’avez-vous?–Encherchantbien,ditDanglars,onpourraitletrouver.Maiscontinua-t-il,dequoidiable!vais-jeme
mêlerlà;est-cequecelameregarde?–Jenesaispassicelavousregarde,ditFernandenluisaisissantlebras;maiscequejesais,c’est
quevousavezquelquemotifdehaineparticulièrecontreDantès:celuiquihaitlui-mêmenesetrompepasauxsentimentsdesautres.–Moi,desmotifsdehainecontreDantès?Aucun,surmaparole.Jevousaivumalheureuxetvotre
malheurm’aintéressé,voilàtout;maisdumomentoùvouscroyezquej’agispourmonproprecompte,adieu,moncherami,tirez-vousd’affairecommevouspourrez.»EtDanglarsfitsemblantdeseleveràsontour.«Nonpas,ditFernandenleretenant,restez!Peum’importe,auboutducompte,quevousenvouliezà
Dantès,ouquevousneluienvouliezpas:jeluienveux,moi;jel’avouehautement.Trouvezlemoyenetje l’exécute,pourvuqu’iln’yaitpasmortd’homme,carMercédèsaditqu’elle se tuerait si l’on tuaitDantès.»Caderousse,quiavaitlaissétombersatêtesurlatablerelevalefront,etregardantFernandetDanglars
avecdesyeuxlourdsethébétés:«TuerDantès!dit-il,quiparleicidetuerDantès?jeneveuxpasqu’onletue,moi:c’estmonami;il
aoffertcematindepartagersonargentavecmoi,commej’aipartagélemienaveclui:jeneveuxpasqu’ontueDantès.–Etquiteparledeletuer,imbécile!repritDanglars;ils’agitd’unesimpleplaisanterie;boisàsa
santé,ajouta-t-ilenremplissantleverredeCaderousse,etlaisse-noustranquilles.–Oui,oui,àlasantédeDantès!ditCaderousseenvidantsonverre,àsasanté!…àsasanté!…là!–Maislemoyen,lemoyen?ditFernand.
–Vousnel’avezdoncpastrouvéencore,vous?–Non,vousvousenêteschargé.–C’estvrai, repritDanglars, lesFrançaisontcettesupérioritésur lesEspagnols,que lesEspagnols
ruminentetquelesFrançaisinventent.–Inventezdoncalors,ditFernandavecimpatience.–Garçon,ditDanglars,uneplume,del’encreetdupapier!–Uneplume,del’encreetdupapier!murmuraFernand.– Oui, je suis agent comptable : la plume, l’encre et le papier sont mes instruments ; et sansmes
instrumentsjenesaisrienfaire.–Uneplume,del’encreetdupapier!criaàsontourFernand.–Ilyacequevousdésirezlàsurcettetable,ditlegarçonenmontrantlesobjetsdemandés.–Donnez-les-nousalors.»Legarçonpritlepapier,l’encreetlaplume,etlesdéposasurlatableduberceau.«Quandonpense,ditCaderousseenlaissanttombersamainsurlepapier,qu’ilyalàdequoituerun
hommeplussûrementquesionl’attendaitaucoind’unboispourl’assassiner!J’aitoujourseupluspeurd’uneplume,d’unebouteilled’encreetd’unefeuilledepapierqued’uneépéeoud’unpistolet.–Ledrôlen’estpasencoresiivrequ’ilenal’air,ditDanglars;versez-luidoncàboire,Fernand.»Fernand remplit le verre deCaderousse, et celui-ci en véritable buveur qu’il était, leva lamain de
dessuslepapieretlaportaàsonverre.LeCatalansuivitlemouvementjusqu’àcequeCaderousse,presquevaincuparcettenouvelleattaque,
reposâtouplutôtlaissâtretombersonverresurlatable.« Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le reste de la raison de Caderousse commençait à
disparaîtresouscedernierverredevin.–Ehbien,jedisaisdonc,parexemple,repritDanglars,quesi,aprèsunvoyagecommeceluiquevient
defaireDantès,etdanslequelilatouchéàNaplesetàl’îled’Elbe,quelqu’unledénonçaitauprocureurduroicommeagentbonapartiste…–Jeledénoncerai,moi!ditvivementlejeunehomme.–Oui ;maisalorsonvousfaitsignervotredéclaration,onvousconfronteavecceluiquevousavez
dénoncé:jevousfournisdequoisoutenirvotreaccusation,jelesaisbien;maisDantèsnepeutresteréternellementenprison,unjouroul’autreilensort,et,cejouroùilensort,malheuràceluiquil’yafaitentrer!–Oh!jenedemandequ’unechose,ditFernand,c’estqu’ilviennemechercherunequerelle!–Oui,etMercédès!Mercédès,quivousprendenhainesivousavezseulementlemalheurd’écorcher
l’épidermeàsonbien-aiméEdmond!–C’estjuste,ditFernand.–Non,non,repritDanglars,sionsedécidaitàunepareillechose,voyez-vous,ilvaudraitbienmieux
prendre tout bonnement comme je le fais, cette plume, la tremper dans l’encre, et écrire de la maingauche,pourquel’écriturenefûtpasreconnue,unepetitedénonciationainsiconçue.»EtDanglars,joignantl’exempleauprécepte,écrivitdelamaingaucheetd’uneécriturerenversée,qui
n’avaitaucuneanalogieavecsonécriturehabituelle, les lignessuivantesqu’ilpassaàFernand,etqueFernandlutàdemi-voix:Monsieur le procureur du roi est prévenu, par un ami du trône et de la religion, que le nommé
EdmondDantès,seconddunavirelePharaon,arrivécematindeSmyrne,aprèsavoirtouchéàNaplesetàPorto-Ferrajo,aétéchargé,parMurat,d’unelettrepourl’usurpateur,et,parl’usurpateur,d’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.Onaura lapreuvedesoncrimeen l’arrêtant,caron trouveracette lettreousur lui,ouchezson
père,oudanssacabineàbordduPharaon.
«À labonneheure, continuaDanglars ; ainsi votrevengeance aurait le sens commun, car d’aucunefaçonalorsellenepourraitretombersurvous,etlachoseiraittouteseule;iln’yauraitplusqu’àpliercettelettre,commejelefais,etàécriredessus:«ÀMonsieurleProcureurroyal.»Toutseraitdit.»EtDanglarsécrivitl’adresseensejouant.« Oui, tout serait dit », s’écria Caderousse, qui par un dernier effort d’intelligence avait suivi la
lecture,etquicomprenaitd’instincttoutcequ’unepareilledénonciationpourraitentraînerdemalheur;«oui,toutseraitdit:seulement,ceseraituneinfamie.»Etilallongealebraspourprendrelalettre.«Aussi,ditDanglarsenlapoussanthorsdelaportéedesamain,aussi,cequejedisetcequejediset
ce que je fais, c’est en plaisantant ; et, le premier, je serais bien fâché qu’il arrivât quelque chose àDantès,cebonDantès!Aussi,tiens…»Ilpritlalettre,lafroissadanssesmainsetlajetadansuncoindelatonnelle.«Àlabonneheure,ditCaderousse,Dantèsestmonami,etjeneveuxpasqu’onluifassedemal.–Eh!quidiableysongeàluifairedumal!cen’estnimoiniFernand!ditDanglarsenselevanteten
regardantlejeunehommequiétaitdemeuréassis,maisdontl’œilobliquecouvaitlepapierdénonciateurjetédansuncoin.–Encecas,repritCaderousse,qu’onnousdonneduvin:jeveuxboireàlasantéd’Edmondetdela
belleMercédès.–Tu n’as déjà que trop bu, ivrogne, ditDanglars, et si tu continues tu seras obligé de coucher ici,
attenduquetunepourrasplustetenirsurtesjambes.–Moi,ditCaderousseenselevantaveclafatuitédel’hommeivre;moi,nepaspouvoirmetenirsur
mesjambes!JepariequejemonteauclocherdesAccoules,etsansbalancerencore!–Ehbien,soit,ditDanglars,jeparie,maispourdemain:aujourd’huiilesttempsderentrer;donne-
moidonclebrasetrentrons.–Rentrons,ditCaderousse,maisjen’aipasbesoindetonbraspourcela.Viens-tu,Fernand?rentres-
tuavecnousàMarseille?–Non,ditFernand,jeretourneauxCatalans,moi.–Tuastort,viensavecnousàMarseille,viens.–Jen’aipointbesoinàMarseille,etjen’yveuxpointaller.–Commentas-tuditcela?Tuneveuxpas,monbonhomme!ehbien,àtonaise!libertépourtoutle
monde!Viens,Danglars,etlaissonsmonsieurrentrerauxCatalans,puisqu’illeveut.»DanglarsprofitadecemomentdebonnevolontédeCaderoussepourl’entraînerducôtédeMarseille;
seulement,pourouvriruncheminpluscourtetplusfacileàFernand,aulieuderevenirparlequaidelaRive-Neuve,ilrevintparlaporteSaint-Victor.Caderousselesuivait,toutchancelant,accrochéàsonbras.Lorsqu’ileutfaitunevingtainedepas,DanglarsseretournaetvitFernandseprécipitersurlepapier,
qu’ilmitdanssapoche;puisaussitôt,s’élançanthorsdelatonnelle,lejeunehommetournaducôtéduPillon.«Ehbien,quefait-ildonc?ditCaderousse,ilnousamenti:iladitqu’ilallaitauxCatalans,etilvaà
laville!Holà!Fernand!tutetrompes,mongarçon!–C’esttoiquivoistrouble,ditDanglars,ilsuittoutdroitlechemindesVieilles-Infirmeries.–Envérité !ditCaderousse,ehbien, j’aurais juréqu’il tournait àdroite ;décidément levinestun
traître.–Allons,allons,murmuraDanglars,jecroisquemaintenantlachoseestbienlancée,etqu’iln’yaplus
qu’àlalaissermarchertouteseule.»
V–Lerepasdesfiançailles.
Lelendemainfutunbeaujour.Lesoleilselevapuretbrillant,etlespremiersrayonsd’unrougepourprediaprèrentdeleursrubislespointesécumeusesdesvagues.LerepasavaitétépréparéaupremierétagedecettemêmeRéserve,aveclatonnelledelaquellenous
avons déjà fait connaissance. C’était une grande salle éclairée par cinq ou six fenêtres, au-dessus dechacunedesquelles(expliquelephénomènequipourra!)étaitécrit lenomd’unedesgrandesvillesdeFrance.Unebalustradeenbois,commelerestedubâtiment,régnaittoutlelongdecesfenêtres.Quoiquelerepasnefûtindiquéquepourmidi,dèsonzeheuresdumatin,cettebalustradeétaitchargée
de promeneurs impatients. C’étaient les marins privilégiés du Pharaon et quelques soldats, amis deDantès.Tousavaient,pourfairehonneurauxfiancés,faitvoirlejouràleursplusbellestoilettes.Lebruitcirculait,parmi lesfutursconvives,que lesarmateursduPharaondevaienthonorerde leur
présencelerepasdenocesdeleursecond;maisc’étaitdeleurpartunsigrandhonneuraccordéàDantèsquepersonnen’osaitencoreycroire.CependantDanglars, en arrivant avecCaderousse, confirmaà son tour cettenouvelle. Il avait vu le
matinM.Morrellui-même,etM.Morrelluiavaitditqu’ilviendraitdîneràlaRéserve.Eneffet,uninstantaprèseux,M.Morrelfitàsontoursonentréedanslachambreetfutsaluéparles
matelotsduPharaond’unhourraunanimed’applaudissements.Laprésencedel’armateurétaitpoureuxlaconfirmationdubruitquicouraitdéjàqueDantèsseraitnommécapitaine;etcommeDantèsétaitfortaiméàbord,cesbravesgensremerciaientainsil’armateurdecequ’unefoisparhasardsonchoixétaitenharmonie avec leurs désirs. À peine M. Morrel fut-il entré qu’on dépêcha unanimement Danglars etCaderousseverslefiancé:ilsavaientmissiondeleprévenirdel’arrivéedupersonnageimportantdontlavueavaitproduitunesivivesensation,etdeluidiredesehâter.Danglars etCaderousse partirent tout courantmais ils n’eurent pas fait cent pas, qu’à la hauteur du
magasinàpoudreilsaperçurentlapetitetroupequivenait.CettepetitetroupesecomposaitdequatrejeunesfillesamiesdeMercédèsetCatalanescommeelle,et
qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le bras. Près de la futuremarchait le pèreDantès,etderrièreeuxvenaitFernandavecsonmauvaissourire.NiMercédès niEdmond ne voyaient cemauvais sourire deFernand.Les pauvres enfants étaient si
heureuxqu’ilsnevoyaientqu’euxseulsetcebeaucielpurquilesbénissait.DanglarsetCaderousses’acquittèrentdeleurmissiond’ambassadeurs;puisaprèsavoiréchangéune
poignéedemainbienvigoureuseetbienamicaleavecEdmond,ilsallèrent,DanglarsprendreplaceprèsdeFernand,CaderousseserangerauxcôtésdupèreDantès,centredel’attentiongénérale.Cevieillard était vêtude sonbel habit de taffetas épinglé, ornéde largesboutonsd’acier, taillés à
facettes. Ses jambes grêles, mais nerveuses, s’épanouissaient dans de magnifiques bas de cotonmouchetés,quisentaientd’unelieuelacontrebandeanglaise.Àsonchapeauàtroiscornespendaitunflotderubansblancsetbleus.Enfin,ils’appuyaitsurunbâtondeboistorduetrecourbéparlehautcommeunpedumantique.Oneût
ditundecesmuscadinsquiparadaienten1796danslesjardinsnouvellementrouvertsduLuxembourgetdesTuileries.Prèsde lui, nous l’avonsdit, s’était glisséCaderousse,Caderousseque l’espéranced’unbon repas
avait achevé de réconcilier avec les Dantès, Caderousse à qui il restait dans la mémoire un vaguesouvenir de ce qui s’était passé la veille, comme en se réveillant lematin on trouve dans son espritl’ombredurêvequ’onafaitpendantlesommeil.Danglars,ens’approchantdeFernand,avaitjetésurl’amantdésappointéunregardprofond.Fernand,
marchantderrièrelesfutursépoux,complètementoubliéparMercédès,quidanscetégoïsmejuvénileetcharmantde l’amourn’avaitd’yeuxquepour sonEdmond.Fernandétaitpâle,puis rougeparboufféessubitesquidisparaissaientpour faireplacechaque foisàunepâleurcroissante.De tempsen temps, ilregardait du côté deMarseille, et alors un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonner sesmembres.Fernandsemblaitattendreoutoutaumoinsprévoirquelquegrandévénement.Dantèsétaitsimplementvêtu.Appartenantàlamarinemarchande,ilavaitunhabitquitenaitlemilieu
entrel’uniformemilitaireetlecostumecivil;etsouscethabit,sabonnemine,querehaussaientencorelajoieetlabeautédesafiancée,étaitparfaite.Mercédès était belle comme une de cesGrecques deChypre ou deCéos, aux yeux d’ébène et aux
lèvresdecorail.EllemarchaitdecepaslibreetfrancdontmarchentlesArlésiennesetlesAndalouses.Unefilledesvilleseûtpeut-êtreessayédecachersajoiesousunvoileoutoutaumoinssousleveloursdesespaupières,maisMercédèssouriaitet regardait tousceuxqui l’entouraient,et sonsourireet sonregarddisaientaussifranchementqu’auraientpulediresesparoles:Sivousêtesmesamis,réjouissez-vousavecmoi,car,envérité,jesuisbienheureuse!DèsquelesfiancésetceuxquilesaccompagnaientfurentenvuedelaRéserve,M.Morreldescenditet
s’avança à son tour au-devant d’eux, suivi desmatelots et des soldats avec lesquels il était resté, etauxquelsilavaitrenouvelélapromessedéjàfaiteàDantèsqu’ilsuccéderaitaucapitaineLeclère.Enlevoyantvenir,EdmondquittalebrasdesafiancéeetlepassasousceluideM.Morrel.L’armateuretlajeune fille donnèrent alors l’exemple en montant les premiers l’escalier de bois qui conduisait à lachambreoùledînerétaitservi,etquicriapendantcinqminutessouslespaspesantsdesconvives.«Monpère,ditMercédèsens’arrêtantaumilieudelatable,vousàmadroite,jevousprie;quantà
ma gauche, j’y mettrai celui qui m’a servi de frère », fit-elle avec une douceur qui pénétra au plusprofondducœurdeFernandcommeuncoupdepoignard.Seslèvresblêmirent,etsouslateintebistréedesonmâlevisageonputvoirencoreunefoislesangse
retirerpeuàpeupourafflueraucœur.Pendantcetemps,Dantèsavaitexécutélamêmemanœuvre;àsadroiteilavaitmisM.Morrel,àsa
gaucheDanglars;puisdelamainilavaitfaitsigneàchacundeseplaceràsafantaisie.Déjà couraient autour de la table les saucissons d’Arles à la chair brune et au fumet accentué, les
langoustes à la cuirasse éblouissante, les prayres à la coquille rosée, les oursins, qui semblent deschâtaignesentouréesdeleurenveloppepiquante, lesclovisses,quiontlaprétentionderemplaceravecsupériorité,pourlesgourmetsduMidi,leshuîtresduNord;enfintousceshors-d’œuvredélicatsquelavagueroulesursarivesablonneuse,etquelespêcheursreconnaissantsdésignentsouslenomgénériquedefruitsdemer.«Unbeausilence!dit levieillardensavourantunverredevinjaunecommelatopaze,quelepère
Pamphileenpersonnevenaitd’apporterdevantMercédès.Dirait-onqu’ilyaicitrentepersonnesquinedemandentqu’àrire.–Eh!unmarin’estpastoujoursgai,ditCaderousse.–Lefaitest,ditDantès,quejesuistropheureuxencemomentpourêtregai.Sic’estcommecelaque
vousl’entendez,voisin,vousavezraison!Lajoiefaitquelquefoisuneffetétrange,elleoppressecommeladouleur.»DanglarsobservaFernand,dontlanatureimpressionnableabsorbaitetrenvoyaitchaqueémotion.«Allonsdonc,dit-il,est-cequevouscraindriezquelquechose?ilmesemble,aucontraire,quetoutva
selonvosdésirs!–Etc’est justementcelaquim’épouvante,ditDantès, ilmesembleque l’hommen’estpasfaitpour
êtresifacilementheureux!Lebonheurestcommecespalaisdesîlesenchantéesdontlesdragonsgardentlesportes.Ilfautcombattrepourleconquérir,etmoi,envérité,jenesaisenquoij’aiméritélebonheurd’êtrelemarideMercédès.
–Lemari,lemari,ditCaderousseenriant,pasencore,moncapitaine;essaieunpeudefairelemari,ettuverrascommetuserasreçu!»Mercédès rougit. Fernand se tourmentait sur sa chaise, tressaillait aumoindre bruit, et de temps en
tempsessuyaitdelargesplaquesdesueurquiperlaientsursonfront,commelespremièresgouttesd’unepluied’orage.«Mafoi,ditDantès,voisinCaderousse,cen’estpointlapeinedemedémentirpoursipeu.Mercédès
n’estpointencoremafemme,c’estvrai…(iltirasamontre).Mais,dansuneheureetdemieellelesera!»Chacunpoussa un cri de surprise, à l’exception du pèreDantès, dont le large riremontra les dents
encorebelles.Mercédèssouritetnerougitplus.Fernandsaisitconvulsivementlemanchedesoncouteau.«Dansuneheure!ditDanglarspâlissantlui-même;etcommentcela?–Oui,mesamis, réponditDantès,grâceaucréditdeM.Morrel, l’hommeaprèsmonpèreauquel je
doisleplusaumonde,touteslesdifficultéssontaplanies.Nousavonsachetélesbans,etàdeuxheuresetdemielemairedeMarseillenousattendàl’hôteldeville.Or,commeuneheureetunquartviennentdesonner, jenecroispasme tromperdebeaucoupendisantquedansuneheure trenteminutesMercédèss’appelleraMmeDantès.»Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brûla ses paupières ; il s’appuya à la table pour ne pas
défaillir,et,malgrétoussesefforts,neputretenirungémissementsourdquiseperditdanslebruitdesriresetdesfélicitationsdel’assemblée.«C’estbienagir,cela,hein,dit lepèreDantès.Celas’appelle-t-ilperdreson temps,àvotreavis?
Arrivéd’hieraumatin,mariéaujourd’huiàtroisheures!Parlez-moidesmarinspourallerrondementenbesogne.–Maislesautresformalités,objectatimidementDanglars:lecontrat,lesécritures?…–Lecontrat,ditDantèsenriant,lecontratesttoutfait:Mercédèsn’arien,nimoinonplus!Nousnous
marionssouslerégimedelacommunauté,etvoilà!Çan’apasétélongàécrireetceneserapascheràpayer.»Cetteplaisanterieexcitaunenouvelleexplosiondejoieetdebravos.«Ainsi,cequenousprenionspourunrepasdefiançailles,ditDanglars,esttoutbonnementunrepasde
noces.–Non pas, ditDantès ; vous n’y perdrez rien, soyez tranquilles.Demainmatin, je pars pourParis.
Quatrejourspouraller,quatrejourspourrevenir,unjourpourfaireenconsciencelacommissiondontjesuischargé,etle1ermarsjesuisderetour;au2marsdonclevéritablerepasdenoces.»Cette perspective d’un nouveau festin redoubla l’hilarité au point que le père Dantès, qui au
commencementdudînerseplaignaitdusilence,faisaitmaintenant,aumilieudelaconversationgénérale,devainseffortspourplacersonvœudeprospéritéenfaveurdesfutursépoux.Dantèsdevinalapenséedesonpèreetyréponditparunsourirepleind’amour.Mercédèscommença
deregarderl’heureaucoucoudelasalleetfitunpetitsigneàEdmond.Ilyavaitautourdelatablecettehilaritébruyanteetcettelibertéindividuellequiaccompagnent,chez
lesgensdeconditioninférieure,lafindesrepas.Ceuxquiétaientmécontentsdeleurplaces’étaientlevésdetableetavaientétéchercherd’autresvoisins.Toutlemondecommençaitàparleràlafois,etpersonnenes’occupaitderépondreàcequesoninterlocuteurluidisait,maisseulementàsesproprespensées.LapâleurdeFernandétaitpresquepasséesurlesjouesdeDanglars;quantàFernandlui-même,ilne
vivaitplusetsemblaitundamnédansle lacdefeu.Undespremiers, ils’était levéetsepromenaitdelongenlargedanslasalle,essayantd’isolersonoreilledubruitdeschansonsetduchocdesverres.Caderousses’approchadeluiaumomentoùDanglars,qu’ilsemblaitfuir,venaitdelerejoindredans
unangledelasalle.«Envérité,ditCaderousse,àquilesbonnesfaçonsdeDantèsetsurtoutlebonvindupèrePamphile
avaientenlevétouslesrestesdelahainedontlebonheurinattendudeDantèsavaitjetélesgermesdanssonâme,envérité,Dantèsestungentilgarçon;etquandjelevoisassisprèsdesafiancée,jemedisqueç’eûtétédommagedeluifairelamauvaiseplaisanteriequevouscomplotiezhier.– Aussi, dit Danglars, tu as vu que la chose n’a pas eu de suite ; ce pauvre M. Fernand était si
bouleverséqu’ilm’avaitfaitdelapeined’abord;maisdumomentqu’ilenaprissonparti,aupointdes’êtrefaitlepremiergarçondenocesdesonrival,iln’yaplusrienàdire.»CaderousseregardaFernand,ilétaitlivide.« Le sacrifice est d’autant plus grand, continua Danglars, qu’en vérité la fille est belle. Peste !
l’heureuxcoquinquemonfuturcapitaine;jevoudraism’appelerDantèsdouzeheuresseulement.–Partons-nous ?demanda ladoucevoixdeMercédès ; voici deuxheuresqui sonnent, et l’onnous
attendàdeuxheuresunquart.–Oui,oui,partons!ditDantèsenselevantvivement.–Partons!»répétèrentenchœurtouslesconvives.Aumêmeinstant,Danglars,quineperdaitpasdevueFernandassissurlereborddelafenêtre,levit
ouvrirdesyeuxhagards,se levercommeparunmouvementconvulsif,etretomberassissur l’appuidecettecroisée;presqueaumêmeinstantunbruitsourdretentitdansl’escalier;leretentissementd’unpaspesant, une rumeur confuse de voix mêlées à un cliquetis d’armes couvrirent les exclamations desconvives,sibruyantesqu’ellesfussent,etattirèrentl’attentiongénérale,quisemanifestaàl’instantmêmeparunsilenceinquiet.Lebruits’approcha:troiscoupsretentirentdanslepanneaudelaporte;chacunregardasonvoisind’unairétonné.«Aunomdelaloi!»criaunevoixvibrante,àlaquelleaucunevoixnerépondit.Aussitôtlaportes’ouvrit,etuncommissaire,ceintdesonécharpe,entradanslasalle,suividequatre
soldatsarmés,conduitsparuncaporal.L’inquiétudefitplaceàlaterreur.«Qu’ya-t-il ?demanda l’armateur en s’avançant au-devantducommissairequ’il connaissait ; bien
certainement,monsieur,ilyaméprise.–S’ilyaméprise,monsieurMorrel,réponditlecommissairecroyezquelamépriseserapromptement
réparée;enattendant,jesuisporteurd’unmandatd’arrêt;etquoiquecesoitavecregretquejeremplissemamission,ilnefautpasmoinsquejelaremplisse:lequeldevous,messieurs,estEdmondDantès?»Touslesregardssetournèrentverslejeunehommequi,fortému,maisconservantsadignité,fitunpas
enavantetdit:«C’estmoi,monsieur,quemevoulez-vous?–EdmondDantès,repritlecommissaire,aunomdelaloi,jevousarrête!–Vousm’arrêtez!ditEdmondavecunelégèrepâleur,maispourquoim’arrêtez-vous?–Jel’ignore,monsieur,maisvotrepremierinterrogatoirevousl’apprendra.»M.Morrel comprit qu’il n’y avait rien à faire contre l’inflexibilitéde la situation : uncommissaire
ceintdesonécharpen’estplusunhomme,c’estlastatuedelaloi,froide,sourde,muette.Levieillard,aucontraire,seprécipitaversl’officier;ilyadeschosesquelecœurd’unpèreoud’une
mèrenecomprendrajamais.Ilpriaetsupplia:larmesetprièresnepouvaientrien;cependantsondésespoirétaitsigrand,quele
commissaireenfuttouché.«Monsieur,dit-il,tranquillisez-vous;peut-êtrevotrefilsa-t-ilnégligéquelqueformalitédedouaneou
desanté,et,selontouteprobabilité,lorsqu’onaurareçudeluilesrenseignementsqu’ondésireentirer,ilseraremisenliberté.–Ah çà ! qu’est-ce que cela signifie ? demanda en fronçant le sourcilCaderousse àDanglars, qui
jouaitlasurprise.–Lesais-je,moi?ditDanglars;jesuiscommetoi:jevoiscequisepasse,jen’ycomprendsrien,et
jeresteconfondu.»CaderoussecherchadesyeuxFernand:ilavaitdisparu.Toutelascènedelaveillesereprésentaalors
à son esprit avec une effrayante lucidité. On eût dit que la catastrophe venait de tirer le voile quel’ivressedelaveilleavaitjetéentreluietsamémoire.«Oh!oh!dit-ild’unevoixrauque,serait-celasuitedelaplaisanteriedontvousparliezhier,Danglars
?Encecas,malheuràceluiquil’auraitfaite,carelleestbientriste.–Pasdutout!s’écriaDanglars,tusaisbien,aucontraire,quej’aidéchirélepapier.–Tunel’aspasdéchiré,ditCaderousse;tul’asjetédansuncoin,voilàtout.–Tais-toi,tun’asrienvu,tuétaisivre.–OùestFernand?demandaCaderousse.–Lesais-je,moi!réponditDanglars,àsesaffairesprobablement:mais,aulieudenousoccuperde
cela,allonsdoncporterdusecoursàcespauvresaffligés.»Eneffet,pendantcetteconversation,Dantèsavaitensouriant,serrélamainàtoussesamis,ets’était
constituéprisonnierendisant:«Soyeztranquilles,l’erreurvas’expliquer,etprobablementquejen’iraimêmepasjusqu’àlaprison.–Oh!biencertainement,j’enrépondrais»,ditDanglarsqui,encemoment,s’approchait,commenous
l’avonsdit,dugroupeprincipal.Dantèsdescenditl’escalier,précédéducommissairedepoliceetentouréparlessoldats.Unevoiture,
dont la portière était tout ouverte, attendait à la porte, il y monta, deux soldats et le commissairemontèrentaprèslui;laportièresereferma,etlavoiturerepritlechemindeMarseille.«Adieu,Dantès!adieu,Edmond!»s’écriaMercédèsens’élançantsurlabalustrade.Leprisonnierentenditcederniercri,sorticommeunsanglotducœurdéchirédesafiancée;ilpassala
têteparlaportière,cria:«Aurevoir,Mercédès!»etdisparutàl’undesanglesdufortSaint-Nicolas.«Attendez-moiici,ditl’armateur,jeprendslapremièrevoiturequejerencontre,jecoursàMarseille,
etjevousrapportedesnouvelles.–Allez!crièrenttouteslesvoix,allez!etrevenezbienvite!»Ilyeut,aprèscedoubledépart,unmomentdestupeurterribleparmitousceuxquiétaientrestés.LevieillardetMercédès restèrentquelque temps isolés,chacundanssapropredouleur ;maisenfin
leurs yeux se rencontrèrent ; ils se reconnurent comme deux victimes frappées du même coup, et sejetèrentdanslesbrasl’undel’autre.Pendantcetemps,Fernandrentra,seversaunverred’eauqu’ilbut,etallas’asseoirsurunechaise.Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mercédès en sortant des bras du
vieillard.Fernand,parunmouvementinstinctif,reculasachaise.«C’estlui,ditàDanglarsCaderousse,quin’avaitpasperdudevueleCatalan.–Jenecroispas,réponditDanglars,ilétaittropbête;entoutcas,quelecoupretombesurceluiqui
l’afait.–Tunemeparlespasdeceluiquil’aconseillé,ditCaderousse.–Ah!mafoi,ditDanglars,sil’onétaitresponsabledetoutcequel’onditenl’air!–Oui,lorsquecequel’onditenl’airretombeparlapointe.»Pendantcetemps,lesgroupescommentaientl’arrestationdetouteslesmanières.«Etvous,Danglars,ditunevoix,quepensez-vousdecetévénement?–Moi,ditDanglars,jecroisqu’ilaurarapportéquelquesballotsdemarchandisesprohibées.–Maissic’étaitcela,vousdevriezlesavoir,Danglars,vousquiétiezagentcomptable.–Oui,c’estvrai;maisl’agentcomptableneconnaîtquelescolisqu’onluidéclare:jesaisquenous
sommeschargésdecoton,voilàtout;quenousavonsprislechargementàAlexandrie,chezM.Pastret,etàSmyrne,chezM.Pascal;nem’endemandezpasdavantage.
–Oh!jemerappellemaintenant,murmuralepauvrepère,serattachantàcedébris,qu’ilm’adithierqu’ilavaitpourmoiunecaissedecaféetunecaissedetabac.–Voyez-vous, ditDanglars, c’est cela : en notre absence, la douane aura fait une visite à bord du
Pharaon,etelleauradécouvertlepotauxroses.»Mercédèsnecroyaitpointàtoutcela;car,compriméejusqu’àcemoment,sadouleuréclatatoutàcoup
ensanglots.«Allons,allons,espoir!dit,sanstropsavoircequ’ildisait,lepèreDantès.–Espoir!répétaDanglars.–Espoir»,essayademurmurerFernand.Maiscemotl’étouffait;seslèvress’agitèrent,aucunsonnesortitdesabouche.«Messieurs,criaundesconvivesrestéenvedettesurlabalustrade;messieurs,unevoiture!Ah!c’est
M.Morrel!courage,courage!sansdoutequ’ilnousapportedebonnesnouvelles.»Mercédèsetlevieuxpèrecoururentau-devantdel’armateur,qu’ilsrencontrèrentàlaporte.M.Morrel
étaitfortpâle.«Ehbien?s’écrièrent-ilsd’unemêmevoix.–Ehbien,mesamis!réponditl’armateurensecouantlatête, lachoseestplusgravequenousnele
pensions.–Oh!monsieur,s’écriaMercédès,ilestinnocent!–Jelecrois,réponditM.Morrel,maisonl’accuse…–Dequoidonc?demandalevieuxDantès.–D’êtreunagentbonapartiste.»Ceux demes lecteurs qui ont vécu dans l’époque où se passe cette histoire se rappelleront quelle
terribleaccusationc’étaitalors,quecellequevenaitdeformulerM.Morrel.Mercédèspoussauncri;levieillardselaissatombersurunechaise.«Ah!murmuraCaderousse,vousm’aveztrompé,Danglars,etlaplaisanterieaétéfaite;maisjene
veuxpaslaissermourirdedouleurcevieillardetcettejeunefille,etjevaistoutleurdire.–Tais-toi,malheureux!s’écriaDanglarsensaisissantlamaindeCaderousse,oujenerépondspasde
toi-même;quiteditqueDantèsn’estpasvéritablementcoupable?Lebâtimentatouchéàl’îled’Elbe,ily est descendu, il est resté tout un jour à Porto-Ferrajo ; si l’on trouvait sur lui quelque lettre qui lecompromette,ceuxquil’auraientsoutenupasseraientpoursescomplices.»Caderousse, avec l’instinct rapide de l’égoïsme, comprit toute la solidité de ce raisonnement ; il
regardaDanglarsavecdesyeuxhébétéspar lacrainteet ladouleur, et,pourunpasqu’il avait fait enavant,ilenfitdeuxenarrière.«Attendons,alors,murmura-t-il.–Oui,attendons,ditDanglars;s’ilestinnocent,onlemettraenliberté;s’ilestcoupable,ilestinutile
desecompromettrepourunconspirateur.–Alors,partons,jenepuisresterpluslongtempsici.– Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se
retirerdelàcommeilspourront.»Ilspartirent:Fernand,redevenul’appuidelajeunefille,pritMercédèsparlamainetlaramenaaux
Catalans. Les amis de Dantès ramenèrent, de leur côté, aux allées de Meilhan, ce vieillard presqueévanoui.Bientôtcetterumeur,queDantèsvenaitd’êtrearrêtécommeagentbonapartiste,serépanditpartoutela
ville.« Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars ? ditM.Morrel en rejoignant son agent comptable et
Caderousse, car il regagnait lui-même la ville en toute hâte pour avoir quelque nouvelle directed’Edmondparlesubstitutduprocureurduroi,M.deVillefort,qu’ilconnaissaitunpeu;auriez-vouscru
cela?–Dame,monsieur!réponditDanglars,jevousavaisditqueDantès,sansaucunmotif,avaitrelâchéà
l’îled’Elbe,etcetterelâche,vouslesavez,m’avaitparususpecte.–Maisaviez-vousfaitpartdevossoupçonsàd’autresqu’àmoi?–Jem’enseraisbiengardé,monsieur,ajoutatoutbasDanglars;voussavezbienqu’àcausedevotre
oncle,M.PolicarMorrel,quiaservisousl’autreetquinecachepassapensée,onvoussoupçonnederegretterNapoléon;j’auraiseupeurdefairetortàEdmondetensuiteàvous;ilyadeceschosesqu’ilestdudevoird’unsubordonnédedireàsonarmateuretdecachersévèrementauxautres.–Bien,Danglars,bien,ditl’armateur,vousêtesunbravegarçon;aussij’avaisd’avancepenséàvous,
danslecasoùcepauvreDantèsfûtdevenulecapitaineduPharaon.–Commentcela,monsieur?–Oui,j’avaisd’avancedemandéàDantèscequ’ilpensaitdevous,ets’ilauraitquelquerépugnanceà
vousgarderàvotreposte ; car, jene saispourquoi, j’avaiscru remarquerqu’ilyavaitdu froidentrevous.–Etquevousa-t-ilrépondu?– Qu’il croyait effectivement avoir eu dans une circonstance qu’il ne m’a pas dite, quelques torts
enversvous,maisquetoutepersonnequiavaitlaconfiancedel’armateuravaitlasienne.–L’hypocrite!murmuraDanglars.–PauvreDantès!ditCaderousse,c’estunfaitqu’ilétaitexcellentgarçon.–Oui,maisenattendant,ditM.Morrel,voilàlePharaonsanscapitaine.–Oh!ditDanglars,ilfautespérer,puisquenousnepouvonsrepartirquedanstroismois,qued’icià
cetteépoqueDantèsseramisenliberté.–Sansdoute,maisjusque-là?–Ehbien,jusque-làmevoici,monsieurMorrel,ditDanglars;voussavezquejeconnaislemaniement
d’unnavireaussibienquelepremiercapitaineaulongcoursvenu,celavousoffriramêmeunavantage,de vous servir demoi, car lorsqueEdmond sortira de prison, vous n’aurez personne à remercier : ilreprendrasaplaceetmoilamienne,voilàtout.–Merci,Danglars,ditl’armateur;voilàeneffetquiconcilietout.Prenezdonclecommandement,je
vous y autorise, et surveillez le débarquement : il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive auxindividus,quelesaffairessouffrent.–Soyeztranquille,monsieur;maispourra-t-onlevoiraumoins,cebonEdmond?–Jevousdiraicelatoutàl’heure,Danglars;jevaistâcherdeparleràM.deVillefortetd’intercéder
près de lui en faveur duprisonnier. Je sais bienque c’est un royaliste enragé,mais, quediable ! toutroyalisteetprocureurduroiqu’ilest,ilestunhommeaussi,etjenelecroispasméchant.–Non,ditDanglars,maisj’aientendudirequ’ilétaitambitieux,etcelaseressemblebeaucoup.–Enfin,ditM.Morrelavecunsoupir,nousverrons;allezàbord,jevousyrejoins.»Etilquittalesdeuxamispourprendrelechemindupalaisdejustice.« Tu vois, dit Danglars à Caderousse, la tournure que prend l’affaire. As-tu encore envie d’aller
soutenirDantèsmaintenant?– Non, sans doute ; mais c’est cependant une terrible chose qu’une plaisanterie qui a de pareilles
suites.–Dame!quil’afaite?cen’estnitoinimoi,n’est-cepas?c’estFernand.Tusaisbienquequantàmoi
j’aijetélepapierdansuncoin:jecroyaismêmel’avoirdéchiré.–Non,non,ditCaderousse.Oh !quant à cela, j’en suis sûr ; je levois aucoinde la tonnelle, tout
froissé,toutroulé,etjevoudraismêmebienqu’ilfûtencoreoùjelevois!–Queveux-tu?Fernandl’auraramassé,Fernandl’auracopiéoufaitcopier,Fernandn’aurapeut-être
même pas pris cette peine ; et, j’y pense… mon Dieu ! il aura peut-être envoyé ma propre lettre !
Heureusementquej’avaisdéguisémonécriture.–MaistusavaisdoncqueDantèsconspirait?–Moi,jenesavaisrienaumonde.Commejel’aidit,j’aicrufaireuneplaisanterie,pasautrechose.Il
paraîtque,commeArlequin,j’aiditlavéritéenriant.–C’est égal, repritCaderousse, jedonneraisbiendeschosespourque toutecetteaffairene fûtpas
arrivée,oudumoinspourn’yêtremêléenrien.Tuverrasqu’ellenousporteramalheur,Danglars!–Sielledoitportermalheuràquelqu’un,c’estauvraicoupable,etlevraicoupablec’estFernandet
nonpasnous.Quelmalheurveux-tuqu’ilnousarriveànous?Nousn’avonsqu’ànoustenirtranquilles,sanssoufflerlemotdetoutcela,etl’oragepasserasansqueletonnerretombe.–Amen!ditCaderousseenfaisantunsigned’adieuàDanglarsetensedirigeantvers lesalléesde
Meilhan,toutensecouantlatêteetenseparlantàlui-même,commeontl’habitudedefairelesgensfortpréoccupés.– Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j’avais prévue : me voilà capitaine par
intérim,etsicetimbéciledeCaderoussepeutsetaire,capitainetoutdebon.Iln’yadoncquelecasoùlajustice relâcheraitDantès ?Oh !mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et jem’enrapporteàelle.»Etsurce,ilsautadansunebarqueendonnantl’ordreaubatelierdeleconduireàbordduPharaon,où
l’armateur,onselerappelle,luiavaitdonnérendez-vous.
VI–Lesubstitutduprocureurduroi.
Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine des Méduses, dans une de ces vieilles maisons àl’architecturearistocratiquebâtiesparPuget,oncélébraitaussilemêmejour,àlamêmeheure,unrepasdefiançailles.Seulement,aulieuquelesacteursdecetteautrescènefussentdesgensdupeuple,desmatelotsetdes
soldats, ilsappartenaientà la têtedelasociétémarseillaise.C’étaientd’anciensmagistratsquiavaientdonné la démissionde leur charge sous l’usurpateur ; de vieuxofficiers qui avaient déserté nos rangspourpasserdansceuxdel’arméedeCondé;desjeunesgensélevésparleurfamilleencoremalrassuréesurleurexistence,malgrélesquatreoucinqremplaçantsqu’elleavaitpayés,danslahainedecethommedontcinqansd’exildevaientfaireunmartyr,etquinzeansdeRestaurationundieu.Onétaità table,et laconversationroulait,brûlantedetoutes lespassions, lespassionsdel’époque,
passionsd’autantplusterribles,vivantesetacharnéesdansleMidiquedepuiscinqcentsansleshainesreligieusesvenaientenaideauxhainespolitiques.L’Empereur, roi de l’île d’Elbe après avoir été souverain d’une partie du monde, régnant sur une
populationdecinqàsixmilleâmes,aprèsavoirentenducrier:ViveNapoléon!parcentvingtmillionsdesujetsetendixlanguesdifférentes,étaittraitélàcommeunhommeperduàtoutjamaispourlaFranceetpourletrône.Lesmagistratsrelevaientlesbévuespolitiques;lesmilitairesparlaientdeMoscouetdeLeipsick;lesfemmes,desondivorceavecJoséphine.Ilsemblaitàcemonderoyaliste,toutjoyeuxettouttriomphant non pas de la chute de l’homme, mais de l’anéantissement du principe, que la vierecommençaitpourlui,etqu’ilsortaitd’unrêvepénible.Unvieillard,décorédelacroixdeSaint-Louis,selevaetproposalasantéduroiLouisXVIIIàses
convives;c’étaitlemarquisdeSaint-Méran.Àcetoast,quirappelaitàlafoisl’exilédeHartwelletleroipacificateurdelaFrance,larumeurfut
grande, les verres se levèrent à la manière anglaise, les femmes détachèrent leurs bouquets et enjonchèrentlanappe.Cefutunenthousiasmepresquepoétique.«Ilsenconviendraients’ilsétaientlà,ditlamarquisedeSaint-Méran,femmeàl’œilsec,auxlèvres
minces, à la tournure aristocratique et encore élégante, malgré ses cinquante ans, tous cesrévolutionnairesquinousontchassésetquenouslaissonsànotretourbientranquillementconspirerdansnosvieuxchâteauxqu’ilsontachetéspourunmorceaudepain,souslaTerreur : ilsenconviendraient,quelevéritabledévouementétaitdenotrecôté,puisquenousnousattachionsàlamonarchiecroulante,tandis qu’eux, au contraire, saluaient le soleil levant et faisaient leur fortune, pendant que, nous, nousperdions la nôtre ; ils en conviendraient quenotre roi, à nous, était bienvéritablementLouis leBien-Aimé,tandisqueleurusurpateur,àeux,n’ajamaisétéqueNapoléonleMaudit;n’est-cepas,deVillefort?–Vousdites,madamelamarquise?…Pardonnez-moi,jen’étaispasàlaconversation.– Eh ! laissez ces enfants, marquise, reprit le vieillard qui avait porté le toast ; ces enfants vont
s’épouser,ettoutnaturellementilsontàparlerd’autrechosequedepolitique.–Jevousdemandepardon,mamère,ditunejeuneetbellepersonneauxblondscheveux,à l’œilde
veloursnageantdansunfluidenacré;jevousrendsM.deVillefort,quej’avaisaccaparépouruninstant.MonsieurdeVillefort,mamèrevousparle.–Jemetiensprêtàrépondreàmadamesielleveutbienrenouvelersaquestionquej’aimalentendue,
ditM.deVillefort.–Onvouspardonne,Renée,dit lamarquiseavecunsourirede tendressequ’onétaitétonnédevoir
fleurir sur cette sèche figure ;mais le cœur de la femmeest ainsi fait, que si aride qu’il devienne ausouffledespréjugésetauxexigencesdel’étiquette,ilyatoujoursuncoinfertileetriant:c’estceluique
Dieu a consacré à l’amour maternel. On vous pardonne… Maintenant je disais, Villefort, que lesbonapartistesn’avaientninotreconviction,ninotreenthousiasme,ninotredévouement.–Oh!madame,ilsontdumoinsquelquechosequiremplacetoutcela:c’estlefanatisme.Napoléon
estleMahometdel’Occident;c’estpourtousceshommesvulgaires,maisauxambitionssuprêmes,nonseulementunlégislateuretunmaître,maisencorec’estuntype,letypedel’égalité.–Del’égalité!s’écrialamarquise.Napoléon,letypedel’égalité!etqueferez-vousdoncdeM.de
Robespierre?IlmesemblequevousluivolezsaplacepourladonnerauCorse;c’estcependantbienassezd’uneusurpation,cemesemble.–Non,madame,ditVillefort,jelaissechacunsursonpiédestal:Robespierre,placeLouisXV,surson
échafaud ;Napoléon,placeVendôme,sursacolonne ;seulement l’una faitde l’égalitéquiabaisse,etl’autredel’égalitéquiélève;l’unaramenélesroisauniveaudelaguillotine,l’autreaélevélepeupleauniveaudutrône.Celaneveutpasdire,ajoutaVillefortenriant,quetousdeuxnesoientpasd’infâmesrévolutionnaires,etquele9thermidoretle4avril1814nesoientpasdeuxjoursheureuxpourlaFrance,et dignesd’être également fêtéspar les amisde l’ordre et de lamonarchie ;mais cela explique aussicomment,touttombéqu’ilestpournesereleverjamais,jel’espère,Napoléonaconservésesséides.Quevoulez-vous,marquise?Cromwell,quin’étaitquelamoitiédetoutcequ’aétéNapoléon,avaitbienlessiens!–Savez-vousquecequevousditeslà,Villefort,sentlarévolutiond’unelieue?Maisjevouspardonne
:onnepeutpasêtrefilsdegirondinetnepasconserverungoûtdeterroir.»UneviverougeurpassasurlefrontdeVillefort.«Monpèreétaitgirondin,madame,dit-il,c’estvrai;maismonpèren’apasvotélamortduroi;mon
pèreaétéproscritparcettemêmeTerreurquivousproscrivait,etpeus’enestfalluqu’ilneportâtsatêtesurlemêmeéchafaudquiavaitvutomberlatêtedevotrepère.– Oui, dit la marquise, sans que ce souvenir sanglant amenât la moindre altération sur ses traits ;
seulement c’était pour des principes diamétralement opposés qu’ils y fussent montés tous deux, et lapreuvec’estquetoutemafamilleestrestéeattachéeauxprincesexilés,tandisquevotrepèreaeuhâtedeserallieraunouveaugouvernement,etqu’aprèsquelecitoyenNoirtieraétégirondin,lecomteNoirtierestdevenusénateur.–Mamère,mamère,ditRenée,voussavezqu’ilétaitconvenuqu’onneparleraitplusdecesmauvais
souvenirs.– Madame, répondit Villefort, je me joindrai à Mlle de Saint-Méran pour vous demander bien
humblementl’oublidupassé.ÀquoibonrécriminersurdeschosesdanslesquelleslavolontédeDieumêmeestimpuissante?Dieupeutchangerl’avenir;ilnepeutpasmêmemodifierlepassé.Cequenouspouvons,nousautreshommes,c’estsinonlerenier,dumoinsjeterunvoiledessus.Ehbien,moi,jemesuisséparénonseulementdel’opinion,maisencoredunomdemonpère.Monpèreaétéouestmêmepeut-être encore bonapartiste et s’appelle Noirtier ; moi, je suis royaliste et m’appelle de Villefort.Laissezmourirdanslevieuxtroncunrestedesèverévolutionnaire,etnevoyez,madame,quelerejetonquis’écartedecetronc,sanspouvoir,etjediraipresquesansvouloirs’endétachertoutàfait.–Bravo,Villefort,ditlemarquis,bravo,bienrépondu!Moiaussi,j’aitoujoursprêchéàlamarquise
l’oublidupassé,sansjamaisavoirpul’obtenird’elle,vousserezplusheureux,jel’espère.–Oui,c’estbien,ditlamarquise,oublionslepassé,jenedemandepasmieux,etc’estconvenu;mais
qu’aumoinsVillefortsoit inflexiblepourl’avenir.N’oubliezpas,Villefort,quenousavonsrépondudevousàSaMajesté:queSaMajesté,elleaussi,abienvouluoublier,ànotrerecommandation(elletenditlamain),commej’oublieàvotreprière.Seulements’ilvoustombequelqueconspirateurentrelesmains,songezqu’onad’autantpluslesyeuxsurvousquel’onsaitquevousêtesd’unefamillequipeut-êtreestenrapportaveccesconspirateurs.–Hélas!madame,ditVillefort,maprofessionetsurtoutletempsdanslequelnousvivonsm’ordonnent
d’êtresévère.Jeleserai.J’aidéjàeuquelquesaccusationspolitiquesàsoutenir,et,souscerapport,j’aifaitmespreuves.Malheureusement,nousnesommespasaubout.–Vouscroyez?ditlamarquise.–J’enaipeur.Napoléonàl’îled’ElbeestbienprèsdelaFrance;saprésencepresqueenvuedenos
côtesentretientl’espérancedesespartisans.Marseilleestpleined’officiersàdemi-solde,qui,touslesjours,sousunprétextefrivole,cherchentquerelleauxroyalistes;delàdesduelsparmilesgensdeclasseélevée,delàdesassassinatsdanslepeuple.– Oui, dit le comte de Salvieux, vieil ami de M. de Saint-Méran et chambellan de M. le comte
d’Artois,oui,maisvoussavezquelaSainte-Allianceledéloge.–Oui,ilétaitquestiondecelalorsdenotredépartdeParis,ditM.deSaint-Méran.Etoùl’envoie-t-on
?–ÀSainte-Hélène.–ÀSainte-Hélène!Qu’est-cequecela?demandalamarquise.–Uneîlesituéeàdeuxmillelieuesd’ici,au-delàdel’équateur,réponditlecomte.–Àlabonneheure!CommeleditVillefort,c’estunegrandefoliequed’avoirlaisséunpareilhomme
entrelaCorse,oùilestné,etNaples,oùrègneencoresonbeau-frère,etenfacedecetteItaliedontilvoulaitfaireunroyaumeàsonfils.–Malheureusement,ditVillefort,nousavons les traitésde1814,et l’onnepeut toucheràNapoléon
sansmanqueràcestraités.–Ehbien,onymanquera,ditM.deSalvieux.Ya-t-il regardédesiprès, lui, lorsqu’il s’estagide
fairefusillerlemalheureuxducd’Enghien?–Oui,ditlamarquise,c’estconvenu,laSainte-Alliancedébarrassel’EuropedeNapoléon,etVillefort
débarrasseMarseilledesespartisans.Leroirègneounerègnepas:s’ilrègne,songouvernementdoitêtrefortetsesagentsinflexibles;c’estlemoyendeprévenirlemal.–Malheureusement,madame,ditensouriantVillefort,unsubstitutduprocureurduroiarrivetoujours
quandlemalestfait.–Alors,c’estàluideleréparer.–Jepourraisvousdireencore,madame,quenousneréparonspaslemal,maisquenouslevengeons:
voilàtout.–Oh!monsieurdeVillefort,ditunejeuneetjoliepersonne,filleducomtedeSalvieuxetamiedeMlle
deSaint-Méran,tâchezdoncd’avoirunbeauprocès,tandisquenousseronsàMarseille.Jen’aijamaisvuunecourd’assises,etl’onditquec’estfortcurieux.– Fort curieux, en effet,mademoiselle, dit le substitut ; car au lieu d’une tragédie factice, c’est un
dramevéritable ;au lieudedouleurs jouéescesontdesdouleursréelles.Cethommequ’onvoit là,aulieu, la toile baissée, de rentrer chez lui, de souper en famille et de se coucher tranquillement pourrecommencerlelendemain,rentredanslaprisonoùiltrouvelebourreau.Vousvoyezbienque,pourlespersonnes nerveuses qui cherchent les émotions, il n’y a pas de spectacle qui vaille celui-là. Soyeztranquille,mademoiselle,silacirconstanceseprésentejevousleprocurerai.–Ilnousfaitfrissonner…etilrit!ditRenéetoutepâlissante.–Que voulez-vous…c’est un duel… J’ai déjà requis cinq ou six fois la peine demort contre des
accusés politiques ou autres…Eh bien, qui sait combien de poignards à cette heure s’aiguisent dansl’ombre,ousontdéjàdirigéscontremoi?– Oh ! mon Dieu ! dit Renée en s’assombrissant de plus en plus, parlez-vous donc sérieusement,
monsieurdeVillefort?–Onnepeutplussérieusement,mademoiselle, reprit le jeunemagistrat, lesouriresur les lèvres.Et
aveccesbeauxprocèsquedésiremademoisellepoursatisfairesacuriosité,etquejedésire,moi,poursatisfairemon ambition, la situation ne fera que s’aggraver.Tous ces soldats deNapoléon, habitués à
allerenaveuglesàl’ennemi,croyez-vousqu’ilsréfléchissentenbrûlantunecartoucheouenmarchantàla baïonnette ? Eh bien, réfléchiront-ils davantage pour tuer un homme qu’ils croient leur ennemipersonnel,quepourtuerunRusse,unAutrichienouunHongroisqu’ilsn’ontjamaisvu?D’ailleursilfautcela,voyez-vous ; sansquoinotremétiern’auraitpointd’excuse.Moi-même,quand jevois luiredansl’œildel’accusél’éclairlumineuxdelarage,jemesenstoutencouragé,jem’exalte:cen’estplusunprocès, c’estuncombat ; je lutte contre lui, il riposte, je redouble, et le combat finit, comme tous lescombats, par une victoire ou une défaite. Voilà ce que c’est que de plaider ! c’est le danger qui faitl’éloquence.Unaccuséquimesouriraitaprèsmarépliquemeferaitcroirequej’aiparlémal,quecequej’aiditestpâle,sansvigueur,insuffisant.Songezdoncàlasensationd’orgueilqu’éprouveunprocureurduroi,convaincudelaculpabilitédel’accusé, lorsqu’ilvoitblêmirets’inclinersoncoupablesouslepoidsdespreuvesetsouslesfoudresdesonéloquence!Cettetêtesebaisse,elletombera.»Renéejetaunlégercri.«Voilàquiestparler,ditundesconvives.–Voilàl’hommequ’ilfautdansdestempscommelesnôtres!ditunsecond.–Aussi,dituntroisième,dansvotredernièreaffairevousavezétésuperbe,moncherVillefort.Vous
savez, cet homme qui avait assassiné son père ; eh bien, littéralement, vous l’aviez tué avant que lebourreauytouchât.–Oh!pourlesparricides,ditRenée,oh!peum’importe,iln’yapasdesuppliceassezgrandpourde
pareilshommes;maispourlesmalheureuxaccuséspolitiques!…–Maisc’estpireencore,Renée,carleroiestlepèredelanation,etvouloirrenverseroutuerleroi,
c’estvouloirtuerlepèredetrente-deuxmillionsd’hommes.–Oh!c’estégal,monsieurdeVillefort,ditRenée,vousmepromettezd’avoirde l’indulgencepour
ceuxquejevousrecommanderai?– Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus charmant sourire, nous ferons ensemble mes
réquisitoires.–Machère,ditlamarquise,mêlez-vousdevoscolibris,devosépagneulsetdevoschiffons,etlaissez
votre futurépoux faire sonétat.Aujourd’hui, lesarmes se reposentet la robeest encrédit ; ilya là-dessusunmotlatind’unegrandeprofondeur.–Cedantarmatogae,ditens’inclinantVillefort.–Jen’osaispointparlerlatin,réponditlamarquise.–Jecroisquej’aimeraismieuxquevousfussiezmédecin,repritRenée;l’angeexterminateur,toutange
qu’ilest,m’atoujoursfortépouvantée.–BonneRenée!murmuraVillefortencouvantlajeunefilled’unregardd’amour.–Mafille,ditlemarquis,M.deVillefortseralemédecinmoraletpolitiquedecetteprovince;croyez-
moi,c’estunbeaurôleàjouer.–Etceseraunmoyendefaireoublierceluiqu’ajouésonpère,repritl’incorrigiblemarquise.–Madame, repritVillefort avecun triste sourire, j’ai déjà eu l’honneurdevousdire quemonpère
avait,jel’espèredumoins,abjuréleserreursdesonpassé;qu’ilétaitdevenuunamizélédelareligionetde l’ordre,meilleur royalistequemoipeut-être ; car lui, c’était avec repentir, et,moi, jene le suisqu’avecpassion.»Et après cette phrase arrondie,Villefort, pour juger de l’effet de sa faconde, regarda les convives,
comme,aprèsunephraseéquivalente,ilauraitauparquetregardél’auditoire.« Eh bien, mon cher Villefort, reprit le comte de Salvieux, c’est justement ce qu’aux Tuileries je
répondaisavant-hierauministredelamaisonduroi,quimedemandaitunpeucomptedecettesingulièreallianceentrelefilsd’ungirondinetlafilled’unofficierdel’arméedeCondé;etleministreatrèsbiencompris. Ce système de fusion est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui, sans que nous nous endoutassions,écoutaitnotreconversation,nousa-t-ilinterrompusendisant:«Villefort,remarquezquele
roin’apasprononcélenomdeNoirtier,etaucontraireaappuyésurceluideVillefort;Villefort,adoncdit le roi, feraunbonchemin ;c’estun jeunehommedéjàmûr,etquiestdemonmonde.J’aivuavecplaisirquelemarquiset lamarquisedeSaint-Méranleprissentpourgendre,et jeleureusseconseillécettealliances’ilsn’étaientvenuslespremiersmedemanderpermissiondelacontracter.»–Leroiaditcela,comte?s’écriaVillefortravi.–Jevousrapportesespropresparoles,etsilemarquisveutêtrefranc,ilavoueraquecequejevous
rapporteàcetteheures’accordeparfaitementaveccequeleroiluiaditàlui-mêmequandilluiaparlé,ilyasixmois,d’unprojetdemariageentresafilleetvous.–C’estvrai,ditlemarquis.–Oh!maisjeluidevraidonctout,àcedigneprince.Aussiqueneferais-jepaspourleservir!– À la bonne heure, dit la marquise, voilà comme je vous aime : vienne un conspirateur dans ce
moment,etilseralebienvenu.– Et moi, mamère, dit Renée, je prie Dieu qu’il ne vous écoute point, et qu’il n’envoie àM. de
Villefort que de petits voleurs, de faibles banqueroutiers et de timides escrocs ; moyennant cela, jedormiraitranquille.–C’estcommesi,ditenriantVillefort,voussouhaitiezaumédecindesmigraines,desrougeolesetdes
piqûresdeguêpe,touteschosesquinecompromettentquel’épiderme.Sivousvoulezmevoirprocureurduroi,aucontraire,souhaitez-moidecesterriblesmaladiesdontlacurefaithonneuraumédecin.»Encemoment,etcommesilehasardn’avaitattenduquel’émissiondusouhaitdeVillefortpourquece
souhaitfûtexaucé,unvaletdechambreentraetluiditquelquesmotsàl’oreille.Villefortquittaalorslatableens’excusant,etrevintquelquesinstantsaprès,levisageouvertetleslèvressouriantes.Renéeleregardaavecamour;car,vuainsi,avecsesyeuxbleus,sonteintmatetsesfavorisnoirsqui
encadraientsonvisage,c’étaitvéritablementunélégantetbeaujeunehomme;aussil’esprittoutentierdela jeune fille sembla-t-il suspenduà ses lèvres, en attendantqu’il expliquât la causede sadisparitionmomentanée.«Ehbien,ditVillefort,vousambitionnieztoutàl’heure,mademoiselle,d’avoirpourmariunmédecin,
j’ai aumoins avec lesdisciplesd’Esculape (onparlait encore ainsi en1815) cette ressemblance, quejamaisl’heureprésenten’estàmoi,etqu’onmevientdérangermêmeàcôtédevous,mêmeaurepasdemesfiançailles.–Et pour quelle cause vous dérange-t-on,monsieur ? demanda la belle jeune fille avec une légère
inquiétude.–Hélas!pourunmaladequiserait,s’ilfautencroirecequel’onm’adit,àtouteextrémité:cettefois
c’estuncasgrave,etlamaladiefrisel’échafaud.–ÔmonDieu!s’écriaRenéeenpâlissant.–Envérité!dittoutd’unevoixl’assemblée.–Ilparaîtqu’onvienttoutsimplementdedécouvrirunpetitcomplotbonapartiste.–Est-ilpossible?ditlamarquise.–Voicilalettrededénonciation.»EtVillefortlut:«Monsieur leprocureurduroiestprévenu,parunamidu trôneetde la religion,que lenommé
EdmondDantès,seconddunavirelePharaon,arrivécematindeSmyrne,aprèsavoirtouchéàNaplesetàPorto-Ferrajo,aétéchargé,parMurat,d’unelettrepourl’usurpateur,et,parl’usurpateurd’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.Onaura lapreuvedesoncrimeen l’arrêtant,caron trouveracette lettreousur lui,ouchezson
père,oudanssacabineàbordduPharaon.»– Mais, dit Renée, cette lettre, qui n’est qu’une lettre anonyme d’ailleurs, est adressée à M. le
procureurduroi,etnonàvous.
–Oui,maisleprocureurduroiestabsent;ensonabsence,l’épîtreestparvenueàsonsecrétaire,quiavaitmissiond’ouvrirleslettres;iladoncouvertcelleci,m’afaitchercher,et,nemetrouvantpas,adonnédesordrespourl’arrestation.–Ainsi,lecoupableestarrêté,ditlamarquise.–C’est-à-direl’accusé,repritRenée.–Oui,madame,ditVillefort,et,commej’avaisl’honneurdelediretoutàl’heureàMlleRenée,sil’on
trouvelalettreenquestion,lemaladeestbienmalade.–Etoùestcemalheureux?demandaRenée.–Ilestchezmoi.–Allez,monami,dit lemarquis,nemanquezpasàvosdevoirspourdemeureravecnous,quand le
serviceduroivousattendailleurs;allezdoncoùleserviceduroivousattend.–Oh !monsieur deVillefort, ditRenée en joignant lesmains, soyez indulgent, c’est le jour de vos
fiançailles!»Villefortfitletourdelatable,et,s’approchantdelachaisedelajeunefille,surledossierdelaquelle
ils’appuya:«Pourvousépargneruneinquiétude,dit-il,jeferaitoutcequejepourrai,chèreRenée;mais,siles
indicessontsûrs,sil’accusationestvraie,ilfaudrabiencoupercettemauvaiseherbebonapartiste.»Renéefrissonnaàcemotcouper,carcetteherbequ’ils’agissaitdecouperavaitunetête.«Bah!bah!ditlamarquise,n’écoutezpascettepetitefille,Villefort,elles’yfera.»EtlamarquisetenditàVillefortunemainsèchequ’ilbaisa,toutenregardantRenéeetenluidisantdes
yeux:«C’estvotremainquejebaise,oudumoinsquejevoudraisbaiserencemoment.–Tristesauspices!murmuraRenée.–Envérité,mademoiselle,ditlamarquise,vousêtesd’unenfantillagedésespérant:jevousdemande
unpeucequeledestindel’Étatpeutavoiràfaireavecvosfantaisiesdesentimentetvossensibleriesdecœur.–Oh!mamère!murmuraRenée.–Grâcepourlamauvaiseroyaliste,madamelamarquise,ditdeVillefort,jevousprometsdefairemon
métierdesubstitutduprocureurduroienconscience,c’est-à-dired’êtrehorriblementsévère.»Mais,enmêmetempsquelemagistratadressaitcesparolesàlamarquise,lefiancéjetaitàladérobée
unregardàsafiancée,etceregarddisait:«Soyeztranquille,Renée:enfaveurdevotreamour,jeseraiindulgent.»Renéeréponditàceregardparsonplusdouxsourire,etVillefortsortitavecleparadisdanslecœur.
VII–L’interrogatoire.
ÀpeinedeVillefort fut-ilhorsde la salleàmangerqu’ilquitta sonmasque joyeuxpourprendre l’airgraved’unhommeappeléàcettesuprêmefonctiondeprononcersurlaviedesonsemblable.Or,malgrélamobilité de sa physionomie,mobilité que le substitut avait, commedoit faire unhabile acteur, plusd’une fois étudiée devant sa glace, ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil etd’assombrir ses traits. En effet, à part le souvenir de cette ligne politique suivie par son père, et quipouvait, s’il ne s’en éloignait complètement, faire dévier son avenir, Gérard de Villefort était en cemomentaussiheureuxqu’ilestdonnéàunhommedeledevenir;déjàricheparlui-même,iloccupaitàvingt-septansuneplaceélevéedanslamagistrature,ilépousaitunejeuneetbellepersonnequ’ilaimait,nonpaspassionnément,maisavecraison,commeunsubstitutduprocureurduroipeutaimer,etoutresabeauté,quiétaitremarquable,MlledeSaint-Méran,safiancée,appartenaitàunedesfamilleslesmieuxencourde l’époque ; et outre l’influencede sonpère etde samère,qui, n’ayantpointd’autre enfant,pouvaientlaconservertoutentièreàleurgendre,elleapportaitencoreàsonmariunedotdecinquantemille écus,qui, grâceauxespérances, cemot atroce inventépar les entremetteursdemariage,pouvaits’augmenterunjourd’unhéritaged’undemi-million.Tousceséléments réuniscomposaientdoncpourVillefortun totalde félicitééblouissant,àcepoint
qu’illuisemblaitvoirdestachesausoleil,quandilavaitlongtempsregardésavieintérieureaveclavuedel’âme.Àlaporte, il trouva lecommissairedepolicequi l’attendait.Lavuede l’hommenoir le fitaussitôt
retomberdeshauteursdutroisièmecielsurlaterrematérielleoùnousmarchons;ilcomposasonvisage,commenousl’avonsdit,ets’approchantdel’officierdejustice:«Mevoici,monsieur,luidit-il;j’ailulalettre,etvousavezbienfaitd’arrêtercethomme;maintenant
donnez-moisurluietsurlaconspirationtouslesdétailsquevousavezrecueillis.– De la conspiration, monsieur, nous ne savons rien encore, tous les papiers saisis sur lui ont été
enfermésenuneseuleliasse,etdéposéscachetéssurvotrebureau.Quantauprévenu,vousl’avezvuparlalettremêmequiledénonce,c’estunnomméEdmondDantès,secondàborddutrois-mâtslePharaon,faisant lecommercedecotonavecAlexandrieetSmyrne,etappartenantà lamaisonMorrelet fils,deMarseille.–Avantdeservirdanslamarinemarchande,avait-ilservidanslamarinemilitaire?–Oh!non,monsieur;c’estuntoutjeunehomme.–Quelâge?–Dix-neufouvingtansauplus.»En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-Rue, était arrivé au coin de la rue des
Conseils,unhommequisemblaitl’attendreaupassagel’aborda:c’étaitM.Morrel.«Ah!monsieurdeVillefort!s’écrialebravehommeenapercevantlesubstitut,jesuisbienheureux
devousrencontrer.Imaginez-vousqu’onvientdecommettrelamépriselaplusétrange,laplusinouïe:onvientd’arrêterleseconddemonbâtiment,EdmondDantès.–Jelesais,monsieur,ditVillefort,etjevienspourl’interroger.–Oh!monsieur,continuaM.Morrel,emportéparsonamitiépourlejeunehomme,vousneconnaissez
pas celui qu’on accuse, et je le connais,moi : imaginez-vous l’homme le plus doux, l’homme le plusprobe, et j’oserai presque dire l’homme qui sait le mieux son état de toute la marine marchande. ÔmonsieurdeVillefort!jevouslerecommandebiensincèrementetdetoutmoncœur.»Villefort,commeonapulevoir,appartenaitaupartinobledelaville,etMorrelaupartiplébéien;le
premier était royaliste ultra, le second était soupçonné de sourd bonapartisme. Villefort regardadédaigneusementMorrel,etluiréponditavecfroideur:
« Vous savez, monsieur, qu’on peut être doux dans la vie privée, probe dans ses relationscommerciales, savant dans son état, et n’en être pasmoins un grand coupable, politiquement parlant ;vouslesavez,n’est-cepas,monsieur?»Etlemagistratappuyasurcesderniersmots,commes’ilenvoulaitfairel’applicationàl’armateurlui-
même;tandisquesonregardscrutateursemblaitvouloirpénétrerjusqu’aufondducœurdecethommeassezhardid’intercéderpourunautre,quandildevaitsavoirquelui-mêmeavaitbesoind’indulgence.Morrelrougit,carilnesesentaitpaslaconsciencebiennetteàl’endroitdesopinionspolitiques;et
d’ailleurslaconfidencequeluiavaitfaiteDantèsàl’endroitdesonentrevueaveclegrandmaréchaletdesquelquesmotsqueluiavaitadressésl’Empereurluitroublaitquelquepeul’esprit.Ilajouta,toutefois,avecl’accentduplusprofondintérêt:« Jevous en supplie,monsieurdeVillefort, soyez juste commevousdevez l’être, boncommevous
l’êtestoujours,etrendez-nousbienvitecepauvreDantès!»Lerendez-noussonnarévolutionnairementàl’oreilledusubstitutduprocureurduroi.«Eh !eh ! sedit-il toutbas, rendez-nous…ceDantèsserait-ilaffiliéàquelquesectedecarbonari,
pour que son protecteur emploie ainsi, sans y songer, la formule collective ? On l’a arrêté dans uncabaret,m’adit,jecrois,lecommissaire;ennombreusecompagnie,a-t-ilajouté:ceseraquelquevente.»Puistouthaut:«Monsieur, répondit-il, vous pouvez être parfaitement tranquille, et vous n’aurez pas fait un appel
inutileàmajusticesileprévenuestinnocent;maissi,aucontraire,ilestcoupable,nousvivonsdansuneépoque difficile,monsieur, où l’impunité serait d’un fatal exemple : je serai donc forcé de fairemondevoir.»Et sur ce, comme il était arrivé à la porte de sa maison adossée au palais de justice, il entra
majestueusement,aprèsavoirsaluéavecunepolitessedeglacelemalheureuxarmateur,quirestacommepétrifiéàlaplaceoùl’avaitquittéVillefort.L’antichambre était pleine de gendarmes et d’agents de police ; au milieu d’eux, gardé à vue,
enveloppéderegardsflamboyantsdehaine,setenaitdebout,calmeetimmobile,leprisonnier.Villeforttraversal’antichambre,jetaunregardobliquesurDantès,et,aprèsavoirprisuneliasseque
luiremitunagent,disparutendisant:«Qu’onamèneleprisonnier.»Sirapidequ’eûtétéceregard,ilavaitsuffiàVillefortpoursefaireuneidéedel’hommequ’ilallait
avoiràinterroger:ilavaitreconnul’intelligencedanscefrontlargeetouvert, lecouragedanscetœilfixeetcesourcilfroncé,etlafranchisedansceslèvresépaissesetàdemiouvertes,quilaissaientvoirunedoublerangéededentsblanchescommel’ivoire.La première impression avait été favorable àDantès ;maisVillefort avait entendu dire si souvent,
commeunmotdeprofondepolitique,qu’ilfallaitsedéfierdesonpremiermouvement,attenduquec’étaitlebon,qu’il appliqua lamaximeà l’impression, sans tenir comptede ladifférencequ’ilya entre lesdeuxmots.Ilétouffadonclesbonsinstinctsquivoulaientenvahirsoncœurpourlivrerdelàassautàsonesprit,
arrangeadevantlaglacesafiguredesgrandsjoursets’assit,sombreetmenaçant,devantsonbureau.Uninstantaprèslui,Dantèsentra.Lejeunehommeétaittoujourspâle,maiscalmeetsouriant;ilsaluasonjugeavecunepolitesseaisée,
puischerchadesyeuxunsiège,commes’ileûtétédanslesalondel’armateurMorrel.Cefutalorsseulementqu’ilrencontraceregardternedeVillefort,ceregardparticulierauxhommesde
palais,quineveulentpasqu’onlisedansleurpensée,etquifontdeleurœilunverredépoli.Ceregardluiappritqu’ilétaitdevantlajustice,figureauxsombresfaçons.«Quiêtes-vousetcommentvousnommez-vous?demandaVillefortenfeuilletantcesnotesquel’agent
luiavaitremisesenentrant,etquidepuisuneheureétaientdéjàdevenuesvolumineuses,tantlacorruptiondesespionnagess’attacheviteàcecorpsmalheureuxqu’onnommelesprévenus.–Jem’appelleEdmondDantès,monsieur,réponditlejeunehommed’unevoixcalmeetsonore;jesuis
secondàborddunavirelePharaon,quiappartientàMM.Morreletfils.–Votreâge?continuaVillefort.–Dix-neufans,réponditDantès.–Quefaisiez-vousaumomentoùvousavezétéarrêté?–J’assistaisaurepasdemespropresfiançailles,monsieur»,ditDantèsd’unevoixlégèrementémue,
tantlecontrasteétaitdouloureuxdecesmomentsdejoieaveclalugubrecérémoniequis’accomplissait,tant le visage sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lumière la rayonnante figure deMercédès.«Vousassistiezaurepasdevosfiançailles?ditlesubstitutentressaillantmalgrélui.–Oui,monsieur,jesuissurlepointd’épouserunefemmequej’aimedepuistroisans.»Villefort,toutimpassiblequ’ilétaitd’ordinaire,futcependantfrappédecettecoïncidence,etcettevoix
émuedeDantèssurprisaumilieudesonbonheurallaéveillerunefibresympathiqueaufonddesonâme:lui aussi semariait, lui aussi était heureux, et on venait troubler son bonheur pour qu’il contribuât àdétruirelajoied’unhommequi,commelui,touchaitdéjàaubonheur.Cerapprochementphilosophique,pensa-t-il,feragrandeffetàmonretourdanslesalondeM.deSaint-
Méran;etilarrangead’avancedanssonesprit,etpendantqueDantèsattendaitdenouvellesquestions,les mots antithétiques à l’aide desquels les orateurs construisent ces phrases ambitieusesd’applaudissementsquiparfoisfontcroireàunevéritableéloquence.Lorsquesonpetitspeechintérieurfutarrangé,Villefortsouritàsoneffet,etrevenantàDantès:«Continuez,monsieur,dit-il.–Quevoulez-vousquejecontinue?–D’éclairerlajustice.–Que la justiceme dise sur quel point elle veut être éclairée, et je lui dirai tout ce que je sais ;
seulement,ajouta-t-ilàsontouravecunsourire,jelapréviensquejenesaispasgrand-chose.–Avez-vousservisousl’usurpateur?–J’allaisêtreincorporédanslamarinemilitairelorsqu’ilesttombé.–Onditvosopinionspolitiquesexagérées,ditVillefort,àquil’onn’avaitpassouffléunmotdecela,
maisquin’étaitpasfâchédeposerlademandecommeonposeuneaccusation.–Mesopinionspolitiques,àmoi,monsieur?Hélas!c’estpresquehonteuxàdire,maisjen’aijamais
eucequ’onappelleuneopinion:j’aidix-neufansàpeine,commej’aieul’honneurdevousledire;jenesaisrien,jenesuisdestinéàjoueraucunrôle;lepeuquejesuisetquejeserai,sil’onm’accordelaplacequej’ambitionne,c’estàM.Morrelqueje ledevrai.Aussi, toutesmesopinions, jenediraipaspolitiques,maisprivées,sebornent-ellesàcestroissentiments:j’aimemonpère,jerespecteM.Morrelet j’adoreMercédès.Voilà,monsieur, tout ce que je puis dire à la justice ; vous voyez que c’est peuintéressantpourelle.»ÀmesurequeDantèsparlait,Villefortregardaitsonvisageàlafoissidouxetsiouvert,etsesentait
reveniràlamémoirelesparolesdeRenée,qui,sansleconnaître,luiavaitdemandésonindulgencepourleprévenu.Avecl’habitudequ’avaitdéjàlesubstitutducrimeetdescriminels,ilvoyait,àchaqueparoledeDantès, surgir la preuve de son innocence. En effet, ce jeune homme, on pourrait presque dire cetenfant,simple,naturel,éloquentdecetteéloquenceducœurqu’onnetrouvejamaisquandonlacherche,plein d’affection pour tous, parce qu’il était heureux, et que le bonheur rend bons les méchants eux-mêmes,versaitjusquesursonjugeladouceaffabilitéquidébordaitdesoncœur,Edmondn’avaitdansleregard,danslavoix,danslegeste,toutrudeettoutsévèrequ’avaitétéVillefortenverslui,quecaressesetbontépourceluiquil’interrogeait.
«Pardieu,seditVillefort,voiciuncharmantgarçon,et jen’auraipasgrand-peine,jel’espère,àmefaire bien venir de Renée en accomplissant la première recommandation qu’elle m’a faite : cela mevaudraunbonserrementdemaindevanttoutlemondeetuncharmantbaiserdansuncoin.»EtàcettedouceespérancelafiguredeVilleforts’épanouit;desorteque,lorsqu’ilreportasesregards
desapenséeàDantès,Dantès,quiavaitsuivitouslesmouvementsdephysionomiedesonjuge,souriaitcommesapensée.«Monsieur,ditVillefort,vousconnaissez-vousquelquesennemis?–Desennemisàmoi,ditDantès:j’ailebonheurd’êtretroppeudechosepourquemapositionm’en
ait fait. Quant à mon caractère, un peu vif peut-être, j’ai toujours essayé de l’adoucir envers messubordonnés.J’aidixoudouzematelotssousmesordres:qu’onlesinterroge,monsieur,etilsvousdirontqu’ilsm’aimentetmerespectent,nonpascommeunpère, jesuistropjeunepourcela,maiscommeunfrèreaîné.–Mais,àdéfautd’ennemis,peut-êtreavez-vousdes jaloux :vousallezêtrenommécapitaineàdix-
neufans,cequiestunposteélevédansvotreétat;vousallezépouserunejoliefemmequivousaime,cequiestunbonheurraredanstouslesétatsdelaterre;cesdeuxpréférencesdudestinontpuvousfairedesenvieux.–Oui,vousavezraison.Vousdevezmieuxconnaîtreleshommesquemoi,etc’estpossible;maissi
cesenvieuxdevaientêtreparmimesamis,jevousavouequej’aimemieuxnepaslesconnaîtrepournepointêtreforcédeleshaïr.–Vousaveztort,monsieur.Ilfauttoujours,autantquepossible,voirclairautourdesoi;et,envérité
vousmeparaissezunsidignejeunehomme,quejevaism’écarterpourvousdesrèglesordinairesdelajustice et vous aider à faire jaillir la lumière en vous communiquant la dénonciation qui vous amènedevantmoi:voicilepapieraccusateur;reconnaissez-vousl’écriture?»EtVilleforttiralalettredesapocheetlaprésentaàDantès.Dantèsregardaetlut.Unnuagepassasur
sonfront,etildit:«Non,monsieur,jeneconnaispascetteécriture,elleestdéguisée,etcependantelleestd’uneforme
assez franche. En tout cas, c’est une main habile qui l’a tracée. Je suis bien heureux, ajouta-t-il enregardant avec reconnaissance Villefort, d’avoir affaire à un homme tel que vous, car en effet monenvieuxestunvéritableennemi.»Etàl’éclairquipassadanslesyeuxdujeunehommeenprononçantcesparoles,Villefortputdistinguer
toutcequ’ilyavaitdeviolenteénergiecachéesouscettepremièredouceur.« Et maintenant, voyons, dit le substitut, répondez-moi franchement, monsieur, non pas comme un
prévenu à son juge, mais comme un homme dans une fausse position répond à un autre homme quis’intéresseàlui:qu’ya-t-ildevraidanscetteaccusationanonyme?»EtVillefortjetaavecdégoûtsurlebureaulalettrequeDantèsvenaitdeluirendre.« Tout et rien, monsieur, et voici la vérité pure, sur mon honneur de marin, sur mon amour pour
Mercédès,surlaviedemonpère.–Parlez,monsieur»,dittouthautVillefort.Puistoutbas,ilajouta:«SiRenéepouvaitmevoir,j’espèrequ’elleseraitcontentedemoi,etqu’ellenem’appelleraitplusun
coupeurdetête!–Ehbien,enquittantNaples,lecapitaineLeclèretombamaladed’unefièvrecérébrale;commenous
n’avionspasdemédecinàbordetqu’ilnevoulutrelâchersuraucunpointdelacôte,presséqu’ilétaitdeserendreàl’îled’Elbe,samaladieempiraaupointqueverslafindutroisièmejour,sentantqu’ilallaitmourir,ilm’appelaprèsdelui.«–MoncherDantès,medit-il,jurez-moisurvotrehonneurdefairecequejevaisvousdire;ilyva
desplushautsintérêts.
«–Jevouslejure,capitaine,luirépondis-je.«–Ehbien,commeaprèsmamortlecommandementdunavirevousappartient,enqualitédesecond,
vousprendrezcecommandement,vousmettrezlecapsurl’îled’Elbe,vousdébarquerezàPorto-Ferrajo,vousdemanderezlegrandmaréchal,vousluiremettrezcettelettre:peut-êtrealorsvousremettra-t-onuneautre lettreetvouschargera-t-ondequelquemission.Cettemissionquim’était réservée,Dantès,vousl’accomplirezàmaplace,ettoutl’honneurenserapourvous.«– Je le ferai, capitaine,mais peut-être n’arrive-t-onpas si facilement quevous le pensezprèsdu
grandmaréchal.«–Voiciunebaguequevousluiferezparvenir,ditlecapitaine,etquilèveratouteslesdifficultés.«Etàcesmots,ilmeremitunebague.«Ilétaittemps:deuxheuresaprèsledélireleprit;lelendemainilétaitmort.–Etquefîtes-vousalors?–Cequejedevaisfaire,monsieur,cequetoutautreeûtfaitàmaplace:entoutcas,lesprièresd’un
mourant sont sacrées ;mais, chez lesmarins, les prières d’un supérieur sont des ordres que l’on doitaccomplir.Jefisdoncvoileversl’îled’Elbe,oùj’arrivailelendemain,jeconsignaitoutlemondeàbordetjedescendisseulàterre.Commejel’avaisprévu,onfitquelquesdifficultéspourm’introduireprèsdugrandmaréchal;maisjeluienvoyailabaguequidevaitmeservirdesignedereconnaissance,ettouteslesportess’ouvrirentdevantmoi.Ilmereçut,m’interrogeasurlesdernièrescirconstancesdelamortdumalheureuxLeclère,et,commecelui-cil’avaitprévu,ilmeremitunelettrequ’ilmechargeadeporterenpersonne à Paris. Je le lui promis, car c’était accomplir les dernières volontés demon capitaine. Jedescendisàterre,jeréglairapidementtouteslesaffairesdebord;puisjecourusvoirmafiancée,quejeretrouvaiplusbelleetplusaimantequejamais.GrâceàM.Morrel,nouspassâmespar-dessustouteslesdifficultés ecclésiastiques ; enfin, monsieur, j’assistais, comme je vous l’ai dit, au repas de mesfiançailles,j’allaismemarierdansuneheure,etjecomptaispartirdemainpourParis,lorsque,surcettedénonciationquevousparaissezmaintenantmépriserautantquemoi,jefusarrêté.–Oui,oui,murmuraVillefort, tout celameparaît être lavérité, et, sivousêtes coupable, c’estpar
imprudence;encorecetteimprudenceétait-ellelégitiméeparlesordresdevotrecapitaine.Rendez-nouscettelettrequ’onvousaremiseàl’îled’Elbe,donnez-moivotreparoledevousreprésenteràlapremièreréquisition,etallezrejoindrevosamis.–Ainsijesuislibre,monsieur!s’écriaDantèsaucombledelajoie.–Oui,seulementdonnez-moicettelettre.–Elledoitêtredevantvous,monsieur;caronmel’apriseavecmesautrespapiers,etj’enreconnais
quelques-unsdanscetteliasse.–Attendez, dit le substitut à Dantès, qui prenait ses gants et son chapeau, attendez ; à qui est-elle
adressée?–ÀM.Noirtier,rueCoq-Héron,àParis.»LafoudretombéesurVillefortnel’eûtpointfrappéd’uncoupplusrapideetplusimprévu;ilretomba
sur son fauteuil,d’où il s’était levéàdemipouratteindre la liassedepapiers saisis surDantès,et, lafeuilletantprécipitamment,ilentiralalettrefatalesurlaquelleiljetaunregardempreintd’uneindicibleterreur.«M.Noirtier,rueCoq-Héron,no13,murmura-t-ilenpâlissantdeplusenplus.–Oui,monsieur,réponditDantèsétonné,leconnaissez-vous?–Non,réponditvivementVillefort:unfidèleserviteurduroineconnaîtpaslesconspirateurs.– Il s’agit donc d’une conspiration ? demanda Dantès, qui commençait, après s’être cru libre, à
reprendre une terreur plus grande que la première. En tout cas, monsieur, je vous l’ai dit, j’ignoraiscomplètementlecontenudeladépêchedontj’étaisporteur.–Oui,repritVillefortd’unevoixsourde;maisvoussavezlenomdeceluiàquielleétaitadressée!
–Pourlaluiremettreàlui-même,monsieur,ilfallaitbienquejelesusse.–Etvousn’avezmontrécette lettreàpersonne?ditVillefort toutenlisantetenpâlissant,àmesure
qu’illisait.–Àpersonne,monsieur,surl’honneur!–Tout lemonde ignore que vous étiez porteur d’une lettre venant de l’île d’Elbe et adressée àM.
Noirtier?–Toutlemonde,monsieur,exceptéceluiquimel’aremise.–C’esttrop,c’estencoretrop!»murmuraVillefort.Le frontdeVillefort s’obscurcissait deplus enplus àmesurequ’il avançait vers la fin ; ses lèvres
blanches, ses mains tremblantes, ses yeux ardents faisaient passer dans l’esprit de Dantès les plusdouloureuses appréhensions. Après cette lecture, Villefort laissa tomber sa tête dans ses mains, etdemeurauninstantaccablé.«ÔmonDieu!qu’ya-t-ildonc,monsieur?»demandatimidementDantès.Villefortneréponditpas;maisauboutdequelquesinstants,ilrelevasatêtepâleetdécomposée,et
relutunesecondefoislalettre.«Etvousditesquevousnesavezpascequecontenaitcettelettre?repritVillefort.–Sur l’honneur, je le répète,monsieur, ditDantès, je l’ignore.Maisqu’avez-vousvous-même,mon
Dieu!vousallezvoustrouvermal;voulez-vousquejesonne,voulez-vousquej’appelle?–Non,monsieur,ditVillefortenselevantvivement,nebougezpas,neditespasunmot:c’estàmoià
donnerdesordresici,etnonpasàvous.–Monsieur,ditDantèsblessé,c’étaitpourveniràvotreaide,voilàtout.–Jen’aibesoinderien;unéblouissementpassager,voilàtout:occupez-vousdevousetnondemoi,
répondez.»Dantès attendit l’interrogatoire qu’annonçait cette demande,mais inutilement :Villefort retomba sur
son fauteuil,passaunemainglacéesur son front ruisselantdesueur,etpour la troisième fois semitàrelirelalettre.«Oh!s’ilsaitcequecontientcettelettre,murmura-t-il,etqu’ilapprennejamaisqueNoirtierest le
pèredeVillefort,jesuisperdu,perduàjamais!»EtdetempsentempsilregardaitEdmond,commesisonregardeûtpubrisercettebarrièreinvisible
quienfermedanslecœurlessecretsquegardelabouche.«Oh!n’endoutonsplus!s’écria-t-iltoutàcoup.–Mais,aunomduCiel,monsieur!s’écrialemalheureuxjeunehomme,sivousdoutezdemoi,sivous
mesoupçonnez,interrogez-moi,etjesuisprêtàvousrépondre.»Villefortfitsurlui-mêmeuneffortviolent,etd’untonqu’ilvoulaitrendreassuré:«Monsieur,dit-il, lescharges lesplusgraves résultentpourvousdevotre interrogatoire, jenesuis
doncpaslemaître,commejel’avaisespéréd’abord,devousrendreàl’instantmêmelaliberté;jedois,avantdeprendreunepareillemesure,consulterlejuged’instruction.Enattendant,vousavezvudequellefaçonj’enaiagienversvous.–Oh!oui,monsieur,s’écriaDantès,etjevousremercie,carvousavezétépourmoibienplutôtunami
qu’unjuge.–Ehbien,monsieur,jevaisvousretenirquelquetempsencoreprisonnier,lemoinslongtempsqueje
pourrai;laprincipalechargequiexistecontrevousc’estcettelettre,etvousvoyez…»Villeforts’approchade lacheminée, la jetadans le feu,etdemeura jusqu’àcequ’ellefût réduiteen
cendres.«Etvousvoyez,continua-t-il,jel’anéantis.–Oh!s’écriaDantès,monsieur,vousêtesplusquelajustice,vousêteslabonté!–Mais;écoutez-moi,poursuivitVillefort,aprèsunpareilacte,vouscomprenezquevouspouvezavoir
confianceenmoi,n’est-cepas?–Ômonsieur!ordonnezetjesuivraivosordres.–Non,ditVillefortens’approchantdujeunehomme,non,cenesontpasdesordresquejeveuxvous
donner;vouslecomprenez,cesontdesconseils.–Dites,etjem’yconformeraicommeàdesordres.– Jevaisvousgarder jusqu’au soir ici, aupalaisde justice ;peut-êtrequ’unautrequemoiviendra
vousinterroger:ditestoutcequevousm’avezdit,maispasunmotdecettelettre.–Jevouslepromets,monsieur.»C’étaitVillefortquisemblaitsupplier,c’étaitleprévenuquirassuraitlejuge.« Vous comprenez, dit-il en jetant un regard sur les cendres, qui conservaient encore la forme du
papier, et qui voltigeaient au-dessus des flammes : maintenant, cette lettre est anéantie, vous et moisavonsseulsqu’elleaexisté;onnevouslareprésenterapoint:niez-ladoncsil’onvousenparle,niez-lahardimentetvousêtessauvé.–Jenierai,monsieur,soyeztranquille,ditDantès.–Bien,bien!»ditVillefortenportantlamainaucordond’unesonnette.Puiss’arrêtantaumomentdesonner:«C’étaitlaseulelettrequevouseussiez?dit-il.–Laseule.–Faites-enserment.»Dantèsétenditlamain.«Jelejure»,dit-il.Villefortsonna.Lecommissairedepoliceentra.Villeforts’approchadel’officierpublicetluiditquelquesmotsàl’oreille;lecommissairerépondit
parunsimplesignedetête.«Suivezmonsieur»,ditVillefortàDantès.Dantèss’inclina,jetaundernierregarddereconnaissanceàVillefortetsortit.Àpeine la porte fut-elle referméederrière lui que les forcesmanquèrent àVillefort, et qu’il tomba
presqueévanouisurunfauteuil.Puis,auboutd’uninstant:«ÔmonDieu!murmura-t-il,àquoitiennent lavieet lafortune!…Sileprocureurduroieûtétéà
Marseille, si le juged’instructioneûtétéappeléau lieudemoi, j’étaisperdu ;etcepapier,cepapiermauditmeprécipitaitdansl’abîme.Ah!monpère,monpère,serez-vousdonctoujoursunobstacleàmonbonheurencemonde,etdois-jelutteréternellementavecvotrepassé!»Puis,toutàcoup,unelueurinattendueparutpasserparsonespritetilluminasonvisage;unsourirese
dessina sur sa bouche encore crispée, ses yeux hagards devinrent fixes et parurent s’arrêter sur unepensée.«C’estcela,dit-il;oui,cettelettrequidevaitmeperdreferamafortunepeut-être.Allons,Villefort,à
l’œuvre!»Etaprèss’êtreassuréqueleprévenun’étaitplusdansl’antichambre,lesubstitutduprocureurduroi
sortitàsontour,ets’acheminavivementverslamaisondesafiancée.
VIII–Lechâteaud’If.
En traversant l’antichambre, le commissaire de police fit un signe à deux gendarmes, lesquels seplacèrent, l’un à droite l’autre à gauche de Dantès ; on ouvrit une porte qui communiquait del’appartementduprocureurduroiaupalaisdejustice,onsuivitquelquetempsundecesgrandscorridorssombresquifontfrissonnerceux-làquiypassent,quandmêmeilsn’ontaucunmotifdefrissonner.De même que l’appartement de Villefort communiquait au palais de justice, le palais de justice
communiquaitàlaprison,sombremonumentaccoléaupalaisetqueregardecurieusement,detoutessesouverturesbéantes,leclocherdesAccoulesquisedressedevantlui.Aprèsnombrededétoursdanslecorridorqu’ilsuivait,Dantèsvits’ouvriruneporteavecunguichet
defer;lecommissairedepolicefrappa,avecunmarteaudefer,troiscoupsquiretentirent,pourDantès,commes’ilsétaientfrappéssursoncœur; laportes’ouvrit, lesdeuxgendarmespoussèrentlégèrementleurprisonnier,quihésitaitencore.Dantèsfranchitleseuilredoutable,etlaporteserefermabruyammentderrièrelui.Ilrespiraitunautreair,unairméphitiqueetlourd:ilétaitenprison.Onleconduisitdansunechambreassezpropre,maisgrilléeetverrouillée;ilenrésultaquel’aspect
desademeureneluidonnapointtropdecrainte:d’ailleurs,lesparolesdusubstitutduprocureurduroi,prononcéesavecunevoixquiavaitparuàDantèssipleined’intérêt,résonnaientàsonoreillecommeunedoucepromessed’espérance.Il était déjà quatre heures lorsqueDantès avait été conduit dans sa chambre.On était, comme nous
l’avonsdit,au1ermars,leprisonniersetrouvadoncbientôtdanslanuit.Alors, lesensde l’ouïes’augmentachez luidusensde lavuequivenaitdes’éteindre :aumoindre
bruitquipénétraitjusqu’àlui,convaincuqu’onvenaitlemettreenliberté,ilselevaitvivementetfaisaitunpasverslaporte;maisbientôtlebruits’enallaitmourantdansuneautredirection,etDantèsretombaitsursonescabeau.Enfin,verslesdixheuresdusoir,aumomentoùDantèscommençaitàperdrel’espoir,unnouveaubruit
sefitentendre,quiluiparut,cettefois,sedirigerverssachambre:eneffet,despasretentirentdanslecorridor et s’arrêtèrent devant sa porte ; une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent, et lamassive barrière de chêne s’ouvrit, laissant voir, tout à coup dans la chambre sombre l’éblouissantelumièrededeuxtorches.Àlalueurdecesdeuxtorches,Dantèsvitbrillerlessabresetlesmousquetonsdequatregendarmes.Ilavaitfaitdeuxpasenavant,ildemeuraimmobileàsaplaceenvoyantcesurcroîtdeforce.«Venez-vousmechercher?demandaDantès.–Ouiréponditundesgendarmes.–DelapartdeM.lesubstitutduprocureurduroi?–Maisjelepense.–Bien,ditDantès,jesuisprêtàvoussuivre.»Laconvictionqu’onvenaitlechercherdelapartdeM.deVillefortôtaittoutecrainteaumalheureux
jeunehomme:ils’avançadonc,calmed’esprit,librededémarche,etseplaçadelui-mêmeaumilieudesonescorte.Unevoitureattendaitàlaportedelarue,lecocherétaitsursonsiège,unexemptétaitassisprèsdu
cocher.«Est-cedoncpourmoiquecettevoitureestlà?demandaDantès.–C’estpourvous,réponditundesgendarmes,montez.»Dantès voulut faire quelques observations,mais la portière s’ouvrit, il sentit qu’on le poussait ; il
n’avaitnilapossibiliténimêmel’intentiondefairerésistance,ilsetrouvaenuninstantassisaufonddela voiture, entre deux gendarmes ; les deux autres s’assirent sur la banquette de devant, et la pesante
machinesemitàrouleravecunbruitsinistre.Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures, elles étaient grillées : il n’avait fait que changer de
prison;seulementcelle-làroulait,etletransportaitenroulantversunbutignoré.Àtraverslesbarreauxserrésàpouvoiràpeineypasserlamain,Dantèsreconnutcependantqu’onlongeaitlarueCaisserie,etquepar la rueSaint-Laurent et la rueTaramisondescendaitvers lequai.Bientôt, ilvit, à travers sesbarreaux, à lui, et les barreaux du monument près duquel il se trouvait, briller les lumières de laConsigne.Lavoitures’arrêta,l’exemptdescendit,s’approchaducorpsdegarde;unedouzainedesoldatsensortirentetsemirentenhaie;Dantèsvoyait,àlalueurdesréverbèresduquai,reluireleursfusils.«Serait-cepourmoi,sedemanda-t-il,quel’ondéploieunepareilleforcemilitaire?»L’exempt,enouvrantlaportièrequifermaitàclefquoiquesansprononceruneseuleparolerépondità
cettequestion,carDantèsvit,entrelesdeuxhaiesdesoldats,uncheminménagépourluidelavoitureauport.Lesdeuxgendarmesquiétaientassissurlabanquettededevantdescendirentlespremiers,puisonle
fitdescendreàsontour,puisceuxquisetenaientàsescôtéslesuivirent.Onmarchaversuncanotqu’unmarinierdeladouanemaintenaitprèsduquaiparunechaîne.LessoldatsregardèrentpasserDantèsd’unair de curiosité hébétée. En un instant, il fut installé à la poupe du bateau, toujours entre ces quatregendarmes, tandisque l’exempt se tenait à la proue.Uneviolente secousse éloigna lebateaudubord,quatrerameursnagèrentvigoureusementverslePilon.Àuncripoussédelabarque,lachaînequifermele port s’abaissa, et Dantès se trouva dans ce qu’on appelle le Frioul c’est-à-dire hors du port. Lepremiermouvementduprisonnier,ensetrouvantenpleinair,avaitétéunmouvementdejoie.L’air,c’estpresquelaliberté.Ilrespiradoncàpleinepoitrinecettebrisevivacequiapportesurses
ailes toutes ces senteurs inconnuesde la nuit et de lamer.Bientôt, cependant, il poussaun soupir ; ilpassaitdevantcetteRéserveoùilavaitétésiheureuxlematinmêmependantl’heurequiavaitprécédésonarrestation,et,àtraversl’ouvertureardentededeuxfenêtres,lebruitjoyeuxd’unbalarrivaitjusqu’àlui.Dantèsjoignitsesmains,levalesyeuxaucieletpria.Labarquecontinuaitsonchemin;elleavaitdépassé laTêtedeMort,elleétaitenfacede l’ansedu
Pharo;elleallaitdoublerlabatterie,c’étaitunemanœuvreincompréhensiblepourDantès.«Maisoùdoncmemenez-vous?demanda-t-ill’undesgendarmes.–Vouslesaureztoutàl’heure.–Maisencore…–Ilnousestinterditdevousdonneraucuneexplication.»Dantès était àmoitié soldat ; questionnerdes subordonnés auxquels il était défendude répondre lui
parutunechoseabsurde,etilsetut.Alorslespenséeslesplusétrangespassèrentparsonesprit:commeonnepouvaitfaireunelongueroutedansunepareillebarque,commeiln’yavaitaucunbâtimentàl’ancreducôtéoùl’onserendait,ilpensaqu’onallaitledéposersurunpointéloignédelacôteetluidirequ’ilétaitlibre;iln’étaitpointattaché,onn’avaitfaitaucunetentativepourluimettrelesmenottes,celaluiparaissaitd’unbonaugure;d’ailleurslesubstitut,siexcellentpourlui,neluiavait-ilpasditque,pourvuqu’ilneprononçâtpointcenomfataldeNoirtier,iln’avaitrienàcraindre?Villefortn’avait-ilpas,ensaprésence, anéanti cette dangereuse lettre, seule preuve qu’il eût contre lui ? Il attendit donc, muet etpensif, et essayant de percer, avec cet œil du marin exercé aux ténèbres et accoutumé à l’espace,l’obscuritéde lanuit.Onavait laissé àdroite l’îleRatonneau,oùbrûlaitunphare, et tout en longeantpresque la côte, on était arrivé à la hauteur de l’anse des Catalans. Là, les regards du prisonnierredoublèrentd’énergie:c’étaitlàqu’étaitMercédès,etilluisemblaitàchaqueinstantvoirsedessinersurlerivagesombrelaformevagueetindécised’unefemme.Commentunpressentimentnedisait-ilpasàMercédèsquesonamantpassaitàtroiscentspasd’elle?UneseulelumièrebrillaitauxCatalans.Eninterrogeantlapositiondecettelumière,Dantèsreconnut
qu’elleéclairaitlachambredesafiancée.Mercédèsétaitlaseulequiveillâtdanstoutelapetitecolonie.Enpoussantungrandcrilejeunehommepouvaitêtreentendudesafiancée.Unefaussehonteleretint.Quediraientceshommesquileregardaient,enl’entendantcriercommeun
insensé?Ilrestadoncmuetetlesyeuxfixéssurcettelumière.Pendantcetemps,labarquecontinuaitsonchemin;maisleprisonniernepensaitpointàlabarqueil
pensaitàMercédès.Unaccidentdeterrainfitdisparaîtrelalumière.Dantèsseretournaets’aperçutquelabarquegagnait
lelarge.Pendantqu’ilregardait,absorbédanssaproprepensée,onavaitsubstituélesvoilesauxrames,etla
barques’avançaitmaintenant,pousséeparlevent.Malgré la répugnance qu’éprouvait Dantès à adresser au gendarme de nouvelles questions, il se
rapprochadelui,etluiprenantlamain.«Camarade, luidit-il, aunomdevotreconscienceetdeparvotrequalitédesoldat, jevousadjure
d’avoirpitiédemoietdemerépondre.JesuislecapitaineDantès,bonetloyalFrançais,quoiqueaccusédejenesaisquelletrahison:oùmemenez-vous?dites-le,et,foidemarin,jemerangeraiàmondevoiretmerésigneraiàmonsort.»Legendarmesegrattal’oreille,regardasoncamarade.Celui-cifitunmouvementquivoulaitdireàpeu
près:Ilmesemblequ’aupointoùnousensommesiln’yapasd’inconvénient,etlegendarmeseretournaversDantès:«VousêtesMarseillaisetmarin,dit-il,etvousmedemandezoùnousallons?–Oui,car,surmonhonneur,jel’ignore.–Nevousendoutez-vouspas?–Aucunement.–Cen’estpaspossible.–Jevouslejuresurcequej’aideplussacrémonde.Répondez-moidonc,degrâce!–Maislaconsigne?–Laconsignenevousdéfendpasdem’apprendreceque jesauraidansdixminutes,dansunedemi
heure,dansuneheurepeut-être.Seulementvousm’épargnezd’icilàdessièclesd’incertitude.Jevousledemande,commesivousétiezmonami,regardez:jeneveuxnimerévolternifuir;d’ailleursjenelepuis:oùallons-nous?–Àmoins que vous n’ayez un bandeau sur les yeux, ou que vous ne soyez jamais sorti du port de
Marseille,vousdevezcependantdevineroùvousallez?–Non.–Regardezautourdevousalors.»Dantès se leva, jeta naturellement les yeux sur le point où paraissait se diriger le bateau, et à cent
toisesdevant lui ilvits’élever larochenoireetarduesur laquellemonte,commeunesuperfétationdusilex,lesombrechâteaud’If.Cetteformeétrange,cetteprisonautourdelaquellerègneunesiprofondeterreur,cetteforteressequi
fait vivre depuis trois cents ansMarseille de ses lugubre traditions, apparaissant ainsi tout à coup àDantèsquinesongeaitpointàelle,luifitl’effetquefaitaucondamnéàmortl’aspectdel’échafaud.«Ah!monDieu!s’écria-t-il,lechâteaud’If!etqu’allonsnousfairelà?»Legendarmesourit.«Maisonnememènepaslàpourêtreemprisonné?continuaDantès.Lechâteaud’Ifestuneprison
d’État,destinéeseulementauxgrandscoupablepolitiques.Jen’aicommisaucuncrime.Est-cequ’ilyadesjugesd’instruction,desmagistratsquelconqueauchâteaud’If?–Iln’ya,jesuppose,ditlegendarme,qu’ungouverneur,desgeôliers,unegarnisonetdebonsmurs.
Allons, allons, l’ami, ne faites pas tant l’étonné ; car, en vérité, vous me feriez croire que vous
reconnaissezmacomplaisanceenvousmoquantdemoi.»Dantèsserralamaindugendarmeàlaluibriser.«Vousprétendezdonc,dit-il,quel’onmeconduitauchâteaud’Ifpourm’yemprisonner?–C’estprobable,ditlegendarme;maisentoutcas,camarade,ilestinutiledemeserrersifort.–Sansautreinformation,sansautreformalité?demandalejeunehomme.–Lesformalitéssontremplies,l’informationestfaite.–Ainsi,malgrélapromessedeM.deVillefort?…–JenesaissiM.deVillefortvousafaitunepromesse,ditlegendarme,maiscequejesais,c’estque
nousallonsauchâteaud’If.Ehbien,quefaites-vousdonc?Holà!camarades,àmoi!»Parunmouvementpromptcommel’éclair,quicependantavaitétéprévuparl’œilexercédugendarme,
Dantèsavaitvoulus’élanceràlamer;maisquatrepoignetsvigoureuxleretinrentaumomentoùsespiedsquittaientleplancherdubateau.Ilretombaaufonddelabarqueenhurlantderage.«Bon!s’écrialegendarmeenluimettantungenousurlapoitrine,bon!voilàcommevoustenezvotre
parole de marin. Fiez-vous donc aux gens doucereux ! Eh bien, maintenant, mon cher ami, faites unmouvement,unseul,etjevouslogeuneballedanslatête.J’aimanquéàmapremièreconsigne,mais,jevousenréponds,jenemanqueraipasàlaseconde.»Et il abaissa effectivement sa carabine versDantès qui sentit s’appuyer le bout du canon contre sa
tempe.Un instant, il eut l’idée de faire cemouvement défendu et d’en finir ainsi violemment avec lemalheur inattenduquis’étaitabattusur luiet l’avaitpris toutàcoupdanssesserresdevautour.Mais,justement parce que cemalheur était inattendu,Dantès songea qu’il ne pouvait être durable ; puis lespromessesdeM.deVillefortluirevinrentàl’esprit;puis,s’ilfautledireenfin,cettemortaufondd’unbateau,venantdelamaind’ungendarme,luiapparuelaideetnue.Ilretombadoncsurleplancherdelabarqueenpoussantunhurlementderageetenserongeantlesmainsavecfureur.Presqueaumêmeinstant,unchocviolentébranlalecanot.Undesbatelierssautasurlerocquelaprouedelapetitebarquevenaitdetoucher,unecordegrinçaensedéroulantautourd’unepoulie,etDantèscompritqu’onétaitarrivéetqu’onamarraitl’esquif.Eneffet,sesgardiens,quiletenaientàlafoisparlesbrasetparlecolletdesonhabit,leforcèrentde
serelever,lecontraignirentàdescendreàterre,etletraînèrentverslesdegrésquimontentàlaportedelacitadelle,tandisquel’exempt,arméd’unmousquetonàbaïonnette,lesuivaitpar-derrière.Dantès,aureste,nefitpointunerésistanceinutile;salenteurvenaitplutôtd’inertiequed’opposition;
ilétaitétourdietchancelantcommeunhommeivre.Ilvitdenouveaudessoldatsquis’échelonnaientsurlestalusrapide,ilsentitdesescaliersquileforçaientdeleverlespieds,ils’aperçutqu’ilpassaitsousuneporteetquecetteporteserefermaitderrièrelui,maistoutcelamachinalement,commeàtraversunbrouillard, sans rien distinguer de positif. Il ne voyait même plus la mer, cette immense douleur desprisonniers,quiregardentl’espaceaveclesentimentterriblequ’ilssontimpuissantsàlefranchir.Ilyeutunehalted’unmoment,pendantlaquelleilessayaderecueillirsesesprits.Ilregardaautourde
lui:ilétaitdansunecourcarrée,forméeparquatrehautesmurailles;onentendaitlepaslentetrégulierdes sentinelles ; et chaque fois qu’elles passaient devant deux ou trois reflets que projetait sur lesmurailleslalueurdedeuxoutroislumièresquibrillaientdansl’intérieurduchâteau,onvoyaitscintillerlecanondeleursfusils.Onattenditlàdixminutesàpeuprès;certainsqueDantèsnepouvaitplusfuir,lesgendarmesl’avaient
lâché.Onsemblaitattendredesordres,cesordresarrivèrent.«Oùestleprisonnier?demandaunevoix.–Levoici,répondirentlesgendarmes.–Qu’ilmesuive,jevaisleconduireàsonlogement.– Allez », dirent les gendarmes en poussant Dantès. Le prisonnier suivit son conducteur, qui le
conduisiteffectivementdansunesallepresquesouterraine,dontlesmuraillesnuesetsuantessemblaientimprégnées d’une vapeur de larmes. Une espèce de lampion posé sur un escabeau, et dont la mèchenageaitdansunegraissefétide, illuminait lesparois lustréesdecetaffreuxséjour,etmontraitàDantèssonconducteur,espècedegeôliersubalterne,malvêtuetdebassemine.«Voicivotrechambrepourcettenuit,dit-il;ilesttard,etM.legouverneurestcouché.Demain,quand
ilseréveilleraetqu’ilauraprisconnaissancedesordresquivousconcernent,peut-êtrevouschangera-t-ildedomicile;enattendant,voicidupain,ilyadel’eaudanscettecruche,delapaillelà-basdansuncoin:c’esttoutcequ’unprisonnierpeutdésirer.Bonsoir.»Et avant queDantès eût songé àouvrir la bouchepour lui répondre, avant qu’il eût remarquéoù le
geôlierposaitcepain,avantqu’ilsefûtrenducomptedel’endroitoùgisaitcettecruche,avantqu’ileûttournélesyeuxverslecoinoùl’attendaitcettepailledestinéeàluiservirdelit,legeôlieravaitprislelampion,et, refermant laporte,enlevéauprisonnierce refletblafardqui luiavaitmontré,commeà lalueurd’unéclair,lesmursruisselantsdesaprison.Alorsilsetrouvaseuldanslesténèbresetdanslesilence,aussimuetetaussisombrequecesvoûtes
dontilsentaitlefroidglacials’abaissersursonfrontbrûlant.Quandlespremiersrayonsdujoureurentramenéunpeudeclartédanscetantre,legeôlierrevintavec
ordredelaisserleprisonnieroùilétait.Dantèsn’avaitpointchangédeplace.Unemaindefersemblaitl’avoirclouéàl’endroitmêmeoùlaveilleils’étaitarrêté:seulementsonœilprofondsecachaitsousuneenflurecauséeparlavapeurhumidedeseslarmes.Ilétaitimmobileetregardaitlaterre.Ilavaitainsipassétoutelanuitdebout,etsansdormiruninstant.Legeôliers’approchadelui,tournaautourdelui,maisDantèsneparutpaslevoir.Illuifrappasurl’épaule,Dantèstressaillitetsecoualatête.«N’avez-vousdoncpasdormi,demandalegeôlier.–Jenesaispas»,réponditDantès.Legeôlierleregardaavecétonnement.«N’avez-vouspasfaim?continua-t-il.–Jenesaispas,réponditencoreDantès.–Voulez-vousquelquechose?–Jevoudraisvoirlegouverneur.»Legeôlierhaussalesépaulesetsortit.Dantèslesuivitdesyeux,tenditlesmainsverslaporteentrouverte,maislaportesereferma.Alors sa poitrine sembla se déchirer dans un long sanglot. Les larmes qui gonflaient sa poitrine
jaillirentcommedeuxruisseaux,ilseprécipitalefrontcontreterreetprialongtemps,repassantdanssonesprittoutesaviepassée,etsedemandantàlui-mêmequelcrimeilavaitcommisdanscettevie,jeuneencore,quiméritâtunesicruellepunition.La journée se passa ainsi. À peine s’il mangea quelques bouchées de pain et but quelques gouttes
d’eau.Tantôtilrestaitassisetabsorbédanssespensées;tantôtiltournaittoutautourdesaprisoncommefaitunanimalsauvageenfermédansunecagedefer.Unepenséesurtoutlefaisaitbondir:c’estque,pendantcettetraversée,où,danssonignorancedulieu
oùonleconduisait,ilétaitrestésicalmeetsitranquille,ilauraitpudixfois,sejeteràlamer,et,unefoisdans l’eau, grâce à son habileté à nager, grâce à cette habitude qui faisait de lui un des plus habilesplongeursdeMarseille,disparaître sous l’eau,échapperà sesgardiens,gagner lacôte, fuir, secacherdansquelquecriquedéserte,attendreunbâtimentgénoisoucatalan,gagnerl’Italieoul’EspagneetdelàécrireàMercédèsdevenirlerejoindre.Quantàsavie,dansaucunecontréeiln’enétaitinquiet:partoutles bons marins sont rares ; il parlait l’italien comme un Toscan, l’espagnol comme un enfant de laVieille-Castille;ileûtvéculibre,heureuxavecMercédès,sonpère,carsonpèrefûtvenulerejoindre;tandisqu’ilétaitprisonnier,enferméauchâteaud’Ifdanscetteinfranchissableprison,nesachantpasce
quedevenaitsonpère,cequedevenaitMercédès,ettoutcelaparcequ’ilavaitcruàlaparoledeVillefort:c’étaitàendevenirfou;aussiDantèsseroulait-ilfurieuxsurlapaillefraîchequeluiavaitapportéesongeôlier.Lelendemain,àlamêmeheure,legeôlierentra.«Ehbien,luidemandalegeôlier,êtes-vousplusraisonnableaujourd’huiqu’hier?»Dantèsneréponditpoint.«Voyonsdonc,ditcelui-ci,unpeudecourage!Désirez-vousquelquechosequisoitàmadisposition?
voyons,dites.–Jedésireparleraugouverneur.–Eh!ditlegeôlieravecimpatience,jevousaidéjàditquec’estimpossible.–Pourquoicela,impossible?–Parceque,parlesrèglementsdelaprison,iln’estpointpermisàunprisonnierdeledemander.–Qu’ya-t-ildoncdepermisici?demandaDantès.–Unemeilleurenourritureenpayant,lapromenade,etquelquefoisdeslivres.–Jen’aipasbesoindelivres,jen’aiaucuneenviedemepromeneretjetrouvemanourriturebonne;
ainsijeneveuxqu’unechose,voirlegouverneur.–Sivousm’ennuyezàmerépétertoujourslamêmechose,ditlegeôlier,jenevousapporteraiplusà
manger.–Ehbien,ditDantès,situnem’apportesplusàmanger,,voilàtout.»L'accentaveclequelDantèsprononçacesmotsprouvaaugeôlierquesonprisonnierseraitheureuxde
mourir;aussi,commetoutprisonnier,decomptefait,rapportedixsousàpeuprèsparjouràsongeôlier,celuideDantèsenvisagealedéficitquirésulteraitpourluidesamort,etrepritd'untonplusradouci:«Écoutez:cequevousdésirezlàestimpossible;neledemandezdoncpasdavantage,carilestsans
exempleque,sursademande,legouverneursoitvenudanslachambred'unprisonnier;seulement,soyezbien sage, on vous permettra la promenade, et il est possible qu'un jour, pendant que vous vouspromènerez,legouverneurpassera:alorsvousl'interrogerez,et,s'ilveutvousrépondre,celaleregarde.–Mais,ditDantès,combiendetempspuis-jeattendreainsisansquecehasardseprésente?–Ah!dame,ditlegeôlier,unmois,troismois,sixmois,unanpeut-être.–C'esttroplong,ditDantès;jeveuxlevoirtoutdesuite.–Ah!ditlegeôlier,nevousabsorbezpasainsidansunseuldésirimpossible,ou,avantquinzejours,
vousserezfou.–Ah!tucrois?ditDantès.–Oui,fou.C'esttoujoursainsiquecommencelafolie;nousenavonsunexempleici:c'estenoffrant
sans cesse unmillion au gouverneur, si on voulait le mettre en liberté, que le cerveau de l'abbé quihabitaitcettechambreavantvouss'estdétraqué.–Etcombienya-t-ilqu'ilaquittécettechambre?–Deuxans.–Onl'amisenliberté?–Non:onl'amisaucachot.–Écoute !ditDantès, jene suispasunabbé, jene suispas fou ;peut-être ledeviendrai-je ;mais,
malheureusement,àcetteheure,j'aiencoretoutmonbonsens:jevaistefaireuneautreproposition.–Laquelle?–Jenet'offriraipasunmillion,moi,carjenepourraispasteledonner;maisjet'offriraicentécussi
tuveux,lapremièrefoisquetuirasàMarseille,descendrejusqu'auxCatalans,etremettreunelettreàunejeunefillequ'onappelleMercédès…pasmêmeunelettre,deuxlignesseulement.–Sijeportaiscesdeuxlignesetquejefussedécouvert,jeperdraismaplace,quiestdemillelivres
paran,sanscompterlesbénéficesetlanourriture;vousvoyezdoncbienquejeseraisungrandimbécile
derisquerdeperdremillelivrespourengagnertroiscents.–Ehbien!ditDantès,écouteetretiensbienceci:siturefusesdeprévenirlegouverneurquejedésire
luiparler;siturefusesdeporterdeuxlignesàMercédès,outoutaumoinsdelaprévenirquejesuisici,un jour je t'attendrai derrière ma porte, et, au moment où tu entreras, je te briserai la tête avec cetescabeau.– Desmenaces ! s'écria le geôlier en faisant un pas en arrière et en se mettant sur la défensive ;
décidémentlatêtevoustourne.L'abbéacommencécommevous,etdanstroisjoursvousserezfouàlier,commelui;heureusementquel'onadescachotsauchâteaud'If.»Dantèspritl'escabeau,etillefittournoyerautourdesatête.«C'estbien!c'estbien!ditlegeôlier;ehbien!puisquevouslevoulezabsolument,onvaprévenirle
gouverneur.–Àlabonneheure!»ditDantèsenreposantsonescabeausurlesoletens'asseyantdessus,latête
basseetlesyeuxhagards,commes'ildevenaitréellementinsensé.Legeôliersortit,et,uninstantaprès,rentraavecquatresoldatsetuncaporal.«Parordredugouverneur,dit-il,descendezleprisonnierunétageau-dessousdecelui-ci.–Aucachot,alors?ditlecaporal.–Aucachot.Ilfautmettrelesfousaveclesfous.»Les quatre soldats s'emparèrent de Dantès qui tomba dans une espèce d'atonie et les suivit sans
résistance.Onluifitdescendrequinzemarches,etonouvritlaported'uncachotdanslequelilentraenmurmurant
:«Ilaraison,ilfautmettrelesfousaveclesfous.»Laportesereferma,etDantèsalladevantlui,lesmainsétenduesjusqu’àcequ’ilsentîtlemur;alorsil
s’assit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s’habituant peu à peu à l’obscurité,commençaientàdistinguerlesobjets.Legeôlieravaitraison,ils’enfallaitdebienpeuqueDantèsnefûtfou.
IX–Lesoirdesfiançailles.
Villefort,commenousl’avonsdit,avaitreprislechemindelaplaceduGrand-Cours,etenrentrantdanslamaisondeMmedeSaint-Méran,iltrouvalesconvivesqu’ilavaitlaissésàtablepassésausalonenprenantlecafé..Renée l’attendait avec une impatience qui était partagée par tout le reste de la société.Aussi fut-il
accueilliparuneexclamationgénérale:«Ehbien,trancheurdetêtes,soutiendel’État,Brutusroyaliste!s’écrial’un,qu’ya-t-il?voyons!–Ehbien,sommes-nousmenacésd’unnouveaurégimedelaTerreur?demandal’autre.–L’ogredeCorseserait-ilsortidesacaverne?demandauntroisième.– Madame la marquise, dit Villefort s’approchant de sa future belle-mère, je viens vous prier de
m’excuser si je suis forcédevousquitterainsi…Monsieur lemarquis,pourrais-jeavoir l’honneurdevousdiredeuxmotsenparticulier?– Ah ! mais c’est donc réellement grave ? demanda la marquise, en remarquant le nuage qui
obscurcissaitlefrontdeVillefort.–Sigravequejesuisforcédeprendrecongédevouspourquelquesjours;ainsi,continua-t-ilense
tournantversRenée,voyezs’ilfautquelachosesoitgrave.–Vouspartez,monsieur?s’écriaRenée,incapabledecacherl’émotionqueluicausaitcettenouvelle
inattendue.–Hélas!oui,mademoiselle,réponditVillefort:illefaut.–Etoùallez-vousdonc?demandalamarquise.–C’estlesecretdelajustice,madame;cependantsiquelqu’und’iciadescommissionspourParis,
j’aiundemesamisquipartiracesoiretquis’enchargeraavecplaisir.»Toutlemondeseregarda.«Vousm’avezdemandéunmomentd’entretien?ditlemarquis.–Oui,passonsdansvotrecabinet,s’ilvousplaît.»LemarquispritlebrasdeVillefortetsortitaveclui.«Ehbien,demandacelui-cienarrivantdanssoncabinet,quesepasse-t-ildonc?parlez.–Deschosesquejecroisdelaplushautegravité,etquinécessitentmondépartàl’instantmêmepour
Paris.Maintenant,marquis,excusezl’indiscrètebrutalitédelaquestion,avez-vousdesrentessurl’État?–Toutemafortuneesteninscriptions;sixàseptcentmillefrancsàpeuprès.–Ehbien,vendez,marquis,vendez,ouvousêtesruiné.–Mais,commentvoulez-vousquejevended’ici?–Vousavezunagentdechange,n’est-cepas?–Oui.–Donnez-moi une lettre pour lui, et qu’il vende sans perdre uneminute, sans perdre une seconde ;
peut-êtremêmearriverai-jetroptard.–Diable!ditlemarquis,neperdonspasdetemps.»Etilsemitàtableetécrivitunelettreàsonagentdechange,danslaquelleilluiordonnaitdevendreà
toutprix.«Maintenantquej’aicettelettre,ditVillefortenlaserrantsoigneusementdanssonportefeuille,ilm’en
fautuneautre.–Pourqui?–Pourleroi.–Pourleroi?–Oui.
–Maisjen’oseprendresurmoid’écrireainsiàSaMajesté.– Aussi, n’est-ce point à vous que je la demande, mais je vous charge de la demander à M. de
Salvieux.Ilfautqu’ilmedonneunelettreàl’aidedelaquelleJepuissepénétrerprèsdeSaMajesté,sansêtre soumis à toutes les formalités de demande d’audience, qui peuvent me faire perdre un tempsprécieux.– Mais n’avez-vous pas le garde des Sceaux, qui a ses grandes entrées aux Tuileries, et par
l’intermédiaireduquelvouspouvezjouretnuitparvenirjusqu’auroi?–Oui,sansdoute,maisilestinutilequejepartageavecunautreleméritedelanouvellequejeporte.
Comprenez-vous?legardedesSceauxmerelégueraittoutnaturellementausecondrangetm’enlèveraittoutlebénéficedelachose.Jenevousdisqu’unechose,marquis:macarrièreestassuréesij’arrivelepremierauxTuileries,carj’aurairenduauroiunservicequ’ilneluiserapaspermisd’oublier.–Encecas,moncher,allezfairevospaquets;moi,j’appelledeSalvieux,etjeluifaisécrirelalettre
quidoitvousservirdelaissez-passer.–Bien,neperdezpasdetemps,cardansunquartd’heureilfautquejesoisenchaisedeposte.–Faitesarrêtervotrevoituredevantlaporte.–Sansaucundoute;vousm’excuserezauprèsdelamarquise,n’est-cepas?auprèsdeMlledeSaint-
Méran,quejequitte,dansunpareiljour,avecunbienprofondregret.–Vouslestrouvereztoutesdeuxdansmoncabinet,etvouspourrezleurfairevosadieux.–Mercicentfois;occupez-vousdemalettre.»Lemarquissonna;unlaquaisparut.«DitesaucomtedeSalvieuxquejel’attends…Allez,maintenant,continualemarquiss’adressantà
Villefort.–Bon,jenefaisqu’alleretvenir.»EtVillefortsortittoutcourant;maisàlaporteilsongeaqu’unsubstitutduprocureurduroiquiserait
vumarchantàpasprécipitésrisqueraitdetroublerlereposdetouteuneville;ilrepritdoncsonallureordinaire,quiétaittoutemagistrale.Àsaporte,ilaperçutdansl’ombrecommeunblancfantômequil’attendaitdeboutetimmobile.C’était
labelle fillecatalane,qui,n’ayantpasdenouvellesd’Edmond, s’était échappéeà lanuit tombanteduPharopourvenirsavoirelle-mêmelacausedel’arrestationdesonamant.Àl’approchedeVillefort,ellesedétachadelamuraillecontrelaquelleelleétaitappuyéeetvintlui
barrerlechemin.Dantèsavaitparléausubstitutdesafiancée,etMercédèsn’eutpointbesoindesenommerpourque
Villefortlareconnût.Ilfutsurprisdelabeautéetdeladignitédecettefemme,etlorsqu’elleluidemandacequ’étaitdevenusonamant,illuisemblaquec’étaitluil’accusé,etquec’étaitellelejuge.«L’hommedontvousparlez,ditbrusquementVillefort,estungrandcoupable,etjenepuisrienfaire
pourlui,mademoiselle.»Mercédès laissa échapper un sanglot, et, commeVillefort essayait depasser outre, elle l’arrêta une
secondefois.«Maisoùest-ildumoins,demanda-t-elle,quejepuissem’informers’ilestmortouvivant?–Jenesais,ilnem’appartientplus»,réponditVillefort.Et, gêné par ce regard fin et cette suppliante attitude, il repoussa Mercédès et rentra, refermant
vivementlaporte,commepourlaisserdehorscettedouleurqu’onluiapportait.Mais ladouleurnese laissepasrepousserainsi.Commele traitmorteldontparleVirgile, l’homme
blessé l’emporteavec lui.Villefort rentra, referma laporte,maisarrivédans son salon les jambes luimanquèrent à son tour ; il poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot, et se laissa tomber dans unfauteuil.Alors, au fond de ce cœur malade naquit le premier germe d’un ulcère mortel. Cet homme qu’il
sacrifiaitàsonambition,cet innocentquipayaitpoursonpèrecoupable, luiapparutpâleetmenaçant,donnant lamain à sa fiancée, pâle comme lui, et traînant après lui le remords, non pas celui qui faitbondirlemaladecommelesfurieuxdelafatalitéantique,maiscetintementsourdetdouloureuxqui,àdecertainsmoments,frappesurlecœuretlemeurtritausouvenird’uneactionpassée,meurtrissuredontleslancinantesdouleurscreusentunmalquivas’approfondissantjusqu’àlamort.Alors il y eut dans l’âme de cet homme encore un instant d’hésitation.Déjà plusieurs fois il avait
requis,etcelasansautreémotionquecelledelaluttedujugeavecl’accusé,lapeinedemortcontrelesprévenus;etcesprévenus,exécutésgrâceàsonéloquencefoudroyantequiavaitentraînéoulesjugesoulejury,n’avaientpasmêmelaisséunnuagesursonfront,carcesprévenusétaientcoupables,oudumoinsVillefortlescroyaittels.Mais,cettefois,c’étaitbienautrechose:cettepeinedelaprisonperpétuelle,ilvenaitdel’appliquerà
un innocent, un innocent qui allait être heureux, et dont il détruisait non seulement la liberté,mais lebonheur:cettefois,iln’étaitplusjuge,ilétaitbourreau.En songeant à cela, il sentait ce battement sourd que nous avons décrit, et qui lui était inconnu
jusqu’alors, retentissant au fondde son cœur et emplissant sapoitrinedevagues appréhensions.C’estainsi que, par une violente souffrance instinctive, est averti le blessé, qui jamais n’approchera sanstremblerledoigtdesablessureouverteetsaignanteavantquesablessuresoitfermée.Maislablessurequ’avaitreçueVillefortétaitdecellesquinesefermentpas,ouquinesefermentque
pourserouvrirplussanglantesetplusdouloureusesqu’auparavant.Si,danscemoment, ladoucevoixdeRenéeeûtretentiàsonoreillepourluidemandergrâce;si la
belleMercédèsfûtentréeetluieûtdit:«AunomduDieuquinousregardeetquinousjuge,rendez-moimonfiancé»,oui,cefrontàmoitiépliésouslanécessités’yfûtcourbétoutàfait,etdesesmainsglacéeseût sansdoute, au risquede tout cequipouvait en résulterpour lui, signé l’ordredemettre en libertéDantès;maisaucunevoixnemurmuradanslesilence,etlaportenes’ouvritquepourdonnerentréeauvaletdechambredeVillefort,quivint luidirequeleschevauxdeposteétaientattelésà lacalèchedevoyage.Villefortseleva,ouplutôtbondit,commeunhommequitriomphed’unelutteintérieure,courutàson
secrétaire,versadanssespochestoutl’orquisetrouvaitdansundestiroirs,tournauninstanteffarédanslachambre,lamainsursonfront,etarticulantdesparolessanssuite;puisenfin,sentantquesonvaletdechambrevenaitdeluiposersonmanteausurlesépaules,ilsortit,s’élançaenvoiture,etordonnad’unevoixbrèvedetoucherrueduGrand-Cours,chezM.deSaint-Méran.LemalheureuxDantèsétaitcondamné.Commel’avaitpromisM.deSaint-Méran,Villefort trouva lamarquiseetRenéedans lecabinet.En
apercevantRenée,lejeunehommetressaillit;carilcrutqu’elleallaitluidemanderdenouveaulalibertédeDantès.Mais,hélas!ilfautledireàlahontedenotreégoïsme,labellejeunefillen’étaitpréoccupéequed’unechose:dudépartdeVillefort.ElleaimaitVillefort,Villefort allaitpartir aumomentdedevenir sonmari.Villefortnepouvaitdire
quandilreviendrait,etRenée,aulieudeplaindreDantès,mauditl’hommequi,parsoncrime,laséparaitdesonamant.QuedevaitdoncdireMercédès!LapauvreMercédèsavaitretrouvé,aucoindelaruedelaLoge,Fernand,quil’avaitsuivie;elleétait
rentréeauxCatalans,etmourante,désespérée,elles’étaitjetéesursonlit.Devantcelit,Fernands’étaitmisàgenoux,etpressantsamainglacée,queMercédèsnesongeaitpasàretirer,illacouvraitdebaisersbrûlantsqueMercédèsnesentaitmêmepas.Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut plus d’huile : elle ne vit pas plus
l’obscuritéqu’ellen’avaitvulalumière,etlejourrevintsansqu’ellevîtlejour.Ladouleuravaitmisdevantsesyeuxunbandeauquineluilaissaitvoirqu’Edmond.
«Ah!vousêteslà!dit-elleenfin,enseretournantducôtédeFernand.–Depuishierjenevousaipasquittée»,réponditFernandavecunsoupirdouloureux.M.Morrelnes’étaitpastenupourbattu:ilavaitapprisqu’àlasuitedesoninterrogatoireDantèsavait
étéconduitàlaprison;ilavaitalorscourucheztoussesamis,ils’étaitprésentéchezlespersonnesdeMarseillequipouvaientavoirdel’influence,maisdéjàlebruits’étaitrépanduquelejeunehommeavaitétéarrêtécommeagentbonapartiste,etcomme,àcetteépoque,lesplushasardeuxregardaientcommeunrêveinsensétoutetentativedeNapoléonpourremontersurletrône,iln’avaittrouvépartoutquefroideur,crainteourefus,etilétaitrentréchezluidésespéré,maisavouantcependantquelapositionétaitgraveetquepersonnen’ypouvaitrien.Desoncôté,Caderousseétait fort inquietet fort tourmenté : au lieudesortircomme l’avait faitM.
Morrel,aulieud’essayerquelquechoseenfaveurdeDantès,pourlequeld’ailleursilnepouvaitrien,ils’était enfermé avec deux bouteilles de vin de cassis, et avait essayé de noyer son inquiétude dansl’ivresse.Mais,dansl’étatd’espritoùilsetrouvait,c’étaittroppeudedeuxbouteillespouréteindresonjugement ; il était donc demeuré, trop ivre pour aller chercher d’autre vin, pas assez ivre pour quel’ivresseeûtéteintsessouvenirs,accoudéenfacedesesdeuxbouteillesvidessurunetableboiteuse,etvoyantdanser,aurefletdesachandelleàlalonguemèche,touscesspectres,qu’Hoffmannaseméssursesmanuscritshumidesdepunch,commeunepoussièrenoireetfantastique.Danglars,seul,n’étaitni tourmenténi inquiet ;Danglarsmêmeétait joyeux,car il s’étaitvengéd’un
ennemietavaitassuré,àbordduPharaon,saplacequ’ilcraignaitdeperdre;Danglarsétaitundeceshommesdecalculquinaissentavecuneplumederrièrel’oreilleetunencrieràlaplaceducœur;toutétaitpourluidanscemondesoustractionoumultiplication,etunchiffreluiparaissaitbienplusprécieuxqu’unhomme,quandcechiffrepouvaitaugmenterletotalquecethommepouvaitdiminuer.Danglarss’étaitdonccouchéàsonheureordinaireetdormaittranquillement.Villefort, aprèsavoir reçu la lettredeM.deSalvieux, embrasséRenée sur lesdeux joues,baisé la
maindeMmedeSaint-Méran,etserrécelledumarquis,couraitlapostesurlarouted’Aix.LepèreDantèssemouraitdedouleuretd’inquiétude.QuantàEdmond,noussavonscequ’ilétaitdevenu.
X–LepetitcabinetdesTuileries.
AbandonnonsVillefortsurlaroutedeParis,où,grâceauxtriplesguidesqu’ilpaie,ilbrûlelecheminetpénétrons à travers les deux ou trois salons qui le précèdent dans ce petit cabinet des Tuileries, à lafenêtrecintrée,sibienconnupouravoirétélecabinetfavorideNapoléonetdeLouisXVIII,etpourêtreaujourd’huiceluideLouis-Philippe.Là,danscecabinet,assisdevantunetabledenoyerqu’ilavaitrapportéed’Hartwell,etque,parunede
cesmanies familièresauxgrandspersonnages, il affectionnait toutparticulièrement, le roiLouisXVIIIécoutait assez légèrement un homme de cinquante à cinquante-deux ans, à cheveux gris, à la figurearistocratique et à la mise scrupuleuse, tout en notant à la marge un volume d’Horace, édition deGryphias, assez incorrecte quoique estimée, et qui prêtait beaucoup aux sagaces observationsphilologiquesdeSaMajesté.«Vousditesdonc,monsieur?ditleroi.–Quejesuisonnepeutplusinquiet,Sire.–Vraiment?auriez-vousvuensongeseptvachesgrassesetseptvachesmaigres?–Non,Sire,carcelanenousannonceraitqueseptannéesdefertilitéetseptannéesdedisette,et,avec
unroiaussiprévoyantquel’estVotreMajesté,ladisetten’estpasàcraindre.–Dequelautrefléauest-ildoncquestion,moncherBlacas?–Sire,jecrois,j’aitoutlieudecroirequ’unorageseformeducôtéduMidi.–Ehbien,moncherduc,réponditLouisXVIII,jevouscroismalrenseigné,etjesaispositivement,au
contraire,qu’ilfaittrèsbeautempsdececôté-là.»Touthommed’espritqu’ilétait,LouisXVIIIaimaitlaplaisanteriefacile.«SireditM.deBlacas,nefût-cequepourrassurerunfidèleserviteur,VotreMajesténepourrait-elle
pasenvoyerdansleLanguedoc,danslaProvenceetdansleDauphinédeshommessûrsquiluiferaientunrapportsurl’espritdecestroisprovinces?–Conimussurdis,réponditleroi,toutencontinuantd’annotersonHorace.–Sire,réponditlecourtisanenriant,pouravoirl’airdecomprendrel’hémistichedupoètedeVénouse,
VotreMajestépeutavoirparfaitementraisonencomptantsurlebonespritdelaFrance;maisjecroisnepasavoirtoutàfaittortencraignantquelquetentativedésespérée.–Delapartdequi?–DelapartdeBonaparte,oudumoinsdesonparti.–MoncherBlacas,ditleroi,vousm’empêchezdetravailleravecvosterreurs.–Etmoi,Sire,vousm’empêchezdedormiravecvotresécurité.–Attendez,moncher,attendez,jetiensunenotetrèsheureusesurlePastorquumtraheret;attendezet
vouscontinuerezaprès.»Il se fit un instant de silence, pendant lequelLouisXVIII inscrivit, d’une écriturequ’il faisait aussi
menuequepossible,unenouvellenoteenmargedesonHorace;puis,cettenoteinscrite:–Continuez,moncherduc,dit-ilense relevantde l’air satisfaitd’unhommequicroitavoireuune
idéelorsqu’ilacommencél’idéed’unautre.Continuez,jevousécoute.–Sire,ditBlacas,quiavaiteuuninstantl’espoirdeconfisquerVillefortàsonprofit,jesuisforcéde
vousdirequecenesontpointdesimplesbruitsdénuésdetoutfondement,desimplesnouvellesenl’air,qui m’inquiètent. C’est un homme bien-pensant méritant toute ma confiance, et chargé par moi desurveiller leMidi (leduchésitaenprononçantcesmots),quiarriveenpostepourmedire :Ungrandpérilmenaceleroi.Alors,jesuisaccouruSire.–Maladucisagidomum,continuaLouisXVIIIenannotant.–VotreMajestém’ordonne-t-elledeneplusinsistersurcesujet?
–Non,moncherduc,maisallongezlamain.–Laquelle?–Cellequevousvoudrez,là-bas,àgauche.–Ici,Sire?–Jevousdisàgaucheetvouscherchezàdroite;c’estàmagauchequejeveuxdire:là;vousyêtes;
vousdeveztrouverlerapportduministredelapoliceendated’hier…Mais,tenezvoiciM.Dandrélui-même…n’est-cepas,vousditesM.Dandré?interrompitLouisXVIII,s’adressantàl’huissierquivenaiteneffetd’annoncerleministredelapolice.–Oui,Sire,M.lebaronDandré,repritl’huissier.–C’estjuste,baron,repritLouisXVIIIavecunimperceptiblesourire;entrez,baron,etracontezauduc
cequevoussavezdeplusrécentsurM.deBonaparte.Nenousdissimulezriendelasituation,quelquegrave qu’elle soit. Voyons, l’île d’Elbe est-elle un volcan, et allons-nous en voir sortir la guerreflamboyanteettoutehérissée:belle,horridabella?»M.Dandrésebalançafortgracieusementsurledosd’unfauteuilauquelilappuyaitsesdeuxmainset
dit:«VotreMajestéa-t-ellebienvouluconsulterlerapportd’hier?–Oui,oui,maisditesauduclui-même,quinepeutletrouver,cequecontenaitlerapport;détaillez-lui
cequefaitl’usurpateurdanssonîle.–Monsieur,dit lebaronauduc,touslesserviteursdeSaMajestédoivents’applaudirdesnouvelles
récentesquinousparviennentdel’îled’Elbe.Bonaparte…»M.DandréregardaLouisXVIIIqui,occupéàécrireunenote,nelevapasmêmelatête.« Bonaparte, continua le baron, s’ennuie mortellement ; il passe des journées entières à regarder
travaillersesmineursdePorto-Longone.–Etilsegrattepoursedistraire,ditleroi.–Ilsegratte?demandaleduc;queveutdirevotreMajesté?–Ehoui,moncherduc ;oubliez-vousdoncquecegrandhomme,cehéros, cedemi-dieuest atteint
d’unemaladiedepeauquiledévore,prurigo?–Ilyaplus,monsieurleduc,continualeministredelapolice,noussommesàpeuprèssûrsquedans
peudetempsl’usurpateurserafou.–Fou?–Fouàlier:satêtes’affaiblit,tantôtilpleuredeslarmes,tantôtilritàgorgedéployée;d’autresfois,
ilpassedesheuressurlerivageàjeterdescaillouxdansl’eau,et lorsquelecaillouafaitcinqousixricochets, ilparaît aussi satisfaitques’il avaitgagnéunautreMarengoouunnouvelAusterlitz.Voilà,vousenconviendrez,dessignesdefolie.–Ou de sagesse,monsieur le baron, ou de sagesse, dit LouisXVIII en riant : c’était en jetant des
cailloux à lamer que se récréaient les grands capitaines de l’Antiquité ; voyezPlutarque, à la vie deScipionl’Africain.»M.deBlacasdemeurarêveurentrecesdeuxinsouciances.Villefort,quin’avaitpasvoulutoutluidire
pourqu’unautreneluienlevâtpointlebénéficetoutentierdesonsecret,luienavaitditassez,cependant,pourluidonnerdegravesinquiétudes.«Allons,allons,Dandré,ditLouisXVIII,Blacasn’estpointencoreconvaincu,passezàlaconversion
del’usurpateur.»Leministredelapolices’inclina.«Conversiondel’usurpateur!murmuraleduc,regardantleroietDandré,quialternaientcommedeux
bergersdeVirgile.L’usurpateurest-ilconverti?–Absolument,moncherduc.–Auxbonsprincipes;expliquezcela,baron.
– Voici ce que c’est, monsieur le duc, dit le ministre avec le plus grand sérieux du monde :dernièrementNapoléonapasséunerevue,etcommedeuxoutroisdesesvieuxgrognards,commeillesappelle,manifestaientledésirderevenirenFranceil leuradonnéleurcongéenlesexhortantàservirleurbonroi;cefurentsespropresparoles,monsieurleduc,j’enailacertitude.–Ehbien,Blacas, qu’en pensez-vous ? dit le roi triomphant, en cessant un instant de compulser le
scoliastevolumineuxouvertdevantlui.– Je dis, Sire, que M. le ministre de la Police ou moi nous nous trompons ; mais comme il est
impossible que ce soit le ministre de la Police, puisqu’il a en garde le salut et l’honneur de VotreMajesté, ilestprobablequec’estmoiqui faiserreur.Cependant,Sire,à laplacedeVotreMajesté, jevoudraisinterrogerlapersonnedontjeluiaiparlé;j’insisteraimêmepourqueVotreMajestéluifassecethonneur.–Volontiers,duc,sousvosauspicesjerecevraiquivousvoudrez;maisjeveuxlerecevoirlesarmes
enmain.Monsieurleministre,avez-vousunrapportplusrécentquecelui-ci!carcelui-ciadéjàladatedu20février,etnoussommesau3mars!–Non,Sire,maisj’enattendaisund’heureenheure.Jesuissortidepuislematin,etpeut-êtredepuis
monabsenceest-ilarrivé.–Allezàlapréfecture,ets’iln’yenapas,ehbien,ehbien,continuariantLouisXVIII,faites-enun;
n’est-cepasainsiquecelasepratique?–Oh!Sire!ditleministre,Dieumerci,souscerapport,iln’estbesoinderieninventer;chaquejour
encombrenosbureauxdesdénonciationslespluscirconstanciées,lesquellesproviennentd’unefouledepauvreshèresquiespèrentunpeudereconnaissancepourdesservicesqu’ilsnerendentpas,maisqu’ilsvoudraient rendre. Ils tablent sur le hasard, et ils espèrent qu’un jour quelque événement inattendudonnerauneespècederéalitéàleursprédictions.–C’estbien;allez,monsieur,ditLouisXVIII,etsongezquejevousattends.–Jenefaisqu’alleretvenir,Sire;dansdixminutesjesuisderetour.–Etmoi,Sire,ditM.deBlacas,jevaischerchermonmessager.–Attendezdonc,attendezdonc,ditLouisXVIII.Envérité,Blacas,ilfautquejevouschangevosarmes
;jevousdonneraiunaigleauxailesdéployées,tenantentresesserresuneproiequiessaievainementdeluiéchapper,aveccettedevise:Tenax.–Sire,j’écoute,ditM.deBlacas,serongeantlespoingsd’impatience.–Jevoudraisvousconsultersurcepassage:Mollifugiensanhelitu;voussavez,ils’agitducerfqui
fuit devant le loup.N’êtes-vouspas chasseur et grand louvetier ?Comment trouvez-vous, à cedoubletitre,lemollianhelitu?–Admirable,Sire;maismonmessagerestcommelecerfdontvousparlez,carilvientdefaire220
lieuesenposte,etcelaentroisjoursàpeine.–C’estprendrebiendelafatigueetbiendusouci,moncherduc,quandnousavonsletélégraphequi
nemetquetroisouquatreheures,etcelasansquesonhaleineensouffrelemoinsdumonde.–Ah ! Sire, vous récompensez bienmal ce pauvre jeune homme, qui arrive de si loin et avec tant
d’ardeur pour donner à Votre Majesté un avis utile ; ne fût-ce que pour M. de Salvieux, qui me lerecommande,recevez-lebien,jevousensupplie.–M.deSalvieux,lechambellandemonfrère?–Lui-même.–Eneffet,ilestàMarseille.–C’estdelàqu’ilm’écrit.–Vousparle-t-ildoncaussidecetteconspiration?–Non,maisilmerecommandeM.deVillefort,etmechargedel’introduireprèsdeVotreMajesté.–M.deVillefort?s’écrialeroi;cemessagers’appelle-t-ildoncM.deVillefort?
–Oui,Sire.–Etc’estluiquivientdeMarseille?–Enpersonne.–Que neme disiez-vous son nom tout de suite ! reprit le roi, en laissant percer sur son visage un
commencementd’inquiétude.–Sire,jecroyaiscenominconnudeVotreMajesté.– Non pas, non pas, Blacas ; c’est un esprit sérieux, élevé, ambitieux surtout ; et, pardieu, vous
connaissezdenomsonpère.–Sonpère?–Oui,Noirtier.–Noirtierlegirondin?Noirtierlesénateur?–Oui,justement.–EtVotreMajestéaemployélefilsd’unpareilhomme?–Blacas,monami,vousn’yentendezrien,jevousaiditqueVillefortétaitambitieux:pourarriver,
Villefortsacrifieratout,mêmesonpère.–Alors,Sire,jedoisdonclefaireentrer?–Àl’instantmême,duc.Oùest-il?–Ildoitm’attendreenbas,dansmavoiture.–Allezmelechercher.–J’ycours.»Leducsortitaveclavivacitéd’unjeunehomme;l’ardeurdesonroyalismesincèreluidonnaitvingt
ans.LouisXVIIIrestaseul,reportantlesyeuxsursonHoraceentrouvertetmurmurant:
Justumettenacempropositivirum.M.deBlacasremontaaveclamêmerapiditéqu’ilétaitdescendu;maisdansl’antichambreilfutforcé
d’invoquer l’autorité du roi. L’habit poudreux deVillefort, son costume, où rien n’était conforme à latenuedecour,avaitexcitélasusceptibilitédeM.deBrézé,quifuttoutétonnédetrouverdanscejeunehommelaprétentiondeparaîtreainsivêtudevantleroi.Maisleduclevatouteslesdifficultésavecunseul mot : Ordre de Sa Majesté ; et malgré les observations que continua de faire le maître descérémonies,pourl’honneurduprincipe,Villefortfutintroduit.Leroiétaitassisàlamêmeplaceoùl’avaitlaisséleduc.Enouvrantlaporte,Villefortsetrouvajuste
enfacedelui:lepremiermouvementdujeunemagistratfutdes’arrêter.«Entrez,monsieurdeVillefort,ditleroi,entrez.»Villefortsaluaetfitquelquespasenavant,attendantqueleroil’interrogeât.«Monsieur de Villefort, continua Louis XVIII, voici le duc de Blacas, qui prétend que vous avez
quelquechosed’importantànousdire.–Sire,M.leducaraison,etj’espèrequeVotreMajestévalereconnaîtreelle-même.–D’abord,etavanttouteschoses,monsieur,lemalest-ilaussigrand,àvotreavis,quel’onveutmele
fairecroire?– Sire, je le crois pressant ; mais, grâce à la diligence que j’ai faite, il n’est pas irréparable, je
l’espère.–Parlezlonguementsivouslevoulez,monsieur,ditleroi,quicommençaitàselaisserallerlui-même
àl’émotionquiavaitbouleversélevisagedeM.deBlacas,etquialtéraitlavoixdeVillefort;parlez,etsurtoutcommencezparlecommencement:j’aimel’ordreentouteschoses.– Sire, dit Villefort, je ferai à Votre Majesté un rapport fidèle, mais je la prierai cependant de
m’excusersiletroubleoùjesuisjettequelqueobscuritédansmesparoles.»Uncoupd’œil jeté sur le roiaprèscetexorde insinuant, assuraVillefortde labienveillancedeson
augusteauditeur,etilcontinua:« Sire, je suis arrivé le plus rapidement possible à Paris pour apprendre àVotreMajesté que j’ai
découvertdans leressortdemesfonctions,nonpasundecescomplotsvulgairesetsansconséquence,commeils’entrametouslesjoursdanslesderniersrangsdupeupleetdel’armée,maisuneconspirationvéritable,unetempêtequinemenaceriendemoinsqueletrônedeVotreMajesté.Sire,l’usurpateurarmetrois vaisseaux ; ilmédite quelque projet, insensé peut-être,mais peut-être aussi terrible, tout insenséqu’ilest.Àcetteheure,ildoitavoirquittél’îled’Elbepouralleroù?jel’ignore,maisàcoupsûrpourtenter une descente soit àNaples, soit sur les côtes de Toscane, soitmême en France.VotreMajestén’ignorepasquelesouveraindel’îled’Elbeaconservédesrelationsavecl’ItalieetaveclaFrance.–Oui,monsieur,jelesais,ditleroifortému,et,dernièrementencore,onaeuavisquedesréunions
bonapartistesavaient lieu rueSaint-Jacques ;maiscontinuez, jevousprie ;commentavez-vouseucesdétails?– Sire, ils résultent d’un interrogatoire que j’ai fait subir à un homme de Marseille que depuis
longtempsjesurveillaisetquej’aifaitarrêterlejourmêmedemondépart;cethomme,marinturbulentetd’unbonapartismequim’étaitsuspect,aétésecrètementàl’îled’Elbe;ilyavulegrandmaréchalquil’achargéd’unemissionverbalepourunbonapartistedeParis,dont jen’ai jamaispu lui fairedire lenom;maiscettemissionétaitdechargercebonapartistedepréparerlesespritsàunretour(remarquezquec’estl’interrogatoirequiparle,Sire),àunretourquinepeutmanquerd’êtreprochain.–Etoùestcethomme?demandaLouisXVIII.–Enprison,Sire.–Etlachosevousaparugrave?–Sigrave,Sire,quecetévénementm’ayantsurprisaumilieud’unefêtedefamille,lejourmêmede
mesfiançailles,j’aitoutquitté,fiancéeetamis,toutremisàunautretempspourvenirdéposerauxpiedsdeVotreMajestéetlescraintesdontj’étaisatteintetl’assurancedemondévouement.–C’estvrai,ditLouisXVIII;n’yavait-ilpasunprojetd’unionentrevousetMlledeSaint-Méran?–Lafilled’undesplusfidèlesserviteursdeVotreMajesté.–Oui,oui;maisrevenonsàcecomplot,monsieurdeVillefort.–Sire,j’aipeurquecesoitplusqu’uncomplot,j’aipeurquecesoituneconspiration.– Une conspiration dans ces temps-ci, dit le roi en souriant, est chose facile à méditer, mais plus
difficileàconduireàsonbut,parcelamêmeque,rétablid’hiersurletrônedenosancêtres,nousavonsles yeuxouverts à la fois sur le passé, sur le présent et sur l’avenir ; depuis dixmois,mesministresredoublent de surveillance pour que le littoral de la Méditerranée soit bien gardé. Si BonapartedescendaitàNaples,lacoalitiontoutentièreseraitsurpied,avantseulementqu’ilfûtàPiombino;s’ildescendait en Toscane, ilmettrait le pied en pays ennemi ; s’il descend en France, ce sera avec unepoignée d’hommes, et nous en viendrons facilement à bout, exécré comme il l’est par la population.Rassurez-vousdonc,monsieur;maisnecomptezpasmoinssurnotrereconnaissanceroyale.–Ah!voiciM.Dandré!»s’écrialeducdeBlacas.Encemoment,paruteneffetsurleseuildelaporteM.leministredelaPolice,pâle,tremblant,etdont
leregardvacillait,commes’ileûtétéfrappéd’unéblouissement.Villefortfitunpaspourseretirer;maisunserrementdemaindeM.deBlacasleretint.
XI–L’OgredeCorse.
Louis XVIII, à l’aspect de ce visage bouleversé, repoussa violemment la table devant laquelle il setrouvait.«Qu’avez-vous donc,monsieur le baron ? s’écria-t-il, vous paraissez tout bouleversé : ce trouble,
cettehésitation,ont-ils rapportàcequedisaitM.deBlacas,etàcequevientdemeconfirmerM.deVillefort?»Desoncôté,M.deBlacass’approchaitvivementdubaron,maislaterreurducourtisanempêchaitde
triompher l’orgueil de l’homme d’État ; en effet, en pareille circonstance, il était bien autrementavantageuxpourluid’êtrehumiliéparlepréfetdepolicequedel’humiliersurunpareilsujet.«Sire…balbutialebaron.–Ehbien,voyons!»ditLouisXVIII.Leministrede laPolice,cédantalorsàunmouvementdedésespoir,alla seprécipiterauxpiedsde
LouisXVIII,quireculad’unpas,enfronçantlesourcil.«Parlerez-vous?dit-il.–Oh!Sire,quelaffreuxmalheur!suis-jeassezàplaindre?jenem’enconsoleraijamais!–Monsieur,ditLouisXVIII,jevousordonnedeparler.–Ehbien,Sire,l’usurpateuraquittél’îled’Elbele28févrieretadébarquéle1ermars.–Oùcela?demandavivementleroi.–EnFrance,Sire,dansunpetitport;prèsd’Antibes,augolfeJuan.–L’usurpateuradébarquéenFrance,prèsd’Antibes,augolfe Juan,àdeuxcentcinquante lieuesde
Paris,le1ermars,etvousapprenezcettenouvelleaujourd’huiseulement3mars!…Eh!monsieur,cequevousmediteslàestimpossible:onvousaurafaitunfauxrapport,ouvousêtesfou.–Hélas!Sire,cen’estquetropvrai!»LouisXVIII fit un geste indicible de colère et d’effroi, et se dressa tout debout, comme si un coup
imprévul’avaitfrappéenmêmetempsaucœuretauvisage.«EnFrance!s’écria-t-il,l’usurpateurenFrance!Maisonneveillaitdoncpassurcethomme?mais
quisait?onétaitdoncd’accordaveclui?–Oh!Sire,s’écrialeducdeBlacas,cen’estpasunhommecommeM.Dandréquel’onpeutaccuser
detrahison.Sire,nousétionstousaveugles,et leministredelaPoliceapartagél’aveuglementgénéralvoilàtout.–Mais…ditVillefort;puiss’arrêtanttoutàcoup:Ah!pardon,pardon,Sire,fit-ilens’inclinant,mon
zèlem’emporte,queVotreMajestédaignem’excuser.–Parlez,monsieur,parlezhardiment,ditleroi;vousseulnousavezprévenudumal,aidez-nousày
chercherleremède.–Sire,ditVillefort, l’usurpateurestdétestedans leMidi ; ilmesembleques’il sehasardedans le
Midi,onpeutfacilementsoulevercontreluilaProvenceetleLanguedoc.–Oui,sansdoute,ditleministre,maisils’avanceparGapetSisteron.–Ils’avance,ils’avance,ditLouisXVIII;ilmarchedoncsurParis?»LeministredelaPolicegardaunsilencequiéquivalaitaupluscompletaveu.«EtleDauphiné,monsieur,demandaleroiàVillefort,croyez-vousqu’onpuisselesoulevercommela
Provence?–Sire,jesuisfâchédedireàVotreMajestéunevéritécruelle;maisl’espritduDauphinéestloinde
valoirceluidelaProvenceetduLanguedoc.Lesmontagnardssontbonapartistes,Sire.–Allons,murmuraLouisXVIII,ilétaitbienrenseigné.Etcombiend’hommesa-t-ilaveclui?–Sire,jenesais,ditleministredelaPolice.
–Comment, vous ne savez ! Vous avez oublié de vous informer de cette circonstance ? Il est vraiqu’elleestdepeud’importance,ajouta-t-ilavecunsourireécrasant.–Sire,jenepouvaism’eninformer;ladépêcheportaitsimplementl’annoncedudébarquementetdela
routepriseparl’usurpateur.–Etcommentdoncvousestparvenuecettedépêche?»demandaleroi.Leministrebaissalatête,etuneviverougeurenvahitsonfront.«Parletélégraphe,Sire»,balbutia-t-il.LouisXVIIIfaitunpasenavantetcroisalesbrascommeeûtfaitNapoléon.«Ainsi,dit-il,pâlissantdecolère,septarméescoaliséesaurontrenversécethomme;unmiracledu
cielm’aurareplacésurletrônedemespèresaprèsvingt-cinqansd’exil;j’aurai,pendantcesvingt-cinqansétudié,sondé,analyséleshommesetleschosesdecetteFrancequim’étaitpromise,pourqu’arrivéaubutdetousmesvœux,uneforcequejetenaisentremesmainséclateetmebrise!– Sire, c’est de la fatalité, murmura le ministre, sentant qu’un pareil poids, léger pour le destin,
suffisaitàécraserunhomme.–Maiscequedisaientdenousnosennemisestdoncvrai:Rienappris,rienoublié?Sij’étaistrahi
comme lui, encore, jeme consolerais ; mais être aumilieu de gens élevés parmoi aux dignités, quidevaientveillersurmoiplusprécieusementquesureux-mêmes,carmafortunec’estlaleur,avantmoiilsn’étaientrien,aprèsmoiilsneserontrien,etpérirmisérablementparincapacité,parineptie!Ah!oui,monsieur,vousavezbienraison,c’estdelafatalité.»Leministresetenaitcourbésousceteffrayantanathème.M. de Blacas essuyait son front couvert de sueur ; Villefort souriait intérieurement, car il sentait
grandirsonimportance.«Tomber,continuaitLouisXVIII,quidupremiercoupd’œilavaitsondéleprécipiceoùpenchaitla
monarchie,tomberetapprendresachuteparletélégraphe!Oh!j’aimeraismieuxmontersurl’échafauddemon frèreLouisXVI, que de descendre ainsi l’escalier desTuileries, chassé par le ridicule…Leridicule,monsieur,vousnesavezpascequec’est,enFrance,etcependantvousdevriezlesavoir.–Sire,Sire,murmuraleministre,parpitié!…–Approchez,monsieurdeVillefort,continualerois’adressantaujeunehomme,qui,debout,immobile
et en arrière, considérait la marche de cette conversation où flottait éperdu le destin d’un royaume,approchezetditesàmonsieurqu’onpouvaitsavoird’avancetoutcequ’iln’apassu.–Sire,ilétaitmatériellementimpossiblededevinerlesprojetsquecethommecachaitàtoutlemonde.–Matériellement impossible ! oui, voilà un grand mot, monsieur ; malheureusement, il en est des
grandsmotscommedesgrandshommes,jelesaimesurés.Matériellementimpossibleàunministre,quiauneadministration,desbureaux,desagents,desmouchards,desespionsetquinzecentmille francsdefonds secrets, de savoir ce qui se passe à soixante lieues des côtes de France !Eh bien, tenez, voicimonsieur,quin’avaitaucunedecesressourcesàsadisposition,voicimonsieur,simplemagistrat,quiensavaitplusquevousavectoutevotrepolice,etquieûtsauvémacouronnes’ileûteucommevousledroitdedirigeruntélégraphe.»Leregardduministrede laPolicese tournaavecuneexpressiondeprofonddépit surVillefort,qui
inclinalatêteaveclamodestiedutriomphe.«Jenedispascelapourvous,Blacas,continuaLouisXVIII,carsivousn’avezriendécouvert,vous,
aumoinsavez-vouseulebonespritdepersévérerdansvotresoupçon:unautrequevouseûtpeut-êtreconsidérélarévélationdeM.deVillefortcommeinsignifiante,oubienencoresuggéréeparuneambitionvénale.»CesmotsfaisaientallusionàceuxqueleministredelaPoliceavaitprononcésavectantdeconfiance
uneheureauparavant.Villefortcompritlejeuduroi.Unautrepeut-êtreseseraitlaisséemporterparl’ivressedelalouange;
maisilcraignitdesefaireunennemimortelduministredelaPolice,bienqu’ilsentîtquecelui-ciétaitirrévocablementperdu.Eneffet,leministrequin’avaitpas,danslaplénitudedesapuissance,sudevinerlesecretdeNapoléon,pouvait,danslesconvulsionsdesonagonie,pénétrerceluideVillefort:ilneluifallait,pourcela,qu’interrogerDantès.Ilvintdoncenaideauministreaulieudel’accabler.«Sire, ditVillefort, la rapidité de l’événement doit prouver àVotreMajesté queDieu seul pouvait
l’empêcher en soulevant une tempête ; ce que VotreMajesté croit de ma part l’effet d’une profondeperspicacité estdû,purement et simplement, auhasard ; j’aiprofitédecehasarden serviteurdévoué,voilàtout.Nem’accordezpasplusquejenemérite,Sire,pournerevenirjamaissurlapremièreidéequevousaurezconçuedemoi.»Leministrede laPolice remercia le jeunehommeparun regardéloquent, etVillefort compritqu’il
avaitréussidanssonprojet,c’est-à-direque,sansrienperdredelareconnaissanceduroi,ilvenaitdesefaireunamisurlequel,lecaséchéant,ilpouvaitcompter.«C’estbien,dit le roi.Etmaintenant,messieurs,continua-t-ilenseretournantversM.deBlacaset
versleministredelaPolice,jen’aiplusbesoindevous,etvouspouvezvousretirer:cequiresteàfaireestduressortduministredelaGuerre.–Heureusement, Sire, ditM. deBlacas, que nous pouvons compter sur l’armée.VotreMajesté sait
combientouslesrapportsnouslapeignentdévouéeàvotregouvernement.–Nemeparlezpasderapports:maintenant,duc,jesaislaconfiancequel’onpeutavoireneux.Eh!
mais, àproposde rapports,monsieur lebaron,qu’avez-vousapprisdenouveausur l’affairede la rueSaint-Jacques?–Surl’affairedelarueSaint-Jacques!»s’écriaVillefort,nepouvantreteniruneexclamation.Maiss’arrêtanttoutàcoup:«Pardon,Sire,dit-il,mondévouementàVotreMajestémefaitsanscesseoublier,nonlerespectque
j’aipourelle,cerespectesttropprofondémentgravédansmoncœur,maislesrèglesdel’étiquette.–Ditesetfaites,monsieur,repritLouisXVIII;vousavezacquisaujourd’huiledroitd’interroger.–Sire, répondit leministrede laPolice, jevenais justementaujourd’huidonneràVotreMajesté les
nouveauxrenseignementsquej’avaisrecueillissurcetévénement,lorsquel’attentiondeVotreMajestéaétédétournéeparlaterriblecatastrophedugolfe;maintenant,cesrenseignementsn’auraientplusaucunintérêtpourleroi.–Aucontraire,monsieur,aucontraire,ditLouisXVIII,cetteaffairemesembleavoirunrapportdirect
aveccellequinousoccupe,etlamortdugénéralQuesnelvapeut-êtrenousmettresurlavoied’ungrandcomplotintérieur.»ÀcenomdugénéralQuesnel,Villefortfrissonna.«Eneffet,Sire,repritleministredelaPolice,toutporteraitàcroirequecettemortestlerésultat,non
pasd’unsuicide,commeonl’avaitcrud’abord,maisd’unassassinat : legénéralQuesnelsortait,àcequ’ilparaît,d’unclubbonapartistelorsqu’iladisparu.Unhommeinconnuétaitvenulechercherlematinmême, et lui avait donné rendez-vous rue Saint-Jacques ; malheureusement, le valet de chambre dugénéral, qui le coiffait aumoment où cet inconnu a été introduit dans le cabinet, a bien entendu qu’ildésignaitlarueSaint-Jacques,maisn’apasretenulenuméro.»Àmesureque leministrede laPolicedonnait au roiLouisXVIII ces renseignements,Villefort, qui
semblaitsuspenduàseslèvres,rougissaitetpâlissait.Leroiseretournadesoncôté.«N’est-cepasvotreavis,commec’estlemien,monsieurdeVillefort,quelegénéralQuesnel,quel’on
pouvaitcroireattachéàl’usurpateur,maisqui,réellement,étaittoutentieràmoi,apérivictimed’unguet-apensbonapartiste?–C’estprobable,Sire,réponditVillefort;maisnesait-onriendeplus?–Onestsurlestracesdel’hommequiavaitdonnélerendez-vous.
–Onestsursestraces?répétaVillefort.–Oui, le domestique a donné son signalement : c’est unhommede cinquante à cinquante-deux ans,
brun,avecdesyeuxnoirscouvertsd’épaissourcils,etportantmoustaches;ilétaitvêtud’uneredingotebleue, et portait à sa boutonnière une rosette d’officier de la Légion d’honneur. Hier on a suivi unindividudontlesignalementrépondexactementàceluiquejeviensdedire,etonl’aperduaucoindelaruedelaJussienneetdelarueCoq-Héron.»Villefort s’était appuyéaudossierd’un fauteuil caràmesureque leministrede laPoliceparlait, il
sentaitsesjambessedérobersouslui;maislorsqu’ilvitquel’inconnuavaitéchappéauxrecherchesdel’agentquilesuivait,ilrespira.«Vouschercherezcethomme,monsieur,dit le roiauministrede laPolice ; car, si, comme toutme
porteàlecroire,legénéralQuesnel,quinouseûtétésiutileencemoment,aétévictimed’unmeurtre,bonapartistesounon,jeveuxquesesassassinssoientcruellementpunis.»Villefort eut besoin de tout son sang-froid pour ne point trahir la terreur que lui inspirait cette
recommandationduroi.«Choseétrange!continualeroiavecunmouvementd’humeur,lapolicecroitavoirtoutditlorsqu’elle
adit:unmeurtreaétécommis,ettoutfaitlorsqu’elleaajouté:onestsurlatracedescoupables.–Sire,VotreMajesté,surcepointdumoins,serasatisfaite,jel’espère.–C’estbien,nousverrons;jenevousretienspaspluslongtemps,baron;monsieurdeVillefort,vous
devezêtrefatiguédecelongvoyage,allezvousreposer.Vousêtessansdoutedescenduchezvotrepère?»UnéblouissementpassasurlesyeuxdeVillefort.«Non,Sire,dit-il,jesuisdescenduhôteldeMadrid,ruedeTournon.–Maisvousl’avezvu?–Sire,jemesuisfaittoutd’abordconduirechezM.leducdeBlacas.–Maisvousleverrez,dumoins?–Jenelepensepas,Sire.–Ah!c’estjuste,ditLouisXVIIIensouriantdemanièreàprouverquetoutescesquestionsréitérées
n’avaientpasétéfaitessansintention,j’oubliaisquevousêtesenfroidavecM.Noirtier,etquec’estunnouveausacrificefaitàlacauseroyale,etdontilfautquejevousdédommage.–Sire,labontéquemetémoigneVotreMajestéestunerécompensequidépassedesilointoutesmes
ambitions,quejen’airienàdemanderdeplusauroi.–N’importe,monsieur,etnousnevousoublieronspas,soyeztranquille;enattendant(leroidétachala
croixdelaLégiond’honneurqu’ilportaitd’ordinairesursonhabitbleu,prèsdelacroixdeSaint-Louis,au-dessus de la plaquede l’ordre deNotre-DamedumontCarmel et deSaint-Lazare, et la donnant àVillefort),enattendant,dit-il,preneztoujourscettecroix.–Sire,ditVillefort,VotreMajesté,setrompe,cettecroixestcelled’officier.– Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la telle qu’elle est ; je n’ai pas le temps d’en faire
demanderuneautre.Blacas,vousveillerezàcequelebrevetsoitdélivréàM.deVillefort.»LesyeuxdeVillefortsemouillèrentd’unelarmed’orgueilleusejoie;ilpritlacroixetlabaisa.«Etmaintenant,demanda-t-il,quelssontlesordresquemefaitl’honneurdemedonnerVotreMajesté?–Prenezlereposquivousestnécessaireetsongezque,sansforceàParispourmeservir,vouspouvez
m’êtreàMarseilledelaplusgrandeutilité.–Sire,réponditVillefortens’inclinant,dansuneheurej’auraiquittéParis.–Allez,monsieur,ditleroi,etsijevousoubliais–lamémoiredesroisestcourte–necraignezpasde
vousrappeleràmonsouvenir…Monsieurlebaron,donnezl’ordrequ’onaillechercherleministredelaGuerre.Blacas,restez.–Ah !monsieur, dit leministrede laPolice àVillefort en sortant desTuileries, vous entrezpar la
bonneporteetvotrefortuneestfaite.– Sera-t-elle longue ? »murmuraVillefort en saluant leministre, dont la carrière était finie, et en
cherchantdesyeuxunevoiturepourrentrerchezlui.Unfiacrepassaitsurlequai,Villefortluifitunsigne,lefiacres’approcha;Villefortdonnasonadresse
etsejetadanslefonddelavoiture,selaissantalleràsesrêvesd’ambition.Dixminutesaprès,Villefortétait rentré chez lui ; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna qu’on lui servît àdéjeuner.Ilallaitsemettreàtablelorsqueletimbredelasonnetteretentitsousunemainfrancheetferme:le
valetdechambreallaouvrir,etVillefortentenditunevoixquiprononçaitsonnom.«Quipeutdéjàsavoirquejesuisici?»sedemandalejeunehomme.Encemoment,levaletdechambrerentra.«Ehbien,ditVillefort,qu’ya-t-ildonc?quiasonné?quimedemande?–Unétrangerquineveutpasdiresonnom.–Comment!unétrangerquineveutpasdiresonnom?etquemeveutcetétranger?–Ilveutparleràmonsieur.–Àmoi?–Oui.–Ilm’anommé?–Parfaitement.–Etquelleapparenceacetétranger?–Mais,monsieur,c’estunhommed’unecinquantained’années.–Petit?grand?–Delatailledemonsieuràpeuprès.–Brunoublond?–Brun,trèsbrun:descheveuxnoirs,desyeuxnoirs,dessourcilsnoirs.–Etvêtu,demandavivementVillefort,vêtudequellefaçon?–D’unegrandelévitebleueboutonnéeduhautenbas;décorédelaLégiond’honneur.–C’estlui,murmuraVillefortenpâlissant.– Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu dont nous avons déjà donné deux fois le
signalement,voilàbiendesfaçons;est-cel’habitudeàMarseillequelesfilsfassentfaireantichambreàleurpère?–Monpère!s’écriaVillefort;jenem’étaisdoncpastrompé…etjemedoutaisquec’étaitvous.–Alors,situtedoutaisquec’étaitmoi,repritlenouveauvenu,enposantsacannedansuncoinetson
chapeausurunechaise,permets-moidetedire,moncherGérard,quecen’estguèreaimableàtoidemefaireattendreainsi.–Laissez-nous,Germain»,ditVillefort.Ledomestiquesortitendonnantdesmarquesvisiblesd’étonnement.
XII–Lepèreetlefils.
M.Noirtier, carc’était eneffet lui-mêmequivenaitd’entrer, suivitdesyeux ledomestique jusqu’àcequ’ileûtrefermélaporte;puis,craignantsansdoutequ’iln’écoutâtdansl’antichambre, ilallarouvrirderrièrelui:laprécautionn’étaitpasinutile,etlarapiditéaveclaquellemaîtreGermainseretiraprouvaqu’iln’étaitpointexemptdupéchéquiperditnospremierspères.M.Noirtierpritalorslapeined’allerfermer lui-même la porte de l’antichambre, revint fermer celle de la chambre à coucher, poussa lesverrous,etrevinttendrelamainàVillefort,quiavaitsuivitouscesmouvementsavecunesurprisedontiln’étaitpasencorerevenu.«Ahçà!sais-tubien,moncherGérard,dit-ilaujeunehommeenleregardantavecunsouriredontil
étaitassezdifficilededéfinirl’expression,quetun’aspasl’airravidemevoir?–Si fait,monpère,ditVillefort, je suis enchanté ;mais j’étais si loindem’attendreàvotrevisite,
qu’ellem’aquelquepeuétourdi.–Mais,mon cher ami, repritM.Noirtier en s’asseyant, ilme semble que je pourrais vous en dire
autant.Comment!vousm’annoncezvosfiançaillesàMarseillepourle28février,etle3marsvousêtesàParis?–Sij’ysuis,monpère,ditGérardenserapprochantdeM.Noirtier,nevousenplaignezpas,carc’est
pourvousquej’étaisvenu,etcevoyagevoussauverapeut-être.– Ah ! vraiment, ditM. Noirtier en s’allongeant nonchalamment dans le fauteuil où il était assis ;
vraiment!contez-moidonccela,monsieurlemagistrat,cedoitêtrecurieux.–Monpère,vousavezentenduparlerdecertainclubbonapartistequisetientrueSaint-Jacques?–No53?Oui,j’ensuisvice-président.–Monpère,votresang-froidmefaitfrémir.–Queveux-tu,moncher?quandonaétéproscritparlesmontagnards,qu’onestsortideParisdans
unecharrettedefoin,qu’onaététraquédansleslandesdeBordeauxparleslimiersdeRobespierre,celavousaaguerriàbiendeschoses.Continuedonc.Ehbien,ques’est-ilpasséàceclubde larueSaint-Jacques?–Ils’yestpasséqu’onyafaitvenirlegénéralQuesnel,etquelegénéralQuesnel,sortiàneufheures
dusoirdechezlui,aétéretrouvélesurlendemaindanslaSeine.–Etquivousacontécettebellehistoire?–Leroilui-même,monsieur.–Ehbien,moi,enéchangedevotrehistoire,continuaNoirtier,jevaisvousapprendreunenouvelle.–Monpère,jecroissavoirdéjàcequevousallezmedire.–Ah!voussavezledébarquementdeSaMajestél’Empereur?–Silence,monpère, jevousprie,pourvousd’abord,etpuisensuitepourmoi.Oui, je savaiscette
nouvelle,etmêmejelasavaisavantvous,cardepuistroisjoursjebrûlelepavé,deMarseilleàParis,aveclaragedenepouvoirlanceràdeuxcentslieuesenavantdemoilapenséequimebrûlelecerveau.–Ilyatroisjours!êtes-vousfou?Ilyatroisjours,l’Empereurn’étaitpasembarqué.–N’importe,jesavaisleprojet.–Etcommentcela?–Parunelettrequivousétaitadresséedel’îled’Elbe.–Àmoi?–Àvous,etque j’ai surprisedans leportefeuilledumessager.Sicette lettreétait tombéeentre les
mainsd’unautre,àcetteheure,monpère,vousseriezfusillé,peut-être.»LepèredeVillefortsemitàrire.« Allons, allons, dit-il, il paraît que la Restauration a appris de l’Empire la façon d’expédier
promptementlesaffaires…Fusillé!moncher,commevousyallez!etcettelettre,oùest-elle?Jevousconnaistroppourcraindrequevousl’ayezlaisséetraîner.–Jel’aibrûlée,depeurqu’iln’enrestâtunseulfragment:carcettelettre,c’étaitvotrecondamnation.–Etlapertedevotreavenir,réponditfroidementNoirtier;oui,jecomprendscela;maisjen’airienà
craindrepuisquevousmeprotégez.–Jefaismieuxquecela,monsieur,jevoussauve.–Ah!diable!cecidevientplusdramatique;expliquez-vous.–Monsieur,j’enreviensàceclubdelarueSaint-Jacques.–Ilparaîtquececlubtientaucœurdemessieursdelapolice.Pourquoin’ont-ilspasmieuxcherché?
ilsl’auraienttrouvé.–Ilsnel’ontpastrouvé,maisilssontsurlatrace.–C’estlemotconsacré,jelesaisbien:quandlapoliceestendéfaut,elleditqu’elleestsurlatrace,
et le gouvernement attend tranquillement le jour où elle vient dire, l’oreille basse, que cette trace estperdue.–Oui,maisonatrouvéuncadavre:legénéralQuesnelaététué,etdanstouslespaysdumondecela
s’appelleunmeurtre.–Unmeurtre,dites-vous?maisrienneprouvequelegénéralaitétévictimed’unmeurtre:ontrouve
touslesjoursdesgensdanslaSeine,quis’ysontjetésdedésespoir,quis’ysontnoyésnesachantpasnager.–Monpère,voussaveztrèsbienquelegénéralnes’estpasnoyépardésespoir,etqu’onnesebaigne
pas dans la Seine aumois de janvier.Non, non, ne vous abusez pas, cettemort est bien qualifiée demeurtre.–Etquil’aqualifiéeainsi?–Leroilui-même.–Leroi!Jelecroyaisassezphilosophepourcomprendrequ’iln’yapasdemeurtreenpolitique.En
politique,moncher,vouslesavezcommemoi,iln’yapasd’hommes,maisdesidées;pasdesentiments,maisdesintérêts;enpolitique,onnetuepasunhomme:onsupprimeunobstacle,voilàtout.Voulez-voussavoir comment les choses se sont passées ? eh bien, moi, je vais vous le dire. On croyait pouvoircomptersurlegénéralQuesnel:onnousl’avaitrecommandédel’îled’Elbe,l’undenousvachezlui,l’inviteàse rendre rueSaint-Jacquesàuneassembléeoù il trouveradesamis ; ilyvient,et làon luidérouletoutleplan,ledépartdel’îled’Elbe,ledébarquementprojeté;puis,quandilatoutécoutétoutentendu,qu’ilneresteplusrienàluiapprendre,ilrépondqu’ilestroyaliste:alorschacunseregarde;onluifaitfaireserment,illefait,maisdesimauvaisegrâcevraiment,quec’étaittenterDieuquedejurerainsi;ehbien,malgrétoutcela,onalaissélegénéralsortirlibre,parfaitementlibre.Iln’estpasrentréchezlui,quevoulez-vous,moncher?Ilestsortidecheznous:ilseseratrompédechemin,voilàtout.Unmeurtre ! en vérité vous me surprenez, Villefort, vous, substitut du procureur du roi, de bâtir uneaccusationsurdesimauvaisespreuves.Est-cequejamaisjemesuisavisédevousdireàvous,quandvousexercezvotremétierderoyaliste,etquevousfaitescouper la têteà l’undesmiens :«Monfils,vous avez commis un meurtre ! » Non, j’ai dit : « Très bien, monsieur, vous avez combattuvictorieusement;àdemainlarevanche.»–Mais,monpère,prenezgarde,cetterevancheseraterriblequandnouslaprendrons.–Jenevouscomprendspas.–Vouscomptezsurleretourdel’usurpateur?–Jel’avoue.– Vous vous trompez, mon père, il ne fera pas dix lieues dans l’intérieur de la France sans être
poursuivi,traqué,priscommeunebêtefauve.–Moncherami,l’Empereurest,encemoment,surlaroutedeGrenoble,le10oule12ilseraàLyon,
etle20oule25àParis.–Lespopulationsvontsesoulever…–Pourallerau-devantdelui.–Iln’aavecluiquequelqueshommes,etl’onenverracontreluidesarmées.–Quiluiferontescortepourrentrerdanslacapitale.Envérité,moncherGérard,vousn’êtesencore
qu’un enfant ; vous vous croyez bien informé parce qu’un télégraphe vous dit, trois jours après ledébarquement :«L’usurpateurestdébarquéàCannesavecquelqueshommes ;onestàsapoursuite.»Maisoùest-il?quefait-il?vousn’ensavezrien:onlepoursuit,voilàtoutcequevoussavez.Ehbien,onlepoursuivraainsijusqu’àParis,sansbrûleruneamorce.–GrenobleetLyonsontdesvillesfidèles,etquiluiopposerontunebarrièreinfranchissable.–Grenobleluiouvrirasesportesavecenthousiasme,Lyontoutentieriraau-devantdelui.Croyez-moi,
noussommesaussibieninformésquevous,etnotrepolicevautbienlavôtre:envoulez-vousunepreuve?c’estquevousvouliezmecachervotrevoyage,etquecependantj’aisuvotrearrivéeunedemi-heureaprès que vous avez eu passé la barrière ; vous n’avez donné votre adresse à personne qu’à votrepostillon,ehbien,jeconnaisvotreadresse,etlapreuveenestquej’arrivechezvousjusteaumomentoùvousallezvousmettreàtable;sonnezdonc,etdemandezunsecondcouvert;nousdîneronsensemble.–En effet, réponditVillefort, regardant son père avec étonnement, en effet, vousme paraissez bien
instruit.–Eh !monDieu, la chose est toute simple ; vous autres, qui tenez le pouvoir, vousn’avezque les
moyensquedonnel’argent;nousautres,quil’attendons,nousavonsceuxquedonneledévouement.–Ledévouement?ditVillefortenriant.–Oui,ledévouement;c’estainsiqu’onappelleentermeshonnêtes,l’ambitionquiespère.»Et le père de Villefort étendit lui-même la main vers le cordon de la sonnette pour appeler le
domestiquequen’appelaitpassonfils.Villefortluiarrêtalebras.«Attendez,monpère,ditlejeunehomme,encoreunmot.–Dites.–Simalfaitequesoitlapoliceroyaliste,ellesaitcependantunechoseterrible.–Laquelle?–C’estlesignalementdel’hommequi,lematindujouroùadisparulegénéralQuesnel,s’estprésenté
chezlui.–Ah!ellesaitcela,cettebonnepolice?etcesignalement,quelest-il?– Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs redingote bleue boutonnée jusqu’au menton, rosette
d’officierdelaLégiond’honneuràlaboutonnière,chapeauàlargesbordsetcannedejonc.–Ah!ah!ellesaitcela?ditNoirtier,etpourquoidonc,encecas,n’a-t-ellepasmislamainsurcet
homme?–Parcequ’ellel’aperdu,hierouavant-hier,aucoindelarueCoq-Héron.–Quandjevousdisaisquevotrepoliceétaitunesotte?–Oui,maisd’unmomentàl’autreellepeutletrouver.–Oui,ditNoirtierenregardantinsoucieusementautourdelui,oui,sicethommen’estpasaverti,mais
ill’est;et,ajouta-t-ilensouriant,ilvachangerdevisageetdecostume»À ces mots, il se leva, mit bas sa redingote et sa cravate, alla vers une table sur laquelle étaient
préparéestouteslespiècesdunécessairedetoilettedesonfils,pritunrasoir,sesavonnalevisage,etd’unemainparfaitementfermeabattitcesfavoriscompromettantsquidonnaientàlapoliceundocumentsiprécieux.Villefortleregardaitfaireavecuneterreurquin’étaitpasexempted’admiration.Sesfavoriscoupés,Noirtierdonnaunautretouràsescheveux:prit,aulieudesacravatenoire,une
cravatedecouleurquiseprésentaità lasurfaced’unemalleouverte;endossa,aulieudesaredingote
bleueetboutonnante,uneredingotedeVillefort,decouleurmarronetdeformeévasée;essayadevantlaglace le chapeauàbords retroussésdu jeunehommeparut satisfait de lamanièredont il lui allait, et,laissant la canne de jonc dans le coin de la cheminée où il l’avait posée, il fit siffler dans sa mainnerveuse une petite badine de bambou avec laquelle l’élégant substitut donnait à sa démarche ladésinvolturequienétaitunedesprincipalesqualités.«Ehbien, dit-il, se retournant vers son fils stupéfait, lorsque cette espèce de changement à vue fut
opéré,ehbien,crois-tuquetapolicemereconnaissemaintenant?–Non,monpère,balbutiaVillefort;jel’espère,dumoins.–Maintenant,moncherGérard,continuaNoirtier,jem’enrapporteàtaprudencepourfairedisparaître
touslesobjetsquejelaisseàtagarde.–Oh!soyeztranquille,monpère,ditVillefort.–Oui,oui!etmaintenantjecroisquetuasraison,etquetupourraisbien,eneffet,m’avoirsauvéla
vie;mais,soistranquille,jeterendraicelaprochainement.»Villeforthochalatête.«Tun’espasconvaincu?–J’espère,dumoins,quevousvoustrompez.–Reverras-tuleroi?–Peut-être.–Veux-tupasseràsesyeuxpourunprophète?–Lesprophètesdemalheursontmalvenusàlacour,monpère.–Oui,mais, un jour ou l’autre, on leur rend justice ; et supposeune secondeRestauration, alors tu
passeraspourungrandhomme.–Enfin,quedois-jedireauroi?–Dis-luiceci:«Sire,onvoustrompesurlesdispositionsdelaFrance,surl’opiniondesvilles,sur
l’espritdel’armée;celuiquevousappelezàParisl’ogredeCorse,quis’appelleencorel’usurpateuràNevers,s’appelledéjàBonaparteàLyon,etl’EmpereuràGrenoble.Vouslecroyeztraqué,poursuivi,enfuite ; ilmarche, rapidecomme l’aiglequ’il rapporte.Les soldats,quevouscroyezmourantsde faim,écrasésdefatigue,prêtsàdéserter,s’augmententcommelesatomesdeneigeautourde laboulequiseprécipite.Sire,partez;abandonnezlaFranceàsonvéritablemaître,àceluiquinel’apasachetée,maisconquise ; partez,Sire, nonpas quevous couriezquelquedanger, votre adversaire est assez fort pourfairegrâce,maisparcequ’ilseraithumiliantpourunpetit-filsdesaintLouisdedevoirlavieàl’hommed’Arcole,deMarengoetd’Austerlitz.»Dis-luicela,Gérard;ouplutôt,va,neluidisrien;dissimuletonvoyage;netevantepasdecequetuesvenufaireetdecequetuasfaitàParis;reprendslaposte;situasbrûlélecheminpourvenir,dévorel’espacepourretourner;rentreàMarseilledenuit;pénètrecheztoiparuneportedederrière,etlàrestebiendoux,bienhumble,biensecret,bieninoffensifsurtout,carcettefois,jetelejure,nousagironsengensvigoureuxetquiconnaissentleursennemis.Allez,monfils,allez,moncherGérard,etmoyennantcetteobéissanceauxordrespaternels,ou,sivous l’aimezmieux,cette déférencepour les conseils d’un ami, nousvousmaintiendronsdansvotreplace.Ce sera, ajoutaNoirtier en souriant, unmoyenpourvousdeme sauverune seconde fois, si la basculepolitiquevousremetunjourenhautetmoienbas.Adieu,moncherGérard;àvotreprochainvoyage,descendezchezmoi.»EtNoirtiersortitàcesmots,aveclatranquillitéquinel’avaitpasquittéuninstantpendantladuréede
cetentretiensidifficile.Villefort,pâleetagité,courutàlafenêtre,entrouvritlerideau,etlevitpasser,calmeetimpassible,au
milieudedeuxoutroishommesdemauvaisemine,embusquésaucoindesbornesetàl’anglerues,quiétaientpeut-être làpourarrêter l’hommeauxfavorisnoirs,à la redingotebleueetauchapeauà largesbords.
Villefort demeura ainsi, debout et haletant, jusqu’à ce que son père eût disparu au carrefourBussy.Alorsils’élançaverslesobjetsabandonnésparlui,mitauplusprofonddesamallelacravatenoireetlaredingotebleue,torditlechapeauqu’ilfourradanslebasd’unearmoire,brisalacannedejoncentroismorceauxqu’il jetaaufeu,mitunecasquettedevoyage,appelasonvaletdechambre, lui interditd’unregardlesmillequestionsqu’ilavaitenviedefaire,réglasoncompteavecl’hôtel,sautadanssavoiturequi l’attendait tout attelée, apprit à Lyon que Bonaparte venait d’entrer à Grenoble, et, au milieu del’agitationquirégnaittoutlelongdelaroute,arrivaàMarseille,enproieàtouteslestransesquientrentdanslecœurdel’hommeavecl’ambitionetlespremiershonneurs.
XIII–LesCent-Jours.
M.Noirtierétaitunbonprophète,etleschosesmarchèrentvite,commeill’avaitdit.Chacunconnaîtceretourdel’îled’Elbe,retourétrange,miraculeux,qui,sansexempledanslepassé,resteraprobablementsansimitationdansl’avenir.LouisXVIIIn’essayaquefaiblementdeparercecoupsirude:sonpeudeconfiancedansleshommes
luiôtaitsaconfiancedans lesévénements.Laroyauté,ouplutôt lamonarchie,àpeinereconstituéeparlui, trembla sur sa base encore incertaine, et un seul geste de l’Empereur fit crouler tout cet édificemélange informe de vieux préjugés et d’idées nouvelles. Villefort n’eut donc de son roi qu’unereconnaissancenonseulementinutilepourlemoment,maismêmedangereuse,etcettecroixd’officierdelaLégiond’honneur,qu’ileutlaprudencedenepasmontrer,quoiqueM.deBlacas,commeleluiavaitrecommandéleroi,luieneûtfaitsoigneusementexpédierlebrevet.Napoléoneût,certes,destituéVillefort sans laprotectiondeNoirtier,devenu tout-puissantà lacour
desCent-Jours,etparlespérilsqu’ilavaitaffrontésetparlesservicesqu’ilavaitrendus.Ainsi,commeilleluiavaitpromis,legirondinde93etlesénateurde1806protégeaceluiquil’avaitprotégélaveille.ToutelapuissancedeVillefortsebornadonc,pendantcetteévocationdel’empire,dont,aureste,ilfut
bienfaciledeprévoirlasecondechute,àétoufferlesecretqueDantèsavaitétésurlepointdedivulguer.Leprocureurduroiseulfutdestitué,soupçonnéqu’ilétaitdetiédeurenbonapartisme.Cependant, à peine le pouvoir impérial fut-il rétabli, c’està-dire à peine l’empereur habita-t-il ces
TuileriesqueLouisXVIIIvenaitdequitter,eteut-illancésesordresnombreuxetdivergentsdecepetitcabinetoùnousavons, à la suitedeVillefort, introduitnos lecteurs, et sur la tabledenoyerduquel ilretrouva, encore tout ouverte et à moitié pleine, la tabatière de Louis XVIII, que Marseille, malgrél’attitudedesesmagistrats,commençaàsentirfermenterenellecesbrandonsdeguerreciviletoujoursmal éteints dans le Midi ; peu s’en fallut alors que les représailles n’allassent au-delà de quelquescharivarisdontonassiégea les royalistesenferméschezeux,etdesaffrontspublicsdontonpoursuivitceuxquisehasardaientàsortir.Parunrevirementtoutnaturel,ledignearmateur,quenousavonsdésignécommeappartenantauparti
populaire, se trouvaàson tourencemoment,nousnedironspas tout-puissant,carM.Morrelétaitunhomme prudent et légèrement timide, comme tous ceux qui ont fait une lente et laborieuse fortunecommerciale, mais en mesure, tout dépassé qu’il était par les zélés bonapartistes qui le traitaient demodéré, en mesure, dis-je, d’élever la voix pour faire entendre une réclamation ; cette réclamation,commeonledevinefacilement,avaittraitàDantès.Villefortétaitdemeurédebout,malgrélachutedesonsupérieur,etsonmariage,enrestantdécidé,était
cependantremisàdestempsplusheureux.Sil’empereurgardaitletrône,c’étaituneautrealliancequ’ilfallaitàGérard,etsonpèresechargeraitdelaluitrouver;siunesecondeRestaurationramenaitLouisXVIII enFrance, l’influencedeM.deSaint-Mérandoublait, ainsi que la sienne, et l’union redevenaitplussortablequejamais.LesubstitutduprocureurduroiétaitdoncmomentanémentlepremiermagistratdeMarseille,lorsqu’un
matinsaportes’ouvrit,etonluiannonçaM.Morrel.Un autre se fût empressé d’aller au-devant de l’armateur, et, par cet empressement, eût indiqué sa
faiblesse ;maisVillefort était un homme supérieur qui avait, sinon la pratique, dumoins l’instinct detoutes choses. Il fit faire antichambreàMorrel, comme il eût fait sous laRestauration,quoiqu’iln’eûtpersonneprèsdelui,maisparlasimpleraisonqu’ilestd’habitudequ’unsubstitutduprocureurduroifasse faire antichambre ; puis, après un quart d’heure qu’il employa à lire deux ou trois journaux denuancesdifférentes,ilordonnaquel’armateurfûtintroduit.M. Morrel s’attendait à trouver Villefort abattu : il le trouva comme il l’avait vu six semaines
auparavant,c’est-à-direcalme,fermeetpleindecettefroidepolitesse,laplusinfranchissabledetouteslesbarrièresquiséparentl’hommeélevédel’hommevulgaire.Il avait pénétré dans le cabinet deVillefort, convaincu que lemagistrat allait trembler à sa vue, et
c’étaitlui,toutaucontraire,quisetrouvaittoutfrissonnantettoutémudevantcepersonnageinterrogateur,quil’attendaitlecoudeappuyésursonbureau.Ils’arrêtaàlaporte.Villefortleregarda,commes’ilavaitquelquepeineàlereconnaître.Enfin,après
quelquessecondesd’examenetdesilence,pendantlesquellesledignearmateurtournaitetretournaitsonchapeauentresesmains:«MonsieurMorrel,jecrois?ditVillefort.–Oui,monsieur,moi-même,réponditl’armateur.–Approchez-vousdonc,continualemagistrat,enfaisantdelamainunsigneprotecteur,etdites-moià
quellecirconstancejedoisl’honneurdevotrevisite.–Nevousendoutez-vouspoint,monsieur?demandaMorrel.–Non,paslemoinsdumonde;cequin’empêchepasquejenesoistoutdisposéàvousêtreagréable,
silachoseétaitenmonpouvoir.–Lachosedépendentièrementdevous,monsieur,ditMorrel.–Expliquez-vousdonc,alors.–Monsieur,continual’armateur,reprenantsonassuranceàmesurequ’ilparlait,etaffermid’ailleurs
parlajusticedesacauseetlanettetédesaposition,vousvousrappelezque,quelquesjoursavantqu’onapprit le débarquement de Sa Majesté l’empereur, j’étais venu réclamer votre indulgence pour unmalheureuxjeunehomme,unmarin,secondàborddemonbrick;ilétaitaccusé,sivousvouslerappelezderelationsavec l’îled’Elbe :ces relations,quiétaientuncrimeàcetteépoque,sontaujourd’huidestitresdefaveur.VousserviezLouisXVIIIalors,etnel’avezpasménagé,monsieur;c’étaitvotredevoir.Aujourd’hui,vousservezNapoléon,etvousdevezleprotéger;c’estvotredevoirencore.Jeviensdoncvousdemandercequ’ilestdevenu.»Villefortfitunviolenteffortsurluimême.«Lenomdecethomme?demanda-t-il:ayezlabontédemediresonnom.–EdmondDantès.»Évidemment,Villeforteûtautantaimé,dansunduel,essuyerlefeudesonadversaireàvingt-cinqpas,
qued’entendreprononcerainsicenomàboutportant;cependantilnesourcillapoint.«Decettefaçon,seditenlui-mêmeVillefort,onnepourrapointm’accuserd’avoirfaitdel’arrestationdecejeunehommeunequestionpurementpersonnelle.»«Dantès?répéta-t-il,EdmondDantès,dites-vous?–Oui,monsieur.»Villefort ouvrit alors un gros registre placé dans un casier voisin, recourut à une table, de la table
passaàdesdossiers,et,seretournantversl’armateur:«Êtes-vousbiensûrdenepasvoustromper,monsieur?»luidit-ildel’airleplusnaturel.SiMorrel eût été un hommeplus fin oumieux éclairé sur cette affaire, il eût trouvé bizarre que le
substitutduprocureurduroidaignâtluirépondresurcesmatièrescomplètementétrangèresàsonressort;et il se fûtdemandépourquoiVillefortne le renvoyaitpointaux registresd’écrou,auxgouverneursdeprison,aupréfetdudépartement.MaisMorrel,cherchantenvainlacraintedansVillefort,n’yvitplus,dumomentoùtoutecrainteparaissaitabsente,quelacondescendance:Villefortavaitrencontréjuste.«Non,monsieur,ditMorrel,jenemetrompepas;d’ailleurs,jeconnaislepauvregarçondepuisdix
ans,etilestàmonservicedepuisquatre.Jevins,vousensouvenez-vous?ilyasixsemaines,vousprierd’être clément, comme je viens aujourd’hui vous prier d’être juste pour le pauvre garçon ; vous mereçûtesmêmeassezmaletmerépondîtesenhommemécontent.Ah!c’estquelesroyalistesétaientdursauxbonapartistesencetemps-là!
–Monsieur, répondit Villefort arrivant à la parade avec sa prestesse et son sang-froid ordinaires,j’étais royalistealorsque jecroyais lesBourbonsnon seulement leshéritiers légitimesdu trône,maisencorelesélusdelanation;maisleretourmiraculeuxdontnousvenonsd’êtretémoinsm’aprouvéquejemetrompais.LegéniedeNapoléonavaincu:lemonarquelégitimeestlemonarqueaimé.–Àlabonneheure!s’écriaMorrelavecsabonnegrossefranchise,vousmefaitesplaisirdemeparler
ainsi,etj’enaugurebienpourlesortd’Edmond.–Attendezdonc,repritVillefortenfeuilletantunnouveauregistre, j’ysuis :c’estunmarin,n’est-ce
pas,quiépousaituneCatalane?Oui,oui;oh!jemerappellemaintenant:lachoseétaittrèsgrave.–Commentcela?–Voussavezqu’ensortantdechezmoiilavaitétéconduitauxprisonsdupalaisdejustice.–Oui,ehbien?–Ehbien,j’aifaitmonrapportàParis,j’aienvoyélespapierstrouvéssurlui.C’étaitmondevoirque
voulez-vous…ethuitjoursaprèssonarrestationleprisonnierfutenlevé.–Enlevé!s’écriaMorrel;maisqu’a-t-onpufairedupauvregarçon?–Oh!rassurez-vous.IlauraététransportéàFenestrelle,àPignerol,auxÎlesSainte-Marguerite,ceque
l’onappelledépaysé,entermesd’administration;etunbeaumatinvousallezlevoirrevenirprendrelecommandementdesonnavire.–Qu’ilviennequandilvoudra,saplaceluiseragardée.Maiscommentn’est-ilpasdéjàrevenu?Ilme
semble que le premier soin de la justice bonapartiste eût dû être de mettre dehors ceux qu’avaitincarcéréslajusticeroyaliste.– N’accusez pas témérairement, mon cher monsieur Morrel, répondit Villefort ; il faut, en toutes
choses, procéder légalement. L’ordre d’incarcération était venu d’en haut, il faut que d’en haut aussiviennel’ordredeliberté.Or,Napoléonestrentrédepuisquinzejoursàpeine;àpeineaussileslettresd’abolitiondoivent-ellesêtreexpédiées.– Mais, demanda Morrel, n’y a-t-il pas moyen de presser les formalités, maintenant que nous
triomphons?J’aiquelquesamis,quelqueinfluence,jepuisobtenirmainlevéedel’arrêt.–Iln’yapaseud’arrêt.–Del’écrou,alors.–Enmatièrepolitique,iln’yapasderegistred’écrou;parfoislesgouvernementsontintérêtàfaire
disparaître un homme sans qu’il laisse trace de son passage : des notes d’écrou guideraient lesrecherches.–C’étaitcommecelasouslesBourbonspeut-être,maismaintenant…–C’estcommeceladanstouslestemps,monchermonsieurMorrel;lesgouvernementssesuiventet
seressemblent;lamachinepénitentiairemontéesousLouisXIVvaencoreaujourd’hui,àlaBastilleprès.L’Empereura toujoursétéplusstrictpour le règlementdesesprisonsquene l’aété leGrandRoi lui-même;etlenombredesincarcérésdontlesregistresnegardentaucunetraceestincalculable.»Tantdebienveillanceeûtdétournédescertitudes,etMorreln’avaitpasmêmedesoupçons.«Maisenfin,monsieurdeVillefort,dit-il,quelconseilmedonneriez-vousquihâtâtleretourdupauvre
Dantès?–Unseul,monsieur:faitesunepétitionauministredelaJustice.–Oh!monsieur,noussavonscequec’estquelespétitions:leministreenreçoitdeuxcentsparjouret
n’enlitpointquatre.– Oui, reprit Villefort, mais il lira une pétition envoyée par moi, apostillée par moi, adressée
directementparmoi.–Etvousvouschargeriezdefaireparvenircettepétition,monsieur?–Avecleplusgrandplaisir.Dantèspouvaitêtrecoupablealors;maisilestinnocentaujourd’hui,etil
estdemondevoirdefairerendrelalibertéàceluiqu’ilaétédemondevoirdefairemettreenprison.»
Villefortprévenaitainsi ledangerd’uneenquêtepeuprobable,maispossible,enquêtequi leperdaitsansressource.«Maiscommentécrit-onauministre?–Mettez-vouslà,monsieurMorrel,ditVillefort,encédantsaplaceàl’armateur;jevaisvousdicter.–Vousauriezcettebonté?–Sansdoute.Neperdonspasdetemps,nousn’enavonsdéjàquetropperdu.–Oui,monsieur,songeonsquelepauvregarçonattend,souffreetsedésespèrepeut-être.»Villefortfrissonnaàl’idéedeceprisonnierlemaudissantdanslesilenceetl’obscurité;maisilétait
engagétropavantpourreculer:Dantèsdevaitêtrebriséentrelesrouagesdesonambition.«J’attends,monsieur»,ditl’armateurassisdanslefauteuildeVillefortetuneplumeàlamain.Villefortalorsdictaunedemandedanslaquelle,dansunbutexcellent,iln’yavaitpointàendouter,il
exagérait le patriotisme de Dantès et les services rendus par lui à la cause bonapartiste ; dans cettedemande,DantèsétaitdevenuundesagentslesplusactifsduretourdeNapoléon;ilétaitévidentqu’envoyantunepareillepièce, leministredevait faire justiceà l’instantmême, si justicen’étaitpoint faitedéjà.Lapétitionterminée,Villefortlarelutàhautevoix.«C’estcela,dit-il,etmaintenantreposez-voussurmoi.–Etlapétitionpartirabientôt,monsieur?–Aujourd’huimême.–Apostilléeparvous?–Lameilleureapostillequejepuissemettre,monsieur,estdecertifiervéritabletoutcequevousdites
danscettedemande.»EtVilleforts’assitàsontour,etsuruncoindelapétitionappliquasoncertificat.«Maintenant,monsieur,quefaut-ilfaire?demandaMorrel.–Attendre,repritVillefort;jerépondsdetout.»Cetteassurancerenditl’espoiràMorrel:ilquittalesubstitutduprocureurduroienchantédelui,et
allaannoncerauvieuxpèredeDantèsqu’ilnetarderaitpasàrevoirsonfils.Quand à Villefort, au lieu de l’envoyer à Paris, il conserva précieusement entre ses mains cette
demandequi,poursauverDantèsdans leprésent, lecompromettait sieffroyablementdans l’avenir,ensupposant une chose que l’aspect de l’Europe et la tournure des événements permettaient déjà desupposer,c’est-à-direunesecondeRestauration.Dantèsdemeuradoncprisonnier:perdudanslesprofondeursdesoncachot,iln’entenditpointlebruit
formidabledelachutedutrônedeLouisXVIIIetcelui,plusépouvantableencore,del’écroulementdel’empire.MaisVillefort, lui, avait tout suivi d’unœil vigilant, tout écouté d’une oreille attentive.Deux fois,
pendantcettecourteapparitionimpérialequel’onappelalesCent-Jours,Morrelétaitrevenuàlacharge,insistant toujourspour la libertédeDantès,etchaquefoisVillefort l’avaitcalmépardespromessesetdesespérances;enfin,Waterlooarriva.MorrelnereparutpaschezVillefort:l’armateuravaitfaitpoursonjeuneamitoutcequ’ilétaithumainementpossibledefaire;essayerdenouvellestentativessouscettesecondeRestaurationétaitsecompromettreinutilement.LouisXVIIIremontasurletrône.Villefort,pourquiMarseilleétaitpleindesouvenirsdevenuspourlui
desremords,demandaetobtintlaplacedeprocureurduroivacanteàToulouse;quinzejoursaprèssoninstallationdanssanouvellerésidence,ilépousaMlleRenéedeSaint-Méran,dontlepèreétaitmieuxencourquejamais.Voilà commentDantès, pendant lesCent-Jours et aprèsWaterloo, demeura sous les verrous, oublié,
sinondeshommes,aumoinsdeDieu.DanglarscomprittoutelaportéeducoupdontilavaitfrappéDantès,envoyantrevenirNapoléonen
France : sa dénonciation avait touché juste, et, comme tous les hommes d’une certaine portée pour lecrimeetd’unemoyenneintelligencepourlavieordinaire,ilappelacettecoïncidencebizarreundécretdelaProvidence.MaisquandNapoléonfutderetouràParisetquesavoixretentitdenouveau,impérieuseetpuissante,
Danglars eutpeur ; à chaque instant, il s’attendit àvoir reparaîtreDantès,Dantès sachant tout,Dantèsmenaçantetfortpourtouteslesvengeances;alorsilmanifestaàM.Morrelledésirdequitterleservicedemer,etsefitrecommanderparluiàunnégociantespagnol,chezlequelilentracommecommisd’ordreverslafindemars,c’est-à-diredixoudouzejoursaprèslarentréedeNapoléonauxTuileries;ilpartitdoncpourMadrid,etl’onn’entenditplusparlerdelui.Fernand,lui,necompritrien.Dantèsétaitabsent,c’étaittoutcequ’illuifallait.Qu’était-ildevenu?il
necherchapointà lesavoir.Seulement,pendant tout le répitque luidonnait sonabsence, il s’ingénia,partie à abuserMercédès sur lesmotifs de cette absence, partie àméditer des plans d’émigration etd’enlèvement ; de temps en temps aussi, et c’étaient lesheures sombresde savie, il s’asseyait sur lapointe du cap Pharo, de cet endroit où l’on distingue à la foisMarseille et le village des Catalans,regardant,tristeetimmobilecommeunoiseaudeproie,s’ilneverraitpoint,parl’unedecesdeuxroutes,revenirlebeaujeunehommeàladémarchelibre,àlatêtehautequi,pourluiaussi,étaitdevenumessagerd’unerudevengeance.Alors,ledesseindeFernandétaitarrêté:ilcassaitlatêtedeDantèsd’uncoupdefusiletsetuaitaprès,sedisait-ilàlui-même,pourcolorersonassassinat.MaisFernands’abusait:cethomme-lànesefûtjamaistué,carilespéraittoujours.Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations douloureuses, l’empire appela un dernier ban de
soldats,ettoutcequ’ilyavaitd’hommesenétatdeporterlesarmess’élançahorsdeFrance,àlavoixretentissantedel’empereur.Fernandpartitcommelesautres,quittantsacabaneetMercédès,etrongédecettesombreetterriblepenséeque,derrièreluipeut-être,sonrivalallaitreveniretépousercellequ’ilaimait.SiFernandavaitjamaisdûsetuer,c’étaitenquittantMercédèsqu’ill’eûtfait.Ses attentions pour Mercédès, la pitié qu’il paraissait donner à son malheur, le soin qu’il prenait
d’aller au-devantde sesmoindresdésirs, avaientproduit l’effetqueproduisent toujours sur les cœursgénéreux les apparencesdudévouement :Mercédès avait toujours aiméFernandd’amitié ; son amitiés’augmentapourluid’unnouveausentiment,lareconnaissance.«Monfrère,dit-elleenattachant lesacduconscrit sur lesépaulesduCatalan,monfrère,monseul
ami,nevousfaitespastuer,nemelaissezpasseuledanscemonde,oùjepleureetoùjeseraiseuledèsquevousn’yserezplus.»Cesparoles,ditesaumomentdudépart,rendirentquelqueespoiràFernand.SiDantèsnerevenaitpas,
Mercédèspourraitdoncunjourêtreàlui.Mercédèsrestaseulesurcetteterrenue,quineluiavaitjamaisparusiaride,etaveclamerimmense
pourhorizon.Toutebaignéedepleurs,commecettefolledontonnousraconteladouloureusehistoire,onlavoyaiterrersanscesseautourdupetitvillagedesCatalans:tantôts’arrêtantsouslesoleilardentduMidi,debout,immobile,muettecommeunestatue,etregardantMarseille;tantôtassiseauborddurivage,écoutantcegémissementdelamer,éternelcommesadouleur,etsedemandantsanscesses’ilnevalaitpasmieuxsepencherenavant,selaisseralleràsonproprepoids,ouvrirl’abîmeets’yengloutir,quedesouffrirainsitoutescescruellesalternativesd’uneattentesansespérance.CenefutpaslecouragequimanquaàMercédèspouraccomplirceprojet,cefutlareligionquiluivint
enaideetquilasauvadusuicide.Caderoussefutappelé,commeFernand;seulement,commeilavaithuitansdeplusqueleCatalan,et
qu’ilétaitmarié,ilnefitpartiequedutroisièmeban,etfutenvoyésurlescôtes.LevieuxDantès,quin’étaitplussoutenuqueparl’espoir,perditl’espoiràlachutedel’empereur.Cinqmois,jourpourjour,aprèsavoirétéséparédesonfils,etpresqueàlamêmeheureoùilavaitété
arrêté,ilrenditlederniersoupirentrelesbrasdeMercédès.M. Morrel pourvut à tous les frais de son enterrement, et paya les pauvres petites dettes que le
vieillardavaitfaitespendantsamaladie.Ilyavaitplusquedelabienfaisanceàagirainsi,ilyavaitducourage.LeMidiétaitenfeu,etsecourir
mêmeàsonlitdemort,lepèred’unbonapartisteaussidangereuxqueDantèsétaituncrime.
XIV–Leprisonnierfurieuxetleprisonnierfou.
UnanenvironaprèsleretourdeLouisXVIII,ilyeutvisitedeM.l’inspecteurgénéraldesprisons.Dantès entendit rouler et grincer du fond de son cachot tous ces préparatifs, qui faisaient en haut
beaucoupdefracas,maisqui,enbas,eussentétédesbruits inappréciablespourtouteautreoreillequepourcelled’unprisonnier,accoutuméàécouter,danslesilencedelanuit,l’araignéequitissesatoile,etlachutepériodiquedelagoutted’eauquimetuneheureàseformerauplafonddesoncachot.Ildevinaqu’ilsepassaitchezlesvivantsquelquechosed’inaccoutumé:ilhabitaitdepuissilongtemps
unetombequ’ilpouvaitbienseregardercommemort.Eneffet, l’inspecteurvisitait, l’unaprès l’autre, chambres, cellules et cachots.Plusieursprisonniers
furentinterrogés:c’étaientceuxqueleurdouceurouleurstupiditérecommandaitàlabienveillancedel’administration ; l’inspecteur leur demanda comment ils étaient nourris, et quelles étaient lesréclamationsqu’ilsavaientàfaire.Ilsrépondirentunanimementquelanourritureétaitdétestableetqu’ilsréclamaientleurliberté.L’inspecteurleurdemandaalorss’ilsn’avaientpasautrechoseàluidire.Ilssecouèrentlatête.Quelautrebienquelalibertépeuventréclamerdesprisonniers?L’inspecteursetournaensouriant,etditaugouverneur:«Jenesaispaspourquoionnousfaitfairecestournéesinutiles.Quivoitunprisonnierenvoitcent;
qui entendunprisonnier en entendmille ; c’est toujours lamêmechose :malnourris et innocents.Enavez-vousd’autres?–Oui,nousavonslesprisonniersdangereuxoufous,quenousgardonsaucachot.– Voyons, dit l’inspecteur avec un air de profonde lassitude, faisons notre métier jusqu’au bout ;
descendonsdanslescachots.– Attendez, dit le gouverneur, que l’on aille au moins chercher deux hommes ; les prisonniers
commettentparfois,nefût-cequepardégoûtde lavieetpoursefairecondamneràmort,desactesdedésespoirinutiles:vouspourriezêtrevictimedel’undecesactes.–Prenezdoncvosprécautions»,ditl’inspecteur.Eneffet,onenvoyachercherdeuxsoldatsetl’oncommençadedescendreparunescaliersipuant,si
infect,simoisi,querienquelepassagedansunpareilendroitaffectaitdésagréablementàlafoislavue,l’odoratetlarespiration.«Oh!fitl’inspecteurens’arrêtantàmoitiédeladescente,quidiablepeutlogerlà?–Unconspirateurdesplusdangereux,etquinousestparticulièrementrecommandécommeunhomme
capabledetout.–Ilestseul?–Certainement.–Depuiscombiendetempsest-illà?–Depuisunanàpeuprès.–Etilaétémisdanscecachotdèssonentrée.–Non,monsieur,maisaprèsavoirvoulutuerleporte-clefschargédeluiportersanourriture.–Ilavoulutuerleporte-clefs?–Oui,monsieur,celui-làmêmequinouséclaire,n’est-ilpasvrai,Antoine?demandalegouverneur.–Ilavoulumetuertoutdemême,réponditleporte-clefs.–Ahçà!maisc’estdoncunfouquecethomme?–C’estpirequecela,ditleporte-clefs,c’estundémon.–Voulez-vousqu’ons’enplaigne?demandal’inspecteuraugouverneur.–Inutile,monsieur,ilestassezpunicommecela,d’ailleurs,àprésent,iltouchepresqueàlafolie,et,
selonl’expériencequenousdonnentnosobservations,avantuneautreannéed’iciilseracomplètementaliéné.–Mafoi,tantmieuxpourlui,ditl’inspecteur;unefoisfoutoutàfait,ilsouffriramoins.»C’était,commeonlevoit,unhommepleind’humanitéquecetinspecteur,etbiendignedesfonctions
philanthropiquesqu’ilremplissait.«Vousavezraison,monsieur,ditlegouverneur,etvotreréflexionprouvequevousavezprofondément
étudiélamatière.Ainsi,nousavonsdansuncachot,quin’estséparédecelui-ciqueparunevingtainedepieds,etdanslequelondescendparunautreescalier,unvieilabbé,ancienchefdepartienItalie,quiestici depuis 1811, auquel la tête a tourné vers la fin de 1813, et qui, depuis ce moment, n’est pasphysiquementreconnaissable:ilpleurait,ilrit;ilmaigrissait,ilengraisse.Voulez-vouslevoirplutôtquecelui-ci?Safolieestdivertissanteetnevousattristerapoint.–Jelesverrail’unetl’autre,réponditl’inspecteur;ilfautfairesonétatenconscience.»L’inspecteurenétaitàsapremièretournéeetvoulaitdonnerbonneidéedeluiàl’autorité.«Entronsdoncchezcelui-cid’abord,ajouta-t-il.–Volontiers»,réponditlegouverneur.Etilfitsigneauporte-clefs,quiouvritlaporte.Au grincement des massives serrures, au cri des gonds rouillés tournant sur leurs pivots, Dantès,
accroupidansunangledesoncachot,oùilrecevaitavecunbonheurindiciblelemincerayondujourquifiltraitàtraversunétroitsoupirailgrillé,relevalatête.Àlavued’unhommeinconnu,éclairépardeuxporte-clefstenantdestorches,etauquellegouverneurparlaitlechapeauàlamain,accompagnépardeuxsoldats,Dantès devina ce dont il s’agissait, et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer uneautoritésupérieure,bonditenavantlesmainsjointes.Les soldats croisèrent aussitôt la baïonnette, car ils crurent que le prisonnier s’élançait vers
l’inspecteuravecdemauvaisesintentions.L’inspecteurlui-mêmefitunpasenarrière.Dantèsvitqu’onl’avaitprésentécommehommeàcraindre.Alors, il réunit dans son regard tout ce que le cœur de l’homme peut contenir de mansuétude et
d’humilité, et s’exprimant avec une sorte d’éloquence pieuse qui étonna les assistants, il essaya detoucherl’âmedesonvisiteur.L’inspecteurécoutalediscoursdeDantès,jusqu’aubout,puissetournantverslegouverneur:«Iltourneraàladévotion,dit-ilàmi-voix;ilestdéjàdisposéàdessentimentsplusdoux.Voyez,la
peurfaitsoneffetsurlui;ilareculédevantlesbaïonnettes;or,unfounereculedevantrien:j’aifaitsurcesujetdesobservationsbiencurieusesàCharenton.»Puis,seretournantversleprisonnier:«Enrésumé,dit-il,quedemandez-vous?–Jedemandequelcrimej’aicommis;jedemandequel’onmedonnedesjuges;jedemandequemon
procèssoitinstruit;jedemandeenfinquel’onmefusillesijesuiscoupable,maisaussiqu’onmemetteenlibertésijesuisinnocent.–Êtes-vousbiennourri?demandal’inspecteur.–Oui,jelecrois,jen’ensaisrien.Maiscelaimportepeu;cequidoitimporter,nonseulementàmoi,
malheureuxprisonnier,maisencoreà tous les fonctionnaires rendant la justice,maisencoreau roiquinousgouverne,c’estqu’uninnocentnesoitpasvictimed’unedénonciationinfâmeetnemeurepassouslesverrousenmaudissantsesbourreaux.–Vousêtesbienhumbleaujourd’hui,ditlegouverneur;vousn’avezpastoujoursétécommecela.Vous
parlieztoutautrement,moncherami,lejouroùvousvouliezassommervotregardien.–C’estvrai,monsieur,ditDantès,etj’endemandebienhumblementpardonàcethommequiatoujours
étébonpourmoi…Mais,quevoulez-vous?j’étaisfou,j’étaisfurieux.
–Etvousnel’êtesplus?–Non,monsieur,carlacaptivitém’aplié,brisé,anéanti…Ilyasilongtempsquejesuisici!–Silongtemps?…etàquelleépoqueavez-vousétéarrêté?demandal’inspecteur.–Le28février1815,àdeuxheuresdel’après-midi.»L’inspecteurcalcula.«Noussommesau30 juillet1816 ;quedites-vousdonc? iln’yaquedix-septmoisquevousêtes
prisonnier.–Quedix-septmois!repritDantès.Ah!monsieur,vousnesavezpascequec’estquedix-septmois
de prison : dix-sept années, dix-sept siècles ; surtout pour un homme qui, comme moi, touchait aubonheur, pour unhommequi, commemoi, allait épouser une femmeaimée, pour unhommequi voyaits’ouvrirdevantluiunecarrièrehonorable,etàquitoutmanqueàl’instant;qui,dumilieudujourleplusbeau, tombedanslanuit laplusprofonde,quivoitsacarrièredétruite,quinesaitsicellequi l’aimaitl’aimetoujours,quiignoresisonvieuxpèreestmortouvivant.Dix-septmoisdeprison,pourunhommehabituéàl’airdelamer,àl’indépendancedumarin,àl’espace,àl’immensité,àl’infini!Monsieur,dix-septmoisdeprison,c’estplusqueneleméritenttouslescrimesquedésigneparlesnomslesplusodieuxlalanguehumaine.Ayezdoncpitiédemoi,monsieur,etdemandezpourmoi,nonpasl’indulgence,maislarigueur;nonpasunegrâce,maisunjugement;desjuges,monsieur,jenedemandequedesjuges;onnepeutpasrefuserdesjugesàunaccusé.–C’estbien,ditl’inspecteur,onverra.»Puis,seretournantverslegouverneur:«Envérité, dit-il, lepauvrediableme fait de lapeine.En remontant, vousmemontrerez son livre
d’écrou.–Certainement,ditlegouverneur;maisjecroisquevoustrouverezcontreluidesnotesterribles.–Monsieur, continuaDantès, je sais que vous ne pouvez pasme faire sortir d’ici de votre propre
décision ;maisvouspouvez transmettremademandeà l’autorité,vouspouvezprovoqueruneenquête,vouspouvez,enfin,mefairemettreenjugement:unjugement,c’esttoutcequejedemande;quejesachequelcrimej’aicommis,etàquellepeinejesuiscondamné;car,voyez-vous,l’incertitude,c’estlepiredetouslessupplices.–Éclairez-moi,ditl’inspecteur.–Monsieur,s’écriaDantès,jecomprends,ausondevotrevoix,quevousêtesému.Monsieur,dites-
moid’espérer.–Jenepuisvousdirecela,réponditl’inspecteur,jepuisseulementvouspromettred’examinervotre
dossier.–Oh!alors,monsieur,jesuislibre,jesuissauvé.–Quivousafaitarrêter?demandal’inspecteur.–M.deVillefort,réponditDantès.Voyez-leetentendez-vousaveclui.–M.deVillefortn’estplusàMarseilledepuisunan,maisàToulouse.–Ah!celanem’étonneplus,murmuraDantès:monseulprotecteurestéloigné.–M.deVillefortavait-ilquelquemotifdehainecontrevous?demandal’inspecteur.–Aucun,monsieur;etmêmeilaétébienveillantpourmoi.–Jepourraidoncmefierauxnotesqu’ilalaisséessurvousouqu’ilmedonnera?–Entièrement,monsieur.–C’estbien,attendez.»Dantès tomba à genoux, levant les mains vers le ciel, et murmurant une prière dans laquelle il
recommandaitàDieucethommequiétaitdescendudanssaprison,pareilauSauveurallantdélivrerlesâmesdel’enfer.Laportese referma ;mais l’espoirdescenduavec l’inspecteurétait restéenfermédans lecachotde
Dantès.«Voulez-vousvoir le registred’écrou toutde suite,demanda legouverneur,oupasseraucachotde
l’abbé?– Finissons-en avec les cachots tout d’un coup, répondit l’inspecteur. Si je remontais au jour, je
n’auraispeut-êtrepluslecouragedecontinuermatristemission.–Ah!celui-làn’estpointunprisonniercommel’autre,etsafolie,à lui,estmoinsattristantequela
raisondesonvoisin.–Etquelleestsafolie?–Oh!unefolieétrange:ilsecroitpossesseurd’untrésorimmense.Lapremièreannéedesacaptivité,
il a faitoffriraugouvernementunmillion, si legouvernement levoulaitmettreen liberté ; la secondeannée,deuxmillions,latroisième,troismillions,etainsiprogressivement.Ilenestàsacinquièmeannéedecaptivité:ilvavousdemanderdevousparlerensecret,etvousoffriracinqmillions.–Ah!ah!c’estcurieuxeneffet,ditl’inspecteur;etcommentappelez-vouscemillionnaire?–L’abbéFaria.–No27!ditl’inspecteur.–C’estici.Ouvrez,Antoine.»Leporte-clefsobéit,etleregardcurieuxdel’inspecteurplongeadanslecachotdel’abbéfou.C’estainsiquel’onnommaitgénéralementleprisonnier.Aumilieudelachambre,dansuncercletracésurlaterreavecunmorceaudeplâtredétachédumur,
était couchéunhommepresquenu, tant sesvêtementsétaient tombésen lambeaux. Ildessinaitdanscecercle des lignes géométriques fort nettes, et paraissait aussi occupé de résoudre son problèmequ’Archimèdel’étaitlorsqu’ilfuttuéparunsoldatdeMarcellus.Aussinebougea-t-ilpasmêmeaubruitquefitlaporteducachotens’ouvrant,etnesembla-t-ilseréveillerquelorsquelalumièredestorcheséclaira d’un éclat inaccoutumé le sol humide sur lequel il travaillait.Alors il se retourna et vit avecétonnementlanombreusecompagniequivenaitdedescendredanssoncachot.Aussitôt, il se levavivement, prit une couverture jetée sur lepiedde son litmisérable, et sedrapa
précipitammentpourparaîtredansunétatplusdécentauxyeuxdesétrangers.«Quedemandez-vous?ditl’inspecteursansvariersaformule.–Moi,monsieur!ditl’abbéd’unairétonné;jenedemanderien.–Vousnecomprenezpas,repritl’inspecteur:jesuisagentdugouvernement,j’aimissiondedescendre
danslesprisonsetd’écouterlesréclamationsdesprisonniers.–Oh ! alors,monsieur, c’est autre chose, s’écriavivement l’abbé, et j’espèrequenous allonsnous
entendre.–Voyez,dittoutbaslegouverneur,celanecommence-t-ilpascommejevousl’avaisannoncé?–Monsieur, continua leprisonnier, je suis l’abbéFaria, né àRome, j’ai étévingt ans secrétairedu
cardinalRospigliosi ; j’aiétéarrêté, jenesais troppourquoi,vers lecommencementde l’année1811,depuiscemoment,jeréclamemalibertédesautoritésitaliennesetfrançaises.–Pourquoiprèsdesautoritésfrançaises?demandalegouverneur.–Parcequej’aiétéarrêtéàPiombinoetquejeprésumeque,commeMilanetFlorence,Piombinoest
devenulechef-lieudequelquedépartementfrançais.»L’inspecteuretlegouverneurseregardèrentenriant.«Diable,moncher,ditl’inspecteur,vosnouvellesdel’Italienesontpasfraîches.–Ellesdatentdujouroùj’aiétéarrêté,monsieur,ditl’abbéFaria;etcommeSaMajestél’Empereur
avaitcréélaroyautédeRomepourlefilsquelecielvenaitdeluienvoyer,jeprésumeque,poursuivantlecoursdesesconquêtes,ilaaccomplilerêvedeMachiaveletdeCésarBorgia,quiétaitdefairedetoutel’Italieunseuletuniqueroyaume.– Monsieur, dit l’inspecteur, la Providence a heureusement apporté quelque changement à ce plan
gigantesquedontvousmeparaissezassezchaudpartisan.–C’estleseulmoyendefairedel’ItalieunÉtatfort,indépendantetheureux,réponditl’abbé.–Celaestpossible,réponditl’inspecteur,maisjenesuispasvenuicipourfaireavecvousuncoursde
politique ultramontaine, mais pour vous demander ce que j’ai déjà fait, si vous avez quelquesréclamationsàfairesurlamanièredontvousêtesnourrietlogé.–Lanourritureestcequ’elleestdanstouteslesprisons,réponditl’abbé,c’est-à-direfortmauvaise;
quant au logement, vous le voyez, il est humide etmalsain,mais néanmoins assez convenable pour uncachot.Maintenant,cen’estpasdecelaqu’ils’agitmaisbienderévélationsdelaplushauteimportanceetduplushautintérêtquej’aiàfaireaugouvernement.–Nousyvoici,dittoutbaslegouverneuràl’inspecteur.–Voilàpourquoijesuissiheureuxdevousvoir,continual’abbé,quoiquevousm’ayezdérangédansun
calcul fort important, et qui, s’il réussit, changera peut-être le système de Newton. Pouvez-vousm’accorderlafaveurd’unentretienparticulier?–Hein!quedisais-je!fitlegouverneuràl’inspecteur.–Vousconnaissezvotrepersonne»,réponditcederniersouriant.Puis,seretournantversFaria:«Monsieur,dit-il,cequevousmedemandezestimpossible.– Cependant, monsieur, reprit l’abbé, s’il s’agissait de faire gagner au gouvernement une somme
énorme,unesommedecinqmillions,parexemple?–Ma foi,dit l’inspecteuren se retournantà son tourvers legouverneur,vousaviezprédit jusqu’au
chiffre.–Voyons,repritl’abbé,s’apercevantquel’inspecteurfaisaitunmouvementpourseretirer,iln’estpas
nécessairequenoussoyonsabsolumentseuls;M.legouverneurpourraassisterànotreentretien.–Monchermonsieur,dit legouverneur,malheureusementnous savonsd’avanceetparcœurceque
vousdirez.Ils’agitdevostrésors,n’est-cepas?»Faria regarda cet homme railleur avecdes yeuxoùunobservateur désintéressé eût vu, certes, luire
l’éclairdelaraisonetdelavérité.«Sansdoute,dit-il;dequoivoulez-vousquejeparle,sinondecela?–Monsieur l’inspecteur, continua le gouverneur, je puis vous raconter cette histoire aussi bien que
l’abbé,carilyaquatreoucinqansquej’enailesoreillesrebattues.–Celaprouve,monsieurlegouverneur,ditl’abbé,quevousêtescommecesgensdontparlel’Écriture,
quiontdesyeuxetquinevoientpas,quiontdesoreillesetquin’entendentpas.–Mon chermonsieur, dit l’inspecteur, le gouvernement est riche et n’a,Dieumerci, pas besoin de
votreargent;gardez-ledoncpourlejouroùvoussortirezdeprison»L’œildel’abbésedilata;ilsaisitlamaindel’inspecteur.«Maissijen’ensorspasdeprison,dit-il,si,contretoutejustice,onmeretientdanscecachot,sij’y
meurssansavoirléguémonsecretàpersonne,cetrésorseradoncperdu!Nevaut-ilpasmieuxquelegouvernement en profite, etmoi aussi ? J’irai jusqu’à sixmillions,monsieur ; oui, j’abandonnerai sixmillions,etjemecontenteraidurestesil’onveutmerendrelaliberté.–Surmaparole,ditl’inspecteuràdemi-voix,sil’onnesavaitquecethommeestfou,ilparleavecun
accentsiconvaincuqu’oncroiraitqu’ilditlavérité.– Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la vérité, reprit Faria qui, avec cette finesse d’ouïe
particulièreauxprisonniers,n’avaitpasperduuneseuledesparolesde l’inspecteur.Ce trésordont jevous parle existe bien réellement, et j’offre de signer un traité avec vous, en vertu duquel vous meconduirezàl’endroitdésignéparmoi;onfouilleralaterresousnosyeux,etsijemens,sil’onnetrouverien, si je suisun fou,commevous ledites, ehbien !vousme ramènerezdanscemêmecachot,où jeresteraiéternellement,etoùjemourraisansplusriendemanderniàvousniàpersonne.»Legouverneursemitàrire.
«Est-cebienloinvotretrésor?demanda-t-il.–Àcentlieuesd’iciàpeuprès,ditFaria.–La chose n’est pasmal imaginée, dit le gouverneur ; si tous les prisonniers voulaient s’amuser à
promener leurs gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consentaient à faire une pareillepromenade,ce seraituneexcellentechanceque lesprisonniers seménageraientdeprendre laclefdeschamps dès qu’ils en trouveraient l’occasion, et pendant un pareil voyage l’occasion se présenteraitcertainement.–C’estunmoyenconnu,ditl’inspecteur,etmonsieurn’apasmêmeleméritedel’invention.Puis,se
retournantversl’abbé.«Jevousaidemandésivousétiezbiennourri?dit-il.–Monsieur, réponditFaria, jurez-moi sur leChrist demedélivrer si jevous aidit vrai, et jevous
indiquerail’endroitoùletrésorestenfoui.–Êtes-vousbiennourri?répétal’inspecteur.–Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce n’est pas pourmeménager une
chancepourmesauver,puisquejeresteraienprisontandisqu’onferalevoyage.–Vousnerépondezpasàmaquestion,repritavecimpatiencel’inspecteur.–Nivousàmademande!s’écrial’abbé.Soyezdoncmauditcommelesautresinsensésquin’ontpas
voulume croire !Vousne voulezpas demonor, je le garderai ; vousme refusez la liberté,Dieumel’enverra.Allez,jen’aiplusrienàdire.»Etl’abbé,rejetantsacouverture,ramassasonmorceaudeplâtre,etallas’asseoirdenouveauaumilieu
desoncercle,oùilcontinuaseslignesetsescalculs.«Quefait-illà?ditl’inspecteurseretirant.– Il compte ses trésors », reprit le gouverneur. Faria répondit à ce sarcasme par un coup d’œil
empreintduplussuprêmemépris.Ilssortirent.Legeôlierfermalaportederrièreeux.«Ilaura,eneffet,possédéquelquestrésors,ditl’inspecteurenremontantl’escalier.–Ouilaurarêvéqu’illespossédait,réponditlegouverneur,etlelendemainilseseraréveilléfou.–Eneffet,ditl’inspecteuraveclanaïvetédelacorruption;s’ileûtétéréellementriche,ilneserait
pasenprison.»Ainsi finit l’aventure pour l’abbé Faria. Il demeura prisonnier, et, à la suite de cette visite, sa
réputationdefouréjouissants’augmentaencore.Caligula ou Néron, ces grands chercheurs de trésors, ces désireurs de l’impossible, eussent prêté
l’oreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accordé l’air qu’il désirait, l’espace qu’ilestimaitàunsihautprix,etlalibertéqu’iloffraitdepayersicher.Maislesroisdenosjours,maintenusdanslalimiteduprobable,n’ontplusl’audacedelavolonté;ilscraignentl’oreillequiécoutelesordresqu’ilsdonnent,l’œilquiscruteleursactions;ilsnesententpluslasupérioritédeleuressencedivine;ilssontdeshommescouronnés,voilàtout.Jadis,ilssecroyaient,oudumoinssedisaientfilsdeJupiter,etretenaientquelquechosedesfaçonsdudieuleurpère:onnecontrôlepasfacilementcequisepasseau-delàdesnuages;aujourd’hui,lesroisselaissentaisémentrejoindre.Or,commeilatoujoursrépugnéaugouvernementdespotiquedemontreraugrandjourleseffetsdelaprisonetdelatorture;commeilyapeu d’exemples qu’une victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses os broyés et ses plaiessaignantes,demêmelafolie,cetulcèrenédanslafangedescachotsàlasuitedestorturesmorales,secachepresquetoujoursavecsoindanslelieuoùelleestnée,ou,sielleensort,ellevas’ensevelirdansquelquehôpitalsombre,oùlesmédecinsnereconnaissentnil’hommenilapenséedansledébrisinformequeleurtransmetlegeôlierfatigué.L’abbéFaria,devenufouenprison,étaitcondamné,parsafoliemême,àuneprisonperpétuelle.Quant à Dantès, l’inspecteur lui tint parole. En remontant chez le gouverneur, il se fit présenter le
registred’écrou.Lanoteconcernantleprisonnierétaitainsiconçue:EdmondDantès:Bonapartisteenragé:aprisunepartactiveauretourdel’îled’Elbe.Àtenirauplusgrandsecretetsouslaplusstrictesurveillance.Cettenoteétaitd’uneautreécritureetd’uneencredifférenteque leresteduregistrecequiprouvait
qu’elleavaitétéajoutéedepuisl’incarcérationdeDantès.L’accusationétaittroppositivepouressayerdelacombattre.L’inspecteurécrivitdoncau-dessousde
l’accolade:«Rienàfaire.»Cettevisiteavait,pourainsidire,ravivéDantèsdepuisqu’ilétaitentréenprison, ilavaitoubliéde
compter les jours,mais l’inspecteur luiavaitdonnéunenouvelledateetDantèsnel’avaitpasoubliée.Derrièrelui,ilécrivitsurlemur,avecunmorceaudeplâtredétachédesonplafond,30juillet1816,et,àpartirdecemoment,ilfituncranchaquejourpourquelamesuredutempsneluiéchappâtplus.Lesjourss’écoulèrent,puislessemaines,puislesmois:Dantèsattendaittoujours,ilavaitcommencé
parfixeràsalibertéuntermedequinzejours.Enmettantàsuivresonaffairelamoitiédel’intérêtqu’ilavaitparuéprouver, l’inspecteurdevaitavoirassezdequinzejours.Cesquinzejoursécoulés, ilseditqu’ilétaitabsurdeàluidecroirequel’inspecteurseseraitoccupédeluiavantsonretouràParis;or,sonretouràParisnepouvaitavoirlieuquelorsquesatournéeseraitfinie,etsatournéepouvaitdurerunmoisou deux ; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours. Les trois mois écoulés, un autreraisonnementvintàsonaide,quifitqu’ils’accordasixmois,maiscessixmoisécoulés,enmettantlesjoursauboutlesunsdesautres,ilsetrouvaitqu’ilavaitattendudixmoisetdemi.Pendantcesdixmois,rien n’avait été changé au régime de sa prison ; aucune nouvelle consolante ne lui était parvenue ; legeôlierinterrogéétaitmuet,commed’habitude.Dantèscommençaàdouterdesessens,àcroirequecequ’ilprenaitpourunsouvenirdesamémoiren’étaitrienautrechosequ’unehallucinationdesoncerveau,etquecetangeconsolateurquiétaitapparudanssaprisonyétaitdescendusurl’ailed’unrêve.Auboutd’unan,legouverneurfutchangé,ilavaitobtenuladirectiondufortdeHam;ilemmenaavec
luiplusieursdesessubordonnéset,entreautres,legeôlierdeDantès.Unnouveaugouverneurarriva;ileûtété troplongpour luid’apprendrelesnomsdesesprisonniers, ilsefit représenterseulement leursnuméros.Cethorriblehôtelgarnisecomposaitdecinquantechambres;leurshabitantsfurentappelésdunumérodelachambrequ’ilsoccupaient,etlemalheureuxjeunehommecessades’appelerdesonprénomd’EdmondoudesonnomdeDantès,ils’appelalen34
XV–Lenuméro34etlenuméro27.
Dantèspassatouslesdegrésdumalheurquesubissentlesprisonniersoubliésdansuneprison.Ilcommençaparl’orgueil,quiestunesuitedel’espoiretuneconsciencedel’innocence;puisilen
vint à douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idées du gouverneur sur l’aliénationmentale;enfiniltombaduhautdesonorgueil,ilpria,nonpasencoreDieu,maisleshommes;Dieuestledernier recours.Lemalheureux,quidevraitcommencerpar leSeigneur,n’enarriveàespéreren luiqu’aprèsavoirépuisétouteslesautresespérances.Dantèspriadoncqu’onvoulûtbienletirerdesoncachotpourlemettredansunautre,fût-ilplusnoiret
plusprofond.Unchangement,mêmedésavantageux,étaittoujoursunchangement,etprocureraitàDantèsune distraction de quelques jours. Il pria qu’on lui accordât la promenade, l’air, des livres, desinstruments.Riendetoutcelaneluifutaccordé;maisn’importe,ildemandaittoujours.Ils’étaithabituéà parler à son nouveau geôlier, quoiqu’il fût encore, s’il était possible, plusmuet que l’ancien ;maisparleràunhomme,mêmeàunmuet, était encoreunplaisir.Dantèsparlaitpourentendre le sonde saproprevoix:ilavaitessayédeparlerlorsqu’ilétaitseul,maisalorsilsefaisaitpeur.Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait un épouvantail de ces chambrées de
prisonniers,composéesdevagabonds,debanditsetd’assassins,dontlajoieignoblemetencommundesorgies inintelligiblesetdesamitiéseffrayantes. Ilenvintàsouhaiterd’être jetédansquelqu’undecesbouges,afindevoird’autresvisagesqueceluidecegeôlier impassiblequinevoulaitpointparler ; ilregrettaitlebagneavecsoncostumeinfamant,sachaîneaupied,saflétrissuresurl’épaule.Aumoins,lesgalériens étaient dans la société de leurs semblables, ils respiraient l’air, ils voyaient le ciel ; lesgalériensétaientbienheureux.Ilsuppliaunjourlegeôlierdedemanderpourluiuncompagnon,quelqu’ilfût,cecompagnondût-il
être cet abbé fou dont il avait entendu parler. Sous l’écorce du geôlier, si rude qu’elle soit, il restetoujoursunpeudel’homme.Celui-ciavaitsouvent,dufondducœur,etquoiquesonvisagen’eneûtriendit,plaintcemalheureuxjeunehomme,àquilacaptivitéétaitsidure;iltransmitlademandedunuméro34augouverneur ;maiscelui-ci,prudentcommes’ileûtétéunhommepolitique,se figuraqueDantèsvoulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’aider d’un ami dans quelque tentatived’évasion,etilrefusa.Dantèsavaitépuisélecercledesressourceshumaines.Commenousavonsditqueceladevaitarriver,
ilsetournaalorsversDieu.Touteslesidéespieuseséparsesdanslemonde,etqueglanentlesmalheureuxcourbésparladestinée,
vinrentalorsrafraîchirsonesprit;ilserappelalesprièresqueluiavaitapprisessamère,etleurtrouvaunsens jadis ignoréde lui ;car,pour l’hommeheureux, laprièredemeureunassemblagemonotoneetvidedesens,jusqu’aujouroùladouleurvientexpliqueràl’infortunécelangagesublimeàl’aideduquelilparleàDieu.Il pria donc, nonpas avec ferveur,mais avec rage.Enpriant tout haut, il ne s’effrayait plusde ses
paroles ; alors il tombait dans des espèces d’extases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot qu’ilprononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait à la volonté de ce Dieupuissant,s’enfaisaitdesleçons,seproposaitdestâchesàaccomplir,et,àlafindechaqueprière,glissaitlevœuintéresséqueleshommestrouventbienplussouventmoyend’adresserauxhommesqu’àDieu:Etpardonnez-nousnosoffenses,commenouslespardonnonsàceuxquinousontoffensés.Malgrésesprièresferventes,Dantèsdemeuraprisonnier.Alorssonespritdevintsombre,unnuages’épaissitdevantsesyeux.Dantèsétaitunhommesimpleet
sans éducation ; lepassé était restépour lui couvertde cevoile sombreque soulève la science. Il nepouvait, dans la solitude de son cachot et dans le désert de sa pensée, reconstruire les âges révolus,
ramenerlespeupleséteints,rebâtirlesvillesantiques,quel’imaginationgranditetpoétise,etquipassentdevantlesyeux,gigantesquesetéclairéesparlefeuduciel,commelestableauxbabyloniensdeMartinn;luin’avaitquesonpassésicourt,sonprésentsisombresonavenirsidouteux:dix-neufansdelumièreàméditer peut-être dans une éternelle nuit !Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide : sonesprit énergique,etquin’eûtpasmieuxaiméquedeprendre sonvolà travers lesâges, était forcéderesterprisonniercommeunaigledansunecage.Ilsecramponnaitalorsàuneidée,àcelledesonbonheurdétruit sans cause apparente et par une fatalité inouïe ; il s’acharnait sur cette idée, la tournant, laretournantsurtouteslesfaces,etladévorantpourainsidireàbellesdents,commedansl’enferdeDantel’impitoyableUgolin dévore le crâne de l’archevêqueRoger.Dantès n’avait eu qu’une foi passagère,baséesurlapuissance;illaperditcommed’autreslaperdentaprèslesuccès.Seulement,iln’avaitpasprofité.La rage succéda à l’ascétisme. Edmond lançait des blasphèmes qui faisaient reculer d’horreur le
geôlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s’en prenait avec fureur à tout ce quil’entourait,etsurtoutàlui-même,delamoindrecontrariétéqueluifaisaitéprouverungraindesable,unfétu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre dénonciatrice qu’il avait vue, que lui avait montréeVillefort, qu’il avait touchée, lui revenait à l’esprit, chaque ligne flamboyait sur lamuraille comme leMane,Thecel,PharèsdeBalthazar.Ilsedisaitquec’étaitlahainedeshommesetnonlavengeancedeDieuquil’avaitplongédansl’abîmeoùilétait;ilvouaitceshommesinconnusàtouslessupplicesdontsonardenteimaginationluifournissaitl’idée,etiltrouvaitencorequelesplusterriblesétaienttropdouxetsurtouttropcourtspoureux;caraprèslesupplicevenaitlamort;etdanslamortétait,sinonlerepos,dumoinsl’insensibilitéquiluiressemble.Àforcedesedireàlui-même,àproposdesesennemis,quelecalmeétaitlamort,etqu’àceluiqui
veutpunircruellementilfautd’autresmoyensquelamort,iltombadansl’immobilitémornedesidéesdesuicide ;malheuràceluiqui, sur lapentedumalheur, s’arrêteàcessombres idées !C’estunedecesmersmortesquis’étendentcommel’azurdesflotspurs,maisdanslesquelles lenageursentdeplusenpluss’engluersespiedsdansunevasebitumineusequil’attireàelle,l’aspire,l’engloutit.Unefoisprisainsi,silesecoursdivinnevientpointàsonaide,toutestfini,etchaqueeffortqu’iltentel’enfonceplusavantdanslamort.Cependant cet état d’agonie morale est moins terrible que la souffrance qui l’a précédé et que le
châtimentquilesuivrapeut-être;c’estuneespècedeconsolationvertigineusequivousmontrelegouffrebéant,maisaufonddugouffrelenéant.Arrivélà,Edmondtrouvaquelqueconsolationdanscetteidée;toutessesdouleurs,toutessessouffrances,cecortègedespectresqu’ellestramaientàleursuite,parurents’envolerdececoindesaprisonoùl’angedelamortpouvaitposersonpiedsilencieux.Dantèsregardaaveccalmesaviepassée,avecterreursaviefuture,etchoisitcepointmilieuquiluiparaissaitêtreunlieud’asile.«Quelquefois,sedisait-ilalors,dansmescourseslointaines,quandj’étaisencoreunhomme,etquand
cethomme,libreetpuissant,jetaitàd’autreshommesdescommandementsquiétaientexécutés,j’aivuleciel se couvrir, la mer frémir et gronder, l’orage naître dans un coin du ciel, et comme un aiglegigantesquebattre les deuxhorizonsde sesdeux ailes ; alors je sentais quemonvaisseaun’était plusqu’un refuge impuissant, carmon vaisseau, léger comme une plume à lamain d’un géant, tremblait etfrissonnaitlui-même.Bientôt,aubruiteffroyabledeslames,l’aspectdesrocherstranchantsm’annonçaitlamort,etlamortm’épouvantait;jefaisaistousmeseffortspouryéchapper,etjeréunissaistouteslesforcesde l’hommeet toute l’intelligencedumarinpour lutter avecDieu !…C’est que j’étais heureuxalors, c’est que revenir à la vie, c’était revenir au bonheur ; c’est que cette mort, je ne l’avais pasappelée,jenel’avaispaschoisie;c’estquelesommeilenfinmeparaissaitdursurcelitd’alguesetdecailloux ; c’estque jem’indignais,moiquimecroyaisunecréature faiteà l’imagedeDieude servir,aprèsmamort,depâtureauxgoélandsetauxvautours.Maisaujourd’huic’estautrechose:j’aiperdutout
cequipouvaitmefaireaimerlavie,aujourd’huilamortmesouritcommeunenourriceàl’enfantqu’ellevabercer ;mais aujourd’hui jemeurs àmaguise, et jem’endors las et brisé, comme jem’endormaisaprèsundecessoirsdedésespoiretderagependantlesquelsj’avaiscomptétroismilletoursdansmachambre,c’est-à-diretrentemillepas,c’est-à-direàpeuprèsdixlieues.»Dèsquecettepenséeeutgermédans l’espritdu jeunehomme, ildevintplusdoux,plus souriant ; il
s’arrangeamieuxdesonlitduretdesonpainnoir,mangeamoins,nedormitplus,ettrouvaàpeuprèssupportable ce reste d’existence qu’il était sûr de laisser là quand il voudrait, comme on laisse unvêtementusé.Ilyavaitdeuxmoyensdemourir:l’unétaitsimple,ils’agissaitd’attachersonmouchoiràunbarreau
delafenêtreetdesependre;l’autreconsistaitàfairesemblantdemangeretàselaissermourirdefaim.Lepremier répugnafortàDantès. Ilavaitétéélevédans l’horreurdespirates,gensque l’onpendauxverguesdesbâtiments;lapendaisonétaitdoncpourluiuneespècedesuppliceinfamantqu’ilnevoulaitpass’appliqueràlui-même;iladoptadoncledeuxième,etencommençal’exécutionlejourmême.Prèsdequatreannéess’étaientécouléesdanslesalternativesquenousavonsracontées.Àlafindela
deuxième,Dantèsavaitcessédecompter les joursetétait retombédanscette ignorancedu tempsdontautrefoisl’avaittirél’inspecteur.Dantèsavaitdit:«Jeveuxmourir»ets’étaitchoisisongenredemort;alorsill’avaitbienenvisagé,
etdepeurde revenir sur sadécision, il s’était fait serment à lui-mêmedemourir ainsi.Quandonmeserviramonrepasdumatinetmonrepasdusoir,avait-ilpensé,jejetterailesalimentsparlafenêtreetj’aurail’airdelesavoirmangés.Illefitcommeils’étaitpromisdelefaire.Deuxfoislejour,parlapetiteouverturegrilléequinelui
laissaitapercevoirqueleciel,iljetaitsesvivres,d’abordgaiement,puisavecréflexion,puisavecregret;illuifallutlesouvenirdusermentqu’ils’étaitfaitpouravoirlaforcedepoursuivreceterribledessein.Cesaliments,quiluirépugnaientautrefois,lafaim,auxdentsaiguës,lesluifaisaitparaîtreappétissantsàl’œiletexquisàl’odorat;quelquefois,iltenaitpendantuneheureàsamainleplatquilecontenait,l’œilfixésurcemorceaudeviandepourrieousurcepoissoninfect,etsurcepainnoiretmoisi.C’étaientlesderniersinstinctsdelaviequiluttaientencoreenluietquidetempsentempsterrassaientsarésolution.Alorssoncachotneluiparaissaitplusaussisombre,sonétatluisemblaitmoinsdésespéré;ilétaitjeuneencore;ildevaitavoirvingt-cinqouvingt-sixans,illuirestaitcinquanteansàvivreàpeuprès,c’est-à-diredeuxfoiscequ’ilavaitvécu.Pendantcelapsdetempsimmense,qued’événementspouvaientforcerlesportes,renverserlesmuraillesduchâteaud’Ifetlerendreàlaliberté!Alors,ilapprochaitsesdentsdu repas que, Tantale volontaire, il éloignait lui-même de sa bouche ;mais alors le souvenir de sonserment lui revenait à l’esprit, et cettegénéreusenatureavait troppeurde semépriser soi-mêmepourmanqueràsonserment.Ilusadonc,rigoureuxetimpitoyable,lepeud’existencequiluirestait,etunjourvintoùiln’eutpluslaforcedeseleverpourjeterparlalucarnelesouperqu’onluiapportait.Lelendemainilnevoyaitplus,ilentendaitàpeine.Legeôliercroyaitàunemaladiegrave;Edmond
espéraitdansunemortprochaine.Lajournées’écoulaainsi:Edmondsentaitunvagueengourdissement,quinemanquaitpasd’uncertain
bien-être,legagner.Lestiraillementsnerveuxdesonestomacs’étaientassoupis;lesardeursdesasoifs’étaientcalmées;lorsqu’ilfermaitlesyeux,ilvoyaitunefouledelueursbrillantespareillesàcesfeuxfolletsquicourentlanuitsurlesterrainsfangeux:c’étaitlecrépusculedecepaysinconnuqu’onappellelamort.Toutàcouplesoir,versneufheuresilentenditunbruitsourdàlaparoidumurcontrelequelilétaitcouché.Tantd’animauximmondesétaientvenusfaireleurbruitdanscetteprisonque,peuàpeu,Edmondavait
habituésonsommeilànepassetroublerdesipeudechose;maiscettefois,soitquesessensfussentexaltésparl’abstinence,soitqueréellementlebruitfûtplusfortquedecoutume,soitquedanscemomentsuprêmetoutacquîtdel’importance,Edmondsoulevasatêtepourmieuxentendre.
C’était un grattement égal qui semblait accuser, soit une griffe énorme, soit une dent puissante, soitenfinlapressiond’uninstrumentquelconquesurdespierres.Bienqu’affaibli, lecerveaudujeunehommefutfrappéparcetteidéebanaleconstammentprésenteà
l’espritdesprisonniers:laliberté.Cebruitarrivaitsijusteaumomentoùtoutbruitallaitcesserpourlui,qu’il lui semblait queDieu semontrait enfin pitoyable à ses souffrances et lui envoyait ce bruit pourl’avertirdes’arrêteraubordde la tombeoùchancelaitdéjàsonpied.Quipouvaitsavoirsiundesesamis, un de ces êtres bien-aimés auxquels il avait songé si souvent qu’il y avait usé sa pensée, nes’occupaitpasdeluiencemomentetnecherchaitpasàrapprocherladistancequilesséparait?Maisnon,sansdouteEdmondsetrompait,etc’étaitundecesrêvesquiflottentàlaportedelamort.Cependant, Edmond écoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois heures à peu près, puis Edmond
entenditunesortedecroulement,aprèsquoilebruitcessa.Quelquesheuresaprès,ilrepritplusfortetplusrapproché.DéjàEdmonds’intéressaitàcetravailqui
luifaisaitsociété;toutàcouplegeôlierentra.Depuishuitjoursàpeuprèsqu’ilavaitrésoludemourir,quatrejoursqu’ilavaitcommencédemettre
ceprojetàexécution,Edmondn’avaitpointadressélaparoleàcethomme,neluirépondantpasquandilluiavaitparlépourluidemanderdequellemaladieilcroyaitêtreatteint,etseretournantducôtédumurquandilenétaitregardétropattentivement.Maisaujourd’hui,legeôlierpouvaitentendrecebruissementsourd,s’enalarmer,ymettrefin,etdérangerainsipeut-êtrecejenesaisquoid’espérance,dontl’idéeseulecharmaitlesderniersmomentsdeDantès.Legeôlierapportaitàdéjeuner.Dantèssesoulevasurson lit,et,enflantsavoix,semitàparlersur tous lessujetspossibles,sur la
mauvaisequalitédesvivresqu’ilapportait, sur le froiddontonsouffraitdanscecachot,murmurantetgrondantpouravoirledroitdecrierplusfort,etlassantlapatiencedugeôlier,quijustementcejour-làavaitsollicitépourleprisonniermaladeunbouillonetdupainfrais,etquiluiapportaitcebouillonetcepain.Heureusement,ilcrutqueDantèsavaitledélire;ilposalesvivressurlamauvaisetableboiteusesur
laquelleilavaitl’habitudedelesposer,etseretira.Librealors,Edmondseremitàécouteravecjoie.Lebruitdevenaitsidistinctque,maintenant,lejeunehommel’entendaitsansefforts.« Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit continue, malgré le jour, c’est quelque
malheureuxprisonnier commemoi qui travaille à sa délivrance.Oh ! si j’étais près de lui, comme jel’aiderais!»Puis, tout à coup, un nuage sombre passa sur cette aurore d’espérance dans ce cerveau habitué au
malheuretquinepouvaitsereprendrequedifficilementauxjoieshumaines ;cette idéesurgitaussitôt,quecebruitavaitpourcauseletravaildequelquesouvriersquelegouverneuremployaitauxréparationsd’unechambrevoisine.Il était facile de s’en assurer ; mais comment risquer une question ? Certes, il était tout simple
d’attendrel’arrivéedugeôlier,deluifaireécoutercebruit,etdevoirlaminequ’ilferaitenl’écoutant;mais se donner une pareille satisfaction, n’était-ce pas trahir des intérêts bien précieux pour unesatisfaction bien courte ? Malheureusement, la tête d’Edmond, cloche vide, était assourdie par lebourdonnementd’une idée ; ilétait si faiblequesonesprit flottaitcommeunevapeur,etnepouvaitsecondenser autour d’une pensée. Edmond ne vit qu’unmoyen de rendre la netteté à sa réflexion et laluciditéàsonjugement;iltournalesyeuxverslebouillonfumantencorequelegeôliervenaitdedéposersurlatable,seleva,allaenchancelantjusqu’àlui,pritlatasse,laportaàseslèvres,etavalalebreuvagequ’ellecontenaitavecuneindiciblesensationdebien-être.Alors il eut lecouraged’en rester là : il avait entendudirequedemalheureuxnaufragés recueillis,
exténués par la faim, étaientmorts pour avoir gloutonnement dévoré une nourriture trop substantielle.
Edmondposasur la table lepainqu’il tenaitdéjàpresqueàportéedesabouche,etallaserecoucher.Edmondnevoulaitplusmourir.Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes ses idées, vagues et presque
insaisissables,reprenaientleurplacedanscetéchiquiermerveilleux,oùunecasedepluspeut-êtresuffitpour établir la supériorité de l’homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pensée avec leraisonnement.Alorsilsedit:«Ilfauttenterl’épreuve,maissanscompromettrepersonne.Siletravailleurestunouvrierordinaire,
jen’aiqu’àfrappercontremonmur,aussitôtilcesserasabesognepourtâcherdedevinerquelestceluiqui frappe et dans quel but il frappe.Mais comme son travail sera non seulement licite,mais encorecommandé, il reprendra bientôt son travail. Si au contraire c’est un prisonnier, le bruit que je ferail’effrayera;ilcraindrad’êtredécouvert;ilcesserasontravailetnelereprendraquecesoir,quandilcroiratoutlemondecouchéetendormi.»Aussitôt,Edmondselevadenouveau.Cettefois,sesjambesnevacillaientplusetsesyeuxétaientsans
éblouissements. Il alla vers un angle de sa prison, détacha une pierreminée par l’humidité, et revintfrapperlemuràl’endroitmêmeoùleretentissementétaitleplussensible.Ilfrappatroiscoups.Dèslepremier,lebruitavaitcessé,commeparenchantement.Edmondécoutadetoutesonâme.Uneheures’écoula,deuxheuress’écoulèrent,aucunbruitnouveaune
sefitentendre;Edmondavaitfaitnaîtredel’autrecôtédelamurailleunsilenceabsolu.Plein d’espoir, Edmondmangea quelques bouchées de son pain, avala quelques gorgées d’eau, et,
grâceàlaconstitutionpuissantedontlanaturel’avaitdoué,seretrouvaàpeuprèscommeauparavant.Lajournées’écoula,lesilenceduraittoujours.Lanuitvintsansquelebruiteûtrecommencé.«C’estunprisonnier»,seditEdmondavecuneindiciblejoie.Dèslorssatêtes’embrasa,lavieluirevintviolenteàforced’êtreactive.Lanuitsepassasansquelemoindrebruitsefîtentendre.Edmondnefermapaslesyeuxdecettenuit.Lejourrevint;legeôlierrentraapportantlesprovisions.Edmondavaitdéjàdévorélesanciennes;il
dévora les nouvelles, écoutant sans cesse ce bruit qui ne revenait pas, tremblant qu’il eût cessé pourtoujours,faisantdixoudouzelieuesdanssoncachot,ébranlantpendantdesheuresentièreslesbarreauxdeferdesonsoupirail,rendantl’élasticitéetlavigueuràsesmembresparunexercicedésapprisdepuislongtemps,sedisposantenfinàreprendrecorpsàcorpssadestinéeàvenir,commefait,enétendantsesbras,etenfrottantsoncorpsd’huile, le lutteurquivaentrerdans l’arène.Puis,dans les intervallesdecette activité fiévreuse il écoutait si le bruit ne revenait pas, s’impatientant de la prudence de ceprisonnierquinedevinaitpointqu’ilavaitétédistraitdanssonœuvredelibertéparunautreprisonnier,quiavaitaumoinsaussigrandehâted’êtrelibrequelui.Troisjourss’écoulèrent,soixante-douzemortellesheurescomptéesminuteparminute!Enfinunsoir,commelegeôliervenaitdefairesadernièrevisite,commepourlacentièmefoisDantès
collaitsonoreilleàlamuraille,illuisemblaqu’unébranlementimperceptiblerépondaitsourdementdanssatête,miseenrapportaveclespierressilencieuses.Dantèssereculapourbienrasseoirsoncerveauébranlé,fitquelquestoursdanslachambre,etreplaça
sonoreilleaumêmeendroit.Iln’yavaitplusdedoute, il se faisaitquelquechosede l’autrecôté ; leprisonnieravait reconnu le
dangerdesamanœuvreetenavaitadoptéquelqueautre,et,sansdoutepourcontinuersonœuvreavecplusdesécurité,ilavaitsubstituélelevierauciseau.Enhardiparcettedécouverte,Edmondrésolutdevenirenaideàl’infatigabletravailleur.Ilcommença
pardéplacersonlit,derrièrelequelilluisemblaitquel’œuvrededélivrances’accomplissait,etcherchadesyeuxunobjet avec lequel ilpût entamer lamuraille, faire tomber le cimenthumide,descellerunepierreenfin.Rien ne se présenta à sa vue. Il n’avait ni couteau ni instrument tranchant ; du fer à ses barreaux
seulement,etils’étaitassurésisouventquesesbarreauxétaientbienscellés,quecen’étaitplusmêmelapeined’essayeràlesébranler.Pourtoutameublement,unlit,unechaise,unetable,unseau,unecruche.Àcelitilyavaitbiendestenonsdefer,maiscestenonsétaientscellésauboispardesvis.Ileûtfallu
untournevispourtirercesvisetarrachercestenons.À la table et à la chaise, rien ; au seau, il y avait eu autrefois une anse,mais cette anse avait été
enlevée.Iln’yavaitplus,pourDantès,qu’uneressource,c’étaitdebrisersacrucheet,avecundesmorceauxde
grèstaillésenangle,desemettreàlabesogne.Illaissatomberlacruchesurunpavé,etlacruchevolaenéclats.Dantèschoisitdeuxoutroiséclatsaigus,lescachadanssapaillasse,etlaissalesautreséparssurla
terre.Larupturedesacrucheétaitunaccidenttropnaturelpourquel’ons’eninquiétât.Edmondavaittoutelanuitpourtravailler;maisdansl’obscurité,labesogneallaitmal,carilluifallait
travailler à tâtons, et il sentit bientôt qu’il émoussait l’instrument informe contre un grès plus dur. Ilrepoussadoncsonlitetattenditlejour.Avecl’espoir,lapatienceluiétaitrevenue.Toutelanuitilécoutaetentenditlemineurinconnuquicontinuaitsonœuvresouterraine.Lejourvint,legeôlierentra.Dantèsluiditqu’enbuvantlaveilleàmêmelacruche,elleavaitéchappé
à samain et s’était brisée en tombant.Legeôlier alla engrommelant chercher une crucheneuve, sansmêmeprendrelapeined’emporterlesmorceauxdelavieille.Ilrevintuninstantaprès,recommandaplusd’adresseauprisonnieretsortit.Dantèsécoutaavecunejoieindiciblelegrincementdelaserrurequi,chaquefoisqu’elleserefermait
jadis,luiserraitlecœur.Ilécoutas’éloignerlebruitdespas,puisquandcebruitsefutéteint,ilbonditverssacouchettequ’ildéplaça,et,àlalueurdufaiblerayondejourquipénétraitdanssoncachot,putvoirlabesogneinutilequ’ilavaitfaitelanuitprécédente,ens’adressantaucorpsdelapierreaulieudes’adresserauplâtrequientouraitsesextrémités.L’humiditéavaitrenduceplâtrefriable.Dantèsvitavecunbattementdecœurjoyeuxqueceplâtresedétachaitparfragments;cesfragments
étaient presque des atomes, c’est vrai ; mais au bout d’une demi-heure, cependant, Dantès en avaitdétachéunepoignéeàpeuprès.Unmathématicieneûtpucalculerqu’avecdeuxannéesàpeuprèsdecetravail, en supposantqu’onne rencontrâtpoint le roc,onpouvait secreuserunpassagededeuxpiedscarrésetdevingtpiedsdeprofondeur.Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employé à ce travail ces longues heures
successivementécoulées,toujourspluslentes,etqu’ilavaitperduesdansl’espérance,danslaprièreetdansledésespoir.Depuissixansàpeuprèsqu’ilétaitenfermédanscecachot,queltravail,silentqu’ilfût,n’eût-ilpas
achevé!Etcetteidéeluidonnaunenouvelleardeur.En trois jours, il parvint, avec des précautions inouïes, à enlever tout le ciment et àmettre à nu la
pierre:lamurailleétaitfaitedemoellonsaumilieudesquels,pourajouteràlasolidité,avaitprisplacede temps en temps, une pierre de taille. C’était une de ces pierres de taille qu’il avait presquedéchaussée,etqu’ils’agissaitmaintenantd’ébranlerdanssonalvéole.Dantèsessayaavecsesongles,maissesonglesétaientinsuffisantspourcela.Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles se brisaient lorsque Dantès voulait s’en
servirenmanièredelevier.Aprèsuneheuredetentativesinutiles,Dantèssereleva,lasueuretl’angoissesurlefront.Allait-ildoncêtrearrêtéainsidèsledébut,etluifaudrait-ilattendre,inerteetinutile,quesonvoisin
quidesoncôtéselasseraitpeut-être,eûttoutfait!Alors une idée lui passa par l’esprit ; il demeuradebout et souriant ; son front humidede sueur se
séchatoutseul.LegeôlierapportaittouslesjourslasoupedeDantèsdansunecasseroledefer-blanc.Cettecasserole
contenaitsasoupeetcelled’unsecondprisonnier,carDantèsavaitremarquéquecettecasseroleétaitouentièrementpleine,ouàmoitiévide,selonqueleporte-clefscommençaitladistributiondesvivresparluiouparsoncompagnon.Cettecasseroleavaitunmanchedefer ;c’étaitcemanchedeferqu’ambitionnaitDantèsetqu’ileût
payé,sionlesluiavaitdemandéesenéchange,dedixannéesdesavie.Legeôlierversalecontenudecettecasseroledansl’assiettedeDantès.Aprèsavoirmangésasoupe
avecunecuillerdebois,Dantèslavaitcetteassiettequiservaitainsichaquejour.LesoirDantèsposasonassietteàterre,àmi-chemindelaporteàlatable;legeôlierenentrantmitle
piedsurl’assietteetlabrisaenmillemorceaux.Cettefois,iln’yavaitrienàdirecontreDantès:ilavaiteuletortdelaissersonassietteàterre,c’est
vrai,maislegeôlieravaiteuceluidenepasregarderàsespieds.Legeôliersecontentadoncdegrommeler.Puisilregardaautourdeluidansquoiilpouvaitverserlasoupe;lemobilierdeDantèssebornaità
cetteseuleassiette,iln’yavaitpasdechoix.«Laissezlacasserole,ditDantès,vouslareprendrezenm’apportantdemainmondéjeuner.»Ceconseilflattaitlaparessedugeôlier,quin’avaitpasbesoinainsideremonter,deredescendreetde
remonterencore.Illaissalacasserole.Dantèsfrémitdejoie.Cettefois,ilmangeavivementlasoupeetlaviandeque,selonl’habitudedesprisons,onmettaitavec
lasoupe.Puis,aprèsavoirattenduuneheure,pourêtrecertainque legeôliernese raviseraitpoint, ildérangeasonlit,pritsacasserole,introduisitleboutdumancheentrelapierredetailledénuéedesoncimentetlesmoellonsvoisins,etcommençadefairelelevier.UnelégèreoscillationprouvaàDantèsquelabesognevenaitàbien.Eneffet,auboutd’uneheure, lapierreétait tiréedumur,oùellefaisaituneexcavationdeplusd’un
piedetdemidediamètre.Dantèsramassaavecsointoutleplâtre, leportadanslesanglesdesaprison,grattalaterregrisâtre
avecundesfragmentsdesacrucheetrecouvritleplâtredeterre.Puis, voulant mettre à profit cette nuit où le hasard, ou plutôt la savante combinaison qu’il avait
imaginée,avaitremisentresesmainsuninstrumentsiprécieux,ilcontinuadecreuseravecacharnement.Àl’aubedujour,ilreplaçalapierredanssontrou,repoussasonlitcontrelamurailleetsecoucha.Ledéjeunerconsistaitenunmorceaudepain;legeôlierentraetposacemorceaudepainsurlatable.«Ehbien,vousnem’apportezpasuneautreassiette?demandaDantès.–Non,ditleporte-clefs;vousêtesunbrise-tout,vousavezdétruitvotrecruche,etvousêtescauseque
j’aicassévotreassiette;sitouslesprisonniersfaisaientautantdedégâts,legouvernementn’ypourraitpas tenir. On vous laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans ; de cette façon, vous necasserezpasvotreménage,peut-être.»Dantèslevalesyeuxaucieletjoignitsesmainssoussacouverture.Cemorceaudeferquiluirestait
faisait naître dans son cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui avaient jamaiscausé,danssaviepassée,lesplusgrandsbiensquiluiétaientsurvenus.
Seulement, il avait remarqué que, depuis qu’il avait commencé à travailler, lui, le prisonnier netravaillaitplus.N’importe,cen’étaitpasuneraisonpourcessersatâche;sisonvoisinnevenaitpasàlui,c’étaitlui
quiiraitàsonvoisin.Toute la journée il travailla sans relâche ; le soir, il avait,grâceà sonnouvel instrument, tiréde la
murailleplusdedixpoignéesdedébrisdemoellons,deplâtreetdeciment.Lorsquel’heuredelavisitearriva,ilredressadesonmieuxlemanchetordudesacasseroleetremitle
récipient à sa place accoutumée. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et de viande, ouplutôtdesoupeetdepoisson,carcejour-làétaitunjourmaigre,ettroisfoisparsemaineonfaisaitfairemaigre aux prisonniers. Ç’eût été encore unmoyen de calculer le temps, si depuis longtemps Dantèsn’avaitpasabandonnécecalcul.Puis, lasoupeversée, leporte-clefsse retira.Cette fois,Dantèsvouluts’assurersi sonvoisinavait
bienréellementcessédetravailler.Ilécouta.Toutétaitsilencieuxcommependantcestroisjoursoùlestravauxavaientétéinterrompus.Dantèssoupira;ilétaitévidentquesonvoisinsedéfiaitdelui.Cependant,ilnesedécourageapointetcontinuadetravaillertoutelanuit;maisaprèsdeuxoutrois
heuresdelabeur,ilrencontraunobstacle.Lefernemordaitplusetglissaitsurunesurfaceplane.Dantèstouchal’obstacleavecsesmainsetreconnutqu’ilavaitatteintunepoutre.Cettepoutretraversaitouplutôtbarraitentièrementletrouqu’avaitcommencéDantès.Maintenant,ilfallaitcreuserdessusoudessous.Lemalheureuxjeunehommen’avaitpointsongéàcetobstacle.«Oh!monDieu,monDieu!s’écria-t-il, jevousavaiscependant tantprié,quej’espéraisquevous
m’aviez entendu.MonDieu ! aprèsm’avoir ôté la liberté de la vie,monDieu ! aprèsm’avoir ôté lecalmede lamort,monDieu ! quim’avez rappelé à l’existence,monDieu ! ayez pitié demoi, nemelaissezpasmourirdansledésespoir!–QuiparledeDieuetdedésespoirenmêmetemps?»articulaunevoixquisemblaitvenirdedessous
terreetqui,assourdieparl’opacité,parvenaitaujeunehommeavecunaccentsépulcral.Edmondsentitsedressersescheveuxsursatête,etilreculasursesgenoux.«Ah!murmura-t-il,j’entendsparlerunhomme.»Ilyavaitquatreoucinqansqu’Edmondn’avaitentenduparlerquesongeôlier,etpourleprisonnierle
geôliern’estpasunhomme :c’estuneportevivanteajoutéeà saportedechêne ;c’estunbarreaudechairajoutéàsesbarreauxdefer.« Au nom du Ciel ! s’écria Dantès, vous qui avez parlé, parlez encore, quoique votre voix m’ait
épouvanté;quiêtes-vous?–Quiêtes-vousvous-même?demandalavoix.–Unmalheureuxprisonnier,repritDantèsquinefaisait,lui,aucunedifficultéderépondre.–Dequelpays?–Français.–Votrenom?–EdmondDantès.–Votreprofession?–Marin.–Depuiscombiendetempsêtes-vousici?–Depuisle28février1815.–Votrecrime?–Jesuisinnocent.
–Maisdequoivousaccuse-t-on?–D’avoirconspirépourleretourdel’Empereur.–Comment!pourleretourdel’Empereur!l’Empereurn’estdoncplussurletrône?–IlaabdiquéàFontainebleauen1814etaétéreléguéàl’îled’Elbe.Maisvous-même,depuisquel
tempsêtes-vousdoncici,quevousignoreztoutcela?–Depuis1811.»Dantèsfrissonna;cethommeavaitquatreansdeprisondeplusquelui.«C’estbien,necreusezplus,ditlavoixenparlantfortvite;seulementdites-moiàquellehauteurse
trouvel’excavationquevousavezfaite?–Aurasdelaterre.–Commentest-ellecachée?–Derrièremonlit.–A-t-ondérangévotrelitdepuisquevousêtesenprison?–Jamais.–Surquoidonnevotrechambre?–Suruncorridor.–Etlecorridor?–Aboutitàlacour.–Hélas!murmuralavoix.–Oh!monDieu!qu’ya-t-ildonc?s’écriaDantès.–Ilyaquejemesuistrompé,quel’imperfectiondemesdessinsm’aabusé,queledéfautd’uncompas
m’aperdu,qu’uneligned’erreursurmonplanaéquivaluàquinzepiedsenréalité,etquej’aiprislemurquevouscreusezpourceluidelacitadelle!–Maisalorsvousaboutissiezàlamer?–C’étaitcequejevoulais.–Etsivousaviezréussi!–Jemejetaisàlanage,jegagnaisunedesîlesquienvironnentlechâteaud’If,soitl’îledeDaume,soit
l’îledeTiboulen,soitmêmelacôte,etalorsj’étaissauvé.–Auriez-vousdoncpunagerjusque-là?–Dieum’eûtdonnélaforce;etmaintenanttoutestperdu.–Tout?–Oui.Rebouchezvotretrouavecprécaution,netravaillezplus,nevousoccupezderien,etattendezde
mesnouvelles.–Quiêtes-vousaumoins…dites-moiquivousêtes?–Jesuis…jesuis…leno27.–Vousdéfiez-vousdoncdemoi?»demandaDantès.Edmondcrutentendrecommeunrireamerpercerlavoûteetmonterjusqu’àlui.« Oh ! je suis bon chrétien, s’écria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait à
l’abandonner ; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutôt que de laisser entrevoir à vosbourreauxetauxmiensl’ombredelavérité;mais,aunomduCiel,nemeprivezpasdevotreprésence,nemeprivezpasdevotrevoix,ou,jevouslejure,carjesuisauboutdemaforce,jemebriselatêtecontrelamuraille,etvousaurezmamortàvousreprocher.–Quelâgeavez-vous?votrevoixsembleêtrecelled’unjeunehomme.–Jenesaispasmonâge,carjen’aipasmesuréletempsdepuisquejesuisici.Cequejesais,c’est
quej’allaisavoirdix-neufanslorsquej’aiétéarrêté,le18février1815.–Pastoutàfaitvingt-sixans,murmuralavoix.Allons,àcetâgeonn’estpasencoreuntraître.–Oh!non!non!jevouslejure,répétaDantès.Jevousl’aidéjàditetjevousleredis,jemeferai
couperenmorceauxplutôtquedevoustrahir.–Vousavezbienfaitdemeparler;vousavezbienfaitdemeprier,carj’allaisformerunautreplanet
m’éloignerdevous.Maisvotreâgemerassure,jevousrejoindrai,attendez-moi.–Quandcela?–Ilfautquejecalculenoschances;laissez-moivousdonnerlesignal.–Maisvousnem’abandonnerezpas,vousnemelaisserezpasseul,vousviendrezàmoi,ouvousme
permettrezd’alleràvous?Nousfuironsensemble,etsinousnepouvonsfuir,nousparlerons,vousdesgensquevousaimez,moidesgensquej’aime.Vousdevezaimerquelqu’un?–Jesuisseulaumonde.–Alorsvousm’aimerez,moi:sivousêtesjeune,jeseraivotrecamarade;sivousêtesvieuxjeserai
votrefils.J’aiunpèrequidoitavoirsoixante-dixans,s’ilvitencore; jen’aimaisqueluietunejeunefille qu’on appelaitMercédès.Monpèrenem’apasoublié, j’en suis sûr ;mais elleDieu sait si ellepenseencoreàmoi.Jevousaimeraicommej’aimaismonpère.–C’estbien,ditleprisonnier,àdemain.»CepeudeparolesfurentditesavecunaccentquiconvainquitDantès;iln’endemandapasdavantage,
sereleva,pritlesmêmesprécautionspourlesdébristirésdumurqu’ilavaitdéjàprises,etrepoussasonlitcontrelamuraille.Dèslors,Dantèsselaissaallertoutentieràsonbonheur;iln’allaitplusêtreseulcertainement,peut-
êtremême allait-il être libre ; le pis aller, s’il restait prisonnier, était d’avoir un compagnon ; or lacaptivitépartagéen’estplusqu’unedemi-captivité.Lesplaintesqu’onmetencommunsontpresquedesprières;desprièresqu’onfaitàdeuxsontpresquedesactionsdegrâces.Toutelajournée,Dantèsallaetvintdanssoncachot,lecœurbondissantdejoie.Detempsentemps,
cettejoiel’étouffait:ils’asseyaitsursonlit,pressantsapoitrineavecsamain.Aumoindrebruitqu’ilentendaitdanslecorridor,ilbondissaitverslaporte.Unefoisoudeux,cettecraintequ’onleséparâtdecet hommequ’il ne connaissait point, et que cependant il aimait déjà commeun ami, lui passa par lecerveau.Alorsilétaitdécidé:aumomentoùlegeôlierécarteraitsonlit,baisseraitlatêtepourexaminerl’ouverture,illuibriseraitlatêteaveclepavésurlequelétaitposéesacruche.On le condamnerait àmort, il le savait bien ;mais n’allaitil pasmourir d’ennui et de désespoir au
momentoùcebruitmiraculeuxl’avaitrenduàlavie?Lesoir legeôliervint ;Dantèsétait sur son lit,de là il lui semblaitqu’ilgardaitmieux l’ouverture
inachevée.Sansdouteilregardalevisiteurimportund’unœilétrange,carcelui-ciluidit:«Voyons,allez-vousredevenirencorefou?»Dantèsneréponditrien,ilcraignaitquel’émotiondesavoixneletrahît.Legeôlierseretiraensecouantlatête.La nuit arrivée, Dantès crut que son voisin profiterait du silence et de l’obscurité pour renouer la
conversationaveclui,mais ilse trompait ; lanuits’écoulasansqu’aucunbruit répondîtàsafiévreuseattente.Maislelendemain,aprèslavisitedumatin,etcommeilvenaitd’écartersonlitdelamuraille,ilentenditfrappertroiscoupsàintervalleségaux;ilseprécipitaàgenoux.«Est-cevous?dit-il;mevoilà!–Votregeôlierest-ilparti?demandalavoix.–Oui,réponditDantès,ilnereviendraquecesoir,nousavonsdouzeheuresdeliberté.–Jepuisdoncagir?ditlavoix.–Oh!oui,oui,sansretard,àl’instantmême,jevousensupplie.»Aussitôt, laportionde terre sur laquelleDantès, àmoitiéperdudans l’ouverture, appuyait sesdeux
mainssemblacédersouslui;ilserejetaenarrière,tandisqu’unemassedeterreetdepierresdétachéesse précipitait dans un trou qui venait de s’ouvrir au-dessous de l’ouverture que lui-même avait faite ;alors,aufonddecetrousombreetdontilnepouvaitmesurerlaprofondeur,ilvitparaîtreunetête,des
épaulesetenfinunhommetoutentierquisortitavecassezd’agilitédel’excavationpratiquée.
XVI–Unsavantitalien.
Dantès prit dans ses bras ce nouvel ami, si longtemps et si impatiemment attendu, et l’attira vers safenêtre,afinquelepeudejourquipénétraitdanslecachotl’éclairâttoutentier.C’étaitunpersonnagedepetitetaille,auxcheveuxblanchisparlapeineplutôtqueparl’âge,àl’œil
pénétrantcachésousd’épaissourcilsquigrisonnaient,àlabarbeencorenoireetdescendantjusquesursapoitrine : la maigreur de son visage creusé par des rides profondes, la ligne hardie de ses traitscaractéristiques, révélaient un homme plus habitué à exercer ses facultés morales que ses forcesphysiques.Lefrontdunouveauvenuétaitcouvertdesueur.Quand à son vêtement, il était impossible d’en distinguer la forme primitive, car il tombait en
lambeaux.Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu’une certaine vigueur dans les mouvements
annonçâtqu’ilavaitmoinsd’annéespeut-êtrequen’enaccusaitunelonguecaptivité.Ilaccueillitavecunesortedeplaisirlesprotestationsenthousiastesdujeunehomme;sonâmeglacée
sembla,pouruninstant,seréchaufferetsefondreaucontactdecetteâmeardente.Il leremerciadesacordialitéavecunecertainechaleur,quoiquesadéceptioneûtétégrandedetrouverunsecondcachotoùilcroyaitrencontrerlaliberté.«Voyonsd’abord,dit-il,s’ilyamoyendefairedisparaîtreauxyeuxdevosgeôlierslestracesdemon
passage.Toutenotretranquillitéàvenirestdansleurignorancedecequis’estpassé.»Alorsilsepenchaversl’ouverture,pritlapierre,qu’ilsoulevafacilementmalgrésonpoids,etlafit
entrerdansletrou.« Cette pierre a été descellée bien négligemment, dit-il en hochant la tête : vous n’avez donc pas
d’outils?–Etvous,demandaDantèsavecétonnement,enavez-vousdonc?–Jem’ensuisfaitquelques-uns.Exceptéunelime,j’aitoutcequ’ilmefaut,ciseau,pince,levier.–Oh!jeseraiscurieuxdevoircesproduitsdevotrepatienceetdevotreindustrie,ditDantès.–Tenez,voicid’abordunciseau.»Etilluimontraunelameforteetaiguëemmanchéedansunmorceaudeboisdehêtre.«Avecquoiavez-vousfaitcela?ditDantès.–Avecunedesfichesdemonlit.C’estaveccetinstrumentquejemesuiscreusétoutlecheminqui
m’aconduitjusqu’ici;cinquantepiedsàpeuprès.–Cinquantepieds!s’écriaDantèsavecuneespècedeterreur.– Parlez plus bas, jeune homme, parlez plus bas ; souvent il arrive qu’on écoute aux portes des
prisonniers.–Onmesaitseul.–N’importe.–Etvousditesquevousavezpercécinquantepiedspourarriverjusqu’ici?–Oui,telleestàpeuprèsladistancequiséparemachambredelavôtre;seulementj’aimalcalculé
macourbe,fauted’instrumentdegéométriepourdressermonéchelledeproportion;aulieudequarantepiedsd’ellipse,ils’enestrencontrécinquante;jecroyais,ainsiquejevousl’aidit,arriverjusqu’aumurextérieur,percercemuretmejeteràlamer.J’ailongélecorridor,contrelequeldonnevotrechambre,aulieudepasserdessous;toutmontravailestperdu,carcecorridordonnesurunecourpleinedegardes.–C’estvrai,ditDantès;maiscecorridornelongequ’unefacedemachambre,etmachambreena
quatre.–Oui,sansdoute,maisenvoicid’abordunedontlerocherfaitlamuraille;ilfaudraitdixannéesde
travailàdixmineursmunisdetousleursoutilspourpercerlerocher;cetteautredoitêtreadosséeaux
fondationsdel’appartementdugouverneur;noustomberionsdanslescavesquifermentévidemmentàlaclefetnousserionspris;l’autrefacedonne,attendezdonc,oùdonnel’autreface?Cettefaceétaitcelleoùétaitpercéelameurtrièreàtraverslaquellevenaitlejour:cettemeurtrière,
quiallait toujoursense rétrécissant jusqu’aumomentoùelledonnaitentréeau jour,etpar laquelleunenfantn’auraitcertespaspupasser,étaitenoutregarniepartroisrangsdebarreauxdeferquipouvaientrassurersurlacrainted’uneévasionparcemoyenlegeôlierleplussoupçonneux.Etlenouveauvenu,enfaisantcettequestion,traînalatableau-dessousdelafenêtre.«Montezsurcettetable»dit-ilàDantès.Dantèsobéit,montasurlatable,et,devinantlesintentionsdesoncompagnon,appuyaledosaumuret
luiprésentalesdeuxmains.Celuiquis’étaitdonnélenomdunumérodesachambre,etdontDantès ignoraitencore levéritable
nom,montaalorspluslestementquen’eûtpulefaireprésagersonâge,avecunehabiletédechatoudelézard,surlatabled’abord,puisdelatablesurlesmainsdeDantès,puisdesesmainssursesépaules;ainsicourbéendeux,carlavoûteducachotl’empêchaitdeseredresser,ilglissasatêteentrelepremierrangdebarreaux,etputplongeralorsdehautenbas.Uninstantaprès,ilretiravivementlatête.«Oh!oh!dit-il,jem’enétaisdouté.»EtilselaissaglisserlelongducorpsdeDantèssurlatable,etdelatablesautaàterre.«Dequoivousétiez-vousdouté?»demandalejeunehommeanxieux,ensautantàsontourauprèsde
lui.Levieuxprisonnierméditait.«Oui,dit-il,c’estcela;laquatrièmefacedevotrecachotdonnesurunegalerieextérieure,espècede
cheminderondeoùpassentlespatrouillesetoùveillentdessentinelles.–Vousenêtessûr?–J’aivuleshakodusoldatetleboutdesonfusiletjenemesuisretirésivivementquedepeurqu’il
nem’aperçûtmoi-même.–Ehbien?ditDantès.–Vousvoyezbienqu’ilestimpossibledefuirparvotrecachot.–Alors?continualejeunehommeavecunaccentinterrogateur.–Alors,ditlevieuxprisonnier,quelavolontédeDieusoitfaite!»Etuneteintedeprofonderésignations’étenditsurlestraitsduvieillard.Dantès regarda cet homme qui renonçait ainsi et avec tant de philosophie à une espérance nourrie
depuissilongtemps,avecunétonnementmêléd’admiration.«Maintenant,voulez-vousmedirequivousêtes?demandaDantès.–Oh!monDieu,oui,sicelapeutencorevousintéresser,maintenantquejenepuisplusvousêtrebon
àrien.–Vouspouvezêtrebonàmeconsoleretàmesoutenir,carvousmesemblezfortparmilesforts.»L’abbésourittristement.« Je suis l’abbé Faria, dit-il, prisonnier depuis 1811, comme vous le savez, au château d’If ;mais
j’étaisdepuistroisansrenfermédanslaforteressedeFenestrelle.En1811,onm’atransféréduPiémontenFrance.C’est alorsque j’ai apprisque ladestinée,qui, à cette époque, lui semblait soumise, avaitdonné un fils àNapoléon, et que ce fils au berceau avait été nommé roi deRome. J’étais loin demedouteralorsdecequevousm’avezdittoutàl’heure:c’estque,quatreansplustard,lecolosseseraitrenversé.QuirègnedoncenFrance?Est-ceNapoléonII?–Non,c’estLouisXVIII.–LouisXVIII,lefrèredeLouisXVI,lesdécretsducielsontétrangesetmystérieux.Quelleadoncété
l’intentionde laProvidenceenabaissant l’hommequ’elle avait élevéet enélevant celuiqu’elle avait
abaissé?»Dantèssuivaitdesyeuxcethommequioubliaituninstantsapropredestinéepoursepréoccuperainsi
desdestinéesdumonde.«Oui,oui,continua-t-il,c’estcommeenAngleterre :aprèsCharles Ier,Cromwell,aprèsCromwell,
Charles II,etpeut-êtreaprèsJacques II,quelquegendre,quelqueparent,quelqueprinced’Orange ;unstathouderqui se fera roi ;etalorsdenouvellesconcessionsaupeuple,alorsuneconstitutionalors laliberté!Vousverrezcela,jeunehomme,dit-ilenseretournantversDantès,etenleregardantavecdesyeuxbrillantsetprofonds,commeendevaientavoirlesprophètes.Vousêtesencored’âgeàlevoir,vousverrezcela.–Oui,sijesorsd’ici.–Ahc’estjuste,ditl’abbéFaria.Noussommesprisonniers;ilyadesmomentsoùjel’oublie,etoù,
parcequemesyeuxpercentlesmuraillesquim’enferment,jemecroisenliberté.–Maispourquoiêtes-vousenfermé,vous?–Moi ? parce que j’ai rêvé en 1807 le projet queNapoléon a voulu réaliser en 1811 ; parce que,
commeMachiavel,aumilieudetouscesprincipiculesquifaisaientdel’Italieunniddepetitsroyaumestyranniquesetfaibles,j’aivouluungrandetseulempire,compactetfort:parcequej’aicrutrouvermonCésarBorgiadansunniaiscouronnéquiafaitsemblantdemecomprendrepourmemieuxtrahir.C’étaitleprojetd’AlexandreVIetdeClémentVII;iléchoueratoujours,puisqu’ilsl’ontentreprisinutilementetqueNapoléonn’apul’achever;décidémentl’Italieestmaudite!»Etlevieillardbaissalatête.Dantèsnecomprenaitpascommentunhommepouvait risquersaviepourdepareils intérêts ; il est
vrai que s’il connaissait Napoléon pour l’avoir vu et lui avoir parlé, il ignorait complètement, enrevanche,cequec’étaientqueClémentVIIetAlexandreVI.« N’êtes-vous pas, dit Dantès, commençant à partager l’opinion de son geôlier, qui était l’opinion
généraleauchâteaud’If,leprêtrequel’oncroit…malade?–Quel’oncroitfou,vousvoulezdire,n’est-cepas?–Jen’osais,ditDantèsensouriant.–Oui,oui,continuaFariaavecunrireamer;oui,c’estmoiquipassepourfou;c’estmoiquidivertis
depuissilongtempsleshôtesdecetteprison,etquiréjouiraislespetitsenfants,s’ilyavaitdesenfantsdansleséjourdeladouleursansespoir.»Dantèsdemeurauninstantimmobileetmuet.«Ainsi,vousrenoncezàfuir?luidit-il.–Jevoislafuiteimpossible;c’estserévoltercontreDieuquedetentercequeDieuneveutpasqui
s’accomplisse.–Pourquoivousdécourager?ceseraittropdemanderaussiàlaProvidencequedevouloirréussirdu
premiercoup.Nepouvez-vouspasrecommencerdansunautresenscequevousavezfaitdanscelui-ci?–Mais savez-vous ce que j’ai fait, pour parler ainsi de recommencer ? Savez-vous qu’ilm’a fallu
quatreanspourfairelesoutilsquejepossède?Savez-vousquedepuisdeuxansjegratteetcreuseuneterredurecommelegranit?Savez-vousqu’ilm’afalludéchausserdespierresqu’autrefoisjen’auraispas crupouvoir remuer, quedes journées tout entières se sontpasséesdans ce labeur titanique et queparfois,lesoir,j’étaisheureuxquandj’avaisenlevéunpoucecarrédecevieuxciment,devenuaussidurquelapierreelle-même?Savez-vous,savez-vousquepour loger toutecette terreet toutescespierresquej’enterrais,ilm’afallupercerlavoûted’unescalier,dansletambourduqueltouscesdécombresontététouràtourensevelis,sibienqu’aujourd’huiletambourestplein,etquejenesauraisplusoùmettreunepoignéedepoussière?Savez-vous,enfin,quejecroyaistoucheraubutdetousmestravaux,quejemesentaisjustelaforced’accomplircettetâche,etquevoilàqueDieunonseulementreculecebut,maisletransportejenesaisoù?Ah!jevousledis,jevouslerépète,jeneferaiplusriendésormaispour
essayerdereconquérirmaliberté,puisquelavolontédeDieuestqu’ellesoitperdueàtoutjamais.»Edmondbaissalatêtepournepasavoueràcethommequelajoied’avoiruncompagnonl’empêchait
decompatir,commeileûtdû,àladouleurqu’éprouvaitleprisonnierden’avoirpusesauver.L’abbéFariaselaissaallersurlelitd’Edmond,etEdmondrestadebout.Lejeunehommen’avaitjamaissongéàlafuite.Ilyadeceschosesquisemblenttellementimpossibles
qu’on n’a pasmême l’idée de les tenter et qu’on les évite d’instinct.Creuser cinquante pieds sous laterre,consacreràcetteopérationuntravaildetroisanspourarriver,sionréussit,àunprécipicedonnantà pic sur lamer ; se précipiter de cinquante, de soixante, de cent pieds peut-être, pour s’écraser, entombant,latêtesurquelquerocher,silaballedessentinellesnevousapointdéjàtuéauparavant;êtreobligé,sil’onéchappeàtouscesdangers,defaireennageantunelieue,c’enétaittroppourqu’onneserésignâtpoint,etnousavonsvuqueDantèsavaitfaillipoussercetterésignationjusqu’àlamort.Maismaintenantquelejeunehommeavaitvuunvieillardsecramponneràlavieavectantd’énergieet
luidonnerl’exempledesrésolutionsdésespérées,ilsemitàréfléchiretàmesurersoncourage.Unautreavaittentécequ’iln’avaitpasmêmeeul’idéedefaire;unautre,moinsjeune,moinsfort,moinsadroitque lui, s’étaitprocuré,à forced’adresseetdepatience, tous les instrumentsdont ilavaitbesoinpourcetteincroyableopération,qu’unemesuremalpriseavaitpuseulefaireéchouer:unautreavaitfaittoutcela,rienn’étaitdoncimpossibleàDantès:Fariaavaitpercécinquantepieds,ilenperceraitcent,Faria,àcinquanteans, avaitmis trois ansà sonœuvre ; iln’avaitque lamoitiéde l’âgedeFaria, lui, il enmettraitsix;Faria,abbé,savant,hommed’Église,n’avaitpascraintderisquerlatraverséeduchâteaud’Ifàl’îledeDaume,deRatonneauoudeLemaire;lui,Edmondlemarin,lui,Dantèslehardiplongeur,quiavaitétésisouventchercherunebranchedecorailaufonddelamer,hésiterait-ildoncàfaireunelieueennageant?quefallait-ilpourfaireunelieueennageant?uneheure?Ehbien,n’était-ildoncpasrestédesheuresentièresàlamersansreprendrepiedsurlerivage!Non,non,Dantèsn’avaitbesoinqued’êtreencouragéparunexemple.Toutcequ’unautreafaitouauraitpufaire,Dantèslefera.Lejeunehommeréfléchituninstant.«J’aitrouvécequevouscherchiez»,dit-ilauvieillard.Fariatressaillit.« Vous ? dit-il, et en relevant la tête d’un air qui indiquait que si Dantès disait la vérité, le
découragementdesoncompagnonneseraitpasdelonguedurée;vous,voyons,qu’avez-voustrouvé?–Lecorridorquevousavezpercépourvenirdechezvousicis’étenddanslemêmesensquelagalerie
extérieure,n’est-cepas?–Oui.–Ildoitn’enêtreéloignéqued’unequinzainedepas?–Toutauplus.–Ehbien,verslemilieuducorridornousperçonsuncheminformantcommelabranched’unecroix.
Cette fois, vous prenezmieux vosmesures.Nous débouchons sur la galerie extérieure.Nous tuons lasentinelleetnousnousévadons.Ilnefaut,pourqueceplanréussisse,queducourage,vousenavez;quedelavigueur,jen’enmanquepas.Jeneparlepasdelapatience,vousavezfaitvospreuvesetjeferailesmiennes.–Un instant, répondit l’abbé ; vous n’avez pas su,mon cher compagnon, de quelle espèce estmon
courage,etquelemploijecomptefairedemaforce.Quandàlapatience,jecroisavoirétéassezpatientenrecommençantchaquematinlatâchedelanuit,etchaquenuitlatâchedujour.Maisalorsécoutez-moibien, jeunehomme,c’estqu’ilmesemblaitque je servaisDieu,endélivrantunede sescréaturesqui,étantinnocente,n’avaitpuêtrecondamnée.– Eh bien, demanda Dantès, la chose n’en est-elle pas au même point, et vous êtes-vous reconnu
coupabledepuisquevousm’avezrencontré,dites?–Non,mais jeneveuxpas ledevenir. Jusqu’ici jecroyaisn’avoiraffairequ’auxchoses,voilàque
vousmeproposezd’avoiraffaireauxhommes.J’aipupercerunmuretdétruireunescalier,maisjeneperceraipasunepoitrineetnedétruiraipasuneexistence.»Dantèsfitunlégermouvementdesurprise.«Comment,dit-il,pouvantêtrelibre,vousseriezretenuparunsemblablescrupule?–Mais,vous-même,ditFaria,pourquoin’avez-vouspasunsoirassommévotregeôlieraveclepiedde
votretable,revêtuseshabitsetessayédefuir?–C’estquel’idéenem’enestpasvenue,ditDantès.–C’estquevousavezunetellehorreurinstinctivepourunpareilcrime,unetellehorreurquevousn’y
avezpasmêmesongé,repritlevieillard;cardansleschosessimplesetpermisesnosappétitsnaturelsnousavertissentquenousnedévionspasdelalignedenotredroit.Letigre,quiverselesangparnature,dontc’estl’état,ladestination,n’abesoinqued’unechose,c’estquesonodoratl’avertissequ’ilauneproieàsaportée.Aussitôt,ilbonditverscetteproie,tombedessusetladéchire.C’estsoninstinct,etilyobéit.Maisl’homme,aucontraire,répugneausang;cenesontpointlesloissocialesquirépugnentaumeurtre,cesontlesloisnaturelles.»Dantèsrestaconfondu:c’était,eneffet,l’explicationdecequis’étaitpasséàsoninsudanssonesprit
ouplutôtdanssonâme,carilyadespenséesquiviennentdelatête,etd’autresquiviennentducœur.«Etpuis,continuaFaria,depuistantôtdouzeansquejesuisenprison, j’airepassédansmonesprit
toutes lesévasionscélèbres. Jen’aivu réussirque rarement lesévasions.Lesévasionsheureuses, lesévasions couronnées d’un plein succès, sont les évasionsméditées avec soin et lentement préparées ;c’est ainsi que le duc deBeaufort s’est échappé du château deVincennes ; l’abbéDubuquoi duFort-l’Évêque, et Latude de la Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut offrir : celles-là sont lesmeilleures;attendonsuneoccasion,croyez-moi,etsicetteoccasionseprésente,profitons-en.–Vousavezpuattendre,vous,ditDantèsensoupirant;celongtravailvousfaisaituneoccupationde
touslesinstants,etquandvousn’aviezpasvotretravailpourvousdistraire,vousaviezvosespérancespourvousconsoler.–Puis,ditl’abbé,jenem’occupaispointqu’àcela.–Quefaisiez-vousdonc?–J’écrivaisouj’étudiais.–Onvousdonnedoncdupapier,desplumes,del’encre?–Non,ditl’abbé,maisjem’enfais.–Vousvousfaitesdupapier,desplumesetdel’encre?s’écriaDantès.–Oui.»Dantèsregardacethommeavecadmiration;seulement,ilavaitencorepeineàcroirecequ’ildisait.
Farias’aperçutdecelégerdoute.«Quandvousviendrezchezmoi,luidit-il,jevousmontreraiunouvrageentier,résultatdespensées,
des recherchesetdes réflexionsde toutemavie,que j’avaisméditéà l’ombreduColiséeàRome,aupieddelacolonneSaint-MarcàVenise,surlesbordsdel’ArnoàFlorence,etquejenemedoutaisguèrequ’unjourmesgeôliersmelaisseraientleloisird’exécuterentrelesquatremursduchâteaud’If.C’estunTraitésurlapossibilitéd’unemonarchiegénéraleenItalie.Ceferaungrandvolumein-quarto.–Etvousl’avezécrit?–Surdeuxchemises.J’aiinventéunepréparationquirendlelingelisseetunicommeleparchemin.–Vousêtesdoncchimiste.–Unpeu.J’aiconnuLavoisieretjesuisliéavecCabanis.–Mais,pourunpareilouvrage,ilvousafallufairedesrechercheshistoriques.Vousaviezdoncdes
livres?–ÀRome,j’avaisàpeuprèscinqmillevolumesdansmabibliothèque.Àforcedeleslireetdeles
relire, j’ai découvert qu’avec cent cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le résumé complet des
connaissanceshumaines,dumoinstoutcequ’ilestutileàunhommedesavoir.J’aiconsacrétroisannéesdemavieà lireetàrelirecescentcinquantevolumes,desortequeje lessavaisàpeuprèsparcœurlorsquej’aiétéarrêté.Dansmaprison,avecunlégereffortdemémoire, jemelessuisrappeléstoutàfait.Ainsipourrais-jevousréciterThucydide,Xénophon,Plutarque,Tite-Live,Tacite,Strada,Jornandès,Dante,Montaigne,Shakespeare,Spinosa,MachiaveletBossuet.Jenevouscitequelesplusimportants.–Maisvoussavezdoncplusieurslangues?–Jeparlecinqlanguesvivantes,l’allemand,lefrançais,l’italien,l’anglaisetl’espagnol;àl’aidedu
grecancienjecomprendslegrecmoderne;seulementjeleparlemal,maisjel’étudieencemoment.–Vousl’étudiez?ditDantès.–Oui, jeme suis fait un vocabulaire desmots que je sais, je les ai arrangés, combinés, tournés et
retournés,de façonqu’ilspuissentmesuffirepourexprimermapensée. Jesaisàpeuprèsmillemots,c’est tout ce qu’ilme faut à la rigueur, quoiqu’il y en ait centmille, je crois, dans les dictionnaires.Seulement,jeneseraipaséloquent,maisjemeferaicomprendreàmerveilleetcelamesuffit.»Deplus enplus émerveillé,Edmond commençait à trouver presque surnaturelles les facultés de cet
hommeétrange;ilvoulutletrouverendéfautsurunpointquelconque,ilcontinua:« Mais si l’on ne vous a pas donné de plumes, dit-il avec quoi avez-vous pu écrire ce traité si
volumineux?– Je m’en suis fait d’excellentes, et que l’on préférerait aux plumes ordinaires si la matière était
connue,aveclescartilagesdestêtesdecesénormesmerlansquel’onnoussertquelquefoispendantlesjours maigres. Aussi vois-je toujours arriver les mercredis, les vendredis et les samedis avec grandplaisir,carilsmedonnentl’espéranced’augmentermaprovisiondeplumes,etmestravauxhistoriquessont,jel’avoue,maplusdouceoccupation.Endescendantdanslepassé,j’oublieleprésent;enmarchantlibreetindépendantdansl’histoire,jenemesouviensplusquejesuisprisonnier.–Maisdel’encre?ditDantès,avecquoivousêtes-vousfaitdel’encre?–Ilyavaitautrefoisunecheminéedansmoncachot,ditFaria;cettecheminéeaétébouchéequelque
temps avant mon arrivée, sans doute, mais pendant de longues années on y avait fait du feu : toutl’intérieurenestdonctapissédesuie.Jefaisdissoudrecettesuiedansuneportionduvinqu’onmedonnetouslesdimanches,celamefournitdel’encreexcellente.Pourlesnotesparticulières,etquiontbesoind’attirerlesyeux,jemepiquelesdoigtsetj’écrisavecmonsang.–Etquandpourrai-jevoirtoutcela?demandaDantès.–Quandvousvoudrez,réponditFaria.–Oh!toutdesuite!s’écrialejeunehomme.–Suivez-moidonc»,ditl’abbé.Etilrentradanslecorridorsouterrainoùildisparut.Dantèslesuivit.
XVII–Lachambredel’abbé.
Après avoir passé en se courbant, mais cependant avec assez de facilité, par le passage souterrain,Dantèsarrivaàl’extrémitéopposéeducorridorquidonnaitdanslachambredel’abbé.Là,lepassageserétrécissaitetoffraitàpeinel’espacesuffisantpourqu’unhommepûtseglisserenrampant.Lachambredel’abbéétaitdallée;c’étaitensoulevantunedecesdallesplacéedanslecoinleplusobscurqu’ilavaitcommencélalaborieuseopérationdontDantèsavaitvulafin.À peine entré et debout, le jeune homme examina cette chambre avec grande attention.Au premier
aspect,elleneprésentaitriendeparticulier.«Bon,ditl’abbé,iln’estquemidiunquart,etnousavonsencorequelquesheuresdevantnous.»Dantès regarda autour de lui, cherchant à quelle horloge l’abbé avait pu lire l’heure d’une façon si
précise.«Regardezcerayondujourquivientparmafenêtre,ditl’abbé,etregardezsurlemurleslignesque
j’ai tracées.Grâceàces lignes,qui sont combinéesavec ledoublemouvementde la terre et l’ellipsequ’elledécritautourdusoleil,jesaisplusexactementl’heurequesij’avaisunemontre,carunemontresedérange,tandisquelesoleiletlaterrenesedérangentjamais.»Dantès n’avait rien compris à cette explication, il avait toujours cru, en voyant le soleil se lever
derrièrelesmontagnesetsecoucherdanslaMéditerranéequec’étaitluiquimarchaitetnonlaterre.Cedoublemouvementduglobequ’ilhabitait,etdontcependantilnes’apercevaitpas,luisemblaitpresqueimpossible ; dans chacune des paroles de son interlocuteur, il voyait des mystères de science aussiadmirablesàcreuserquecesminesd’oretdediamantsqu’ilavaitvisitéesdansunvoyagequ’ilavaitfaitpresqueenfantencoreàGuzarateetàGolconde.«Voyons,dit-ilàl’abbé,j’aihâted’examinervostrésors.»L’abbé alla vers la cheminée, déplaça avec le ciseau qu’il tenait toujours à la main la pierre qui
formait autrefois l’âtre et qui cachait une cavité assez profonde ; c’était dans cette cavité qu’étaientrenferméstouslesobjetsdontilavaitparléàDantès.«Quevoulez-vousvoird’abord?luidemanda-t-il.–Montrez-moivotregrandouvragesurlaroyautéenItalie.»Fariatiradel’armoireprécieusetroisouquatrerouleauxdelingetournéssureux-mêmes,commedes
feuillesdepapyrus:c’étaientdesbandesdetoile,largesdequatrepoucesàpeuprèsetlonguesdedix-huit.Cesbandes,numérotées,étaientcouvertesd’uneécriturequeDantèsputlire,carellesétaientécritesdanslalanguematernelledel’abbé,c’est-à-direenitalien,idiomequ’ensaqualitédeProvençalDantèscomprenaitparfaitement.«Voyez,luidit-il,toutestlà;ilyahuitjoursàpeuprèsquej’aiécritlemotFinaubasdelasoixante-
huitièmebande.Deuxdemeschemiseset tout ceque j’avaisdemouchoirsy sontpassé ; si jamais jeredevienslibreetqu’ilsetrouvedanstoutel’Italieunimprimeurquiosem’imprimer,maréputationestfaite.–Oui,réponditDantès,jevoisbien.Etmaintenant,montrez-moidonc,jevousprie,lesplumesavec
lesquellesaétéécritcetouvrage.–Voyez»,ditFaria.Et ilmontraau jeunehommeunpetitbâton longdesixpouces,groscommele
manched’unpinceau,auboutetautourduquelétaitliéparunfilundecescartilages,encoretachéparl’encre,dont l’abbéavaitparléàDantès ; ilétaitallongéenbecet fenducommeuneplumeordinaire.Dantès l’examina, cherchant des yeux l’instrument avec lequel il avait pu être taillé d’une façon sicorrecte.«Ah!oui,ditFaria,lecanif,n’est-cepas?C’estmonchef-d’œuvre;jel’aifait,ainsiquelecouteau
quevoici,avecunvieuxchandelierdefer.»
Lecanifcoupaitcommeunrasoir.Quantaucouteau,ilavaitcetavantagequ’ilpouvaitservirtoutàlafoisdecouteauetdepoignard.Dantèsexaminacesdifférentsobjetsaveclamêmeattentionque,danslesboutiquesdecuriositésdeMarseille,ilavaitexaminéparfoiscesinstrumentsexécutéspardessauvagesetrapportésdesmersduSudparlescapitainesaulongcours.«Quantàl’encre,ditFaria,voussavezcommentjeprocède;jelafaisàmesurequej’enaibesoin.–Maintenant,jem’étonned’unechose,ditDantès,c’estquelesjoursvousaientsuffipourtoutecette
besogne.–J’avaislesnuits,réponditFaria.–Lesnuits!êtes-vousdoncdelanaturedeschatsetvoyez-vousclairpendantlanuit?–Non;maisDieuadonnéàl’hommel’intelligencepourvenirenaideàlapauvretédesessens:jeme
suisprocurédelalumière.–Commentcela?–Delaviandequ’onm’apportejeséparelagraisse,jelafaisfondreetj’entireuneespèced’huile
compacte.Tenez,voilàmabougie.»Et l’abbémontra àDantès une espèce de lampion, pareil à ceux qui servent dans les illuminations
publiques.«Maisdufeu?–Voicideuxcaillouxetdulingebrûlé.–Maisdesallumettes?–J’aifeintunemaladiedepeau,etj’aidemandédusouffre,quel’onm’aaccordé.»Dantèsposalesobjetsqu’iltenaitsurlatableetbaissalatête,écrasésouslapersévéranceetlaforce
decetesprit.«Cen’estpastout,continuaFaria;carilnefautpasmettretoussestrésorsdansuneseulecachette;
refermonscelle-ci.»Ilsposèrentladalleàsaplace;l’abbésemaunpeudepoussièredessus,ypassasonpiedpourfaire
disparaîtretoutetracedesolutiondecontinuité,s’avançaverssonlitetledéplaça.Derrièrelechevet,cachéparunepierrequilerefermaitavecuneherméticitépresqueparfaite,étaitun
trou,etdanscetrouuneéchelledecordelonguedevingt-cinqàtrentepieds.Dantèsl’examina:elleétaitd’unesoliditéàtouteépreuve.«Quivousafournilacordenécessaireàcemerveilleuxouvrage?demandaDantès.–D’abordquelqueschemisesquej’avais,puislesdrapsdemonlitque,pendanttroisansdecaptivité
àFenestrelle, j’aieffilés.Quandonm’a transportéauchâteaud’If, j’ai trouvémoyend’emporteravecmoiceteffilé;ici,j’aicontinuélabesogne.–Maisnes’apercevait-onpasquelesdrapsdevotrelitn’avaientplusd’ourlet?–Jelesrecousais.–Avecquoi?–Aveccetteaiguille.»Et l’abbé, ouvrant un lambeau de ses vêtements,montra àDantès une arête longue, aiguë et encore
enfilée,qu’ilportaitsurlui.«Oui,continuaFaria,j’avaisd’abordsongéàdescellercesbarreauxetàfuirparcettefenêtre,quiest
un peu plus large que la vôtre, comme vous voyez, et que j’eusse élargie encore aumoment demonévasion;maisjemesuisaperçuquecettefenêtredonnaitsurunecourintérieure,etj’airenoncéàmonprojet comme trop chanceux.Cependant, j’ai conservé l’échelle pour une circonstance imprévue, pourunedecesévasionsdontjevousparlais,etquelehasardprocure.»Dantèstoutenayantl’aird’examinerl’échelle,pensaitcettefoisàautrechose;uneidéeavaittraversé
son esprit. C’est que cet homme, si intelligent, si ingénieux, si profond, verrait peut-être clair dansl’obscuritédesonpropremalheur,oùjamaislui-mêmen’avaitrienpudistinguer.
«À quoi songez-vous ? demanda l’abbé en souriant, et prenant l’absorbement de Dantès pour uneadmirationportéeauplushautdegré.–Jepenseàunechosed’abord,c’està lasommeénormed’intelligencequ’ilvousa falludépenser
pourarriveraubutoùvousêtesparvenu;qu’eussiez-vousdoncfaitlibre?–Rien, peut-être : ce trop-plein demon cerveau se fût évaporé en futilités. Il faut lemalheur pour
creusercertainesminesmystérieusescachéesdansl’intelligencehumaine;ilfautlapressionpourfaireéclaterlapoudre.Lacaptivitéaréunisurunseulpointtoutesmesfacultésflottantesçàetlà;ellessesontheurtéesdansunespaceétroit;et,vouslesavez,duchocdesnuagesrésultel’électricité,del’électricitél’éclair,del’éclairlalumière.–Non,jenesaisrien,ditDantès,abattuparsonignorance;unepartiedesmotsquevousprononcez
sontpourmoidesmotsvidesdesens;vousêtesbienheureuxd’êtresisavant,vous!»L’abbésourit.«Vouspensiezàdeuxchoses,disiez-voustoutàl’heure?–Oui.–Etvousnem’avezfaitconnaîtrequelapremière;quelleestlaseconde?–Lasecondeestquevousm’avezracontévotrevie,etquevousneconnaissezpaslamienne.–Votrevie,jeunehomme,estbiencourtepourrenfermerdesévénementsdequelqueimportance.–Ellerenfermeunimmensemalheur,ditDantès;unmalheurquejen’aipasmérité ;et jevoudrais,
pourneplusblasphémerDieucommejel’aifaitquelquefois,pouvoirm’enprendreauxhommesdemonmalheur.–Alors,vousvousprétendezinnocentdufaitqu’onvousimpute?–Complètementinnocent,surlatêtedesdeuxseulespersonnesquimesontchères,surlatêtedemon
pèreetdeMercédès.–Voyons,dit l’abbéen refermant sacachette et en repoussant son lit à saplace, racontez-moidonc
votrehistoire.»Dantèsalorsracontacequ’ilappelaitsonhistoire,etquisebornaitàunvoyagedansl’Indeetàdeux
oùtroisvoyagesdansleLevant;enfin,ilenarrivaàsadernièretraversée,àlamortducapitaineLeclèreaupaquetremisparluipourlegrandmaréchal,àl’entrevuedugrandmaréchal,àlalettreremiseparluietadresséeàunM.Noirtier;enfinàsonarrivéeàMarseille,àsonentrevueavecsonpère,àsesamoursavecMercédès,aurepasdesesfiançailles,àsonarrestation,àsoninterrogatoire,àsaprisonprovisoireaupalaisdejustice,enfinàsaprisondéfinitiveauchâteaud’If.Arrivélà,Dantèsnesavaitplusrien,pasmêmeletempsqu’ilyétaitrestéprisonnier.Lerécitachevé,l’abbéréfléchitprofondément.«Ilya,dit-ilauboutd’uninstant,unaxiomededroitd’unegrandeprofondeur,etquienrevientàce
quejevousdisaistoutàl’heure,c’estqu’àmoinsquelapenséemauvaisenenaisseavecuneorganisationfaussée, lanaturehumaine répugneau crime.Cependant, la civilisationnous adonnédesbesoins, desvices,desappétitsfacticesquiontparfoisl’influencedenousfaireétouffernosbonsinstinctsetquinousconduisentaumal.Delàcettemaxime:Sivousvoulezdécouvrirlecoupable,cherchezd’abordceluiàquilecrimecommispeutêtreutile!Àquivotredisparitionpouvait-elleêtreutile?–Àpersonne,monDieu!j’étaissipeudechose.–Nerépondezpasainsi,carlaréponsemanqueàlafoisdelogiqueetdephilosophie;toutestrelatif,
moncherami,depuisleroiquigênesonfutursuccesseur,jusqu’àl’employéquigênelesurnuméraire:sileroimeurt, lesuccesseurhériteunecouronne;si l’employémeurt, lesurnumérairehéritedouzecentslivresd’appointements.Cesdouzecents livresd’appointements,c’est sa listecivileà lui ; ils lui sontaussi nécessaires pour vivre que les douze millions d’un roi. Chaque individu, depuis le plus basjusqu’auplushautdegrédel’échellesociale,groupeautourdeluitoutunpetitmonded’intérêts,ayantsestourbillonsetsesatomescrochus,commelesmondesdeDescartes.Seulement,cesmondesvonttoujours
s’élargissantàmesurequ’ilsmontent.C’estunespiralerenverséeetquisetientsurlapointeparunjeud’équilibre.Revenons-endoncàvotremondeàvous.VousalliezêtrenommécapitaineduPharaon?–Oui.–Vousalliezépouserunebellejeunefille?–Oui.–Quelqu’unavait-ilintérêtàcequevousnedevinssiezpascapitaineduPharaon?Quelqu’unavait-il
intérêtàcequevousn’épousassiezpasMercédès?Répondezd’abordàlapremièrequestion,l’ordreestla clef de tous les problèmes.Quelqu’un avait-il intérêt à ce quevous ne devinssiez pas capitaine duPharaon?–Non;j’étaisfortaiméàbord.Silesmatelotsavaientpuélireunchef,jesuissûrqu’ilsm’eussent
élu. Un seul homme avait quelquemotif dem’en vouloir : j’avais eu, quelque temps auparavant, unequerelleaveclui,etjeluiavaisproposéunduelqu’ilavaitrefusé.–Allonsdonc?Cethomme,commentsenomma-t-il?–Danglars.–Qu’était-ilàbord?–Agentcomptable.–Sivousfussiezdevenucapitaine,l’eussiez-vousconservédanssonposte?– Non, si la chose eût dépendu de moi, car j’avais cru remarquer quelques infidélités dans ses
comptes.–Bien.Maintenantquelqu’una-t-ilassistéàvotredernierentretienaveclecapitaineLeclère?–Non,nousétionsseuls.–Quelqu’una-t-ilpuentendrevotreconversation?–Oui,carlaporteétaitouverte;etmême…attendez…oui,ouiDanglarsestpasséjusteaumomentoù
lecapitaineLeclèremeremettaitlepaquetdestinéaugrandmaréchal.–Bon,fitl’abbé,noussommessurlavoie.Avez-vousamenéquelqu’unavecvousàterrequandvous
avezrelâchéàl’îled’Elbe?–Personne.–Onvousaremisunelettre?–Oui,legrandmaréchal.–Cettelettre,qu’enavez-vousfait?–Jel’aimisedansmonportefeuille.–Vous aviez donc votre portefeuille sur vous ?Comment un portefeuille devant contenir une lettre
officiellepouvait-iltenirdanslapoched’unmarin?–Vousavezraison,monportefeuilleétaitàbord.–Cen’estdoncqu’àbordquevousavezenfermélalettredansleportefeuille?–Oui.–DePorto-Ferrajoàbordqu’avez-vousfaitdecettelettre?–Jel’aitenueàlamain.–QuandvousêtesremontésurlePharaon,chacunadoncpuvoirquevousteniezunelettre?–Oui.–Danglarscommelesautres?–Danglarscommelesautres.–Maintenant,écoutezbien;réunisseztousvossouvenirs:vousrappelez-vousdansquelstermesétait
rédigéeladénonciation?–Oh!oui,jel’aireluetroisfois,etchaqueparoleenestrestéedansmamémoire.–Répétez-la-moi.»Dantèsserecueillituninstant.
«Lavoici,dit-il,textuellement:«M.leprocureurduroiestprévenuparunamidutrôneetdelareligionquelenomméEdmond
Dantès, second du navire lePharaon, arrivé cematin de Smyrne, après avoir touché àNaples et àPorto-Ferrajo,aétéchargéparMuratd’unpaquetpourl’usurpateur,etparl’usurpateurd’unelettrepourlecomitébonapartistedeParis.«Onauralapreuvedesoncrimeenl’arrêtant,caronretrouveracettelettresurlui,ouchezson
père,oudanssacabineàbordduPharaon.»L’abbéhaussalesépaules.«C’estclaircommelejour,dit-il,ilfautquevousayezeulecœurbiennaïfetbienbonpourn’avoir
pasdevinélachosetoutd’abord.–Vouscroyez?s’écriaDantès.Ah!ceseraitbieninfâme!–Quelleétaitl’écritureordinairedeDanglars?–Unebellecursive.–Quelleétaitl’écrituredelalettreanonyme.–Uneécriturerenversée.»L’abbésourit.«Contrefaite,n’est-cepas?–Bienhardiepourêtrecontrefaite.–Attendez»,dit-il.Ilpritsaplume,ouplutôtcequ’ilappelaitainsi,latrempadansl’encreetécrivitdelamaingauche,
surunlingepréparéàceteffet,lesdeuxoutroispremièreslignesdeladénonciation.Dantèsreculaetregardapresqueavecterreurl’abbé.«Oh!c’estétonnant,s’écria-t-il,commecetteécritureressemblaitàcelle-ci.–C’estqueladénonciationavaitétéécritedelamaingauche.J’aiobservéunechose,continual’abbé.–Laquelle?–C’estque toutes les écritures tracéesde lamaindroite sontvariées, c’estque toutes les écritures
tracéesdelamaingaucheseressemblent.–Vousavezdonctoutvu,toutobservé?–Continuons.–Oh!oui,oui.–Passonsàlasecondequestion.–J’écoute.–Quelqu’unavaitilintérêtàcequevousn’épousassiezpasMercédès?–Oui!unjeunehommequil’aimait.–Sonnom?–Fernand.–C’estunnomespagnol?–IlétaitCatalan.–Croyez-vousquecelui-ciétaitcapabled’écrirelalettre?–Non!celui-cim’eûtdonnéuncoupdecouteau.Voilàtout.–Oui,c’estdanslanatureespagnole:unassassinat,oui,unelâcheté,non.–D’ailleurs,continuaDantès,ilignoraittouslesdétailsconsignésdansladénonciation.–Vousnelesaviezdonnésàpersonne?Pasmêmeàvotremaîtresse?–Pasmêmeàmafiancée.–C’estDanglars.–Oh!maintenantj’ensuissûr.–Attendez…Danglarsconnaissait-ilFernand?
–Non…si…Jemerappelle…–Quoi?– La surveille de mon mariage je les ai vu attablés ensemble sous la tonnelle du père Pamphile.
Danglarsétaitamicaletrailleur,Fernandétaitpâleettroublé.–Ilsétaientseuls?–Non,ilsavaientaveceuxuntroisièmecompagnon,bienconnudemoi,quisansdouteleuravaitfait
faireconnaissance,untailleurnomméCaderousse;maiscelui-ciétaitdéjàivre.Attendez…attendez…Commentnemesuis-jepasrappelécela?Prèsdelatableoùilsbuvaientétaientunencrier,dupapier,desplumes.(Dantèsportalamainàsonfront).Oh!lesinfâmes!lesinfâmes!–Voulez-vousencoresavoirautrechose?ditl’abbéenriant.–Oui,oui,puisquevousapprofondissez,tout,puisquevousvoyezclairentouteschoses,jeveuxsavoir
pourquoijen’aiétéinterrogéqu’unefois,pourquoionnem’apasdonnédesjuges,etcommentjesuiscondamnésansarrêt.–Oh!ceciditl’abbé,c’estunpeuplusgrave;lajusticeadesalluressombresetmystérieusesqu’il
estdifficiledepénétrer.Cequenousavonsfaitjusqu’icipourvosdeuxamisétaitunjeud’enfant;ilvafalloir,surcesujet,medonnerlesindicationslesplusprécises.–Voyons,interrogez-moi,carenvéritévousvoyezplusclairdansmaviequemoi-même.–Quivousainterrogé?est-celeprocureurduroi,lesubstitut,lejuged’instruction?–C’étaitlesubstitut.–Jeune,ouvieux?–Jeune:vingt-septouvingt-huitans.–Bien!pascorrompuencore,maisambitieuxdéjà,ditl’abbé.Quellesfurentsesmanièresavecvous?–Doucesplutôtquesévères.–Luiavez-voustoutraconté?–Tout.–Etsesmanièresont-elleschangédanslecourantdel’interrogatoire?–Un instant, elles ont été altérées, lorsqu’il eut lu la lettre quime compromettait ; il parut comme
accablédemonmalheur.–Devotremalheur?–Oui.–Etvousêtesbiensûrquec’étaitvotremalheurqu’ilplaignait?–Ilm’adonnéunegrandepreuvedesasympathie,dumoins.–Laquelle?–Ilabrûlélaseulepiècequipouvaitmecompromettre.–Laquelle?ladénonciation?–Non,lalettre.–Vousenêtessûr?–Celas’estpassédevantmoi.–C’estautrechose;cethommepourraitêtreunplusprofondscélératquevousnecroyez.–Vousmefaitesfrissonner,surmonhonneur!ditDantès,lemondeest-ildoncpeuplédetigresetde
crocodiles?–Oui;seulement,lestigresetlescrocodilesàdeuxpiedssontplusdangereuxquelesautres.–Continuons,continuons.–Volontiers;ilabrûlélalettre,dites-vous?–Oui,enmedisant:«Vousvoyez,iln’existequecettepreuve-làcontrevous,etjel’anéantis.»–Cetteconduiteesttropsublimepourêtrenaturelle.–Vouscroyez?
–J’ensuissûr.Àquicettelettreétait-elleadressée?–ÀM.Noirtier,rueCoq-Héron,no13,àParis.–Pouvez-vousprésumerquevotresubstituteûtquelqueintérêtàcequecettelettredisparût?– Peut-être ; car ilm’a fait promettre deux ou trois fois, dansmon intérêt, disait-il, de ne parler à
personnedecettelettre,etilm’afaitjurerdenepasprononcerlenomquiétaitinscritsurl’adresse.–Noirtier?répétal’abbé…Noirtier?j’aiconnuunNoirtieràlacourdel’anciennereined’Étrurie,
unNoirtierquiavaitétégirondinsouslarévolution.Comments’appelaitvotresubstitut,àvous?–DeVillefort.»L’abbééclataderire.Dantèsleregardaavecstupéfaction.«Qu’avez-vous?dit-il.–Voyez-vouscerayondujour?demandal’abbé.–Oui.–Ehbien,toutestplusclairpourmoimaintenantquecerayontransparentetlumineux.Pauvreenfant,
pauvrejeunehomme!etcemagistrataétébonpourvous.–Oui.–Cedignesubstitutabrûlé,anéantilalettre?–Oui.–CethonnêtepourvoyeurdubourreauvousafaitjurerdenejamaisprononcerdenomdeNoirtier?–Oui.–CeNoirtier,pauvreaveuglequevousêtes,savez-vouscequec’étaitqueceNoirtier?«CeNoirtier,
c’étaitsonpère!»Lafoudre,tombéeauxpiedsdeDantèsetluicreusantunabîmeaufondduquels’ouvraitl’enfer,luieût
produituneffetmoinsprompt,moinsélectrique,moinsécrasant,quecesparolesinattendues;ilseleva,saisissantsatêteàdeuxmainscommepourl’empêcherd’éclater.«Sonpère!sonpère!s’écria-t-il.–Oui,sonpère,quis’appelleNoirtierdeVillefort»,repritl’abbé.Alorsunelumièrefulgurantetraversalecerveauduprisonnier,toutcequiluiétaitdemeuréobscurfutà
l’instantmêmeéclairéd’unjouréclatant.CestergiversationsdeVillefortpendantl’interrogatoire,cettelettre détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer,semblaitimplorer,toutluirevintàlamémoire;iljetauncri,chancelauninstantcommeunhommeivre;puis,s’élançantparl’ouverturequiconduisaitdelacelluledel’abbéàlasienne:«Oh!dit-il,ilfautquejesoisseulpourpenseràtoutcela.»Et,enarrivantdanssoncachot,iltombasursonlit,oùleporte-clefsleretrouvalesoir,assis,lesyeux
fixes,lestraitscontractés,maisimmobileetmuetcommeunestatue.Pendantcesheuresdeméditation,quis’étaientécouléescommedessecondes,ilavaitprisuneterrible
résolutionetfaitunformidableserment.UnevoixtiraDantèsdecetterêverie,c’étaitcelledel’abbéFaria,qui,ayantreçuàsontourlavisite
de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de foudivertissant, valait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir du pain un peu plusblancetunpetit flacondevin ledimanche.Or,onétait justementarrivéaudimanche,et l’abbévenaitinvitersonjeunecompagnonàpartagersonpainetsonvin.Dantès le suivit : toutes les lignes de son visage s’étaient remises et avaient repris leur place
accoutumée,maisavecuneraideuretunefermeté,sil’onpeutledire,quiaccusaientunerésolutionprise.L’abbéleregardafixement.«Jesuisfâchédevousavoiraidédansvosrecherchesetdevousavoirditcequejevousaidit,fit-il.–Pourquoicela?demandaDantès.
–Parcequejevousaiinfiltrédanslecœurunsentimentquin’yétaitpoint:lavengeance.»Dantèssourit.«Parlonsd’autrechose»,dit-il.L’abbéleregardaencoreuninstantethochatristementlatête;puis,commel’enavaitpriéDantès,il
parlad’autrechose.Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont
beaucoupsouffert,contientdesenseignementsnombreuxetrenfermeunintérêtsoutenu;maisellen’étaitpaségoïste,etcemalheureuxneparlaitjamaisdesesmalheurs.Dantèsécoutaitchacunedesesparolesavecadmiration : lesunescorrespondaientàdes idéesqu’il
avaitdéjàetàdesconnaissancesquiétaientduressortdesonétatdemarin,lesautrestouchaientàdeschoses inconnues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les latitudesaustrales, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illuminés de lueursfantastiques.Dantèscompritlebonheurqu’ilyauraitpouruneorganisationintelligenteàsuivrecetespritélevésurleshauteursmorales,philosophiquesousocialessurlesquellesilavaitl’habitudedesejouer.«Vousdevriezm’apprendreunpeudecequevoussavez,ditDantès,nefût-cequepournepasvous
ennuyer avecmoi. Ilme semblemaintenant que vous devez préférer la solitude à un compagnon sanséducationetsansportéecommemoi.Sivousconsentezàcequejevousdemande,jem’engageàneplusvousparlerdefuir.»L’abbésourit.«Hélas !mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les
mathématiques,laphysique,l’histoireetlestroisouquatrelanguesvivantesquejeparle,voussaurezcequejesais:or,toutecettescience,jeseraideuxansàpeineàlaverserdemonespritdanslevôtre.–Deuxans!ditDantès,vouscroyezquejepourraisapprendretoutesceschosesendeuxans?–Dansleurapplication,non;dansleursprincipes,oui:apprendren’estpassavoir;ilyalessachants
etlessavants:c’estlamémoirequifaitlesuns,c’estlaphilosophiequifaitlesautres.–Maisnepeut-onapprendrelaphilosophie?–Laphilosophienes’apprendpas;laphilosophieestlaréuniondessciencesacquisesaugéniequiles
applique:laphilosophie,c’estlenuageéclatantsurlequelleChristaposélepiedpourremonterauciel.–Voyons,ditDantès,quem’apprenez-vousd’abord?J’aihâtedecommencer,j’aisoifdescience.–Tout!»ditl’abbé.Eneffet,dèslesoir,lesdeuxprisonniersarrêtèrentunpland’éducationquicommençades’exécuterle
lendemain.Dantès avait unemémoire prodigieuses une facilité de conception extrême : la dispositionmathématiquedesonespritlerendaitapteàtoutcomprendreparlecalcul,tandisquelapoésiedumarincorrigeaittoutcequepouvaitavoirdetropmatérielladémonstrationréduiteàlasécheressedeschiffresouàlarectitudedeslignes;ilsavaitdéjà,d’ailleurs,l’italienetunpeuderomaïque,qu’ilavaitapprisdanssesvoyagesd’Orient.Aveccesdeuxlangues,ilcompritbientôtlemécanismedetouteslesautres,et,auboutdesixmois,ilcommençaitàparlerl’espagnol,l’anglaisetl’allemand.Commeill’avaitditàl’abbéFaria,soitqueladistractionqueluidonnaitl’étudeluitîntlieudeliberté,soitqu’ilfût,commenous l’avons vu déjà, rigide observateur de sa parole, il ne parlait plus de fuir, et les journéess’écoulaientpourluirapidesetinstructives.Auboutd’unan,c’étaitunautrehomme.Quantàl’abbéFaria,Dantèsremarquaque,malgréladistractionquesaprésenceavaitapportéeàsa
captivité, il s’assombrissait tous les jours. Une pensée incessante et éternelle paraissait assiéger sonesprit; il tombaitdansdeprofondesrêveries,soupiraitinvolontairement,selevaittoutàcoup,croisaitlesbrasetsepromenaitsombreautourdesaprison.Unjour,ils’arrêtatoutàcoupaumilieud’undecescerclescentfoisrépétésqu’ildécrivaitautourde
sachambre,ets’écria:«Ah!s’iln’yavaitpasdesentinelle!
–Iln’yauradesentinellequ’autantquevouslevoudrezbien,repritDantèsquiavaitsuivisapenséeàtraverslaboîtedesoncerveaucommeàtraversuncristal.–Ah!jevousl’aidit,repritl’abbé,jerépugneàunmeurtre.–Etcependantcemeurtre,s’ilestcommis,leseraparl’instinctdenotreconservation,parunsentiment
dedéfensepersonnelle.–N’importe,jenesaurais.–Vousypensez,cependant?–Sanscesse,sanscesse,murmural’abbé.–Etvousaveztrouvéunmoyen,n’est-cepas?ditvivementDantès.–Oui,s’ilarrivaitqu’onpûtmettresurlagalerieunesentinelleaveugleetsourde.– Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune homme avec un accent de résolution qui
épouvantal’abbé.–Non,non!s’écria-t-il;impossible.»Dantèsvoulutleretenirsurcesujet,maisl’abbésecoualatêteetrefusaderépondredavantage.Troismoiss’écoulèrent.«Êtes-vousfort?»demandaunjourl’abbéàDantès.Dantès,sansrépondre,pritleciseau,letorditcommeunferàchevaletleredressa.«Vousengageriez-vousànetuerlasentinellequ’àladernièreextrémité?–Oui,surl’honneur.–Alors,ditl’abbé,nouspourronsexécuternotredessein.–Etcombiennousfaudra-t-ildetempspourl’exécuter?–Unan,aumoins.–Maisnouspourrionsnousmettreautravail?–Toutdesuite.–Oh!voyezdonc,nousavonsperduunan,s’écriaDantès.–Trouvez-vousquenousl’ayonsperdu?ditl’abbé.–Oh!pardon,pardon,s’écriaEdmondrougissant.–Chut!ditl’abbé,l’hommen’estjamaisqu’unhomme;etvousêtesencoreundesmeilleursquej’aie
connus.Tenez,voicimonplan.»L’abbémontraalorsàDantèsundessinqu’ilavait tracé :c’était leplandesachambre,decellede
Dantèsetducorridorquijoignaitl’uneàl’autre.Aumilieudecettegalerie,ilétablissaitunboyaupareilà celui qu’on pratique dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous la galerie où sepromenait la sentinelle ;une foisarrivés là, ilspratiquaientune largeexcavation,descellaientunedesdallesquiformaientleplancherdelagalerie;ladalle,àunmomentdonné,s’enfonçaitsouslepoidsdusoldat, qui disparaissait englouti dans l’excavation ; Dantès se précipitait sur lui aumoment où, toutétourdidesachute,ilnepouvaitsedéfendre,leliait,lebâillonnait,ettousdeuxalors,passantparunedesfenêtresdecettegalerie,descendaientlelongdelamurailleextérieureàl’aidedel’échelledecordeetsesauvaient.Dantèsbattitdesmainsetsesyeuxétincelèrentdejoie;ceplanétaitsisimplequ’ildevaitréussir.Lemêmejour,lesmineurssemirentàl’ouvrageavecd’autantplusd’ardeurquecetravailsuccédaità
un longrepos,etnefaisait, selon touteprobabilitéquecontinuer lapensée intimeetsecrètedechacund’eux.Rien ne les interrompait que l’heure à laquelle chacun d’eux était forcé de rentrer chez soi pour
recevoirlavisitedugeôlier.Ilsavaient,aureste,prisl’habitudededistinguer,aubruitimperceptibledespas,lemomentoùcethommedescendait,etjamaisnil’unnil’autrenefutprisàl’improviste.Laterrequ’ilsextrayaientdelanouvellegalerie,etquieûtfiniparcomblerl’anciencorridor,étaitjetéepetitàpetit,etavecdesprécautionsinouïes,parl’uneoul’autredesdeuxfenêtresducachotdeDantèsoudu
cachotdeFaria:onlapulvérisaitavecsoin,etleventdelanuitl’emportaitauloinsansqu’ellelaissâtdetraces.Plusd’unansepassaàce travailexécutéavecunciseau,uncouteauetun levierdeboispour tous
instruments ; pendant cette année, et tout en travaillant, Faria continuait d’instruireDantès, lui parlanttantôtunelangue,tantôtuneautre,luiapprenantl’histoiredesnationsetdesgrandshommesquilaissentdetempsentempsderrièreeuxunedecestraceslumineusesqu’onappellelagloire.L’abbé,hommedumonde et du grandmonde, avait en outre, dans sesmanières, une sorte demajestémélancolique dontDantès,grâceàl’espritd’assimilationdontlanaturel’avaitdoué,sutextrairecettepolitesseélégantequiluimanquaitetcesfaçonsaristocratiquesquel’onn’acquiertd’habitudequeparlefrottementdesclassesélevéesoulasociétédeshommessupérieurs.Au bout de quinzemois, le trou était achevé ; l’excavation était faite sous la galerie ; on entendait
passeretrepasserlasentinelle,etlesdeuxouvriers,quiétaientforcésd’attendreunenuitobscureetsanslunepourrendreleurévasionpluscertaineencore,n’avaientplusqu’unecrainte:c’étaitdevoirlesoltrophâtifs’effondrerdelui-mêmesouslespiedsdusoldat.Onobviaàcetinconvénientenplaçantuneespècedepetitepoutre,qu’onavaittrouvéedanslesfondationscommeunsupport.Dantèsétaitoccupéàla placer, lorsqu’il entendit tout à coup l’abbé Faria, resté dans la chambre du jeune homme, où ils’occupaitdesoncôtéàaiguiserunechevilledestinéeàmaintenirl’échelledecorde,quil’appelaitavecunaccentdedétresse.Dantèsrentravivement,etaperçutl’abbé,deboutaumilieudelachambre,pâle,lasueuraufrontetlesmainscrispées.«Oh!monDieu!s’écriaDantès,qu’ya-t-il,etqu’avez-vousdonc?–Vite,vite!ditl’abbé,écoutez-moi.»DantèsregardalevisagelividedeFaria,sesyeuxcernésd’uncerclebleuâtre,seslèvresblanches,ses
cheveuxhérissés;et,d’épouvante,illaissatomberàterreleciseauqu’iltenaitàlamain.«Maisqu’ya-t-ildonc?s’écriaEdmond.–Jesuisperdu!ditl’abbéécoutez-moi.Unmalterrible,mortelpeut-être,vamesaisir;l’accèsarrive,
jelesens:déjàj’enfusatteintl’annéequiprécédamonincarcération.Àcemaliln’estqu’unremède,jevaisvousledire:courezvitechezmoi,levezlepieddulit;cepiedestcreux,vousytrouverezunpetitflaconàmoitiépleind’uneliqueurrouge,apportez-le;ouplutôt,non,non,jepourraisêtresurprisici;aidez-moiàrentrerchezmoipendantquej’aiencorequelquesforces.Quisaitcequivaarriverletempsquedureral’accès?Dantès,sansperdrelatête,bienquelemalheurquilefrappaitfûtimmense,descenditdanslecorridor,
traînantsonmalheureuxcompagnonaprèslui,etleconduisant,avecunepeineinfinie,jusqu’àl’extrémitéopposée,seretrouvadanslachambredel’abbéqu’ildéposasursonlit.«Merci,ditl’abbé,frissonnantdetoussesmembrescommes’ilsortaitd’uneeauglacée.Voicilemal
quivient, jevais tomberencatalepsie ;peut-êtreneferai-jepasunmouvement,peut-êtrenejetterai-jepasuneplainte;maispeut-êtreaussij’écumerai,jemeraidirai,jecrierai;tâchezquel’onn’entendepasmescris,c’est l’important,caralorspeut-êtremechangerait-ondechambre,etnousserionsséparésàtout jamais. Quand vous me verrez immobile, froid et mort, pour ainsi dire, seulement à cet instant,entendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le couteau, faites couler dansma bouche huit à dixgouttesdecetteliqueur,etpeut-êtrereviendrai-je.–Peut-être?s’écriadouloureusementDantès.–Àmoi!àmoi!s’écrial’abbé,jeme…jemem…»L’accèsfutsisubitetsiviolentquelemalheureuxprisonnierneputmêmeacheverlemotcommencé;
unnuagepassasursonfront,rapideetsombrecommelestempêtesdelamer;lacrisedilatasesyeux,torditsabouche,empourprasesjoues;ils’agita,écuma,rugit;maisainsiqu’ill’avaitrecommandélui-même,Dantèsétouffasescrissoussacouverture.Celaduradeuxheures.Alors,plusinertequ’unemasse,pluspâleetplusfroidquelemarbre,plusbriséqu’unroseaufouléauxpieds,iltomba,seraiditencore
dans une dernière convulsion et devint livide.Edmond attendit que cettemort apparente eût envahi lecorpsetglacéjusqu’aucœur;alorsilpritlecouteau,introduisitlalameentrelesdents,desserraavecunepeine infinie lesmâchoirescrispées,compta l’uneaprès l’autredixgouttesde la liqueur rouge,etattendit. Une heure s’écoula sans que le vieillard fît lemoindremouvement. Dantès craignait d’avoirattendutroptard,etleregardait,lesdeuxmainsenfoncéesdanssescheveux.Enfinunelégèrecolorationparutsursesjoues;sesyeux,constammentrestésouvertsetatones,reprirentleurregard,unfaiblesoupirs’échappadesabouche,ilfitunmouvement.«Sauvé!sauvé!»s’écriaDantès.Lemaladenepouvaitpointparlerencore,maisilétenditavecuneanxiétévisiblelamainverslaporte.
Dantèsécouta,etentenditlespasdugeôlier:ilallaitêtreseptheuresetDantèsn’avaitpaseuleloisirdemesurerletemps.Le jeunehommebonditvers l’ouverture,s’yenfonça, replaça ladalleau-dessusdesa tête,et rentra
chezlui.Uninstantaprès,saportes’ouvritàsontour,etlegeôlier,commed’habitude,trouvaleprisonnierassis
sursonlit.À peine eut-il le dos tourné, à peine le bruit des pas se fut-il perdu dans le corridor, queDantès,
dévoréd’inquiétude,repritsanssongeràmanger, lecheminqu’ilvenaitdefaire,et,soulevant ladalleavecsatête,etrentradanslachambredel’abbé.Celui-ciavaitreprisconnaissance,maisilétaittoujoursétendu,inerteetsansforce,sursonlit.«Jenecomptaisplusvousrevoir,dit-ilàDantès.–Pourquoicela?demandalejeunehomme;comptiez-vousdoncmourir?–Non;maistoutestprêtpourvotrefuite,etjecomptaisquevousfuiriez.»Larougeurdel’indignationcoloralesjouesdeDantès.«Sansvous!s’écria-t-il;m’avez-vousvéritablementcrucapabledecela?–Àprésent, je vois que jem’étais trompé, dit lemalade.Ah ! je suis bien faible, bienbrisé, bien
anéanti.–Courage,vosforcesreviendront»,ditDantès,s’asseyantprèsdulitdeFariaetluiprenantlesmains.
L’abbésecoualatête.« La dernière fois, dit-il, l’accès dura une demi-heure, après quoi j’eus faim et me relevai seul ;
aujourd’hui,jenepuisremuernimajambenimonbrasdroit;matêteestembarrassée,cequiprouveunépanchementaucerveau.Latroisièmefois,j’enresteraiparalyséentièrementoujemourraisurlecoup.–Non,non, rassurez-vous,vousnemourrezpas ;ce troisièmeaccès,s’ilvousprend,vous trouvera
libre.Nousvoussauveronscommecette fois,etmieuxquecette fois,carnousaurons tous lessecoursnécessaires.–Monami,dit levieillard,nevousabusezpas, lacrisequivientdesepasserm’acondamnéàune
prisonperpétuelle:pourfuir,ilfautpouvoirmarcher.–Ehbien,nousattendronshuitjours,unmois,deuxmois,s’illefaut;danscetintervalle,vosforces
reviendront;toutestpréparépournotrefuite,etnousavonslalibertéd’enchoisirl’heureetlemoment.Lejouroùvousvoussentirezassezdeforcespournager,ehbien,cejour-là,nousmettronsnotreprojetàexécution.–Jenenageraiplus,ditFaria,cebrasestparalysé,nonpaspourunjour,maisàjamais.Soulevez-le
vous-même,etvoyezcequ’ilpèse.»Lejeunehommesoulevalebras,quiretombainsensible.Ilpoussaunsoupir.«Vousêtesconvaincu,maintenant,n’est-cepas,Edmond?ditFaria;croyez-moi,jesaiscequejedis:
depuislapremièreattaquequej’aieeuedecemal,jen’aipascesséd’yréfléchir.Jel’attendais,carc’estun héritage de famille ;mon père estmort à la troisième crise,mon aïeul aussi. Lemédecin quim’acomposécetteliqueur,etquin’estautrequelefameuxCabanis,m’apréditlemêmesort.
–Lemédecinsetrompe,s’écriaDantès;quantàvotreparalysie,ellenemegênepas,jevousprendraisurmesépaulesetjenageraienvoussoutenant.–Enfant,ditl’abbé,vousêtesmarin,vousêtesnageur,vousdevezparconséquentsavoirqu’unhomme
chargéd’unfardeaupareilneferaitpascinquantebrassesdanslamer.Cessezdevouslaisserabuserpardeschimèresdontvotreexcellentcœurn’estpasmêmeladupe:jeresteraidoncicijusqu’àcequesonnel’heure dema délivrance, qui ne peut plus êtremaintenant que celle de lamort.Quant à vous, fuyez,partez!Vousêtesjeune,adroitetfort,nevousinquiétezpasdemoi,jevousrendsvotreparole.–C’estbien,ditDantès.Ehbien,alors,moiaussi,jeresterai.»Puis,selevantetétendantunemainsolennellesurlevieillard:«ParlesangduChrist,jejuredenevousquitterqu’àvotremort!»Faria considéra ce jeune homme si noble, si simple, si élevé, et lut sur ses traits, animés par
l’expressiondudévouementlepluspur,lasincéritédesonaffectionetlaloyautédesonserment.«Allonsditlemalade,j’accepte,merci.»Puis,luitendantlamain:«Vousserezpeut-êtrerécompensédecedévouementsidésintéressé,luidit-il;maiscommejenepuis
etquevousnevoulezpaspartir,ilimportequenousbouchionslesouterrainfaitsouslagalerie:lesoldatpeutdécouvrirenmarchantlasonoritédel’endroitminé,appelerl’attentiond’uninspecteur,etalorsnousserionsdécouvertsetséparés.Allezfairecettebesogne,danslaquellejenepuisplusmalheureusementvous aider ; employez-y toute la nuit, s’il le faut, et ne revenez que demainmatin après la visite dugeôlier,j’auraiquelquechosed’importantàvousdire.»Dantèspritlamaindel’abbé,quilerassuraparunsourire,etsortitaveccetteobéissanceetcerespect
qu’ilavaitvouésàsonvieilami.
XVIII–Letrésor.
LorsqueDantèsrentralelendemainmatindanslachambredesoncompagnondecaptivité,iltrouvaFariaassis,levisagecalme.Souslerayonquiglissaitàtraversl’étroitefenêtredesacellule,iltenaitouvertdanssamaingauche,
laseule,onselerappelle,dontl’usageluifûtresté,unmorceaudepapier,auquell’habituded’êtrerouléenunmincevolumeavaitimprimélaformed’uncylindrerebelleàs’étendre.IlmontrasansriendirelepapieràDantès.«Qu’est-cecela?demandacelui-ci.–Regardezbien,ditl’abbéensouriant.–Jeregardedetousmesyeux,ditDantès,etjenevoisrienqu’unpapieràdemibrûlé,etsurlequel
sonttracésdescaractèresgothiquesavecuneencresingulière.–Cepapier,monami,ditFaria,est,jepuisvoustoutavouermaintenant,puisquejevousaiéprouvé,ce
papier,c’estmontrésor,dontàcompterd’aujourd’huilamoitiévousappartient.»Unesueur froidepassa sur le frontdeDantès. Jusqu’àce jour, etpendantquelespacede temps ! il
avaitévitédeparleravecFariadecetrésor,sourcedel’accusationdefoliequipesaitsurlepauvreabbé; avec sa délicatesse instinctive, Edmond avait préféré ne pas toucher cette corde douloureusementvibrante;et,desoncôté,Farias’étaittu.Ilavaitprislesilenceduvieillardpourunretouràlaraison;aujourd’hui, ces quelquesmots, échappés à Faria après une crise si pénible, semblaient annoncer unegraverechuted’aliénationmentale.«Votretrésor?»balbutiaDantès.Fariasourit.«Oui,dit-il;entoutpointvousêtesunnoblecœur,Edmond,etjecomprends,àvotrepâleuretàvotre
frisson,cequisepasseenvousencemoment.Non,soyeztranquille,jenesuispasfou.Cetrésorexiste,Dantès, et s’il ne m’a pas été donné de le posséder, vous le posséderez, vous : personne n’a voulum’écouternimecroireparcequ’onmejugeait fou;maisvous,quidevezsavoirquejene lesuispas,écoutez-moi,etvousmecroirezaprèssivousvoulez.–Hélas!murmuraEdmondenlui-même,levoilàretombé!cemalheurmemanquait.»Puistouthaut:«Monami,dit-ilàFaria,votreaccèsvousapeut-êtrefatigué,nevoulez-vouspasprendreunpeude
repos ?Demain, si vous le désirez, j’entendrai votre histoire,mais aujourd’hui je veux vous soigner,voilàtout.D’ailleurs,continua-t-ilensouriant,untrésor,est-cebienpressépournous?–Fortpressé,Edmond!répondit levieillard.Quisaitsidemain,après-demainpeut-être,n’arrivera
pasletroisièmeaccès?Songezquetoutseraitfinialors!Oui,c’estvrai,souventj’aipenséavecunamerplaisir à ces richesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui mepersécutaient:cetteidéemeservaitdevengeance,etjelasavouraislentementdanslanuitdemoncachotetdansledésespoirdemacaptivité.Maisàprésentquej’aipardonnéaumondepourl’amourdevous,maintenantque jevousvois jeuneetpleind’avenir,maintenantque jesongeà toutcequipeut résulterpourvousdebonheur à la suited’unepareille révélation, je frémisdu retard, et je trembledenepasassureràunpropriétairesidignequevousl’êteslapossessiondetantderichessesenfouies.»Edmonddétournalatêteensoupirant.«Vouspersistezdansvotreincrédulité,Edmond,poursuivitFaria,mavoixnevousapointconvaincu?
Jevoisqu’ilvousfautdespreuves.Ehbien,lisezcepapierquejen’aimontréàpersonne.–Demain,monami,ditEdmond répugnant à seprêter à la folieduvieillard ; je croyaisqu’il était
convenuquenousneparlerionsdecelaquedemain.–Nousn’enparleronsquedemain,maislisezcepapieraujourd’hui.
–Nel’irritonspoint»,pensaEdmond.Et, prenant ce papier, dont la moitié manquait, consumée qu’elle avait été sans doute par quelque
accident,illut.Cetrésorquipeutmonteràdeuxd’écusromainsdansl’anglelepluséldelasecondeouverture,lequeldéclareluiappartenirentouteprotier25avril149«Ehbien,ditFariaquandlejeunehommeeutfinisalecture.–MaisréponditDantès,jenevoislàquedeslignestronquées,desmotssanssuite;lescaractèressont
interrompusparl’actiondufeuetrestentinintelligibles.–Pourvous,monami,quileslisezpourlapremièrefois,maispaspourmoiquiaipâlidessuspendant
biendesnuits,quiaireconstruitchaquephrase,complétéchaquepensée.–Etvouscroyezavoirtrouvécesenssuspendu?–J’ensuissûr,vousenjugerezvous-même;maisd’abordécoutezl’histoiredecepapier.–Silence!s’écriaDantès…Despas!…Onapproche…jepars…Adieu!»EtDantès,heureuxd’échapperàl’histoireetàl’explicationquin’eussentpasmanquédeluiconfirmer
lemalheurdesonami,seglissacommeunecouleuvreparl’étroitcouloir,tandisqueFariarenduàunesorted’activitéparlaterreur,repoussaitdupiedladallequ’ilrecouvraitd’unenatteafindecacherauxyeuxlasolutiondecontinuitéqu’iln’avaitpaseuletempsdefairedisparaître.C’étaitlegouverneurqui,ayantapprisparlegeôlierl’accidentdeFaria,venaits’assurerparlui-même
desagravité.Farialereçutassis,évitatoutgestecompromettant,etparvintàcacheraugouverneurlaparalysiequi
avaitdéjàfrappédemortlamoitiédesapersonne.Sacrainteétaitquelegouverneur,touchédepitiépourlui,nelevoulûtmettredansuneprisonplussaineetneleséparâtainsidesonjeunecompagnon;maisiln’enfutheureusementpasainsi,etlegouverneurseretiraconvaincuquesonpauvrefou,pourlequelilressentaitaufondducœurunecertaineaffection,n’étaitatteintqued’uneindispositionlégère.Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et la tête dans ses mains, essayait de rassembler ses
pensées ; tout était si raisonné, si grand et si logique dans Faria depuis qu’il le connaissait, qu’il nepouvaitcomprendrecettesuprêmesagessesur tous lespointsalliéeà ladéraisonsurunseul :était-ceFariaquisetrompaitsursontrésor,était-cetoutlemondequisetrompaitsurFaria?Dantès restachez lui toute la journée,n’osant retournerchez sonami. Il essayaitde reculerainsi le
momentoùilacquerraitlacertitudequel’abbéétaitfou.Cetteconvictiondevaitêtreeffroyablepourlui.Maisvers lesoir,après l’heurede lavisiteordinaire,Faria,nevoyantpasrevenir le jeunehomme,
essayadefranchirl’espacequileséparaitdelui.Edmondfrissonnaenentendantleseffortsdouloureuxquefaisait levieillardpourse traîner :sa jambeétait inerte,et ilnepouvaitpluss’aiderdesonbras.Edmondfutobligédel’attireràlui,cariln’eûtjamaispusortirseulparl’étroiteouverturequidonnaitdanslachambredeDantès.« Me voici impitoyablement acharné à votre poursuite, dit-il avec un sourire rayonnant de
bienveillance.Vousaviezcrupouvoiréchapperàmamagnificence,maisiln’enserarien.Écoutezdonc.»Edmondvitqu’ilnepouvaitreculer;ilfitasseoirlevieillardsursonlit,etseplaçaprèsdeluisurson
escabeau.«Voussavez,ditl’abbé,quej’étaislesecrétaire,lefamilier,l’amiducardinalSpada,ledernierdes
princesdecenom.Jedoisàcedigneseigneurtoutcequej’aigoûtédebonheurencettevie.Iln’étaitpasrichebienquelesrichessesdesafamillefussentproverbialesetquej’aieentendudiresouvent:Riche
commeunSpada.Maislui,commelebruitpublic,vivaitsurcetteréputationd’opulence.Sonpalaisfutmonparadis.J’instruisissesneveux,quisontmorts,etlorsqu’ilfutseulaumonde,jeluirendis,parundévouementabsoluàsesvolontés,toutcequ’ilavaitfaitpourmoidepuisdixans.« La maison du cardinal n’eut bientôt plus de secrets pour moi ; j’avais vu souvent Monseigneur
travailler à compulser des livres antiques et fouiller avidement dans la poussière des manuscrits defamille.Unjourquejeluireprochaissesinutilesveillesetl’espèced’abattementquilessuivait, ilmeregardaensouriantamèrementetm’ouvritunlivrequiestl’histoiredelavilledeRome.Là,auvingtièmechapitredelaViedupapeAlexandreVI,ilyavaitleslignessuivantes,quejen’aipujamaisoublier:«Lesgrandesguerresde laRomagneétaient terminées.CésarBorgia,quiavaitachevésaconquête,
avaitbesoind’argentpouracheterl’Italietoutentière.Lepapeavaitégalementbesoind’argentpourenfiniravecLouisXII,roideFrance,encoreterriblemalgrésesderniersrevers.Ils’agissaitdoncdefaireunebonnespéculation,cequidevenaitdifficiledanscettepauvreItalieépuisée.«SaSaintetéeutuneidée.Ellerésolutdefairedeuxcardinaux.«EnchoisissantdeuxdesgrandspersonnagesdeRome,deuxrichessurtout,voicicequirevenaitau
Saint-Pèredelaspéculation:d’abordilavaitàvendrelesgrandeschargesetlesemploismagnifiquesdontcesdeuxcardinauxétaientenpossession;enoutre,ilpouvaitcomptersurunprixtrèsbrillantdelaventedecesdeuxchapeaux.«Ilrestaitunetroisièmepartdespéculation,quivaapparaîtrebientôt.«LepapeetCésarBorgiatrouvèrentd’abordlesdeuxcardinauxfuturs:c’étaitJeanRospigliosi,qui
tenaitàluiseulquatredesplushautesdignitésduSaint-Siège,puisCésarSpada,l’undesplusnoblesetdes plus riches Romains. L’un et l’autre sentaient le prix d’une pareille faveur du pape. Ils étaientambitieux.Ceux-làtrouvés,Césartrouvabientôtdesacquéreurspourleurscharges.«IlrésultaqueRospigliosietSpadapayèrentpourêtrecardinaux,etquehuitautrespayèrentpourêtre
cequ’étaientauparavant lesdeuxcardinauxdecréationnouvelle. Ilentrahuitcentmilleécusdans lescoffresdesspéculateurs.« Passons à la dernière partie de la spéculation, il est temps. Le pape ayant comblé de caresses
RospigliosietSpada,leurayantconférélesinsignesducardinalat,sûrqu’ilsavaientdû,pouracquitterladettenonfictivedeleurreconnaissance,rapprocheretréaliserleurfortunepoursefixeràRome,lepapeetCésarBorgiainvitèrentàdînercesdeuxcardinaux.«Cefutlesujetd’unecontestationentreleSaint-Pèreetsonfils:Césarpensaitqu’onpouvaituserde
l’un de cesmoyens qu’il tenait toujours à la disposition de ses amis intimes, savoir : d’abord, de lafameuseclefaveclaquelleonpriaitcertainesgensd’allerouvrircertainearmoire.Cetteclefétaitgarnied’une petite pointe de fer, négligence de l’ouvrier. Lorsqu’on forçait pour ouvrir l’armoire, dont laserrureétaitdifficile,onsepiquaitaveccettepetitepointe,et l’onenmourait le lendemain. Ilyavaitaussi labagueà têtede lion,queCésarpassait à sondoigt lorsqu’ildonnaitdecertainespoignéesdemain.Lelionmordaitl’épidermedecesmainsfavorisées,etlamorsureétaitmortelleauboutdevingt-quatreheures.«Césarproposadoncàsonpère,soitd’envoyerlescardinauxouvrirl’armoire,soitdeleurdonnerà
chacununecordialepoignéedemain,maisAlexandreVIluirépondit:« –Ne regardons pas à un dîner quand il s’agit de ces excellents cardinaux Spada et Rospigliosi.
Quelque chose me dit que nous regagnerons cet argent-là. D’ailleurs, vous oubliez, César, qu’uneindigestionsedéclaretoutdesuite,tandisqu’unepiqûreouunemorsuren’aboutissentqu’aprèsunjouroudeux.«Césarserenditàceraisonnement.Voilàpourquoilescardinauxfurentinvitésàcedîner.«OndressalecouvertdanslavignequepossédaitlepapeprèsdeSaint-Pierre-ès-Liens,charmante
habitationquelescardinauxconnaissaientbienderéputation.«Rospigliosi, toutétourdide sadigniténouvelle, apprêta sonestomacet sameilleuremine.Spada,
hommeprudentetquiaimaituniquementsonneveu, jeunecapitainede laplusbelleespérance,pritdupapier,uneplume,etfitsontestament.«Ilfitdireensuiteàceneveudel’attendreauxenvironsdelavigne,maisilparaîtqueleserviteurne
letrouvapas.«Spadaconnaissaitlacoutumedesinvitations.Depuisquelechristianisme,éminemmentcivilisateur,
avaitapportésesprogrèsdansRome,cen’étaitplusuncenturionquiarrivaitdelapartdutyranvousdire:«Césarveutquetumeures»;maisc’étaitunlégatalatere,quivenait,labouchesouriante,vousdiredelapartdupape:«SaSaintetéveutquevousdîniezavecelle.»«SpadapartitverslesdeuxheurespourlavignedeSaint-Pierre-ès-Liens; lepapel’yattendait.La
premièrefigurequifrappalesyeuxdeSpadafutcelledesonneveutoutparé,toutgracieux,auquelCésarBorgiaprodiguait les caresses.Spadapâlit ; etCésar,qui luidécochaun regardpleind’ironie, laissavoirqu’ilavaittoutprévu,quelepiègeétaitbiendressé.«Ondîna.Spadan’avaitpuquedemanderàsonneveu:«Avez-vousreçumonmessage?»Leneveu
réponditquenonetcompritparfaitement lavaleurdecettequestion: ilétait troptard,car ilvenaitdeboireunverred’excellentvinmisàpartpourluiparlesommelierdupape.Spadavitaumêmemomentapprocheruneautrebouteilledontonluioffrit libéralement.Uneheureaprès,unmédecinlesdéclaraittous deux empoisonnés par desmorilles vénéneuses, Spadamourait sur le seuil de la vigne, le neveuexpiraitàsaporteenfaisantunsignequesafemmenecompritpas.« Aussitôt César et le pape s’empressèrent d’envahir l’héritage, sous prétexte de rechercher les
papiersdesdéfunts.Maisl’héritageconsistaitenceci:unmorceaudepapiersurlequelSpadaavaitécrit:«Jelègueàmonneveubien-aimémescoffres,meslivres,parmilesquelsmonbeaubréviaireàcoins
d’or,désirantqu’ilgardecesouvenirdesononcleaffectionné.« Les héritiers cherchèrent partout, admirèrent le bréviaire, firent main basse sur les meubles et
s’étonnèrentqueSpada,l’hommeriche,fûteffectivementleplusmisérabledesoncles;detrésors,aucun:sicen’estdestrésorsdesciencerenfermésdanslabibliothèqueetleslaboratoires.«Cefuttout.Césaretsonporecherchèrent,fouillèrentetespionnèrent,onnetrouvarien,oudumoins
très peu de chose : pour unmillier d’écus, peut-être, d’orfèvrerie, et pour autant à peu près d’argentmonnayé;maisleneveuavaiteuletempsdedireenrentrantàsafemme:«Cherchezparmilespapiersdemononcle,ilyauntestamentréel.«Oncherchaplusactivementencorepeut-êtrequen’avaientfaitlesaugusteshéritiers.Cefutenvain:
ilrestadeuxpalaisetunevignederrièrelePalatin.Maisàcetteépoquelesbiensimmobiliersavaientunevaleurmédiocre;lesdeuxpalaisetlavignerestèrentàlafamille,commeindignesdelarapacitédupapeetdesonfils.«Lesmoisetlesannéess’écoulèrent.AlexandreVImourutempoisonné,voussavezparquelleméprise
;César, empoisonné enmême temps que lui, en fut quitte pour changer de peau commeun serpent, etrevêtirunenouvelleenveloppeoùlepoisonavaitlaissédestachespareillesàcellesquel’onvoitsurlafourruredutigre ;enfin,forcédequitterRome, ilallasefaire tuerobscurémentdansuneescarmouchenocturneetpresqueoubliéeparl’histoire.«Après lamort dupape, après l’exil de son fils, on s’attendait généralement àvoir reprendre à la
familleletrainprincierqu’ellemenaitdutempsducardinalSpada;maisiln’enfutpasainsi.LesSpadarestèrentdansuneaisancedouteuse,unmystèreéternelpesasurcettesombreaffaire,etlebruitpublicfutqueCésar,meilleurpolitiquequesonpère,avaitenlevéaupapelafortunedesdeuxcardinaux;jedisdesdeux,parcequelecardinalRospigliosi,quin’avaitprisaucuneprécaution,futdépouillécomplètement.«Jusqu’àprésent,interrompitFariaensouriant,celanevoussemblepastropinsensé,n’est-cepas?– Ô mon ami, dit Dantès, il me semble que je lis, au contraire, une chronique pleine d’intérêt.
Continuez,jevousprie.
