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Historia de Roma
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JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 1
[Extrait de Folia Electronica Classica t 16 juillet‐deacutecembre 2008]
lthttpbcsfltruclacbeFE16TM16htmlgt
Le deacutemembrement de Romulus JG Frazer et
A Carandini
Reacuteflexions critiques sur un mauvais usage de la
comparaison ethnographique (II)
par
Jacques Poucet
Professeur eacutemeacuterite de lrsquoUniversiteacute de Louvain
Membre de lrsquoAcadeacutemie royale de Belgique ltjacquespoucetskynetbegt
Publication en preprint
deacuteposeacutee sur la Toile le 20 feacutevrier 2009
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 2
Table des matiegraveres
Introduction (p 3-6)
Le pseudo-deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi (p 4-5) Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements (p 5) Dema amalgame et confusionnisme (p 5-6)
A Sir James George Frazer et son œuvre (p 7-12)
Le personnage de Frazer (p 7-8) Frazer et lrsquoanthropologie (p 8-12)
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo (p 12-36)
La preacutesentation du cas des rois Shilluk (p 12-14) Un subtil amalgame (p 14) Les cabanes des rois Baganda (p 15-16) Le heacuteros de Lefkandi (p 16-17) Un rapprochement hacirctif (p 17-18) Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda (p 18-20) Le reacutegicide du roi des Shilluk (p 21-23) Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines (p 23-26) A Passage to India Quilacare Calicut Malabar (p 26-29) Les Konds du Bengale (p 29-32) Les Dayaki de Sarawak (p 32) La mythologie classique Lityersegraves et Bormos (p 32-34) La mythologie classique quelques autres exemples (p 34-35) La mythologie classique Lycaon et Arcas (p 35-36)
Conclusion (p 36-37)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3
Introduction
Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods
mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le
grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A
Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du
διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne
srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples
personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux
de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements
sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo
Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito
(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral
de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une
impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans
le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large
parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des
mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent
ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le
lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de
montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement
reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens
La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec
notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les
dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens
Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que
proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le
deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le
systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions
territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees
drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur
nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens
Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute
reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)
Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos
lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les
fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes
cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4
informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part
des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi
Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi
Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La
note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de
1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie
religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris
1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de
retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les
Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien
Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905
drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute
Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque
partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom
drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave
une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par
conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient
donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421
de la 5e eacuted de 1968)
Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens
meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un
quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance
aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait
Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un
dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh
Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas
encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant
fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le
travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus
tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de
dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5
1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt
ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐
in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5
Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini
laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun
deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de
la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase
de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le
mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais
ce nrsquoest pas le cas
Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme
des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise
en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous
voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme
prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en
fait
Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements
Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large
parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de
Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans
lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)
Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough
(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres
1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer
et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des
dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore
drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7
Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en
provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement
Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees
dans lrsquoœuvre de Frazer
Dema amalgame et confusionnisme
Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une
large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema
eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave
ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de
mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans
le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur
6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son
corps
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
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Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
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eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
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une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
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Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
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Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
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srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
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Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 2
Table des matiegraveres
Introduction (p 3-6)
Le pseudo-deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi (p 4-5) Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements (p 5) Dema amalgame et confusionnisme (p 5-6)
A Sir James George Frazer et son œuvre (p 7-12)
Le personnage de Frazer (p 7-8) Frazer et lrsquoanthropologie (p 8-12)
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo (p 12-36)
La preacutesentation du cas des rois Shilluk (p 12-14) Un subtil amalgame (p 14) Les cabanes des rois Baganda (p 15-16) Le heacuteros de Lefkandi (p 16-17) Un rapprochement hacirctif (p 17-18) Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda (p 18-20) Le reacutegicide du roi des Shilluk (p 21-23) Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines (p 23-26) A Passage to India Quilacare Calicut Malabar (p 26-29) Les Konds du Bengale (p 29-32) Les Dayaki de Sarawak (p 32) La mythologie classique Lityersegraves et Bormos (p 32-34) La mythologie classique quelques autres exemples (p 34-35) La mythologie classique Lycaon et Arcas (p 35-36)
Conclusion (p 36-37)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3
Introduction
Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods
mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le
grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A
Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du
διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne
srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples
personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux
de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements
sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo
Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito
(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral
de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une
impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans
le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large
parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des
mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent
ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le
lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de
montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement
reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens
La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec
notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les
dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens
Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que
proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le
deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le
systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions
territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees
drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur
nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens
Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute
reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)
Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos
lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les
fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes
cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4
informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part
des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi
Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi
Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La
note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de
1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie
religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris
1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de
retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les
Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien
Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905
drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute
Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque
partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom
drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave
une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par
conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient
donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421
de la 5e eacuted de 1968)
Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens
meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un
quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance
aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait
Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un
dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh
Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas
encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant
fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le
travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus
tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de
dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5
1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt
ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐
in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5
Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini
laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun
deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de
la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase
de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le
mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais
ce nrsquoest pas le cas
Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme
des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise
en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous
voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme
prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en
fait
Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements
Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large
parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de
Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans
lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)
Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough
(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres
1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer
et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des
dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore
drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7
Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en
provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement
Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees
dans lrsquoœuvre de Frazer
Dema amalgame et confusionnisme
Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une
large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema
eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave
ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de
mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans
le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur
6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son
corps
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3
Introduction
Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods
mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le
grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A
Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du
διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne
srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples
personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux
de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements
sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo
Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito
(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral
de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une
impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans
le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large
parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des
mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent
ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le
lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de
montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement
reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens
La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec
notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les
dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens
Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que
proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le
deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le
systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions
territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees
drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur
nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens
Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute
reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)
Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos
lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les
fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes
cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4
informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part
des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi
Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi
Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La
note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de
1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie
religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris
1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de
retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les
Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien
Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905
drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute
Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque
partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom
drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave
une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par
conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient
donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421
de la 5e eacuted de 1968)
Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens
meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un
quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance
aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait
Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un
dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh
Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas
encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant
fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le
travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus
tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de
dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5
1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt
ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐
in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5
Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini
laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun
deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de
la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase
de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le
mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais
ce nrsquoest pas le cas
Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme
des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise
en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous
voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme
prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en
fait
Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements
Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large
parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de
Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans
lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)
Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough
(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres
1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer
et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des
dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore
drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7
Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en
provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement
Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees
dans lrsquoœuvre de Frazer
Dema amalgame et confusionnisme
Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une
large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema
eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave
ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de
mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans
le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur
6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son
corps
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4
informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part
des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi
Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi
Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La
note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de
1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie
religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris
1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de
retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les
Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien
Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905
drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute
Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque
partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom
drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave
une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par
conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient
donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421
de la 5e eacuted de 1968)
Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens
meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un
quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance
aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait
Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un
dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh
Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas
encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant
fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le
travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus
tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de
dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5
1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt
ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐
in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5
Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini
laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun
deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de
la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase
de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le
mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais
ce nrsquoest pas le cas
Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme
des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise
en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous
voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme
prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en
fait
Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements
Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large
parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de
Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans
lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)
Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough
(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres
1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer
et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des
dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore
drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7
Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en
provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement
Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees
dans lrsquoœuvre de Frazer
Dema amalgame et confusionnisme
Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une
large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema
eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave
ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de
mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans
le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur
6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son
corps
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
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Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
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number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
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Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
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Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
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eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
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une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
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Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
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Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5
Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini
laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun
deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de
la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase
de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le
mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais
ce nrsquoest pas le cas
Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme
des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise
en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous
voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme
prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en
fait
Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements
Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large
parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de
Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans
lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)
Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough
(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres
1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer
et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des
dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore
drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7
Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en
provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement
Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees
dans lrsquoœuvre de Frazer
Dema amalgame et confusionnisme
Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une
large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema
eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave
ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de
mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans
le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur
6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son
corps
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
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Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
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number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
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Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
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Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
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eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
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une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
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Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
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Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
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srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6
est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute
preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐
polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema
survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme
exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme
temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐
Quirinus raquo (AM 2002 p 67)
Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article
et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque
drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de
RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema
du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne
suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents
renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante
ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la
mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de
lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil
proceacutedeacute
Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐
216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des
exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du
deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de
ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni
au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de
Romulus raquo
Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques
mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui
a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni
discussion
On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute
par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir
lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de
nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une
question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle
est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement
acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de
nous faire comprendre le cas de Romulus
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
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Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7
A Sir James George Frazer et son oeuvre
Le personnage de Frazer
Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun
pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre
de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de
classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees
de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore
mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il
passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des
rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau
drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en
1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il
occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline
relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R
Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres
fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9
Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli
Sa populariteacute reste grande
Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la
premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa
correspondance11
Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The
Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)
laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont
resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires
(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la
perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste
facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de
traductions12 voire sous forme eacutelectronique13
8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576
que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais
Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection
Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐
1984
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8
Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer
et au Rameau drsquoOr
On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14
dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de
ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que
William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de
lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le
chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses
de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le
monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques
eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas
passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait
eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15
Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre
importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public
Frazer et lrsquoanthropologie
Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place
reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie
Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee
assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence
On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre
anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait
de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et
lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le
groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16
13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche
tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity
and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans
The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente
(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden
Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive
Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie
qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]
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Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
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Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
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Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9
Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et
mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur
srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une
laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il
une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement
pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]
de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la
consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un
repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait
reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans
les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)
Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux
scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla
pas seacuterieusement son prestige public17
Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de
lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose
Son introduction est tregraves claire
I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him
are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs
approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his
answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even
though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential
on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and
repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)
Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par
exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de
The Golden Bough (3 vol 1900)
If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la
premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and
were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and
generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture
that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the
favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good
17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe
drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs
et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo
qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du
Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐
Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins
de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux
dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait
deux tomes raquo (p 120)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
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47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10
number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman
Frazer 1987 p 170)
On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de
R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La
critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui
aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897
deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation
He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to
the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a
concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and
naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale
in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman
Frazer 1987 p 172)
Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des
affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang
estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et
chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les
partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil
partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)
Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou
reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre
lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne
sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose
Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les
speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public
geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave
il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere
drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient
tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques
En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit
bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue
que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la
laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18
18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du
Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on
tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la
religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11
Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement
de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont
jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique
(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non
dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou
plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen
respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des
rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se
deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc
superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier
que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux
seacutequences envisageacutees
On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave
A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou
laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit
positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre
principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite
deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un
ensemble dʹautres rites dont il tire son sens
Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie
compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller
(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm
Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle
mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il
srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette
derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que
M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses
theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus
laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo
On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on
lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son
eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son
œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les
limites de sa meacutethode
fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune
mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909
augmenteacutee en 1969)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
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est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
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47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
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Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
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Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12
Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme
manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme
inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire
preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues
sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus
and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or
later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que
Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le
catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler
Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent
nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple
sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort
rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo
Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par
ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions
ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des
anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo
B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo
Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu
corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses
positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant
en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et
drsquoabord par les rois Shilluk
La preacutesentation du cas des rois Shilluk
Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)
preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va
voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de
lrsquoOuganda
Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant
que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun
important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi
agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps
en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce
roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent
la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus
Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts
20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological
Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13
eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme
dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]
Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐
eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait
finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On
croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)
La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne
deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la
royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute
sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme
du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il
existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave
des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef
sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces
conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement
lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral
hommes reacutecoltes et beacutetail
Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu
lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le
seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en
dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi
le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on
voit bien ce qui est en question
La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des
piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons
le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont
enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge
par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis
apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang
mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans
une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par
un candidat agrave leur succession
Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec
Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront
certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec
21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
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Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14
une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A
Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques
Un subtil amalgame
Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation
de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un
texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de
Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte
original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A
Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema
A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees
dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties
Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque
deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins
de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont
appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien
connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun
deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du
corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc
drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de
lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille
mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se
voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk
De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description
des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini
voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne
comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que
lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention
contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia
ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne
lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention
de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire
Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐
Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement
ses ideacutees
23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931
p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15
Les cabanes des rois Baganda
Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse
des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut
dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une
explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux
sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes
[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune
barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre
elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement
entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de
precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la
peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)
Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne
renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les
rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda
ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau
constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien
concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation
provient
A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions
pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution
est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que
dans la traduction franccedilaise de 192626
Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de
Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de
lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances
entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du
Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec
beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de
son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et
cordon ombilical)
Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa
comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit
textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la
laissait tomber lentement en ruines raquo
25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926
305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte
sur lrsquooriginal anglais
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16
Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur
les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons
simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte
drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)
et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les
veacuterifier Mais continuons
Le heacuteros de Lefkandi
A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne
pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de
Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul
A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma
cit raquo
Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc
reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La
nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le
lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui
permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de
Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda
drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc
chercher ailleurs
Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra
peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de
lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il
aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut
exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda
Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre
alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le
rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun
point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune
simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut
27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo
Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p
(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐
112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette
variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112
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srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
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est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
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47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
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Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
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En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
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dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
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Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17
srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de
lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps
et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret
Un rapprochement hacirctif
On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐
t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de
Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes
avec les rois Baganda
Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction
rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et
datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle
Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement
recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune
veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux
compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme
enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du
deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune
lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation
dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en
bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee
indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31
Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard
lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages
importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte
A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On
retrouvera son texte ici
Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des
funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du
lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe
siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait
posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition
30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The
Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave
lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images
httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction
Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18
du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la
regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y
furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee
ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n
27)
Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un
avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons
dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien
apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du
protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains
Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas
Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances
eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un
rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher
sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre
aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode
comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple
rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves
diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du
deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees
ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme
Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda
Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi
Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous
estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐
dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le
ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous
connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de
comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus
des trouvailles de Lefkandi
Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce
qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort
Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple
qui lui eacutetait consacreacute plus tard
Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au
tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune
colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune
33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p
191ss
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
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Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19
haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout
sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait
au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on
condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees
autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans
lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on
laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient
contre les becirctes sauvages et les vautours
Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture
dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le
trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee
par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de
grands honneurs pregraves du tombeau
Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen
manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on
la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute
exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45
de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical
du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que
lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo
Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave
construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que
geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte
conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible
agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que
les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans
une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave
lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐
180 passim)
Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy
deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi
que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui
srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette
construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash
eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle
beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de
roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo
Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune
part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les
parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave
lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de
traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne
du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
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est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
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47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20
qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple
de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons
finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le
corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)
Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte
drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis
Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les
cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de
Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)
nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais
aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion
Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de
lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des
dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave
constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes
leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques
mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort
bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois
apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne
reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus
lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber
lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la
surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee
au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont
la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175
presque textuel)
Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli
par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se
demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement
seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de
Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave
notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni
ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement
superficiel Au lecteur de juger
Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont
A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce
point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21
Le reacutegicide du roi des Shilluk
Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk
apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le
rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation
critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de
son modegravele en lrsquooccurrence Frazer
En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui
du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de
la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient
des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave
lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34
Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave
CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee
en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre
simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG
Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition
locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme
une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque
Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le
sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant
totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul
A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la
marchandise raquo
Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble
manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme
si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape
ultime de la recherche ethnographique sur le sujet
Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans
leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours
question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques
anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas
interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la
34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang
and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon
Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p
37‐105 (reacuteimpression en 1965)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
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difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
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Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
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est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
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47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22
reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer
des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire
Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait
jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la
consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour
prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de
plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme
W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au
courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus
laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire
le point sur le sujet
De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre
mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne
serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos
On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee
preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir
reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme
importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de
reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure
En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions
royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la
mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction
franccedilaise)
ou encore
Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le
teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)
Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley
1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le
36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan
1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen
lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt
ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area
Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato
37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p
(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social
Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute
divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave
la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23
chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose
explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment
celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en
eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il
voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐
Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun
de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)
Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines
Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct
srsquoimpose peut‐ecirctre
Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la
nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres
cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en
Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la
deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas
ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres
anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe
un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume
Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le
deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu
comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la
survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce
peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)
affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces
Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi
malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure
de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune
peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer
alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed
when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38
Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait
lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon
descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement
38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31
respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave
lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24
difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire
historiquement passeacutees39
Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute
qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout
dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est
devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique
de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs
concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales
censeacutees le remplacer
Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples
donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne
le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi
eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de
regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son
regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre
rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek
A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres
1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il
interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles
les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui
auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)
39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun
ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le
Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005
284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le
souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que
suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave
aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les
choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages
eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave
laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves
optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et
meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en
particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux
de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories
frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point
de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa
dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte
[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106
(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
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en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
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dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25
Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude
Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir
le rituel du bouc eacutemissaire
Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont
consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p
161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago
qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil
homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante
En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci
devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec
ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en
dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir
subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du
chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)
Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du
reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont
beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees
Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la
meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos
modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable
discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir
drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son
dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses
sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il
laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans
les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont
changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil
lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux
de sa meacutethode
Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait
lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour
aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas
de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain
pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne
semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave
penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini
En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le
Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve
41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26
en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations
frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce
point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse
de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui
nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues
A Passage to India Quilacare Calicut Malabar
Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples
indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux
nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien
eacutecrit ceci
LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash
une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait
en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles
drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave
la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)
Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la
prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)
A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God
1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais
cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il
srsquoen faut de beaucoup42
Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble
presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee
correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A
Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des
teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et
que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la
marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous
Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des
contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe
eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave
42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27
Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi
eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus
Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la
Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et
ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi
de la province de Quilacare
Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p
40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend
textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave
juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du
deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a
simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de
Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et
recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en
situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer
au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points
Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut
Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard
proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait
vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002
p 214)
Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA
Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East
Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du
roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave
Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave
eacuteteacute modifieacutee
Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un
in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision
chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous
livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt
1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir
eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle
43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the
Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173
(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave
Duarte Barbosa
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
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dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28
est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de
douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le
souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte
avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont
envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la
main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont
quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces
jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues
environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure
deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et
furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore
maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les
canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)
Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique
portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait
remplaceacutee
Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte
quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives
de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de
personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le
concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee
exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la
ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)
Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44
According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide
had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he
reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any
four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch
was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a
few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day
Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom
was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives
of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier
royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly
a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a
description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the
archives more than a century after the alleged final observance
Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait
eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour
successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage
correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐
44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29
47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA
Carandini
Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes
ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas
pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les
reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la
moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque
cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit
Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et
sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur
sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent
avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme
drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait
eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par
exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des
forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par
empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐
deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement
aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les
rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses
nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des
rapports avec la mort de Romulus
Les Konds du Bengale
La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux
autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash
de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)
Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine
(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait
drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que
chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan
pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les
portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie
eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de
chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du
grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)
Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs
diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut
trouver chez Frazer
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30
Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons
Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour
ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les
taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes
deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles
profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave
leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui
meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)
Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que
manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons
drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus
longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources
militaires britanniques sont effectivement horribles
Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence
drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer
Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes
relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46
et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la
sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de
ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave
avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles
Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des
rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette
coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)
par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a
justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement
les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes
religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures
des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS
franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse
nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous
insisterons sur autre chose
45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et
ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
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dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31
En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent
drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et
qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le
reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni
des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice
drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari
Pennu avide de sang humain raquo50
Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas
neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien
que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des
villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de
chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et
aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du
village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair
tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51
Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la
Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue
que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52
Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste
ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant
italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune
eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation
de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur
pertinence
Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient
eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees
mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en
fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les
dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce
rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le
rendre plus compreacutehensible
Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de
Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute
agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement
et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences
50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32
dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la
proceacutedure dans le choix aussi de la victime
Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de
Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et
qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee
elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons
lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en
eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini
Les Dayaki de Sarawak
Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des
Dayaki de Sarawak
Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du
gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits
morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient
renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)
A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport
agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui
aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa
terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide
rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par
Frazer54
Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute
de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur
leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave
cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer
la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est
particuliegraverement faible
La mythologie classique Lityersegraves et Bormos
Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a
en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples
emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut
53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)
est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La
lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33
Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage
dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le
deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce
que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun
notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les
nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p
213)
Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le
personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la
notice du Dictionnaire de P Grimal
Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers
qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou
bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien
moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les
forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et
coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer
chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte
On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐
ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le
monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)
Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant
un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner
Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)
Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce
que P Grimal eacutecrit de lui
Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un
jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut
enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait
chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son
de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)
Que dire de ces deux reacutecits
55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595
Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v
Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34
Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu
des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une
perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur
reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants
mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes
captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu
celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le
supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres
Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et
aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil
retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la
moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre
Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice
ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e
squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme
des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de
nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait
pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au
deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans
une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature
soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode
La mythologie classique quelques autres exemples
Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le
grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que
les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin
du paragraphe que voici en traduction
Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en
piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit
tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les
oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux
sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut
emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les
Meacutenades
Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela
met en piegraveces son fils Leacutearque
Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent
dans un fleuve
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35
Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus
Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun
heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)
Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en
autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)
Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de
lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en
cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier
le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)
Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les
exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait
eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme
la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en
effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment
courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave
la mort du coupable59
Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere
de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest
pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou
ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer
la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme
des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large
diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion
abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou
tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques
La mythologie classique Lycaon et Arcas
Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo
Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il
intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier
comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression
LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire
Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie
et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses
propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus
59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute
de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par
des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36
Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons
que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur
nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur
apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais
il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969
p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur
Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se
justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire
au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la
ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui
drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu
(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun
banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion
de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur
cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des
laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne
la prudence
Conclusion
De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la
maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique
Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la
preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du
XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave
lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation
interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La
preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare
que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave
la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour
constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent
amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient
eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte
Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations
retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme
paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire
que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent
JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37
pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec
Frazer
Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de
pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui
eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples
indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une
contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode
comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec
nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du
terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils
obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent