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JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC, 16, 2008) 1 [Extrait de Folia Electronica Classica, t. 16, juilletdécembre 2008] <http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/16/TM16.html> Le démembrement de Romulus : J.G. Frazer et A. Carandini. Réflexions critiques sur un mauvais usage de la comparaison ethnographique (II) par Jacques Poucet Professeur émérite de l’Université de Louvain Membre de l’Académie royale de Belgique <[email protected]> Publication en preprint déposée sur la Toile le 20 février 2009

Le Démembrement de Romulus - Poucet

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Historia de Roma

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JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 1

[Extrait de Folia Electronica Classica t 16 juillet‐deacutecembre 2008]

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Le deacutemembrement de Romulus JG Frazer et

A Carandini

Reacuteflexions critiques sur un mauvais usage de la

comparaison ethnographique (II)

par

Jacques Poucet

Professeur eacutemeacuterite de lrsquoUniversiteacute de Louvain

Membre de lrsquoAcadeacutemie royale de Belgique ltjacquespoucetskynetbegt

Publication en preprint

deacuteposeacutee sur la Toile le 20 feacutevrier 2009

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 2

Table des matiegraveres

Introduction (p 3-6)

Le pseudo-deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi (p 4-5) Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements (p 5) Dema amalgame et confusionnisme (p 5-6)

A Sir James George Frazer et son œuvre (p 7-12)

Le personnage de Frazer (p 7-8) Frazer et lrsquoanthropologie (p 8-12)

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo (p 12-36)

La preacutesentation du cas des rois Shilluk (p 12-14) Un subtil amalgame (p 14) Les cabanes des rois Baganda (p 15-16) Le heacuteros de Lefkandi (p 16-17) Un rapprochement hacirctif (p 17-18) Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda (p 18-20) Le reacutegicide du roi des Shilluk (p 21-23) Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines (p 23-26) A Passage to India Quilacare Calicut Malabar (p 26-29) Les Konds du Bengale (p 29-32) Les Dayaki de Sarawak (p 32) La mythologie classique Lityersegraves et Bormos (p 32-34) La mythologie classique quelques autres exemples (p 34-35) La mythologie classique Lycaon et Arcas (p 35-36)

Conclusion (p 36-37)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3

Introduction

Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods

mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le

grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A

Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du

διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne

srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples

personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux

de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements

sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo

Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito

(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral

de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une

impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans

le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large

parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des

mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent

ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le

lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de

montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement

reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens

La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec

notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les

dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens

Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que

proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le

deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le

systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions

territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees

drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur

nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens

Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute

reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)

Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos

lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les

fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes

cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4

informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part

des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi

Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi

Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La

note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de

1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie

religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris

1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de

retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les

Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien

Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905

drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute

Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque

partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom

drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave

une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par

conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient

donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421

de la 5e eacuted de 1968)

Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens

meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un

quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance

aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait

Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un

dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh

Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas

encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant

fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le

travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus

tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de

dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5

1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt

ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐

in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5

Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini

laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun

deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de

la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase

de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le

mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais

ce nrsquoest pas le cas

Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme

des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise

en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous

voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme

prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en

fait

Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements

Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large

parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de

Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans

lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)

Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough

(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres

1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer

et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des

dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore

drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7

Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en

provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement

Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees

dans lrsquoœuvre de Frazer

Dema amalgame et confusionnisme

Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une

large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema

eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave

ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de

mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans

le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur

6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son

corps

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 2

Table des matiegraveres

Introduction (p 3-6)

Le pseudo-deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi (p 4-5) Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements (p 5) Dema amalgame et confusionnisme (p 5-6)

A Sir James George Frazer et son œuvre (p 7-12)

Le personnage de Frazer (p 7-8) Frazer et lrsquoanthropologie (p 8-12)

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo (p 12-36)

La preacutesentation du cas des rois Shilluk (p 12-14) Un subtil amalgame (p 14) Les cabanes des rois Baganda (p 15-16) Le heacuteros de Lefkandi (p 16-17) Un rapprochement hacirctif (p 17-18) Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda (p 18-20) Le reacutegicide du roi des Shilluk (p 21-23) Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines (p 23-26) A Passage to India Quilacare Calicut Malabar (p 26-29) Les Konds du Bengale (p 29-32) Les Dayaki de Sarawak (p 32) La mythologie classique Lityersegraves et Bormos (p 32-34) La mythologie classique quelques autres exemples (p 34-35) La mythologie classique Lycaon et Arcas (p 35-36)

Conclusion (p 36-37)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3

Introduction

Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods

mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le

grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A

Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du

διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne

srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples

personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux

de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements

sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo

Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito

(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral

de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une

impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans

le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large

parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des

mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent

ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le

lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de

montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement

reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens

La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec

notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les

dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens

Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que

proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le

deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le

systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions

territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees

drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur

nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens

Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute

reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)

Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos

lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les

fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes

cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4

informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part

des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi

Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi

Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La

note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de

1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie

religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris

1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de

retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les

Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien

Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905

drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute

Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque

partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom

drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave

une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par

conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient

donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421

de la 5e eacuted de 1968)

Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens

meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un

quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance

aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait

Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un

dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh

Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas

encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant

fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le

travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus

tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de

dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5

1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt

ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐

in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5

Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini

laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun

deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de

la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase

de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le

mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais

ce nrsquoest pas le cas

Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme

des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise

en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous

voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme

prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en

fait

Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements

Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large

parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de

Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans

lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)

Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough

(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres

1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer

et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des

dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore

drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7

Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en

provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement

Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees

dans lrsquoœuvre de Frazer

Dema amalgame et confusionnisme

Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une

large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema

eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave

ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de

mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans

le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur

6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son

corps

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 3

Introduction

Lrsquoeacutetude preacuteceacutedente centreacutee sur les dema citait JG Frazer agrave propos des dying gods

mais ne srsquoattardait pas sur lui Le preacutesent article va mettre davantage lrsquoaccent sur le

grand savant anglais en montrant par quelques exemples concrets comment A

Carandini utilise les travaux de Frazer pour tenter de reacutesoudre la question du

διασπαραγμός de Romulus Les raisonnements de notre collegravegue italien en effet ne

srsquoappuient pas seulement sur les dema ils font eacutegalement intervenir de multiples

personnages qui relegravevent de cultures tregraves diffeacuterentes et qursquoil emprunte aux travaux

de Frazer A Carandini aime beaucoup asseoir son eacuterudition et ses raisonnements

sur ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo

Nous nous inteacuteresserons essentiellement agrave quelques pages drsquoArcheologia e Mito

(AM 2002) notamment celles (p 181 mais surtout p 211‐216) ougrave sous le titre geacuteneacuteral

de Sacrifici e squartamenti per il mondo A Carandini eacuteblouit son lecteur avec une

impressionnante collection de faits de deacutemembrements puiseacutes essentiellement dans

le ceacuteleacutebrissime Rameau drsquoOr ougrave il a jugeacute utile pescare confronti (p 211) Un large

parcours planeacutetaire fait deacutefiler une multitude de laquo teacutemoins raquo sortis tout droit des

mythologies des cinq continents Les exemples et les paralleacutelismes avanceacutes entendent

ndash crsquoest explicitement dit ndash nous permettre de laquo comprendre plus en profondeur le

lynchage de Romulus raquo (capire piuacute in profonditagrave il linciaggio di Romolo) Il srsquoagit de

montrer que le reacutecit romain reacuteutilise des mythegravemes tregraves anciens tregraves largement

reacutepandus et ndash conclusion implicite ndash qursquoils sont reacuteutiliseacutes avec le mecircme sens

La deacutemonstration deacutemarre laquo sur les chapeaux de roues raquo (p 181) avec

notamment la Tiamat meacutesopotamienne le Purusa veacutedique (Rig‐Veda X 90) les

dema et un personnage non preacuteciseacute en provenance des Euahlayi australiens

Dans la mythologie sumeacuterienne crsquoest du corps drsquoune victime unique ndash Ea Tiamat Kingu ndash que

proviennent les diverses institutions culturelles Il en est de mecircme en Inde ougrave crsquoest le

deacutemembrement de la victime primordiale Purusa par une foule de sacrificateurs qui geacutenegravere le

systegraveme des castes Dans drsquoautres cas comme dans les Dema on fait deacuteriver les subdivisions

territoriales et claniques ainsi que la plante principale de subsistance des parties deacutemembreacutees

drsquoune victime comme dans le cas particuliegraverement eacuteloquent ougrave les totems des clans tirent leur

nom des parties du corps du laquo grand esprit raquo qui symbolise lrsquouniteacute tribale chez les australiens

Euahlayi [n 14] Cela montre comment des mythegravemes tregraves anciens et tregraves reacutepandus ont eacuteteacute

reacuteutiliseacutes dans la leacutegende de la mort de Romulus raquo (AM 2002 p 181)

Les exemples de la Meacutesopotamie et de lrsquoInde nrsquoont rien pour eacutetonner nos

lecteurs savent qursquoon peut rencontrer des mythes de creacuteation dans lesquels les

fragments drsquoune diviniteacute ou drsquoun Geacuteant Primordial donnent naissance aux reacutealiteacutes

cosmiques ou sociales En ce qui concerne les dema en geacuteneacuteral ils sont eacutegalement

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4

informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part

des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi

Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi

Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La

note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de

1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie

religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris

1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de

retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les

Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien

Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905

drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute

Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque

partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom

drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave

une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par

conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient

donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421

de la 5e eacuted de 1968)

Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens

meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un

quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance

aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait

Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un

dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh

Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas

encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant

fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le

travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus

tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de

dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5

1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt

ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐

in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5

Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini

laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun

deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de

la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase

de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le

mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais

ce nrsquoest pas le cas

Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme

des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise

en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous

voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme

prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en

fait

Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements

Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large

parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de

Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans

lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)

Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough

(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres

1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer

et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des

dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore

drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7

Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en

provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement

Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees

dans lrsquoœuvre de Frazer

Dema amalgame et confusionnisme

Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une

large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema

eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave

ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de

mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans

le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur

6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son

corps

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 4

informeacutes sur leur deacutemembrement (reacuteel ou preacutetendu) et sont capables de faire la part

des choses Mais il nrsquoavait pas encore eacuteteacute question preacuteceacutedemment des Euahlayi

Le pseudo‐deacutemembrement du dieu suprecircme des Euahlayi

Intrigueacute par ce laquo grand esprit raquo des Euahlayi nous avons voulu en savoir plus La

note 14 du texte renvoie mais sans indication de page agrave une traduction italienne de

1982 du livre de Eacute Durkheim paru agrave Paris en 1912 sur Les formes eacuteleacutementaires de la vie

religieuse1 Lrsquoeacutedition franccedilaise de Eacute Durkheim que nous avons consulteacutee (5e eacuted Paris

1968) ne comportait pas drsquoindex mais une version numeacuteriseacutee nous a permis de

retrouver facilement le passage2 Lrsquoenquecircte va se reacuteveacuteler inteacuteressante tant sur les

Euahlayi que sur la meacutethode de travail du savant italien

Nous avons ainsi appris que la tribu australienne des Euahlayi fit lrsquoobjet en 1905

drsquoune description de Madame K Langloh Parker3 que Baiame (parfois orthographieacute

Byamee ou Biamee selon les langues modernes) est leur grand dieu et que chaque

partie de son corps jusqursquoau dernier de ses doigts ou de ses orteils porte le nom

drsquoun totem Eacute Durkheim notait ndash et nous arrivons au cœur du sujet ndash que crsquoeacutetait lagrave

une maniegravere de dire laquo que le grand dieu est la synthegravese de tous les totems et par

conseacutequent la personnification de lrsquouniteacute tribale raquo et il ajoutait laquo Les clans seraient

donc en un sens comme des fragments du corps divin [crsquoest moi qui souligne] raquo (p 421

de la 5e eacuted de 1968)

Sous la plume de Durkheim la phrase doit certainement se comprendre au sens

meacutetaphorique La description de Mme Langloh Parker ne mentionne nulle part un

quelconque deacutemembrement de Baiame dont les fragments auraient donneacute naissance

aux diffeacuterents clans Baiame sorte de laquo synthegravese raquo de tous les clans comme lrsquoeacutecrivait

Durkheim est un grand dieu le dieu suprecircme de la tribu et absolument pas un

dema ni au sens strict ni au sens large un concept drsquoailleurs que Mme Langloh

Parker ne connaissait pas et ne pouvait pas connaicirctre et pour cause il nrsquoexistait pas

encore agrave la date ougrave elle eacutecrivait (1905) Trente ans plus tard L Leacutevy‐Bruhl qui a tant

fait pour introduire les dema dans la litteacuterature ethnologique et qui avait utiliseacute le

travail de Mme Langloh Parker ignore tout drsquoun Baiame‐dema4 et beaucoup plus

tard encore M Eliade qui nrsquoeacuteprouve pourtant aucune hostiliteacute envers le concept de

dema voit en Baiame laquo la diviniteacute suprecircme des tribus du Sud‐Est de lrsquoAustralie raquo 5

1 Eacute Durkheim Le forme elementari della vita religiosa [1912] Milan 1982 2 httpclassiquesuqaccaclassiquesDurkheim_emileformes_vie_religieuseformes_vie_religieusehtml 3 K Langloh Parker The Euahlayi Tribe A Study of Aboriginal Life in Australia Londres 1905 156 p Il en existe plusieurs versions numeacuteriques notamment lthttpwwwsacred‐textscomaustettet00htmgt

ou encore (accegraves payant) lthttpebooksebookmallcomtitleeuahlayi‐tribe‐a‐study‐of‐aboriginal‐life‐

in‐australia‐parker‐ebookshtmgt 4 L Leacutevy‐Bruhl La mythologie primitive Le monde mythologique des Australiens et de Papous Paris 1935 ne cite qursquoune fois les Euahlayi et crsquoest pour autre chose 5 M Eliade Traiteacute drsquohistoire des religions Paris 1975 p 48‐49 et 102 (Payothegraveque 312)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5

Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini

laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun

deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de

la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase

de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le

mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais

ce nrsquoest pas le cas

Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme

des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise

en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous

voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme

prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en

fait

Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements

Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large

parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de

Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans

lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)

Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough

(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres

1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer

et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des

dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore

drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7

Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en

provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement

Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees

dans lrsquoœuvre de Frazer

Dema amalgame et confusionnisme

Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une

large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema

eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave

ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de

mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans

le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur

6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son

corps

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 5

Lrsquoexemple des Euahlayi est donc loin drsquoecirctre comme lrsquoeacutecrit A Carandini

laquo particuliegraverement eacuteloquent raquo pour sa deacutemonstration Il nrsquoest pas question drsquoun

deacutemembrement comme on en rencontre chez les dema et dans certaines versions de

la mort de Romulus Au fond A Carandini donne lrsquoimpression drsquoavoir lu la phrase

de Durkheim avec agrave lrsquoesprit lrsquoideacutee que srsquoagissant drsquoune tribu australienne le

mot laquo fragment raquo ne pouvait faire reacutefeacuterence qursquoau deacutemembrement drsquoun dema Mais

ce nrsquoest pas le cas

Apregraves ce rapide excursus sur un preacutetendu deacutemembrement de la diviniteacute suprecircme

des Euahlayi australiens que notre lecteur voudra bien consideacuterer comme une laquo mise

en bouche raquo venons‐en agrave ce que nous pouvons appeler le laquo plat de reacutesistance raquo Nous

voudrions montrer par quelques exemples qursquoil faut prendre avec une extrecircme

prudence les informations ethnographiques drsquoA Carandini et lrsquoutilisation qursquoil en

fait

Un impressionnant catalogue planeacutetaire de deacutemembrements

Ainsi donc dans AM 2002 (p 211‐216) A Carandini nous convie agrave un large

parcours planeacutetaire pour nous aider agrave mieux comprendre le deacutemembrement de

Romulus Le voyage srsquoeffectue avec comme breacuteviaire les travaux de Frazer dans

lesquels A Carandini va laquo partir agrave la pecircche raquo (pescare)

Cette pecircche meneacutee essentiellement dans lrsquoeditio maior de The Golden Bough

(Londres 1911‐1915) et dans Aftermath A Supplement to The Golden Bough (Londres

1936) est toutefois compleacuteteacutee par quelques exemples qui ne figurent pas chez Frazer

et que lrsquoon doit aux lectures de A Carandini Il est ainsi question entre autres des

dema qui nous sont maintenant familiers ou drsquoun article de M Delcourt6 ou encore

drsquoun passage du Kalevala lrsquoeacutepopeacutee finnoise du XIXe siegravecle7

Bref le lecteur beacuteneacuteficie drsquoune impressionnante seacuterie drsquoexemples varieacutes en

provenance de diverses reacutegions du monde ougrave il est question de deacutemembrement

Dans les pages qui suivent nous nous inteacuteresserons surtout aux donneacutees puiseacutees

dans lrsquoœuvre de Frazer

Dema amalgame et confusionnisme

Non sans avoir toutefois signaleacute que le catalogue drsquoA Carandini accorde une

large place aux dema Osiris y apparaicirct sous les traits drsquolaquo une sorte de dema

eacutegyptien raquo (p 212) dans la ligne de Jensen le deacutemembrement de Romulus est lieacute laquo agrave

ceux drsquoOsiris (agrave lrsquoorigine des ceacutereacuteales) de Soma (agrave lrsquoorigine de la boisson indienne de

mecircme nom) et de Dionysos (agrave lrsquoorigine du vin) tous dema primitifs reacuteeacutelaboreacutes dans

le contexte de civilisations supeacuterieures polytheacuteistes raquo (AM 2002 p 65) et le lecteur

6 M Delcourt Le partage du corps royal dans SMSR t 34 1963 p 3‐25 7 Crsquoest le cas du heacuteros Lemminkaumlinen que sa megravere ressuscite en recomposant les morceaux de son

corps

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

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srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

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du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

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haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

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qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

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reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

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chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 6

est inviteacute agrave nager dans le systegraveme drsquoamalgames que nous avons longuement deacutenonceacute

preacuteceacutedemment laquo Quoiqursquoappartenant agrave lrsquoeacutepoque lsquopreacute‐ceacutereacutealicolersquo et lsquopreacute‐

polytheacuteistersquo (= preacute‐religieuse selon Leacutevy‐Bruhl) eacutecrit A Carandini les demaDema

survivent agrave leur temps opportuneacutement reacuteadapteacutes et cela arrive dans la forme

exceptionnelle et contradictoire des dieux ou semi‐dieux mourants et en mecircme

temps immortels comme dans les cas drsquoOsiris de Soma de Dionysos et de Romulus‐

Quirinus raquo (AM 2002 p 67)

Aucune de ces affirmations ne surprendra les lecteurs de notre preacuteceacutedent article

et nous espeacuterons qursquoils ne les prendront pas au seacuterieux Osons rappeler ici au risque

drsquoeacutepuiser leur patience qursquoen saine meacutethode et sans mecircme envisager le cas de

RomulusQuirinus il est aberrant de rapprocher Osiris Soma et Dionysos des dema

du Pacifique ou des Ameacuteriques sur la base de deacutetails isoleacutes coupeacutes de tout contexte Il ne

suffit pas que des reacutecits appartenant agrave des univers culturels tregraves diffeacuterents

renferment deux motifs (celui du deacutemembrement ET celui de lrsquoorigine drsquoune plante

ou drsquoune boisson) pour qursquoils puissent ecirctre valablement rapprocheacutes et eacutetiqueteacutes de la

mecircme maniegravere Si le terme laquo confusionnisme raquo nrsquoexiste pas dans le vocabulaire de

lrsquohistorien des religions et des mythes il faudrait lrsquoinventer pour caracteacuteriser pareil

proceacutedeacute

Crsquoest en tout cas le laquo confusionnisme raquo qui regravegne en maicirctre dans la liste des p 211‐

216 un laquo confusionnisme raquo qui apparaicirct drsquoautant plus inquieacutetant que bien des

exemples citeacutes par A Carandini ne prennent plus en compte que le seul motif du

deacutemembrement Degraves qursquoil est question quelque part drsquoun cas de deacutemembrement (ou de

ce qui est jugeacute tel cf le grand dieu des Euahlayi) il est inteacutegreacute dans la liste et fourni

au lecteur pour lui permettre laquo de comprendre plus en profondeur le cas de

Romulus raquo

Mais avant de discuter plus en deacutetail de cas concrets il nous faut dire quelques

mots de la source drsquoinspiration principale drsquoA Carandini Crsquoest en effet Frazer qui lui

a fourni lrsquoessentiel de sa liste riche en exemples repris et aligneacutes sans reacuteserve ni

discussion

On ne peut eacutevidemment pas reprocher agrave notre collegravegue italien drsquoecirctre tregraves inteacuteresseacute

par ce qursquoil appelle laquo le niveau ethnographique raquo et de faire reacuteguliegraverement intervenir

lrsquoethnographie susceptible selon lui drsquoamener une heureuse solution agrave de

nombreux problegravemes Mais le lecteur a quand mecircme le droit de se poser une

question fondamentale Cette œuvre de Frazer vieille maintenant de pregraves drsquoun siegravecle

est‐elle encore valable Et surtout son utilisation qui nous apparaicirctra totalement

acritique est‐elle heureuse deacutefendable et susceptible comme le croit A Carandini de

nous faire comprendre le cas de Romulus

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 7

A Sir James George Frazer et son oeuvre

Le personnage de Frazer

Sir James George Frazer fut indiscutablement un personnage hors du commun

pour son eacuterudition hors‐normes son extraordinaire puissance de travail le nombre

de ses publications lrsquoeacutetendue de ses champs drsquoeacutetudes Ce nrsquoest pas agrave un public de

classiques par exemple qursquoil faut rappeler lrsquointeacuterecirct de ses traductions commenteacutees

de la Peacuterieacutegegravese de Pausanias des Fastes drsquoOvide ou de la Bibliothegraveque drsquoApollodore

mais crsquoest lrsquoanthropologue qui nous inteacuteresse davantage ici Dans ce domaine il

passe pour avoir eacuteteacute le premier agrave dresser un inventaire planeacutetaire des mythes et des

rites gracircce notamment agrave cette laquo œuvre phare raquo que fut The Golden Bough (Le Rameau

drsquoOr) et qui rencontra un eacutenorme succegraves aupregraves du public de son temps Anobli en

1914 collectionnant les doctorats honoris causa (notamment agrave la Sorbonne en 1921) il

occupa dans le premier quart du XXe siegravecle une laquo position unique dans la discipline

relativement nouvelle agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoanthropologie sociale britannique raquo (R

Ackerman Letters 2005 p 1)8 dont il passe drsquoailleurs pour un des laquo pegraveres

fondateurs raquo (ER Leach Frazer 1965)9

Il ne faudrait pas croire que le savant anglais est aujourdrsquohui tombeacute dans lrsquooubli

Sa populariteacute reste grande

Robert Ackerman apregraves avoir publieacute en 1987 ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme la

premiegravere biographie complegravete de Frazer10 vient drsquoeacutediter en 2005 une partie de sa

correspondance11

Plus symptomatique peut‐ecirctre est lrsquointeacuterecirct manifesteacute de nos jours encore pour The

Golden Bough Comme le souligne son biographe R Ackerman (Letters 2005 p 2)

laquo les douze volumes du Golden Bough tout comme son eacutepitomeacute en un volume sont

resteacutes in print depuis leur publication Ils continuent agrave trouver des lecteurs ordinaires

(ordinary readers) qui appreacutecient lrsquoeacuteleacutegance de sa prose et qui sont remueacutes par la

perspective eacutepique (stirred by the epic sweep and the vista) qursquoil offre du deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain raquo Lrsquoœuvre est toujours imprimeacutee aujourdrsquohui et elle reste

facilement accessible eacuteventuellement sous forme drsquoabreacutegeacutes sous forme de

traductions12 voire sous forme eacutelectronique13

8 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 9 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo dans Encounter vol 25 1965 p 24‐36 reacuteimprimeacute et suivi drsquoune discussion dans Current Anthropology vol 7 [5] deacutecembre 1966 p 560‐576

que nous avons utiliseacute en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais

Paris 1980 p 109‐142 10 R Ackerman J G Frazer His Life and Work Cambridge UP 1987 348 p [Paperback Collection

Canto 1990] 11 R Ackerman Selected Letters of Sir J G Frazer Oxford 2005 448 p 12 La derniegravere eacutedition franccedilaise 4 vol chez Laffont dans la Collection Bouquins ne remonte qursquoagrave 1981‐

1984

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 8

Drsquoautres publications aussi attestent de lrsquointeacuterecirct porteacute encore aujourdrsquohui agrave Frazer

et au Rameau drsquoOr

On srsquoattardera quelque peu sur le livre deacutejagrave ancien (1973) de John B Vickery14

dont pregraves de 250 pages (ch 6 agrave 14 p 179 agrave 423) eacutetudient dans le deacutetail lrsquoinfluence de

ce monumental ouvrage sur des personnaliteacutes litteacuteraires aussi importantes que

William Butler Yeats TS Eliot DH Lawrence et James Joyce Crsquoest le noeud de

lrsquoouvrage mais plusieurs autres sections ne manquent pas non plus drsquointeacuterecirct ainsi le

chapitre 2 (p 38‐67) propose une synthegravese tregraves claire et tregraves utile des ideacutees maicirctresses

de lrsquooeuvre tandis que le chapitre 3 (p 68‐105) est consacreacute agrave son influence sur le

monde intellectuel de lrsquoeacutepoque (philosophie histoire linguistique eacutetudes classiques

eacutetudes bibliques) les reacuteticences des anthropologues et des ethnologues nrsquoeacutetant pas

passeacutees sous silence mais nrsquooccupant finalement que peu de place Et lrsquoon pourrait

eacutegalement mentionner deux ouvrages plus reacutecents (1990) dus agrave Rober Fraser15

Bref de nos jours encore Le Rameau drsquoOr reste perccedilu comme une oeuvre

importante et le personnage mecircme de Frazer inteacuteresse toujours le public

Frazer et lrsquoanthropologie

Mais tout ce qui preacutecegravede ne nous eacuteclaire toutefois pas sur la veacuteritable place

reacuteserveacutee au Rameau drsquoOr et agrave Frazer dans le domaine de lrsquoanthropologie

Aujourdrsquohui avec le recul il est relativement facile de se faire sur ce point une ideacutee

assez preacutecise et eacutequilibreacutee de son influence

On pourra par exemple se reacutefeacuterer agrave la preacutesentation qursquoen 1965 un autre

anthropologue britannique lui aussi anobli Sir Edmund R Leach (1910‐1989) faisait

de son compatriote Analysant son œuvre et eacutetudiant notamment le rayonnement et

lrsquoinfluence de ses eacutecrits il le range aux cocircteacutes de Bronislaw Malinowski dans le

groupe des laquo pegraveres fondateurs raquo de lrsquoanthropologie16

13 Depuis 2000 Bartleby Great Books Online donne accegraves gratuitement avec un moteur de recherche

tregraves performant agrave lrsquoeacutedition abreacutegeacutee de 1922 due agrave JG Frazer lui‐mecircme 14 John B Vickery The Literary Impact of laquo The Golden Bough raquo Princeton UP 1973 435 p 15 R Fraser The Making of laquo The Golden Bough raquo The Origins and Growth of an Argument Londres Macmillan 1990 240 p et R Fraser [Eacuted] Sir James Frazer and the Literary Imagination Essays in affinity

and influence Londres Macmillan 1990 318 p deux ouvrages que Colin Nicholson a recenseacutes dans

The Modern Language Review 88 4 octobre 1993 p 954‐956 Faut‐il ajouter que la reacuteeacutedition reacutecente

(2001) en un seul volume de lrsquoouvrage de R Fraser et de celui de R Ackerman sous le titre The Golden

Bough laquo JGFrazer His Life and Work raquo and laquo The Making of the Golden Bough raquo chez Palgrave Archive

Macmillan 2001 812 p montre agrave suffisance que lrsquointeacuterecirct pour le laquo pegravere fondateur raquo de lrsquoanthropologie

qursquoa eacuteteacute JG Frazer ne faiblit pas 16 ER Leach Frazer and Malinowski On the laquo Founding Fathers raquo que nous citons en traduction franccedilaise dans EE Leach Lrsquouniteacute de lrsquohomme et autres essais Paris 1980 p 109‐142 [ cf plus haut]

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 9

Mais ER Leach prend grand soin de distinguer lrsquoaccueil du public geacuteneacuteral et

mondain de celui des milieux scientifiques laquo La carriegravere de Frazer en tant qursquoauteur

srsquoest poursuivie de 1884 agrave 1938 raquo (p 115) avec un tregraves grand succegraves ducirc agrave une

laquo prodigieuse activiteacute raquo (p 115) et agrave la qualiteacute de son style Il connut continue‐t‐il

une impressionnante reacuteussite publique et mondaine agrave laquelle ne fut certainement

pas eacutetranger son mariage en 1896 avec Lily Grove laquo une veuve franccedilaise qui fit [hellip]

de lrsquoexaltation de lrsquoimage publique de son mari son unique souci raquo (p 113) Mais la

consideacuteration des milieux scientifiques lrsquoabandonna assez rapidement Srsquoil laquo fut un

repreacutesentant insigne de lrsquoanthropologie de son temps raquo en 1910 laquo son temps eacutetait

reacutevolu raquo Drsquoailleurs degraves avant 1900 deacutejagrave note encore ER Leach laquo sa reacuteputation dans

les milieux strictement universitaires avait commenceacute agrave deacutecliner raquo (p 113 et 119)

Mais chose particuliegraverement inteacuteressante la perte de consideacuteration des milieux

scientifiques speacutecialiseacutes (ethnologie anthropologie historique sociologie) nrsquoeacutebranla

pas seacuterieusement son prestige public17

Robert Ackerman le biographe de Frazer qui deacuteclare ne pas vouloir faire de

lrsquohagiographie ni mecircme tenter laquo an essay of rehabilitation raquo ne dira pas autre chose

Son introduction est tregraves claire

I should declare that I am not arguing that he was lsquorightrsquo and that those who have rejected him

are lsquowrongrsquo I am aware that the revolutions undergone by anthropology mean that Frazerʹs

approach to religion is virtually meaningless in terms of contemporary practice Not only are his

answers superseded but more important his questions likewise are no longer relevant But even

though his time and mental outlook are not ours several of his metaphors have been influential

on writers and on general readers alike in the creation of the modern spirit He merits and

repays the respect and attention that a biography implies (R Ackerman Frazer 1987 p 4)

Certaines preacutecisions de R Ackerman meacuteritent drsquoecirctre souligneacutees Ainsi par

exemple les reacuteactions diversifieacutees qui accueillirent la sortie de la deuxiegraveme eacutedition de

The Golden Bough (3 vol 1900)

If the reception among the popular reviewers was generally favorable ‐‐ as in 1890 [= date de la

premiegravere eacutedition en 2 vol] they were impressed by the erudition and the polished writing and

were unable to criticize the content ‐‐ that of his professional colleagues [hellip] was mixed and

generally negative The latter all too often objected to the piling of conjecture upon conjecture

that is essence of Frazerrsquos argumentative strategy Although Frazer was henceforth to be the

favorite anthropologist of educated laymen on account of his scope and his style a good

17 Comme le note avec un certain humour ER Leach laquo Frazer pouvait fort bien se payer le luxe

drsquoencourir lrsquoirrespect condescendant de ses collegravegues car il avait drsquoautres publics plus reacutemuneacuterateurs

et plus influents Ses lecteurs se recrutaient entre autres parmi les lsquohommes drsquoEacuteglise progressistesrsquo

qui se sentaient tenus de deacutecouvrir les veacuteritables origines historiques du christianisme Le passage du

Rameau drsquoor qui attire lrsquoattention sur les analogies entre le christianisme et drsquoautres cultes du Proche‐

Orient eacutetait pour eux tout agrave la fois fascinant et troublant Agrave lrsquoorigine ces questions prenaient moins

de cent pages mais en reacuteponse agrave cette demande speacutecifique elles furent deacuteveloppeacutees jusqursquoaux

dimensions drsquoun volume distinct (Adonis Attis Osiris) En 1914 cet ouvrage agrave lui seul comportait

deux tomes raquo (p 120)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 10

number of those closest to him became and remained opponents from this point (R Ackerman

Frazer 1987 p 170)

On aura noteacute lrsquoexpression laquo un empilement de conjectures raquo et la remarque de

R Ackerman laquo crsquoeacutetait lrsquoessence mecircme de la strateacutegie argumentative de Frazer raquo La

critique drsquoAndrew Lang de dix ans lrsquoaicircneacute de Frazer eacutecossais comme lui et qui lui

aussi srsquooccupait drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions (il avait publieacute en 1897

deux volumes de Myth Ritual and Religion) est une veacuteritable mise en accusation

He finds Frazerrsquos entire argument ranging from the priest at Nemi to the priority of magic to

the analysis of the pagan festivals and especially that of the biblical narratives ndash to be a

concatenation of unsupported conjectures self‐contradictory statements and confused and

naive thinking As if this were not enough Frazer is also said to have engaged on a grand scale

in tendentious reporting and suppression of evidence unfavorable to his views (R Ackerman

Frazer 1987 p 172)

Ce nrsquoest pas rien laquo un enchaicircnement de conjectures non justifieacutees des

affirmations contradictoires une maniegravere de penser confuse et naiumlve raquo Andrew Lang

estimait eacutegalement que le type drsquoanalyse de Frazer expliquant pourquoi chacun et

chaque chose se reacuteveacutelaient ecirctre une diviniteacute de la veacutegeacutetation lui rappelait les

partisans maintenant vaincus de la mythologie solaire lesquels trouvaient le soleil

partout raquo (R Ackerman Frazer 1987 p 329 n 13)

Ainsi R Ackerman dans son eacutedition annoteacutee drsquoun choix de lettres eacutecrites ou

reccedilues par Frazer reacuteaffirme lui aussi clairement la distinction agrave faire entre

lrsquoimportant succegraves public de Frazer et la place tregraves limiteacutee qui fut assez tocirct la sienne

sur le plan scientifique Quarante ans plus tocirct E R Leach ne disait pas autre chose

Crsquoest tregraves net un fosseacute profond srsquoeacutetait creuseacute tregraves tocirct entre Frazer et les

speacutecialistes en anthropologie qui ne reacuteagissaient pas agrave son eacutegard comme le public

geacuteneacuteral Il est clair que dans le premier quart du XXe siegravecle deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque mecircme ougrave

il eacutetait anobli Frazer avait cesseacute drsquoecirctre une reacutefeacuterence majeure en matiegravere

drsquoanthropologie et drsquohistoire des religions Sa reacuteputation et son prestige qui restaient

tregraves grands srsquoexpliquent par autre chose que par ses positions scientifiques

En tant que laquo pegravere fondateur raquo (lrsquoexpression est de ER Leach) il a toujours droit

bien sucircr agrave beaucoup de consideacuteration et de respect mais il ne faut pas perdre de vue

que selon les mots de N Belmont et M Izard il appartient aujourdrsquohui agrave la

laquo protohistoire de lrsquoanthropologie raquo18

18 N Belmont et M Izard Frazer et le cycle du Rameau dʹOr dans Introduction agrave la reacuteimpression 1981 du

Rameau dʹOr p XIII En ce qui concerne les mythes et les rituels notent encore ces deux auteurs on

tend aujourdrsquohui agrave laquo ne pas les disjoindre de lrsquoensemble de la culture dont ils font partie ni de la

religion agrave laquelle ils sont associeacutes raquo (p XXVII) et on refuse de comparer des mateacuteriaux laquo reacuteunis en

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 11

Plus personne aujourdrsquohui ne deacutefend ses thegraveses geacuteneacuterales sur le deacuteveloppement

de lrsquoesprit humain ou sur lrsquoorigine de la religion Ses meacutethodes de travail aussi sont

jugeacutees deacutepasseacutees On sait aujourdrsquohui que la comparaison qursquoelle soit geacuteneacutetique

(celle par exemple de G Dumeacutezil et des autres indo‐europeacuteanistes travaillant ou non

dans sa mouvance) soit typologique (celle par exemple de G Van der Leeuw ou

plus pregraves de nous de M Eliade) ne peut arriver agrave des reacutesultats recevables qursquoen

respectant quelques regravegles de base eacuteleacutementaires ne tenir compte que des

rapprochements qui portent sur des ensembles structureacutes et non sur des deacutetails se

deacutefier des donneacutees qui nʹoffrent entre elles quʹune ressemblance exteacuterieure donc

superficielle et sans veacuteritable signification pour la comparaison ne jamais oublier

que les contextes culturels seuls sont souvent susceptibles de donner leur sens aux

seacutequences envisageacutees

On aurait drsquoailleurs tort de croire que ces regravegles sont reacutecentes En 1909 deacutejagrave

A Van Gennep srsquoinsurgeait contre ce qursquoil appelait le laquo proceacutedeacute folkloriste raquo ou

laquo anthropologiste raquo qui consistait laquo agrave extraire drsquoune seacutequence divers rites soit

positifs soit neacutegatifs et agrave les consideacuterer isoleacutement leur ocirctant ainsi leur raison drsquoecirctre

principale et leur situation logique dans lrsquoensemble des meacutecanismes raquo19 Un rite

deacutetermineacute soulignait‐il aussi ne se comprend que dans sa seacutequence dans un

ensemble dʹautres rites dont il tire son sens

Cʹest cette absence de meacutethode qui avait discreacutediteacute lʹancienne mythologie

compareacutee de la fin du XIXe et du deacutebut du XXe siegravecle celle de Max Muumlller

(mythologie solaire) celle dʹAdalbert Kuhn (mythologie dʹorage) celle de Wilhelm

Mannhardt (mythologie naturaliste) G Dumeacutezil fondateur drsquoune laquo nouvelle

mythologie raquo nrsquoa peut‐ecirctre pas toujours abouti agrave des reacutesultats indiscutables mais il

srsquoest distingueacute par ses preacuteoccupations de meacutethode mecircme si la mise au point de cette

derniegravere a pris du temps Frazer ne meacuterite certainement pas le mecircme discreacutedit que

M Muumlller A Kuhn ou W Mannhardt mais ndash il ne faut pas laquo se voiler la face raquo ndash ses

theacuteories ne sont plus accepteacutees aujourdrsquohui et ses meacutethodes nrsquoappartiennent plus

laquo quʹagrave la protohistoire de lʹanthropologie raquo

On le voit Frazer est loin drsquoecirctre tombeacute dans lrsquooubli il est toujours disponible on

lrsquoeacutetudie encore notamment pour lrsquoinfluence qursquoil a exerceacutee sur la penseacutee de son

eacutepoque mais lorsqursquoil est question des aspects proprement anthropologiques de son

œuvre les contemporains prennent bien soin drsquoinsister sur les insuffisances et les

limites de sa meacutethode

fonction de ressemblances exteacuterieures et formelles qui ne sont pas neacutecessairement garantes drsquoune

mecircme signification raquo (p XXIII) 19 A Van Gennep Rites de passage Paris 1909 p 127 (reacuteimpression en 1981 de lʹeacutedition de 1909

augmenteacutee en 1969)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 12

Cela ne signifie eacutevidemment pas que son œuvre drsquoanthropologue elle‐mecircme

manque totalement drsquointeacuterecirct et qursquoil faille la meacutepriser Ainsi par exemple lrsquoeacutenorme

inventaire des mythes et des rites qursquoil a eacutetabli reste une source documentaire

preacutecieuse dont il est difficile de se passer Encore aujourdrsquohui des anthropologues

sont ameneacutes agrave le reconnaicirctre Ainsi Meyer Fortes dans lrsquointroduction de son Oedipus

and Job in West African Religion (Cambridge 1959 p 8) eacutecrivait ceci Yet sooner or

later every serious anthropologist returns to the great Frazerian corpus une phrase que

Luc de Heusch a mise en exergue drsquoun de ses articles20 Il nrsquoy a drsquoailleurs pas que le

catalogue qui reste utile Plusieurs africanistes contemporains comme Alfred Adler

Jean‐Claude Muller ou Michael W Young (nous les retrouverons) se rangent

nettement sur certaines questions laquo du cocircteacute de Frazer raquo deacuteveloppant par exemple

sur la place du roi africain sur son statut de victime sacrificielle et sa mise agrave mort

rituelle des positions qursquoils qualifient eux‐mecircmes de laquo neacuteo‐frazeacuteriennes raquo

Mais cette derniegravere expression montre bien que mecircme dans les cas envisageacutes par

ces africanistes on nrsquoest pas en preacutesence drsquoune reprise pure et simple des positions

ou des exemples du savant anglais Frazer est laquo revu discuteacute et corrigeacute raquo par des

anthropologues de terrain des speacutecialistes capables de laquo faire la part des choses raquo

B Andrea Carandini et lrsquoutilisation du laquo Rameau drsquoOr raquo

Est‐ce le cas drsquoA Carandini Fait‐il la part des choses Utilise‐t‐il un Frazer revu

corrigeacute discuteacute Ou reprend‐il purement et simplement ses exemples et ses

positions Crsquoest agrave ces questions que nous voudrions tenter de reacutepondre en discutant

en deacutetail quelques cas preacutecis Nous commencerons par la royauteacute africaine et

drsquoabord par les rois Shilluk

La preacutesentation du cas des rois Shilluk

Les Shilluk sont une tribu soudanaise du Haut‐Nil dont A Carandini (AM 2002)

preacutesente les rois dans la citation suivante Lrsquoessentiel concerne les Shilluk mais on va

voir intervenir au milieu du deacuteveloppement une autre tribu africaine les Baganda de

lrsquoOuganda

Nyakang eacutetait le fondateur de la dynastie des Shilluk Les rois de ce peuple eacutetaient tueacutes avant

que ne deacuteclinent leurs forces physiques On croyait que Nyakang avait disparu lors drsquoun

important orage Il fut veacuteneacutereacute comme il en adviendra de ses successeurs mais crsquoeacutetait le seul roi

agrave posseacuteder 10 tombes disperseacutees dans le pays qui font penser agrave un deacutemembrement de son corps

en 10 parties Il eacutetait lrsquoancecirctre diviniseacute qui accordait la pluie et des reacutecoltes abondantes Tant ce

roi africain que Osiris meurent donc de mort violente ont des tombes agrave travers le pays assurent

la fertiliteacute des champs et sont lieacutes agrave des piliers ou agrave des seuils en bois (comme PicusPicumnus

Pilumnus et Faunus) Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts

20 L de Heusch The symbolic mechanisms of sacred kingship dans The Journal of the Royal Anthropological

Institute vol 3 (2) 1997 p 213‐232

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 13

eacutequivalent agrave des dieux et les cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme

dans la maison du heacuteros de Lefkandi en Eubeacutee ) [n 36 A Carandini La nascitagrave di Roma cit]

Les rois des Shilluk degraves qursquoils tombaient malades ou devenaient impotents ‐ vers les 40‐50 ans ‐

eacutetaient tueacutes dans une cabane speacuteciale les chefs annonccedilaient son destin au roi qui eacutetait

finalement eacutetrangleacute Le roi pouvait aussi mourir avant deacutefieacute qursquoil eacutetait par un successeur On

croyait que les deux premiers rois avaient disparu (AM 2002 p 215)

La phrase preacutecisant que chez les Shilluk les rois eacutetaient tueacutes avant que ne

deacuteclinent leurs forces physiques ne surprendra personne quelque peu informeacute de la

royauteacute africaine Encore aujourdrsquohui les anthropologues appellent cette royauteacute

sacreacutee voire divine Dans le monde africain coutumier en effet laquo la personne mecircme

du chef ou du roi se voit doteacutee drsquoun pouvoir mystique lieacute agrave son corps physique raquo et il

existe laquo un lien entre la vitaliteacute du roi ldquodivinrdquo et la santeacute du corps social raquo21 Ce sont lagrave

des thegraveses de Frazer qui ne semblent guegravere contestables On compare parfois ce chef

sacreacute agrave laquo la cleacute de voucircte qui soutient et ordonne lrsquoordre social et naturel raquo22 Dans ces

conditions il est normal que le deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement

lrsquoensemble du pays soit perccedilu comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral

hommes reacutecoltes et beacutetail

Or donc Nyakang le fondateur de la dynastie Shilluk est censeacute avoir disparu

lors drsquoun orage et comme tous ses successeurs il eacutetait objet de veacuteneacuteration Il eacutetait le

seul agrave posseacuteder dix tombes ce qui fait penser agrave un deacutemembrement de son corps en

dix parties et donc agrave une mort violente Fondateur de la dynastie Nyakang est aussi

le grand ancecirctre diviniseacute et le dispensateur de bonnes reacutecoltes Jusqursquoici cela va on

voit bien ce qui est en question

La suite est plus difficile agrave comprendre on nous preacutesente Nyakang lieacute agrave des

piliers ou agrave des seuils en bois comme Picus Pilumnus et Faunus Puis nous quittons

le domaine des Shilluk pour lrsquoOuganda ougrave lrsquoon ne reacutepare plus les cabanes ougrave sont

enterreacutes les corps des rois des Baganda ce qui pourrait agrave la rigueur (si lrsquoon en juge

par le point drsquointerrogation) faire songer agrave la maison du heacuteros de Lefkandi Puis

apregraves ce passage de lrsquoAfrique agrave lrsquoEubeacutee on revient aux Shilluk non plus agrave Nyakang

mais agrave ses successeurs qui devenus malades ou impotents eacutetaient eacutetrangleacutes dans

une cabane speacuteciale Agrave supposer toutefois qursquoils nrsquoaient pas eacuteteacute tueacutes auparavant par

un candidat agrave leur succession

Qursquoest‐ce que tout cela peut bien vouloir dire Et surtout quel est le rapport avec

Romulus Tenter de comprendre va demander du temps ndash trop peut‐ecirctre jugeront

certains de nos lecteurs ndash mais lrsquoeffort nous mettra en contact tregraves concregravetement avec

21 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer dans Fr Jouan et A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 99 [p 97‐106]

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257) 22 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuka du Nigeacuteria central Paris 1980 p 219

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 14

une royauteacute africaine et surtout avec la maniegravere dont travaille raisonne et eacutecrit A

Carandini Nos observations seront preacutesenteacutees sous diffeacuterentes rubriques

Un subtil amalgame

Nous dirons drsquoabord que si le passage sur les Shilluk srsquoinspire de la preacutesentation

de Frazer23 il nrsquoen constitue ni une citation textuelle ni un strict reacutesumeacute Crsquoest un

texte dans lequel A Carandini meacutelange subtilement ses vues personnelles et celles de

Frazer la distinction nrsquoeacutetant vraiment perceptible que si lrsquoon se reporte au texte

original Ce nrsquoest pas la premiegravere fois que nous relevons le proceacutedeacute chez A

Carandini nous lrsquoavons deacutejagrave rencontreacute dans la preacutesentation des dema

A Carandini eacutevoque un deacutemembrement les dix tombes de Nyakang disperseacutees

dans le pays font penser eacutecrit‐il agrave un deacutemembrement du corps du roi en dix parties

Est‐ce du Frazer Non Nulle part le savant anglais ne parle drsquoun quelconque

deacutemembrement de Nyakang le premier roi Ce qursquoil dit24 crsquoest qursquoil nrsquoy a pas moins

de dix sanctuaires (shrines) deacutedieacutes agrave son culte (worship) que tous ces sanctuaires sont

appeleacutes tombes (graves) de Nyakang et Frazer preacutecise bien laquo quoi qursquoil soit bien

connu que personne nrsquoy est enterreacute (that nobody is buried there) raquo Lrsquoideacutee drsquoun

deacutemembrement possible du fondateur de la dynastie Shilluk dont les fragments du

corps auraient eacuteteacute mis en terre en dix endroits diffeacuterents du pays vient donc

drsquoA Carandini Ce dernier eacutetant partisan drsquoun deacutemembrement de Romulus et de

lrsquoenterrement dans les trente curies romaines de morceaux de son corps pareille

mention se comprend mais elle nrsquoest pas anodine la position du savant italien se

voit ainsi subtilement rattacheacutee au cas Shilluk

De mecircme la mention de PicusPicumnus Pilumnus et Faunus dans la description

des tombes des rois Shilluk ne vient pas de Frazer Nous savons qursquoA Carandini

voyait des dema dans ces personnages du monde latin et romain mais nous ne

comprenons pas tregraves bien ce qursquoils viennent faire dans le cas Shilluk Agrave moins que

lrsquoauteur italien nrsquoait estimeacute du plus bel effet de les eacutevoquer ici leur mention

contribuant peut‐ecirctre agrave la creacuteation de cette atmosphegravere si particuliegravere des primordia

ougrave lrsquoon deacutemembrait les fondateurs de dynastie Agrave moins aussi que ces trois noms ne

lui soient venus agrave lrsquoesprit par association drsquoideacutees immeacutediatement apregraves la mention

de laquo piliers raquo et de laquo seuils en bois raquo En tout cas leur preacutesence est tout sauf claire

Ce qui est clair crsquoest qursquoA Carandini comme dans le cas des dema de Leacutevy‐

Bruhl laquo avance masqueacute raquo Ici crsquoest dissimuleacute derriegravere Frazer qursquoil instille subtilement

ses ideacutees

23 Essentiellement The Dying God Londres 1911 p 17‐28 p 204 et 206 = Le Dieu qui meurt Paris 1931

p 12‐23 p 173‐175 24 P 19 de lrsquoeacutedition anglaise p 14 de la traduction franccedilaise

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

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Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 15

Les cabanes des rois Baganda

Inteacuteressons‐nous maintenant au sort des rois Baganda et agrave la mention curieuse

des cabanes ougrave ils sont enterreacutes et qui ne sont plus reacutepareacutees Qursquoest‐ce que cela veut

dire et quelle peut bien ecirctre la porteacutee de cette observation Recherchant une

explication nous nrsquoavons trouveacute dans la description donneacutee par Frazer des fameux

sanctuaires de Nyakang que les phrases suivantes ougrave il est question de cabanes

[Les sanctuaires de Nyakang] se composent drsquoune ou plusieurs cabanes entoureacutees drsquoune

barriegravere en geacuteneacuteral le mecircme enclos renferme plusieurs cabanes une ou plusieurs drsquoentre

elles servent aux gardiens du sanctuaire Ces gardiens sont des vieillards qui non seulement

entretiennent lrsquoendroit sacreacute dans une propreteacute scrupuleuse mais jouent aussi le rocircle de

precirctres tuent les victimes expiatoires qursquoon amegravene au temple les deacutepegravecent et en conservent la

peau pour leur usage personnel (The Dying God p 19 = Le dieu qui meurt p 14)

Cela ne nous aide pas car il srsquoagit toujours des Shilluk et rien dans le contexte ne

renvoie agrave un quelconque manque de reacuteparation des cabanes ougrave seraient enterreacutes les

rois des Baganda Si lrsquoon eacutetend alors la recherche agrave ce qursquoeacutecrit Frazer sur les Baganda

ailleurs dans le mecircme volume on rencontre bien une allusion agrave laquo un tombeau

constitueacute par une maison construite speacutecialement dans ce but raquo25 mais rien

concernant lrsquoentretien de ces tombes‐cabanes Drsquoougrave provient donc lrsquoinformation

provient

A Carandini ne donnant dans son texte aucune reacutefeacuterence preacutecise nous devions

pour la retrouver eacutelargir la recherche agrave lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Frazer La solution

est finalement venue du volume Atys et Osiris que nous nrsquoavons pu consulter que

dans la traduction franccedilaise de 192626

Les pages 169 agrave 181 drsquoAtys et Osiris traitent dʹabord des rois Shilluk et de

Nyakang fondateur de la dynastie (p 169‐175) ensuite des rois Baganda de

lʹOuganda (p 175‐180) Frazer (p 174) donne une liste de laquo curieuses ressemblances

entre le Nyakang mort et lʹOsiris deacutefunt raquo puis se basant sur les travaux du

Reacuteveacuterend J Roscoe The Baganda au tout deacutebut du XXe siegravecle il deacutetaille avec

beaucoup de preacutecisions (p 175‐180) le rituel qui entoure la mort dʹun roi le sort de

son cadavre et de certaines parties laquo privileacutegieacutees raquo de son corps (cracircne macircchoire et

cordon ombilical)

Cʹest manifestement agrave une phrase de la p 176 que A Carandini se reacutefegravere dans sa

comparaison entre les rois des Baganda et le laquo heacuteros de Lefkandi raquo Il y est dit

textuellement quʹlaquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le corps du roi on la

laissait tomber lentement en ruines raquo

25 En lrsquooccurrence The Dying God Londres 1911 p 200‐201 = Le dieu qui meurt Paris 1931 p 170‐171 26 Atys et Osiris eacutetude de religions orientales compareacutees Trad franccedilaise par Henri Peyre Paris 1926

305 p (Annales du Museacutee Guimet Bibliothegraveque dʹeacutetudes 35) Nous nrsquoavons pas pu veacuterifier le texte

sur lrsquooriginal anglais

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 16

Nous tacirccherons de comprendre la phrase plus tard lorsque nous reviendrons sur

les Baganda et le ceacutereacutemonial de la mort de leurs rois Pour lrsquoinstant observons

simplement le caractegravere abscons de certaines indications figurant dans le texte

drsquoA Carandini (laquo ces cabanes des rois Ouganda deacutefunts qui nrsquoeacutetaient plus reacutepareacutees raquo)

et les difficulteacutes que peut rencontrer un lecteur qui tente de les comprendre et de les

veacuterifier Mais continuons

Le heacuteros de Lefkandi

A Carandini demandait si la non‐reacuteparation des cabanes royales Baganda ne

pourrait pas ecirctre mise en relation avec ce qui concernait la laquo maison du heacuteros de

Lefkandi raquo Une question‐suggestion qui doit eacutevidemment ecirctre imputeacutee au seul

A Carandini comme le montre une note 36 limiteacutee agrave un tregraves sec laquo La nascita di Roma

cit raquo

Le lecteur curieux (ou masochiste) qui veut simplement comprendre doit donc

reprendre la piste et commencer par retrouver la reacutefeacuterence que vise la note Mais La

nascita di Roma est un livre touffu qui ne compte pas moins de 766 pages27 Si le

lecteur en a le courage et srsquoen donne la peine lrsquoindex tregraves soigneacute du volume lui

permettra de retrouver facilement les passages du livre traitant du laquo heacuteros de

Lefkandi raquo28 Il devra toutefois constater qursquoaucun drsquoeux ne fait eacutetat des rois Baganda

drsquoOuganda et que ces derniers nrsquoapparaissent drsquoailleurs pas dans lrsquoindex Il faut donc

chercher ailleurs

Si cet enquecircteur courageux connaicirct bien lrsquoœuvre drsquoA Carandini il se souviendra

peut‐ecirctre que le laquo heacuteros de Lefkandi raquo intervenait en 2000 dans le catalogue de

lrsquoexposition romaine (Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave)29 Mais lagrave encore il

aura beau lire attentivement le texte il ne discernera toujours pas le rapport qui peut

exister entre les deacutecouvertes de Lefkandi et les huttestombeaux des rois Baganda

Deacutepiteacute par lrsquoeacutechec total de sa recherche bibliographique il se rappellera peut‐ecirctre

alors que dans le passage drsquoArcheologia del Mito (p 215) dont nous eacutetions partis le

rapprochement entre les rois Baganda et le heacuteros de Lefkandi srsquoaccompagnait drsquoun

point drsquointerrogation Il reacutealisera peut‐ecirctre alors qursquoil srsquoagissait probablement drsquoune

simple question que A Carandini se posait agrave lui‐mecircme Mais agrave ce stade on ne peut

27 A Carandini La nascita di Roma Degravei Lari eroi e uomini allʹalba di una civiltagrave Turin 1997 776 p (Biblioteca di cultura storica 219) 28 Agrave savoir p 110 n 27 p 144‐145 n 12 p 210 n 95 p 229 n 5 p 352 n 139 p 442 p 605 29 A Carandini et R Cappelli [Eacuted] Roma Romolo Remo e la fondazione della cittagrave Roma Museo

Nazionale Romano Terme di Diocleziano 28 giugno‐29 ottobre 2000 Milan Rome 2000 367 p

(Ministero per i Beni e le Attivitagrave culturali Soprintendenza Archeologica di Roma) Il srsquoagit des p 110‐

112 dans la deuxiegraveme des Variazioni sul tema di Romolo Riflessioni dopo laquo La nascita di Roma raquo Cette

variation est intituleacutee Teseo Romolo e lrsquoeroe di Eretria et occupe les p 106‐112

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 17

srsquoempecirccher de se poser aussi une question un auteur ne devrait‐il pas eacuteviter de

lancer son lecteur sur des pistes dont lrsquoexploration lui demande beaucoup de temps

et drsquoeacutenergie et qui la suite va le montrer ne deacutebouchent sur rien de concret

Un rapprochement hacirctif

On doit en effet srsquointerroger sur la pertinence mecircme du rapprochement suggeacutereacute Qursquoa‐

t‐on donc trouveacute de significatif archeacuteologiquement parlant agrave Lefkandi non loin de

Xeropolis pregraves drsquoEacutereacutetrie en Eubeacutee Et quel rapport peuvent avoir ces deacutecouvertes

avec les rois Baganda

Or donc en 1980 les fouilles mirent au jour agrave Lefkandi30 une vaste construction

rectangulaire de plan absidal mesurant quelque 45 m de long sur 10 m de large et

datable de la premiegravere moitieacute du Xe siegravecle

Les parois en briques crues reposent sur des fondations en pierre le toit eacutetait probablement

recouvert de chaume tandis quʹune rangeacutee de trous agrave lʹexteacuterieur indique la preacutesence dʹune

veacuteritable colonnade A lʹinteacuterieur fut trouveacutee une tombe creuseacutee dans le sol et diviseacutee en deux

compartiments lʹun contenait les restes de quatre chevaux lʹautre les ossements dʹun homme

enveloppeacutes dans un linceul (dont sont exceptionnellement conserveacutes une partie du tissu et du

deacutecor) placeacutes agrave lʹinteacuterieur dʹune amphore en bronze dʹorigine chypriote et flanqueacutee dʹune

lance et dʹune eacutepeacutee en fer Lʹautre partie de ce mecircme compartiment avait reccedilu lʹinhumation

dʹune femme portant un pectoral formeacute de deux disques en or joints ainsi que des eacutepingles en

bronze et en fer Dans un autre endroit de lʹeacutedifice on a retrouveacute une partie de sol brucircleacutee

indiquant que le corps du guerrier avait eacuteteacute incineacutereacute sur un foyer eacuterigeacute in situ31

Le plan de lrsquoeacutedifice annonce ce qui deviendra quelque deux siegravecles plus tard

lrsquoarchitecture des temples et il srsquoagissait certainement drsquoun couple de personnages

importants mais on ne sait trop comment interpreacuteter la deacutecouverte

A Carandini a signaleacute lui‐mecircme dans Nascita (1997) deux avis drsquoarcheacuteologues On

retrouvera son texte ici

Pour C Antonaccio32 il sʹagirait dʹune regia funeacuteraire faite pour accueillir la ceacutereacutemonie des

funeacuterailles (lʹeacutedifice serait posteacuterieur aux tombes) autour de la tombe du fondateur du

lignage se seraient agreacutegeacutees les tombes des membres du genos jusquʹau troisiegraveme quart du IXe

siegravecle compris Lʹinterpreacutetation de la regia funeacuteraire resterait valable si la tombe eacutetait

posteacuterieure agrave lʹeacutedifice les funeacuterailles pouvant ecirctre imagineacutees en deux temps avec exposition

30 Pour une des premiegraveres preacutesentations de la deacutecouverte M Popham E Touloupa LH Sackett The

Hero of Lefkandi dans Antiquity t 56 1982 p 169‐174 31 Ces lignes de synthegravese ont eacuteteacute emprunteacutees aux pages Web drsquoun seacuteminaire drsquointroduction agrave

lrsquoarcheacuteologie classique de lrsquoUniversiteacute de Genegraveve Elles sont accompagneacutees de quelques images

httpwwwunigechlettresarcheointroduction_seminaireobscurslefkandi1html 32 C Antonaccio Lefkandi and Homer dans O Andersen M Dickie [Eacuted] Homerʹs World Fiction

Tradition Reality Bergen 1995 p 5ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 18

du corps dans la construction et inhumation apregraves [hellip] Selon AM Snodgrass33 il sʹagit de la

regia dʹun chef habiteacutee pendant peu de temps agrave cause de la mort de ses occupants qui y

furent enterreacutes (lʹeacutedifice preacuteceacutederait donc les seacutepultures) La regia aurait eacuteteacute transformeacutee

ensuite dans le tumulus veacuteneacutereacute de lʹancecirctre dʹun clan (A Carandini Nascita 1997 p 110 n

27)

Heacuterocircon Regia HeacuterocirconRegia Nous ne sommes pas compeacutetent pour eacutemettre un

avis et ajouter une hypothegravese agrave celles qui ont deacutejagrave eacuteteacute avanceacutees Ce que nous pouvons

dire par contre crsquoest qursquoun lecteur un peu critique se demandera ce que pourrait bien

apporter de valable sur le plan de la comparaison un rapprochement entre ce bacirctiment du

protogeacuteomeacutetrique grec drsquoEubeacutee et les cabanes‐tombes royales des rois africains

Il srsquoagit bien sucircr des deux cocircteacutes de tombes mais ce seul eacuteleacutement ne suffit pas

Sans une deacutemonstration rigoureusement meneacutee et baseacutee sur des correspondances

eacutetroites et speacutecifiques ndash ce qui en lrsquooccurrence nrsquoest pas du tout le cas ndash un

rapprochement entre laquo le heacuteros de Lefkandi raquo et les rois Baganda ne peut deacuteboucher

sur rien Des rapprochements de ce genre hacirctifs et superficiels ne font que jeter de la poudre

aux yeux sans eacuteclairer en quoi que ce soit les points en discussion La meacutethode

comparative sainement comprise ne peut pas tirer grand‐chose du simple

rapprochement de deux tombes importantes appartenant agrave des cultures tregraves

diffeacuterentes geacuteographiquement et historiquement Et nrsquooublions pas que crsquoest du

deacutemembrement de Romulus qursquoil srsquoagit et que nous recherchons des donneacutees

ethnographiques censeacutees nous aider agrave reacutesoudre le problegraveme

Le ceacutereacutemonial entourant la mort drsquoun roi Baganda

Mais poursuivons lrsquoenquecircte en examinant le ceacutereacutemonial de la mort drsquoun roi

Baganda Il serait trop long de retranscrire lrsquointeacutegraliteacute du texte de Frazer mais nous

estimons que le lecteur inteacuteresseacute a droit agrave un reacutesumeacute seacuterieux qursquoon trouvera ci‐

dessous Au‐delagrave de lrsquointeacuterecirct laquo intrinsegraveque raquo du sujet sa lecture fera sentir combien le

ceacutereacutemonial funeacuteraire Baganda est profondeacutement diffeacuterent de tout ce que nous

connaissons pour Rome et il apparaicirctra bien difficile de trouver des points de

comparaison entre la royauteacute Baganda et la royauteacute romaine ne parlons mecircme plus

des trouvailles de Lefkandi

Or donc une vaste laquo neacutecropole royale raquo situeacutee dans la reacutegion appeleacutee Busiro (ce

qui signifie laquo le lieu des tombes raquo) accueillait les rois Baganda apregraves leur mort

Chacun drsquoeux y posseacutedait un tombeau qui eacutetait construit drsquoabord puis un temple

qui lui eacutetait consacreacute plus tard

Quand un roi mourait on envoyait son corps agrave Busiro ougrave on lrsquoembaumait avant de le mettre au

tombeau Ce tombeau eacutetait en fait une grande hutte ronde conique bacirctie sur le sommet drsquoune

colline avec un pilier central et un toit de chaume descendant jusqursquoau sol On lrsquoentourait drsquoune

33 AM Snodgrass I caratteri dellʹetagrave oscura nellʹarea egea dans S Settis [Eacuted] I Greci II1 Turin 1996 p

191ss

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 19

haute et solide clocircture de roseaux tandis qursquoune autre clocircture plus exteacuterieure fermait le tout

sur les flancs de la colline Dans la hutte‐tombeau on placcedilait le corps sur un lit on remplissait

au maximum du possible la chambre seacutepulcrale avec de lrsquoeacutecorce on abattait le pilier et on

condamnait la porte du tombeau Les eacutepouses du roi deacutefunt eacutetaient alors ameneacutees et tueacutees

autour du mur exteacuterieur du tombeau tandis qursquoon massacrait des centaines drsquohommes dans

lrsquoespace libre entre les deux clocirctures Toutes les portes des clocirctures eacutetaient alors fermeacutees et on

laissait pourrir les corps agrave lrsquoendroit mecircme ougrave ils eacutetaient tombeacutes mais des gardes les deacutefendaient

contre les becirctes sauvages et les vautours

Cinq mois plus tard trois chefs peacuteneacutetraient dans la hutte‐tombeau en pratiquant une ouverture

dans le mur Ils seacuteparaient la tecircte du corps et lrsquoemportaient agrave la capitale apregraves avoir reboucheacute le

trou replaceacute le chaume et refermeacute toutes les portes des clocirctures La macircchoire une fois enleveacutee

par un chef drsquoun clan bien preacutecis le cracircne eacutetait renvoyeacute agrave Busiro ougrave il eacutetait enterreacute avec de

grands honneurs pregraves du tombeau

Quant agrave la macircchoire elle subissait un traitement particulier on laissait aux fourmis le soin drsquoen

manger toute la chair puis on la lavait dans la biegravere et le lait on la deacutecorait de coquillages et on

la deacuteposait dans un vase en bois qui une fois enveloppeacute dans des eacutecorces et deacutecoreacute

exteacuterieurement de perles prenait la forme drsquoun paquet conique de quelque 75 cm de haut sur 45

de large Un second paquet lui aussi enveloppeacute drsquoeacutecorce et deacutecoreacute contenait le cordon ombilical

du roi qui avait eacuteteacute conserveacute preacutecieusement depuis le moment de sa naissance laquo On croyait que

lrsquoombre du roi eacutetait unie agrave sa macircchoire et lrsquoombre de son double agrave son cordon ombilical raquo

Ces deux preacutecieux paquets devaient retourner agrave Busiro pour y ecirctre installeacutes dans un temple agrave

construire et qui devait servir au culte du souverain Lui aussi srsquoeacutelevait sur une colline que

geacuteneacuteralement le roi avait lui‐mecircme choisie de son vivant Le temple eacutetait une grande hutte

conique ou ayant la forme drsquoune ruche partageacutee agrave lrsquointeacuterieur en deux chambres lrsquoune accessible

agrave tous lrsquoautre plus secregravete qui eacutetait sacreacutee et ougrave nul profane ne pouvait peacuteneacutetrer crsquoest lagrave que

les saintes reliques du roi deacutefunt sa macircchoire et son cordon ombilical eacutetaient entreposeacutees dans

une cellule creuseacutee dans le sol Lrsquoombre du roi y vivait y donnait des reacuteceptions parlait agrave

lrsquoassembleacutee par la voix drsquoun prophegravete (reacutesumeacute de Frazer Atys et Osiris trad fr de 1926 p 175‐

180 passim)

Passons sur le reste de la description du sanctuaire sur les manifestations qui srsquoy

deacuteroulaient agrave lrsquointeacuterieur sur ce qursquoon appellerait le laquo service geacuteneacuteral du culte raquo ainsi

que sur la visite que le roi reacutegnant y faisait une seule fois durant son regravegne et qui

srsquoaccompagnait de sacrifices humains Nous noterons simplement que cette

construction‐lagrave ndash le temple demeure de lrsquoombre du roi et de lrsquoombre de son double ndash

eacutetait soigneusement entretenue mecircme si apregraves la mort du nouveau roi elle

beacuteneacuteficiait drsquoun peu moins drsquoattention La regravegle eacutetait de ne laquo laisser aucun temple de

roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo

Dans les rites funeacuteraires des rois Baganda le contraste est donc grand entre drsquoune

part lrsquoimportance de la macircchoire et du cordon ombilical qui sont perccedilus comme les

parties repreacutesentatives du roi et dlsquoautre part celle du reste de son corps qui agrave

lrsquoexception du cracircne nrsquoest pas pris en consideacuteration Et cela explique la diffeacuterence de

traitement entre les deux bacirctiments qui interviennent dans le rituel une fois le cracircne

du souverain seacutepareacute du corps le temple qui abritait ses ombres eacutetait la seule chose

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 20

qui importait il continuait agrave ecirctre entretenu et on ne laissait jamais laquo aucun temple

de roi deacutefunt disparaicirctre entiegraverement raquo (p 178) tandis que ndash et nous atteignons

finalement lrsquoexplication rechercheacutee ndash laquo on ne reacuteparait jamais la hutte ougrave reposait le

corps du roi on la laissait tomber lentement en ruines raquo (p 176)

Si nantis de toutes les informations qui preacutecegravedent nous relisons le texte

drsquoA Carandini dont nous eacutetions partis

Chez les Baganda en Ouganda les esprits des souverains deacutefunts eacutequivalent agrave des dieux et les

cabanes ougrave sont enterreacutes leurs corps ne sont plus reacutepareacutees (comme dans la maison du heacuteros de

Lefkandi en Eubeacutee ) (AM 2002 p 215)

nous percevrons immeacutediatement le caractegravere non seulement incompreacutehensible mais

aussi totalement inadeacutequat de lrsquoallusion

Le reacutesumeacute aura permis de reacutealiser le caractegravere un peu rapide et leacuteger de

lrsquoeacutevocation des laquo esprits des souverains deacutefunts raquo et de leur eacutequivalence agrave laquo des

dieux raquo Nous ne traiterons pourtant pas de ce point Nous nous bornerons agrave

constater que formellement la seconde partie du texte (laquo les cabanes ougrave sont enterreacutes

leurs corps ne sont plus reacutepareacutees raquo) correspond bien aux analyses ethnographiques

mais que le message qursquoelle transmet a perdu tout sens degraves qursquoon laquo omet raquo le sort

bien diffeacuterent du temple du roi et la justification de cette dualiteacute de statut cinq mois

apregraves la deacuteposition du cadavre lorsque les trois chefs en ont laquo deacutetacheacute raquo la tecircte il ne

reste plus rien drsquoimportant et drsquointeacuteressant dans la huttetombeau qui nrsquoest plus

lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere on ne la reacutepare plus et on la laisse tomber

lentement en ruines Ce qui nrsquoimplique du reste pas qursquoon ne srsquoen soucie plus la

surveillance de lrsquoensemble de la neacutecropole royale et de ses constructions est confieacutee

au laquo Mugema ou comte de Busiro lrsquoun des quelques chefs heacutereacuteditaires du pays dont

la tacircche principale eacutetait drsquoecirctre le Premier Ministre (Katikiro) des rois morts raquo (p 175

presque textuel)

Concluons Drsquoune part la seacutelection opeacutereacutee par A Carandini dans le dossier eacutetabli

par Frazer sur les Baganda apparaicirct arbitraire et inexacte On peut drsquoailleurs se

demander ce qui lrsquoa motiveacutee car il nrsquoexiste aucune possibiliteacute de rapprochement

seacuterieux entre cette coutume Baganda et ce que nous apprennent les deacutecouvertes de

Lefkandi Drsquoautre part la liaison mecircme Baganda‐Lefkandi est totalement fantaisiste et agrave

notre connaissance A Carandini lui‐mecircme nrsquoen a jamais rien tireacute ni dans ce livre ni

ailleurs Poudre aux yeux Intoxication Meacuteconnaissance du dossier Traitement

superficiel Au lecteur de juger

Mais ne quittons pas encore les Shilluk et continuons drsquoexaminer la maniegravere dont

A Carandini traite les informations qursquoil puise dans ses sources et en lrsquoespegravece ce

point central qursquoest le reacutegicide du roi des Shilluk

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 21

Le reacutegicide du roi des Shilluk

Tel qursquoil est preacutesenteacute en 2002 par le savant italien le reacutegicide du roi des Shilluk

apparaicirct comme une reacutealiteacute historique mecircme si lrsquoemploi de lrsquoimparfait rejette le

rituel dans le passeacute En fait son reacutesumeacute traduit une absence totale de distanciation

critique vis‐agrave‐vis des sources et donc des faits Voyons drsquoabord quelle eacutetait la position de

son modegravele en lrsquooccurrence Frazer

En geacuteneacuteral lrsquoanthropologue anglais fournit ses sources Dans le cas preacutesent celui

du reacutegicide des Shilluk il a soigneusement signaleacute au deacutebut de lrsquoexposeacute (p 12‐13 de

la version franccedilaise p 17 de la version anglaise) que ses informations provenaient

des travaux de CG Seligman que ces travaux nrsquoeacutetaient pas encore publieacutes agrave

lrsquoeacutepoque de la reacutedaction mais qursquoils lui avaient eacuteteacute communiqueacutes en manuscrit34

Frazer avait aussi fait preacuteceacuteder son reacutecit drsquoune preacutecision importante reprise agrave

CG Seligman lui‐mecircme ce dernier signalait que la coutume du reacutegicide eacutetait resteacutee

en vigueur jusqursquoagrave une eacutepoque reacutecente (until lately) et qursquoelle eacutetait peut‐ecirctre

simplement en veilleuse (merely dormant) Ainsi donc au deacutebut du XXegraveme siegravecle CG

Seligman ne se preacutesentait pas comme teacutemoin oculaire mais se reacutefeacuterait agrave la tradition

locale Frazer lui‐mecircme rapportait honnecirctement le reacutegicide chez les Shilluk comme

une coutume resteacutee longtemps en usage mais qui nrsquoexistait plus agrave son eacutepoque

Pregraves de cent ans plus tard (un siegravecle ) A Carandini reprend lrsquoinformation sur le

sacrifice rituel du reth (crsquoest ainsi que srsquoappelle le roi des Shilluk) en faisant

totalement abstraction de cette reacuteserve critique qursquoaucun lecteur du seul

A Carandini ne pourrait deviner Il y a en quelque sorte laquo tromperie sur la

marchandise raquo

Mais il y a autre chose encore agrave faire remarquer Crsquoest lrsquoindiffeacuterence que semble

manifester lrsquoarcheacuteologue italien agrave lrsquoeacutegard des travaux sur la royauteacute Shilluk comme

si pour lui la troisiegraveme eacutedition de The Golden Bough (1911‐1915) constituait lrsquoeacutetape

ultime de la recherche ethnographique sur le sujet

Bien sucircr dans la synthegravese que les eacutepoux Seligman consacreront aux Shilluk dans

leur ouvrage de 1932 sur les tribus paiumlennes du Soudan nilotique35 il sera toujours

question comme drsquoune certitude historique du meurtre rituel aux eacutepoques

anciennes du reth malade ou vieux (p 90‐93) Mais la recherche ne srsquoeacutetait pas

interrompue et le moins qursquoon puisse dire aujourdrsquohui est que les positions sur la

34 En fait lrsquoouvrage de CG Seligman sortira un peu apregraves The Golden Bough Crsquoest The Cult of Nyakang

and the Divine Kings of the Shilluk dans 4th Report of the Wellcome Tropical Research Laboratory Gordon

Memorial College Khartoum qui date lui aussi de 1911 35 CG amp B Seligman The Shilluk dans Pagan Tribes of the Nilotic Sudan Londres Routledge 1932 p