–Jecontinue:«La famille s’accoutumaà cette obscurité.Les années s’écoulèrent ; parmi les descendants les uns
furentsoldats,lesautresdiplomates;ceux-cigensd’Église,ceux-làbanquiers;lesunss’enrichirent,lesautresachevèrentdese ruiner.J’arriveaudernierde la famille,àcelui-làdont je fus lesecrétaire,aucomtedeSpada.«Jel’avaisbiensouvententenduseplaindredeladisproportiondesafortuneavecsonrang,aussilui
avais-jedonnéleconseildeplacerlepeudebiensquiluirestaitenrentesviagères;ilsuivitceconseil,etdoublaainsisonrevenu.«Le fameuxbréviaire était restédans la famille, et c’était le comtedeSpadaqui lepossédait : on
l’avaitconservédepèreenfils,carlaclausebizarreduseultestamentqu’oneûtretrouvéenavaitfaitunevéritablereliquegardéeavecunesuperstitieusevénérationdanslafamille;c’étaitunlivreenluminédesplusbelles figuresgothiques,et sipesantd’or,qu’undomestique leportait toujoursdevant lecardinaldanslesjoursdegrandesolennité.«Àlavuedespapiersdetoutessortes,titres,contrats,parchemins,qu’ongardaitdanslesarchivesde
la famille etqui tousvenaientducardinal empoisonné, jememisàmon tour, commevingt serviteurs,vingt intendants,vingt secrétairesquim’avaientprécédé,àcompulser les liasses formidables :malgrél’activitéetlareligiondemesrecherches,jeneretrouvaiabsolumentrien.Cependantj’avaislu,j’avaismêmeécritunehistoireexacteetpresqueéphéméridiquede la familledesBorgia,dans le seulbutdem’assurersiunsupplémentdefortuneétaitsurvenuàcesprincesàlamortdemoncardinalCésarSpada,etjen’yavaisremarquéquel’additiondesbiensducardinalRospigliosi,soncompagnond’infortune.«J’étaisdoncàpeuprèssûrquel’héritagen’avaitprofiténiauxBorgianiàlafamille,maisétaitresté
sansmaître,commecestrésorsdescontesarabesquidormentauseindelaterresouslesregardsd’ungénie. Je fouillai, je comptai, je supputaimille etmille fois les revenus et les dépenses de la familledepuistroiscentsans:toutfutinutile,jerestaidansmonignorance,etlecomtedeSpadadanssamisère.«Monpatronmourut.Desarenteenviager ilavaitexceptésespapiersdefamille,sabibliothèque,
composéedecinqmillevolumes,etsonfameuxbréviaire.Ilmeléguatoutcela,avecunmillierd’écusromainsqu’ilpossédaitenargentcomptant,àlaconditionquejeferaisdiredesmessesanniversairesetquejedresseraisunarbregénéalogiqueetunehistoiredesamaison,cequejefisfortexactement…«Tranquillisez-vous,moncherEdmond,nousapprochonsdelafin.«En1807,unmoisavantmonarrestationetquinzejoursaprèslamortducomtedeSpada,le25du
moisdedécembre,vousallezcomprendretoutàl’heurecommentladatedecejourmémorableestrestéedans mon souvenir, je relisais pour la millième fois ces papiers que je coordonnais, car, le palaisappartenantdésormaisàunétranger,j’allaisquitterRomepourallerm’établiràFlorence,enemportantunedouzainedemillelivresquejepossédais,mabibliothèqueetmonfameuxbréviaire,lorsque,fatiguédecetteétudeassidue,maldisposéparundînerassezlourdquelj’avaisfait,jelaissaitombermatêtesurmesdeuxmainsetm’endormis:ilétaittroisheuresdel’après-midi.«Jemeréveillaicommelapendulesonnaitsixheures.« Je levai la tête, j’étais dans l’obscurité la plus profonde. Je sonnai pour qu’onm’apportât de la
lumière,personnenevint ; je résolusalorsdemeservirmoi-même.C’étaitd’ailleursunehabitudedephilosophequ’ilallaitmefalloirprendre.Jeprisd’unemainunebougietoutepréparée,etdel’autrejecherchai,àdéfautdesallumettesabsentesdeleurboîte,unpapierquejecomptaisallumeràundernierrestedeflammeau-dessusdufoyer;mais,craignantdansl’obscuritédeprendreunpapierprécieuxàlaplaced’unpapierinutile,j’hésitais,lorsquejemerappelaiavoirvu,danslefameuxbréviairequiétaitposésurlatableàcôtédemoi,unvieuxpapiertoutjauneparlehaut,quiavaitl’airdeservirdesignet,etquiavaittraversélessièclesmaintenuàsaplaceparlavénérationdeshéritiers.Jecherchai,entâtonnant,cettefeuilleinutile,jelatrouvai,jelatordis,et,laprésentantàlaflammemourante,jel’allumai.«Mais,sousmesdoigts,commeparmagie,àmesurequelefeumontait,jevisdescaractèresjaunâtres
sortirdupapierblancetapparaîtresurlafeuille;alorslaterreurmeprit:jeserraidansmesmainslepapier,j’étouffailefeu,j’allumaidirectementlabougieaufoyer,jerouvrisavecuneindicibleémotionlalettrefroissée,etjereconnusqu’uneencremystérieuseetsympathiqueavaittracéceslettresapparentesseulementaucontactdelavivechaleur.Unpeuplusdutiersdupapieravaitétéconsuméparlaflamme:c’est ce papier que vous avez lu cematin ; relisez-le,Dantès ; puis quand vous l’aurez relu, je vouscompléterai,moi,lesphrasesinterrompuesetlesensincomplet.»EtFaria,interrompant,offritlepapieràDantèsqui,cettefois,relutavidementlesmotssuivantstracés
avecuneencrerousse,pareilleàlarouille:Cejourd’hui25avril1498,ayAlexandreVI,etcraignantque,nonilneveuillehériterdemoietnemeréetBentivoglio,mortsempoisonnés,monlégataireuniversel,quej’aienfpourl’avoirvisitéavecmoi,c’est-à-diredansîledeMonte-Cristo,toutcequejeposreries,diamants,bijoux;queseulpeutmonteràpeuprèsàdeuxmiltrouveraayantlevélavingtièmerochcriquedel’Estendroiteligne.Deuxouvertudanscesgrottes:letrésorestdansl’angleleplusélequeltrésorjeluilègueetcèdeentouseulhéritier.25avril1498CES«Maintenant,repritl’abbé,lisezcetautrepapier.»EtilprésentaàDantèsunesecondefeuilleavec
d’autresfragmentsdelignes.Dantèspritetlut:antétéinvitéàdînerparSaSaintetécontentdem’avoirfaitpayerlechapeau,servelesortdescardinauxCraparajedéclareàmonneveuGuidoSpada,ouidansunendroitqu’ilconnaîtlesgrottesdelapetitesédaisdelingots,d’ormonnayé,depierjeconnaisl’existencedecetrésor,quilionsd’écusromains,etqu’ile,àpartirdelapetiteresontétépratiquéesloignédeladeuxième,tepropriétécommeàmonAR†SPADAFarialesuivaitd’unœilardent.«Etmaintenant,dit-il, lorsqu’ileutvuqueDantèsenétaitarrivéà ladernière ligne,rapprochezles
deuxfragments,etjugezvous-même.»Dantèsobéit;lesdeuxfragmentsrapprochésdonnaientl’ensemblesuivant:«Cejourd’hui25avril1498,ay…antétéinvitéàdînerparSaSaintetéAlexandreVI,etcraignantque,
non…contentdem’avoirfaitpayerlechapeau,ilneveuillehériterdemoietnemeré…servelesortdescardinauxCraparaetBentivoglio,mortsempoisonnés,…jedéclareàmonneveuGuidoSpada,mon
légataireuniversel,quej’aien…fouidansunendroitqu’ilconnaîtpourl’avoirvisitéavecmoi,c’est-à-dire dans… les grottes de la petite île deMonte-Cristo, tout ce que je pos… sédais de lingots, d’ormonnayé,pierreries,diamantsbijoux;queseul…jeconnais l’existencedecetrésorquipeutmonteràpeuprèsàdeuxmil…lionsd’écusromains,etqu’iltrouveraayantlevélavingtièmeroch…eàpartirdelapetitecriquedel’Estendroiteligne.Deuxouvertu…resontétépratiquéesdanscesgrottes:letrésorestdansl’angleleplusé…loignédeladeuxième,lequeltrésorjeluilègueetcèdeentou…tepropriété,commeàmonseulhéritier.«25avril1498
«CESAR…SPADA.»«Ehbien,comprenez-vousenfin?ditFaria.–C’étaitladéclarationducardinalSpadaetletestamentquel’oncherchaitdepuissilongtemps?dit
Edmondencoreincrédule.–Oui,millefoisoui.–Quil’areconstruiteainsi?–Moi,qui,àl’aidedufragmentrestant,aidevinéleresteenmesurantlalongueurdeslignesparcelle
du papier et en pénétrant dans le sens caché au moyen du sens visible, comme on se guide dans unsouterrainparunrestedelumièrequivientd’enhaut.–Etqu’avez-vousfaitquandvousavezcruavoiracquiscetteconviction?–J’aivoulupartiretjesuispartiàl’instantmême,emportantavecmoilecommencementdemongrand
travailsurl’unitéd’unroyaumed’Italie;maisdepuislongtempslapoliceimpériale,qui,danscetemps,aucontrairedecequeNapoléonavouludepuis,quandunfilsluifutné,voulaitladivisiondesprovinces,avait les yeux sur moi : mon départ précipité, dont elle était loin de deviner la cause, éveilla sessoupçons,etaumomentoùjem’embarquaisàPiombinojefusarrêté.«Maintenant,continuaFariaenregardantDantèsavecuneexpressionpresquepaternelle,maintenant,
monami,vousensavezautantquemoi:sinousnoussauvonsjamaisensemble,lamoitiédemontrésorestàvous;etsijemeursicietquevousvoussauviezseul,ilvousappartiententotalité.– Mais, demanda Dantès hésitant, ce trésor n’a-t-il pas dans ce monde quelque plus légitime
possesseurquenous?–Maisnon,rassurez-vous,lafamilleestéteintecomplètement;lederniercomtedeSpada,d’ailleurs,
m’afaitsonhéritier ;enmeléguantcebréviairesymboliqueilm’aléguécequ’ilcontenait ;non,non,tranquillisez-vous:sinousmettonslamainsurcettefortune,nouspourronsenjouirsansremords.–Etvousditesquecetrésorrenferme…–Deuxmillionsd’écusromains,treizemillionsàpeuprèsdenotremonnaie.–Impossible!ditDantèseffrayéparl’énormitédelasomme.–Impossible!etpourquoi?repritlevieillard.LafamilleSpadaétaitunedesplusvieillesetdesplus
puissantesfamillesduquinzièmesiècle.D’ailleurs,danscestempsoùtoutespéculationettouteindustrieétaient absentes, ces agglomérationsd’or et debijouxne sontpas rares, il y a encore aujourd’huidesfamilles romaines qui meurent de faim près d’un million en diamants et en pierreries transmis parmajorat,etauquelellesnepeuventtoucher.»Edmondcroyaitrêver:ilflottaitentrel’incrédulitéetlajoie.«Jen’aigardésilongtempslesecretavecvous,continuaFaria,d’abordquepourvouséprouver,et
ensuite pour vous surprendre ; si nous nous fussions évadés avant mon accès de catalepsie, je vousconduisaisàMonte-Cristo;maintenant,ajouta-t-ilavecunsoupir,c’estvousquim’yconduirez.Ehbien,Dantès,vousnemeremerciezpas?–Cetrésorvousappartient,monami,ditDantès,ilappartientàvousseul,etjen’yaiaucundroit:je
nesuispointvotreparent.–Vous êtesmon fils,Dantès ! s’écria le vieillard, vous êtes l’enfant dema captivité ;mon étatme
condamnaitaucélibat :Dieuvousaenvoyéàmoipourconsolerà lafois l’hommequinepouvaitêtrepèreetleprisonnierquinepouvaitêtrelibre.»EtFariatenditlebrasquiluirestaitaujeunehommequisejetaàsoncouenpleurant.
XIX–Letroisièmeaccès.
Maintenantquecetrésor,quiavaitétésilongtempsl’objetdesméditationsdel’abbé,pouvaitassurerlebonheuràvenirdeceluiqueFariaaimaitvéritablementcommesonfils,ilavaitencoredoublédevaleurà ses yeux ; tous les jours il s’appesantissait sur la quotité de ce trésor, expliquant à Dantès tout cequ’avectreizeouquatorzemillionsdefortuneunhommedansnostempsmodernespouvaitfairedebienàsesamis;etalorslevisagedeDantèsserembrunissait,carlesermentdevengeancequ’ilavaitfaitsereprésentaitàsapensée,etilsongeaitlui,combiendansnostempsmodernesaussiunhommeavectreizeouquatorzemillionsdefortunepouvaitfairedemalàsesennemis.L’abbé ne connaissait pas l’île deMonte-CristomaisDantès la connaissait : il avait souvent passé
devantcetteîle,situéeàvingt-cinqmillesdelaPianosa,entrelaCorseetl’îled’Elbe,etunefoismêmeilyavaitrelâché.Cetteîleétait,avaittoujoursétéetestencorecomplètementdéserte;c’estunrocherdeforme presque conique, qui semble avoir été poussé par quelque cataclysme volcanique du fond del’abîmeàlasurfacedelamer.Dantèsfaisaitleplandel’îleàFaria,etFariadonnaitdesconseilsàDantèssurlesmoyensàemployer
pourretrouverletrésor.MaisDantèsétaitloind’êtreaussienthousiasteetsurtoutaussiconfiantquelevieillard.Certes,ilétait
biencertainmaintenantqueFarian’étaitpasfou,etlafaçondontilétaitarrivéàladécouvertequiavaitfaitcroireàsafolieredoublaitencoresonadmirationpour lui ;maisaussi ilnepouvaitcroirequecedépôt en supposant qu’il eût existé, existât encore, et, quand il ne regardait pas le trésor commechimérique,illeregardaitdumoinscommeabsent.Cependant, comme si le destin eût voulu ôter aux prisonniers leur dernière espérance et leur faire
comprendre qu’ils étaient condamnés à une prison perpétuelle, un nouveau malheur les atteignit : lagalerieduborddelamer,quidepuislongtempsmenaçaitruine,avaitétéreconstruite;onavaitréparélesassises et bouché avec d’énormes quartiers de roc le trou déjà à demi comblé parDantès. Sans cetteprécaution,quiavaitétésuggérée,onselerappelle,aujeunehommeparl’abbé,leurmalheurétaitbienplus grand encore, car on découvrait leur tentative d’évasion, et on les séparait indubitablement : unenouvelleporte,plusforte,plusinexorablequelesautres,s’étaitdoncencorereferméesureux.« Vous voyez bien, disait le jeune homme avec une douce tristesse à Faria, que Dieu veut m’ôter
jusqu’au mérite de ce que vous appelez mon dévouement pour vous. Je vous ai promis de resteréternellementavecvous,etjenesuispluslibremaintenantdenepastenirmapromesse;jen’auraipasplusletrésorquevous,etnousnesortironsd’icinil’unnil’autre.Aureste,monvéritabletrésor,voyez-vous, mon ami, n’est pas celui qui m’attendait sous les sombres roches deMonte-Cristo, c’est votreprésence,c’estnotrecohabitationdecinqousixheuresparjour,malgrénosgeôliers;cesontcesrayonsd’intelligencequevousavezversésdansmoncerveau, ces languesquevousavez implantéesdansmamémoireetquiypoussentavectoutesleursramificationsphilologiques.Cessciencesdiversesquevousm’avez rendues si faciles par la profondeur de la connaissance que vous en avez et la netteté desprincipes où vous les avez réduites, voilà mon trésor, ami, voilà en quoi vous m’avez fait riche etheureux.Croyez-moietconsolez-vous,celavautmieuxpourmoiquedes tonnesd’oretdescaissesdediamants,nefussent-ellespasproblématiques,commecesnuagesquel’onvoitlematinflottersurlamer,quel’onprendpourdesterresfermes,etquis’évaporent,sevolatilisentets’évanouissentàmesurequ’ons’enapproche.Vous avoirprèsdemoi leplus longtempspossible, écoutervotrevoix éloquenteornermonesprit, retrempermonâme, faire toutemonorganisation capabledegrandes et terribles choses sijamais je suis libre, lesemplir sibienque ledésespoirauquel j’étaisprêtàme laisserallerquand jevousaiconnun’ytrouveplusdeplace,voilàmafortune,àmoi:celle-làn’estpointchimérique;jevousladoisbienvéritable,ettouslessouverainsdelaterre,fussent-ilsdesCésarBorgia,neviendraientpasà
boutdemel’enlever.»Ainsi,cefurentpourlesdeuxinfortunés,sinond’heureuxjours,dumoinsdesjoursassezpromptement
écoulésquelesjoursquisuivirent.Faria,quipendantdesilonguesannéesavaitgardélesilencesurletrésor, en reparlaitmaintenantà touteoccasion.Comme il l’avaitprévu, il était restéparalysédubrasdroit et de la jambegauche, et avait àpeuprèsperdu tout espoir d’en jouir lui-même ;mais il rêvaittoujourspoursonjeunecompagnonunedélivranceouuneévasion,etilenjouissaitpourlui.Depeurquelalettrenefûtunjourégaréeouperdue,ilavaitforcéDantèsdel’apprendreparcœur,etDantèslasavaitdepuis le premier jusqu’au derniermot.Alors il avait détruit la seconde partie, certain qu’on pouvaitretrouver et saisir la première sans en deviner le véritable sens. Quelquefois, des heures entières sepassèrentpourFariaàdonnerdesinstructionsàDantès,instructionsquidevaientluiserviraujourdesaliberté.Alors, une fois libre, du jour, de l’heure, dumomentoù il serait libre, il nedevait plus avoirqu’une seule et unique pensée, gagner Monte-Cristo par un moyen quelconque, y rester seul sous unprétexte qui nedonnât point de soupçons, et, une fois là, une fois seul, tâcher de retrouver les grottesmerveilleuses et fouiller l’endroit indiqué. L’endroit indiqué, on se le rappelle, c’est l’angle le pluséloignédelasecondeouverture.Enattendant, lesheurespassaient, sinonrapides,dumoinssupportables.Faria,commenous l’avons
dit, sans avoir retrouvé l’usage de sa main et de son pied, avait reconquis toute la netteté de sonintelligence,etavaitpeuàpeu,outrelesconnaissancesmoralesquenousavonsdétaillées,apprisàsonjeune compagnon cemétier patient et sublime du prisonnier, qui de rien sait faire quelque chose. Ilss’occupaient donc éternellement, Faria de peur de se voir vieillir,Dantès de peur de se rappeler sonpassé presque éteint, et qui ne flottait plus au plus profond de sa mémoire que comme une lumièrelointaineégaréedanslanuit;toutallaitainsi,commedanscesexistencesoùlemalheurn’ariendérangéetquis’écoulentmachinalesetcalmessousl’œildelaProvidence.Mais, souscecalmesuperficiel, ily avaitdans le cœurdu jeunehomme,etdansceluiduvieillard
peut-être,biendesélansretenus,biendessoupirsétouffés,quisefaisaientjourlorsqueFariaétaitrestéseuletqu’Edmondétaitrentréchezlui.Unenuit,Edmondseréveillaensursaut,croyants’êtreentenduappeler.Ilouvritlesyeuxetessayadepercerlesépaisseursdel’obscurité.Sonnom,ouplutôtunevoixplaintivequiessayaitd’articulersonnom,arrivajusqu’àlui.Ilselevasursonlit,lasueurdel’angoisseaufront,etécouta.Plusdedoute,laplaintevenaitducachot
desoncompagnon.«GrandDieu!murmuraDantès;serait-ce…?»Etildéplaçasonlit,tiralapierre,s’élançadanslecorridoretparvintàl’extrémitéopposée;ladalle
étaitlevée.Àla lueurdecette lampe informeetvacillantedontnousavonsparlé,Edmondvit levieillardpâle,
debout encore et se cramponnant au bois de son lit. Ses traits étaient bouleversés par ces horriblessymptômes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient tant épouvanté lorsqu’ils étaient apparus pour lapremièrefois.«Ehbien,monamiditFaria résigné,vouscomprenez,n’est-cepas?et jen’aibesoindevous rien
apprendre!»Edmondpoussauncridouloureux,etperdantcomplètementlatête,ils’élançaverslaporteencriant:«Ausecours!ausecours!»Fariaeutencorelaforcedel’arrêterparlebras.« Silence ! dit-il, ou vous êtes perdu. Ne songeons plus qu’à vous mon ami, à vous rendre votre
captivitésupportableouvotrefuitepossible.Ilvousfaudraitdesannéespourrefaireseultoutcequej’aifait ici,etquiseraitdétruità l’instantmêmepar laconnaissancequenossurveillantsauraientdenotreintelligence.D’ailleurs,soyeztranquille,monami,lecachotquejevaisquitterneresterapaslongtemps
vide : un autre malheureux viendra prendre ma place. À cet autre, vous apparaîtrez comme un angesauveur.Celui-làserapeut-êtrejeune,fortetpatientcommevous,celui-làpourravousaiderdansvotrefuite,tandisquejel’empêchais.Vousn’aurezplusunemoitiédecadavreliéeàvouspourvousparalysertousvosmouvements.Décidément,Dieufaitenfinquelquechosepourvous:ilvousrendplusqu’ilnevousôte,etilestbientempsquejemeure.»Edmondneputquejoindrelesmainsets’écrier:«Oh!monami,monami,taisez-vous!»Puisreprenantsaforceuninstantébranléeparcecoupimprévuetsoncouragepliéparlesparolesdu
vieillard:«Oh!dit-il,jevousaidéjàsauvéunefois,jevoussauveraibienuneseconde!»Etilsoulevalepieddulitetentiraleflaconencoreautierspleindelaliqueurrouge.«Tenez,dit-il ; ilen resteencore,decebreuvagesauveur.Vite,vite,dites-moicequ’il fautque je
fassecettefois;ya-tildesinstructionsnouvelles?Parlez,monami,j’écoute.– Iln’yapasd’espoir, réponditFariaensecouant la tête ;maisn’importe ;Dieuveutque l’homme
qu’ilacréé,etdanslecœurduquelilasiprofondémentenracinél’amourdelavie,fassetoutcequ’ilpourrapourconservercetteexistencesipénibleparfois,sichèretoujours.–Oh!oui,oui,s’écriaDantès,etjevoussauverai,vousdis-je!–Ehbien,essayezdonc! lefroidmegagne; jesenslesangquiafflueàmoncerveau;cethorrible
tremblementquifaitclaquermesdentsetsembledisjoindremesoscommenceàsecouertoutmoncorps;danscinqminuteslemaléclatera,dansunquartd’heureilneresteraplusdemoiqu’uncadavre.–Oh!s’écriaDantèslecœurnavrédedouleur.–Vousferezcommelapremièrefois,seulementvousn’attendrezpassilongtemps.Touslesressortsde
laviesontbienusésàcetteheure,et lamort,continua-t-ilenmontrantsonbrasetsa jambeparalysés,n’auraplusquelamoitiédelabesogneàfaire.Siaprèsm’avoirversédouzegouttesdanslabouche,aulieudedix,vousvoyezque jenerevienspas,alorsvousverserez le reste.Maintenant,portez-moisurmonlit,carjenepuisplusmetenirdebout.»Edmondpritlevieillarddanssesbrasetledéposasurlelit.«Maintenantami,ditFaria,seuleconsolationdemaviemisérable,vousquelecielm’adonnéunpeu
tard,maisenfinqu’ilm’adonné,présentinappréciableetdontjeleremercie;aumomentdemeséparerdevouspourjamais,jevoussouhaitetoutlebonheur,toutelaprospéritéquevousméritez:monfilsjevousbénis!»Lejeunehommesejetaàgenoux,appuyantsatêtecontrelelitduvieillard.«Maissurtout,écoutezbiencequejevousdisàcemomentsuprême:letrésordesSpadaexiste;Dieu
permetqu’iln’yaitpluspourmoinidistanceniobstacle.Jelevoisaufonddelasecondegrotte;mesyeux percent les profondeurs de la terre et sont éblouis de tant de richesses. Si vous parvenez à fuir,rappelez-vousque lepauvreabbéque tout lemondecroyait foune l’étaitpas.CourezàMonte-Cristo,profitezdenotrefortune,profitez-en,vousavezassezsouffert.»Unesecousseviolenteinterrompitlevieillard;Dantèsrelevalatête,ilvitlesyeuxquis’injectaientde
rouge:oneûtditqu’unevaguedesangvenaitdemonterdesapoitrineàsonfront.«Adieu!adieu!murmuralevieillardenpressantconvulsivementlamaindujeunehomme,adieu!–Oh!pasencore,pasencore!s’écriacelui-ci;nenousabandonnezpas,ômonDieu!secourez-le…à
l’aide…àmoi…–Silence!silence!murmuralemoribond,qu’onnenousséparepassivousmesauvez!–Vousavezraison.Oh!oui,oui,soyeztranquille,jevoussauverai!D’ailleurs,quoiquevoussouffriez
beaucoup,vousparaissezsouffrirmoinsquelapremièrefois.–Oh!détrompez-vous!jesouffremoins,parcequ’ilyaenmoimoinsdeforcepoursouffrir.Àvotre
âgeonafoidanslavie,c’estleprivilègedelajeunessedecroireetd’espérer,maislesvieillardsvoient
plusclairementlamort.Oh!lavoilà…ellevient…c’estfini…mavueseperd…maraisons’enfuit…Votremain,Dantès!…adieu!…adieu!»Etserelevantparunderniereffortdanslequelilrassemblatoutessesfacultés.«Monte-Cristo!dit-il,n’oubliezpasMonte-Cristo!»Etilretombasursonlit.Lacrisefutterrible:desmembrestordus,despaupièresgonflées,uneécume
sanglante,uncorpssansmouvement,voilàcequirestasurcelitdedouleuràlaplacedel’êtreintelligentquis’yétaitcouchéuninstantauparavant.Dantès prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre qui faisait saillie et d’où sa lueur
tremblanteéclairaitd’unrefletétrangeetfantastiquecevisagedécomposéetcecorpsinerteetraidi.Lesyeuxfixés,ilattenditintrépidementlemomentd’administrerleremèdesauveur.Lorsqu’ilcrutlemomentarrivé,ilpritlecouteau,desserralesdents,quioffrirentmoinsderésistance
quelapremièrefois,comptal’uneaprèsl’autredixgouttesetattendit;lafiolecontenaitledoubleencoreàpeuprèsdecequ’ilavaitversé.Ilattenditdixminutes,unquartd’heure,unedemi-heure,riennebougea.Tremblant,lescheveuxroidis,
lefrontglacédesueur,ilcomptaitlessecondesparlesbattementsdesoncœur.Alorsilpensaqu’ilétaittempsd’essayerladernièreépreuve:ilapprochalafioledeslèvresviolettes
de Faria, et, sans avoir besoin de desserrer les mâchoires restées ouvertes, il versa toute la liqueurqu’ellecontenait.Leremèdeproduisituneffetgalvanique,unviolenttremblementsecoualesmembresduvieillard,ses
yeux se rouvrirent effrayants à voir, il poussa un soupir qui ressemblait à un cri, puis tout ce corpsfrissonnantrentrapeuàpeudanssonimmobilité.Lesyeuxseulsrestèrentouverts.Unedemi-heure,uneheure,uneheureetdemies’écoulèrent.Pendantcetteheureetdemied’angoisse,
Edmond,penchésursonami,lamainappliquéeàsoncœur,sentitsuccessivementcecorpsserefroidiretcecœuréteindresonbattementdeplusenplussourdetprofond.Enfinriennesurvécut;ledernierfrémissementducœurcessa,lafacedevintlivide,lesyeuxrestèrent
ouverts,maisleregardseternit.Ilétaitsixheuresdumatin,lejourcommençaitàparaître,etsonrayonblafard,envahissantlecachot,
faisaitpâlirlalumièremourantedelalampe.Desrefletsétrangespassaientsurlevisageducadavre,luidonnantdetempsentempsdesapparencesdevie.Tantqueduracetteluttedujouretdelanuit,Dantèsputdouterencore;maisdèsquelejoureutvaincu,ilcompritqu’ilétaitseulavecuncadavre.Alorsuneterreurprofondeetinvincibles’emparadelui;iln’osapluspressercettemainquipendait
horsdu lit, il n’osaplus arrêter sesyeux sur cesyeux fixes et blancsqu’il essayaplusieurs foismaisinutilement de fermer, et qui se rouvraient toujours. Il éteignit la lampe, la cacha soigneusement ets’enfuit,replaçantdesonmieuxladalleau-dessusdesatête.D’ailleurs,ilétaittemps,legeôlierallaitvenir.Cettefois, ilcommençasavisiteparDantès;ensortantdesoncachot, ilallaitpasserdansceluide
Faria,auquelilportaitàdéjeuneretdulinge.Riend’ailleursn’indiquaitchezcethommequ’ileûtconnaissancedel’accidentarrivé.Ilsortit.Dantèsfutalorsprisd’uneindicibleimpatiencedesavoircequiallaitsepasserdanslecachotdeson
malheureux ami ; il rentra donc dans la galerie souterraine et arriva à temps pour entendre lesexclamationsduporte-clefs,quiappelaitàl’aide.Bientôtlesautresporte-clefsentrèrent;puisonentenditcepaslourdetrégulierhabituelauxsoldats,
mêmehorsdeleurservice.Derrièrelessoldatsarrivalegouverneur.Edmondentenditlebruitdulitsurlequelonagitaitlecadavre;ilentenditlavoixdugouverneur,qui
ordonnait de lui jeter de l’eau au visage, et qui voyant que,malgré cette immersion, le prisonnier nerevenaitpas,envoyachercherlemédecin.
Legouverneursortit;etquelquesparolesdecompassionparvinrentauxoreillesdeDantès,mêléesàdesriresdemoquerie.«Allons,allons,disaitl’un,lefouaétérejoindresestrésors,bonvoyage!–Iln’aurapas,avectoussesmillions,dequoipayersonlinceul,disaitl’autre.–Oh!repritunetroisièmevoix,leslinceulsduchâteaud’Ifnecoûtentpascher.–Peut-être,ditundespremiersinterlocuteurs,commec’estunhommed’Église,onferaquelquesfrais
ensafaveur.–Alorsilauraleshonneursdusac.»Edmondécoutait,neperdaitpasuneparole,maisnecomprenaitpasgrand-choseàtoutcela.Bientôt
lesvoixs’éteignirent,etilluisemblaquelesassistantsquittaientlachambre.Cependantiln’osayrentrer:onpouvaitavoirlaisséquelqueporte-clefspourgarderlemort.Ilrestadoncmuet,immobileetretenantsarespiration.Auboutd’uneheure,àpeuprès,lesilences’animad’unfaiblebruit,quiallacroissant.C’étaitlegouverneurquirevenait,suividumédecinetdeplusieursofficiers.Il se fit unmoment de silence : il était évident que lemédecin s’approchait du lit et examinait le
cadavre.Bientôtlesquestionscommencèrent.Lemédecinanalysalemalauquelleprisonnieravaitsuccombéetdéclaraqu’ilétaitmort.QuestionsetréponsessefaisaientavecunenonchalancequiindignaitDantès;illuisemblaitquetout
lemondedevaitressentirpourlepauvreabbéunepartiedel’affectionqu’illuiportait.«Jesuisfâchédecequevousm’annoncezlà,ditlegouverneur,répondantàcettecertitudemanifestée
par le médecin que le vieillard était bien réellement mort ; c’était un prisonnier doux, inoffensif,réjouissantavecsafolieetsurtoutfacileàsurveiller.–Oh!repritleporte-clefs,onauraitpunepaslesurveillerdutout,ilseraitbienrestécinquanteans
ici,j’enréponds,celui-là,sansessayerdefaireuneseuletentatived’évasion.–Cependant,repritlegouverneur,jecroisqu’ilseraiturgent,malgrévotreconviction,nonpasqueje
doute de votre science,mais pourma propre responsabilité, de nous assurer si le prisonnier est bienréellementmort.IlsefituninstantdesilenceabsolupendantlequelDantès,toujoursauxécoutes,estimaquelemédecin
examinaitetpalpaitunesecondefoislecadavre.«Vouspouvezêtretranquille,ditalorslemédecin,ilestmort,c’estmoiquivousenréponds.–Voussavez,monsieur,repritlegouverneureninsistant,quenousnenouscontentonspas,danslescas
pareilsàcelui-ci,d’unsimpleexamen;malgrétouteslesapparences,veuillezdoncacheverlabesogneenremplissantlesformalitésprescritesparlaloi.–Quel’onfassechaufferlesfers,ditlemédecin;maisenvérité,c’estuneprécautionbieninutile.»CetordredechaufferlesfersfitfrissonnerDantès.On entendit des pas empressés, le grincement de la porte, quelques allées et venues intérieures, et,
quelquesinstantsaprès,unguichetierrentraendisant:«Voicilebrasieravecunfer.»Ilsefitalorsunsilenced’uninstant,puisonentenditlefrémissementdeschairsquibrûlaient,etdont
l’odeurépaisseetnauséabondeperçalemurmêmederrièrelequelDantèsécoutaitavechorreur.Àcetteodeur de chair humaine carbonisée, la sueur jaillit du front du jeune homme et il crut qu’il allaits’évanouir.«Vousvoyez,monsieur,qu’il estbienmort,dit lemédecin ; cettebrûlureau talonestdécisive : le
pauvrefouestguéridesafolieetdélivrédesacaptivité.–Nes’appelait-ilpasFaria?demandaundesofficiersquiaccompagnaientlegouverneur.–Oui,monsieur,et,àcequ’ilprétendait,c’étaitunvieuxnom;d’ailleurs,ilétaitfortsavantetassez
raisonnablemêmesurtouslespointsquinetouchaientpasàsontrésor;maissurcelui-là,ilfautl’avouer,ilétaitintraitable.–C’estl’affectionquenousappelonslamonomanie,ditlemédecin.–Vousn’aviezjamaiseuàvousplaindredelui?demandalegouverneuraugeôlierchargéd’apporter
lesvivresdel’abbé.–Jamais,monsieurlegouverneur,réponditlegeôlier,jamais,augrandjamais!aucontraire:autrefois
mêmeilm’amusaitfortenmeracontantdeshistoires;unjourquemafemmeétaitmaladeilm’amêmedonnéunerecettequil’aguérie.– Ah ! ah ! fit le médecin, j’ignorais que j’eusse affaire à un collègue ; j’espère, monsieur le
gouverneur,ajouta-t-ilenriant,quevousletraiterezenconséquence.–Oui,oui,soyeztranquille,ilseradécemmentensevelidanslesacleplusneufqu’onpourratrouver;
êtes-vouscontent?–Devons-nousaccomplircettedernièreformalitédevantvous,monsieur?demandaunguichetier.–Sansdoute,maisqu’onsehâte,jenepuisresterdanscettechambretoutelajournée»Denouvellesalléesetvenuessefirententendre;uninstantaprès,unbruitdetoilefroisséeparvintaux
oreillesdeDantès, le litcriasurses ressorts,unpasalourdicommeceluid’unhommequisoulèveunfardeaus’appesantitsurladalle,puislelitcriadenouveausouslepoidsqu’onluirendait.«Àcesoir,ditlegouverneur.–Yaura-t-ilunemesse?demandaundesofficiers.–Impossible,répondit legouverneur; lechapelainduchâteauestvenuemedemanderhieruncongé
pourfaireunpetitvoyagedehuitjoursàHyères,jeluiairépondudetousmesprisonnierspendanttoutcetemps-là;lepauvreabbén’avaitqu’ànepastantsepresser,etilauraiteusonrequiem.–Bah!bah!Hyèresditlemédecinavecl’impiétéfamilièreauxgensdesaprofession,ilesthomme
d’Église:Dieuauraégardàl’état,etnedonnerapasàl’enferleméchantplaisirdeluienvoyerunprêtre.»Unéclatderiresuivitcettemauvaiseplaisanterie.Pendantcetemps,l’opérationdel’ensevelissement
sepoursuivait.«Àcesoir!ditlegouverneurlorsqu’ellefutfinie.–Àquelleheure?demandaleguichetier.–Maisversdixouonzeheures.–Veillera-t-onlemort?–Pourquoifaire?Onfermeralecachotcommes’ilétaitvivant,voilàtout.»Alorslespass’éloignèrent,lesvoixallèrents’affaiblissant,lebruitdelaporteavecsaserrurecriarde
etsesverrousgrinçantssefitentendre,unsilenceplusmornequeceluide lasolitude, lesilencedelamort,envahittout,jusqu’àl’âmeglacéedujeunehomme.Alors il souleva lentement ladalle avec sa tête, et jetaun regard investigateurdans la chambre.La
chambreétaitvide:Dantèssortitdelagalerie.
XX–Lecimetièreduchâteaud’If.
Surlelit,couchédanslesensdelalongueur,etfaiblementéclairéparunjourbrumeuxquipénétraitàtraverslafenêtre,onvoyaitunsacdetoilegrossière,sousleslargesplisduquelsedessinaitconfusémentune forme longue et raide : c’était le dernier linceul deFaria, ce linceul qui, au dire des guichetiers,coûtaitsipeucher.Ainsi,toutétaitfini.UneséparationmatérielleexistaitdéjàentreDantèsetsonvieilami,ilnepouvaitplusvoirsesyeuxquiétaientrestésouvertscommepourregarderau-delàdelamort,ilnepouvaitplusserrercettemainindustrieusequiavaitsoulevépourluilevoilequicouvraitleschosescachées.Faria,l’utile,leboncompagnonauquelils’étaithabituéavectantdeforce,n’existaitplusquedanssonsouvenir.Alors ils’assitauchevetdecelit terrible,etseplongeadansunesombreetamèremélancolie.Seul!ilétaitredevenuseul!ilétaitretombédanslesilence,ilseretrouvaitenfacedunéant!Seul,plusmêmelavue,plusmêmelavoixduseulêtrehumainqui l’attachaitencoreà la terre!Ne
valait-ilpasmieuxcommeFaria,s’enallerdemanderàDieul’énigmedelavie,aurisquedepasserparlaportelugubredessouffrances!L’idée du suicide, chassée par son ami, écartée par sa présence, revint alors se dresser comme un
fantômeprèsducadavredeFaria.«Sijepouvaismourir,dit-il,j’iraisoùilva,etjeleretrouveraiscertainement.Maiscommentmourir
?C’estbienfacile,ajouta-t-ilenriant; jevaisresterici, jemejetteraisurlepremierquivaentrer, jel’étrangleraietl’onmeguillotinera.»Mais,comme ilarriveque,dans lesgrandesdouleurscommedans lesgrandes tempêtes, l’abîmese
trouveentredeuxcimesdeflots,Dantèsreculaàl’idéedecettemortinfamante,etpassaprécipitammentdecedésespoiràunesoifardentedevieetdeliberté.«Mourir ! oh ! non, s’écria-t-il, ce n’est pas la peine d’avoir tant vécu, d’avoir tant souffert, pour
mourirmaintenant!Mourir,c’étaitbonquandj’enavaisprislarésolution,autrefois,ilyadesannées;maismaintenantceseraitvéritablementtropaideràmamisérabledestinée.Non,jeveuxvivre,jeveuxlutter jusqu’au bout ; non, je veux reconquérir ce bonheur qu’on m’a enlevé ! Avant que je meure,j’oubliaisquej’aimesbourreauxàpunir,etpeut-êtrebienaussi,quisait?quelquesamisàrécompenser.Maisàprésentonvam’oublierici,etjenesortiraidemoncachotquecommeFaria.»Maisàcetteparole,Edmondrestaimmobile,lesyeuxfixescommeunhommefrappéd’uneidéesubite,
mais que cette idée épouvante ; tout à coup il se leva, porta lamain à son front comme s’il avait levertige,fitdeuxoutroistoursdanslachambreetrevints’arrêterdevantlelit…«Oh!oh!murmura-t-il,quim’envoiecettepensée?est-cevous,monDieu?Puisqu’iln’yaqueles
mortsquisortentlibrementd’ici,prenonslaplacedesmorts.»Etsansperdreletempsderevenirsurcettedécision,commepournepasdonneràlapenséeleternede
détruirecetterésolutiondésespérée,ilsepenchaverslesachideux,l’ouvritaveclecouteauqueFariaavait fait, retira lecadavredusac, l’emportachez lui, lecouchadans son lit, lecoiffadu lambeaudelingedontilavaitl’habitudedesecoifferlui-même,couvritdesacouverture,baisaunedernièrefoiscefront glacé, essaya de refermer ces yeux rebelles, qui continuaient de rester ouverts, effrayants parl’absencedelapensée,tournalatêtelelongdumurafinquelegeôlier,enapportantsonrepasdusoir,crût qu’il était couché, comme c’était souvent son habitude, rentra dans la galerie, tira le lit contre lamuraille, rentradans l’autrechambre,pritdans l’armoire l’aiguille, le fil, jetaseshaillonspourqu’onsentîtbiensouslatoileleschairsnues,seglissadanslesacéventré,seplaçadanslasituationoùétaitlecadavre,etrefermalacoutureendedans.Onauraitpuentendrebattresoncœursiparmalheuronfûtentréencemoment.Dantèsauraitbienpuattendreaprèslavisitedusoir,maisilavaitpeurqued’icilàlegouverneurne
changeâtderésolutionetqu’onn’enlevâtlecadavre.Alorssadernièreespéranceétaitperdue.Entoutcas,maintenantsonplanétaitarrêté.Voicicequ’ilcomptaitfaire.Sipendantletrajetlesfossoyeursreconnaissaientqu’ilsportaientunvivantaulieudeporterunmort,
Dantèsneleurdonnaitpasletempsdesereconnaître;d’unvigoureuxcoupdecouteauilouvraitlesacdepuislehautjusqu’enbas,profitaitdeleurterreurets’échappait;s’ilsvoulaientl’arrêter,iljouaitducouteau.S’ilsleconduisaientjusqu’aucimetièreetledéposaientdansunefosse,ilselaissaitcouvrirdeterre;
puis,commec’étaitlanuit,àpeinelesfossoyeursavaient-ilsledostourné,qu’ils’ouvraitunpassageàtravers la terremolle et s’enfuyait : il espérait que lepoidsne serait pas tropgrandpourqu’il pût lesoulever.S’ilsetrompait,siaucontrairelaterreétaittroppesante,ilmouraitétouffé,et,tantmieux!toutétait
fini.Dantès n’avait pas mangé depuis la veille, mais il n’avait pas songé à la faim le matin, et il n’y
songeait pas encore. Sa position était trop précaire pour lui laisser le temps d’arrêter sa pensée suraucuneautreidée.LepremierdangerquecouraitDantès,c’étaitquelegeôlier,enluiapportantsonsouperdeseptheures,
s’aperçût de la substitution opérée ; heureusement, vingt fois, soit par misanthropie, soit par fatigue,Dantèsavaitreçulegeôliercouché;etdanscecas,d’ordinaire,cethommedéposaitsonpainetsasoupesurlatableetseretiraitsansluiparler.Mais,cettefois,legeôlierpouvaitdérogeràseshabitudesdemutisme,parleràDantès,etvoyantque
Dantèsneluirépondaitpoint,s’approcherdulitettoutdécouvrir.Lorsque sept heures du soir approchèrent, les angoisses deDantès commencèrent véritablement. Sa
main,appuyéesursoncœur,essuyaitd’encomprimerlesbattements,tandisquedel’autreilessuyaitlasueurdesonfrontquiruisselaitlelongdesestempes.Detempsentempsdesfrissonsluicouraientpartoutlecorpsetluiserraientlecœurcommedansunétauglacé.Alors,ilcroyaitqu’ilallaitmourir.Lesheuress’écoulèrentsansameneraucunmouvementdanslechâteau,etDantèscompritqu’ilavaitéchappéàcepremierdanger;c’étaitd’unbonaugure.Enfin,versl’heurefixéeparlegouverneur,despassefirententendredansl’escalier.Edmondcompritquelemomentétaitvenu;ilrappelatoutsoncourage,retenantsonhaleine;heureuxs’ileûtpuretenirenmêmetempsetcommeellelespulsationsprécipitéesdesesartères.On s’arrêta à la porte, le pas était double. Dantès devina que c’étaient les deux fossoyeurs qui le
venaient chercher. Ce soupçon se changea en certitude, quand il entendit le bruit qu’ils faisaient endéposantlacivière.Laportes’ouvrit,unelumièrevoiléeparvintauxyeuxdeDantès.Autraversdelatoilequilecouvrait,
ilvitdeuxombress’approcherdesonlit.Unetroisièmeàlaporte,tenantunfalotàlamain.Chacundesdeuxhommes,quis’étaientapprochésdulit,saisitlesacparunedesesextrémités.«C’estqu’ilestencorelourd,pourunvieillardsimaigre!ditl’und’euxenlesoulevantparlatête.–Onditquechaqueannéeajouteunedemi-livreaupoidsdesos,ditl’autreenleprenantparlespieds.–As-tufaittonnœud?demandalepremier.–Jeseraisbienbêtedenouschargerd’unpoidsinutile,ditlesecond,jeleferailà-bas.–Tuasraison;partonsalors.»«Pourquoicenœud?»sedemandaDantès.Ontransportaleprétendumortdulitsurlacivière.Edmondseraidissaitpourmieuxjouersonrôledetrépassé.On le posa sur la civière ; et le cortège, éclairé par l’homme au falot, quimarchait devant,monta
l’escalier.Tout à coup, l’air frais et âpre de la nuit l’inonda.Dantès reconnut lemistral.Ce fut une sensation
subite,pleineàlafoisdedélicesetd’angoisses.Lesporteursfirentunevingtainedepas,puisilss’arrêtèrentetdéposèrentlacivièresurlesol.Undesporteurss’éloigna,etDantèsentenditsessouliersretentirsurlesdalles.«Oùsuis-jedonc?»sedemanda-t-il.«Sais-tuqu’iln’estpaslégerdutout!»ditceluiquiétaitrestéprèsdeDantèsens’asseyantsurle
borddelacivière.LepremiersentimentdeDantèsavaitétédes’échapper,heureusement,ilseretint.«Éclaire-moidonc,animal,ditceluidesdeuxporteursquis’étaitéloigné,oujenetrouveraijamaisce
quejecherche.»L’homme au falot obéit à l’injonction, quoique, comme on l’a vu, elle fût faite en termes peu
convenables.«Quecherche-t-ildonc?sedemandaDantès.Unebêchesansdoute.»Uneexclamationdesatisfactionindiquaquelefossoyeuravaittrouvécequ’ilcherchait.«Enfin,ditl’autre,cen’estpassanspeine.–Oui,répondit-il,maisiln’aurarienperdupourattendre.»Àcesmots,ilserapprochad’Edmond,quientenditdéposerprèsdeluiuncorpslourdetretentissant;
aumêmemoment,unecordeentourasespiedsd’uneviveetdouloureusepression.«Ehbien,lenœudest-ilfait?demandaceluidesfossoyeursquiétaitrestéinactif.–Etbienfait,ditl’autre;jet’enréponds.–Encecas,enroute.»Etlacivièresoulevéerepritsonchemin.Onfitcinquantepasàpeuprès,puisons’arrêtapourouvriruneporte,puisonseremitenroute.Le
bruitdesflotssebrisantcontrelesrocherssurlesquelsestbâti lechâteauarrivaitplusdistinctementàl’oreilledeDantèsàmesurequel’onavança.«Mauvaistemps!ditundesporteurs,ilneferapasbond’êtreenmercettenuit.–Oui,l’abbécourtgrandrisqued’êtremouillé»ditl’autre–etilséclatèrentderire.Dantèsnecompritpastrèsbienlaplaisanteriemaissescheveuxnes’endressèrentpasmoinssursa
tête.«Bon,nousvoilàarrivés!repritlepremier.–Plusloin,plusloin,ditl’autre,tusaisbienqueledernierestrestéenroute,brisésurlesrochers,et
quelegouverneurnousaditlelendemainquenousétionsdesfainéants.»Onfitencorequatreoucinqpasenmontanttoujours,puisDantèssentitqu’onleprenaitparlatêteet
parlespiedsetqu’onlebalançait.«Une,direntlesfossoyeurs.–Deux.–Trois!»Enmême temps,Dantès se sentit lancé, eneffet,dansunvideénorme, traversant lesairscommeun
oiseaublessé,tombant,tombanttoujoursavecuneépouvantequiluiglaçaitlecœur.Quoiquetiréenbasparquelquechosedepesantquiprécipitaitsonvolrapide,illuisemblaquecettechuteduraitunsiècle.Enfin,avecunbruitépouvantable,ilentracommeuneflèchedansuneeauglacéequiluifitpousseruncri,étoufféàl’instantmêmeparl’immersion.Dantèsavaitétélancédanslamer,aufonddelaquellel’entraînaitunbouletdetrente-sixattachéàses
pieds.Lamerestlecimetièreduchâteaud’If.
XXI–L’îledeTiboulen.
Dantèsétourdi,presquesuffoqué,eutcependantlaprésenced’espritderetenirsonhaleine,et,commesamaindroite,ainsiquenous l’avonsdit,préparéqu’il était à toutes leschances, tenait soncouteau toutouvert,iléventrarapidementlesac,sortitlebras,puislatête;maisalors,malgrésesmouvementspoursouleverleboulet,ilcontinuadesesentirentraîné;alorsilsecambra,cherchantlacordequiliaitsesjambes,et,paruneffortsuprême,illatranchaprécisémentaumomentoùilsuffoquait;alors,donnantunvigoureuxcoupdepied,ilremontalibreàlasurfacedelamer,tandisquelebouletentraînaitdanssesprofondeursinconnuesletissugrossierquiavaitfaillidevenirsonlinceul.Dantèsnepritqueletempsderespirer,etreplongeaunesecondefois;carlapremièreprécautionqu’il
devaitprendreétaitd’éviterlesregards.Lorsqu’ilreparutpourlasecondefois,ilétaitdéjààcinquantepasaumoinsdulieudesachute;ilvit
au-dessus de sa tête un ciel noir et tempétueux, à la surface duquel le vent balayait quelques nuagesrapides, découvrant parfois un petit coin d’azur rehaussé d’une étoile ; devant lui s’étendait la plainesombreetmugissante,dont lesvaguescommençaientàbouillonnercommeàl’approched’unetempête,tandisque,derrièrelui,plusnoirquelamer,plusnoirqueleciel,montait,commeunfantômemenaçant,legéantdegranit,dontlapointesombresemblaitunbrasétendupourressaisirsaproie;surlarochelaplushauteétaitunfalotéclairantdeuxombres.Il lui semblaque ces deuxombres se penchaient sur lamer avec inquiétude ; en effet, ces étranges
fossoyeursdevaientavoirentendulecriqu’ilavaitjetéentraversantl’espace.Dantèsplongeadoncdenouveau,et fitun trajetassez longentredeuxeaux ;cettemanœuvre luiétait jadis familière,etattiraitd’ordinaireautourde lui,dans l’anseduPharo,denombreuxadmirateurs, lesquels l’avaientproclamébiensouventleplushabilenageurdeMarseille.Lorsqu’ilrevintàlasurfacedelamer,lefalotavaitdisparu.Ilfallaits’orienter:detouteslesîlesquientourentlechâteaud’If,RatonneauetPomèguesontlesplus
proches;maisRatonneauetPomèguesonthabitées;ilenestainsidelapetiteîledeDaume;l’îlelaplussûreétaitdonccelledeTiboulenoudeLemaire;lesÎlesdeTiboulenetdeLemairesontàunelieueduchâteaud’If.Dantèsnerésolutpasmoinsdegagnerunedecesdeuxîles;maiscommenttrouvercesîlesaumilieu
delanuitquis’épaississaitàchaqueinstantautourdelui!Encemoment,ilvitbrillercommeuneétoilelepharedePlanier.Ensedirigeantdroitsurcephare,il
laissaitl’îledeTiboulenunpeuàgauche;enappuyantunpeuàgauche,ildevaitdoncrencontrercetteîlesursonchemin.Mais,nousl’avonsdit,ilyavaitunelieueaumoinsduchâteaud’Ifàcetteîle.Souvent,danslaprison,Fariarépétaitaujeunehomme,enlevoyantabattuetparesseux:«Dantès,nevouslaissezpasalleràcetamollissement;vousvousnoierez,sivousessayezdevous
enfuir,etquevosforcesn’aientpasétéentretenues»Sousl’ondelourdeetamère,cetteparoleétaitvenuetinterauxoreillesdeDantès;ilavaiteuhâtede
remonteralorsetdefendreleslamespourvoirsi,effectivement,iln’avaitpasperdudesesforces;ilvitavecjoiequesoninactionforcéeneluiavaitrienôtédesapuissanceetdesonagilité,etsentitqu’ilétaittoujoursmaîtredel’élémentoù,toutenfant,ils’étaitjoué.D’ailleurslapeur,cetterapidepersécutrice,doublaitlavigueurdeDantès;ilécoutait,penchésurla
cime des flots, si aucune rumeur n’arrivait jusque lui. Chaque fois qu’il s’élevait à l’extrémité d’unevague, son rapide regardembrassait l’horizonvisibleet essayaitdeplongerdans l’épaisseobscurité ;chaque flot un peu plus élevé que les autres flots lui semblait une barque à sa poursuite, et alors ilredoublait d’efforts, qui l’éloignaient sans doute,mais dont la répétition devait promptement user ses
forces.Ilnageaitcependant,etdéjàlechâteauterribles’étaitunpeufondudanslavapeurnocturne:ilnele
distinguaitpasmaisillesentaittoujours.Uneheures’écoulapendantlaquelleDantès,exaltéparlesentimentdelalibertéquiavaitenvahitoute
sapersonne,continuadefendrelesflotsdansladirectionqu’ils’étaitfaite.«Voyons,sedisait-il,voilàbientôtuneheurequejenage,maiscommeleventm’estcontrairej’aidû
perdreunquartdemarapidité;cependant,àmoinsquejenemesoistrompédeligne,jenedoispasêtreloindeTiboulenmaintenant…Mais,sijem’étaistrompé!»Unfrissonpassapartoutlecorpsdunageur,ilessayadefaireuninstantlaplanchepoursereposer;
maislamerdevenaitdeplusenplusforte,etilcompritbientôtquecemoyendesoulagement,surlequelilavaitcompté,étaitimpossible.« Eh bien, dit-il, soit, j’irai jusqu’au bout, jusqu’à ce quemes bras se lassent, jusqu’à ce que les
crampesenvahissentmoncorps,etalorsjecouleraiàfond!»Etilsemitànageraveclaforceetl’impulsiondudésespoir.Toutàcoup,illuisemblaqueleciel,déjàsiobscurs’assombrissaitencore,qu’unnuageépais,lourd
compacts’abaissaitverslui;enmêmetemps,ilsentituneviolentedouleuraugenou:l’imagination,avecson incalculable vitesse, lui dit alors que c’était le choc d’une balle, et qu’il allait immédiatemententendrel’explosionducoupdefusil;maisl’explosionneretentitpas.Dantèsallongealamainetsentitunerésistance,ilretirasonautrejambeàluiettouchalaterre;ilvitalorsquelétaitl’objetqu’ilavaitprispourunnuage.À vingt pas de lui s’élevait unemasse de rochers bizarres qu’on prendrait pour un foyer immense
pétrifiéaumomentdesaplusardentecombustion:c’étaitl’îledeTiboulen.Dantèssereleva,fitquelquespasenavant,ets’étendit,enremerciantDieu,surcespointesdegranit,
quiluisemblèrentàcetteheureplusdoucesqueneluiavaitjamaisparulelitleplusdoux.Puis,malgrélevent,malgrélatempête,malgrélapluiequicommençaitàtomber,brisédefatiguequ’il
était,ils’endormitdecedélicieuxsommeildel’hommechezlequellecorpss’engourdit.maisdontl’âmeveilleaveclaconscienced’unbonheurinespéré.Au bout d’une heure, Edmond se réveilla sous le grondement d’un immense coup de tonnerre : la
tempêteétaitdéchaînéedans l’espaceetbattait l’airde sonvoléclatant ;de tempsen tempsunéclairdescendaitducielcommeunserpentdefeu,éclairantlesflotsetlesnuagesquiroulaientau-devantlesunsdesautrescommelesvaguesd’unimmensechaos.Dantès,avecsoncoupd’œildemarin,nes’étaitpastrompé:ilavaitabordéàlapremièredesdeux
îles,quiesteffectivementcelledeTiboulen.Illasavaitnue,découverteetn’offrantpaslemoindreasile;maisquandlatempêteseraitcalméeilseremettraitàlameretgagneraitàlanagel’îleLemaire,aussiaride,maispluslarge,etparconséquentplushospitalière.UnerochequisurplombaitoffritunabrimomentanéàDantès,ils’yréfugia,etpresqueaumêmeinstant
latempêteéclatadanstoutesafureur.Edmondsentaittremblerlarochesouslaquelleils’abritait;lesvagues,sebrisantcontrelabasedela
gigantesquepyramide,rejaillissaientjusqu’àlui; toutensûretéqu’ilétait, ilétaitaumilieudecebruitprofond, aumilieudeceséblouissements fulgurants,prisd’uneespècedevertige : il lui semblaitquel’îletremblaitsouslui,etd’unmomentàl’autreallait,commeunvaisseauàl’ancre,brisersoncâble,etl’entraîneraumilieudel’immensetourbillon.Ilserappelaalorsque,depuisvingt-quatreheures,iln’avaitpasmangé:ilavaitfaim,ilavaitsoif.Dantèsétenditlesmainsetlatête,etbutl’eaudelatempêtedanslecreuxd’unrocher.Commeilserelevait,unéclairquisemblaitouvrirlecieljusqu’aupieddutrôneéblouissantdeDieu
illuminal’espace;àlalueurdecetéclair,entrel’îleLemaireetlecapCroisille,àunquartdelieuedelui,Dantèsvitapparaître,commeunspectreglissantduhautd’unevaguedansunabîme,unpetitbâtiment
pêcheuremportéàlafoisparl’orageetparleflot;unesecondeaprès,àlacimed’uneautrevague,lefantômereparut,s’approchantavecuneeffroyablerapidité.Dantèsvoulutcrier,cherchaquelquelambeaudelingeàagiterenl’airpourleurfairevoirqu’ilsseperdaient,maisilslevoyaientbieneux-mêmes.Àla lueur d’un autre éclair, le jeune homme vit quatre hommes cramponnés aux mâts et aux étais ; uncinquièmesetenaitàlabarredugouvernailbrisé.Ceshommesqu’ilvoyaitlevirentaussisansdoute,cardes cris désespérés, emportés par la rafale sifflante, arrivèrent à sonoreille.Au-dessusdumât, torducommeunroseau,claquaitenl’air,àcoupsprécipités,unevoileenlambeaux;toutàcouplesliensquilaretenaientencoreserompirent,etelledisparut,emportéedanslessombresprofondeursduciel,pareilleàcesgrandsoiseauxblancsquisedessinentsurlesnuagesnoirs.Enmêmetemps,uncraquementeffrayantsefitentendre,descrisd’agoniearrivèrentjusqu’àDantès.
Cramponnécommeunsphinxàsonrocher,d’oùilplongeaitsurl’abîme,unnouveléclairluimontralepetitbâtimentbrisé,et,parmilesdébris,destêtesauxvisagesdésespérés,desbrasétendusversleciel.Puistoutrentradanslanuit,leterriblespectacleavaiteuladuréedel’éclair.Dantèsseprécipitasur lapenteglissantedes rochers,au risquede rouler lui-mêmedans lamer ; il
regarda,ilécouta,maisiln’entenditetnevitplusrien:plusdecris,plusd’effortshumains;latempêteseule,cettegrandechosedeDieu,continuaitderugiraveclesventsetd’écumeraveclesflots.Peuàpeu,levents’abattit;lecielroulaversl’occidentdegrosnuagesgrisetpourainsidiredéteints
parl’orage;l’azurreparutaveclesétoilesplusscintillantesquejamais;bientôt,versl’est,unelonguebanderougeâtredessinaàl’horizondesondulationsd’unbleu-noir;lesflotsbondirent,unesubitelueurcourutsurleurscimesetchangealeurscimesécumeusesencrinièresd’or.C’étaitlejour.Dantèsrestaimmobileetmuetdevantcegrandspectacle,commes’illevoyaitpourlapremièrefois.
En effet, depuis le temps qu’il était au château d’If, il avait oublié. Il se retourna vers la forteresseinterrogeantàlafoisd’unlongregardcirculairelaterreetlamer.Lesombrebâtimentsortaitduseindesvaguesaveccetteimposantemajestédeschosesimmobiles,qui
semblentàlafoissurveilleretcommander.Ilpouvaitêtrecinqheuresdumatin;lamercontinuaitdesecalmer.«Dans deux ou trois heures, se dit Edmond, le porte-clefs va entrer dansma chambre, trouvera le
cadavre de mon pauvre ami, le reconnaîtra, me cherchera vainement et donnera l’alarme. Alors ontrouveraletrou,lagalerie;oninterrogeraceshommesquim’ontlancéàlameretquiontdûentendrelecriquej’aipoussé.Aussitôt,desbarquesrempliesdesoldatsarméscourrontaprèslemalheureuxfugitifqu’on sait bien ne pas être loin. Le canon avertira toute la côte qu’il ne faut point donner asile à unhommequ’onrencontrera,nuetaffamé.LesespionsetlesalguazilsdeMarseilleserontavertisetbattrontlacôte,tandisquelegouverneurduchâteaud’Ifferabattrelamer.Alors,traquésurl’eau,cernésurlaterre, quedeviendrai-je ? J’ai faim, j’ai froid, j’ai lâché jusqu’au couteau sauveurquimegênait pournager;jesuisàlamercidupremierpaysanquivoudragagnervingtfrancsenmelivrant;jen’aiplusniforce,niidée,nirésolution.ÔmonDieu!monDieu!voyezsij’aiassezsouffert,etsivouspouvezfairepourmoiplusquejenepuisfairemoi-même.»AumomentoùEdmond,dansuneespècededélireoccasionnéparl’épuisementdesaforceetlevide
de son cerveau, prononçait, anxieusement tourné vers le château d’If, cette prière ardente, il vitapparaître,àlapointedel’îledePomègue,dessinantsavoilelatineàl’horizon,etpareilàunemouettequivoleenrasantleflot,unpetitbâtimentquel’œild’unmarinpouvaitseulreconnaîtrepourunetartanegénoisesurlaligneencoreàdemiobscuredelamer.EllevenaitduportdeMarseilleetgagnaitlelargeen poussant l’écume étincelante devant la proue aiguë qui ouvrait une route plus facile à ses flancsrebondis.«Oh!s’écriaEdmond,direquedansunedemi-heurej’auraisrejointcenaviresijenecraignaispas
d’êtrequestionné,reconnupourunfugitifetreconduitàMarseille!Quefaire?quedire?quellefable
inventerdont ilspuissentêtre ladupe?Cesgenssont tousdescontrebandiers,desdemi-pirates.Sousprétextedefairelecabotage,ilsécumentlescôtes;ilsaimerontmieuxmevendrequedefaireunebonneactionstérile.«Attendons.«Maisattendreestchoseimpossible:jemeursdefaim;dansquelquesheures,lepeudeforcesquime
resteseraévanoui:d’ailleursl’heuredelavisiteapproche;l’éveiln’estpasencoredonné,peut-êtrenesedoutera-t-onderien:jepuismefairepasserpourundesmatelotsdecepetitbâtimentquis’estbrisécettenuit.Cettefablenemanquerapointdevraisemblance;nulneviendrapourmecontredire,ilssontbienengloutistous.Allons.»Et, tout en disant cesmots,Dantès tourna les yeux vers l’endroit où le petit navire s’était brisé, et
tressaillit.Àl’arêted’unrocherétait restéaccroché lebonnetphrygiend’undesmatelotsnaufragés,ettoutprèsdelàflottaientquelquesdébrisdelacarène,solivesinertesquelamerpoussaitetrepoussaitcontrelabasedel’île,qu’ellesbattaientcommed’impuissantsbéliers.Enuninstant,larésolutiondeDantèsfutprise;ilseremitàlamer,nageaverslebonnet,s’encouvrit
latête,saisitunedessolivesetsedirigeapourcouperlalignequedevaitsuivrelebâtiment.«Maintenant,jesuissauvé»,murmura-t-il.Etcetteconvictionluirenditsesforces.Bientôt,ilaperçutlatartane,qui,ayantleventpresquedebout,couraitdesbordéesentrelechâteaud’If
etlatourdePlanier.Uninstant,Dantèscraignitqu’aulieudeserrerlacôtelepetitbâtimentnegagnâtlelarge,commeileûtfaitparexemplesisadestinationeûtétépourlaCorseoulaSardaigne:mais,àlafaçon dont ilmanœuvrait, le nageur reconnut bientôt qu’il désirait passer, comme c’est l’habitude desbâtimentsquivontenItalie,entrel’îledeJarosetl’îledeCalaseraigne.Cependant,lenavireetlenageurapprochaientinsensiblementl’undel’autre;dansunedesesbordées,
lepetitbâtimentvintmêmeàunquartde lieueàpeuprèsdeDantès. Il se soulevaalors sur les flots,agitant son bonnet en signe de détresse ;mais personne ne le vit sur le bâtiment, qui vira le bord etrecommença une nouvelle bordée. Dantès songea à appeler ; mais il mesura de l’œil la distance etcompritquesavoixn’arriveraitpointjusqu’aunavire,emportéeetcouvertequ’elleseraitauparavantparlabrisedelameretlebruitdesflots.C’estalorsqu’ilsefélicitadecetteprécautionqu’ilavaitprisedes’étendresurunesolive.Affaibli
commeilétait,peut-êtren’eût-ilpaspusesoutenirsurlamerjusqu’àcequ’ileûtrejointlatartane;et,àcoupsûr,silatartane,cequiétaitpossible,passaitsanslevoir,iln’eûtpaspuregagnerlacôte.Dantès,quoiqu’ilfûtàpeuprèscertaindelaroutequesuivaitlebâtiment,l’accompagnadesyeuxavec
unecertaineanxiété,jusqu’aumomentoùilluivitfairesonabattéeetreveniràlui.Alorsils’avançaàsarencontre;maisavantqu’ilssefussentjoints,lebâtimentcommençaàvirerde
bord.AussitôtDantès,paruneffortsuprême,selevapresquedeboutsurl’eau,agitantsonbonnet,etjetantun
decescrislamentablescommeenpoussentlesmarinsendétresse,etquisemblentlaplaintedequelquegéniedelamer.Cettefois,onlevitetonl’entendit.Latartaneinterrompitsamanœuvreettournalecapdesoncôté.En
mêmetemps,ilvitqu’onsepréparaitàmettreunechaloupeàlamer.Uninstantaprès,lachaloupe,montéepardeuxhommes,sedirigeadesoncôté,battantlamerdeson
double aviron. Dantès alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir plus besoin, et nageavigoureusementpourépargnerlamoitiéducheminàceuxquivenaientàlui.Cependant,lenageuravaitcomptésurdesforcespresqueabsentes;cefutalorsqu’ilsentitdequelle
utilitéluiavaitétécemorceaudeboisquiflottaitdéjà,inerte,àcentpasdelui.Sesbrascommençaientàse roidir, ses jambes avaient perdu leur flexibilité ; sesmouvements devenaient durs et saccadés, sapoitrineétaithaletante.
Ilpoussaungrandcri,lesdeuxrameursredoublèrentd’énergie,etl’undeuxluicriaenitalien:«Courage!»Lemotluiarrivaaumomentoùunevague,qu’iln’avaitpluslaforcedesurmonter,passaitau-dessus
desatêteetlecouvraitd’écume.Ilreparutbattantlamerdecesmouvementsinégauxetdésespérésd’unhommequisenoie,poussaun
troisièmecri,etsesentitenfoncerdanslamercommes’ileûteuencoreaupiedlebouletmortel.L’eaupassapar-dessussatête,etàtraversl’eau,ilvitleciellivideavecdestachesnoires.Unviolenteffortleramenaàlasurfacedelamer.Illuisemblaalorsqu’onlesaisissaitparlescheveux
;puisilnevitplusrien,iln’entenditplusrien;ilétaitévanoui.Lorsqu’ilrouvritlesyeux,Dantèsseretrouvasurlepontdelatartane,quicontinuaitsonchemin;son
premierregardfutpourvoirquelledirectionellesuivait:oncontinuaitdes’éloignerduchâteaud’If.Dantèsétaittellementépuisé,quel’exclamationdejoiequ’ilfitfutprisepourunsoupirdedouleur.Comme nous l’avons dit, il était couché sur le pont : unmatelot lui frottait lesmembres avec une
couverturedelaine;unautre,qu’ilreconnutpourceluiquiluiavaitcrié:«Courage!»luiintroduisaitl’orificed’unegourdedanslabouche;untroisième,vieuxmarin,quiétaitàlafoislepiloteetlepatron,le regardait avec le sentiment de pitié égoïste qu’éprouvent en général les hommes pour un malheurauquelilsontéchappélaveilleetquipeutlesatteindrelelendemain.Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimèrent le cœur défaillant du jeune homme,
tandisquelesfrictionsquelematelot,àgenouxdevantlui,continuaitd’opéreravecdelalainerendaientl’élasticitéàsesmembres.«Quiêtes-vous?demandaenmauvaisfrançaislepatron.– Je suis, répondit Dantès enmauvais italien, unmatelotmaltais ; nous venions de Syracuse, nous
étionschargésdevinetdepanoline.LegraindecettenuitnousasurprisaucapMorgiou,etnousavonsétébriséscontrecesrochersquevousvoyezlà-bas.–D’oùvenez-vous?–Deces rochersoù j’avais eu lebonheurdemecramponner, tandisquenotrepauvrecapitaine s’y
brisaitlatête.Nostroisautrescompagnonssesontnoyés.Jecroisquejesuisleseulquirestevivant;j’aiaperçuvotrenavire,et,craignantd’avoirlongtempsàattendresurcetteîleisoléeetdéserte,jemesuishasardésurundébrisdenotrebâtimentpouressayerdevenirjusqu’àvous.Merci,continuaDantès,vousm’avezsauvélavie;j’étaisperduquandl’undevosmatelotsm’asaisiparlescheveux.–C’estmoi,ditunmatelotàlafigurefrancheetouverte,encadréedelongsfavorisnoirs;etilétait
temps,vouscouliez.–Oui,ditDantèsenluitendantlamain,oui,monami,etjevousremercieunesecondefois.–Mafoi!ditlemarin,j’hésitaispresque;avecvotrebarbedesixpoucesdelongetvoscheveuxd’un
pied,vousaviezplusl’aird’unbrigandqued’unhonnêtehomme.»Dantès se rappela effectivement que depuis qu’il était au château d’If, il ne s’était pas coupé les
cheveux,etnes’étaitpointfaitlabarbe.«Oui, dit-il, c’est un vœu que j’avais fait àNotre-Dame del Pie de laGrotta, dans unmoment de
danger,d’êtredixanssanscoupermescheveuxnimabarbe.C’estaujourd’huil’expirationdemonvœu,etj’aifaillimenoyerpourmonanniversaire.–Maintenant,qu’allons-nousfairedevous?demandalepatron.–Hélas!réponditDantès,cequevousvoudrez:lafelouquequejemontaisestperdue,lecapitaineest
mort;commevouslevoyez,j’aiéchappéaumêmesort,maisabsolumentnu:heureusement,jesuisassezbonmatelot;jetez-moidanslepremierportoùvousrelâcherez,etjetrouveraitoujoursdel’emploisurunbâtimentmarchand.–VousconnaissezlaMéditerranée?–J’ynaviguedepuismonenfance.
–Voussavezlesbonsmouillages?–Ilyapeudeports,mêmedesplusdifficiles,danslesquelsjenepuisseentreroudontjenepuisse
sortirlesyeuxfermés.–Ehbien,ditesdonc,patron,demandalematelotquiavaitcriécourageàDantès,silecamaradedit
vrai,quiempêchequ’ilresteavecnous?–Oui,s’ilditvrai,ditlepatrond’unairdedoutemaisdansl’étatoùestlepauvrediable,onpromet
beaucoup,quitteàtenircequel’onpeut.–Jetiendraiplusquejen’aipromis,ditDantès.–Oh!oh!fitlepatronenriant,nousverronscela.–Quandvousvoudrez,repritDantèsenserelevant.Oùallez-vous?–ÀLivourne.–Ehbien,alors,au lieudecourirdesbordéesquivousfontperdreun tempsprécieux,pourquoine
serrez-vouspastoutsimplementleventauplusprès?–Parcequenousirionsdonnerdroitsurl’îledeRion.–Vousenpasserezàplusdevingtbrasses.–Prenezdonclegouvernail,ditlepatron,etquenousjugionsdevotrescience.»Le jeunehommealla s’asseoir augouvernail, s’assuraparune légèrepressionque lebâtiment était
obéissant;et,voyantque,sansêtredepremièrefinesse,ilneserefusaitpas:«Auxbrasetauxboulines!»dit-il.Lesquatrematelotsquiformaientl’équipagecoururentàleurposte,tandisquelepatronlesregardait
faire.«Halez!»continuaDantès.Lesmatelotsobéirentavecassezdeprécision.«Etmaintenant,amarrezbien!»Cetordrefutexécutécommelesdeuxpremiers,etlepetitbâtiment,aulieudecontinuerdecourirdes
bordées, commença de s’avancer vers l’île de Riton, près de laquelle il passa, comme l’avait préditDantès,enlalaissant,partribord,àunevingtainedebrasses.«Bravo!ditlepatron.–Bravo!»répétèrentlesmatelots.Ettousregardaient,émerveillés,cethommedontleregardavaitretrouvéuneintelligenceetlecorps
unevigueurqu’onétaitloindesoupçonnerenlui.«Vousvoyez,ditDantèsenquittant labarre,que jepourraivousêtredequelqueutilité,pendant la
traverséedumoins.SivousnevoulezpasdemoiàLivourne,ehbien,vousmelaisserezlà;et,surmespremiersmois de solde, je vous rembourseraimanourriture jusque-là et les habits quevous allezmeprêter.–C’estbien,c’estbien,ditlepatron;nouspourronsnousarrangersivousêtesraisonnable.–Unhommevautunhomme,ditDantès;cequevousdonnezauxcamarades,vousmeledonnerez,et
toutseradit.–Cen’estpasjuste,ditlematelotquiavaittiréDantèsdelamer,carvousensavezplusquenous.– De quoi diable te mêles-tu ? Cela te regarde-t-il, Jacopo ? dit le patron ; chacun est libre de
s’engagerpourlasommequiluiconvient.–C’estjuste,ditJacopo;c’étaitunesimpleobservationquejefaisais.–Ehbien,tuferaisbienmieuxencoredeprêteràcebravegarçon,quiesttoutnu,unpantalonetune
vareuse,sitoutefoistuenasderechange.–Non,ditJacopo,maisj’aiunechemiseetunpantalon.–C’esttoutcequ’ilmefaut,ditDantès;merci,monami.»Jacoposelaissaglisserparl’écoutille,etremontauninstantaprèsaveclesdeuxvêtements,queDantès
revêtitavecunindiciblebonheur.«Maintenant,vousfaut-ilencoreautrechose?demandalepatron.–Unmorceaudepainetunesecondegorgéedecetexcellentrhumdontj’aidéjàgoûté;carilyabien
longtempsquejen’airienpris.»Eneffet,ilyavaitquaranteheuresàpeuprès.OnapportaàDantèsunmorceaudepain,etJacopolui
présentalagourde.«Labarreàbâbord!»crialecapitaineenseretournantversletimonier.Dantèsjetauncoupd’œildumêmecôtéenportantlagourdeàsabouche,maislagourderestaàmoitiéchemin.«Tiens!demandalepatron,quesepasse-t-ildoncauchâteaud’If?»En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attiré l’attention de Dantès, venait d’apparaître,
couronnantlescréneauxdubastionsudduchâteaud’If.Unesecondeaprès,lebruitd’uneexplosionlointainevintmouriràborddelatartane.Lesmatelotslevèrentlatêteenseregardantlesunslesautres.«Queveutdirecela?demandalepatron.–Ilseserasauvéquelqueprisonniercettenuit,ditDantès,etl’ontirelecanond’alarme.»Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en disant ces paroles, avait porté la gourde à sa
bouche;maisillevitsavourerlaliqueurqu’ellecontenaitavectantdecalmeetdesatisfaction,que,s’ileuteuunsoupçonquelconque,cesoupçonnefitquetraversersonespritetmourutaussitôt.«Voilàdurhumquiestdiablementfort, fitDantès,essuyantaveclamanchedesachemisesonfront
ruisselantdesueur.–Entoutcas,murmuralepatronenleregardant,sic’estlui,tantmieux;carj’aifaitlàl’acquisition
d’unfierhomme.»Sous le prétexte qu’il était fatigué, Dantès demanda alors à s’asseoir au gouvernail. Le timonier,
enchanté d’être relayé dans ses fonctions, consulta de l’œil le patron, qui lui fit de la tête signequ’ilpouvaitremettrelabarreàsonnouveaucompagnon.DantèsainsiplacéputresterlesyeuxfixésducôtédeMarseille.«Quelquantièmedumoistenons-nous?demandaDantèsàJacopo,quiétaitvenus’asseoiraprèsde
lui,enperdantdevuelechâteaud’If.–Le28février,réponditcelui-ci.–Dequelleannée?demandaencoreDantès.–Comment,dequelleannée!Vousdemandezdequelleannée?–Oui,repritlejeunehomme,jevousdemandedequelleannée.–Vousavezoubliél’annéeoùnoussommes?–Que voulez-vous ! J’ai eu si grande peur cette nuit, dit en riantDantès, que j’ai failli en perdre
l’esprit;sibienquemamémoireenestdemeuréetoutetroublée:jevousdemandedoncle28defévrierdequelleannéenoussommes?–Del’année1829»,ditJacopo.Ilyavaitquatorzeans,jourpourjour,queDantèsavaitétéarrêté.Ilétaitentréàdix-neufansauchâteaud’If,ilensortaitàtrente-troisans.Undouloureuxsourirepassasurseslèvres;ilsedemandacequ’étaitdevenueMercédèspendantce
tempsoùelleavaitdûlecroiremort.Puisunéclairdehaines’allumadanssesyeuxensongeantàcestroishommesauxquelsildevaitunesi
longueetsicruellecaptivité.Et il renouvela contreDanglars,FernandetVillefort ce sermentd’implacablevengeancequ’il avait
déjàprononcédanssaprison.Etcesermentn’étaitplusunevainemenace,car,àcetteheure,leplusfinvoilierdelaMéditerranée
n’eûtcertespurattraperlapetitetartanequicinglaitàpleinesvoilesversLivourne.
XXII–Lescontrebandiers.
Dantèsn’avaitpointencorepasséunjouràbord,qu’ilavaitdéjàreconnuàquiilavaitaffaire.Sansavoirjamais été à l’école de l’abbéFaria, le digne patron de la Jeune-Amélie, c’était le nomde la tartanegénoise, savait à peu près toutes les langues qui se parlent autour de ce grand lac qu’on appelle laMéditerranée;depuisl’arabejusqu’auprovençal;celaluidonnait,enluiépargnantlesinterprètes,genstoujoursennuyeuxetparfoisindiscrets,degrandesfacilitésdecommunication,soitaveclesnaviresqu’ilrencontraitenmer,soitaveclespetitesbarquesqu’ilrelevaitlelongdescôtes,soitenfinaveclesgenssansnom,sanspatrie,sansétatapparent,commeilyenatoujourssurlesdallesdesquaisquiavoisinentlesportsdemer,etquiviventdecesressourcesmystérieusesetcachéesqu’ilfautbiencroireleurvenirenlignedirectedelaProvidence,puisqu’ilsn’ontaucunmoyend’existencevisibleàl’œilnu:ondevinequeDantèsétaitàbordd’unbâtimentcontrebandier.Aussilepatronavait-ilreçuDantèsàbordavecunecertainedéfiance:ilétaitfortconnudetousles
douaniersdelacôte,et,commec’étaitentrecesmessieurset luiunéchangederusesplusadroites lesunesquelesautres,ilavaitpenséd’abordqueDantèsétaitunémissairededamegabelle,quiemployaitcet ingénieux moyen de pénétrer quelques-uns des secrets du métier. Mais la manière brillante dontDantèss’était tiréde l’épreuvequand ilavaitorientéauplusprès l’avaitentièrementconvaincu ;puisensuite,quandilavaitvucette légèrefuméeflottercommeunpanacheau-dessusdubastionduchâteaud’If, etqu’il avait entenducebruit lointainde l’explosion, il avait euun instant l’idéequ’ilvenaitderecevoiràbordceluiàqui,commepourlesentréesetlessortiesdesrois,onaccordaitleshonneursducanon;celal’inquiétaitmoinsdéjà,ilfautledire,quesilenouveauvenuétaitundouanier;maiscetteseconde suppositionavaitbientôtdisparucomme lapremièreà lavuede laparfaite tranquillitéde sarecrue.Edmondeutdoncl’avantagedesavoircequ’étaitsonpatronsansquesonpatronpûtsavoircequ’il
était;dequelquecôtéquel’attaquassentlevieuxmarinousescamarades,iltintbonetnefitaucunaveu:donnantforcedétailssurNaplesetsurMalte,qu’ilconnaissaitcommeMarseille,etmaintenant,avecunefermetéquifaisaithonneuràsamémoire,sapremièrenarration.CefutdoncleGénois,toutsubtilqu’ilétait,quiselaissaduperparEdmond,enfaveurduquelparlaientsadouceur,sonexpériencenautiqueetsurtoutlaplussavantedissimulation.Etpuis,peut-êtreleGénoisétait-ilcommecesgensd’espritquinesaventjamaisquecequ’ilsdoivent
savoir,etquinecroientquecequ’ilsontintérêtàcroire.Cefutdoncdanscettesituationréciproquequel’onarrivaàLivourne.Edmonddevaittenterlàunenouvelleépreuve:c’étaitdesavoirs’ilsereconnaîtraitlui-même,depuis
quatorzeansqu’ilnes’étaitvu;ilavaitconservéuneidéeassezprécisedecequ’étaitlejeunehomme,ilallaitvoircequ’ilétaitdevenuhomme.Auxyeuxdesescamarades,sonvœuétaitaccompli:vingtfoisdéjà,ilavaitrelâchéàLivourne,ilconnaissaitunbarbierrueSaint-Ferdinand.Ilentrachezluipoursefairecouperlabarbeetlescheveux.Lebarbierregardaavecétonnementcethommeàlalonguechevelureetàlabarbeépaisseetnoire,qui
ressemblaitàunedecesbellestêtesduTitien.Cen’étaitpointencorelamodeàcetteépoque-làquel’onportâtlabarbeetlescheveuxsidéveloppés:aujourd’huiunbarbiers’étonneraitseulementqu’unhommedouédesigrandsavantagesphysiquesconsentîtàs’enpriver.Lebarbierlivournaissemitàlabesognesansobservation.Lorsque l’opération fut terminée, lorsque Edmond sentit son menton entièrement rasé, lorsque ses
cheveuxfurentréduitsàlalongueurordinaire,ildemandaunmiroiretseregarda.Ilavaitalorstrente-troisans,commenousl’avonsdit,etcesquatorzeannéesdeprisonavaientpour
ainsidireapportéungrandchangementmoraldanssafigure.
Dantèsétaitentréauchâteaud’Ifaveccevisagerond,riantetépanouidujeunehommeheureux,àquilespremierspasdanslavieontétéfaciles,etquicomptesurl’avenircommesurladéductionnaturelledupassé:toutcelaétaitbienchangé.Safigureovales’étaitallongée,saboucherieuseavaitprisceslignesfermesetarrêtéesquiindiquent
larésolution;sessourcilss’étaientarquéssousunerideunique,pensive;sesyeuxs’étaientempreintsd’uneprofonde tristesse,du fondde laquelle jaillissaientde tempsen tempsdesombreséclairs,de lamisanthropieetdelahaine;sonteint,éloignésilongtempsdelalumièredujouretdesrayonsdusoleil,avait pris cette couleurmatequi fait, quand leurvisage est encadrédansdes cheveuxnoirs, labeautéaristocratiquedeshommesduNord;cettescienceprofondequ’ilavaitacquiseavait,enoutre,reflétésurtoutsonvisageuneauréoled’intelligentesécurité;enoutre,ilavait,quoiquenaturellementd’unetailleassezhaute,acquiscettevigueurtrapued’uncorpstoujoursconcentrantsesforcesenlui.À l’élégance des formes nerveuses et grêles avait succédé la solidité des formes arrondies et
musculeuses.Quantàsavoix,lesprières,lessanglotsetlesimprécationsl’avaientchangée,tantôtenuntimbred’unedouceurétrange,tantôtenuneaccentuationrudeetpresquerauque.En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l’obscurité, ses yeux avaient acquis cette singulière
facultédedistinguerlesobjetspendantlanuit,commefontceuxdel’hyèneetduloup.Edmondsouritensevoyant:ilétaitimpossiblequesonmeilleurami,sitoutefoisilluirestaitunami,
lereconnût;ilnesereconnaissaitmêmepaslui-même.Lepatronde laJeune-Amélie, qui tenait beaucoup à garder parmi ses gens un homme de la valeur
d’Edmond,luiavaitproposéquelquesavancessursapartdebénéficesfuturs,etEdmondavaitaccepté;sonpremiersoin,ensortantdechezlebarbierquivenaitd’opérerchezluicettepremièremétamorphose,futdoncd’entrerdansunmagasinetd’acheterunvêtementcompletdematelot:cevêtement,commeonlesait,estfortsimple:ilsecomposed’unpantalonblanc,d’unechemiserayéeetd’unbonnetphrygien.C’est sous ce costume, en rapportant à Jacopo la chemise et le pantalon qu’il lui avait prêtés,
qu’EdmondreparutdevantlepatrondelaJeune-Amélie,auquelilfutobligéderépétersonhistoire.Lepatron ne voulait pas reconnaître dans ce matelot coquet et élégant l’homme à la barbe épaisse, auxcheveuxmêlésd’alguesetaucorpstrempéd’eaudemer,qu’ilavaitrecueillinuetmourantsurlepontdesonnavire.Entraînéparsabonnemine,ilrenouveladoncàDantèssespropositionsd’engagement;maisDantès,
quiavaitsesprojets,nelesvoulutaccepterquepourtroismois.Aureste,c’étaitunéquipagefortactifqueceluidelaJeune-Amélie,etsoumisauxordresd’unpatron
quiavaitprisl’habitudedenepasperdresontemps.Àpeineétait-ildepuishuitjoursàLivourne,quelesflancsrebondisdunavireétaientremplisdemousselinespeintes,decotonsprohibés,depoudreanglaiseetdetabacsurlequellarégieavaitoubliédemettresoncachet.Ils’agissaitdefairesortirtoutceladeLivourne,portfranc,etdedébarquersurlerivagedelaCorse,d’oùcertainsspéculateurssechargeaientdefairepasserlacargaisonenFrance.Onpartit;Edmondfenditdenouveaucettemerazurée,premierhorizondesajeunesse,qu’ilavaitrevu
si souvent dans les rêves de sa prison. Il laissa à sa droite la Gorgone, à sa gauche la Pianosa, ets’avançaverslapatriedePaolietdeNapoléon.Le lendemain,enmontant sur lepont, cequ’il faisait toujoursd’assezbonneheure, lepatron trouva
Dantès appuyé à la muraille du bâtiment et regardant avec une expression étrange un entassement derochersgranitiquesquelesoleillevantinondaitd’unelumièrerosée:c’étaitl’îledeMonte-Cristo.LaJeune-Amélie la laissaàtroisquartsdelieueàpeuprèsàtribordetcontinuasoncheminversla
Corse.Dantèssongeait,toutenlongeantcetteîleaunomsiretentissantpourlui,qu’iln’auraitqu’àsauteràla
meretquedansunedemi-heure ilseraitsurcette terrepromise.Mais làqueferait-il,sans instrumentspour découvrir son trésor, sans armes pour le défendre ? D’ailleurs, que diraient les matelots ? que
penseraitlepatron?Ilfallaitattendre.Heureusement, Dantès savait attendre : il avait attendu quatorze ans sa liberté ; il pouvait bien,
maintenantqu’ilétaitlibre,attendresixmoisouunanlarichesse.N’eût-ilpasacceptélalibertésanslarichessesionlaluieûtproposée?D’ailleurs cette richesse n’était-elle pas toute chimérique ?Née dans le cerveaumalade du pauvre
abbéFaria,n’était-ellepasmorteaveclui?IlestvraiquecettelettreducardinalSpadaétaitétrangementprécise.EtDantèsrépétaitd’unboutàl’autredanssamémoirecettelettre,dontiln’avaitpasoubliéunmot.Le soir vint ;Edmondvit l’îlepasserpar toutes les teintesque le crépuscule amène avec lui, et se
perdrepourtoutlemondedansl’obscurité;maislui,avecsonregardhabituéàl’obscuritédelaprison,ilcontinuasansdoutedelavoir,carildemeuralederniersurlepont.Lelendemain,onseréveillaàlahauteurd’Aleria.Toutlejouroncourutdesbordées,lesoirdesfeux
s’allumèrentsurlacôte.Àladispositiondecesfeuxonreconnutsansdoutequ’onpouvaitdébarquer,carunfanalmontaau lieudepavillonà lacornedupetitbâtiment,et l’ons’approchaàportéedefusildurivage.Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles sans doute, que le patron de la Jeune-
Amélieavaitmontésurpivot,enapprochantdelaterre,deuxpetitescouleuvrines,pareillesàdesfusilsderempart,qui,sansfairegrandbruit,pouvaientenvoyerunejolieballedequatreàlalivreàmillepas.Mais,pourcesoir-là,laprécautionfutsuperflue;toutsepassaleplusdoucementetlepluspoliment
du monde. Quatre chaloupes s’approchèrent à petit bruit du bâtiment, qui, sans doute pour leur fairehonneur,mitsaproprechaloupeàlamer;tantilyaquelescinqchaloupess’escrimèrentsibien,qu’àdeuxheuresdumatintoutlechargementétaitpasséduborddelaJeune-Améliesurlaterreferme.Lanuitmême,tantlepatrondelaJeune-Amélieétaitunhommed’ordre,larépartitiondelaprimefut
faite:chaquehommeeutcentlivrestoscanesdepart,c’est-à-direàpeuprèsquatre-vingtsfrancsdenotremonnaie.Mais l’expéditionn’étaitpas finie ;onmit lecapsur laSardaigne. Il s’agissaitd’aller recharger le
bâtimentqu’onvenaitdedécharger.Lasecondeopérationsefitaussiquelapremière;laJeune-Amélieétaitenveinedebonheur.La nouvelle cargaison était pour le duché de Lucques. Elle se composait presque entièrement de
cigaresdeLaHavane,devindeXérèsetdeMalaga.Làoneutmaille àpartir avec lagabelle, cette éternelle ennemiedupatronde laJeune-Amélie. Un
douanierrestasurlecarreau,etdeuxmatelotsfurentblessés.Dantèsétaitundecesdeuxmatelots;uneballeluiavaittraverséleschairsdel’épaulegauche.Dantès était presque heureux de cette escarmouche et presque content de cette blessure ; elles lui
avaient,cesrudes institutrices,apprisà lui-mêmedequelœil il regardait ledangeretdequelcœur ilsupportaitlasouffrance.Ilavaitregardéledangerenriant,etenrecevantlecoupilavaitditcommelephilosophegrec:«Douleur,tun’espasunmal.»En outre, il avait examiné le douanier blessé à mort, et, soit chaleur du sang dans l’action, soit
refroidissementdessentimentshumains,cettevueneluiavaitproduitqu’unelégèreimpression.Dantèsétaitsurlavoiequ’ilvoulaitparcourir,etmarchaitaubutqu’ilvoulaitatteindre:soncœurétaitentraindesepétrifierdanssapoitrine.Aureste,Jacopo,qui,enlevoyanttomber,l’avaitcrumort,s’étaitprécipitésurlui,l’avaitrelevé,et
enfin,unefoisrelevé,l’avaitsoignéenexcellentcamarade.Cemonden’étaitdoncpassibonquelevoyaitledocteurPangloss;maisiln’étaitdoncpasnonplus
siméchantquelevoyaitDantès,puisquecethomme,quin’avaitrienàattendredesoncompagnonqued’héritersapartdeprimes,éprouvaitunesiviveafflictiondelevoirtué?Heureusement, nous l’avons dit, Edmond n’était que blessé. Grâce à certaines herbes cueillies à
certainesépoquesetvenduesauxcontrebandierspardevieilles femmessardes, lablessurese refermabienvite.EdmondvouluttenteralorsJacopo;illuioffrit,enéchangedessoinsqu’ilenavaitreçus,sapartdesprimes,maisJacoporefusaavecindignation.IlétaitrésultédecetteespècededévouementsympathiquequeJacopoavaitvouéàEdmonddupremier
moment où il l’avait vu, qu’Edmond accordait à Jacopoune certaine sommed’affection.Mais Jacopon’endemandaitpasdavantage:ilavaitdevinéinstinctivementchezEdmondcettesuprêmesupérioritéàsa position, supériorité qu’Edmond était parvenu à cacher aux autres. Et de ce peu que lui accordaitEdmond,lebravemarinétaitcontent.Aussi,pendantleslonguesjournéesdebord,quandlenavirecourantavecsécuritésurcettemerd’azur
n’avaitbesoin,grâceauventfavorablequigonflaitsesvoiles,quedusecoursdutimonier,Edmond,unecarte marine à la main, se faisait instituteur avec Jacopo, comme le pauvre abbé Faria s’était faitinstituteuraveclui.Illuimontraitlegisementdescôtes,luiexpliquaitlesvariationsdelaboussole,luiapprenaitàliredanscegrandlivreouvertau-dessusdenostêtes,qu’onappelleleciel,etoùDieuaécritsurl’azuravecdeslettresdediamant.EtquandJacopoluidemandait:«Àquoibonapprendretoutesceschosesàunpauvrematelotcommemoi?»Edmondrépondait:«Quisait?tuseraspeut-êtreunjourcapitainedebâtiment:toncompatrioteBonaparteestbiendevenu
empereur!»NousavonsoubliédedirequeJacopoétaitCorse.Deuxmois et demi s’étaient déjà écoulés dans ces courses successives.Edmond était devenu aussi
habilecaboteurqu’ilétaitautrefoishardimarin;ilavaitliéconnaissanceavectouslescontrebandiersdelacôte:ilavaitappristouslessignesmaçonniquesàl’aidedesquelscesdemi-piratessereconnaissententreeux.IlavaitpasséetrepassévingtfoisdevantsonîledeMonte-Cristo,maisdanstoutcelailn’avaitpas
uneseulefoistrouvél’occasiond’ydébarquer.Ilavaitdoncprisunerésolution:C’était, aussitôtque sonengagement avec lepatronde laJeune-Amélie auraitpris fin,de louerune
petitebarquepoursonproprecompte(Dantèslepouvait,cardanssesdifférentescoursesilavaitamasséunecentainedepiastres),et,sousunprétextequelconquedeserendreàl’îledeMonte-Cristo.Là,ilferaitentoutelibertésesrecherches.Nonpasentouteliberté,carilserait,sansaucundoute,espionnéparceuxquil’auraientconduit.Maisdanscemondeilfautbienrisquerquelquechose.LaprisonavaitrenduEdmondprudent,etilauraitbienvoulunerienrisquer.Mais il avait beau chercher dans son imagination, si fécondequ’elle fût, il ne trouvait pas d’autres
moyensd’arriveràl’îletantsouhaitéequedes’yfaireconduire.Dantèsflottaitdanscettehésitation,lorsquelepatron,quiavaitmisunegrandeconfianceenlui,etqui
avaitgrandeenviedelegarderàsonservice,lepritunsoirparlebrasetl’emmenadansunetavernedelaviadelOglio,dans laquelleavait l’habitudedese réunircequ’ilyademieuxencontrebandiersàLivourne.C’étaitlàquesetraitaientd’habitudelesaffairesdelacôte.DéjàdeuxoutroisfoisDantèsétaitentré
danscetteBoursemaritime;etenvoyantceshardisécumeursquefournit toutunlittoraldedeuxmillelieues de tour à peu près, il s’était demandé de quelle puissance ne disposerait pas un homme quiarriveraitàdonnerl’impulsiondesavolontéàtouscesfilsréunisoudivergents.Cette fois, il était question d’une grande affaire : il s’agissait d’un bâtiment chargé de tapis turcs,
d’étoffesduLevantetdeCachemire ; il fallait trouverun terrainneutreoù l’échangepûtse faire,puistenterdejetercesobjetssurlescôtesdeFrance.
Laprimeétaiténormesil’onréussissait,ils’agissaitdecinquanteàsoixantepiastresparhomme.Lepatronde laJeune-Amélieproposacommelieudedébarquement l’îledeMonte-Cristo, laquelle,
étantcomplètementdéserteetn’ayantnisoldatsnidouaniers,sembleavoirétéplacéeaumilieudelamerdu temps de l’Olympe païen parMercure, ce dieu des commerçants et des voleurs, classes que nousavons faites séparées, sinon distinctes, et que l’Antiquité, à ce qu’il paraît, rangeait dans la mêmecatégorie.ÀcenomdeMonte-Cristo,Dantèstressaillitdejoie:ilselevapourcachersonémotionetfituntour
danslataverneenfuméeoùtouslesidiomesdumondeconnuvenaientsefondredanslalanguefranque.Lorsqu’ilserapprochadesdeuxinterlocuteurs, ilétaitdécidéquel’onrelâcheraitàMonte-Cristoet
quel’onpartiraitpourcetteexpéditiondèslanuitsuivante.Edmond, consulté, fut d’avis que l’île offrait toutes les sécurités possibles, et que les grandes
entreprisespourréussir,avaientbesoind’êtremenéesvite.Riennefutdoncchangéauprogrammearrêté.Ilfutconvenuquel’onappareilleraitlelendemainsoir,
etquel’ontâcherait,lamerétantbelleetleventfavorable,desetrouverlesurlendemainsoirdansleseauxdel’îleneutre.
XXIII–L’îledeMonte-Cristo.
EnfinDantès,parundecesbonheursinespérésquiarriventparfoisàceuxsurlesquelslarigueurdusorts’est longtempslassée,Dantèsallaitarriveràsonbutparunmoyensimpleetnaturel,etmettrelepieddansl’îlesansinspireràpersonneaucunsoupçon.Unenuitleséparaitseulementdecedéparttantattendu.CettenuitfutunedesplusfiévreusesquepassaDantès.Pendantcettenuit,toutesleschancesbonneset
mauvaisesseprésentèrent tourà touràsonesprit : s’il fermait lesyeux, ilvoyait la lettreducardinalSpada écrite en caractères flamboyants sur lamuraille ; s’il s’endormait un instant, les rêves le plusinsensésvenaienttourbillonnerdanssoncerveau.Ildescendaitdanslesgrottesauxpavésd’émeraudes,aux parois de rubis, aux stalactites de diamants. Les perles tombaient goutte à goutte comme filtred’ordinairel’eausouterraine.Edmond, ravi, émerveillé, remplissait ses poche de pierreries ; puis il revenait au jour, et ces
pierreries s’étaient changées en simples cailloux. Alors il essayait de rentrer dans ces grottesmerveilleuses, entrevues seulement ; mais le chemin se tordait en spirales infinies : l’entrée étaitredevenueinvisible.Ilcherchaitinutilementdanssamémoirefatiguéecemotmagiqueetmystérieuxquiouvraitpour lepêcheurarabe lescavernessplendidesd’Ali-Baba.Toutétait inutile ; le trésordisparuétaitredevenulapropriétédesgéniesdelaterre,auxquelsilavaiteuuninstantl’espoirdel’enlever.Le jour vint presque aussi fébrile que l’avait été la nuit ; mais il amena la logique à l’aide de
l’imagination,etDantèsputarrêterunplanjusqu’alorsvagueetflottantdanssoncerveau.Lesoirvint,etaveclesoirlespréparatifsdudépart.CespréparatifsétaientunmoyenpourDantèsde
cachersonagitation.Peuàpeu,ilavaitpriscetteautoritésursescompagnons,decommandercommes’ilétaitlemaîtredubâtiment;etcommesesordresétaienttoujoursclairs,précisetfacilesàexécuter,sescompagnonsluiobéissaientnonseulementavecpromptitude,maisencoreavecplaisir.Levieuxmarinlelaissaitfaire:luiaussiavaitreconnulasupérioritédeDantèssursesautresmatelots
etsurlui-même.Ilvoyaitdanslejeunehommesonsuccesseurnaturel,etilregrettaitden’avoirpasunefillepourenchaînerEdmondparcettehautealliance.Àseptheuresdusoirtoutfutprêt;àseptheuresdixminutesondoublaitlephare,justeaumomentoù
lephares’allumait.Lamer était calme, avecunvent fraisvenantdu sud-est ; onnaviguait sousuncield’azur, oùDieu
allumaitaussitouràtoursesphares,dontchacunestunmonde.Dantèsdéclaraquetoutlemondepouvaitsecoucheretqu’ilsechargeaitdugouvernail.Quand le Maltais (c’est ainsi que l’on appelait Dantès) avait fait une pareille déclaration, cela
suffisait,etchacuns’enallaitcouchertranquille.Celaarrivaitquelquefois :Dantès,rejetédelasolitudedanslemonde,éprouvaitdetempsentemps
d’impérieuxbesoinsde solitude.Or,quelle solitudeà la foisplus immenseetpluspoétiquequecelled’unbâtimentquiflotteisolésurlamer,pendantl’obscuritédelanuit,danslesilencedel’immensitéetsousleregardduSeigneur?Cettefois,lasolitudefutpeupléedesespensées,lanuitéclairéeparsesillusions,lesilenceanimépar
sespromesses.Quandlepatronseréveilla,lenaviremarchaitsoustoutesvoiles:iln’yavaitpasunlambeaudetoile
quinefûtgonfléparlevent;onfaisaitplusdedeuxlieuesetdemieàl’heure.L’îledeMonte-Cristograndissaitàl’horizon.Edmondrenditlebâtimentàsonmaîtreetallas’étendreàsontourdanssonhamac:mais,malgrésa
nuitd’insomnie,ilneputfermerl’œilunseulinstant.Deuxheuresaprès,ilremontasurlepont;lebâtimentétaitentraindedoublerl’îled’Elbe.Onétaità
lahauteurdeMarecianaetau-dessusdel’îleplateetvertedelaPianosa.Onvoyaits’élancerdansl’azurduciellesommetflamboyantdeMonte-Cristo.Dantèsordonnaautimonierdemettrelabarreàbâbord,afindelaisserlaPianosaàdroite; ilavait
calculéquecettemanœuvredevraitraccourcirlaroutededeuxoutroisnœuds.Verscinqheuresdusoir,oneutlavuecomplètedel’île.Onenapercevaitlesmoindresdétails,grâceà
cette limpidité atmosphérique qui est particulière à la lumière que versent les rayons du soleil à sondéclin.Edmonddévoraitdesyeuxcettemassederochersquipassaitpar toutes lescouleurscrépusculaires,
depuislerosevifjusqu’aubleufoncé;detempsentemps,desboufféesardentesluimontaientauvisage;sonfronts’empourprait,unnuagepourprepassaitdevantsesyeux.Jamais joueurdont toute la fortuneesten jeun’eut, suruncoupdedés, lesangoissesque ressentait
Edmonddanssesparoxysmesd’espérance.Lanuitvint:àdixheuresdusoironaborda;laJeune-Amélieétaitlapremièreaurendez-vous.Dantès,malgrésonempireordinairesurlui-même,neputsecontenir:ilsautalepremiersurlerivage
;s’ill’eûtosécommeBrutus,ileûtbaisélaterre.Ilfaisaitnuitclose;maisàonzeheureslaluneselevadumilieudelamer,dontelleargentachaque
frémissement;puissesrayons,àmesurequ’elleseleva,commencèrentàsejouer,enblanchescascadesdelumière,surlesrochesentasséesdecetautrePélion.L’îleétaitfamilièreàl’équipagedelaJeune-Amélie :c’étaitunedesesstationsordinaires.Quantà
Dantès,ill’avaitreconnueàchacundesesvoyagesdansleLevant,maisjamaisiln’yétaitdescendu.IlinterrogeaJacopo.«Oùallons-nouspasserlanuit?demanda-t-il.–Maisàborddelatartane,réponditlemarin.–Neserions-nouspasmieuxdanslesgrottes?–Dansquellesgrottes?–Maisdanslesgrottesdel’île.–Jeneconnaispasdegrottes»,ditJacopo.UnesueurfroidepassasurlefrontdeDantès.«Iln’yapasdegrottesàMonte-Cristo?demanda-t-il.–Non.»Dantèsdemeurauninstantétourdi;puisilsongeaquecesgrottespouvaientavoirétécombléesdepuis
parunaccidentquelconque,oumêmebouchées,pourplusgrandesprécautions,parlecardinalSpada.Letout,danscecas,étaitdoncderetrouvercetteouvertureperdue.Ilétaitinutiledelachercherpendantlanuit.Dantèsremitdoncl’investigationaulendemain.D’ailleurs,unsignalarboréàunedemi-lieueenmer,etauquellaJeune-Amélieréponditaussitôtparunsignalpareil,indiquaquelemomentétaitvenudesemettreàlabesogne.Lebâtimentretardataire,rassuréparlesignalquidevaitfaireconnaîtreaudernierarrivéqu’ilyavaittoutesécuritéàs’aboucher,apparutbientôtblancetsilencieuxcommeunfantôme,etvintjeterl’ancreàuneencabluredurivage.Aussitôtletransportcommença.Dantèssongeait, touten travaillant,auhourrade joiequed’unseulmot ilpourraitprovoquerparmi
tousceshommess’ildisaittouthautl’incessantepenséequibourdonnaittoutbasàsonoreilleetàsoncœur.Mais, tout au contraire de révéler lemagnifique secret, il craignait d’en avoir déjà trop dit etd’avoir, par ses allées et venues, ses demandes répétées, ses observations minutieuses et sapréoccupation continuelle, éveillé les soupçons. Heureusement, pour cette circonstance dumoins, quechez luiunpassébiendouloureux reflétait sur sonvisageune tristesse indélébile, etque les lueursdegaietéentrevuessouscenuagen’étaientréellementquedeséclairs.Personnene sedoutaitdoncde rien,et lorsque le lendemain,enprenantun fusil,duplombetde la
poudre,Dantèsmanifestaledésird’allertuerquelqu’unedecesnombreuseschèvressauvagesquel’onvoyaitsauterderocherenrocher,onn’attribuacetteexcursiondeDantèsqu’àl’amourdelachasseouaudésirdelasolitude.Iln’yeutqueJacopoqui insistapourlesuivre.Dantèsnevoulutpass’yopposer,craignantparcetterépugnanceàêtreaccompagnéd’inspirerquelquessoupçons.Maisàpeineeut-ilfaitunquartdelieue,qu’ayanttrouvél’occasiondetireretdetuerunchevreau,ilenvoyaJacopoleporteràsescompagnons,lesinvitantàlefairecuireetàluidonnerlorsqu’ilseraitcuit,lesignald’enmangersapart en tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco de vin deMonte-Pulciano devaientcompléterl’ordonnancedurepas.Dantèscontinuasoncheminenseretournantdetempsentemps.Arrivéausommetd’uneroche,ilvità
millepiedsau-dessousde lui sescompagnonsquevenaitde rejoindreJacopoetquis’occupaientdéjàactivementdesapprêtsdudéjeuner,augmenté,grâceàl’adressed’Edmond,d’unepiècecapitale.Edmondlesregardauninstantaveccesouriredouxettristedel’hommesupérieur.«Dansdeuxheures,dit-il,cesgens-làrepartiront,richesdecinquantepiastres,pouraller,enrisquant
leurvie,essayerd’engagnercinquanteautres;puisreviendront,richesdesixcentslivres,dilapidercetrésor dans une ville quelconque, avec la fierté des sultans et la confiance des nababs. Aujourd’hui,l’espérancefaitquejemépriseleurrichesse,quimeparaîtlaplusprofondemisère;demain,ladéceptionferapeut-êtreque je serai forcéde regardercetteprofondemisèrecomme le suprêmebonheur…Oh !non,s’écriaEdmond,celaneserapas;lesavant,l’infaillibleFarianeseseraitpastrompésurcetteseulechose.D’ailleursautantvaudraitmourirquedecontinuerdemenercetteviemisérableetinférieure.»AinsiDantès,qui, ilyatroismois,n’aspiraitqu’àlaliberté,n’avaitdéjàplusassezdelalibertéet
aspirait à la richesse ; la faute n’en était pas àDantès,mais àDieu, qui, en bornant la puissance del’homme, luia faitdesdésirs infinis !Cependantparunerouteperdueentredeuxmuraillesderoches,suivantunsentiercreuséparletorrentetque,selontouteprobabilité,jamaispiedhumainn’avaitfoulé,Dantèss’étaitapprochédel’endroitoùilsupposaitquelesgrottesavaientdûexister.Toutensuivantlerivagede lameretenexaminant lesmoindresobjetsavecuneattentionsérieuse, ilcrut remarquersurcertainsrochersdesentaillescreuséesparlamaindel’homme.Letemps,quijettesurtoutechosephysiquesonmanteaudemousse,commesurleschosesmoralesson
manteau d’oubli, semblait avoir respecté ces signes tracés avec une certaine régularité, et dans le butprobablement d’indiquer une trace ; de temps en temps cependant, ces signesdisparaissaient sousdestouffesdemyrtes,quis’épanouissaientengrosbouquetschargésdefleurs,ousousdeslichensparasites.Il fallait alors qu’Edmond écartât les branches ou soulevât les mousses pour retrouver les signesindicateursquileconduisaientdanscetautrelabyrinthe.Cessignesavaient,aureste,donnébonespoiràEdmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait tracés pour qu’ils pussent, en cas d’unecatastrophequ’iln’avaitpaspuprévoirsicomplète,servirdeguideàsonneveu?Celieusolitaireétaitbien celui qui convenait à un homme qui voulait enfouir un trésor. Seulement, ces signes infidèlesn’avaient-ils pas attiré d’autres yeux que ceux pour lesquels ils étaient tracés, et l’île aux sombresmerveillesavait-ellefidèlementgardésonmagnifiquesecret?Cependant,àsoixantepasduportàpeuprès,ilsemblaàEdmond,toujourscachéàsescompagnons
par les accidents du terrain, que les entailles s’arrêtaient ; seulement, elles n’aboutissaient à aucunegrotte.Ungrosrocherrondposésurunebasesolideétaitleseulbutauquelellessemblassentconduire.Edmondpensaqu’aulieud’êtrearrivéàlafin,iln’étaitpeut-être,toutaucontraire,qu’aucommencement;ilpritenconséquencelecontre-piedetretournasursespas.Pendant ce temps, ses compagnons préparaient le déjeuner, allaient puiser de l’eau, à la source,
transportaientlepainetlesfruitsàterreetfaisaientcuirelechevreau.Justeaumomentoùilsletiraientdesabrocheimprovisée,ilsaperçurentEdmondqui,légerethardicommeunchamois,sautaitderocheren rocher : ils tirèrent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea aussitôt dedirection,etrevinttoutcourantàeux.Maisaumomentoùtouslesuivaientdesyeuxdansl’espècedevol
qu’ilexécutait,taxantsonadressedetémérité,commepourdonnerraisonàleurscraintes,lepiedmanquaàEdmond;onlevitchanceleràlacimed’unrocher,pousseruncrietdisparaître.Tous bondirent d’un seul élan, car tous aimaient Edmond,malgré sa supériorité ; cependant, ce fut
Jacopoquiarrivalepremier.Il trouvaEdmondétendusanglantetpresque sansconnaissance : il avaitdû roulerd’unehauteurde
douzeouquinzepieds.Onluiintroduisitdanslabouchequelquesgouttesderhum,etceremèdequiavaitdéjàeutantd’efficacitésurlui,produisitlemêmeeffetquelapremièrefois.Edmondrouvritlesyeux,seplaignitdesouffrirunevivedouleuraugenou,unegrandepesanteuràla
tête et des élancements insupportables dans les reins.On voulut le transporter jusqu’au rivage ;maislorsqu’on le toucha,quoiquece fût Jacopoquidirigeât l’opération, ildéclaraengémissantqu’ilnesesentaitpointlaforcedesupporterletransport.Oncomprendqu’ilnefutpointquestiondedéjeunerpourDantès;maisilexigeaquesescamarades,
quin’avaientpas lesmêmesraisonsque luipour fairediète, retournassentà leurposte.Quantà lui, ilprétenditqu’iln’avaitbesoinqued’unpeuderepos,etqu’àleurretourilsletrouveraientsoulagé.Lesmarinsnesefirentpas tropprier : lesmarinsavaientfaim, l’odeurduchevreauarrivait jusqu’à
euxetl’onn’estpointcérémonieuxentreloupsdemer.Une heure après, ils revinrent. Tout ce qu’Edmond avait pu faire, c’était de se traîner pendant un
espaced’unedizainedepaspours’appuyeràunerochemoussue.Mais,loindesecalmer,lesdouleursdeDantèsavaientsemblécroîtreenviolence.Levieuxpatron,
quiétaitforcédepartirdanslamatinéepourallerdéposersonchargementsurlesfrontièresduPiémontetdelaFrance,entreNiceetFréjus,insistapourqueDantèsessayâtdeselever.Dantèsfitdeseffortssurhumainspourserendreàcetteinvitationmaisàchaqueeffort,ilretombaitplaintifetpâlissant.« Ila les reinscassés,dit toutbas lepatron :n’importe !c’estunboncompagnon,et ilne fautpas
l’abandonner;tâchonsdeletransporterjusqu’àlatartane.»MaisDantèsdéclaraqu’ilaimaitmieuxmouriroùilétaitquedesupporterlesdouleursatrocesquelui
occasionneraitlemouvement,sifaiblequ’ilfût.«Ehbien,ditlepatron,adviennequepourra,maisilneserapasditquenousavonslaissésanssecours
unbravecompagnoncommevous.Nousnepartironsquecesoir.»Cettepropositionétonnafortlesmatelots,quoiqueaucund’euxnelacombattît,aucontraire.Lepatron
étaitunhommesirigide,quec’étaitlapremièrefoisqu’onlevoyaitrenonceràuneentreprise,oumêmeretardersonexécution.AussiDantèsnevoulut-ilpassouffrirqu’on fitensa faveurunesigrave infractionaux règlesde la
disciplineétablieàbord.«Non,dit-ilaupatron, j’aiétéunmaladroit,et ilest justeque jeporte lapeinedemamaladresse.
Laissez-moiunepetiteprovisiondebiscuit,unfusil,delapoudreetdesballespourtuerdeschevreaux,oumêmepourmedéfendre,etunepiochepourmeconstruire,sivoustardieztropàmevenirprendre,uneespècedemaison.–Maistumourrasdefaim,ditlepatron.–J’aimemieuxcela,réponditEdmond,quedesouffrirlesdouleursinouïesqu’unseulmouvementme
faitendurer.»Lepatron se retournait du côté dubâtiment, qui se balançait avecun commencement d’appareillage
danslepetitport,prêtàreprendrelamerdèsquesatoiletteseraitachevée.«Queveux-tudoncquenousfassions,Maltais,dit-il,nousnepouvonst’abandonnerainsi,etnousne
pouvonsrester,cependant?–Partez,partez!s’écriaDantès.–Nousseronsaumoinshuitjoursabsents,ditlepatron,etencorefaudra-t-ilquenousnousdétournions
denotreroutepourtevenirprendre.
–Écoutez,ditDantès:sid’icideuxoutroisjours,vousrencontrezquelquebâtimentpêcheurouautrequiviennedanscesparages,recommandez-moiàlui, jedonneraivingt-cinqpiastrespourmonretouràLivourne.Sivousn’entrouvezpas,revenez.»Lepatronsecoualatête.«Écoutez,patronBaldi,ilyaunmoyendetoutconcilier,ditJacopo;partez;moi,jeresteraiavecle
blessépourlesoigner.–Etturenoncerasàtapartdepartage,ditEdmond,pourresteravecmoi?–Oui,ditJacopo,etsansregret.–Allons,tuesunbravegarçon,Jacopo,ditEdmond,Dieuterécompenseradetabonnevolonté;mais
jen’aibesoindepersonne,merci:unjouroudeuxdereposmeremettrontetj’espèretrouverdanscesrocherscertainesherbesexcellentescontrelescontusions.»EtunsourireétrangepassasurleslèvresdeDantès;ilserralamaindeJacopoaveceffusion,maisil
demeurainébranlabledanssarésolutionderester,etderesterseul.Les contrebandiers laissèrent à Edmond ce qu’il demandait et s’éloignèrent non sans se retourner
plusieurs fois, lui faisant à chaque fois qu’ils détournaient tous les signes d’un cordial adieu, auquelEdmondrépondaitdelamainseulement,commes’ilnepouvaitremuerleresteducorps.Puis,lorsqu’ilseurentdisparu:«C’est étrange,murmuraDantèsen riant,quece soitparmidepareilshommesque l’on trouvedes
preuvesd’amitiéetdesactesdedévouement.»Alorsilsetraînaavecprécautionjusqu’ausommetd’unrocherquiluidérobaitl’aspectdelamer,et
de là il vit la tartane achever son appareillage, lever l’ancre, se balancer gracieusement comme unemouettequivaprendresonvol,etpartir.Au bout d’une heure, elle avait complètement disparu : dumoins, de l’endroit où était demeuré le
blessé,ilétaitimpossibledelavoir.Alors Dantès se releva, plus souple et plus léger qu’un des chevreaux qui bondissaient parmi les
myrtesetleslentisquessurcesrocherssauvages,pritsonfusild’unemain,sapiochedel’autre,etcourutàcetterocheàlaquelleaboutissaientlesentaillesqu’ilavaitremarquéessurlesrochers.«Etmaintenant,s’écria-t-ilenserappelantcettehistoiredupêcheurarabequeluiavaitracontéeFaria,
maintenant,Sésame,ouvre-toi!»
XXIV–Éblouissement.
Lesoleilétaitarrivéautiersdesacourseàpeuprès,etsesrayonsdemaidonnaient,chaudsetvivants,sur ces rochers, qui eux-mêmes semblaient sensibles à sa chaleur ; desmilliers de cigales, invisiblesdans lesbruyères, faisaient entendre leurmurmuremonotoneet continu ; les feuillesdesmyrtesetdesoliviers s’agitaient frissonnantes, et rendaient un bruit presque métallique ; à chaque pas que faisaitEdmondsurlegranitéchauffé,ilfaisaitfuirdeslézardsquisemblaientdesémeraudes;onvoyaitbondir,sur les talus inclinés, les chèvres sauvages qui parfois y attirent les chasseurs : en unmot, l’île étaithabitée,vivante,animée,etcependantEdmonds’ysentaitseulsouslamaindeDieu.Iléprouvaitjenesaisquelleémotionassezsemblableàdelacrainte:c’étaitcettedéfiancedugrand
jour,quifaitsupposer,mêmedansledésert,quedesyeuxinquisiteurssontouvertssurnous.Cesentimentfutsifort,qu’aumomentdesemettreàlabesogne,Edmonds’arrêta,déposasapioche,
repritsonfusil,gravitunedernièrefoislerocleplusélevédel’île,etdelàjetaunvasteregardsurtoutcequil’entourait.Mais,nousdevonsledire,cequiattirasonattention,cenefutnicetteCorsepoétiquedontilpouvait
distinguer jusqu’auxmaisons,nicetteSardaignepresque inconnuequi lui fait suite,ni l’îled’Elbeauxsouvenirsgigantesques,nienfincetteligneimperceptiblequis’étendaitàl’horizonetquiàl’œilexercédumarinrévélaitGêneslasuperbeetLivournelacommerçante;non:cefutlebrigantinquiétaitpartiaupointdujour,etlatartanequivenaitdepartir.LepremierétaitsurlepointdedisparaîtreaudétroitdeBonifacio;l’autre,suivantlarouteopposée,côtoyaitlaCorse,qu’elles’apprêtaitàdoubler.CettevuerassuraEdmond.Ilramenaalorslesyeuxsurlesobjetsquil’entouraientplusimmédiatement; ilsevitsurlepointle
plusélevéde l’île,conique,grêlestatuedecet immensepiédestal ;au-dessousde lui,pasunhomme;autourdelui,pasunebarque:rienquelamerazuréequivenaitbattrelabasedel’île,etquecechocéternelbordaitd’unefranged’argent.Alors ildescenditd’unemarche rapide,maiscependantpleinedeprudence : il craignait fort, enun
pareilmoment,unaccidentsemblableàceluiqu’ilavaitsihabilementetsiheureusementsimulé.Dantès,commenousl’avonsdit,avaitreprislecontre-pieddesentailleslaisséessurlesrochersetil
avaitvuquecetteligneconduisaitàuneespècedepetitecriquecachéecommeunbaindenympheantique;cettecriqueétaitassezlargeàsonouvertureetassezprofondeàsoncentrepourqu’unpetitbâtimentdugenredesspéronarespûtyentreretydemeurercaché.Alors,ensuivantlefildesinductions,cefilqu’auxmains de l’abbé Faria il avait vu guider l’esprit d’une façon si ingénieuse dans le dédale desprobabilités, il songea que le cardinal Spada, dans son intérêt à ne pas être vu, avait abordé à cettecrique, y avait caché son petit bâtiment, avait suivi la ligne indiquée par des entailles, et avait, àl’extrémitédecetteligne,enfouisontrésor.C’étaitcettesuppositionquiavaitramenéDantèsprèsdurochercirculaire.Seulement,cettechose inquiétaitEdmondetbouleversait toutes les idéesqu’ilavaitendynamique :
commentavait-onpu,sansemployerdesforcesconsidérables,hissercerocher,quipesaitpeut-êtrecinqousixmilliers,surl’espècedebaseoùilreposait?Toutàcoup,uneidéevintàDantès.«Aulieudelefairemonter,sedit-il,onl’aurafaitdescendre.»Etlui-mêmes’élançaau-dessusdurocher,afindechercherlaplacedesabasepremière.Eneffet,bientôtilvitqu’unepentelégèreavaitétépratiquée;lerocheravaitglissésursabaseetétait
venus’arrêteràl’endroit;unautrerocher,groscommeunepierredetailleordinaire,luiavaitservidecale;despierresetdescaillouxavaientétésoigneusementrajustéspourfairedisparaîtretoutesolutiondecontinuité;cetteespècedepetitouvrageenmaçonnerieavaitétérecouvertdeterrevégétale,l’herbey
avait poussé, la mousse s’y était étendue, quelques semences de myrtes et de lentisques s’y étaientarrêtées,etlevieuxrochersemblaitsoudéeausol.Dantèsenlevaavecprécautionlaterre,etreconnutoucrutreconnaîtretoutcetingénieuxartifice.Alorsilsemitàattaqueravecsapiochecettemurailleintermédiairecimentéeparletemps.Aprèsuntravaildedixminutes,lamuraillecéda,etuntrouàyfourrerlebrasfutouvert.Dantèsallacouperl’olivierleplusfortqu’ilputtrouver,ledégarnitdesesbranches,l’introduisitdans
letrouetenfitunlevier.Maislerocétaitàlafoistroplourdetcalétropsolidementparlerocherinférieur,pourqu’uneforce
humaine,fût-cecelled’Herculelui-même,pûtl’ébranler.Dantèsréfléchitalorsquec’étaitcettecaleelle-mêmequ’ilfallaitattaquer.Maisparquelmoyen?Dantèsjetalesyeuxautourdelui,commefontleshommesembarrassés;etsonregardtombasurune
cornedemouflonpleinedepoudrequeluiavaitlaisséesonamiJacopo.Ilsourit:l’inventioninfernaleallaitfairesonœuvre.À l’aide de sa piocheDantès creusa, entre le rocher supérieur et celui sur lequel il était posé, un
conduit de mine comme ont l’habitude de faire les pionniers, lorsqu’ils veulent épargner au bras del’hommeune tropgrandefatigue,puis il lebourradepoudre ;puis,effilantsonmouchoiret le roulantdanslesalpêtre,ilenfitunemèche.Lefeumisàcettemèche,Dantèss’éloigna.L’explosionnesefitpasattendre:lerochersupérieurfutenuninstantsoulevéparl’incalculableforce,
lerocherinférieurvolaenéclats;parlapetiteouverturequ’avaitd’abordpratiquéeDantès,s’échappatoutunmonded’insectes frémissants,etunecouleuvreénorme,gardiendececheminmystérieux, roulasursesvolutesbleuâtresetdisparut.Dantès s’approcha : le rocher supérieur, désormais sans appui, inclinait vers l’abîme ; l’intrépide
chercheuren fit le tour,choisit l’endroit leplusvacillant,appuyason levierdansunedesesarêteset,pareilàSisyphe,seraiditdetoutesapuissancecontrelerocher.Lerocher,déjàébranléparlacommotionchancela;Dantèsredoublad’efforts :oneûtditundeces
Titans qui déracinaient desmontagnes pour faire la guerre aumaître des dieux. Enfin le rocher céda,roula,bondit,seprécipitaetdisparut,s’engloutissantdanslamer.Il laissaitdécouverteuneplacecirculaire,etmettaitau jourunanneaudeferscelléaumilieud’une
dalledeformecarrée.Dantèspoussauncride joieetd’étonnement : jamaisplusmagnifique résultatn’avait couronnéune
premièretentative.Ilvoulutcontinuer;maissesjambestremblaientsifort,maissoncœurbattaitsiviolemment,maisun
nuagesibrûlantpassaitdevantsesyeux,qu’ilfutforcédes’arrêter.Ce moment d’hésitation eut la durée de l’éclair. Edmond passa son levier dans l’anneau, leva
vigoureusement,etladalledescellées’ouvrit,découvrantlapenterapided’unesorted’escalierquiallaits’enfonçantdansl’ombred’unegrottedeplusenplusobscure.Unautresefûtprécipité,eûtpoussédesexclamationsdejoie;Dantèss’arrêta,pâlit,douta.« Voyons, se dit-il, soyons homme ! accoutumé à l’adversité, ne nous laissons pas abattre par une
déception;ousanscelaceseraitdoncpourrienquej’auraissouffert!Lecœursebrise,lorsqueaprèsavoir étédilatéoutremesurepar l’espérance à la tièdehaleine il rentre et se renfermedans la froideréalité!Fariaafaitunrêve:lecardinalSpadan’arienenfouidanscettegrotte,peut-êtremêmen’yest-iljamaisvenu,ou,s’ilyestvenu,CésarBorgial’intrépideaventurier,l’infatigableetsombrelarron,yestvenu après lui, a découvert sa trace, a suivi lesmêmes brisées quemoi, commemoi a soulevé cettepierre,et,descenduavantmoi,nem’arienlaisséàprendreaprèslui.»Ilrestaunmomentimmobile,pensif,lesyeuxfixéssurcetteouverturesombreetcontinue.
«Or,maintenantquejenecompteplussurrien,maintenantquejemesuisditqu’ilseraitinsensédeconserverquelqueespoir,lasuitedecetteaventureestpourmoiunechosedecuriosité,voilàtout.»Etildemeuraencoreimmobileetméditant.«Oui,oui,ceciestuneaventureàtrouversaplacedanslaviemêléed’ombreetdelumièredeceroyal
bandit,danscetissud’événementsétrangesquicomposentlatramediapréedesonexistence;cefabuleuxévénementadûs’enchaînerinvinciblementauxautreschoses;oui,Borgiaestvenuquelquenuitici,unflambeaud’unemain,uneépéedel’autre,tandisqu’àvingtpasdelui,aupieddecetterochepeut-être,setenaient,sombresetmenaçants,deuxsbiresinterrogeantlaterre,l’airetlamer,pendantqueleurmaîtreentraitcommejevaislefaire,secouantlesténèbresdesonbrasredoutableetflamboyant.«Oui ;mais des sbires auxquels il aura livré ainsi son secret, qu’en aura faitCésar ? se demanda
Dantès.«Cequ’onfit,serépondit-ilensouriant,desensevelisseursd’Alaric,quel’onenterraavecl’enseveli.«Cependant s’il y était venu, repritDantès, il eût retrouvé et pris le trésor ; Borgia, l’homme qui
comparait l’Italieàunartichautetquilamangeaitfeuilleàfeuille,Borgiasavait tropbienl’emploidutempspouravoirperdulesienàreplacercerochersursabase.«Descendons.»Alors il descendit, le sourire du doute sur les lèvres, en murmurant ce dernier mot de la sagesse
humaine:Peut-être!…Mais, au lieu des ténèbres qu’il s’était attendu trouver, au lieu d’une atmosphère opaque et viciée,
Dantèsnevitqu’unedoucelueurdécomposéeenjourbleuâtre;l’airetlalumièrefiltraientnonseulementpar l’ouverture qui venait d’être pratiquée,mais encore par des gerçures de rochers invisibles du solextérieur, et à travers lesquels on voyait l’azur du ciel où se jouaient les branches tremblotantes deschênesvertsetdesligamentsépineuxetrampantsdesronces.Aprèsquelquessecondesdeséjourdanscettegrotte,dontl’atmosphèreplutôttièdequ’humide,plutôt
odorantequefade,étaitàlatempératuredel’îlecequelalueurbleueétaitausoleil,leregarddeDantès,habitué,commenousl’avonsdit,auxténèbres,putsonderlesangleslesplusreculésdelacaverne:elleétaitdegranitdontlesfacettespailletéesétincelaientcommedesdiamants.«Hélas!seditEdmondensouriant,voilàsansdoutetouslestrésorsqu’auralaisséslecardinal;etce
bonabbé,envoyantenrêvecesmurstoutresplendissants,seseraentretenudanssesrichesespérances.»MaisDantèsserappelalestermesdutestament,qu’ilsavaitparcœur:«Dansl’anglelepluséloignédelasecondeouverture»,disaitcetestament.Dantès avait pénétré seulement dans la première grotte, il fallait cherchermaintenant l’entrée de la
seconde.Dantès s’orienta : cette seconde grotte devait naturellement s’enfoncer dans l’intérieur de l’île ; il
examinalessouchesdespierres,etilallafrapperàunedesparoisquiluiparutcelleoùdevaitêtrecetteouverture,masquéesansdoutepourplusgrandeprécaution.Lapiocherésonnapendantuninstant,tirantdurocherunsonmat,dontlacompacitéfaisaitgermerla
sueuraufrontdeDantès;enfinilsemblaaumineurpersévérantqu’uneportiondelamuraillegranitiquerépondait par un écho plus sourd et plus profond à l’appel qui lui était fait ; il rapprocha son regardardentde lamuraille et reconnut, avec le tactduprisonnier, cequenul autren’eût reconnupeut-être :c’estqu’ildevaityavoirlàuneouverture.Cependant,pournepasfaireunebesogneinutile,Dantès,qui,commeCésarBorgia,avaitétudiéleprix
dutemps,sondalesautresparoisavecsapioche,interrogealesolaveclacrossedesonfusil,ouvritlesable aux endroits suspects, et n’ayant rien trouvé rien reconnu, revint à la portion de lamuraille quirendaitcesonconsolateur.Ilfrappadenouveauetavecplusdeforce.Alorsilvitunechosesingulière,c’estque,souslescoupsdel’instrument,uneespèced’enduit,pareil
à celui qu’on applique sur les murailles pour peindre à fresque, se soulevait et tombait en écaillesdécouvrant une pierre blanchâtre etmolle, pareille à nos pierres de taille ordinaires. On avait fermél’ouverturedurocheravecdespierresd’uneautrenature,puisonavaitétendusurcespierrescetenduit,puissurcetenduitonavaitimitélateinteetlecristallindugranit.Dantèsfrappaalorsparleboutaigudelapioche,quientrad’unpoucedanslaporte-muraille.C’étaitlàqu’ilfallaitfouiller.Par unmystère étrange de l’organisation humaine, plus les preuves que Faria ne s’était pas trompé
devaient,ens’accumulant,rassurerDantès,plussoncœurdéfaillantselaissaitalleraudouteetpresqueaudécouragement:cettenouvelleexpérience,quiauraitdûluidonneruneforcenouvelle,luiôtalaforcequiluirestait:lapiochedescendit,s’échappantpresquedesesmains;illaposasurlesol,s’essuyalefrontetremontaverslejour,sedonnantàlui-mêmeleprétextedevoirsipersonnenel’épiait,mais,enréalité,parcequ’ilavaitbesoind’air,parcequ’ilsentaitqu’ilallaits’évanouir.L’îleétaitdéserte,et lesoleilàsonzénithsemblait lacouvrirdesonœildefeu;auloin,depetites
barquesdepécheursouvraientleursailessurlamerd’unbleudesaphir.Dantèsn’avaitencorerienpris:maisc’étaitbienlongdemangerdansunpareilmoment;ilavalaune
gorgéederhumetrentradanslagrottelecœurraffermi.Lapiochequiluiavaitsemblésilourdeétaitredevenuelégère;illasoulevacommeileûtfaitd’une
plume,etseremitvigoureusementàlabesogne.Aprèsquelquescoups,ils’aperçutquelespierresn’étaientpointscellées,maisseulementposéesles
unessurlesautresetrecouvertesdel’enduitdontnousavonsparlé;ilintroduisitdansunedesfissureslapointedelapioche,pesasurlemancheetvitavecjoielapierretomberàsespieds.Dèslors,Dantèsn’eutplusqu’àtirerchaquepierreàluiavecladentdeferdelapioche,etchaque
pierreàsontourtombaprèsdelapremière.Dèslapremièreouverture,Dantèseûtpuentrer;maisentardantdequelquesinstants,c’étaitretarder
lacertitudeensecramponnantàl’espérance.Enfin, après une nouvelle hésitation d’un instant, Dantès passa de cette première grotte dans la
seconde.Cettesecondegrotteétaitplusbasse,plussombreetd’unaspectpluseffrayantquelapremière;l’air,
quin’ypénétraitqueparl’ouverturepratiquéeàl’instantmême,avaitcetteodeurméphitiquequeDantèss’étaitétonnédenepastrouverdanslapremière.Dantèsdonnaletempsàl’airextérieurd’allerravivercetteatmosphèremorte,etentra.Àgauchedel’ouverture,étaitunangleprofondetsombre.Mais,nousl’avonsdit,pourl’œildeDantèsiln’yavaitpasdeténèbres.Ilsondaduregardlasecondegrotte:elleétaitvidecommelapremière.Letrésor,s’ilexistait,étaitenterrédanscetanglesombre.L’heuredel’angoisseétaitarrivée;deuxpiedsdeterreàfouiller,c’étaittoutcequirestaitàDantès
entrelasuprêmejoieetlesuprêmedésespoir.Ils’avançaversl’angle,et,commeprisd’unerésolutionsubite,ilattaqualesolhardiment.Aucinquièmeousixièmecoupdepioche,leferrésonnasurdufer.Jamaistocsinfunèbre,jamaisglasfrémissantneproduisitpareileffetsurceluiquil’entendit.Dantès
n’auraitrienrencontréqu’ilnefûtcertespasdevenupluspâle.Il sondaàcôtéde l’endroitoù il avait sondédéjà, et rencontra lamême résistancemaisnonpas le
mêmeson.«C’estuncoffredebois,cerclédefer»,dit-il.Encemoment,uneombrerapidepassainterceptantlejour.Dantèslaissatombersapioche,saisitsonfusil,repassaparl’ouverture,ets’élançaverslejour.Unechèvresauvageavaitbondipar-dessuslapremièreentréedelagrotteetbroutaitàquelquespasde
là.C’était une belle occasion de s’assurer son dîner, mais Dantès eut peur que la détonation du fusil
n’attirâtquelqu’un.Il réfléchit un instant, coupa un arbre résineux, alla l’allumer au feu encore fumant où les
contrebandiersavaientfaitcuireleurdéjeuner,etrevintaveccettetorche.Ilnevoulaitperdreaucundétaildecequ’ilallaitvoir.Ilapprochala torchedutrouinformeet inachevé,etreconnutqu’ilnes’étaitpastrompé:sescoups
avaientalternativementfrappésurleferetsurlebois.Ilplantasatorchedanslaterreetseremitàl’œuvre.Enuninstant,unemplacementdetroispiedsdelongsurdeuxpiedsdelargeàpeuprèsfutdéblayé,et
Dantès put reconnaître un coffre de bois de chêne cerclé de fer ciselé. Au milieu du couvercleresplendissaient, sur uneplaqued’argent que la terren’avait pu ternir, les armesde la familleSpada,c’est-à-direuneépéeposéeenpalsurunécussonovale,commesontlesécussonsitaliens,etsurmontéd’unchapeaudecardinal.Dantèslesreconnutfacilement:l’abbéFarialesluiavaittantdefoisdessinées!Dèslors,iln’yavaitplusdedoute,letrésorétaitbienlà;onn’eûtpaspristantdeprécautionspour
remettreàcetteplaceuncoffrevide.Enuninstant,touslesalentoursducoffrefurentdéblayés,etDantèsvittouràtourapparaîtrelaserrure
dumilieu,placéeentredeuxcadenas,et lesansesdes faces latérales ; toutcelaétaitciselécommeonciselaitàcetteépoque,oùl’artrendaitprécieuxlesplusvilsmétaux.Dantèspritlecoffreparlesansesetessayadelesoulever:c’étaitchoseimpossible.Dantèsessayadel’ouvrir:serrureetcadenasétaientfermés;lesfidèlesgardienssemblaientnepas
vouloirrendreleurtrésor.Dantèsintroduisitlecôtétranchantdesapiocheentrelecoffreetlecouvercle,pesasurlemanchede
lapioche,etlecouvercle,aprèsavoircrié,éclata.Unelargeouverturedesaisrenditlesferruresinutiles,ellestombèrentàleurtour,serrantencoredeleursonglestenaceslesplanchesentaméesparleurchute,etlecoffrefutdécouvert.Unefièvrevertigineuses’emparadeDantès;ilsaisitsonfusil,l’armaetleplaçaprèsdelui.D’abord
ilfermalesyeux,commefontlesenfants,pourapercevoir,danslanuitétincelantedeleurimagination,plus d’étoiles qu’ils n’en peuvent compter dans un ciel encore éclairé, puis il les rouvrit et demeuraébloui.Troiscompartimentsscindaientlecoffre.Danslepremierbrillaientderutilantsécusd’orauxfauvesreflets.Danslesecond,deslingotsmalpolisetrangésenbonordre,maisquin’avaientdel’orquelepoidset
lavaleur.Dansletroisièmeenfin,àdemiplein,Edmondremuaàpoignéelesdiamants,lesperles,lesrubis,qui,
cascadeétincelante,faisaient,enretombantlesunssurlesautres,lebruitdelagrêlesurlesvitres.Après avoir touché, palpé, enfoncé ses mains frémissantes dans l’or et les pierreries, Edmond se
relevaetpritsacourseàtraverslescavernesaveclatremblanteexaltationd’unhommequitoucheàlafolie. Ilsautasurunrocherd’oùilpouvaitdécouvrir lamer,etn’aperçutrien ; ilétaitseul,bienseul,aveccesrichessesincalculables,inouïes,fabuleuses,quiluiappartenaient:seulementrêvait-ilouétait-iléveillé?faisait-ilunsongefugitifouétreignait-ilcorpsàcorpsuneréalité?Ilavaitbesoinderevoirsonor,etcependantilsentaitqu’iln’auraitpaslaforce,encemoment,d’en
soutenir la vue.Un instant, il appuya ses deuxmains sur le haut de sa tête, commepour empêcher saraisondes’enfuir;puisils’élançatoutautraversdel’île,sanssuivre,nonpasdechemin,iln’yenapasdansl’îledeMonte-Cristo,maisdelignearrêtée,faisantfuirleschèvressauvageseteffrayantlesoiseauxdemerparsescrisetsesgesticulations.Puis,parundétour,ilrevint,doutantencore,seprécipitantdela
premièregrottedanslaseconde,etseretrouvantenfacecettemined’oretdediamants.Cette fois, il tomba à genoux, comprimant de ses deux mains convulsives son cœur bondissant, et
murmurantuneprièreintelligiblepourDieuseul.Bientôt, il sesentitpluscalmeetpartantplusheureux,cardecetteheureseulement ilcommençaità
croireàsafélicité.Ilsemitalorsàcomptersafortune;ilyavaitmillelingotsd’ordedeuxàtroislivreschacun;ensuite,
il empila vingt-cinq mille écus d’or, pouvant valoir chacun quatre-vingts francs de notre monnaieactuelle, tous à l’effigie du pape Alexandre VI et de ses prédécesseurs, et il s’aperçut que lecompartimentn’étaitqu’àmoitiévide;enfin,ilmesuradixfoislacapacitédesesdeuxmainsenperles,enpierreries,endiamants,dontbeaucoup,montéspar lesmeilleursorfèvresde l’époque,offraientunevaleurd’exécutionremarquable,mêmeàcôtédeleurvaleurintrinsèque.Dantèsvitlejourbaisserets’éteindrepeuàpeu.Ilcraignitd’êtresurpriss’ilrestaitdanslacaverne,
etsortitsonfusilàlamain.Unmorceaudebiscuitetquelquesgorgéesdevinfurentsonsouper.Puisilreplaçalapierre,secouchadessus,etdormitàpeinequelquesheures,couvrantdesoncorpsl’entréedelagrotte.Cettenuit fut à la foisunedecesnuitsdélicieuses et terribles, commecethommeaux foudroyantes
émotionsenavaitdéjàpassédeuxoutroisdanslavie.
XXV–L’inconnu.
Le jour vint.Dantès l’attendait depuis longtemps, les yeux ouverts.À ses premiers rayons, il se leva,monta, comme la veille, sur le rocher le plus élevé de l’île, afin d’explorer les alentours ; comme laveille,toutétaitdésert.Edmond descendit, leva la pierre, emplit ses poches de pierreries, replaça du mieux qu’il put les
planchesetlesferruresducoffre,lerecouvritdeterre,piétinacetteterre,jetadusabledessus,afinderendrel’endroitfraîchementretournépareilaurestedusol;sortitdelagrotte,replaçaladalle,amassasurladalledespierresdedifférentesgrosseurs;introduisitdelaterredanslesintervalles,plantadansces intervalles des myrtes et des bruyères, arrosa les plantations nouvelles afin qu’elles semblassentanciennes ; effaça les traces de ses pas amassées autour de cet endroit, et attendit avec impatience leretourdesescompagnons.Eneffet,ilnes’agissaitplusmaintenantdepassersontempsàregardercetoretcesdiamantsetàresteràMonte-Cristocommeundragonsurveillantd’inutilestrésors.Maintenant,ilfallait retourner dans la vie, parmi les hommes, et prendre dans la société le rang, l’influence et lepouvoirquedonneencemondelarichesse,lapremièreetlaplusgrandedesforcesdontpeutdisposerlacréaturehumaine.Lescontrebandiersrevinrentlesixièmejour.DantèsreconnutdeloinleportetlamarchedelaJeune-
Amélie;ilsetraînajusqu’auportcommePhiloctèteblessé,etlorsquesescompagnonsabordèrent,illeurannonça,toutenseplaignantencore,unmieuxsensible;puisàsontour,ilécoutalerécitdesaventuriers.Ilsavaientréussi,ilestvrai;maisàpeinelechargementavait-ilétédéposé,qu’ilsavaienteuavisqu’unbrickensurveillanceàToulonvenaitdesortirduportetsedirigeaitdeleurcôté.Ilss’étaientalorsenfuisàtire-d’aile,regrettantqueDantès,quisavaitdonnerunevitessesisupérieureaubâtiment,nefûtpointlàpourlediriger.Eneffet,bientôtilsavaientaperçulebâtimentchasseur;maisàl’aidedelanuit,etendoublantlecapCorse,ilsluiavaientéchappé.Ensomme,cevoyagen’avaitpasétémauvais;ettous,etsurtoutJacopo,regrettaientqueDantèsn’en
eûtpasété,afind’avoirsapartdesbénéficesqu’ilavaitrapportés,partquimontaitàcinquantepiastres.Edmonddemeuraimpénétrable;ilnesouritmêmepasàl’énumérationdesavantagesqu’ileûtpartagés
s’ileûtquittél’île;et,commelaJeune-Amélien’étaitvenueàMonte-Cristoquepourlechercher,ilserembarqualesoirmêmeetsuivitlepatronàLivourne.ÀLivourne,ilallachezunjuifetvenditcinqmillefrancschacunquatredesespluspetitsdiamants.Le
juifauraitpus’informercommentunmatelotsetrouvaitpossesseurdepareilsobjets;maisils’engardabien,ilgagnaitmillefrancssurchacun.Lelendemain,ilachetaunebarquetouteneuvequ’ildonnaàJacopo,enajoutantàcedoncentpiastres
afinqu’ilpût engagerunéquipage ; et cela, à la conditionque Jacopo irait àMarseilledemanderdesnouvellesd’unvieillardnomméLouisDantèsetquidemeuraitauxAlléesdeMeilhan,etd’unejeunefillequidemeuraitauvillagedesCatalansetquel’onnommaitMercédès.CefutàJacopoàcroirequ’ilfaisaitunrêve:Edmondluiracontaalorsqu’ils’étaitfaitmarinparun
coupdetête,etparcequesafamilleluirefusaitl’argentnécessaireàsonentretien;maisqu’enarrivantàLivourneilavaittouchélasuccessiond’unonclequil’avaitfaitsonseulhéritier.L’éducationélevéedeDantèsdonnait à ce récitune tellevraisemblanceque Jacoponedoutapointun instantque sonanciencompagnonneluieûtditlavérité.D’unautrecôté,commel’engagementd’EdmondàborddelaJeune-Amélieétaitexpiré,ilpritcongé
dumarin,quiessayad’aborddeleretenir,maisqui,ayantappriscommeJacopol’histoiredel’héritage,renonçadèslorsàl’espoirdevaincrelarésolutiondesonancienmatelot.Lelendemain,JacopomitàlavoilepourMarseille;ildevaitretrouverEdmondàMonte-Cristo.Lemêmejour,Dantèspartitsansdireoùilallait,prenantcongédel’équipagedelaJeune-Améliepar
une gratification splendide, et du patron avec la promesse de lui donner un jour ou l’autre de sesnouvelles.DantèsallaàGênes.Aumomentoùilarrivait,onessayaitunpetityachtcommandéparunAnglaisqui,ayantentendudire
quelesGénoisétaientlesmeilleursconstructeursdelaMéditerranée,avaitvouluavoirunyachtconstruitàGênes;l’Anglaisavaitfaitprixàquarantemillefrancs:Dantèsenoffritsoixantemille,àlaconditionquelebâtimentluiseraitlivrélejourmême.L’AnglaisétaitalléfaireuntourenSuisse,enattendantquesonbâtimentfûtachevé.Ilnedevaitrevenirquedanstroissemainesouunmois:leconstructeurpensaqu’ilaurait le tempsd’enremettreunautresurlechantier.Dantèsemmenaleconstructeurchezunjuif,passaavecluidansl’arrière-boutiqueetlejuifcomptasoixantemillefrancsauconstructeur.LeconstructeuroffritàDantèssesservicespourluicomposerunéquipage;maisDantèsleremercia,
endisantqu’ilavaitl’habitudedenaviguerseul,etquelaseulechosequ’ildésiraitétaitqu’onexécutâtdanslacabine,àlatêtedulit,unearmoireàsecret,danslaquellesetrouveraienttroiscompartimentsàsecretaussi.Ildonnalamesuredecescompartiments,quifurentexécutéslelendemain.Deuxheuresaprès,DantèssortaitduportdeGênes,escortéparlesregardsd’unefouledecurieuxqui
voulaientvoirleseigneurespagnolquiavaitl’habitudedenaviguerseul.Dantèss’entiraàmerveille;avecl’aidedugouvernail,etsansavoirbesoindelequitter,ilfitfaireà
son bâtiment toutes les évolutions voulues ; on eût dit un être intelligent prêt à obéir à la moindreimpulsiondonnée,etDantèsconvintenlui-mêmequelesGénoisméritaientleurréputationdepremiersconstructeursdumonde.Lescurieuxsuivirent lepetitbâtimentdesyeuxjusqu’àcequ’ils l’eussentperdudevue,etalorsles
discussionss’établirentpoursavoiroùilallait : lesunspenchèrentpourlaCorse,lesautrespourl’îled’Elbe;ceux-cioffrirentdeparierqu’ilallaitenEspagne,ceux-làsoutinrentqu’ilallaitenAfrique;nulnepensaànommerl’îledeMonte-Cristo.C’étaitcependantàMonte-Cristoqu’allaitDantès.Ilyarrivaverslafindusecondjour:lenavireétaitexcellentvoilieretavaitparcouruladistanceen
trente-cinqheures.Dantèsavaitparfaitementreconnulegisementdelacôte;et,aulieud’aborderauporthabituel,iljetal’ancredanslapetitecrique.L’îleétaitdéserte;personneneparaissaityavoirabordédepuisqueDantèsenétaitparti;ilallaàson
trésor:toutétaitdanslemêmeétatqu’ill’avaitlaissé.Le lendemain, son immense fortune était transportée à bord du yacht et enfermée dans les trois
compartimentsdel’armoireàsecret.Dantès attendit huit jours encore. Pendant huit jours il fit manœuvrer son yacht autour de l’île,
l’étudiantcommeunécuyerétudieuncheval:auboutdecetemps,ilenconnaissaittouteslesqualitésettouslesdéfauts;Dantèssepromitd’augmenterlesunesetderemédierauxautres.Lehuitièmejour,Dantèsvitunpetitbâtimentquivenaitsur l’île toutesvoilesdehors,et reconnut la
barquedeJacopo;ilfitunsignalauquelJacoporépondit,etdeuxheuresaprès,labarqueétaitprèsduyacht.IlyavaitunetristeréponseàchacunedesdeuxdemandesfaitesparEdmond.LevieuxDantèsétaitmort.Mercédèsavaitdisparu.Edmondécoutacesdeuxnouvellesd’unvisagecalme;maisaussitôtildescenditàterre,endéfendant
quepersonnel’ysuivît.Deuxheuresaprès,ilrevint;deuxhommesdelabarquedeJacopopassèrentsursonyachtpourl’aider
àlamanœuvre,etildonnal’ordredemettrelecapsurMarseille.Ilprévoyaitlamortdesonpère;maisMercédès,qu’était-elledevenue?Sansdivulguersonsecret,Edmondnepouvaitdonnerd’instructionssuffisantesàunagent;d’ailleurs,
ilyavaitd’autres renseignementsqu’ilvoulaitprendre,etpour lesquels ilnes’en rapportaitqu’à lui-même.SonmiroirluiavaitapprisàLivournequ’ilnecouraitpasledangerd’êtrereconnu,d’ailleursilavaitmaintenant à sa disposition tous lesmoyens de se déguiser.Unmatin donc, le yacht, suivi de lapetitebarque,entrabravementdansleportdeMarseilleets’arrêtajusteenfacedel’endroitoù,cesoirdefatalemémoire,onl’avaitembarquépourlechâteaud’If.Cenefutpassansuncertainfrémissementque,danslecanot,Dantèsvitveniràluiungendarme.Mais
Dantès, avec cette assurance parfaite qu’il avait acquise, lui présenta un passeport anglais qu’il avaitacheté à Livourne ; etmoyennant ce laissez-passer étranger, beaucoup plus respecté en France que lenôtre,ildescenditsansdifficultéàterre.La première chose qu’aperçut Dantès, en mettant le pied sur la Canebière, fut un des matelots du
Pharaon.Cethommeavaitservisoussesordres,etsetrouvaitlàcommeunmoyenderassurerDantèssurleschangementsquis’étaientfaitsenlui.Ilalladroitàcethommeetluifitplusieursquestionsauxquellescelui-ci répondit, sans même laisser soupçonner ni par ses paroles, ni par sa physionomie, qu’il serappelâtavoirjamaisvuceluiquiluiadressaitlaparole.Dantèsdonnaaumatelotunepiècedemonnaiepour le remercierde ses renseignements ; un instant
après,ilentenditlebravehommequicouraitaprèslui.Dantèsseretourna.«Pardon,monsieur,ditlematelot,maisvousvousêtestrompésansdoute;vousaurezcrumedonner
unepiècedequarantesous,etvousm’avezdonnéundoublenapoléon.– En effet, mon ami, dit Dantès, je m’étais trompé ; mais, comme votre honnêteté mérite une
récompense,envoiciunsecondquejevouspried’accepterpourboireàmasantéavecvoscamarades.»LematelotregardaEdmondavectantd’étonnement,qu’ilnesongeamêmepasàleremercier;etille
regardas’éloignerendisant:«C’estquelquenababquiarrivedel’Inde.»Dantèscontinua sonchemin ; chaquepasqu’il faisaitoppressait soncœurd’uneémotionnouvelle :
tous ses souvenirs d’enfance, souvenirs indélébiles, éternellement présents à la pensée, étaient là, sedressantàchaquecoindeplace,àchaqueanglederue,àchaquebornedecarrefour.EnarrivantauboutdelaruedeNoailles,etenapercevantlesAlléesdeMeilhan,ilsentitsesgenouxquifléchissaient,etilfaillittombersouslesrouesd’unevoiture.Enfin,ilarrivajusqu’àlamaisonqu’avaithabitéesonpère.Lesaristolochesetlescapucinesavaientdisparudelamansarde,oùautrefoislamaindubonhommelestreillageait avec tant de soin. Il s’appuya contre un arbre, et resta quelque tempspensif, regardant lesderniers étages de cette pauvre petite maison ; enfin il s’avança vers la porte, en franchit le seuil,demandas’iln’yavaitpasunlogementvacant,et,quoiqu’ilfûtoccupé,insistasilongtempspourvisitercelui du cinquième, que la concierge monta et demanda, de la part d’un étranger, aux personnes quil’habitaient,lapermissiondevoirlesdeuxpiècesdontilétaitcomposé.Lespersonnesquihabitaientcepetit logement étaient un jeunehommeet une jeune femmequi venaient de semarier depuis huit joursseulement.Envoyantcesdeuxjeunesgens,Dantèspoussaunprofondsoupir.Aureste,riennerappelaitplusàDantèsl’appartementdesonpère:cen’étaitpluslemêmepapier;
tous lesvieuxmeubles,cesamisd’enfanced’Edmond,présentsà sonsouvenirdans tous leursdétails,avaientdisparu.Lesmuraillesseulesétaientlesmêmes.Dantèssetournaducôtédulit,ilétaitlààlamêmeplacequeceluidel’ancienlocataire;malgrélui,
lesyeuxd’Edmondsemouillèrentde larmes :c’étaitàcetteplaceque levieillardavaitdûexpirerennommantsonfils.Les deux jeunes gens regardaient avec étonnement cet homme au front sévère, sur les joues duquel
coulaientdeuxgrosseslarmessansquesonvisagesourcillât.Mais,commetoutedouleurporteavecellesareligion,lesjeunesgensnefirentaucunequestionàl’inconnu;seulement,ilsseretirèrentenarrière
pour le laisser pleurer tout à son aise, et quand il se retira ils l’accompagnèrent, en lui disant qu’ilpouvaitrevenirquandilvoudraitetqueleurpauvremaisonluiseraittoujourshospitalière.Enpassantàl’étageau-dessous.Edmonds’arrêtadevantuneautreporteetdemandasic’étaittoujours
letailleurCaderoussequidemeuraitlà.Maisleconciergeluiréponditquel’hommedontilparlaitavaitfaitdemauvaisesaffairesettenaitmaintenantunepetiteaubergesurlaroutedeBellegardeàBeaucaire.Dantèsdescendit, demanda l’adressedupropriétairede lamaisondesAlléesdeMeilhan, se rendit
chezlui,sefitannoncersouslenomdeLordWilmore(c’étaitlenometletitrequiétaientportéssursonpasseport),et luiachetacettepetitemaisonpourlasommedevingt-cinqmillefrancs.C’étaitdixmillefrancsaumoinsdeplusqu’ellenevalait.MaisDantès,s’illaluieûtfaiteundemi-million,l’eûtpayéeceprix.Lejourmême,lesjeunesgensducinquièmeétagefurentprévenusparlenotairequiavaitfaitlecontrat
quelenouveaupropriétaireleurdonnaitlechoixd’unappartementdanstoutelamaison,sansaugmenterenaucunefaçonleurloyer,àlaconditionqu’ilsluicéderaientlesdeuxchambresqu’ilsoccupaient.CetévénementétrangeoccupapendantplusdehuitjourstousleshabituésdesAlléesdeMeilhan,etfit
fairemilleconjecturesdontpasunenesetrouvaêtreexacte.Maiscequisurtoutbrouillatouteslescervellesettroublatouslesesprits,c’estqu’onvitlesoirmême
lemêmehommequ’onavaitvuentrerdanslamaisondesAlléesdeMeilhansepromenerdanslepetitvillage des Catalans, et entrer dans une pauvre maison de pêcheurs où il resta plus d’une heure àdemanderdesnouvellesdeplusieurspersonnesquiétaientmortesouquiavaientdisparudepuisplusdequinzeouseizeans.Le lendemain, lesgenschez lesquels ilétaitentrépourfaire toutescesquestionsreçurentencadeau
unebarquecatalanetouteneuve,garniededeuxseinesetd’unchalut.Cesbravesgenseussentbienvouluremercierlegénéreuxquestionneur;maisenlesquittantonl’avait
vu, après avoirdonnéquelquesordres àunmarin,monter à cheval et sortirdeMarseillepar laported’Aix.
XXVI–L’aubergedupontduGard.
Ceuxqui, commemoi,ontparcouruàpied leMidide laFranceontpu remarquerentreBellegardeetBeaucaire,àmoitiécheminàpeuprèsduvillageàlaville,maisplusrapprochéecependantdeBeaucairequedeBellegarde,unepetiteaubergeoùpend,suruneplaquede tôlequigrinceaumoindrevent,unegrotesquereprésentationdupontduGard.Cettepetiteauberge,enprenantpourrèglelecoursduRhône,estsituéeaucôtégauchedelaroute,tournantledosaufleuve;elleestaccompagnéedecequedansleLanguedoc on appelle un jardin : c’est-à-dire que la face opposée à celle qui ouvre sa porte auxvoyageursdonnesurunenclosoùrampentquelquesoliviersrabougrisetquelquesfiguierssauvagesaufeuillage argenté par la poussière ; dans leurs intervalles poussent, pour tout légume, des aulx, despimentsetdeséchalotes;enfin,àl’undesesangles,commeunesentinelleoubliée,ungrandpinparasolélancemélancoliquementsatigeflexible,tandisquesacime,épanouieenéventail,craquesousunsoleildetrentedegrés.Tous ces arbres, grands ou petits se courbent inclinés naturellement dans la direction où passe le
mistral, l’undestroisfléauxdelaProvence; lesdeuxautres,commeonsaitoucommeonnesaitpas,étantlaDuranceetleParlement.Çà et là, dans laplaine environnante, qui ressemble àungrand lacdepoussière, végètent quelques
tigesde froment que les horticulteurs dupays élèvent sansdoutepar curiosité et dont chacune sert deperchoir à une cigale qui poursuit de son chant aigre et monotone les voyageurs égarés dans cettethébaïde.Depuisseptouhuitansàpeuprès,cettepetiteaubergeétaittenueparunhommeetunefemmeayant
pour toutdomestiqueune filledechambreappeléeTrinetteetungarçond’écurie répondantaunomdePacaud;doublecoopérationquiaurestesuffisaitlargementauxbesoinsduservice,depuisqu’uncanalcreusédeBeaucaireàAigues-mortesavaitfaitsuccédervictorieusementlesbateauxauroulageaccéléré,etlecocheàladiligence.Ce canal, comme pour rendre plus vifs encore les regrets du malheureux aubergiste qu’il ruinait,
passaitentreleRhônequil’alimenteetlaroutequ’ilépuise,àcentpasàpeuprèsdel’aubergedontnousvenonsdedonnerunecourtemaisfidèledescription.L’hôtelierquitenaitcettepetiteaubergepouvaitêtreunhommedequaranteàquarante-cinqans,grand,
secetnerveux,véritabletypeméridionalavecsesyeuxenfoncésetbrillants,sonnezenbecd’aigleetsesdentsblanchescommecellesd’unanimalcarnassier.Sescheveux,quisemblaient,malgré lespremierssoufflesde l’âge,nepouvoirsedécideràblanchir,étaient,ainsiquesabarbe,qu’ilportaitencollier,épais,crépusetàpeineparsemésdequelquespoilsblancs.Sonteint,hâlénaturellement,s’étaitencorecouvertd’unenouvellecouchedebistreparl’habitudequelepauvrediableavaitprisedesetenirdepuislematinjusqu’ausoirsurleseuildesaporte,pourvoirsi,soitàpied,soitenvoiture,ilneluiarrivaitpas quelque pratique : attente presque toujours déçue, et pendant laquelle il n’opposait à l’ardeurdévorante du soleil d’autre préservatif pour son visage qu’un mouchoir rouge noué sur sa tête, à lamanièredesmuletiersespagnols.Cethomme,c’étaitnotreancienneconnaissanceGaspardCaderousse.Safemme,aucontraire,qui,desonnomdefille,s’appelaitMadeleineRadelle,étaitunefemmepâle,
maigreetmaladive;néeauxenvironsd’Arles,elleavait,toutenconservantlestracesprimitivesdelabeauté traditionnelle de ses compatriotes, vu son visage se délabrer lentement dans l’accès presquecontinueld’unedecesfièvressourdessicommunesparmilespopulationsvoisinesdesétangsd’Aigues-mortesetdesmaraisdelaCamargue.Ellesetenaitdoncpresquetoujoursassiseetgrelottanteaufonddesachambresituéeaupremier, soitétenduedansun fauteuil, soitappuyéecontreson lit, tandisquesonmarimontaitàlaportesafactionhabituelle:factionqu’àprolongeaitd’autantplusvolontiersquechaquefoisqu’ilseretrouvaitavecsonaigremoitié,celle-cilepoursuivaitdesesplainteséternellescontrele
sort,plaintesauxquellessonmarinerépondaitd’habitudequeparcesparolesphilosophiques:«Tais-toi,laCarconte!c’estDieuquileveutcommecela.»CesobriquetvenaitdecequeMadeleineRadelleétaitnéedanslevillagedelaCarconte,situéentre
SalonetLambesc.Or,suivantunehabitudedupays,quiveutquel’ondésignepresquetoujourslesgensparunsurnomau lieude lesdésignerparunnom,sonmariavaitsubstituécetteappellationàcelledeMadeleine,tropdouceettropeuphoniquepeut-êtrepoursonrudelangage.Cependant,malgrécetteprétenduerésignationauxdécretsdelaProvidence,quel’onn’aillepascroire
quenotreaubergistenesentîtpasprofondémentl’étatdemisèreoùl’avaitréduitcemisérablecanaldeBeaucaire,etqu’ilfûtinvulnérableauxplaintesincessantesdontsafemmelepoursuivait.C’était,commetous les Méridionaux, un homme sobre et sans de grands besoins, mais vaniteux pour les chosesextérieures;aussi,autempsdesaprospérité,ilnelaissaitpasserniuneferrade,niuneprocessiondelatarasquesanss’ymontreraveclaCarconte,l’undanscecostumepittoresquedeshommesduMidietquitientàlafoisducatalanetdel’andalou;l’autreaveccecharmanthabitdesfemmesd’Arlesquisembleemprunté à laGrèce et à l’Arabie ;mais peu à peu, chaînes demontres, colliers, ceinturés auxmillecouleurs,corsagesbrodés,vestesdevelours,basàcoinsélégants,guêtresbariolées,souliersàbouclesd’argentavaientdisparu,etGaspardCaderousse,nepouvantplussemontreràlahauteurdesasplendeurpassée,avaitrenoncépourluietpoursafemmeàtoutescespompesmondaines,dontilentendait,enserongeantsourdementlecœur,lesbruitsjoyeuxretentirjusqu’àcettepauvreauberge,qu’ilcontinuaitdegarderbienpluscommeunabriquecommeunespéculation.Caderousse s’était donc tenu, comme c’était son habitude, une partie de lamatinée devant la porte,
promenant son regard mélancolique d’un petit gazon pelé, où picoraient quelques poules, aux deuxextrémitésduchemindésertquis’enfonçaitd’uncôtéaumidietdel’autreaunord,quandtoutàcouplavoixaigredesafemmeleforçadequittersonposte;ilrentraengrommelantetmontaaupremierlaissantnéanmoinslaportetoutegrandeouvertecommepourinviterlesvoyageursànepasl’oublierenpassant.Aumoment où Caderousse rentrait, la grande route dont nous avons parlé, et que parcouraient ses
regards,étaitaussinueetaussi solitaireque ledésertàmidi ;elle s’étendait,blancheet infinie,entredeuxrangéesd’arbresmaigres,etl’oncomprenaitparfaitementqu’aucunvoyageur, libredechoisiruneautreheuredujour,nesehasardâtdansceteffroyableSahara.Cependant,malgrétouteslesprobabilités,s’ilfûtrestéàsonposte,Caderousseauraitpuvoirpoindre,
ducôtédeBellegarde,uncavalieretunchevalvenantdecetteallurehonnêteetamicalequiindiquelesmeilleures relations entre le cheval et le cavalier ; le cheval était un cheval hongre, marchantagréablement l’amble ; le cavalier était un prêtre vêtu de noir et coiffé d’un chapeau à trois cornes,malgré la chaleur dévorante du soleil alors à son midi ; ils n’allaient tous deux qu’à un trot fortraisonnable.Arrivédevantlaporte,legroupes’arrêta:ileûtétédifficilededécidersicefutlechevalquiarrêta
l’hommeoul’hommequiarrêtalecheval;maisentoutcaslecavaliermitpiedàterre,et,tirantl’animalparlabride,ilallal’attacherautourniquetd’uncontreventdélabréquinetenaitplusqu’àungond;puiss’avançantverslaporte,enessuyantd’unmouchoirdecotonrougesonfrontruisselantdesueur,leprêtrefrappatroiscoupssurleseuil,duboutferrédelacannequ’iltenaitàlamain.Aussitôt,ungrandchiennoirselevaetfitquelquespasenaboyantetenmontrantsesdentsblancheset
aiguës;doubledémonstrationhostilequiprouvaitlepeud’habitudequ’ilavaitdelasociété.Aussitôt,unpaslourdébranlal’escalierdeboisrampantlelongdelamuraille,etquedescendait,en
secourbantetàreculons,l’hôtedupauvrelogisàlaporteduquelsetenaitleprêtre.«Mevoilà!disaitCaderousse toutétonné,mevoilà!veux-tu te taire,Margottin!N’ayezpaspeur,
monsieur,ilaboie,maisilnemordpas.Vousdésirezduvin,n’est-cepas?carilfaitunepolissonnedechaleur…Ah!pardon,interrompitCaderousse,envoyantàquellesortedevoyageurilavaitaffaire,jenesavaispasquij’avaisl’honneurderecevoir;quedésirez-vous,quedemandez-vous,monsieurl’abbé?je
suisàvosordres.»Leprêtreregardacethommependantdeuxoutroissecondesavecuneattentionétrange,ilparutmême
chercheràattirerdesoncôtésur lui l’attentionde l’aubergiste ;puis,voyantque les traitsdecelui-cin’exprimaientd’autresentimentquelasurprisedenepasrecevoiruneréponse,iljugeaqu’ilétaittempsdefairecessercettesurprise,etditavecunaccentitalientrèsprononcé:«N’êtes-vouspasmonsouCaderousse?–Oui,monsieur,ditl’hôtepeut-êtreencoreplusétonnédelademandequ’ilnel’avaitétédusilence,je
lesuiseneffet;GaspardCaderousse,pourvousservir.–GaspardCaderousse…oui, je crois que c’est là le prénom et le nom ; vous demeuriez autrefois
AlléesdeMeilhan,n’est-cepas?auquatrième?–C’estcela.–Etvousyexerciezlaprofessiondetailleur?–Oui,maisl’étatamaltourné:ilfaitsichaudàcecoquindeMarseillequel’onfinira,jecrois,parne
pluss’yhabillerdutout.Maisàproposdechaleur,nevoulez-vouspasvousrafraîchir,monsieurl’abbé?–Sifait,donnez-moiunebouteilledevotremeilleurvin,etnousreprendronslaconversation,s’ilvous
plaît,oùnouslalaissons.–Commeilvousferaplaisir,monsieurl’abbé»ditCaderousse.EtpournepasperdrecetteoccasiondeplacerunedesdernièresbouteillesdevindeCahorsquilui
restaient,Caderousse sehâtade leverune trappepratiquéedans leplanchermêmedecette espècedechambredurez-de-chaussée,quiservaitàlafoisdesalleetdecuisine.Lorsqueauboutdecinqminutesilreparut,iltrouval’abbéassissurunescabeau,lecoudeappuyéà
unetablelongue,tandisqueMargottin,quiparaissaitavoirfaitsapaixavecluienentendantque,contrel’habitude,cevoyageursingulierallaitprendrequelquechose,allongeaitsursacuissesoncoudécharnéetsonœillangoureux.«Vousêtesseul?demandal’abbéàsonhôte, tandisquecelui-ciposaitdevantlui labouteilleetun
verre.–Oh!monDieu!oui!seulouàpeuprès,monsieurl’abbé;carj’aimafemmequinemepeutaideren
rien,attenduqu’elleesttoujoursmalade,lapauvreCarconte.–Ah!vousêtesmarié!ditleprêtreavecunesorted’intérêt,etenjetantautourdeluiunregardqui
paraissaitestimeràsamincevaleurlemaigremobilierdupauvreménage.–Voustrouvezquejenesuispasriche,n’est-cepasmonsieurl’abbé?ditensoupirantCaderousse;
maisquevoulez-vous!ilnesuffitpasd’êtrehonnêtehommepourprospérerdanscemonde.»L’abbéfixasurluiunregardperçant.«Oui,honnêtehomme;decela,jepuismevanter,monsieur,ditl’hôteensoutenantleregarddel’abbé,
unemainsursapoitrineetenhochantlatêteduhautenbas;et,dansnotreépoque,toutlemonden’enpeutpasdireautant.– Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit l’abbé ; car tôt ou tard, j’en ai la ferme
conviction,l’honnêtehommeestrécompenséetleméchantpuni.–C’estvotreétatdedirecela,monsieurl’abbé;c’estvotreétatdedirecela,repritCaderousseavec
uneexpressionamère;aprèscela,onestlibredenepascroirecequevousdites.–Vousaveztortdeparlerainsi,monsieur,ditl’abbé,carpeut-êtrevais-jeêtremoi-mêmepourvous,
toutàl’heure,unepreuvedecequej’avance.–Quevoulez-vousdire?demandaCaderoussed’unairétonné.–Jeveuxdirequ’ilfautquejem’assureavanttoutsivousêtesceluiàquij’aiaffaire.–Quellespreuvesvoulez-vousquejevousdonne?–Avez-vousconnuen1814ou1815unmarinquis’appelaitDantès?–Dantès!…sijel’aiconnu,cepauvreEdmond!jelecroisbien!c’étaitmêmeundemesmeilleurs
amis!s’écriaCaderousse,dontunrougedepourpreenvahitlevisage,tandisquel’œilclairetassurédel’abbésemblaitsedilaterpourcouvrirtoutentierceluiqu’ilinterrogeait.–Oui,jecroiseneffetqu’ils’appelaitEdmond.– S’il s’appelait Edmond, le petit ! je le crois bien ! aussi vrai que je m’appelle, moi, Gaspard
Caderousse. Et qu’est-il devenu, monsieur, ce pauvre Edmond ? continua l’aubergiste ; l’auriez-vousconnu?vit-ilencore?est-illibre?est-ilheureux?– Il estmort prisonnier, plusdésespéré et plusmisérableque les forçats qui traînent leur boulet au
bagnedeToulon.»UnepâleurmortellesuccédasurlevisagedeCaderousseàlarougeurquis’enétaitd’abordemparée.
Il se retourna et l’abbé lui vit essuyer une larme avec un coin dumouchoir rouge qui lui servait decoiffure.« Pauvre petit ! murmura Caderousse. Eh bien, voilà encore une preuve de ce que je vous disais
monsieurl’abbé,queleBonDieun’étaitbonquepourlesmauvais.Ah!continuaCaderousse,aveccelangage coloré des gensduMidi, lemondevademal enpis, qu’il tombedoncdu ciel deux jours depoudreetuneheuredefeu,etquetoutsoitdit!–Vousparaissezaimercegarçondetoutvotrecœur,monsieur,demandal’abbé.– Oui, je l’aimais bien, dit Caderousse quoique j’aie à me reprocher d’avoir un instant envié son
bonheur.Maisdepuis,jevouslejure,foideCaderousse,j’aibienplaintsonmalheureuxsort.»Il se fit un instant de silence pendant lequel le regard fixe de l’abbé ne cessa point un instant
d’interrogerlaphysionomiemobiledel’aubergiste.«Etvousl’avezconnu,lepauvrepetit?continuaCaderousse.–J’aiétéappeléàsonlitdemortpourluioffrirlesdernierssecoursdelareligion,réponditl’abbé.–Etdequoiest-ilmort?demandaCaderoussed’unevoixétranglée.–Etdequoimeurt-onenprisonquandonymeurtàtrenteans,sicen’estdelaprisonelle-même?»Caderousseessuyalasueurquicoulaitdesonfront.«Cequ’ilyad’étrangedanstoutcela,repritl’abbé,c’estqueDantès,àsonlitdemort,surlechrist
dontilbaisaitlespieds,m’atoujoursjuréqu’ilignoraitlavéritablecausedesacaptivité.–C’estvrai,c’estvrai,murmuraCaderousse,ilnepouvaitpaslesavoir;non,monsieurl’abbé,ilne
mentaitpas,lepauvrepetit.–C’estcequifaitqu’ilm’achargéd’éclaircirsonmalheurqu’iln’avaitjamaispuéclaircirlui-même,
etderéhabilitersamémoire,sicettemémoireavaitreçuquelquesouillure.»Etleregarddel’abbé,devenantdeplusenplusfixe,dévoral’expressionpresquesombrequiapparut
surlevisagedeCaderousse.«UnricheAnglais,continual’abbé,soncompagnond’infortune,etquisortitdeprison,àlaseconde
Restauration,étaitpossesseurd’undiamantd’unegrandevaleur.Ensortantdeprison,ilvoulutlaisseràDantès, qui, dans une maladie qu’il avait faite, l’avait soigné comme un frère, un témoignage de sareconnaissanceenluilaissantcediamant.Dantès,aulieudes’enservirpourséduiresesgeôliers,quid’ailleurspouvaientleprendreetletrahir
après,leconservatoujoursprécieusementpourlecasoùilsortiraitdeprison;cars’ilsortaitdeprison,safortuneétaitassuréeparlaventeseuledecediamant.–C’étaitdonc, commevous ledites,demandaCaderousseavecdesyeuxardents,undiamantd’une
grandevaleur?–Toutestrelatif,repritl’abbé;d’unegrandevaleurpourEdmond;cediamantétaitestimécinquante
millefrancs.–Cinquantemillefrancs!ditCaderousse;maisilétaitdoncgroscommeunenoix?–Non,pastoutàfait,ditl’abbé,maisvousallezenjugervous-même,carjel’aisurmoi.»Caderoussesemblacherchersouslesvêtementsdel’abbéledépôtdontilparlait.
L’abbé tira de sa poche une petite boîte de chagrin noir, l’ouvrit et fit briller aux yeux éblouis deCaderoussel’étincelantemerveillemontéesurunebagued’unadmirabletravail.«Etcelavautcinquantemillefrancs?–Sanslamonture,quiestelle-mêmed’uncertainprix»,ditl’abbé.Etilrefermal’écrin,etremitdanssapochelediamantquicontinuaitd’étinceleraufonddelapensée
deCaderousse.«Maiscommentvoustrouvez-vousavoircediamantenvotrepossession,monsieurl’abbé?demanda
Caderousse.Edmondvousadoncfaitsonhéritier?–Non,maissonexécuteur testamentaire.«J’avais troisbonsamisetune fiancée,m’a-t-ildit : tous
quatre,j’ensuissûr,meregrettentamèrement:l’undecesbonsamiss’appelaitCaderousse.»Caderoussefrémit.«–L’autre,continual’abbésansparaîtres’apercevoirdel’émotiondeCaderousse,l’autres’appelait
Danglars;letroisième,a-t-ilajouté,bienquemonrival,m’aimaitaussi.»UnsourirediaboliqueéclairalestraitsdeCaderoussequifitunmouvementpourinterromprel’abbé.«Attendez,ditl’abbé,laisse-moifinir,etsivousavezquelqueobservationàmefaire,vousmelaferez
toutàl’heure.«L’autre,bienquemonrival,m’aimaitaussiets’appelaitFernand;quantàmafiancéesonnométait…»Jenemerappellepluslenomdelafiancée,ditl’abbé.–Mercédès,ditCaderousse.–Ah!oui,c’estcela,repritl’abbéavecunsoupirétouffé,Mercédès.–Ehbien?demandaCaderousse.–Donnez-moiunecarafed’eau»,ditl’abbé.Caderousses’empressad’obéir.L’abbéremplitleverreetbutquelquesgorgées.«Oùenétions-nous?demanda-t-ilenposantsonverresurlatable.–Lafiancées’appelaitMercédès.–Oui,c’estcela.«VousirezàMarseille…»C’esttoujoursDantèsquiparle,comprenez-vous?–Parfaitement.–«Vousvendrezcediamant,vousferezcinqpartsetvouslespartagerezentrecesbonsamis,lesseuls
êtresquim’aientaimésurlaterre!»–Commentcinqparts?ditCaderousse,vousnem’aveznomméquequatrepersonnes.–Parcequelacinquièmeestmorte,àcequ’onm’adit…LacinquièmeétaitlepèredeDantès.–Hélas!oui,ditCaderousseémuparlespassionsquis’entrechoquaientenlui;hélas!oui,lepauvre
homme,ilestmort.–J’aiappriscetévénementàMarseille,réponditl’abbéenfaisantuneffortpourparaîtreindifférent,
maisilyasilongtempsquecettemortestarrivéequejen’aipurecueilliraucundétail…Sauriez-vousquelquechosedelafindecevieillard,vous?–Eh!ditCaderousse,quipeutsavoircelamieuxquemoi?…Jedemeuraisporteàporteaveclebon
homme…Eh ! mon Dieu ! oui : un an à peine après la disparition de son fils, il mourut, le pauvrevieillard!–Mais,dequoimourut-il?–Lesmédecinsontnommésamaladie…unegastrœntérite,jecrois;ceuxquileconnaissaientontdit
qu’ilétaitmortdedouleur…etmoi,quil’aipresquevumourir,jedisqu’ilestmort…»Caderousses’arrêta.«Mortdequoi?repritavecanxiétéleprêtre.–Ehbien,mortdefaim!–Defaim?s’écrial’abbébondissantsursonescabeau,defaim!lesplusvilsanimauxnemeurentpas
defaim!leschiensquierrentdanslesruestrouventunemaincompatissantequileurjetteunmorceaude
pain ; et un homme, un chrétien, est mort de faim aumilieu d’autres hommes qui se disent chrétienscommelui!Impossible!oh!c’estimpossible!–J’aiditcequej’aidit,repritCaderousse.–Ettuastort,ditunevoixdansl’escalier,dequoitemêles-tu?»Les deux hommes se retournèrent, et virent à travers les barres de la rampe la tête maladive de
Carconte;elles’étaittraînéejusque-làetécoutaitlaconversation,assisesurladernièremarche,latêteappuyéesursesgenoux.« De quoi te mêles-tu toi-même, femme ? dit Caderousse. Monsieur demande des renseignements,
politesseveutquejelesluidonne.–Oui,maislaprudenceveutquetulesrefuses.Quiteditdansquelleintentiononveuttefaireparler,
imbécile?–Dansuneexcellente,madame, jevousenréponds,dit l’abbé.Votremarin’adoncrienàcraindre,
pourvuqu’ilrépondefranchement.–Rien à craindre, oui ! on commence par de belles promesses, puis on se contente, après, de dire
qu’onn’arienàcraindre;puisons’envasansrientenirdecequ’onadit,etunbeaumatinlemalheurtombesurlepauvremondesansquel’onsached’oùilvient.–Soyeztranquille,bonnefemme,lemalheurnevousviendrapasdemoncôté,jevousenréponds.»LaCarcontegrommelaquelquesparolesqu’onneputentendre,laissaretombersursesgenouxsatête
un instant soulevée et continua de trembler de la fièvre, laissant son mari libre de continuer laconversation,maisplacéedemanièreàn’enpasperdreunmot.Pendantcetemps,l’abbéavaitbuquelquesgorgéesd’eauets’étaitremis.«Maisreprit-il,cemalheureuxvieillardétait-ildoncsiabandonnédetout lemonde,qu’ilsoitmort
d’unepareillemort?– Oh ! monsieur, reprit Caderousse, ce n’est pas queMercédès la Catalane, ni M.Morrel l’aient
abandonné;maislepauvrevieillards’étaitprisd’uneantipathieprofondepourFernand,celui-làmême,continuaCaderousseavecunsourireironique,queDantèsvousaditêtredesesamis.–Nel’était-ildoncpas?ditl’abbé.–Gaspard!Gaspard!murmuralafemmeduhautdesonescalier,faisattentionàcequetuvasdire.»Caderoussefitunmouvementd’impatience,etsansaccorderd’autreréponseàcellequil’interrompait
:«Peut-onêtre l’amide celuidonton convoite la femme? répondit-il à l’abbé.Dantès, qui était un
cœurd’or,appelaittouscesgens-làsesamis…PauvreEdmond!…Aufait,ilvautmieuxqu’iln’aitriensu ; il aurait eu tropdepeine à leur pardonner aumoment de lamort…Et, quoi qu’ondise, continuaCaderoussedanssonlangagequinemanquaitpasd’unesortederudepoésie,j’aiencorepluspeurdelamalédictiondesmortsquedelahainedesvivants.–Imbécile!ditlaCarconte.–Savez-vousdonc,continual’abbé,cequeFernandafaitcontreDantès.–Sijesais,jelecroisbien.–Parlezalors.–Gaspard,faiscequetuveux,tueslemaître,ditlafemme;maissitum’encroyais,tunediraisrien.–Cettefois,jecroisquetuasraison,femme,ditCaderousse.–Ainsi,vousnevoulezriendire?repritl’abbé.–Àquoibon!ditCaderousse.Silepetitétaitvivantetqu’ilvîntàmoipourconnaîtreunebonfois
pourtoutessesamisetsesennemis,jenedispas;maisilestsousterre,àcequevousm’avezdit,ilnepeutplusavoirdehaine,ilnepeutplussevenger.Éteignonstoutcela.–Vousvoulezalors,ditl’abbé,quejedonneàcesgens,quevousdonnezpourd’indignesetfauxamis
unerécompensedestinéeàlafidélité?
–C’estvrai,vousavez raison,ditCaderousse.D’ailleursque seraitpoureuxmaintenant le legsdupauvreEdmond?unegoutted’eautombantàmer!–Sanscompterquecesgens-làpeuventt’écraserd’ungeste,ditlafemme.–Commentcela?cesgens-làsontdoncdevenusrichesetpuissants?–Alors,vousnesavezpasleurhistoire?–Non,racontez-la-moi.»Caderousseparutréfléchiruninstant.«Non,envérité,dit-il,ceseraittroplong.–Libreàvousdevoustaire,monami,ditl’abbéavecl’accentdelaplusprofondeindifférence,etje
respectevosscrupules;d’ailleurscequevousfaitlàestd’unhommevraimentbon:n’enparlonsdoncplus.Dequoiétais-jechargé?D’unesimpleformalité.Jevendraidonccediamant.»Etiltiralediamantdesapoche,ouvritl’écrin,etlefitbrillerauxyeuxéblouisdeCaderousse.«Viensdoncvoir,femme!ditcelui-cid’unevoixrauque.–Undiamant!ditlaCarconteselevantetdescendantd’unpasassezfermel’escalier,qu’est-ceque
c’estdoncquecediamant?–N’as-tudoncpasentendu,femme?ditCaderousse,c’estundiamantquelepetitnousalégué:àson
père d’abord, à ses trois amis Fernand, Danglars et moi et à Mercédès sa fiancée. Le diamant vautcinquantemillefrancs.–Oh!lebeaujoyau!dit-elle.–Lecinquièmedecettesommenousappartient,alors?ditCaderousse.–Oui,monsieur,réponditl’abbé,pluslapartdupèredeDantès,quejemecroisautoriséàrépartirsur
vousquatre.–Etpourquoisurnousquatre?demandalaCarconte.–Parcequevousétiezlesquatreamisd’Edmond.–Lesamisnesontpasceuxquitrahissent!murmurasourdementàsontourlafemme.– Oui, oui, dit Caderousse, et c’est ce que je disais : c’est presque une profanation, presque un
sacrilègequederécompenserlatrahison,lecrimepeut-être.–C’estvousquil’aurezvoulu,reprittranquillementl’abbéenremettantlediamantdanslapochedesa
soutane;maintenantdonnez-moil’adressedesamisd’Edmond,afinquejepuisseexécutersesdernièresvolontés.»La sueur coulait à lourdesgouttesdu frontdeCaderousse ; il vit l’abbé se lever, sedirigervers la
porte,commepourjeteruncoupd’œild’avisàsoncheval,etrevenir.Caderousseetsafemmeseregardaientavecuneindicibleexpression.«Lediamantseraitpournoustoutentier,ditCaderousse.–Lecrois-tu?réponditlafemme.–Unhommed’Églisenevoudraitpasnoustromper.–Faiscommetuvoudras,ditlafemme;quantàmoi,jenem’enmêlepas.»Etellerepritlechemindel’escaliertoutegrelottante;sesdentsclaquaient,malgrélachaleurardente
qu’ilfaisait.Surladernièremarche,elles’arrêtauninstant.«Réfléchisbien,Gaspard!dit-elle.–Jesuisdécidé»,ditCaderousse.LaCarconterentradanssachambreenpoussantunsoupir;onentenditleplafondcriersoussespas
jusqu’àcequ’elleeûtrejointsonfauteuiloùelletombaassiselourdement.«Àquoiêtes-vousdécidé?demandal’abbé.–Àtoutvousdire,réponditcelui-ci.–Jecrois,envérité,quec’estcequ’ilyademieuxàfaire,ditleprêtre;nonpasquejetienneàsavoir
leschosesquevousvoudriezmecacher;maisenfin,vouspouvezm’ameneràdistribuerleslegsselonlesvœuxdutestateur,ceseramieux.– Je l’espère, répondit Caderousse, les jours enflammées par la rougeur de l’espérance et de la
cupidité.–Jevousécoute,ditl’abbé.–Attendez,repritCaderousse,onpourraitnousinterrompreàl’endroitleplusintéressant,etceserait
désagréable;d’ailleurs,ilestinutilequepersonnesachequevousêtesvenuici.»Etilallaàlaportedesonaubergeetfermalaporte,àlaquelle,parsurcroîtdeprécaution,ilmitla
barredenuit.Pendantce temps, l’abbéavaitchoisi saplacepourécouter toutàsonaise ; il s’étaisassisdansun
angle,demanièreàdemeurerdansl’ombre,tandisquelalumièretomberaitenpleinsurlevisagedesoninterlocuteur.Quantàlui,latêteinclinée,lesmainsjointesouplutôtcrispées,ils’apprêtaitàécouterdetoutessesoreilles.Caderousseapprochaunescabeauets’assitenfacedelui.«Souviens-toiquejenetepousseàrien!ditlavoixtremblotantedelaCarconte,commesi,àtravers
leplancher,elleeûtpuvoirlascènequisepréparait.–C’estbien,c’estbien,ditCaderousse,n’enparlonsplus;jeprendstoutsurmoi.»Etilcommença.
XXVII–Lerécit.
«Avanttout,ditCaderousse,jedois,monsieur,vousprierdemepromettreunechose.–Laquelle?demandal’abbé.–C’estquejamais,sivousfaitesunusagequelconquedesdétailsquejevaisvousdonner,onnesaura
quecesdétailsviennentdemoi,carceuxdont jevaisvousparlersont richesetpuissants,et, s’ilsmetouchaientseulementduboutdudoigt,ilsmebriseraientcommeverre.– Soyez tranquille,mon ami, dit l’abbé, je suis prêtre, et les confessionsmeurent dansmon sein ;
rappelez-vousquenousn’avonsd’autrebutqued’accomplirdignement lesdernièresvolontésdenotreami;parlezdoncsansménagementcommesanshaine;diteslavérité,toutelavérité:jeneconnaispasetneconnaîtraiprobablementjamaislespersonnesdontvousallezmeparler;d’ailleurs,jesuisItalienetnonpasFrançais;j’appartiensàDieuetnonpasauxhommes,etjevaisrentrerdansmoncouvent,dontjenesuissortiquepourremplirlesdernièresvolontésd’unmourant»CettepromessepositiveparutdonneràCaderousseunpeud’assurance.« Eh bien, en ce cas, dit Caderousse, je veux, je diraimême plus, je dois vous détromper sur ces
amitiésquelepauvreEdmondcroyaitsincèresetdévouées.–Commençonsparsonpère,s’ilvousplaît,ditl’abbé.Edmondm’abeaucoupparlédecevieillard,
pourlequelilavaitunprofondamour.–L’histoireesttriste,monsieur,ditCaderousseenhochantlatête;vousenconnaissezprobablement
lescommencements.–Oui,réponditl’abbé,Edmondm’aracontéleschosesjusqu’aumomentoùilaétéarrêté,dansunpetit
cabaretprèsdeMarseille.–ÀlaRéserve!ômonDieu,oui!jevoisencorelachosecommesij’yétais.–N’était-cepasaurepasmêmedesesfiançailles?–Oui,etlerepasquiavaiteuungaicommencementeutunetristefin:uncommissairedepolicesuivi
dequatrefusiliersentra,etDantèsfutarrêté.–Voilàoùs’arrêtecequejesais,monsieur,ditleprêtre;Dantèslui-mêmenesavaitrienautrequece
qui lui était absolument personnel, car il n’a jamais revu aucune des cinq personnes que je vous ainommées,nientenduparlerd’elles.–Ehbien,Dantèsunefoisarrêté,M.Morrelcourutprendredesinformations:ellesfurentbientristes.
Levieillardretournaseuldanssamaison,ployasonhabitdenocesenpleurant,passatoutelajournéeàaller etvenirdans sa chambre, et le soirne se couchapoint, car jedemeurais au-dessousde lui et jel’entendismarchertoutelanuit;moi-même,jedoisledire,jenedormispasnonplus,carladouleurdecepauvrepèremefaisaitgrandmal,etchacundesespasmebroyaitlecœur,commes’ileûtréellementposésonpiedsurmapoitrine.« Le lendemain, Mercédès vint à Marseille pour implorer la protection de M. de Villefort : elle
n’obtint rien ;mais, dumême coup, elle alla rendre visite au vieillard.Quand elle le vit simorne etabattu,qu’ilavaitpassélanuitsanssemettreaulit,qu’iln’avaitpasmangédepuislaveille,ellevoulutl’emmenerpourenprendresoin,maislevieillardnevoulutjamaisyconsentir.«–Non,disait-il,jenequitteraipaslamaison,carc’estmoiquemonpauvreenfantaimeavanttoutes
choses,et,s’ilsortdeprison,c’estmoiqu’ilaccourravoird’abord.Quedirait-ilsijen’étaispointlààl’attendre?«J’écoutaistoutceladucarré,carj’auraisvouluqueMercédèsdéterminâtlevieillardàlasuivre;ce
pasretentissanttouslesjourssurmatêtenemelaissaitpasuninstantderepos.–Maisnemontiez-vouspasvous-mêmeprèsduvieillardpourleconsoler?demandaleprêtre.–Ah !monsieur ! réponditCaderousse, onne console que ceuxqui veulent être consolés, et lui ne
voulaitpasl’être:d’ailleurs,jenesaispourquoi,maisilmesemblaitqu’ilavaitdelarépugnanceàmevoir. Une nuit cependant que j’entendais ses sanglots, je n’y pus résister et je montai ; mais quandj’arrivaiàlaporte,ilnesanglotaitplus,ilpriait.Cequ’iltrouvaitd’éloquentesparolesetdepitoyablessupplications,jenesauraisvousleredire,monsieur:c’étaitplusquedelapiété,c’étaitplusquedeladouleur;aussi,moiquinesuispascagotetquin’aimepaslesjésuites,jemediscejour-là:C’estbienheureux,envérité,quejesoisseul,etqueleBonDieunem’aitpasenvoyéd’enfants,carsij’étaispèreetque je ressentisse une douleur semblable à celle du pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans mamémoirenidansmoncœurtoutcequ’ilditauBonDieu,j’iraistoutdroitmeprécipiterdanslamerpournepassouffrirpluslongtemps.–Pauvrepère!murmuraleprêtre.–Dejourenjour, ilvivaitplusseuletplusisolé:souventM.MorreletMercédèsvenaientpourle
voir,maissaporteétaitfermée;et,quoiquejefussebiensûrqu’ilétaitchezlui,ilnerépondaitpas.Unjourque,contresonhabitude, ilavaitreçuMercédès,etquelapauvreenfant,audésespoirelle-même,tentaitdeleréconforter:«–Crois-moi,mafille,luidit-il,ilestmort;et,aulieuquenousl’attendions,c’estluiquinousattend
:jesuisbienheureux,c’estmoiquisuisleplusvieuxetqui,parconséquent,lereverrailepremier.« Si bon que l’on soit, voyez-vous, on cesse bientôt de voir les gens qui vous attristent ; le vieux
Dantèsfinitpardemeurertoutàfaitseul:jenevoyaisplusmonterdetempsentempschezluiquedesgensinconnus,quidescendaientavecquelquepaquetmaldissimulé;j’aicomprisdepuiscequec’étaitquecespaquets:ilvendaitpeuàpeucequ’ilavaitpourvivre.Enfin,lebonhommearrivaauboutdesespauvreshardes;ildevaittroistermes:onmenaçadelerenvoyer;ildemandahuitjoursencore,onlesluiaccorda.Jesuscedétailparcequelepropriétaireentrachezmoiensortantdechezlui.« Pendant les trois premiers jours, je l’entendismarcher comme d’habitude ;mais le quatrième, je
n’entendisplusrien.Jemehasardaiàmonter:laporteétaitfermée;maisàtraverslaserrurejel’aperçusipâleetsidéfait,que,lejugeantbienmalade,jefisprévenirM.MorreletcouruschezMercédès.Tousdeuxs’empressèrentdevenir.M.Morrelamenaitunmédecin;lemédecinreconnutunegastro-entériteetordonnaladiète.J’étaislà,monsieur,etjen’oublieraijamaislesourireduvieillardàcetteordonnance.«Dèslors,ilouvritsaporte:ilavaituneexcusepourneplusmanger;lemédecinavaitordonnéla
diète.»L’abbépoussauneespècedegémissement.«Cettehistoirevousintéresse,n’est-cepas,monsieur?ditCaderousse.–Oui,réponditl’abbé;elleestattendrissante.– Mercédès revint ; elle le trouva si changé, que, comme la première fois, elle voulut le faire
transporterchezelle.C’étaitaussil’avisdeM.Morrel,quivoulaitopérerletransportdeforce;maislevieillardcriatant,qu’ilseurentpeur.Mercédèsrestaauchevetdesonlit.M.Morrels’éloignaenfaisantsigne à Catalane qu’il laissait une bourse sur la chemin.Mais, armé de l’ordonnance dumédecin, levieillardnevoulutrienprendre.Enfin,aprèsneufjoursdedésespoiretd’abstinence,levieillardexpiraenmaudissantceuxquiavaientcausésonmalheuretdisantàMercédès:«–SivousrevoyezmonEdmond,dites-luiquejemeursenlebénissant.»L’abbéseleva,fitdeuxtoursdanslachambreenportantunemainfrémissanteàsagorgearide.«Etvouscroyezqu’ilestmort…–De faim…monsieur,de faim,ditCaderousse ; j’en répondsaussivraiquenous sommes icideux
chrétiens.»L’abbé,d’unemainconvulsive,saisitleverred’eauencoreàmoitiéplein,levidad’untraitetserassit
lesyeuxrougisetlesjouespâles.«Avouezquevoilàungrandmalheur!dit-ild’unevoixrauque.–D’autantplusgrand,monsieur,queDieun’yestpourrien,etqueleshommesseulsensontcause.
–Passonsdoncàceshommes,ditl’abbé;maissongez-y,continua-t-ild’unairpresquemenaçant,vousvousêtesengagéàmetoutdire:voyons,quelssontceshommesquiontfaitmourirlefilsdedésespoir,etlepèredefaim?–Deuxhommesjalouxdelui,monsieur,l’unparamour,l’autreparambition:FernandetDanglars.–Etdequellefaçonsemanifestacettejalousie,dites?–IlsdénoncèrentEdmondcommeagentbonapartiste.–Maislequeldesdeuxledénonça,lequeldesdeuxfutlevraicoupable.–Tousdeux,monsieur,l’unécrivitlalettre,l’autrelamitàlaposte.–Etoùcettelettrefut-elleécrite?–ÀlaRéservemême,laveilledumariage.–C’estbiencela,c’estbiencela,murmural’abbé.ÔFaria!Faria!commetuconnaissaisleshommes
etleschoses!–Vousdites,monsieur?demandaCaderousse.–Rien,repritleprêtre;continuez.– Ce fut Danglars qui écrivit la dénonciation de la main gauche pour que son écriture ne fût pas
reconnue,etFernandquil’envoya.–Mais,s’écriatoutàcoupl’abbé,vousétiezlà,vous!–Moi!ditCaderousseétonné;quivousaditquej’yétais?»L’abbévitqu’ils’étaitlancétropavant.«Personne, dit-il,mais pour être si bien au fait de tous ces détails, il faut quevous en ayez été le
témoin.–C’estvrai,ditCaderoussed’unevoixétouffée,j’yétais.–Etvousnevousêtespasopposéàcetteinfamie?ditl’abbé;alorsvousêtesleurcomplice.–Monsieur,ditCaderousse,ilsm’avaientfaitboiretousdeuxaupointquej’enavaisàpeuprèsperdu
laraison.Jenevoyaisplusqu’àtraversunnuage.Jedistoutcequepeutdireunhommedanscetétat;mais ilsme répondirent tous deux que c’était une plaisanterie qu’ils avaient voulu faire, et que cetteplaisanterien’auraitpasdesuite.–Lelendemain,monsieur,lelendemain,vousvîtesbienqu’elleenavait;cependantvousnedîtesrien
;vousétiezlàcependantlorsqu’ilfutarrêté.–Oui,monsieur,j’étaislàetjevoulusparler,jevoulustoutdire,maisDanglarsmeretint.– « Et s’il est coupable, par hasard, me dit-il, s’il a véritablement relâché à l’île d’Elbe, s’il est
véritablementchargéd’une lettrepour lecomitébonapartistedeParis, sion trouvecette lettre sur lui,ceuxquil’aurontsoutenupasserontpoursescomplices.»«J’euspeurdelapolitiquetellequ’ellesefaisaitalors,jel’avoue;jemetus,cefutunelâcheté,j’en
conviens,maiscenefutpasuncrime.–Jecomprends;vouslaissâtesfaire,voilàtout.–Oui,monsieur,réponditCaderousse,etc’estmonremordsdelanuitetdujour.J’endemandebien
souventpardonàDieu,jevouslejure,d’autantplusquecetteaction,laseulequej’aiesérieusementàmereprocher dans tout le cours dema vie, est sans doute la cause demes adversités. J’expie un instantd’égoïsme;aussi,c’estcequejedistoujoursàlaCarcontelorsqu’elleseplaint:«Tais-toi,femme,c’estDieuquileveutainsi.»EtCaderoussebaissalatêteavectouslessignesd’unvrairepentir.«Bien,monsieur,ditl’abbé,vousavezparléavecfranchise;s’accuserainsi,c’estméritersonpardon.–Malheureusement,ditCaderousse,Edmondestmortetnem’apaspardonné,lui!–Ilignorait,ditl’abbé…–Maisilsaitmaintenant,peut-être,repritCaderousse;onditquelesmortssaventtout.»Ilsefituninstantdesilence:l’abbés’étaitlevéetsepromenaitpensif;ilrevintàsaplaceetserassit.
«Vousm’aveznommédéjàdeuxoutroisfoisuncertainM.Morrel,dit-il.Qu’était-cequecethomme?–C’étaitl’armateurduPharaon,lepatrondeDantès.–Etquelrôleajouécethommedanstoutecettetristeaffaire?demandal’abbé.–Lerôled’unhommehonnête,courageuxetaffectionné,monsieur.VingtfoisilintercédapourEdmond
; quand l’empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien qu’à la seconde Restauration il fut fortpersécutécommebonapartiste.Dixfois,commejevousl’aidit,ilétaitvenuchezlepèreDantèspourleretirer chez lui, et la veille ou la surveille de samort, je vous l’ai dit encore, il avait laissé sur lacheminéeunebourseaveclaquelleonpayalesdettesdubonhommeetl’onsubvintàsonenterrement;desortequelepauvrevieillardputdumoinsmourircommeilavaitvécu,sansfairedetortàpersonne.C’estencoremoiquiailabourse,unegrandebourseenfiletrouge.–Et,demandal’abbé,ceM.Morrelvit-ilencore?–Oui,ditCaderousse.–Encecas,repritl’abbé,cedoitêtreunhommebénideDieu,ildoitêtreriche…heureux?…»Caderoussesouritamèrement.«Oui,heureux,commemoi,dit-il.–M.Morrelseraitmalheureux!s’écrial’abbé.–Iltoucheàlamisère,monsieur,etbienplus,iltoucheaudéshonneur.–Commentcela?–Oui,repritCaderousse,c’estcommecela;aprèsvingt-cinqansdetravail,aprèsavoiracquislaplus
honorableplacedanslecommercedeMarseille,M.Morrelestruinédefondencomble.Ilaperducinqvaisseauxendeuxans,aessuyétroisbanquerouteseffroyables,etn’aplusd’espérancequedanscemêmePharaon que commandait le pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec un chargement decochenilleetd’indigo.Sicenavire-làmanquecommelesautres,ilestperdu.–Et,ditl’abbé,a-t-ilunefemme,desenfants,lemalheureux?–Oui,ilaunefemmequi,danstoutcela,seconduitcommeunesainte;ilaunefillequiallaitépouser
unhommequ’elle aimait, et àqui sa familleneveutplus laisser épouserune fille ruinée ; il aun filsenfin, lieutenant dans l’armée ;mais, vous le comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu del’adoucir,àcepauvrecherhomme.S’ilétaitseul,ilsebrûleraitlacervelleettoutseraitdit.–C’estaffreux!murmuraleprêtre.–VoilàcommeDieurécompenselavertu,monsieur,ditCaderousse.Tenez,moiquin’aijamaisfaitune
mauvaiseactionàpartcequejevousairaconté,moi,jesuisdanslamisère;moi,aprèsavoirvumourirmapauvrefemmedelafièvre,sanspouvoirrienfairepourelle,jemourraidefaimcommeestmortlepèreDantès,tandisqueFernandetDanglarsroulentsurl’or.–Etcommentcela?–Parcequetoutleuratournéàbien,tandisqu’auxhonnêtesgenstouttourneàmal.–Qu’estdevenuDanglars?lepluscoupable,n’est-cepas,l’instigateur?–Cequ’ilestdevenu? ilaquittéMarseille ; ilestentré,sur larecommandationdeM.Morrel,qui
ignoraitsoncrimecommecommisd’ordrechezunbanquierespagnol;àl’époquedelaguerred’Espagneil s’est chargé d’une part dans les fournitures de l’armée française et a fait fortune ; alors, avec cepremierargentilajouésurlesfonds,etatriplé,quadruplésescapitaux,et,veuflui-mêmedelafilledesonbanquier,ilaépouséuneveuve,MmedeNargonne,filledeM.Servieux,chambellanduroiactuel,etquijouitdelaplusgrandefaveur.Ils’étaitfaitmillionnaire,onl’afaitbaron;desortequ’ilestbaronDanglarsmaintenant,qu’ilaunhôtelrueduMont-Blanc,dixchevauxdanssesécuries,sixlaquaisdanssonantichambre,etjenesaiscombiendemillionsdanssescaisses.–Ah!fitl’abbéavecunsingulieraccent;etilestheureux?– Ah ! heureux, qui peut dire cela ? Lemalheur ou le bonheur, c’est le secret desmurailles ; les
muraillesontdesoreilles,maisellesn’ontpasdelangue;si l’onestheureuxavecunegrandefortune,
Danglarsestheureux.–EtFernand?–Fernand,c’estbienautrechoseencore.–Maiscommentapufairefortuneunpauvrepêcheurcatalan,sansressources,sanséducation?Cela
mepasse,jevousl’avoue.–Etcelapassetoutlemondeaussi;ilfautqu’ilyaitdanssaviequelqueétrangesecretquepersonne
nesait.–Maisenfinparquelséchelonsvisiblesa-t-ilmontéàcettehautefortuneouàcettehauteposition?–Àtoutesdeux,monsieur,àtoutesdeux!luiafortuneetpositiontoutensemble.–C’estuncontequevousmefaiteslà.–Lefaitestquelachoseenabienl’air;maisécoutez,etvousallezcomprendre.«Fernand,quelques jours avant le retour, était tombéà la conscription.LesBourbons, le laissèrent
bientranquilleauxCatalans,maisNapoléonrevint,unelevéeextraordinairefutdécrétée,etFernandfutforcé de partir. Moi aussi, je partis ; mais comme j’étais plus vieux que Fernand et que je venaisd’épousermapauvrefemme,jefusenvoyésurlescôtesseulement.«Fernand,lui,futenrégimentédanslestroupesactives,gagnalafrontièreavecsonrégiment,etassista
àlabatailledeLigny.«Lanuitquisuivitlabataille,ilétaitdeplantonàlaportedugénéralquiavaitdesrelationssecrètes
avec l’ennemi. Cette nuit même le général devait rejoindre les Anglais. Il proposa à Fernand del’accompagner;Fernandaccepta,quittasonposteetsuivitlegénéral.«CequieûtfaitpasserFernandàunconseildeguerresiNapoléonfûtrestésurletrôneluiservitde
recommandationprèsdesBourbons.IlrentraenFranceavecl’épaulettedesous-lieutenant;etcommelaprotectiondugénéral,quiestenhautefaveur,nel’abandonnapoint,ilétaitcapitaineen1823,lorsdelaguerre d’Espagne, c’est-à-dire au moment même où Danglars risquait ses premières spéculations.FernandétaitEspagnol,ilfutenvoyéàMadridpouryétudierl’espritdesescompatriotes;ilyretrouvaDanglars, s’abouchaavec lui, promit à songénéralunappuiparmi les royalistesde la capitale etdesprovinces, reçutdespromesses,prit de soncôtédes engagements,guida son régimentpar les cheminsconnusdeluiseuldansdesgorgesgardéespardesroyalistes,etenfinrenditdanscettecourtecampagnede telsservices,qu’après lapriseduTrocadéro il futnommécolonelet reçut lacroixd’officierde laLégiond’honneuravecletitredecomte.–Destinée!destinée!murmural’abbé.–Oui,maisécoutez,cen’estpasletout.Laguerred’Espagnefinie,lacarrièredeFernandsetrouvait
compromiseparlalonguepaixquipromettaitderégnerenEurope.LaGrèceseuleétaitsoulevéecontrelaTurquie, et venait de commencer laguerrede son indépendance ; tous lesyeuxétaient tournésversAthènes : c’était la mode de plaindre et de soutenir les Grecs. Le gouvernement français, sans lesprotégerouvertement,commevoussavez,toléraitlesmigrationspartielles.Fernandsollicitaetobtintlapermissiond’allerservirenGrèce,endemeuranttoujoursporténéanmoinssurlescontrôlesdel’armée.«Quelquetempsaprès,onappritquelecomtedeMorcerf,c’étaitlenomqu’ilportait,étaitentréau
serviced’Ali-Pachaaveclegradedegénéralinstructeur.«Ali-Pachafuttué,commevoussavez;maisavantdemouririlrécompensalesservicesdeFernand
enluilaissantunesommeconsidérableaveclaquelleFernandrevintenFrance,oùsongradedelieutenantgénéralluifutconfirmé.–Desortequ’aujourd’hui?…demandal’abbé.– De sorte qu’aujourd’hui, poursuivit Caderousse, il possède un hôtel magnifique à Paris, rue du
Helder,no27.»L’abbéouvritlabouche,demeurauninstantcommeunhommequihésite,maisfaisantuneffortsurlui-
même:
«EtMercédès,dit-il,onm’aassuréqu’elleavaitdisparu?–Disparu,ditCaderousse,oui,commedisparaîtlesoleilpourseleverlelendemainpluséclatant.–A-t-elledoncfaitfortuneaussi?demandal’abbéavecunsourireironique.–MercédèsestàcetteheureunedesplusgrandesdamesdeParis,ditCaderousse.– Continuez, dit l’abbé, il me semble que j’écoute le récit d’un rêve.Mais j’ai vumoi-même des
chosessiextraordinaires,quecellesquevousmeditesm’étonnentmoins.–Mercédèsfutd’aborddésespéréeducoupquiluienlevaitEdmond.Jevousaiditsesinstancesprès
deM.deVillefortetsondévouementpourlepèredeDantès.Aumilieudesondésespoirunenouvelledouleurvint l’atteindre, ce fut ledépartdeFernand,deFernanddont elle ignorait le crime, etqu’elleregardaitcommesonfrère.«Fernandpartit,Mercédèsdemeuraseule.«Troismoiss’écoulèrentpourelledansleslarmes:pasdenouvellesd’Edmond,pasdenouvellesde
Fernand;riendevantlesyeuxqu’unvieillardquis’enallaitmourantdedésespoir.«Un soir, après être restée toute la journée assise, comme c’était son habitude, à l’angle des deux
cheminsqui se rendent deMarseille auxCatalans, elle rentra chez elle plus abattuequ’elle ne l’avaitencoreété:nisonamantnisonaminerevenaientparl’unoul’autredecesdeuxchemins,etellen’avaitdenouvellesnidel’unnidel’autre.«Toutàcoupilluisemblaentendreunpasconnu;elleseretournaavecanxiété,laportes’ouvrit,elle
vitapparaîtreFernandavecsonuniformedesous-lieutenant.«Cen’étaitpaslamoitiédecequ’ellepleurait,maisc’étaituneportiondesaviepasséequirevenaità
elle.«Mercédès saisit lesmains de Fernand avec un transport que celui-ci prit pour de l’amour, et qui
n’étaitquelajoieden’êtreplusseuleaumondeetderevoirenfinunami,aprèsdelonguesheuresdelatristessesolitaire.Etpuis,ilfautledire,Fernandn’avaitjamaisétéhaï,iln’étaitpasaimé,voilàtout;unautretenaittoutlecœurdeMercédès,cetautreétaitabsent…étaitdisparu…étaitmortpeut-être.Àcettedernière idée,Mercédèséclataitensanglotset se tordait lesbrasdedouleur ;maiscette idée,qu’ellerepoussaitautrefoisquandelleluiétaitsuggéréeparunautreluirevenaitmaintenanttoutseuleàl’esprit;d’ailleurs,desoncôté,levieuxDantèsnecessaitdeluidire:«NotreEdmondestmort,cars’iln’étaitpasmort,ilnousreviendrait.»«Levieillardmourut, comme je vous l’ai dit : s’il eût vécu, peut-êtreMercédès ne fût-elle jamais
devenue la femmed’unautre ;car ileûtété làpour lui reprocherson infidélité.Fernandcompritcela.Quandilconnutlamortduvieillard,ilrevint.Cettefois,ilétaitlieutenant.Aupremiervoyage,iln’avaitpasditàMercédèsunmotd’amour;ausecond,illuirappelaqu’ill’aimait.«MercédèsluidemandasixmoisencorepourattendreetpleurerEdmond.– Au fait, dit l’abbé avec un sourire amer, cela faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander
davantagel’amantleplusadoré?»Puisilmurmuralesparolesdupoèteanglais:Frailty,thynameiswoman!«Sixmoisaprès,repritCaderousse,lemariageeutlieuàl’églisedesAccoules.–C’étaitlamêmeégliseoùelledevaitépouserEdmond,murmuraleprêtre;iln’yavaitquelefiancé
dechangé,voilàtout.–Mercédèssemariadonc,continuaCaderousse;mais,quoiqueauxyeuxdetouselleparûtcalme,elle
nemanquapasmoinsdes’évanouirenpassantdevantlaRéserve,oùdix-huitmoisauparavantavaientétécélébréessesfiançaillesavecceluiqu’elleeûtvuqu’elleaimaitencore,sielleeûtoserregarderaufonddesoncœur.«Fernand,plusheureux,maisnonpasplustranquille,carjelevisàcetteépoque,etilcraignaitsans
cesseleretourd’Edmond,Fernands’occupaaussitôtdedépaysersafemmeetdes’exilerlui-même;ilyavaitàlafoistropdedangersetdesouvenirsàresterauxCatalans.Huitjoursaprèslanoce,ilspartirent.
–Etrevîtes-vousMercédès?demandaleprêtre.–Oui,aumomentde laguerred’Espagne,àPerpignanoùFernand l’avait laissée ;elle faisaitalors
l’éducationdesonfils.»L’abbétressaillit.«Desonfils?dit-il.–Oui,réponditCaderousse,dupetitAlbert.–Maispour instruirecefils,continua l’abbé,elleavaitdoncreçude l’éducationelle-même?Ilme
semblaitavoirentendudireàEdmondquec’étaitlafilled’unsimplepêcheur,belle,maisinculte.–Oh!ditCaderousse,connaissait-ildoncsimalsaproprefiancée!Mercédèseûtpudevenirreine,
monsieur,silacouronnesedevaitposerseulementsurlestêteslesplusbellesetlesplusintelligentes.Safortune grandissait déjà, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait lamusique, elle apprenait tout. D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait tout cela que pour sedistraire,pouroublier,etqu’ellenemettaittantdechosesdanssatêtequepourcombattrecequ’elleavaitdans lecœur.Maismaintenant toutdoit êtredit, continuaCaderousse : la fortuneet leshonneurs l’ontconsoléesansdoute.Elleestriche,elleestcomtesse,etcependant…»Caderousses’arrêta.«Cependantquoi?demandal’abbé.–Cependant,jesuissûrqu’ellen’estpasheureuse,ditCaderousse.–Etquivouslefaitcroire?– Eh bien, quand je me suis trouvé trop malheureux moi-même, j’ai pensé que mes anciens amis
m’aideraientenquelquechose. JemesuisprésentéchezDanglars,quinem’apasmêmereçu.J’aiétéchezFernand,quim’afaitremettrecentfrancsparsonvaletdechambre.–Alorsvousnelesvîtesnil’unnil’autre?–Non;maisMmedeMorcerfm’avu,elle.–Commentcela?–Lorsquejesuissorti,unebourseesttombéeàmespieds,ellecontenaitvingt-cinqlouis: j’ailevé
vivementlatêteetj’aivuMercédèsquirefermaitlapersienne.–EtM.deVillefort?demandal’abbé.–Oh!luin’avaitpasétémonami;jeneleconnaissaispas;lui,jen’avaisrienàluidemander.–Maisnesavez-vouspointcequ’ilestdevenu,etlapartqu’ilapriseaumalheurd’Edmond?–Non,jesaisseulementque,quelquetempsaprèsl’avoirfaitarrêter,ilaépouséMlledeSaint-Méran,
etbientôtaquittéMarseille.Sansdoutequelebonheurluiaurasouricommeauxautres,sansdoutequ’ilest riche comme Danglars, considéré comme Fernand ; moi seul, vous le voyez, suis resté pauvre,misérableetoubliédeDieu.–Vous vous trompez,mon ami, dit l’abbé :Dieu peut paraître oublier parfois, quand sa justice se
repose;maisilvienttoujoursunmomentoùilsesouvient,etenvoicilapreuve.»Àcesmots,l’abbétiralediamantdesapoche,etleprésentantàCaderousse:«Tenez,monami,luidit-il,prenezcediamant,carilestàvous.–Comment,àmoiseul!s’écriaCaderousse!Ah!monsieur,neraillez-vouspas?–Cediamantdevaitêtrepartagéentresesamis :Edmondn’avaitqu’unseulami, lepartagedevient
doncinutile.Prenezcediamantetvendez-le ; ilvautcinquantemillefrancs, jevouslerépète,decettesomme,jel’espère,suffirapourvoustirerdelamisère.–Oh!monsieur,ditCaderousseenavançanttimidementunemainetenessuyantdel’autrelasueurqui
perlait sur son front ; oh ! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou du désespoir d’unhomme!–Jesaiscequec’estquelebonheuretcequec’estqueledésespoir,etjenejoueraijamaisàplaisir
aveclessentiments.Prenezdonc,maisenéchange…»
Caderoussequitouchaitdéjàlediamant,retirasamain.L’abbésourit.«Enéchange,continua-t-il,donnez-moicetteboursedesoierougequeM.Morrelavaitlaisséesurla
cheminéeduvieuxDantès,etqui,mel’avez-vousdit,estencoreentrevosmains.»Caderousse,deplusenplusétonné,allaversunegrandearmoiredechêne,l’ouvritetdonnaàl’abbé
unebourse longue,de soie rouge flétrie, et autourde laquelleglissaientdeuxanneauxdecuivredorésautrefois.L’abbélaprit,etensaplacedonnalediamantàCaderousse.«Oh!vousêtesunhommedeDieu,monsieur!s’écriaCaderousse,carenvéritépersonnenesavait
qu’Edmondvousavaitdonnécediamantetvousauriezpulegarder.–Bien,sedittoutbasl’abbé,tul’eussesfait,àcequ’ilparaît,toi.»L’abbéseleva,pritsonchapeauetsesgants.«Ahçà,dit-il,toutcequevousm’avezditestbienvrai,n’est-cepas,etjepuisycroireentoutpoint?–Tenez,monsieurl’abbé;ditCaderousse,voicidanslecoindecemurunchristdeboisbénit;voici
sur cebahut le livred’évangilesdema femme :ouvrezce livre, et jevaisvous jurerdessus, lamainétendueverslechrist,jevaisvousjurersurlesalutdemonâme,surmafoidechrétien,quejevousaidittouteschosescommeelless’étaientpassées,etcommel’angedeshommeslediraàl’oreilledeDieulejourdujugementdernier!–C’estbien,ditl’abbé,convaincuparcetaccentqueCaderoussedisaitlavérité,c’estbien;quecet
argentvousprofite!Adieu,jeretourneloindeshommesquisefonttantdemallesunsauxautres.»Etl’abbé,sedélivrantàgrandpeinedesenthousiastesélansdeCaderousse,levalui-mêmelabarrede
la porte, sortit, remonta à cheval, salua une dernière fois l’aubergiste qui se confondait en adieuxbruyants,etpartit,suivantlamêmedirectionqu’ilavaitdéjàsuiviepourvenir.QuandCaderousseseretourna,ilvitderrièreluilaCarcontepluspâleetplustremblantequejamais.«Est-cebienvrai,cequej’aientendu?dit-elle.–Quoi?qu’ilnousdonnaitlediamantpournoustoutseuls?ditCaderousse,presquefoudejoie.–Oui.–Riendeplusvrai,carlevoilà.»Lafemmeleregardauninstant;puis,d’unevoixsourde:«Ets’ilétaitfaux?»dit-elle.Caderoussepâlitetchancela.«Faux,murmura-t-il,faux…etpourquoicethommem’aurait-ildonnéundiamantfaux?–Pouravoirtonsecretsanslepayer,imbécile!»Caderousserestauninstantétourdisouslepoidsdecettesupposition.«Oh ! dit-il au bout d’un instant, et en prenant son chapeauqu’il posa sur lemouchoir rouge noué
autourdesatête,nousallonsbienlesavoir.–Etcommentcela?–C’estlafoireàBeaucaire;ilyadesbijoutiersdeParis:jevaisallerleleurmontrer.Toi,gardela
maison,femme;dansdeuxheuresjeseraideretour.»EtCaderousses’élançahorsdelamaison,etprittoutcourantlarouteopposéeàcellequevenaitde
prendrel’inconnu.«Cinquantemillefrancs!murmuralaCarconte,restéeseule,c’estdel’argent…maiscen’estpasune
fortune.»
XXVIII–Lesregistresdesprisons.
Lelendemaindujouroùs’étaitpassée,surlaroutedeBellegardeàBeaucaire,lascènequenousvenonsderaconter,unhommedetrenteàtrente-deuxans,vêtud’unfracbleubarbeau,d’unpantalondenankinetd’un gilet blanc, ayant à la fois la tournure et l’accent britanniques, se présenta chez le maire deMarseille.«Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de lamaison Thomson et French deRome.Nous
sommesdepuisdixansenrelationsaveclamaisonMorreletfilsdeMarseille.Nousavonsunecentainedemillefrancsàpeuprèsengagésdanscesrelations,etnousnesommespassansinquiétudes,attenduque l’onditque lamaisonmenace ruine : j’arrivedonc toutexprèsdeRomepourvousdemanderdesrenseignementssurcettemaison.–Monsieur,réponditlemaire,jesaiseffectivementquedepuisquatreoucinqanslemalheursemble
poursuivre M. Morrel : il a successivement perdu quatre ou cinq bâtiments, essuyé trois ou quatrebanqueroutes;maisilnem’appartientpas,quoiquesoncréanciermoi-mêmepourunedizainedemillefrancs, dedonner aucun renseignement sur l’état de sa fortune.Demandez-moi commemaire ceque jepensedeM.Morrel,et jevous répondraiquec’estunhommeprobe jusqu’à la rigidité,etqui jusqu’àprésentaremplitoussesengagementsavecuneparfaiteexactitude.Voilàtoutcequejepuisvousdire,monsieur;sivousvoulezensavoirdavantage,adressez-vousàM.deBoville,inspecteurdesprisons,ruede Noailles, no 15 ; il a, je crois, deux cent mille francs placés dans la maisonMorrel, et s’il y aréellementquelquechoseàcraindre,commecettesommeestplusconsidérableque lamienne,vous letrouverezprobablementsurcepointmieuxrenseignéquemoi.»L’Anglaisparutappréciercettesuprêmedélicatesse,salua,sortitets’acheminadecepasparticulier
auxfilsdelaGrande-Bretagneverslarueindiquée.M. de Boville était dans son cabinet. En l’apercevant, l’Anglais fit unmouvement de surprise qui
semblaitindiquerquecen’étaitpointlapremièrefoisqu’ilsetrouvaitdevantceluiauquelilvenaitfaireunevisite.QuandàM.deBoville,ilétaitsidésespéré,qu’ilétaitévidentquetouteslesfacultésdesonesprit, absorbées dans la pensée qui l’occupait en cemoment, ne laissaient ni à samémoire ni à sonimaginationleloisirdes’égarerdanslepassé.L’Anglais,avecleflegmedesanation,luiposaàpeuprèsdanslesmêmestermeslamêmequestion
qu’ilvenaitdeposeraumairedeMarseille.«Oh!monsieur,s’écriaM.deBoville,voscraintessontmalheureusementonnepeutplusfondées,et
vousvoyezunhommedésespéré.J’avaisdeuxcentmillefrancsplacésdanslamaisonMorrel:cesdeuxcentmillefrancsétaientladotdemafillequejecomptaismarierdansquinzejours;cesdeuxcentmillefrancsétaientremboursables,centmillele15decemois-ci,centmillele15dumoisprochain.J’avaisdonnéavisàM.Morreldudésirquej’avaisqueceremboursementfûtfaitexactement,etvoilàqu’ilestvenuici,monsieur,ilyaàpeineunedemi-heure,pourmedirequesisonbâtimentlePharaonn’étaitpasrentréd’iciau15,ilsetrouveraitdansl’impossibilitédemefairecepaiement.–Mais,ditl’Anglais,celaressemblefortàunatermoiement.–Ditesmonsieur,quecelaressembleàunebanqueroute!»s’écriaM.deBovilledésespéré.L’Anglaisparutréfléchiruninstant,puisildit:«Ainsi,monsieur,cettecréancevousinspiredescraintes?–C’est-à-direquejelaregardecommeperdue.–Ehbien,moi,jevousl’achète.–Vous?–Oui,moi.–Maisàunrabaisénorme,sansdoute?
–Non,moyennantdeuxcentmillefrancs ;notremaison,ajouta l’Anglaisenriant,nefaitpasdecessortesd’affaires.–Etvouspayez?–Comptant.»Etl’Anglaistiradesapocheuneliassedebilletsdebanquequipouvaitfaireledoubledelasomme
queM.deBoville craignait deperdre.Unéclair de joiepassa sur levisagedeM.deBoville ;maiscependantilfituneffortsurlui-mêmeetdit:«Monsieur, jedoisvousprévenirque,selontouteprobabilité,vousn’aurezpassixducentdecette
somme.–Celanemeregardepas,réponditl’Anglais;celaregardelamaisonThomsonetFrench,aunomde
laquelle j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une maison rivale. Mais ce que je sais,monsieur, c’est que je suisprêt àvous compter cette sommecontre le transport quevousm’en ferez ;seulementjedemanderaiundroitdecourtage.–Comment,monsieur,c’esttropjuste!s’écriaM.deBoville.Lacommissionestordinairementdeun
etdemi:voulez-vousdeux?voulez-voustrois?voulez-vouscinq?voulez-vousplus,enfin?Parlez?–Monsieur,repritl’Anglaisenriant,jesuiscommemamaison,jenefaispasdecessortesd’affaires;
non:mondroitdecourtageestdetoutautrenature.–Parlezdonc,monsieur,jevousécoute.–Vousêtesinspecteurdesprisons?–Depuisplusdequatorzeans.–Voustenezdesregistresd’entréeetdesortie?–Sansdoute.–Àcesregistresdoiventêtrejointesdesnotesrelativesauxprisonniers?–Chaqueprisonnierasondossier.–Ehbien,monsieur,j’aiétéélevéàRomeparunpauvrediabled’abbéquiadisparutoutàcoup.J’ai
appris,depuis,qu’ilavaitétédétenuauchâteaud’If,etjevoudraisavoirquelquesdétailssursamort.–Commentlenommiez-vous?–L’abbéFaria.–Oh!jemelerappelleparfaitement!s’écriaM.deBoville,ilétaitfou.–Onledisait.–Oh!ill’étaitbiencertainement.–C’estpossible;etquelétaitsongenredefolie?– Il prétendait avoir la connaissance d’un trésor immense, et offrait des sommes folles au
gouvernementsionvoulaitlemettreenliberté.–Pauvrediable!etilestmort?–Oui,monsieur,ilyacinqousixmoisàpeuprès,enfévrierdernier.–Vousavezuneheureusemémoire,monsieur,pourvousrappelerainsilesdates.– Jeme rappelle celle-ci, parce que lamort du pauvre diable fut accompagnée d’une circonstance
singulière.– Peut on connaître cette circonstance ? demanda l’Anglais avec une expression de curiosité qu’un
profondobservateureûtétéétonnédetrouversursonflegmatiquevisage.–Oh!monDieu!oui,monsieur:lecachotdel’abbéétaitéloignédequarante-cinqàcinquantepiedsà
peuprèsdeceluid’unancienagentbonapartiste,undeceuxquiavaient lepluscontribuéauretourdel’usurpateuren1815,hommetrèsrésoluettrèsdangereux.–Vraiment?ditl’Anglais.–Oui,réponditM.deBoville;j’aieul’occasionmoi-mêmedevoircethommeen1816ou1817,et
l’on ne descendait dans son cachot qu’avec un piquet de soldats : cet hommem’a fait une profonde
impression,etjen’oublieraijamaissonvisage.»L’Anglaissouritimperceptiblement.«Etvousditesdonc,monsieur,reprit-il,quelesdeuxcachots…–Étaientséparésparunedistancedecinquantepieds;maisilparaîtquecetEdmondDantès…–Cethommedangereuxs’appelait…–EdmondDantès.Oui,monsieur ; il paraît quecetEdmondDantès s’était procurédesoutilsouen
avaitfabriqué,carontrouvauncouloiràl’aideduquellesprisonnierscommuniquaient.–Cecouloiravaitsansdouteétépratiquédansunbutd’évasion?– Justement ; mais malheureusement pour les prisonniers, l’abbé Faria fut atteint d’une attaque de
catalepsieetmourut.–Jecomprends;celadutarrêtercourtlesprojetsd’évasion.–Pourlemort,oui,réponditM.deBoville,maispaspourlevivant;aucontraire,ceDantèsyvitun
moyendehâtersafuite; ilpensaitsansdoutequelesprisonniersmortsauchâteaud’Ifétaiententerrésdans un cimetière ordinaire ; il transporta le défunt dans sa chambre, prit sa place dans le sac où onl’avaitcousuetattenditlemomentdel’enterrement.–C’étaitunmoyenhasardeuxetquiindiquaitquelquecourage,repritl’Anglais.–Oh!jevousaidit,monsieur,quec’étaitunhommefortdangereux;parbonheuriladébarrassélui-
mêmelegouvernementdescraintesqu’ilavaitàsonsujet.–Commentcela?–Comment?vousnecomprenezpas?–Non.–Lechâteaud’Ifn’apasdecimetière;onjettetoutsimplementlesmortsàlamer,aprèsleuravoir
attachéauxpiedsunbouletdetrente-six.–Ehbien?fitl’Anglais,commes’ilavaitlaconceptiondifficile.–Ehbien,onluiattachaunbouletdetrente-sixauxpiedsetonlejetaàlamer.–Envérité?s’écrial’Anglais.–Ouimonsieur,continual’inspecteur.Vouscomprenezqueldutêtrel’étonnementdufugitiflorsqu’ilse
sentitprécipitéduhautenbasdesrochers.J’auraisvouluvoirsafigureencemoment-là.–Ç’eûtétédifficile.–N’importe!ditM.deBoville,quelacertitudederentrerdanssesdeuxcentmillefrancsmettaitde
bellehumeur,n’importe!jemelareprésente.»Etiléclataderire.«Etmoiaussi»,ditl’Anglais.Etilsemitàriredesoncôté,maiscommerientlesAnglais,c’est-à-direduboutdesdents.«Ainsi,continual’Anglais,quirepritlepremiersonsang-froid,ainsilefugitiffutnoyé?–Beletbien.–Desortequelegouverneurduchâteaufutdébarrasséàlafoisdufurieuxetdufou?–Maisuneespèced’acteadûêtredressédecetévénement?demandal’Anglais.–Oui,oui,actemortuaire.Vouscomprenez,lesparentsdeDantès,s’ilena,pouvaientavoirintérêtà
s’assurers’ilétaitmortouvivant.–Desortequemaintenantilspeuventêtretranquilless’ilshéritentdelui.Ilestmortetbienmort?–Oh!monDieu,oui.Etonleurdélivreraattestationquandilsvoudront.–Ainsisoit-il,ditl’Anglais.Maisrevenonsauxregistres.–C’estvrai.Cettehistoirenousenavaitéloignés.Pardon.–Pardon,dequoi?del’histoire?Pasdutout,ellem’aparucurieuse.–Ellel’esteneffet.Ainsi,vousdésirezvoir,monsieur,toutcequiestrelatifàvotrepauvreabbé,qui
étaitbienladouceurmême,lui?
–Celameferaplaisir.–Passezdansmoncabinetetjevaisvousmontrercela.»EttousdeuxpassèrentdanslecabinetdeM.deBoville.Toutyétaiteffectivementdansunordreparfait
:chaqueregistreétaitàsonnuméro,chaquedossieràsacase.L’inspecteurfitasseoirl’Anglaisdanssonfauteuil,etposadevant lui leregistreet ledossierrelatifsauchâteaud’If, luidonnant tout le loisirdefeuilleter,tandisquelui-même,assisdansuncoin,lisaitsonjournal.L’Anglaistrouvafacilementledossierrelatifàl’abbéFaria;maisilparaîtquel’histoirequeluiavait
racontéeM.deBoville l’avaitvivement intéressé,caraprèsavoirprisconnaissancedecespremièrespièces, ilcontinuadefeuilleter jusqu’àcequ’ilfûtarrivéàlaliassed’EdmondDantès.Là, ilretrouvachaquechoseàsaplace:dénonciation,interrogatoire,pétitiondeMorrel,apostilledeM.deVillefort.Ilplia tout doucement la dénonciation, la mit dans sa poche, lut l’interrogatoire, et vit que le nom deNoirtiern’yétaitpasprononcé,parcourut lademandeendatedu10avril1815,dans laquelleMorrel,d’après leconseildusubstitut,exagéraitdansuneexcellente intention,puisqueNapoléonrégnaitalors,lesservicesqueDantèsavaitrendusàlacauseimpériale,servicesquelecertificatdeVillefortrendaitincontestables.Alors,ilcomprittout.CettedemandeàNapoléon,gardéeparVillefort,étaitdevenuesouslasecondeRestaurationunearmeterribleentrelesmainsduprocureurduroi.Ilnes’étonnadoncplusenfeuilletantleregistre,decettenotemiseenaccoladeenregarddesonnom:EdmondDantès:Bonapartisteenragé:aprisunepartactiveauretourdel’îled’Elbe.Àtenirau
plusgrandsecretetsouslaplusstrictesurveillance.Au-dessousdeceslignes,étaitécritd’uneautreécriture:«Vulanoteci-dessus,rienàfaire.»Seulement,encomparantl’écrituredel’accoladeaveccelleducertificatplacéaubasdelademande
deMorrel, il acquit la certitude que la note de l’accolade était de lamême écriture que le certificat,c’est-à-diretracéeparlamaindeVillefort.Quantàlanotequiaccompagnaitlanote,l’Anglaiscompritqu’elleavaitdûêtreconsignéeparquelque
inspecteurquiavaitprisunintérêtpassageràlasituationdeDantès,maisquelerenseignementquenousvenonsdeciteravaitmisdansl’impossibilitédedonnersuiteàcetintérêt.Commenousl’avonsdit,l’inspecteur,pardiscrétionetpournepasgênerl’élèvedel’abbéFariadans
sesrecherches,s’étaitéloignéetlisaitLeDrapeaublanc.Ilnevitdoncpasl’AnglaisplieretmettredanssapocheladénonciationécriteparDanglarssousla
tonnelledelaRéserve,etportantletimbredelapostedeMarseille,27février,levéede6heuresdusoir.Mais,ilfautledire,ill’eûtvu,qu’ilattachaittroppeud’importanceàcepapierettropd’importanceà
sesdeuxcentmillefrancs,pours’opposeràcequefaisaitl’Anglais,siincorrectquecelafût.«Merciditcelui-cienrefermantbruyammentleregistre.J’aicequ’ilmefaut;maintenant,c’estàmoi
detenirmapromesse:faites-moiunsimpletransportdevotrecréance;reconnaissezdanscetransportenavoirreçulemontant,etjevaisvouscompterlasomme.»Et il céda sa place au bureau àM. de Boville, qui s’y assit sans façon et s’empressa de faire le
transportdemandé,tandisquel’Anglaiscomptaitlesbilletsdebanquesurlerebordducasier.
XXIX–LamaisonMorrel.
CeluiquieûtquittéMarseillequelquesannéesauparavant,connaissantl’intérieurdelamaisonMorrel,etquiyfûtentréàl’époqueoùnoussommesparvenus,yeûttrouvéungrandchangement.Aulieudecetairdevie,d’aisanceetdebonheurquis’exhale,pourainsidire,d’unemaisonenvoie
de prospérité ; au lieu de ces figures joyeuses se montrant derrière les rideaux des fenêtres, de cescommis affairés traversant les corridors, une plume fichée derrière l’oreille ; au lieu de cette courencombréedeballots,retentissantdescrisetdesriresdesfacteurs;ileûttrouvé,dèslapremièrevue,jenesaisquoidetristeetdemort.Danscecorridordésertetdanscettecourvide,denombreuxemployésquiautrefoispeuplaientlesbureaux,deuxseulsétaientrestés:l’unétaitunjeunehommedevingt-troisouvingt-quatre ans, nomméEmmanuelRaymond, lequel était amoureux de la fille deM.Morrel, et étaitrestédanslamaisonquoiqu’eussentpufairesesparentspourl’enretirer;l’autreétaitunvieuxgarçondecaisse,borgne,nomméCoclès,sobriquetqueluiavaientdonnélesjeunesgensquipeuplaientautrefoiscettegrande ruchebourdonnante,aujourd’huipresque inhabitée,etquiavait sibienet sicomplètementremplacésonvrainom,que,selontouteprobabilité,ilneseseraitpasmêmeretourné,sionl’eûtappeléaujourd’huidecenom.Coclès était resté au service deM.Morrel, et il s’était fait dans la situation du brave homme un
singulierchangement.Ilétaitàlafoismontéaugradedecaissier,etdescenduaurangdedomestique.Ce n’en était pas moins le même Coclès, bon, patient, dévoué, mais inflexible à l’endroit de
l’arithmétique, le seul point sur lequel il eût tenu tête au monde entier, même à M. Morrel, et neconnaissant que sa table de Pythagore, qu’il savait sur le bout du doigt, de quelque façon qu’on laretournâtetdansquelqueerreurqu’ontentâtdelefairetomber.AumilieudelatristessegénéralequiavaitenvahilamaisonMorrel,Coclèsétaitd’ailleursleseulqui
fût resté impassible. Mais, qu’on ne s’y trompe point ; cette impassibilité ne venait pas d’un défautd’affection,maisaucontraired’uneinébranlableconviction.Commelesrats,qui,dit-on,quittentpeuàpeuunbâtimentcondamnéd’avanceparledestinàpérirenmer,demanièrequeceshôteségoïstesl’ontcomplètementabandonnéaumomentoù il lève l’ancre,demême,nous l’avonsdit, toutecette fouledecommisetd’employésquitiraitsonexistencedelamaisondel’armateuravaitpeuàpeudésertébureauetmagasin;or,Coclèslesavaitvuss’éloignertoussanssongermêmeàserendrecomptedelacausedeleurdépart;tout,commenousl’avonsdit,seréduisaitpourCoclèsàunequestiondechiffres,etdepuisvingtansqu’ilétaitdanslamaisonMorrel,ilavaittoujoursvulespaiementss’opéreràbureauxouvertsavecunetellerégularité,qu’iln’admettaitpasplusquecetterégularitépûts’arrêteretcespaiementssesuspendre,qu’unmeunierquipossèdeunmoulinalimentépar leseauxd’unericherivièren’admetquecette rivière puisse cesser de couler. En effet, jusque-là rien n’était encore venu porter atteinte à laconvictiondeCoclès.Ladernièrefindemoiss’étaiteffectuéeavecuneponctualitérigoureuse.Coclèsavaitrelevéuneerreurdesoixante-dixcentimescommiseparM.Morrelàsonpréjudice,etlemêmejourilavaitrapportélesquatorzesousd’excédentàM.Morrel,qui,avecunsouriremélancolique,lesavaitprisetlaisséstomberdansuntiroiràpeuprèsvide,endisant:«Bien,Coclès,vousêteslaperledescaissiers.»EtCoclèss’étaitretiréonnepeutplussatisfait;carunélogedeM.Morrel,cetteperledeshonnêtes
gensdeMarseille,flattaitplusCoclèsqu’unegratificationdecinquanteécus.Maisdepuiscettefindemoissivictorieusementaccomplie,M.Morrelavaitpassédecruellesheures;
pourfairefaceàcettefindemois,ilavaitréunitoutessesressources,etlui-même,craignantquelebruitdesadétresseneserépandîtdansMarseille,lorsqu’onleverraitrecouriràdepareillesextrémités,avaitfaitunvoyageàlafoiredeBeaucairepourvendrequelquesbijouxappartenantàsafemmeetàsafille,etunepartiede sonargenterie.Moyennant ce sacrifice, tout s’était encore cette foispassé auplusgrand
honneurdelamaisonMorrel;maislacaisseétaitdemeuréecomplètementvide.Lecrédit,effrayéparlebruit qui courait, s’était retiré avec son égoïsme habituel ; et pour faire face aux centmille francs àrembourserle15duprésentmoisàM.deBoville,etauxautrescentmillefrancsquiallaientéchoirle15dumoissuivant.M.Morreln’avaitenréalitéquel’espéranceduretourduPharaon,dontunbâtimentquiavaitlevél’ancreenmêmetempsquelui,etquiétaitarrivéàbonport,avaitapprisledépart.Maisdéjàcebâtiment,venant,commelePharaondeCalcutta,étaitarrivédepuisquinzejours,tandis
queduPharaonl’onn’avaitaucunenouvelle.C’est dans cet état de choses que, le lendemain du jour où il avait terminé avec M. de Boville
l’importanteaffairequenousavonsdite,l’envoyédelamaisonThomsonetFrenchdeRomeseprésentachezM.Morrel.Emmanuellereçut.Lejeunehomme,quechaquenouveauvisageeffrayait,carchaquenouveauvisage
annonçaitunnouveaucréancier,qui,danssoninquiétude,venaitquestionnerlechefdelamaison,lejeunehomme,disons-nous,voulutépargneràsonpatronl’ennuidecettevisite:ilquestionnalenouveauvenu;mais le nouveauvenudéclara qu’il n’avait rien à dire àM.Emmanuel, et que c’était àM.Morrel enpersonnequ’ilvoulaitparler.EmmanuelappelaensoupirantCoclès.Coclèsparut,etlejeunehommeluiordonnadeconduirel’étrangeràM.Morrel.Coclèsmarchadevant,etl’étrangerlesuivit.Sur l’escalier,onrencontraunebelle jeunefilledeseizeàdix-septans,qui regarda l’étrangeravec
inquiétude.Coclès ne remarqua point cette expression de visage qui cependant parut n’avoir point échappé à
l’étranger.«M.Morrelestàsoncabinet,n’est-cepas,mademoiselleJulie?demandalecaissier.–Oui,dumoinsjelecrois,ditlajeunefilleenhésitant;voyezd’abord,Coclès,etsimonpèreyest,
annoncezmonsieur.–M’annoncerseraitinutile,mademoiselle,réponditl’Anglais,M.Morrelneconnaîtpasmonnom.Ce
bravehommen’aqu’àdire seulement, que je suis lepremier commisdeMM.ThomsonetFrench,deRome,aveclesquelslamaisondemonsieurvotrepèreestenrelations.»Lajeunefillepâlitetcontinuadedescendre,tandisqueCoclèsetl’étrangercontinuaientdemonter.ElleentradanslebureauoùsetenaitEmmanuel,etCoclès,àl’aided’uneclefdontilétaitpossesseur,
et qui annonçait ses grandes entrées près dumaître, ouvrit une porte placée dans l’angle du palier dudeuxième étage, introduisit l’étranger dans une antichambre, ouvrit une seconde porte qu’il refermaderrièrelui,et,aprèsavoirlaisséseuluninstantl’envoyédelamaisonThomsonetFrench,reparutenluifaisantsignequ’ilpouvaitentrer.L’Anglaisentra;iltrouvaM.Morrelassisdevantunetable,pâlissantdevantlescolonneseffrayantes
duregistreoùétaitinscritsonpassif.Envoyant l’étranger,M.Morrel ferma le registre,se levaetavançaunsiège ;puis, lorsqu’ileutvu
l’étrangers’asseoir,ils’assitlui-même.Quatorzeannéesavaientbienchangéledignenégociantqui,âgédetrente-sixansaucommencementde
cettehistoire,étaitsurlepointd’atteindrelacinquantaine:sescheveuxavaientblanchi,sonfronts’étaitcreusésousdesridessoucieuses;enfinsonregard,autrefoissifermeetsiarrêté,étaitdevenuvagueetirrésolu,etsemblaittoujourscraindred’êtreforcédes’arrêterousuruneidéeousurunhomme.L’Anglaisleregardaavecunsentimentdecuriositéévidemmentmêléd’intérêt.«Monsieur,ditMorrel,dontcetexamensemblaitredoublerlemalaise,vousavezdésirémeparler?–Oui,monsieur.Voussavezdequellepartjeviens,n’est-cepas?–DelapartdelamaisonThomsonetFrench,àcequem’aditmoncaissierdumoins.–Ilvousaditlavérité,monsieur.LamaisonThomsonetFrenchavaitdanslecourantdecemoisetdu
mois prochain trois ou quatre cent mille francs à payer en France, et connaissant votre rigoureuse
exactitude,ellearéunitoutlepapierqu’elleaputrouverportantcettesignature,etm’achargé,aufuretamesurequecespapiersécherraient,d’entoucherlesfondschezvousetdefaireemploidecesfonds.»Morrelpoussaunprofondsoupir,etpassalamainsursonfrontcouvertdesueur.«Ainsi,monsieur,demandaMorrel,vousavezdestraitessignéesparmoi?–Oui,monsieur,pourunesommeassezconsidérable.–Pourquellesomme?demandaMorreld’unevoixqu’iltâchaitderendreassurée.–Maisvoicid’abord,dit l’Anglaisen tirantune liassedesapoche,un transportdedeuxcentmille
francs fait ànotremaisonparM.deBoville, l’inspecteurdesprisons.Reconnaissez-vousdevoircettesommeàM.deBoville?–Oui,monsieur,c’estunplacementqu’ilafaitchezmoi,àquatreetdemiducent,voicibientôtcinq
ans.–Etquevousdevezrembourser…–Moitiéle15decemois-ci,moitiéle15dumoisprochain.–C’estcela;puisvoicitrente-deuxmillecinqcentsfrancs,fincourant:cesontdestraitessignéesde
vousetpasséesànotreordrepardestiersporteurs.–Je lereconnais,ditMorrel,àqui lerougedelahontemontaità lafigure,ensongeantquepour la
premièrefoisdesavieilnepourraitpeut-êtrepasfairehonneuràsasignature;est-cetout?–Non,monsieur, j’ai encore pour la fin dumois prochain ces valeurs-ci, que nous ont passées la
maisonPascaletlamaisonWildetTurnerdeMarseille,cinquante-cinqmillefrancsàpeuprès:entoutdeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.»CequesouffraitlemalheureuxMorrelpendantcetteénumérationestimpossibleàdécrire.«Deuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs,répéta-t-ilmachinalement.–Oui,monsieur,réponditl’Anglais.Or,continua-t-ilaprèsunmomentdesilence,jenevouscacherai
pas,monsieurMorrel,que,toutenfaisantlapartdevotreprobitésansreprochesjusqu’àprésent,lebruitpublicdeMarseilleestquevousn’êtespasenétatdefairefaceàvosaffaires.»Àcetteouverturepresquebrutale,Morrelpâlitaffreusement.«Monsieur,dit-il,jusqu’àprésent,etilyaplusdevingt-quatreansquej’aireçulamaisondesmains
demonpèrequilui-mêmel’avaitgéréetrente-cinqans,jusqu’àprésentpasunbilletsignéMorreletfilsn’aétéprésentéàlacaissesansêtrepayé.– Oui, je sais cela, répondit l’Anglais ; mais d’homme d’honneur à homme d’honneur, parlez
franchement.Monsieur,paierez-vousceux-ciaveclamêmeexactitude?»Morreltressaillitetregardaceluiquiluiparlaitainsiavecplusd’assurancequ’ilnel’avaitencorefait.«Auxquestionsposéesaveccettefranchise,dit-il,ilfautfaireuneréponsefranche.Oui,monsieur,je
paieraisi,commejel’espère,monbâtimentarriveàbonport,carsonarrivéemerendralecréditquelesaccidentssuccessifsdont j’aiété lavictimem’ontôté;maissiparmalheurlePharaon,cettedernièreressourcesurlaquellejecompte,memanquait…»Leslarmesmontèrentauxyeuxdupauvrearmateur.«Ehbien,demandasoninterlocuteur,sicettedernièreressourcevousmanquait?…–Ehbien,continuaMorrel,monsieur,c’estcruelàdire…mais,déjàhabituéaumalheur,ilfautqueje
m’habitueàlahonte,ehbien,jecroisquejeseraisforcédesuspendremespaiements.–N’avez-vousdoncpointd’amisquipuissentvousaiderdanscettecirconstance?»Morrelsourittristement.« Dans les affaires, monsieur, dit-il, on n’a point d’amis, vous le savez bien, on n’a que des
correspondants.–C’estvrai,murmural’Anglais.Ainsivousn’avezplusqu’uneespérance?–Uneseule.–Ladernière?
–Ladernière.–Desortequesicetteespérancevousmanque…–Jesuisperdu,monsieur,complètementperdu.–Commejevenaischezvous,unnavireentraitdansleport.–Jelesais,monsieur.Unjeunehommequiestrestéfidèleàmamauvaisefortunepasseunepartiede
sontempsàunbelvédèresituéauhautdelamaison,dansl’espérancedevenirm’annoncerlepremierunebonnenouvelle.J’aisuparluil’entréedecenavire.–Etcen’estpaslevôtre?–Non,c’estunnavirebordelais,laGironde;ilvientdel’Indeaussi,maiscen’estpaslemien.–Peut-êtrea-t-ileuconnaissanceduPharaonetvousapporte-t-ilquelquenouvelle.–Faut-ilque jevous ledise,monsieur ! jecrainspresqueautantd’apprendredesnouvellesdemon
trois-mâtsquederesterdansl’incertitude.L’incertitude,c’estencorel’espérance.»Puis,M.Morrelajoutad’unevoixsourde:«Ceretardn’estpasnaturel;lePharaonestpartideCalcuttale5février:depuisplusd’unmoisil
devraitêtreici.–Qu’estcela,ditl’Anglaisenprêtantl’oreille,etqueveutdirecebruit?–ÔmonDieu!monDieu!s’écriaMorrelpâlissant,qu’ya-t-ilencore?»Eneffet,ilsefaisaitungrandbruitdansl’escalier;onallaitetonvenait,onentenditmêmeuncride
douleur.Morrelselevapourallerouvrirlaporte,maislesforcesluimanquèrentetilretombasursonfauteuil.Lesdeuxhommesrestèrentenfacel’undel’autre,Morreltremblantdetoussesmembres,l’étrangerle
regardant avec une expression de profonde pitié. Le bruit avait cessé ;mais cependant on eût dit queMorrelattendaitquelquechose;cebruitavaitunecauseetdevaitavoirunesuite.Ilsemblaàl’étrangerqu’onmontaitdoucementl’escalieretquelespas,quiétaientceuxdeplusieurs
personnes,s’arrêtaientsurlepalier.Uneclef fut introduitedans la serrurede lapremièreporte,et l’onentenditcetteportecrier sur ses
fonds.«Iln’yaquedeuxpersonnesquiaientlaclefdecetteporte,murmuraMorrel:CoclèsetJulie.»Enmêmetemps,lasecondeportes’ouvritetl’onvitapparaîtrelajeunefillepâleetlesjouesbaignées
delarmes.Morrelselevatouttremblant,ets’appuyaaubrasdesonfauteuil,cariln’auraitpusetenirdebout.Sa
voixvoulaitinterroger,maisiln’avaitplusdevoix.«Ômonpère!dit la jeunefilleenjoignant lesmains,pardonnezàvotreenfantd’être lamessagère
d’unemauvaisenouvelle!»Morrelpâlitaffreusement;Julievintsejeterdanssesbras.«Ômonpère!monpère!dit-elle,ducourage!–AinsilePharaonapéri?»demandaMorreld’unevoixétranglée.Lajeunefilleneréponditpas,maisellefitunsigneaffirmatifavecsatête,appuyéeàlapoitrinedeson
père.«Etl’équipage?demandaMorrel.–Sauvé,ditlajeunefille,sauvéparlenavirebordelaisquivientd’entrerdansleport.»Morrellevalesdeuxmainsaucielavecuneexpressionderésignationetdereconnaissancesublime.«Merci,monDieu!ditMorrel;aumoinsvousnefrappezquemoiseul.»Siflegmatiquequefûtl’Anglais,unelarmehumectasapaupière.«Entrez,ditMorrel,entrez,carjeprésumequevousêtestousàlaporte.»Eneffet,àpeineavait-ilprononcécesmots,queMmeMorrelentraensanglotant;Emmanuellasuivait
;aufond,dansl’antichambre,onvoyaitlesrudesfiguresdeseptouhuitmarinsàmoitiénus.Àlavuede
ceshommes,l’Anglaistressaillit;ilfitunpascommepouralleràeux,maisilsecontintets’effaçaaucontraire,dansl’angleleplusobscuretlepluséloignéducabinet.MmeMorrelallas’asseoirdanslefauteuil,pritunedesmainsdesonmaridanslessiennes,tandisque
Juliedemeuraitappuyéeà lapoitrinedesonpère.Emmanuelétait restéàmi-cheminde lachambreetsemblaitservirdelienentrelegroupedelafamilleMorreletlesmarinsquisetenaientàlaporte.«Commentcelaest-ilarrivé?demandaMorrel.–Approchez,Penelon,ditlejeunehomme,etracontezl’événement.»Unvieuxmatelot,bronzéparlesoleildel’équateur,s’avançaroulantentresesmainslesrestesd’un
chapeau.«Bonjour,monsieurMorrel,dit-il,commes’ileûtquittéMarseillelaveilleetqu’ilarrivâtd’Aixou
deToulon.–Bonjour,monami,ditl’armateur,nepouvants’empêcherdesouriredansseslarmes:maisoùestle
capitaine?–Quantàcequiestducapitaine,monsieurMorrel,ilestrestémaladeàPalma;mais,s’ilplaîtàDieu,
celaneserarien,etvousleverrezarriverdansquelquesjoursaussibienportantquevousetmoi.–C’estbien…maintenantparlez,Penelon»,ditM.Morrel.Penelon fit passer sa chique de la joue droite à la joue gauche, mit la main devant la bouche, se
détourna,lançadansl’antichambreunlongjetdesalivenoirâtre,avançalepied,etsebalançantsurseshanches:«Pourlors,monsieurMorrel,dit-il,nousétionsquelquechosecommecelaentrelecapBlancetlecap
Boyadormarchantavecunejoliebrisesud-sud-ouest,aprèsavoirbourlinguépendanthuitjoursdecalme,quandlecapitaineGaumards’approchedemoi,ilfautvousdirequej’étaisaugouvernail,etmedit:«PèrePenelon,quepensez-vousdecesnuagesquis’élèventlà-basàl’horizon?»«Justementjelesregardaisàcemoment-là.«–Cequej’enpense,capitaine!j’enpensequ’ilsmontentunpeuplusvitequ’ilsn’enontledroit,et
qu’ilssontplusnoirsqu’ilneconvientàdesnuagesquin’auraientpasdemauvaisesintentions.«–C’estmonavisaussi,ditlecapitaine,etjem’envaistoujoursprendremesprécautions.Nousavons
tropdevoilespourleventqu’ilvafairetoutàl’heure…Holà!hé!rangeàserrerlescacatoisetàhalerbasdeclinfoc!«Ilétaittemps;l’ordren’étaitpasexécuté,queleventétaitànostroussesetquelebâtimentdonnait
delabande.«–Bon!ditlecapitaine,nousavonsencoretropdetoile,rangeàcarguerlagrandevoile!«Cinqminutesaprès,lagrandevoileétaitcarguée,etnousmarchionsaveclamisaine,leshunierset
lesperroquets.«–Ehbien,pèrePenelon,meditlecapitaine,qu’avez-vousdoncàsecouerlatête?«–J’aiqu’àvotreplace,voyez-vous,jeneresteraispasensibeauchemin.«–Jecroisquetuasraison,vieux,dit-il,nousallonsavoiruncoupdevent.«–Ah!parexemple,capitaine,quejeluiréponds,celuiquiachèteraitcequisepasselà-baspourun
coupdeventgagneraitquelquechosedessus;c’estunebelleetbonnetempête,oujenem’yconnaispas!«C’est-à-direqu’onvoyaitvenirleventcommeonvoitvenirlapoussièreàMontredon;heureusement
qu’ilavaitaffaireàunhommequileconnaissait.«–Rangeàprendredeuxrisdansleshuniers!crialecapitaine;larguelesboulines,brasseauvent,
amèneleshuniers,pèselespalanquinssurlesvergues!– Ce n’était pas assez dans ces parages-là, dit l’Anglais ; j’aurais pris quatre ris et je me serais
débarrassédelamisaine.»Cettevoixferme,sonoreet inattendue,fit tressaillir toutmonde.Penelonmitsamainsursesyeuxet
regardaceluiquicontrôlaitavectantd’aplomblamanœuvredesoncapitaine.
«Nous fîmesmieuxquecelaencore,monsieur,dit levieuxmarinavecuncertain respect, carnouscarguâmeslabrigantineetnousmîmeslabarreauventpourcourirdevantlatempête.Dixminutesaprès,nouscarguionsleshuniersetnousnousenallionsàsecdevoiles.–Lebâtimentétaitbienvieuxpourrisquercela,ditl’Anglais.–Ehbien,justement!c’estcequinousperdit.Auboutdedouzeheuresquenousétionsballottésquele
diableenauraitprislesarmes,ilsedéclaraunevoied’eau.«Penelon,meditlecapitaine,jecroisquenouscoulons,monvieux;donne-moidonclabarreetdescendsàlacale.»«Je luidonne labarre, jedescends ; ilyavaitdéjà troispiedsd’eau.Je remonteencriant :«Aux
pompes!auxpompes!»Ah!bienoui,ilétaitdéjàtroptard!Onsemitàl’ouvrage;maisjecroisqueplusnousentirions,plusilyenavait.«–Ah!mafoi,que jedisauboutdequatreheuresde travail,puisquenouscoulons, laissons-nous
couler,onnemeurtqu’unefois!« –C’est comme cela que tu donnes l’exemplemaîtrePenelon ? dit le capitaine ; eh bien, attends,
attends!«Ilallaprendreunepairedepistoletsdanssacabine.«–Lepremierquiquittelapompe,dit-il,jeluibrûlelacervelle!–Bien,ditl’Anglais.–Iln’yarienquidonneducouragecommelesbonnesraisons,continua lemarin,d’autantplusque
pendantcetemps-làletempss’étaitéclaircietqueleventétaittombé;maisiln’enestpasmoinsvraiquel’eaumontaittoujours,pasdebeaucoup,dedeuxpoucespeut-êtreparheure,maisenfinellemontait.Deuxpoucesparheure,voyez-vous,çan’al’airderien;maisendouzeheuresçanefaitpasmoinsdevingt-quatrepouces,etvingt-quatrepoucesfontdeuxpieds.Deuxpiedsettroisquenousavionsdéjà,çanousenfaitcinq.Or,quandunbâtimentacinqpiedsd’eaudansleventre,ilpeutpasserpourhydropique.«–Allonsditlecapitaine,c’estassezcommecelaetM.Morreln’aurarienànousreprocher:nous
avonsfaitcequenousavonspupoursauverlebâtiment;maintenant,ilfauttâcherdesauverleshommes.Àlachaloupe,enfants,etplusvitequecela!«Écoutez,monsieurMorrel,continuaPenelon,nousaimionsbienlePharaon,maissifortquelemarin
aimesonnavire,ilaimeencoremieuxsapeau.Aussinousnenouslefîmespasdireàdeuxfois;aveccela,voyez-vous,quelebâtimentseplaignaitetsemblaitnousdire:«Allez-vous-endonc,maisallez-vous-endonc!»Etilnementaitpas,lepauvrePharaon,nouslesentionslittéralements’enfoncersousnospieds.Tant ilyaqu’enun tourdemain lachaloupeétaità lamer,etquenousétions tous leshuitdedans.«Lecapitainedescenditledernier,ouplutôt,nonilnedescenditpas,carilnevoulaitpasquitterle
navire,c’estmoiquileprisàbras-le-corpsetlejetaiauxcamarades,aprèsquoijesautaiàmontour.Ilétait temps. Comme je venais de sauter le pont creva avec un bruit qu’on aurait dit la bordée d’unvaisseaudequarante-huit.«Dixminutes après, il plongea de l’avant, puis de l’arrière, puis il semit à tourner sur lui-même
commeunchienquicourtaprèssaqueue;etpuis,bonsoirlacompagnie,brrou!…toutaétédit,plusdePharaon!«Quantànous,noussommesrestéstroisjourssansboirenimanger;sibienquenousparlionsdetirer
ausortpoursavoirceluiquialimenterait lesautres,quandnousaperçûmeslaGironde:nous lui fîmesdessignaux,ellenousvit,mitlecapsurnous,nousenvoyasachaloupeetnousrecueillit.Voilàcommeças’estpassé,monsieurMorrel,paroled’honneur!foidemarin!N’est-cepas,lesautres?»Unmurmuregénérald’approbationindiquaquelenarrateuravaitréunitouslessuffragesparlavérité
dufondsetlepittoresquedesdétails.«Bien,mesamis,ditM.Morrel,vousêtesdebravesgens,etjesavaisd’avancequedanslemalheur
quim’arrivaitiln’yavaitpasd’autrecoupablequemadestinée.C’estlavolontédeDieuetnonlafautedeshommes.AdoronslavolontédeDieu.Maintenantcombienvousest-ildûdesolde?
–Oh!bah!neparlonspasdecela,monsieurMorrel.–Aucontraire,parlons-en,ditl’armateuravecunsouriretriste.–Ehbien,onnousdoittroismois…ditPenelon.–Coclès, payez deux cents francs à chacun de ces braves gens.Dans une autre époque,mes amis,
continuaMorrel, j’eusseajouté:«Donnez-leuràchacundeuxcentsfrancsdegratification»;maislestempssontmalheureux,mesamis,etlepeud’argentquimerestenem’appartientplus.Excusez-moidonc,etnem’enaimezpasmoinspourcela.»Penelonfitunegrimaced’attendrissement,seretournaverssescompagnons,échangeaquelquesmots
aveceuxetrevint.«Pourcequiestdecela,monsieurMorrel,dit-ilenpassantsachiquedel’autrecôtédesaboucheet
enlançantdansl’antichambreunsecondjetdesalivequiallafairelependantaupremier,pourcequiestdecela…–Dequoi?–Del’argent…–Ehbien?–Ehbien,monsieurMorrel,lescamaradesdisentquepourlemomentilsaurontassezaveccinquante
francschacunetqu’ilsattendrontpourlereste.–Merci,mesamis,merci!s’écriaM.Morrel,touchéjusqu’aucœur:vousêtestousdebravescœurs;
maisprenez,prenez,etsivoustrouvezunbonservice,entrez-y,vousêteslibres.»Cettedernièrepartiedelaphraseproduisituneffetprodigieuxsurlesdignesmarins.Ilsseregardèrent
les uns les autres d’un air effaré. Penelon, à qui la respiration manqua, faillit en avaler sa chique ;heureusement,ilportaàtempslamainàsongosier.«Comment,monsieurMorrel, dit-il d’unevoix étranglée, comment, vousnous renvoyez ! vous êtes
doncmécontentdenous?–Non,mesenfants,ditl’armateur;non,jenesuispasmécontentdevous,toutaucontraire.Non,jene
vousrenvoiepas.Mais,quevoulez-vous?jen’aiplusdebâtiments,jen’aiplusbesoindemarins.–Commentvousn’avezplusdebâtiments ! ditPenelon.Ehbien, vous en ferez construired’autres,
nousattendrons.Dieumerci,noussavonscequec’estquedebourlinguer.– Je n’ai plus d’argent pour faire construire des bâtiments, Penelon, dit l’armateur avec un triste
sourire,jenepuisdoncpasacceptervotreoffre,touteobligeantequ’elleest.–Ehbien,sivousn’avezpasd’argentilnefautpasnouspayer;alors,nousferonscommeafaitce
pauvrePharaon,nouscourronsàsec,voilàtout!– Assez, assez, mes amis, dit Morrel étouffant d’émotion ; allez, je vous en prie. Nous nous
retrouveronsdansuntempsmeilleur.Emmanuel,ajoutal’armateur,accompagnez-les,etveillezàcequemesdésirssoientaccomplis.–Aumoinsc’estaurevoir,n’est-cepas,monsieurMorrel?ditPenelon.–Oui,mesamis,jel’espère,aumoins;allez.»EtilfitunsigneàCoclès,quimarchadevant.Lesmarinssuivirentlecaissier,etEmmanuelsuivitles
marins.«Maintenant,dit l’armateuràsa femmeetàsa fille, laissez-moiseulun instant ; j’aiàcauseravec
monsieur.»Et il indiqua des yeux le mandataire de la maison Thomson et French, qui était resté debout et
immobiledanssoncoinpendanttoutecettescène,àlaquelleiln’avaitprispartqueparlesquelquesmotsque nous avons rapportés. Les deux femmes levèrent les yeux sur l’étranger qu’elles avaientcomplètementoublié,etseretirèrent;mais,enseretirant,lajeunefillelançaàcethommeuncoupd’œilsublimedesupplication,auquelilréponditparunsourirequ’unfroidobservateureûtétéétonnédevoirécloresurcevisagedeglace.Lesdeuxhommesrestèrentseuls.
«Ehbien,monsieur,ditMorrelenselaissantretombersursonfauteuil,vousaveztoutvu,toutentendu,etjen’aiplusrienàvousapprendre.– J’ai vu, monsieur, dit l’Anglais, qu’il vous était arrivé un nouveaumalheur immérité comme les
autres,etcelam’aconfirmédansledésirquej’aidevousêtreagréable.–Ômonsieur!ditMorrel.–Voyons,continual’étranger.Jesuisundevosprincipauxcréanciers,n’est-cepas?–Vousêtesdumoinsceluiquipossèdedesvaleursàpluscourteéchéance.–Vousdésirezundélaipourmepayer?–Undélaipourraitmesauverl’honneur,etparconséquentlavie.–Combiendemandez-vous?»Morrelhésita.«Deuxmois,dit-il.–Bien,ditl’étranger,jevousendonnetrois.–Maiscroyez-vousquelamaisonThomsonetFrench…–Soyeztranquille,monsieur,jeprendstoutsurmoi.Noussommesaujourd’huile5juin.–Oui.–Ehbien,renouvelez-moitouscesbilletsau5septembre;etle5septembre,àonzeheuresdumatin
(lapendulemarquaitonzeheuresjusteencemoment),jemeprésenteraichezvous.–Jevousattendrai,monsieur,ditMorrel,etvousserezpayéoujeseraimort.»Cesderniersmotsfurentprononcéssibas,quel’étrangerneputlesentendre.Lesbillets furent renouvelés,ondéchira lesanciens,et lepauvrearmateurse trouvaaumoinsavoir
troismoisdevantluipourréunirsesdernièresressources.L’Anglaisreçutsesremerciementsavecleflegmeparticulieràsanation,etpritcongédeMorrel,quile
reconduisitenlebénissantjusqu’àlaporte.Sur l’escalier, il rencontra Julie. La jeune fille faisait semblant de descendre, mais en réalité elle
l’attendait.«Ômonsieur!dit-elleenjoignantlesmains.–Mademoiselle,ditl’étranger,vousrecevrezunjourunelettresignée…Simbadlemarin…Faitesde
pointenpointcequevousdiracettelettre,siétrangequevousparaisselarecommandation.–Oui,monsieur,réponditJulie.–Mepromettez-vousdelefaire?–Jevouslejure.–Bien!Adieu,mademoiselle.Demeureztoujoursunebonneetsaintefillecommevousêtes,etj’aibon
espoirqueDieuvousrécompenseraenvousdonnantEmmanuelpourmari.»Juliepoussaunpetitcri,devintrougecommeuneceriseetseretintàlarampepournepastomber.L’étrangercontinuasoncheminenluifaisantungested’adieu.Danslacour,ilrencontraPenelon,qui
tenaitunrouleaudecentfrancsdechaquemain,etsemblaitnepouvoirsedécideràlesemporter.«Venez,monami,luidit-il,j’aiàvousparler.»
XXX–Lecinqseptembre.
CedélaiaccordéparlemandatairedelamaisonThomsonetFrench,aumomentoùMorrels’yattendaitlemoins,parutaupauvrearmateurundecesretoursdebonheurquiannoncentàl’hommequelesorts’estenfinlassédes’acharnersurlui.Lemêmejour,ilracontacequiluiétaitarrivéàsafille,àsafemmeetàEmmanuel, et unpeud’espérance, sinonde tranquillité, rentradans la famille.Maismalheureusement,Morreln’avaitpasseulementaffaireàlamaisonThomsonetFrench,quis’étaitmontréeenversluidesibonne composition. Comme il l’avait dit, dans le commerce on a des correspondants et pas d’amis.Lorsqu’ilsongeaitprofondément,ilnecomprenaitmêmepascetteconduitegénéreusedeMM.ThomsonetFrenchenverslui;ilnesel’expliquaitqueparcetteréflexionintelligemmentégoïstequecettemaisonauraitfaite:Mieuxvautsoutenirunhommequinousdoitprèsdetroiscentmillefrancs,etavoircestroiscentmillefrancsauboutdetroismois,quedehâtersaruineetavoirsixouhuitpourcentducapital.Malheureusement, soit haine, soit aveuglement, tous les correspondants de Morrel ne firent pas la
même réflexion, et quelques-uns même firent la réflexion contraire. Les traites souscrites parMorrelfurentdoncprésentéesàlacaisseavecunescrupuleuserigueur,et,grâceaudélaiaccordéparl’Anglais,furent payées par Coclès à bureau ouvert. Coclès continua donc de demeurer dans sa tranquillitéfatidique.M.Morrelseulvitavecterreurques’ilavaiteuàrembourser,le15lescinquantemillefrancsdedeBoville,et,le30,lestrente-deuxmillecinqcentsfrancsdetraitespourlesquelles,ainsiquepourlacréancedel’inspecteurdesprisons,ilavaitundélai,ilétaitdèscemois-làunhommeperdu.L’opinion de tout le commerce deMarseille était que, sous les revers successifs qui l’accablaient,
Morrel ne pouvait tenir. L’étonnement fut donc grand lorsqu’on vit sa fin de mois remplie avec sonexactitude ordinaire. Cependant, la confiance ne rentra point pour cela dans les esprits, et l’on remitd’unevoixunanimeàlafindumoisprochainladépositiondubilandumalheureuxarmateur.Toutlemoissepassadansdesefforts inouïsdelapartdeMorrelpourréunir toutessesressources.
Autrefois son papier, à quelque date que ce fût, était pris avec confiance, etmême demandé.Morrelessaya de négocier du papier à quatre-vingt-dix jours, et trouva les banques fermées. Heureusement,Morrel avait lui-mêmequelques rentrées sur lesquelles il pouvait compter ; ces rentrées s’opérèrent :Morrelsetrouvadoncencoreenmesuredefairefaceàsesengagementslorsquearrivalafindejuillet.Aureste,onn’avaitpasrevuàMarseillelemandatairedelamaisonThomsonetFrench;lelendemain
ou le surlendemainde savisite àM.Morrel il avaitdisparu : or, comme il n’avait eu àMarseillederelationsqu’aveclemaire,l’inspecteurdesprisonsetM.Morrel,sonpassagen’avaitlaisséd’autretracequelesouvenirdifférentqu’avaientgardédeluicestroispersonnes.QuantauxmatelotsduPharaon, ilparaîtqu’ilsavaienttrouvéquelqueengagement,carilsavaientdisparuaussi.LecapitaineGaumard,remisdel’indispositionquil’avaitretenuàPalma,revintàsontour.Ilhésitaità
se présenter chezM.Morrel : mais celui-ci apprit son arrivée, et l’alla trouver lui-même. Le dignearmateur savait d’avance, par le récit de Penelon, la conduite courageuse qu’avait tenue le capitainependanttoutcesinistre,etcefutluiquiessayadeleconsoler.Illuiapportaitlemontantdesasolde,quelecapitaineGaumardn’eûtpointoséallertoucher.Commeildescendaitl’escalier,M.MorrelrencontraPenelonquilemontait.Penelonavait,àcequ’il
paraissait, fait bonemploide sonargent, car il était toutvêtudeneuf.Enapercevant sonarmateur, ledigne timonier parut fort embarrassé ; il se rangea dans l’angle le plus éloigné du palier, passaalternativementsachiquedegaucheàdroiteetdedroiteàgauche,enroulantdegrosyeuxeffarés,etneréponditqueparunepressiontimideàlapoignéedemainqueluioffritavecsacordialitéordinaireM.Morrel.M.Morrel attribua l’embarras de Penelon à l’élégance de sa toilette : il était évident que lebravehommen’avaitpasdonnéàsoncomptedansunpareilluxe;ilétaitdoncdéjàengagésansdouteàborddequelqueautrebâtiment,etsahonteluivenaitdecequ’iln’avaitpas,sil’onpeuts’exprimerainsi,
portépluslongtempsledeuilduPharaon.Peut-êtremêmevenait-ilpourfairepartaucapitaineGaumarddesabonnefortuneetpourluifairepartdesoffresdesonnouveaumaître.« Braves gens, ditMorrel en s’éloignant, puisse votre nouveau maître vous aimer comme je vous
aimais,etêtreplusheureuxquejenelesuis!»Aoûts’écouladansdestentativessanscesserenouveléesparMorreldereleversonanciencréditoude
s’enouvrirunnouveau.Le20août,onsutàMarseillequ’ilavaitprisuneplaceàlamalle-poste,etl’onseditalorsquec’étaitpour lafindumoiscourantque lebilandevaitêtredéposé,etqueMorrelétaitpartid’avancepournepasassisteràcetactecruel,déléguésansdouteàsonpremiercommisEmmanueletàsoncaissierCoclès.Mais,contretouteslesprévisionslorsquele31aoûtarriva,lacaisses’ouvritcommed’habitude.Coclèsapparutderrièrelegrillage,calmecommelejusted’Horace,examinaaveclamêmeattentionlepapierqu’onluiprésentait,et,depuislapremièrejusqu’àladernière,payalestraitesaveclamêmeexactitude.Ilvintmêmedeuxremboursementsqu’avaitprévusM.Morrel,etqueCoclèspayaavec lamêmeponctualitéque les traitesquiétaientpersonnellesà l’armateur.Onn’ycomprenaitplusrien,etl’onremettait,aveclaténacitéparticulièreauxprophètesdemauvaisesnouvelles,lafailliteàlafindeseptembre.Le1er,Morrelarriva : ilétaitattendupar toutesa familleavecunegrandeanxiété ;decevoyageà
Parisdevaitsurgirsadernièrevoiedesalut.MorrelavaitpenséàDanglars,aujourd’huimillionnaireetautrefoissonobligé,puisquec’étaitàlarecommandationdeMorrelqueDanglarsétaitentréauservicedubanquierespagnolchezlequelavaitcommencésonimmensefortune.Aujourd’huiDanglars,disait-on,avaitsixouhuitmillionsàlui,uncréditillimité.Danglars,sanstirerunécudesapoche,pouvaitsauverMorrel:iln’avaitqu’àgarantirunemprunt,etMorrelétaitsauvé.MorrelavaitdepuislongtempspenséàDanglars;maisilyadecesrépulsionsinstinctivesdontonn’estpasmaître,etMorrelavaittardéautantqu’il luiavaitétépossiblederecouriràcesuprêmemoyen.Ilavaiteuraison,car ilétaitrevenubrisésousl’humiliationd’unrefus.Aussi à son retour,Morrel n’avait-il exhalé aucune plainte, proféré aucune récrimination ; il avait
embrasséenpleurantsafemmeetsafille,avaittenduunemainamicaleàEmmanuel,s’étaitenfermédanssoncabinetdusecond,etavaitdemandéCoclès.«Pourcettefois,avaientditlesdeuxfemmesàEmmanuel,noussommesperdus.»Puis,dansuncourtconciliabuletenuentreelles,ilavaitétéconvenuqueJulieécriraitàsonfrère,en
garnisonàNîmes,d’arriveràl’instantmême.Les pauvres femmes sentaient instinctivement qu’elles avaient besoin de toutes leurs forces pour
soutenirlecoupquilesmenaçait.D’ailleurs,MaximilienMorrel,quoiqueâgédevingt-deuxansàpeine,avaitdéjàunegrandeinfluence
sursonpère.C’étaitunjeunehommefermeetdroit.Aumomentoùils’étaitagid’embrasserunecarrière,sonpère
n’avaitpointvoululuiimposerd’avanceunaveniretavaitconsultélesgoûtsdujeuneMaximilien.Celui-ciavaitalorsdéclaréqu’ilvoulaitsuivrelacarrièremilitaire;ilavaitfait,enconséquence,d’excellentesétudes,étaitentrépar leconcoursà l’Écolepolytechnique,etenétaitsortisous-lieutenantau53èmedeligne. Depuis un an, il occupait ce grade, et avait promesse d’être nommé lieutenant à la premièreoccasion.Danslerégiment,MaximilienMorrelétaitcitécommelerigideobservateur,nonseulementdetouteslesobligationsimposéesausoldat,maisencoredetouslesdevoirsproposésàl’homme,etonnel’appelait que le stoïcien. Il va sans dire que beaucoup de ceux qui lui donnaient cette épithète larépétaientpourl’avoirentendue,etnesavaientpasmêmecequ’ellevoulaitdire.C’était ce jeune homme que sa mère et sa sœur appelaient à leur aide pour les soutenir dans la
circonstancegraveoùellessentaientqu’ellesallaientsetrouver.Ellesnes’étaientpastrompéessurlagravitédecettecirconstance,car,uninstantaprèsqueM.Morrel
fut entrédans son cabinet avecCoclès, Julie envit sortir cedernier, pâle, tremblant, et le visage tout
bouleversé.Ellevoulutl’interrogercommeilpassaitprèsd’elle;maislebravehomme,continuantdedescendre
l’escalieravecuneprécipitationquineluiétaitpashabituelle,secontentades’écrierenlevantlesbrasauciel:«Ômademoiselle!mademoiselle!quelaffreuxmalheur!etquijamaisauraitcrucela!»Un instant après, Julie le vit remonter portant deuxou trois gros registres, un portefeuille et un sac
d’argent.Morrelconsultalesregistres,ouvritleportefeuille,comptal’argent.Toutes ses ressourcesmontaient à six ou huitmille francs, ses rentrées jusqu’au 5 à quatre ou cinq
mille;cequifaisait,encotantauplushaut,unactifdequatorzemillefrancspourfairefaceàunetraitededeux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il n’y avait pas même moyen d’offrir un pareilacompte.Cependant, lorsqueMorreldescenditpourdîner, ilparaissaitassezcalme.Cecalmeeffrayaplusles
deuxfemmesquen’auraitpulefaireleplusprofondabattement.Aprèsledîner,Morrelavaitl’habitudedesortir;ilallaitprendresoncaféaucercledesPhocéenset
lireleSémaphore:cejour-làilnesortitpointetremontadanssonbureau.QuantàCoclès,ilparaissaitcomplètementhébété.Pendantunepartiedelajournéeils’étaittenudans
lacour,assissurunepierre,latêtenue,parunsoleildetrentedegrés.Emmanuelessayaitde rassurer les femmes,mais ilétaitmaléloquent.Le jeunehommeétait tropau
courant des affaires de la maison pour ne pas sentir qu’une grande catastrophe pesait sur la familleMorrel.Lanuitvint:lesdeuxfemmesavaientveillé,espérantqu’endescendantdesoncabinetMorrelentrerait
chezelles;maisellesl’entendirentpasserdevantleurporte,allégeantsonpasdanslacraintesansdouted’êtreappelé.Ellesprêtèrentl’oreille,ilrentradanssachambreetfermasaporteendedans.MmeMorrelenvoyacouchersafille;puis,unedemi-heureaprèsqueJuliesefutretirée,elleseleva,
ôtasessouliersetseglissadanslecorridor,pourvoirparlaserrurecequefaisaitsonmari.Dans lecorridor,elleaperçutuneombrequiseretirait :c’étaitJulie,qui, inquièteelle-même,avait
précédésamère.LajeunefilleallaàMmeMorrel.«Ilécrit»,dit-elle.Lesdeuxfemmess’étaientdevinéessansseparler.MmeMorrel s’inclina au niveau de la serrure. En effet,Morrel écrivait ;mais, ce que n’avait pas
remarquésafille,MmeMorrelleremarqua,elle,c’estquesonmariécrivaitsurdupapiermarqué.Cetteidéeterribleluivint,qu’ilfaisaitsontestament;ellefrissonnadetoussesmembres,etcependant
elleeutlaforcedeneriendire.Lelendemain,M.Morrelparaissaittoutàfaitcalme;ilsetintdanssonbureaucommeàl’ordinaire,
descenditpourdéjeunercommed’habitude,seulementaprèssondînerilfitasseoirsafilleprèsdelui,pritlatêtedel’enfantdanssesbrasetlatintlongtempscontresapoitrine.Lesoir,Julieditàsamèreque,quoiquecalmeenapparence,elleavaitremarquéquelecœurdeson
pèrebattaitviolemment.Lesdeuxautresjourss’écoulèrentàpeuprèspareils.Le4septembreausoir,M.Morrelredemandaà
safillelaclefdesoncabinet.Julietressaillitàcettedemande,quiluisemblasinistre.Pourquoisonpèreluiredemandait-ilcetteclef
qu’elleavaittoujourseue,etqu’onneluireprenaitdanssonenfancequepourlapunir!LajeunefilleregardaM.Morrel.«Qu’ai-jedoncfaitdemal,monpère,dit-elle,pourquevousmerepreniezcetteclef?
–Rien,monenfant,réponditlemalheureuxMorrel,àquicettedemandesisimplefitjaillirleslarmesdesyeux;rien,seulementj’enaibesoin.»Juliefitsemblantdechercherlaclef.«Jel’aurailaisséechezmoi»,dit-elle.Etellesortit;mais,aulieud’allerchezelle,elledescenditetcourutconsulterEmmanuel.«Nerendezpascetteclefàvotrepère,ditcelui-ci,etdemainmatin,s’ilestpossible,nelequittezpas.
»ElleessayadequestionnerEmmanuel;maiscelui-cinesavaitrienautrechose,ounevoulaitpasdire
autrechose.Pendanttoutelanuitdu4au5septembre,MmeMorrelrestal’oreillecolléecontrelaboiserie.Jusqu’à
troisheuresdumatin,elleentenditsonmarimarcheravecagitationdanssachambre.Àtroisheuresseulement,ilsejetasursonlit.Lesdeuxfemmespassèrentlanuitensemble.Depuislaveilleausoir,ellesattendaientMaximilien.Àhuitheures,M.Morrelentradansleurchambre.Ilétaitcalme,maisl’agitationdelanuitselisaitsur
sonvisagepâleetdéfait.Lesfemmesn’osèrentluidemanders’ilavaitbiendormi.Morrelfutmeilleurpoursafemme,etplus
paternelpoursafillequ’iln’avait jamaisété ; ilnepouvaitserassasierderegarderetd’embrasser lapauvreenfant.Julieserappelalarecommandationd’Emmanueletvoulutsuivresonpèrelorsqu’ilsortit;maiscelui-
cilarepoussantavecdouceur:«Resteprèsdetamère»,luidit-il.Julievoulutinsister.«Jeleveux!»ditMorrel.C’était la première fois queMorrel disait à sa fille : Je le veux !mais il le disait avec un accent
empreintd’unesipaternelledouceur,queJulien’osafaireunpasenavant.Ellerestaàlamêmeplace,debout,muetteetimmobile.Uninstantaprès,laporteserouvrit,ellesentit
deuxbrasquil’entouraientetunebouchequisecollaitàsonfront.Ellelevalesyeuxetpoussauneexclamationdejoie.«Maximilienmonfrère!»s’écria-t-elle.ÀcecriMmeMorrelaccourutetsejetadanslesbrasdesonfils.«Mamère,ditlejeunehomme,enregardantalternativementMmeMorreletsafille;qu’ya-t-ildonc
etquesepasse-t-il?Votrelettrem’aépouvantéetj’accours.– Julie, ditMmeMorrel en faisant signe au jeune homme, va dire à ton père queMaximilien vient
d’arriver.»Lajeunefilles’élançahorsdel’appartement,mais,surlapremièremarchedel’escalier,elletrouvaun
hommetenantunelettreàlamain.« N’êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel ? dit cet homme avec un accent italien des plus
prononcés.–Ouimonsieur,réponditJulietoutebalbutiante;maisquemevoulez-vous?jenevousconnaispas.–Lisezcettelettre»,ditl’hommeenluitendantunbillet.Juliehésitait.«Ilyvadusalutdevotrepère»,ditlemessager.Lajeunefilleluiarrachalebilletdesmains.Puisellel’ouvritvivementetlut:«Rendezvousàl’instantmêmeauxAlléesdeMeilhan,entrezdanslamaisonno15,demandezàla
concierge la clef de la chambre du cinquième, entrez dans cette chambre, prenez sur le coin de lacheminéeunebourseenfiletdesoierouge,etapportezcettebourseàvotrepère.
«Ilestimportantqu’ill’aitavantonzeheures.«Vousavezpromisdem’obéiraveuglement,jevousrappellevotrepromesse.
«SIMBADLEMARIN.»La jeune fillepoussauncride joie, leva lesyeux,chercha,pour l’interroger, l’hommequi lui avait
remiscebilletmaisilavaitdisparu.Ellereportaalorslesyeuxsurlebilletpourlelireunesecondefoisets’aperçutqu’ilavaitunpost-
scriptum.Ellelut:«Ilestimportantquevousremplissiezcettemissionenpersonneetseule;sivousveniezaccompagnée
ouqu’uneautrequevousseprésentât,leconciergerépondraitqu’ilnesaitcequel’onveutdire.»Cepost-scriptumfutunepuissantecorrectionàlajoiedelajeunefille.N’avait-ellerienàcraindre,
n’était-ce pas quelque piège qu’on lui tendait ? Son innocence lui laissait ignorer quels étaient lesdangersquepouvaitcourirunejeunefilledesonâge,maisonn’apasbesoindeconnaîtreledangerpourcraindre ; il y a même une chose à remarquer, c’est que ce sont justement les dangers inconnus quiinspirentlesplusgrandesterreurs.Juliehésitait,ellerésolutdedemanderconseil.Mais, par un sentiment étrange, ce ne fut ni à sa mère ni à son frère qu’elle eut recours, ce fut à
Emmanuel.Elledescendit, lui raconta cequi lui était arrivé le jouroù lemandatairede lamaisonThomsonet
Frenchétaitvenuchezsonpère;elleluiditlascènedel’escalier,luirépétalapromessequ’elleavaitfaiteetluimontralalettre.«Ilfautyaller,mademoiselle,ditEmmanuel.–Yaller?murmuraJulie.–Oui,jevousyaccompagnerai.–Maisvousn’avezpasvuquejedoisêtreseule?ditJulie.–Vousserezseuleaussi,réponditlejeunehomme;moi,jevousattendraiaucoindelarueduMusée;
et si vous tardez de façon àme donner quelque inquiétude, alors j’irai vous rejoindre, et, je vous enréponds,malheuràceuxdontvousmediriezquevousauriezeuàvousplaindre!– Ainsi, Emmanuel, reprit en hésitant la jeune fille, votre avis est donc que je me rende à cette
invitation?–Oui;lemessagernevousa-t-ilpasditqu’ilyallaitdusalutdevotrepère?–Maisenfin,Emmanuel,queldangercourt-ildonc?»demandalajeunefille.Emmanuel hésita un instant, mais le désir de décider la jeune fille d’un seul coup et sans retard
l’emporta.«Écoutez,luidit-il,c’estaujourd’huile5septembre,n’est-cepas?–Oui.–Aujourd’hui,àonzeheures,votrepèreaprèsdetroiscentmillefrancsàpayer.–Oui,nouslesavons.–Ehbien,ditEmmanuel,iln’enapasquinzemilleencaisse.–Alorsqueva-t-ildoncarriver?–Ilvaarriverquesiaujourd’hui,avantonzeheures,votrepèren’apastrouvéquelqu’unquiluivienne
enaide,àmidivotrepèreseraobligédesedéclarerenbanqueroute.–Oh!venez!venez!»s’écrialajeunefilleenentraînantlejeunehommeavecelle.Pendantcetemps,MmeMorrelavaittoutditàsonfils.Le jeunehommesavaitbienqu’à la suitedesmalheurs successifsqui étaient arrivésà sonpère,de
grandesréformesavaientétéfaitesdans lesdépensesde lamaison;mais il ignoraitque leschosesenfussentarrivéesàcepoint.
Ildemeuraanéanti.Puistoutàcoup,ils’élançahorsdel’appartement,montarapidementl’escalier,carilcroyait sonpèreàsoncabinet,mais il frappavainement.Comme ilétaità laportedececabinet, ilentenditcellede l’appartements’ouvrir, il se retournaetvit sonpère.Au lieude remonterdroitàsoncabinet,M.Morrelétaitrentrédanssachambreetensortaitseulementmaintenant.M.MorrelpoussauncridesurpriseenapercevantMaximilien;ilignoraitl’arrivéedujeunehomme.
Ildemeuraimmobileàlamêmeplace,serrantavecsonbrasgaucheunobjetqu’il tenaitcachésoussaredingote.Maximiliendescenditvivementl’escalieretsejetaaucoudesonpère;maistoutàcoupilserecula,
laissantsamaindroiteseulementappuyéesurlapoitrinedesonpère.«Monpère,dit-ilendevenantpâlecommelamort,pourquoiavez-vousdoncunepairedepistolets
sousvotreredingote?–Oh!voilàcequejecraignais!ditMorrel.–Monpère!monpère!aunomduCiel!s’écrialejeunehomme,pourquoicesarmes?–Maximilien,réponditMorrelenregardantfixementsonfils,tuesunhomme,etunhommed’honneur;
viens,jevaisteledire.»EtMorrelmontad’unpasassuréàsoncabinettandisqueMaximilienlesuivaitenchancelant.Morrelouvrit laporteet la refermaderrière son fils ;puis il traversa l’antichambre, s’approchadu
bureaudéposasespistoletssurlecoindelatable,etmontraduboutdudoigtàsonfilsunregistreouvert.Surceregistreétaitconsignél’étatexactdelasituation.Morrelavaitàpayerdansunedemi-heuredeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.Ilpossédaitentoutquinzemilledeuxcentcinquante-septfrancs.«Lis»,ditMorrel.Lejeunehommelutetrestaunmomentcommeécrasé.Morrelnedisaitpasuneparole:qu’aurait-ilpudirequiajoutâtàl’inexorablearrêtdeschiffres?«Etvousaveztoutfait,monpère,ditauboutd’uninstantlejeunehomme,pourallerau-devantdece
malheur?–Oui,réponditMorrel.–Vousnecomptezsuraucunerentrée?–Suraucune.–Vousavezépuisétoutesvosressources?–Toutes.–Etdansunedemi-heure,ditMaximiliend’unevoixsombre,notrenomestdéshonoré.Lesanglavele
déshonneur,ditMorrel.–Vousavezraison,monpère,etjevouscomprends.»Puis,étendantlamainverslespistolets:«Ilyenaunpourvousetunpourmoi,dit-il;merci!»Morrelluiarrêtalamain.«Ettamère…ettasœur…,quilesnourrira?»Unfrissoncourutpartoutlecorpsdujeunehomme.«Monpère,dit-il,songez-vousquevousmeditesdevivre?– Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c’est ton devoir ; tu as l’esprit calme, fort, Maximilien…
Maximilien,tun’espasunhommeordinaire;jenetecommanderien,jenet’ordonnerien,seulementjetedis:Examinetasituationcommesituyétaisétranger,etjuge-latoi-même.»Lejeunehommeréfléchituninstant,puisuneexpressionderésignationsublimepassadanssesyeux;
seulementilôta,d’unmouvementlentettriste,sonépauletteetsacontre-épaulette,insignesdesongrade.«C’estbien,dit-ilentendantlamainàMorrel,mourezenpaix,monpère!jevivrai.»Morrel fitunmouvementpour se jeter auxgenouxde son fils.Maximilien l’attiraà lui, et cesdeux
noblescœursbattirentuninstantl’uncontrel’autre.«Tusaisqu’iln’yapasdemafaute?»ditMorrel.Maximiliensourit.«Jesais,monpère,quevousêtesleplushonnêtehommequej’aiejamaisconnu.–C’estbien,toutestdit:maintenantretourneprèsdetamèreetdetasœur.–Monpère,ditlejeunehommeenfléchissantlegenou,bénissez-moi!»Morrelsaisitlatêtedesonfilsentresesdeuxmains,l’approchadelui,et,yimprimantplusieursfois
seslèvres:«Oh!oui,oui,dit-il,jetebénisenmonnometaunomdetroisgénérationsd’hommesirréprochables;
écoutedonccequ’ilsdisentparmavoix:l’édificequelemalheuradétruit,laProvidencepeutlerebâtir.Enmevoyantmortd’unepareillemort,lesplusinexorablesaurontpitiédetoi;àtoipeut-êtreondonneraletempsqu’onm’auraitrefusé;alorstâchequelemotinfâmenesoitpasprononcé;mets-toiàl’œuvre,travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement : vis, toi, ta mère et ta sœur, du strictnécessaireafinque, jourpar jour lebiendeceuxàqui jedois s’augmenteet fructifieentre tesmains.Songequeceseraunbeaujour,ungrandjour,unjoursolennelqueceluidelaréhabilitation,lejouroù,dans ce même bureau, tu diras : Mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je faisaujourd’hui;maisilestmorttranquilleetcalme,parcequ’ilsavaitenmourantquejeleferais.–Oh!monpère,monpère,s’écrialejeunehomme,sicependantvouspouviezvivre!–Sijevis,toutchange;sijevis,l’intérêtsechangeendoute,lapitiéenacharnement;sijevis,jene
suisplusqu’unhommequiamanquéà saparole,quia failli à sesengagements, jene suisplusqu’unbanqueroutier enfin.Si jemeurs, aucontraire, songes-y,Maximilien,moncadavren’estplusqueceluid’un honnête hommemalheureux.Vivant,mesmeilleurs amis évitentmamaison ;mort,Marseille toutentiermesuitenpleurantjusqu’àmadernièredemeure;vivant,tuashontedemonnom;mort,tulèveslatêteettudis:«–Jesuislefilsdeceluiquis’esttué,parceque,pourlapremièrefois,ilaétéforcédemanqueràsa
parole.»Lejeunehommepoussaungémissement,maisilparutrésigné.C’étaitlasecondefoisquelaconviction
rentraitnonpasdanssoncœur,maisdanssonesprit.«Etmaintenant,ditMorrel,laisse-moiseulettâched’éloignerlesfemmes.–Nevoulez-vouspasrevoirmasœur?»demandaMaximilien.Undernieretsourdespoirétaitcachépour le jeunehommedanscetteentrevue,voilàpourquoi il la
proposait.M.Morrelsecoualatête.«Jel’aivuecematin,dit-il,etjeluiaiditadieu.–N’avez-vouspasquelquerecommandationparticulièreàmefaire,monpère?demandaMaximilien
d’unevoixaltérée.–Sifait,monfils,unerecommandationsacrée.–Dites,monpère.–LamaisonThomsonetFrenchestlaseulequi,parhumanité,parégoïsmepeut-être,maiscen’estpas
àmoiàliredanslecœurdeshommes,aeupitiédemoi.Sonmandataire,celuiqui,dansdixminutes,seprésenterapourtoucherlemontantd’unetraitededeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs,jenediraipasm’aaccordé,maism’aofferttroismois.Quecettemaisonsoitrembourséelapremière,monfils,quecethommetesoitsacré.–Oui,monpère,ditMaximilien.–Etmaintenant encoreune fois adieu,ditMorrel, va,va, j’aibesoind’être seul ; tu trouverasmon
testamentdanslesecrétairedemachambreàcoucher.»Lejeunehommerestadebout,inerte,n’ayantqu’uneforcedevolonté,maispasd’exécution.« Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre
d’emporteruneredoute,etquetusachesquejedoiveêtretuéenl’emportant,nemedirais-tupascequetumedisaistoutàl’heure:«Allez,monpère,carvousvousdéshonorezenrestant,etmieuxvautlamortquela«honte!»–Oui,oui,ditlejeunehomme,oui.»Et,serrantconvulsivementMorreldanssesbras:«Allez,monpère»,dit-il.Etils’élançahorsducabinet.Quandsonfilsfutsorti,Morrelrestauninstantdeboutetlesyeuxfixéssurlaporte;puisilallongeala
main,trouvalecordond’unesonnetteetsonna.Auboutd’uninstant,Coclèsparut.Cen’étaitpluslemêmehomme;cestroisjoursdeconvictionl’avaientbrisé.Cettepensée:lamaison
Morrelvacessersespaiements,lecourbaitverslaterreplusquenel’eussentfaitvingtautresannéessursatête.«MonbonCoclès,ditMorrelavecunaccentdontilseraitimpossiblederendrel’expression,tuvas
resterdansl’antichambre.Quandcemonsieurquiestdéjàvenuilyatroismois,tulesais,lemandatairedelamaisonThomsonetFrench,vavenir,tul’annonceras.»Coclèsneréponditpoint;ilfitunsignedetête,allas’asseoirdansl’antichambreetattendit.Morrelretombasursachaise;sesyeuxseportèrentverslapendule:illuirestaitseptminutes,voilà
tout;l’aiguillemarchaitavecunerapiditéincroyable;illuisemblaitqu’illavoyaitaller.Cequisepassaalors,etdanscemomentsuprêmedansl’espritdecethommequi,jeuneencore,àla
suited’unraisonnementfauxpeut-être,maisspécieuxdumoins,allaitseséparerdetoutcequ’ilaimaitaumondeetquitterlavie,quiavaitpourluitouteslesdouceursdelafamille,estimpossibleàexprimer:ileût fallu voir, pour en prendre une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné, ses yeuxmouillésdelarmes,etcependantlevésauciel.L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout chargés ; il allongea la main, en prit un, et
murmuralenomdesafille.Puisilposal’armemortelle,pritlaplumeetécrivitquelquesmots.Illuisemblaitalorsqu’iln’avaitpasassezditadieuàsonenfantchérie.Puisilseretournaverslapendule;ilnecomptaitplusparminutemaisparseconde.Ilrepritl’arme,laboucheentrouverteetlesyeuxfixéssurl’aiguille;puisiltressaillitaubruitqu’il
faisaitlui-mêmeenarmantlechien.Encemoment,unesueurplusfroideluipassasurlefront,uneangoisseplusmortelleluiserralecœur.Ilentenditlaportedel’escaliercriersursesgonds.Puiss’ouvritcelledesoncabinet.Lapenduleallaitsonneronzeheures.Morrelneseretournapoint,ilattendaitcesmotsdeCoclès:«LemandatairedelamaisonThomsonet
French»Etilapprochaitl’armedesabouche…Toutàcoup,ilentendituncri:c’étaitlavoixdesafille.IlseretournaetaperçutJulie;lepistoletluiéchappadesmains.«Monpère!s’écrialajeunefillehorsd’haleineetpresquemourantedejoie,sauvé!vousêtessauvé!
»Etellesejetadanssesbrasenélevantàlamainunebourseenfiletdesoierouge.«Sauvé!monenfant!ditMorrel;queveux-tudire?–Oui,sauvé!voyez,voyez!»ditlajeunefille.Morrelpritlabourseettressaillit,carunvaguesouvenirluirappelacetobjetpourluiavoirappartenu.
D’uncôtéétaitlatraitededeuxcentquatre-vingt-septmillecinqcentsfrancs.
Latraiteétaitacquittée.De l’autre, était un diamant de la grosseur d’une noisette, avec ces trois mots écrits sur un petit
morceaude parchemin : «Dot de Julie. »Morrel passa samain sur son front. Il croyait rêver.En cemoment,lapendulesonnaonzeheures.Letimbrevibrapourluicommesichaquecoupdemarteaud’aciervibraitsursonproprecœur.«Voyons,monenfant,dit-il,explique-toi.Oùas-tutrouvécettebourse?–DansunemaisondesAlléesdeMeilhan,auno15,sur lecoindelacheminéed’unepauvrepetite
chambreaucinquièmeétage.–Mais,s’écriaMorrel,cetteboursen’estpasàtoi.»Julietenditàsonpèrelalettrequ’elleavaitreçuelematin.«Ettuasétéseuledanscettemaison?ditMorrelaprèsavoirlu.–Emmanuelm’accompagnait,monpère.Ildevaitm’attendreaucoindelarueduMusée;maischose
étrange,àmonretour,iln’yétaitplus.–MonsieurMorrel!s’écriaunevoixdansl’escalier,MonsieurMorrel!–C’estsavoix»,ditJulie.Enmêmetemps,Emmanuelentra,levisagebouleversédejoieetd’émotion.«LePharaon!s’écria-t-il;lePharaon!–Ehbien,quoi?lePharaon!êtes-vousfou,Emmanuel?Voussavezbienqu’ilestperdu.–LePharaon!monsieur,onsignalelePharaon;lePharaonentredansleport.»Morrel retomba sur sa chaise, les forces luimanquaient, son intelligence se refusait à classer cette
suited’événementsincroyables,inouïs,fabuleux.Maissonfilsentraàsontour.«Mon père, s’écriaMaximilien, que disiez-vous donc que lePharaon était perdu ? La vigie l’a
signalé,etilentredansleport.–Mesamis,ditMorrelsicelaétait,ilfaudraitcroireàunmiracledeDieu!Impossible!impossible!
»Maiscequiétaitréeletnonmoinsincroyable,c’étaitcetteboursequ’iltenaitdanssesmains,c’était
cettelettredechangeacquittée,c’étaitcemagnifiquediamant.«Ah!monsieur,ditCoclèsàsontour,qu’est-cequecelaveutdire,lePharaon?–Allons,mesenfants,ditMorrelensesoulevant,allonsvoir,etqueDieuaitpitiédenous,sic’estune
faussenouvelle.»Ils descendirent ; aumilieu de l’escalier attendaitMmeMorrel : la pauvre femme n’avait pas osé
monter.EnuninstantilsfurentàlaCanebière.Ilyavaitfoulesurleport.Toutecettefoules’ouvritdevantMorrel.«LePharaon!lePharaon!»disaienttoutescesvoix.Eneffet,chosemerveilleuse,inouïe,enfacedelatourSaint-Jeanunbâtiment,portantsursapoupeces
motsécritsenlettresblanches,lePharaon(MorreletfilsdeMarseille),absolumentdelacontenancedel’autrePharaon,etchargécommel’autredecochenilleetd’indigo,jetaitl’ancreetcarguaitsesvoiles;surlepont,lecapitaineGaumarddonnaitsesordres,etmaîtrePenelonfaisaitdessignesàM.Morrel.Iln’yavaitplusàendouter:letémoignagedessensétaitlà,etdixmillepersonnesvenaientenaideà
cetémoignage.CommeMorreletsonfilss’embrassaientsurlajetée,auxapplaudissementsdetoutelavilletémoinde
ceprodige,unhomme,dontlevisageétaitàmoitiécouvertparunebarbenoire,etqui,cachéderrièrelaguérited’unfactionnaire,contemplaitcettescèneavecattendrissement,murmuracesmots:«Soisheureux,noblecœur;soisbénipourtoutlebienquetuasfaitetquetuferasencore;etquema
reconnaissancerestedansl’ombrecommetonbienfait.»Et,avecunsourireoùlajoieetlebonheurserévélaient,ilquittal’abrioùilétaitcaché,etsansque
personne fît attention à lui, tant chacun était préoccupéde l’événement du jour, il descendit unde cespetitsescaliersquiserventdedébarcadèreethélatroisfois:«Jacopo!Jacopo!Jacopo!»Alors,unechaloupevintà lui, le reçutàbord,et leconduisitàunyacht richementgréé,sur lepont
duquelils’élançaaveclalégèretéd’unmarin;delàilregardaencoreunefoisMorrelqui,pleurantdejoie, distribuait de cordiales poignées demain à toute cette foule, et remerciait d’un vague regard cebienfaiteurinconnuqu’ilsemblaitchercherauciel.« Et maintenant, dit l’homme inconnu, adieu bonté, humanité reconnaissance… Adieu à tous les
sentiments qui épanouissent le cœur !… Je me suis substitué à la Providence pour récompenser lesbons…queleDieuvengeurmecèdesaplacepourpunirlesméchants!»Àcesmots,ilfitunsignal,et,commes’iln’eûtattenduquecesignalpourpartir,leyachtpritaussitôt
lamer.
XXXI–Italie.–Simbadlemarin.
Verslecommencementdel’année1838,setrouvaientàFlorencedeuxjeunesgensappartenantàlaplusélégantesociétédeParis,l’un,levicomteAlbertdeMorcerf,l’autre,lebaronFranzd’Épinay.Ilavaitétéconvenuentreeuxqu’ilsiraientpasserlecarnavaldelamêmeannéeàRome,oùFranz,quidepuisprèsdequatreanshabitaitl’Italie,serviraitdeciceroneàAlbert.Or,commecen’estpasunepetiteaffairequed’allerpasserlecarnavalàRome,surtoutquandontient
ànepascoucherplaceduPeupleoudansleCampo-Vaccino,ilsécrivirentàmaîtrePastrini,propriétairedel’hôteldeLondres,placed’Espagne,pourleprierdeleurretenirunappartementconfortable.MaîtrePastriniréponditqu’iln’avaitplusàleurdispositionquedeuxchambresetuncabinetsituésal
secondopiano,etqu’iloffraitmoyennantlamodiquerétributiond’unlouisparjour.Lesdeuxjeunesgensacceptèrent ; puis, voulantmettre à profit le temps qui lui restait, Albert partit pourNaples. Quant àFranz,ilrestaàFlorence.QuandileutjouiquelquetempsdelaviequedonnelavilledesMédicis,quandilsefutbienpromené
danscetÉdenqu’onnomme lesCasines,quand il eut été reçuchezceshôtesmagnifiquesqui font leshonneursdeFlorence,illuipritfantaisie,ayantdéjàvulaCorse,ceberceaudeBonaparte,d’allervoirl’îled’Elbe,cegrandrelaisdeNapoléon.Unsoirdoncildétachaunebarchettadel’anneaudeferquilascellaitauportdeLivourne,secoucha
aufonddanssonmanteau,endisantauxmarinierscesseulesparoles:«Àl’îled’Elbe!»Labarquequittaleportcommel’oiseaudemerquittesonnid,etlelendemainelledébarquaitFranzà
Porto-Ferrajo.Franztraversal’îleimpériale,aprèsavoirsuivitouteslestracesquelespasdugéantyalaissées,et
allas’embarqueràMarciana.Deux heures après avoir quitté la terre, il la reprit pour descendre à la Pianosa, où l’attendaient,
assurait-on,desvolsinfinisdeperdrixrouges.Lachassefutmauvaise.Franztuaàgrand-peinequelquesperdrixmaigres,et,commetoutchasseurqui
s’estfatiguépourrien,ilremontadanssabarqued’assezmauvaisehumeur.«Ah!siVotreExcellencevoulait,luiditlepatron,elleferaitunebellechasse!–Etoùcela?–Voyez-vouscetteîle?continualepatron,enétendantledoigtverslemidietenmontrantunemasse
coniquequisortaitdumilieudelamerteintéeduplusbelindigo.–Ehbien,qu’est-cequecetteîle?demandaFranz.–L’îledeMonte-Cristo,réponditleLivournais.–Maisjen’aipasdepermissionpourchasserdanscetteîle.–VotreExcellencen’enapasbesoin,l’îleestdéserte.–Ah!pardieu,ditlejeunehomme,uneîledéserteaumilieudelaMéditerranée,c’estchosecurieuse.–Etchosenaturelle,Excellence.Cetteîleestunbancderochers,et,danstoutesonétendue,iln’ya
peut-êtrepasunarpentdeterrelabourable.–Etàquiappartientcetteîle?–ÀlaToscane.–Quelgibierytrouverai-je?–Desmilliersdechèvressauvages.–Quiviventenléchantlespierres,ditFranzavecunsourired’incrédulité.–Non,maisenbroutantlesbruyères,lesmyrtes,leslentisquesquipoussentdansleursintervalles.–Maisoùcoucherai-je?–À terre dans les grottes, ou à bord dans votremanteau.D’ailleurs, si Son Excellence veut, nous
pourronspartiraussitôtaprèslachasse;ellesaitquenousfaisonsaussibienvoilelanuitquelejour,etqu’àdéfautdelavoilenousavonslesrames.»CommeilrestaitencoreassezdetempsàFranzpourrejoindresoncompagnon,etqu’iln’avaitplusà
s’inquiéter de son logement à Rome, il accepta cette proposition de se dédommager de sa premièrechasse.Sursaréponseaffirmative,lesmatelotséchangèrententreeuxquelquesparolesàvoixbasse.«Ehbien,demanda-t-il,qu’avons-nousdenouveau?serait-ilsurvenuquelqueimpossibilité?–Non,repritlepatron;maisnousdevonsprévenirVotreExcellencequel’îleestencontumace.–Qu’est-cequecelaveutdire?–Celaveutdireque,commeMonte-Cristoestinhabitée,etsertparfoisderelâcheàdescontrebandiers
etdespiratesquiviennentdeCorse,deSardaigneoud’Afrique,siunsignequelconquedénoncenotreséjourdansl’île,nousseronsforcés,ànotreretouràLivourne,defaireunequarantainedesixjours.–Diable ! voilà qui change la thèse ! six jours ! Juste autant qu’il en a fallu àDieu pour créer le
monde.C’estunpeulong,mesenfants.–MaisquidiraqueSonExcellenceaétéàMonte-Cristo?–Oh!cen’estpasmoi,s’écriaFranz.–Ninousnonplus,firentlesmatelots.–Encecas,vapourMonte-Cristo.»Lepatroncommandalamanœuvre;onmitlecapsurl’île,etlabarquecommençadevoguerdanssa
direction.Franzlaissal’opérations’achever,etquandoneutprislanouvelleroute,quandlavoilesefutgonflée par la brise, et que les quatre mariniers eurent repris leurs places, trois à l’avant, un augouvernail,ilrenoualaconversation.«MoncherGaetano,dit-ilaupatron,vousvenezdemedire,jecrois,quel’îledeMonte-Cristoservait
derefugeàdespirates,cequimeparaîtunbienautregibierquedeschèvres.–Oui,Excellence,etc’estlavérité.– Je savais bien l’existence des contrebandiers,mais je pensais que, depuis la prise d’Alger et la
destructionde laRégence, lespiratesn’existaientplusquedans les romansdeCooperetducapitaineMarryat.– Eh bien,Votre Excellence se trompait : il en est des pirates comme des bandits, qui sont censés
exterminésparlepapeLéonXII,etquicependantarrêtenttouslesjourslesvoyageursjusqu’auxportesdeRome.N’avez-vouspasentendudirequ’ilyasixmoisàpeinelechargéd’affairesdeFranceprèsleSaint-SiègeavaitétédévaliséàcinqcentspasdeVelletri?–Sifait.–Ehbien,sicommenousVotreExcellencehabitaitLivourne,elleentendraitdiredetempsentemps
qu’unpetitbâtimentchargédemarchandisesouqu’unjoliyachtanglais,qu’onattendaitàBastia,àPorto-FerrajoouàCivita-Vecchia,n’estpointarrivé,qu’onnesaitcequ’ilestdevenu,etquesansdouteilseserabrisécontrequelquerocher.Ehbien,cerocherqu’ilarencontré,c’estunebarquebasseetétroite,montéede sixouhuithommes,qui l’ont surprisoupilléparunenuit sombreetorageuseaudétourdequelqueîlotsauvageetinhabité,commedesbanditsarrêtentetpillentunechaisedeposteaucoind’unbois.–Maisenfin,repritFranztoujoursétendudanssabarque,commentceuxàquipareilaccidentarrivene
seplaignent-ilspas,commentn’appellent-ilspassurcespirateslavengeancedugouvernementfrançais,sardeoutoscan?–Pourquoi?ditGaetanoavecunsourire.–Oui,pourquoi?–Parcequed’abordontransportedubâtimentouunyachtsurlabarquetoutcequiestbonàprendre;
puisonlielespiedsetlesmainsàl’équipage,onattacheaucoudechaquehommeunbouletde24,onfait
untroudelagrandeurd’unebarriquedanslaquilledubâtimentcapturé,onremontesurlepont,onfermelesécoutillesetl’onpassesurlabarque.Auboutdedixminutes,lebâtimentcommenceàseplaindreetàgémir,peuàpeuils’enfonce.D’abordundescôtésplonge,puisl’autre;puisilserelève,puisilplongeencore, s’enfonçant toujoursdavantage.Toutàcoup,unbruitpareilàuncoupdecanon retentit : c’estl’air quibrise lepont.Alors lebâtiment s’agite commeunnoyéqui sedébat, s’alourdissant à chaquemouvement.Bientôt l’eau, troppresséedanslescavités,s’élancedesouvertures,pareilleauxcolonnesliquidesquejetteraitparseséventsquelquecachalotgigantesque.Enfinilpousseundernierrâle,faitundernier tour sur lui-même, et s’engouffre en creusant dans l’abîme un vaste entonnoir qui tournoie uninstant,secomblepeuàpeuetfinitpars’effacertoutàfait ;sibienqu’auboutdecinqminutesilfautl’œildeDieului-mêmepourallerchercheraufonddecettemercalmelebâtimentdisparu.«Comprenez-vousmaintenant,ajoutalepatronensouriant,commentlebâtimentnerentrepasdansle
port,etpourquoil’équipageneportepasplainte?»SiGaetanoeûtracontélachoseavantdeproposerl’expédition,ilestprobablequeFranzeûtregardéà
deuxfoisavantdel’entreprendre;maisilsétaientpartis,etilluisemblaqu’ilyauraitlâchetéàreculer.C’étaitundeceshommesquinecourentpasàuneoccasionpérilleuse,maisqui,sicetteoccasionvientau-devant d’eux, restent d’un sang-froid inaltérable pour la combattre : c’était un de ces hommes à lavolonté calme, qui ne regardent un danger dans la vie que comme un adversaire dans un duel, quicalculentsesmouvements,quiétudientsaforce,quirompentassezpourreprendrehaleine,pasassezpourparaîtrelâches,qui,comprenantd’unseulregardtousleursavantages,tuentd’unseulcoup.«Bah!reprit-il,j’aitraversélaSicileetlaCalabre,j’ainaviguédeuxmoisdansl’archipel,etjen’ai
jamaisvul’ombred’unbanditnid’unforban.–Aussin’ai-jepasditcelaàSonExcellence,fitGaetano,pourlafairerenonceràsonprojet;ellem’a
interrogéetjeluiairépondu,voilàtout.–Oui,moncherGaetano, etvotre conversationestdesplus intéressantes ; aussi comme jeveuxen
jouirlepluslongtempspossible,vapourMonte-Cristo.»Cependant,onapprochaitrapidementdutermeduvoyage;ilventaitbonfrais,etlabarquefaisaitsixà
septmillesàl’heure.Àmesurequ’onapprochait,l’îlesemblaitsortirgrandissanteduseindelamer;et,à travers l’atmosphère limpidedes derniers rayons du jour, ondistinguait, comme les boulets dans unarsenal,cetamoncellementderochersempiléslesunssurlesautres,etdanslesintersticesdesquelsonvoyait rougir des bruyères et verdir les arbres. Quant auxmatelots, quoiqu’ils parussent parfaitementtranquilles,ilétaitévidentqueleurvigilanceétaitéveillée,etqueleurregardinterrogeaitlevastemiroirsur lequel ils glissaient, et dont quelques barques de pêcheurs, avec leurs voiles blanches, peuplaientseulesl’horizon,sebalançantcommedesmouettesauboutdesflots.Ilsn’étaientplusguèrequ’àunequinzainedemillesdeMonte-Cristolorsquelesoleilcommençaàse
coucherderrièrelaCorse,dontlesmontagnesapparaissaientàdroite,découpantsurlecielleursombredentelure;cettemassedepierres,pareilleaugéantAdamastor,sedressaitmenaçantedevantlabarqueàlaquelleelledérobaitlesoleildontlapartiesupérieuresedorait;peuàpeul’ombremontadelameretsembla chasser devant elle ce dernier reflet du jour qui allait s’éteindre, enfin le rayon lumineux futrepoussé jusqu’à la cimedu cône, où il s’arrêta un instant comme le panache enflamméd’unvolcan :enfinl’ombre,toujoursascendante,envahitprogressivementlesommet,commeelleavaitenvahilabase,et l’île n’apparut plus que comme unemontagne grise qui allait toujours se rembrunissant.Une demi-heureaprès,ilfaisaitnuitnoire.Heureusementque lesmariniersétaientdans leursparageshabituelsetqu’ils connaissaient jusqu’au
moindrerocherde l’archipel toscan;car,aumilieude l’obscuritéprofondequienveloppait labarque,Franzn’eûtpasététoutàfaitsansinquiétude.LaCorseavaitentièrementdisparu,l’îledeMonte-Cristoétaitelle-mêmedevenueinvisible,maislesmatelotssemblaientavoir,commelelynx,lafacultédevoirdanslesténèbres,etlepilote,quisetenaitaugouvernail,nemarquaitpaslamoindrehésitation.
Uneheureàpeuprèss’étaitécouléedepuislecoucherdusoleil, lorsqueFranzcrutapercevoir,àunquartdemilleàlagauche,unemassesombre,maisilétaitsiimpossiblededistinguercequec’était,que,craignantd’exciterl’hilaritédesesmatelots,enprenantquelquesnuagesflottantspourlaterreferme,ilgardalesilence.Maistoutàcoupunegrandelueurapparutsurlarive;laterrepouvaitressembleràunnuage,maislefeun’étaitpasunmétéore.«Qu’est-cequecettelumière?demanda-t-il.–Chut!ditlepatron,c’estunfeu.–Maisvousdisiezquel’îleétaitinhabitée!–Jedisaisqu’ellen’avaitpasdepopulationfixe,maisj’aiditaussiqu’elleestunlieuderelâchepour
lescontrebandiers.–Etpourlespirates!–Etpourlespirates,ditGaetanorépétantlesparolesdeFranz;c’estpourcelaquej’aidonnél’ordre
depasserl’île,car,ainsiquevouslevoyez,lefeuestderrièrenous.–Maisce feu,continuaFranz,mesembleplutôtunmotifdesécuritéqued’inquiétude,desgensqui
craindraientd’êtrevusn’auraientpasallumécefeu.–Oh!celaneveutriendire,ditGaetano,sivouspouviezjuger,aumilieudel’obscurité,delaposition
del’île,vousverriezque,placécommeill’est,cefeunepeutêtreaperçunidelacôte,nidelaPianosa,maisseulementdelapleinemer.–Ainsivouscraignezquecefeunenousannoncemauvaisecompagnie?–C’estcedontilfaudras’assurer,repritGaetano,lesyeuxtoujoursfixéssurcetteétoileterrestre.–Etcomments’enassurer?–Vousallezvoir.»ÀcesmotsGaetano tint conseil avec sescompagnons, et auboutdecinqminutesdediscussion,on
exécutaensilenceunemanœuvre,àl’aidedelaquelle,enuninstant,oneutvirédebord;alorsonrepritla routequ’onvenaitde faire, etquelques secondesaprèscechangementdedirection, le feudisparut,cachéparquelquemouvementdeterrain.Alors lepilote imprimapar legouvernailunenouvelledirectionaupetitbâtiment,quise rapprocha
visiblementdel’îleetquibientôtnes’entrouvapluséloignéqued’unecinquantainedepas.Gaetanoabattitlavoile,etlabarquerestastationnaire.Toutcelaavaitétéfaitdansleplusgrandsilence,etd’ailleurs,depuislechangementderoute,pasune
parolen’avaitétéprononcéeàbord.Gaetano, qui avait proposé l’expédition, en avait pris toute la responsabilité sur lui. Les quatre
matelotsne lequittaientpasdesyeux, toutenpréparant lesavironsetense tenantévidemmentprêtsàfaireforcederames,cequi,grâceàl’obscurité,n’étaitpasdifficile.QuantàFranz,ilvisitaitsesarmesaveccesang-froidquenousluiconnaissons;ilavaitdeuxfusilsà
deuxcoupsetunecarabine,illeschargea,s’assuradesbatteries,etattendit.Pendantcetemps,lepatronavaitjetébassoncabanetsachemise,assurésonpantalonautourdeses
reins,et,commeilétaitpiedsnus,iln’avaiteunisouliersnibasàdéfaire.Unefoisdanscecostume,ouplutôt hors de son costume, il mit un doigt sur ses lèvres pour faire signe de garder le plus profondsilence, et, se laissant couler dans la mer, il nagea vers le rivage avec tant de précaution qu’il étaitimpossible d’entendre le moindre bruit. Seulement, au sillon phosphorescent que dégageaient sesmouvements,onpouvaitsuivresatrace.Bientôt,cesillonmêmedisparut:ilétaitévidentqueGaetanoavaittouchéterre.Toutlemondesurlepetitbâtimentrestaimmobilependantunedemi-heure,auboutdelaquelleonvit
reparaîtreprèsdurivageets’approcherdelabarquelemêmesillonlumineux.Auboutd’uninstant,etendeuxbrassées,Gaetanoavaitatteintlabarque.«Ehbien?firentensembleFranzetlesquatrematelots.
–Ehbien,dit-il,cesontdescontrebandiersespagnols;ilsontseulementaveceuxdeuxbanditscorses.–Etquefontcesdeuxbanditscorsesavecdescontrebandiersespagnols?– Eh !monDieu ! Excellence, reprit Gaetano d’un ton de profonde charité chrétienne, il faut bien
s’aiderlesunslesautres.Souventlesbanditssetrouventunpeupresséssurterreparlesgendarmesoulescarabiniers,ehbien,ilstrouventlàunebarque,etdanscettebarquedebonsgarçonscommenous.Ilsviennent nous demander l’hospitalité dans notre maison flottante. Le moyen de refuser secours à unpauvrediablequ’onpoursuit !Nous le recevons, et, pourplusgrande sécurité, nousgagnons le large.Celanenous coûte rien et sauve lavieou, tout aumoins, la liberté àundenos semblablesqui, dansl’occasion, reconnaît le service que nous lui avons rendu en nous indiquant un bon endroit où nouspuissionsdébarquernosmarchandisessansêtredérangésparlescurieux.–Ahçà!ditFranz,vousêtesdoncunpeucontrebandiervous-même,moncherGaetano?–Eh!quevoulez-vous,Excellence!dit-ilavecunsourireimpossibleàdécrire,onfaitunpeudetout;
ilfautbienvivre.–AlorsvousêtesenpaysdeconnaissanceaveclesgensquihabitentMonte-Cristoàcetteheure?–Àpeuprès.Nousautresmariniers,noussommescommelesfrancs-maçons,nousnousreconnaissons
àcertainssignes.–Etvouscroyezquenousn’aurionsrienàcraindreendébarquantànotretour?–Absolumentrien,lescontrebandiersnesontpasdesvoleurs.–Maiscesdeuxbanditscorses…repritFranz,calculantd’avancetoutesleschancesdedanger.–EhmonDieu!ditGaetano,cen’estpasleurfautes’ilssontbandits,c’estcelledel’autorité.–Commentcela?–Sansdoute!onlespoursuitpouravoirfaitunepeau,pasautrechose;commes’iln’étaitpasdansla
natureduCorsedesevenger!–Qu’entendez-vousparavoir faitunepeau ?Avoir assassinéunhomme?ditFranz, continuant ses
investigations.–J’entendsavoirtuéunennemi,repritlepatron,cequiestbiendifférent.–Ehbien,fitlejeunehomme,allonsdemanderl’hospitalitéauxcontrebandiersetauxbandits.Croyez-
vousqu’ilsnousl’accordent?–Sansaucundoute.–Combiensont-ils?–Quatre,Excellence,etlesdeuxbanditsçafaitsix.–Ehbien,c’estjustenotrechiffre;noussommesmême,danslecasoùcesmessieursmontreraientde
mauvaisesdispositions,enforceégale,etparconséquentenmesuredelescontenir.Ainsi,unedernièrefois,vapourMonte-Cristo.–Oui,Excellence;maisvousnouspermettrezbienencoredeprendrequelquesprécautions?–Commentdonc,moncher!soyezsagecommeNestor,etprudentcommeUlysse.Jefaisplusquede
vouslepermettre,jevousyexhorte.–Ehbienalors,silence!»fitGaetano.Toutlemondesetut.Pourunhommeenvisageant, commeFranz, toutechose sous sonvéritablepointdevue, la situation,
sans être dangereuse, ne manquait pas d’une certaine gravité. Il se trouvait dans l’obscurité la plusprofonde,isolé,aumilieudelamer,avecdesmariniersquineleconnaissaientpasetquin’avaientaucunmotifde luiêtredévoués ;qui savaientqu’il avaitdanssaceinturequelquesmilliersde francs,etquiavaientdix fois, sinonavecenvie,dumoinsaveccuriosité, examinésesarmes,quiétaient fortbelles.D’unautrecôté,ilallaitaborder,sansautreescortequeceshommes,dansuneîlequiportaitunnomfortreligieux, mais qui ne semblait pas promettre à Franz une autre hospitalité que celle du Calvaire auChrist,grâceàsescontrebandiersetàsesbandits.Puiscettehistoiredebâtimentscoulésàfond,qu’il
avait crue exagérée le jour, lui semblait plus vraisemblable la nuit. Aussi, placé qu’il était entre cedoubledangerpeut-êtreimaginaire,ilnequittaitpasceshommesdesyeuxetsonfusildelamain.Cependantlesmariniersavaientdenouveauhisséleursvoilesetavaientreprisleursillondéjàcreusé
enallantetenrevenant.Àtraversl’obscuritéFranz,déjàunpeuhabituéauxténèbres,distinguaitlegéantdegranitquelabarquecôtoyait;puisenfin,endépassantdenouveaul’angled’unrocher,ilaperçutlefeuquibrillait,pluséclatantquejamais,etautourdecefeu,cinqousixpersonnesassises.La réverbération du foyer s’étendait d’une centaine de pas en mer. Gaetano côtoya la lumière, en
faisant toutefoisrester labarquedanslapartienonéclairée;puis, lorsqu’ellefut toutàfaitenfacedufoyer, il mit le cap sur lui et entra bravement dans le cercle lumineux, en entonnant une chanson depêcheursdontilsoutenaitlechantàluiseul,etdontsescompagnonsreprenaientlerefrainenchœur.Aupremiermotdelachanson,leshommesassisautourdufoyers’étaientlevésets’étaientapprochés
dudébarcadère, lesyeux fixés sur labarque,dont ils s’efforçaientvisiblementde juger la force etdedeviner les intentions.Bientôt, ilsparurentavoirfaitunexamensuffisantetallèrent,à l’exceptiond’unseul qui resta debout sur le rivage, se rasseoir autour du feu, devant lequel rôtissait un chevreau toutentier.Lorsque le bateau fut arrivé à une vingtaine de pas de la terre, l’homme qui était sur le rivage fit
machinalement,avecsacarabine,legested’unesentinellequiattendunepatrouille,etcriaQuivive!enpatoissarde.Franz arma froidement ses deux coups. Gaetano échangea alors avec cet homme quelques paroles
auxquelleslevoyageurnecompritrien,maisquileconcernaientévidemment.«SonExcellence,demandalepatron,veut-ellesenommerougarderl’incognito?–Monnomdoit êtreparfaitement inconnu ; dites-leurdonc simplement, repritFranz,que je suisun
Françaisvoyageantpoursesplaisirs.»Lorsque Gaetano eut transmis cette réponse, la sentinelle donna un ordre à l’un des hommes assis
devantlefeu,lequelselevaaussitôt,etdisparutdanslesrochers.Il se fit un silence. Chacun semblait préoccupé de ses affaires : Franz de son débarquement, les
matelots de leurs voiles, les contrebandiers de leur chevreau, mais, au milieu de cette insoucianceapparente,ons’observaitmutuellement.L’hommequis’étaitéloignéreparuttoutàcoup,ducôtéopposédeceluiparlequelilavaitdisparu.Il
fitunsignedelatêteàlasentinelle,quiseretournadeleurcôtéetsecontentadeprononcercesseulesparoles:S’accommodi.Les’accommodiitalienestintraduisible;ilveutdireàlafois,venez,entrez,soyezlebienvenu,faites
commechezvous,vousêteslemaître.C’estcommecettephraseturquedeMolière,quiétonnaitsifortlebourgeoisgentilhommeparlaquantitédechosesqu’ellecontenait.Lesmatelotsnese lefirentpasdiredeuxfois :enquatrecoupsderames, labarquetouchala terre.
Gaetano sauta sur la grève, échangea encore quelques mots à voix basse avec la sentinelle, sescompagnonsdescendirentl’unaprèsl’autre;puisvintenfinletourdeFranz.Ilavaitundesesfusilsenbandoulière,Gaetanoavaitl’autre,undesmatelotstenaitsacarabine.Son
costume tenait à la fois de l’artiste et du dandy, ce qui n’inspira aux hôtes aucun soupçon, et parconséquentaucuneinquiétude.Onamarra labarque au rivage, on fit quelquespaspour chercherunbivouac commode ;mais sans
doutelepointverslequelons’acheminaitn’étaitpasdelaconvenanceducontrebandierquiremplissaitlepostedesurveillant,carilcriaàGaetano:«Non,pointparlà,s’ilvousplaît.»Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage, s’avança du côté opposé, tandis que deux
matelots,pouréclairerlaroute,allaientallumerdestorchesaufoyer.On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite esplanade tout entourée de rochers dans
lesquelsonavaitcreusédesespècesdesièges,àpeuprèspareilsàdepetitesguéritesoùl’onmonteraitlagardeassis.Alentourpoussaient,dansdesveinesdeterrevégétalequelqueschênesnainsetdestouffesépaisses de myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, à un amas de cendres, qu’il n’était pas lepremieràs’apercevoirduconfortabledecettelocalité,etquecedevaitêtreunedesstationshabituellesdesvisiteursnomadesdel’îledeMonte-Cristo.Quantàsonattented’événement,elleavaitcessé;unefoislepiedsurlaterreferme,unefoisqu’ileut
vu les dispositions, sinon amicales, dumoins indifférentes de ses hôtes, toute sa préoccupation avaitdisparu, et, à l’odeur du chevreau qui rôtissait au bivouac voisin, la préoccupation s’était changée enappétit.IltouchadeuxmotsdecenouvelincidentàGaetano,quiluiréponditqu’iln’yavaitriendeplussimple
qu’unsouperquandonavait,commeeuxdansleurbarque,dupain,duvin,sixperdrixetunbonfeupourlesfairerôtir.«D’ailleurs, ajouta-t-il, siVotreExcellence trouve si tentante l’odeur de ce chevreau, je puis aller
offrirànosvoisinsdeuxdenosoiseauxpourunetranchedeleurquadrupède.–Faites,Gaetano,faites,ditFranz;vousêtesvéritablementnéaveclegéniedelanégociation.»Pendantcetemps,lesmatelotsavaientarrachédesbrasséesdebruyères,faitdesfagotsdemyrtesetde
chênesverts,auxquelsilsavaientmislefeu,cequiprésentaitunfoyerassezrespectable.Franzattendaitdoncavecimpatience,humanttoujoursl’odeurduchevreau,leretourdupatron,lorsque
celui-cireparutetvintàluid’unairfortpréoccupé.«Ehbien,demanda-t-il,quoidenouveau?onrepoussenotreoffre?–Au contraire, fitGaetano.Le chef, à qui l’on a dit quevous étiez un jeunehomme français, vous
inviteàsouperaveclui.–Eh bien,mais, dit Franz, c’est un homme fort civilisé que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je
refuserais;d’autantplusquej’apportemapartdusouper.–Oh!cen’estpascela:iladequoisouper,etau-delà,maisc’estqu’ilmetàvotreprésentationchez
luiunesingulièrecondition.–Chezlui!repritlejeunehomme;iladoncfaitbâtirunemaison?–Non;maisiln’enapasmoinsunchezluifortconfortable,àcequ’onassuredumoins.–Vousconnaissezdonccechef?–J’enaientenduparler.–Enbienouenmal?–Desdeuxfaçons.–Diable!Etquelleestcettecondition?–C’estdevous laisserbander lesyeuxetden’ôtervotrebandeauquelorsqu’ilvousy invitera lui-
même.»FranzsondaautantquepossibleleregarddeGaetanopoursavoircequecachaitcetteproposition.«Ahdame!repritcelui-ci,répondantàlapenséedeFranz,jelesaisbien,lachosemériteréflexion.–Queferiez-vousàmaplace?fitlejeunehomme.–Moi,quin’airienàperdre,j’irais.–Vousaccepteriez?–Oui,nefût-cequeparcuriosité.–Ilyadoncquelquechosedecurieuxàvoirchezcechef?–Écoutez,ditGaetanoenbaissantlavoix,jenesaispassicequ’onditestvrai…»Ils’arrêtaenregardantsiaucunétrangernel’écoutait.«Etquedit-on?–OnditquecechefhabiteunsouterrainauprèsduquellepalaisPittiestbienpeudechose.–Quelrêve!ditFranzenserasseyant.
–Oh!cen’estpasunrêve,continualepatron,c’estuneréalité!Cama,lepiloteduSaint-Ferdinand,yestentréun jour,et ilenest sorti toutémerveillé,endisantqu’iln’yadepareils trésorsquedans lescontesdefées.–Ahçà!mais,savez-vous,ditFranz,qu’avecdepareillesparolesvousmeferiezdescendredansla
caverned’Ali-Baba?–Jevousdiscequ’onm’adit,Excellence.–Alors,vousmeconseillezd’accepter?–Oh!jenedispascela!VotreExcellenceferaselonsonbonplaisir.Jenevoudraispasluidonnerun
conseildansunesemblableoccasion.»Franzréfléchitquelques instants,compritquecethommesi richenepouvait luienvouloir,à luiqui
portaitseulementquelquesmillefrancs;et,commeiln’entrevoyaitdanstoutcelaqu’unexcellentsouper,ilaccepta.Gaetanoallaportersaréponse.Cependantnousl’avonsdit,Franzétaitprudent ;aussivoulut-ilavoir leplusdedétailspossiblesur
son hôte étrange etmystérieux. Il se retourna donc du côté dumatelot qui, pendant ce dialogue, avaitplumélesperdrixaveclagravitéd’unhommefierdesesfonctions,etluidemandadansquoiseshommesavaientpuaborder,puisqu’onnevoyaitnibarques,nispéronares,nitartanes.«Jenesuispasinquietdecela,ditlematelot,etjeconnaislebâtimentqu’ilsmontent.–Est-ceunjolibâtiment?–J’ensouhaiteunpareilàVotreExcellencepourfaireletourdumonde.–Dequelleforceest-il?–Maisdecenttonneauxàpeuprès.C’est,duresteunbâtimentdefantaisie,unyacht,commedisentles
Anglais,maisconfectionné,voyez-vous,defaçonàtenirlamerpartouslestemps.–Etoùa-t-ilétéconstruit?–Jel’ignore.Cependantjelecroisgénois.–Etcommentunchefdecontrebandiers,continuaFranz,ose-t-ilfaireconstruireunyachtdestinéàson
commercedansleportdeGênes?–Jen’aipasdit,fitlematelot,quelepropriétairedeceyachtfûtuncontrebandier.–Non;maisGaetanol’adit,cemesemble.–Gaetanoavaitvul’équipagedeloin,maisiln’avaitencoreparléàpersonne.–Maissicethommen’estpasunchefdecontrebandiers,quelest-ildonc?–Unricheseigneurquivoyagepoursonplaisir.»« Allons, pensa Franz, le personnage n’en est que plus mystérieux, puisque les versions sont
différentes.»«Etcomments’appelle-t-il?–Lorsqu’onleluidemande,ilrépondqu’ilsenommeSimbadlemarin.Maisjedoutequecesoitson
véritablenom.–Simbadlemarin?–Oui.–Etoùhabiteceseigneur?–Surlamer.–Dequelpaysest-il?–Jenesaispas.–L’avez-vousvu?–Quelquefois.–Quelhommeest-ce?–VotreExcellenceenjugeraelle-même.–Etoùva-t-ilmerecevoir?
–SansdoutedanscepalaissouterraindontvousaparléGaetano.– Et vous n’avez jamais eu la curiosité, quand vous avez relâché ici et que vous avez trouvé l’île
déserte,dechercheràpénétrerdanscepalaisenchanté?–Oh!sifait,Excellence,repritlematelot,etplusd’unefoismême;maistoujoursnosrecherchesont
étéinutiles.Nousavonsfouillélagrottedetouscôtésetnousn’avonspastrouvélepluspetitpassage.Aureste,onditquelaportenes’ouvrepasavecuneclef,maisavecunmotmagique.–Allons,décidément,murmuraFranz,mevoilàembarquédansuncontedesMilleetuneNuits.–SonExcellencevousattend»,ditderrièreluiunevoixqu’ilreconnutpourcelledelasentinelle.Le
nouveauvenuétaitaccompagnédedeuxhommesdel’équipageduyacht.Pourtouteréponse,Franztirasonmouchoiretleprésentaàceluiquiluiavaitadressélaparole.Sansdireuneseuleparole,onluibandalesyeuxavecunsoinquiindiquaitlacraintequ’ilnecommit
quelqueindiscrétion;aprèsquoionluifitjurerqu’iln’essayeraitenaucunefaçond’ôtersonbandeau.Iljura.Alorslesdeuxhommesleprirentchacunparunbras,etilmarchaguidépareuxetprécédéde
la sentinelle.Aprèsune trentainedepas, il sentit, à l’odeurdeplus enplus appétissanteduchevreau,qu’il repassait devant le bivouac ; puis on lui fit continuer sa route pendant une cinquantaine de pasencore,enavançantévidemmentducôtéoùl’onn’avaitpasvoululaisserpénétrerGaetano:défensequis’expliquaitmaintenant.Bientôt,auchangementd’atmosphère,ilcompritqu’ilentraitdansunsouterrain.;au bout de quelques secondes demarche, il entendit un craquement, et il lui sembla que l’atmosphèrechangeaitencoredenatureetdevenait tièdeetparfumée ;enfin, il sentitquesespiedsposaient suruntapisépaisetmoelleux;sesguidesl’abandonnèrent.Ilsefituninstantdesilence,etunevoixditenbonfrançais,quoiqueavecunaccentétranger:«Vousêteslebienvenuchezmoi,monsieur,etvouspouvezôtervotremouchoir.»Commeonlepensebien,Franznesefitpasrépéterdeuxfoiscetteinvitation;illevasonmouchoir,et
setrouvaenfaced’unhommedetrente-huitàquaranteans,portantuncostumetunisien,c’est-à-direunecalotterougeavecunlongglanddesoiebleue,unevestededrapnoirtoutebrodéed’or,despantalonssang de bœuf larges et bouffants des guêtres de même couleur brodées d’or comme la veste, et desbabouchesjaunes;unmagnifiquecachemireluiserraitlataille,etunpetitcangiaraiguetrecourbéétaitpassédanscetteceinture.Quoique d’une pâleur presque livide, cet homme avait une figure remarquablement belle ; ses yeux
étaientvifsetperçants;sonnezdroit,etpresquedeniveauaveclefront,indiquaitletypegrecdanstoutesapureté,etsesdents,blanchescommedesperles,ressortaientadmirablementsouslamoustachenoirequilesencadrait.Seulementcettepâleurétaitétrange;oneûtditunhommeenfermédepuislongtempsdansuntombeau,
etquin’eûtpaspureprendrelacarnationdesvivants.Sansêtred’unegrandetaille,ilétaitbienfaitdureste,et,commeleshommesduMidi,avaitlesmains
etlespiedspetits.Mais ce qui étonna Franz, qui avait traité de rêve le récit de Gaetano, ce fut la somptuosité de
l’ameublement.Toutelachambreétaittendued’étoffesturquesdecouleurcramoisieetbrochéesdefleursd’or.Dans
unenfoncementétaituneespècededivansurmontéd’untrophéed’armesarabesàfourreauxdevermeiletàpoignéesresplendissantesdepierreries;auplafond,pendaitunelampeenverredeVenise,d’uneformeetd’unecouleurcharmantes,et lespiedsreposaientsuruntapisdeTurquiedanslequel ilsenfonçaientjusqu’àlacheville:desportièrespendaientdevantlaporteparlaquelleFranzétaitentré,etdevantuneautreportedonnantpassagedansunesecondechambrequiparaissaitsplendidementéclairée.L’hôtelaissauninstantFranztoutàsasurprise,etd’ailleursilluirendaitexamenpourexamen,etnele
quittaitpasdesyeux.«Monsieur, luidit-ilenfin,mille foispardondesprécautionsque l’onaexigéesdevouspourvous
introduirechezmoi:mais,commelaplupartdutempscetteîleestdéserte,silesecretdecettedemeureétaitconnu,jetrouveraissansdoute,enrevenant,monpied-à-terreenassezmauvaisétat,cequimeseraitfortdésagréable,nonpaspourlapertequecelamecauserait,maisparcequejen’auraispaslacertitudedepouvoir,quand je leveux,meséparerdu restede la terre.Maintenant, jevais tâcherdevous faireoubliercepetitdésagrément,envousoffrantcequevousn’espériezcertespastrouverici,c’est-à-direunsouperpassableetd’assezbonslits.–Mafoi,moncherhôte,réponditFranz,ilnefautpasvousexcuserpourcela.J’aitoujoursvuquel’on
bandait les yeux aux gens qui pénétraient dans les palais enchantés : voyez plutôt Raoul dans lesHuguenots et véritablement je n’ai pas à me plaindre, car ce que vous me montrez fait suite auxmerveillesdesMilleetuneNuits.–Hélas! jevousdiraicommeLucullus:Si j’avaissuavoir l’honneurdevotrevisite, jem’yserais
préparé.Maisenfin,telqu’estmonermitage,jelemetsàvotredisposition;telqu’ilest,monsoupervousestoffert.Ali,sommes-nousservis?»Presqueaumêmeinstant,laportièresesouleva,etunNègrenubien,noircommel’ébèneetvêtud’une
simpletuniqueblanche,fitsigneàsonmaîtrequ’ilpouvaitpasserdanslasalleàmanger.«Maintenant,ditl’inconnuàFranz,jenesaissivousêtesdemonavis,maisjetrouvequerienn’est
gênant comme de rester deux ou trois heures en tête-à-tête sans savoir de quel nom ou de quel titres’appeler.Remarquezquejerespectetroplesloisdel’hospitalitépourvousdemanderouvotrenomouvotre titre ; jevousprie seulementdemedésigneruneappellationquelconque,à l’aidede laquelle jepuisse vous adresser la parole. Quant à moi, pour vousmettre à votre aise je vous dirai que l’on al’habitudedem’appelerSimbadlemarin.–Etmoi,repritFranz,jevousdiraique,commeilnememanque,pourêtredanslasituationd’Aladin,
que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulté à ce que, pour le moment, vousm’appeliezAladin.Celanenoussortirapasdel’Orient,oùjesuistentédecroirequej’aiététransportéparlapuissancedequelquebongénie.–Ehbien,seigneurAladin,fitl’étrangeamphitryon,vousavezentenduquenousétionsservis,n’est-ce
pas?veuillezdoncprendrelapeined’entrerdanslasalleàmanger;votretrèshumbleserviteurpassedevantvouspourvousmontrerlechemin.»Etàcesmots,soulevantlaportière,SimbadpassaeffectivementdevantFranz.Franz marchait d’enchantements en enchantements ; la table était splendidement servie. Une fois
convaincu de ce point important, il porta les yeux autour de lui. La salle à manger était non moinssplendidequeleboudoirqu’ilvenaitdequitter;elleétaittoutenmarbre,avecdesbasreliefsantiquesduplus grand prix, et aux deux extrémités de cette salle, qui était oblongue, deux magnifiques statuesportaientdescorbeillessurleurstêtes.Cescorbeillescontenaientdeuxpyramidesdefruitsmagnifiques;c’étaientdes ananasdeSicile, desgrenadesdeMalaga,desorangesdes îlesBaléares, despêchesdeFranceetdesdattesdeTunis.Quantausouper,ilsecomposaitd’unfaisanrôtientourédemerlesdeCorse,d’unjambondesanglierà
lagelée,d’unquartierdechevreauàlatartare,d’unturbotmagnifiqueetd’unegigantesquelangouste.Lesintervallesdesgrandsplatsétaientremplispardepetitsplatscontenantlesentremets.Lesplatsétaientenargent,lesassiettesenporcelaineduJapon.Franzsefrottalesyeuxpours’assurerqu’ilnerêvaitpas.Aliseulétaitadmisàfaireleserviceets’enacquittaitfortbien.Leconviveenfitcomplimentàson
hôte.«Oui,repritcelui-ci,toutenfaisantleshonneursdesonsouperaveclaplusgrandeaisance;oui,c’est
unpauvrediablequim’estfortdévouéetquifaitdesonmieux.Ilsesouvientquejeluiaisauvélavie,etcommeiltenaitàsatête,àcequ’ilparaît,ilm’agardéquelquereconnaissancedelaluiavoirconservée.»
Alis’approchadesonmaître,luipritlamainetlabaisa.«Etserait-cetropindiscret,seigneurSimbad,ditFranz,devousdemanderenquellecirconstancevous
avezfaitcettebelleaction?–Oh!monDieu,c’estbiensimple,réponditl’hôte.Ilparaîtqueledrôleavaitrôdéplusprèsdusérail
dubeydeTunisqu’iln’étaitconvenabledelefaireàungaillarddesacouleur;desortequ’ilavaitétécondamnéparlebeyàavoirlalangue,lamainetlatêtetranchées:lalanguelepremierjour,lamainlesecond,etlatêteletroisième.J’avaistoujourseuenvied’avoirunmuetàmonservice;j’attendisqu’ileûtlalanguecoupée,etj’allaiproposeraubeydemeledonnerpourunmagnifiquefusilàdeuxcoupsqui,laveille,m’avaitparuéveillerlesdésirsdeSaHautesse.Ilbalançauninstant,tantiltenaitàenfiniraveccepauvrediable.Maisj’ajoutaiàcefusiluncouteaudechasseanglaisaveclequelj’avaishachéleyatagandeSaHautesse;desortequelebeysedécidaàluifairegrâcedelamainetdelatête,maisàconditionqu’ilneremettraitjamaislepiedàTunis.Larecommandationétaitinutile.Duplusloinquelemécréantaperçoitlescôtesd’Afrique,ilsesauveàfonddecale,etl’onnepeutlefairesortirdelàquelorsqu’onesthorsdevuedelatroisièmepartiedumonde.»Franz restaunmomentmuetetpensif, cherchantcequ’ildevaitpenserde labonhomiecruelleavec
laquellesonhôtevenaitdeluifairecerécit.«Et,commel’honorablemarindontvousavezprislenom,dit-ilenchangeantdeconversation,vous
passezvotrevieàvoyager?– Oui ; c’est un vœu que j’ai fait dans un temps où je ne pensais guère pouvoir l’accomplir, dit
l’inconnuensouriant.J’enaifaitquelques-unscommecela,etqui,jel’espère,s’accomplironttousàleurtour.»QuoiqueSimbadeûtprononcécesmotsavecleplusgrandsang-froid,sesyeuxavaientlancéunregard
deférocitéétrange.«Vousavezbeaucoupsouffertmonsieur?»luiditFranz.Simbadtressaillitetleregardafixement.«Àquoivoyez-vouscela?demanda-t-il.–Àtout,repritFranz:àvotrevoix,àvotreregard,àvotrepâleur,etàlaviemêmequevousmenez.–Moi!jemènelavielaplusheureusequejeconnaisse,unevéritableviedepacha;jesuisleroide
lacréation:jemeplaisdansunendroit,j’yreste;jem’ennuie,jepars;jesuislibrecommel’oiseau,j’aidesailescommelui;lesgensquim’entourentm’obéissentsurunsigne.Detempsentemps,jem’amuseàraillerlajusticehumaineenluienlevantunbanditqu’ellecherche,uncriminelqu’ellepoursuit.Puisj’aima justice àmoi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamneou qui absout, et à laquellepersonnen’arienàvoir.Ah!sivousaviezgoûtédemavie,vousn’envoudriezplusd’autre,etvousnerentreriezjamaisdanslemonde,àmoinsquevousn’eussiezquelquegrandprojetàyaccomplir.–Unevengeance!parexemple»,ditFranz.L’inconnu fixa sur le jeunehommeundeces regardsquiplongentauplusprofondducœuretde la
pensée.«Etpourquoiunevengeance?demanda-t-il.–Parceque,repritFranz,vousm’aveztoutl’aird’unhommequi,persécutéparlasociété,auncompte
terribleàrégleravecelle.–Ehbien,fitSimbadenriantdesonrireétrange,quimontraitsesdentsblanchesetaiguës,vousn’y
êtespas;telquevousmevoyez,jesuisuneespècedephilanthrope,etpeut-êtreunjourirai-jeàParispourfaireconcurrenceàM.Appertetàl’hommeauPetitManteauBleu.–Etceseralapremièrefoisquevousferezcevoyage?–Oh!monDieu,oui.J’ail’aird’êtrebienpeucurieux,n’est-cepas?maisjevousassurequ’iln’ya
pasdemafautesij’aitanttardé,celaviendraunjouroul’autre!–Etcomptez-vousfairebientôtcevoyage?
–Jenesaisencore,ildépenddecirconstancessoumisesàdescombinaisonsincertaines.–Jevoudraisyêtreàl’époqueoùvousyviendrez,jetâcheraisdevousrendre,entantqu’ilseraiten
monpouvoir,l’hospitalitéquevousmedonnezsilargementàMonte-Cristo.–J’accepteraisvotreoffreavecungrandplaisir,repritl’hôte;maismalheureusement,sij’yvais,ce
serapeut-êtreincognito.»Cependant,lesoupers’avançaitetparaissaitavoirétéserviàlaseuleintentiondeFranz,caràpeinesi
l’inconnuavait touchéduboutdesdentsàunoudeuxplatsdusplendidefestinqu’il luiavaitoffert,etauquelsonconviveinattenduavaitfaitsilargementhonneur.Enfin,Aliapportaledessert,ouplutôtpritlescorbeillesdesmainsdesstatuesetlesposasurlatable.Entrelesdeuxcorbeilles,ilplaçaunepetitecoupedevermeilferméeparuncouvercledemêmemétal.LerespectaveclequelAliavaitapportécettecoupepiqualacuriositédeFranz.Illevalecouvercleet
vit une espèce de pâte verdâtre qui ressemblait à des confitures d’angélique, mais qui lui étaitparfaitementinconnue.Il replaça le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe contenait après avoir remis le couvercle
qu’avantdel’avoirlevé,et,enreportantlesyeuxsursonhôte,illevitsouriredesondésappointement.«Vousnepouvezpasdeviner, luiditcelui-ci,quelleespècedecomestiblecontientcepetitvase,et
celavousintrigue,n’est-cepas?–Jel’avoue.–Ehbien,cettesortedeconfitureverten’estniplusnimoinsque l’ambroisiequ’Hébéservaità la
tabledeJupiter.–Maiscetteambroisie,ditFranz,a sansdoute,enpassantpar lamaindeshommes,perdusonnom
célestepourprendreunnomhumain;enlanguevulgaire,commentcetingrédient,pourlequel,aureste,jenemesenspasunegrandesympathie,s’appelle-t-il?–Eh!voilà justementcequi révèlenotreoriginematérielle,s’écriaSimbad ;souventnouspassons
ainsi auprès du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l’avons vu et regardé, sans lereconnaître.Êtes-vousunhommepositifetl’orest-ilvotredieu,goûtezàceci,etlesminesduPérou,deGuzarate et de Golconde vous seront ouvertes. Êtes-vous un homme d’imagination, êtes-vous poète,goûtezencoreàceci,etlesbarrièresdupossibledisparaîtront;leschampsdel’infinivonts’ouvrir,vousvous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans le domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vousambitieuxcourez-vousaprès lesgrandeursde la terre,goûtezdececi toujours, etdansuneheurevousserezroi,nonpasroid’unpetitroyaumecachédansuncoindel’Europe,commelaFrance,l’Espagneoul’Angleterre mais roi du monde, roi de l’univers, roi de la création. Votre trône sera dressé sur lamontagne où Satan emporta Jésus ; et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans être forcé de luibaiserlagriffe,vousserezlesouverainmaîtredetouslesroyaumesdelaterre.N’est-cepastentant,cequejevousoffrelàdites,etn’est-cepasunechosebienfacilepuisqu’iln’yaquecelaàfaire?Regardez.»Àcesmots,ildécouvritàsontourlapetitecoupedevermeilquicontenaitlasubstancetantlouée,prit
une cuillerée à café des confituresmagiques, la porta à sa bouche et la savoura lentement, les yeux àmoitiéfermés,etlatêterenverséeenarrière.Franzluilaissatoutletempsd’absorbersonmetsfavori,puis,lorsqu’illevitunpeurevenuàlui:«Maisenfin,dit-il,qu’est-cequecemetssiprécieux?–Avez-vousentenduparlerduVieuxdelaMontagne,luidemandasonhôte,lemêmequivoulutfaire
assassinerPhilippeAuguste?–Sansdoute.–Ehbien,voussavezqu’ilrégnaitsurunerichevalléequidominaitlamontagned’oùilavaitprisson
nompittoresque.DanscettevalléeétaientdemagnifiquesjardinsplantésparHassen-ben-Sabah,et,danscesjardins,despavillonsisolés.C’estdanscespavillonsqu’ilfaisaitentrersesélus,etlàilleurfaisait
manger, ditMarco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, aumilieu de plantestoujours fleuries, de fruits toujours mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gensbienheureuxprenaientpour la réalité,c’étaitunrêve ;maisunrêvesidoux,sienivrant,sivoluptueux,qu’ilssevendaientcorpsetâmeàceluiqui le leuravaitdonné,etqu’obéissantàsesordrescommeàceuxdeDieu,ilsallaientfrapperauboutdumondelavictimeindiquée,mourantdanslestorturessansseplaindreàlaseuleidéequelamortqu’ilssubissaientn’étaitqu’unetransitionàcetteviededélicesdontcetteherbesainte,serviedevantvous,leuravaitdonnéunavant-goût.–Alors,s’écriaFranz,c’estduhachisch!Oui,jeconnaiscela,denomdumoins.–Justement,vousavezditlemot,seigneurAladin,c’estduhachisch,toutcequisefaitdemeilleuret
depluspurenhachischàAlexandrie,duhachischd’Abougor,legrandfaiseur,l’hommeunique,l’hommeà qui l’on devrait bâtir un palais avec cette inscription : Au marchand du bonheur, le mondereconnaissant.–Savez-vous,luiditFranz,quej’aibienenviedejugerparmoi-mêmedelavéritéoudel’exagération
devoséloges?– Jugez par vous-même,mon hôte, jugez ; mais ne vous en tenez pas à une première expérience :
commeen toutechose, il fauthabituer les sensàune impressionnouvelle,douceouviolente, tristeoujoyeuse.Ilyauneluttedelanaturecontrecettedivinesubstance,delanaturequin’estpasfaitepourlajoieetquisecramponneàladouleur.Ilfautquelanaturevaincuesuccombedanslecombat,ilfautquelaréalitésuccèdeaurêve;etalorslerêverègneenmaître,alorsc’estlerêvequidevientlavieetlaviequidevientlerêve:maisquelledifférencedanscettetransfiguration!c’est-à-direqu’encomparantlesdouleursdel’existenceréelleauxjouissancesdel’existencefactice,vousnevoudrezplusvivrejamais,etquevousvoudrezrêvertoujours.Quandvousquitterezvotremondeàvouspourlemondedesautres,ilvoussemblerapasserd’unprintempsnapolitainàunhiverlapon,ilvoussembleraquitterleparadispourlaterre,lecielpourl’enfer.Goûtezduhachisch,monhôte!goûtez-en!»Pourtouteréponse,Franzpritunecuilleréedecettepâtemerveilleuse,mesuréesurcellequ’avaitprise
sonamphitryon,etlaportaàsabouche.«Diable!fit-ilaprèsavoiravalécesconfituresdivines,jenesaispasencoresilerésultatseraaussi
agréablequevousledites,maislachosenemeparaîtpasaussisucculentequevousl’affirmez.– Parce que les houppes de votre palais ne sont pas encore faites à la sublimité de la substance
qu’elles dégustent. Dites-moi : est-ce que dès la première fois vous avez aimé les huîtres, le thé, leporter, les truffes, toutes choses que vous avez adorées par la suite ? Est-ce que vous comprenez lesRomains, qui assaisonnaient les faisans avec de l’assafœtida, et les Chinois, qui mangent des nidsd’hirondelles?Eh!monDieu,non.Ehbien,ilenestdemêmeduhachisch:mangez-enhuitjoursdesuiteseulement,nullenourritureaumondenevousparaîtraatteindreà la finessedecegoûtquivousparaîtpeut-êtreaujourd’huifadeetnauséabond.D’ailleurs,passonsdanslachambreàcôté,c’est-à-diredansvotrechambre,etAlivanousservirlecaféetnousdonnerdespipes.»Tousdeux se levèrent, et,pendantqueceluiqui s’étaitdonné lenomdeSimbad, etquenousavons
ainsinomméde tempsen temps,defaçonàpouvoir,commesonconvive, luidonnerunedénominationquelconque,donnaitquelquesordresàsondomestique,Franzentradanslachambreattenante.Celle-ciétaitd’unameublementplussimplequoiquenonmoinsriche.Elleétaitdeformeronde,etun
granddivanenfaisaittoutletour.Maisdivan,murailles,plafondsetparquetétaienttouttendusdepeauxmagnifiques, douces et moelleuses comme les plus moelleux tapis ; c’étaient des peaux de lions del’Atlasauxpuissantescrinières;c’étaientdespeauxdetigresduBengaleauxchaudesrayures,despeauxdepanthèresduCaptachetéesjoyeusementcommecellequiapparaîtàDantès,enfindespeauxd’oursdeSibérie,derenardsdeNorvège,ettoutescespeauxétaientjetéesenprofusionlesunessurlesautres,defaçonqu’oneûtcrumarchersurlegazonleplusépaisetreposersurlelitleplussoyeux.Tousdeuxsecouchèrentsur ledivan,deschibouquesauxtuyauxdejasminetauxbouquinsd’ambre
étaientàlaportéedelamain,ettoutespréparéespourqu’onn’eûtpasbesoindefumerdeuxfoisdanslamême.Ilsenprirentchacunune.Alilesalluma,etsortitpourallerchercherlecafé.Il y eut un moment de silence, pendant lequel Simbad se laissa aller aux pensées qui semblaient
l’occuper sans cesse,mêmeaumilieude sa conversation, etFranz s’abandonnaà cette rêveriemuettedanslaquelleontombepresquetoujoursenfumantd’excellenttabac,quisembleemporteraveclafuméetouteslespeinesdel’espritetrendreenéchangeaufumeurtouslesrêvesdel’âme.Aliapportalecafé.«Commentleprendrez-vous?ditl’inconnu:àlafrançaiseouàlaturque,fortouléger,sucréounon
sucré,passéoubouilli?àvotrechoix:ilyenadepréparédetouteslesfaçons.–Jeleprendraiàlaturque,réponditFranz.– Et vous avez raison, s’écria son hôte, cela prouve que vous avez des dispositions pour la vie
orientale. Ah ! les Orientaux, voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui sachent vivre ! Quant àmoiajouta-t-ilavecundecessingulierssouriresquin’échappaientpasau jeunehomme,quand j’aurai finimes affaires à Paris, j’iraimourir enOrient et si vous voulezme retrouver alors, il faudra venirmechercherauCaire,àBagdad,ouàIspahan.–Mafoi,ditFranz,ceseralachosedumondelaplusfacile,car jecroisqu’ilmepoussedesailes
d’aigles,et,aveccesailesjeferaisletourdumondeenvingt-quatreheures.–Ah ! ah ! c’est le hachisch qui opère, eh bien ouvrez vos ailes et envolez-vous dans les régions
surhumaines;necraignezrien,onveillesurvous,etsi,commecellesd’Icare,vosailesfondentausoleilnoussommeslàpourvousrecevoir.AlorsilditquelquesmotsarabesàAli,quifitungested’obéissanceetseretira,maissanss’éloigner.QuantàFranz,uneétrangetransformations’opéraitenlui.Toutelafatiguephysiquedelajournée,toute
la préoccupation d’esprit qu’avaient fait naître les événements du soir disparaissaient commedans cepremier moment de repos où l’on vit encore assez pour sentir venir le sommeil. Son corps semblaitacquérir une légèreté immatérielle, son esprit s’éclaircissait d’une façon inouïe, ses sens semblaientdoublerleursfacultés;l’horizonallaittoujourss’élargissant,maisnonpluscethorizonsombresurlequelplanaitunevague terreuretqu’ilavaitvuavant sonsommeil,maisunhorizonbleu, transparent,vaste,avectoutcequelamerad’azur,avectoutcequelesoleiladepaillettes,avectoutcequelabriseadeparfums;puis,aumilieudeschantsdesesmatelots,chantssilimpidesetsiclairsqu’oneneûtfaituneharmonie divine si on eût pu les noter, il voyait apparaître l’île deMonte-Cristo, non plus commeunécueilmenaçantsurlesvagues,maiscommeuneoasisperduedansledésert;puisàmesurequelabarqueapprochait,leschantsdevenaientplusnombreux,caruneharmonieenchanteresseetmystérieusemontaitdecetteîleàDieu,commesiquelquefée,commeLorelay,ouquelqueenchanteurcommeAmphion,eûtvouluyattireruneâmeouybâtiruneville.Enfinlabarquetouchalarive,maissanseffort,sanssecoussecommeleslèvrestouchentleslèvres,et
il rentra dans la grotte sans que cette musique charmante cessât. Il descendit ou plutôt il lui sembladescendrequelquesmarches,respirantcetairfraisetembaumécommeceluiquidevaitrégnerautourdelagrottedeCircé,faitdetelsparfumsqu’ilsfontrêverl’esprit,detellesardeursqu’ellesfontbrûlerlessens,etilrevittoutcequ’ilavaitvuavantsonsommeil,depuisSimbad,l’hôtefantastique,jusqu’àAli,leserviteurmuet ;puis tout semblas’effaceret seconfondresoussesyeux,comme lesdernièresombresd’une lanternemagique qu’on éteint, et il se retrouva dans la chambre aux statues, éclairée seulementd’unedeceslampesantiquesetpâlesquiveillentaumilieudelanuitsurlesommeiloulavolupté.C’étaientbien lesmêmesstatues richesdeforme,de luxureetdepoésie,auxyeuxmagnétiques,aux
sourires lascifs, aux chevelures opulentes. C’était Phryné, Cléopâtre, Messaline, ces trois grandescourtisanes:puisaumilieudecesombresimpudiquesseglissait,commeunrayonpur,commeunangechrétienaumilieudel’Olympe,unedecesfigureschastes,unedecesombrescalmes,unedecesvisionsdoucesquisemblaitvoilersonfrontvirginalsoustoutescesimpuretésdemarbre.
Alorsilluiparutquecestroisstatuesavaientréunileurstroisamourspourunseulhomme,etquecethommec’était lui,qu’elless’approchaientdulitoù il rêvaitunsecondsommeil, lespiedsperdusdansleurslonguestuniquesblanches,lagorgenue,lescheveuxsedéroulantcommeuneonde,avecunedecesposesauxquellessuccombaient lesdieux,maisauxquellesrésistaient lessaints,avecundecesregardsinflexibles et ardents comme celui du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regardsdouloureuxcommeuneétreinte,voluptueuxcommeunbaiser.IlsemblaàFranzqu’il fermait lesyeux,etqu’à travers ledernierregardqu’il jetaitautourde lui il
entrevoyaitlastatuepudiquequisevoilaitentièrement;puissesyeuxfermésauxchosesréelles,sessenss’ouvrirentauximpressionsimpossibles.Alorscefutunevoluptésanstrêve,unamoursansrepos,commeceluiquepromettaitleProphèteàses
élus.Alorstoutescesbouchesdepierresefirentvivantes,toutescespoitrinessefirentchaudes,aupointquepourFranz,subissantpourlapremièrefoisl’empireduhachisch,cetamourétaitpresqueunedouleur,cettevoluptépresqueunetorture,lorsqu’ilsentaitpassersursabouchealtéréeleslèvresdecesstatues,souples et froides comme les anneaux d’une couleuvre ;mais plus ses bras tentaient de repousser cetamour inconnu, plus ses sens subissaient le charmede ce songemystérieux, si bienqu’après une luttepourlaquelleoneûtdonnésonâme,ils’abandonnasansréserveetfinitparretomberhaletant,brûlédefatigue,épuisédevolupté,souslesbaisersdecesmaîtressesdemarbreetsouslesenchantementsdecerêveinouï.
FINDUTOMEPREMIER
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–Septembre2005
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