37‐105 (reacuteimpression en 1965)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 22

reacutealiteacute de ce reacutegicide rituel sont beaucoup moins assureacutees que la lecture de Frazer

des Seligman de 1932 et drsquoA Carandini en 2002 pourrait le laisser croire

Dresser ici la bibliographie complegravete de cette tribu nilotique depuis 1915 serait

jeter de la laquo poudre aux yeux raquo ce que nous ne souhaitons pas faire Mais la

consultation des listes existantes36 permettrait de constater que depuis 1940 (pour

prendre cette date comme point de deacutepart) la royauteacute Shilluk a fait lrsquoobjet de

plusieurs travaux importants meneacutes par des anthropologues speacutecialiseacutes comme

W Arens A Butt PP Howell G Lienhardt M Riad ou WPG Thomson mieux au

courant des reacutealiteacutes du terrain que ne lrsquoeacutetait Frazer ou par des auteurs plus

laquo geacuteneacuteralistes raquo comme EE Evans‐Pritchard ou J Fontenrose qui ont tenteacute de faire

le point sur le sujet

De tous ces travaux A Carandini ne se preacuteoccupe absolument pas et peut‐ecirctre

mecircme ne les connaicirct‐il pas Certains drsquoentre eux pourtant auraient meacuteriteacute drsquoecirctre ne

serait‐ce qursquoeacutevoqueacutes au moins pour nuancer le propos

On songera en particulier agrave la confeacuterence que E Evans‐Pritchard a prononceacutee

preacuteciseacutement agrave la meacutemoire de Frazer en 1948 (il y a soixante ans de cela ) apregraves avoir

reacuteexamineacute tout le dossier37 E Evans‐Pritchard est bien conscient de lrsquoeacutenorme

importance que Frazer et drsquoautres apregraves lui ont accordeacutee agrave ces descriptions de

reacutegicides royaux chez les Shilluk mais il se voit pourtant ameneacute agrave conclure

En lrsquoabsence drsquoautres preuves que le teacutemoignage traditionnel concernant les exeacutecutions

royales dans lrsquohistoire shilluk et eacutetant donneacute les reacutecits contradictoires citeacutes je conclus que la

mise agrave mort ceacutereacutemonielle des rois relegraveve probablement de la fiction (p 85 de la traduction

franccedilaise)

ou encore

Il nrsquoexiste pour confirmer qursquoun roi [Shilluk] fut jamais tueacute de lrsquoune ou lrsquoautre faccedilon que le

teacutemoignage de la tradition (p 92 de la traduction franccedilaise)

Presque vingt ans plus tard dans un livre sur The Ritual Theory of Myth (Berkeley

1966) J Fontenrose adopte la mecircme position tregraves reacuteserveacutee On lira en particulier le

36 On poura se reacutefeacuterer par exemple agrave Terje Tvedt An annotated bibliography on the Southern Sudan

1850‐2000 sur le site du Centre for Development Studies de lrsquoUniversiteacute norveacutegienne de Bergen

lthttpwwwsvfuibnosfuordersudan_s3htmgt

ou encore agrave la page lthttplibmnsueducollectionshraffjpdfgt du fichier des Human Relations Area

Files (HRAF) ‐ Collection of Ethnography de la Minnesota State University Mankato

37 E Evans‐Pritchard The Divine Kingship of the Shilluk of the Nilotic Sudan Cambridge 1948 40 p

(Frazer Lectures ‐ Cambridge ‐ May 13 1948) repris dans E Evans‐Pritchard Essays in Social

Anthropology and Other Essays Londres 1962 et dont on trouvera une traduction franccedilaise La royauteacute

divine chez les Shilluk du Soudan nilotique dans E Evans‐Pritchard Les anthropologues face agrave lʹhistoire et agrave

la religion Paris 1974 p 73‐96 (Sociologie dʹaujourdʹhui)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 23

chapitre (p 8‐14) intituleacute Ethnographic Evidence for King Sacrifice J Fontenrose

explique qursquoil srsquoeacutetait inteacuteresseacute lui aussi agrave la coutume du reacutegicide rituel notamment

celui des rois Shilluk et que tout agrave fait indeacutependamment de E Evans‐Pritchard il en

eacutetait arriveacute agrave conclure au caractegravere mythique de toute cette tradition dans laquelle il

voyait a fragment or memory of an ancient African myth (p 11) La lecture de E Evans‐

Pritchard ne fit dit‐il que confirmer sa position on eacutetait selon lui en preacutesence drsquoun

de those fanciful reports that fill a large part of ldquoThe Dying Godrdquo (p 13)

Le reacutegicide rituel dans les cultures africaines

Mais pour bien faire comprendre notre point de vue un bref temps drsquoarrecirct

srsquoimpose peut‐ecirctre

Nous nrsquoentendons pas trancher sur le fond agrave savoir la reacutealiteacute historique et la

nature exacte du reacutegicide rituel chez les Shilluk du Soudan ou dans les autres

cultures africaines Il en a deacutejagrave eacuteteacute question plus haut le reacutegicide est bien attesteacute en

Afrique un continent qui connaicirct une conception particuliegravere de la royauteacute On la

deacutesigne souvent par lrsquoexpression royauteacute divine mais le roi africain ne semblant pas

ecirctre le repreacutesentant ou lrsquoincarnation drsquoun dieu comme en Eacutegypte ancienne drsquoautres

anthropologues preacutefegraverent parler plus justement peut‐ecirctre de royauteacute sacreacutee Il existe

un lien eacutetroit entre la vitaliteacute du roi et la santeacute de son royaume

Dans ces conditions ndash on a aussi eacutevoqueacute la chose plus haut ndash il est normal que le

deacuteclin physique de celui qui incarne aussi eacutetroitement lrsquoensemble du pays soit perccedilu

comme un danger reacuteel pour le bien‐ecirctre geacuteneacuteral hommes reacutecoltes et beacutetail et que la

survie collective passe par lrsquoeacutelimination du personnage incarnant le pays (en fait ce

peut ecirctre quelqursquoun drsquoautre que le roi mais nous nrsquoenvisageons ici que le cas du roi)

affaibli et lrsquoinstallation agrave sa place de quelqursquoun en pleine possession de ses forces

Toutefois les modaliteacutes de la substitution varient on peut se deacutebarrasser drsquoun roi

malade infirme ou trop vieux tout comme on peut envisager au deacutepart par mesure

de preacutecaution une royauteacute temporaire le remplacement se faisant au terme drsquoune

peacuteriode de temps deacutetermineacutee Plusieurs pages du The Golden Bough de Frazer

alignent de nombreux exemples de ces deux situations qursquoil srsquoagisse de Kings killed

when their strength fails ou de Kings killed at the end of a fixed term38

Nous nrsquoavons examineacute dans le deacutetail plus haut que le cas Shilluk mais si on fait

lrsquoexercice sur drsquoautres royauteacutes africaines le reacutesultat est toujours le mecircme degraves qursquoon

descend aux situations concregravetes et aux cas preacutecis il devient toujours extrecircmement

38 The Dying God Londres 1911 respectivement p 14‐46 et 46‐58 Le dieu qui meurt Paris 193sup31

respectivement p 10‐40 (Rois mis agrave mort quand leur vigueur deacutecline) et p 40‐50 (Rois mis agrave mort agrave

lrsquoexpiration drsquoun temps deacutetermineacute)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 24

difficile de deacuteterminer comment les choses se sont reacuteellement crsquoest‐agrave‐dire

historiquement passeacutees39

Drsquoabord il nrsquoexiste pratiquement pas drsquoexemples sucircrement attesteacutes drsquoune royauteacute

qui aurait eacuteteacute limiteacutee au deacutepart agrave un nombre preacutecis drsquoanneacutees mais aussi et surtout

dans les cas de reacutegicide rapporteacutes par la tradition on ne sait jamais dire si lrsquoon est

devant une veacuteritable eacutelimination physique du roi ou dans une proceacutedure symbolique

de substitution un stratagegraveme rituel en quelque sorte qui pouvait drsquoailleurs

concerner tantocirct le roi ou le chef lui‐mecircme tantocirct des victimes humaines et animales

censeacutees le remplacer

Pour illustrer ce que nous appelons un stratagegraveme rituel voici deux exemples

donneacutes par Luc de Heusch dans un reacutecent article de synthegravese40 Le premier concerne

le roi des Jukun (Nigeacuteria du Nord) Ce roi

eacutetait theacuteoriquement mis agrave mort au terme dʹun septennat Mais durant la septiegraveme anneacutee de

regravegne le roi exeacutecutait le rituel ando ku qui lui permettait de poursuivre tranquillement son

regravegne Il tuait alors dʹun coup de lance un esclave sʹenfuyait nu dans la brousse et apregraves sʹecirctre

rhabilleacute enfourchait un cheval pour revenir dans la capitale acclameacute par ses sujets (CK Meek

A Sudanese Kingdom An Ethnographical Study of the Jukun‐speaking Peuples of Nigeria Londres

1931 p 139‐140) Meek estime agrave juste titre que le roi est mis agrave mort par personne interposeacutee il

interpregravete lʹando ku comme une reacutesurrection (idem p 140) au cours des deux derniers siegravecles

les rois ont apparemment reacutegneacute plus de sept ans et lʹon connaicirct plusieurs souverains qui

auraient atteint un acircge veacuteneacuterable (L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines 1990 p 102)

39Tout est loin drsquoecirctre simple quand il srsquoagit du sacrifice humain comme le montre la lecture drsquoun

ouvrage issu de cinq journeacutees drsquoeacutetudes interdisciplinaires organiseacutees en 1999 2000 et 2002 par le

Centre drsquoanthropologie de Toulouse (Le sacrifice humain en Eacutegypte ancienne et ailleurs Paris 2005

284 p) Pour reprendre les mots des eacutediteurs les dix‐sept eacutetudes du recueil avaient laquo en commun le

souci de faire avancer la reacuteflexion theacuteorique et meacutethodologique en vue de deacutepasser lʹinconfort que

suscitent ces deux certitudes contradictoires bien des socieacuteteacutes ont connu le sacrifice humain il nʹy a lagrave

aucun doute mais par ailleurs le risque est grand en ces matiegraveres de forcer lʹinterpreacutetation Les

choses ne sont deacutejagrave pas simples [hellip] dans les cas les mieux documenteacutes En lʹabsence de teacutemoignages

eacutecrits les voies de lʹinterpreacutetation en sont encore plus incertaines raquo (p 11) Quand on songe que deacutejagrave

laquo produire une deacutefinition du sacrifice est une tacircche deacutelicate et [que] agrave lrsquoheure actuelle il serait tregraves

optimiste de parler drsquoun consensus agrave ce propos raquo (p 13) que dire des eacutenormes difficulteacutes theacuteoriques et

meacutethodologiques qui apparaissent lorsqursquoil est question du sacrifice humain en geacuteneacuteral et en

particulier du sacrifice rituel du roi le reacutegicide royal lequel occupe une si large place dans les travaux

de Frazer Il apparaicirct drsquoailleurs dans certains milieux africanistes en tout cas que les theacuteories

frazeacuteriennes sur le sujet si elles sont globalement deacutepasseacutees constituent toujours aujourdrsquohui un point

de reacutefeacuterence agrave partir et autour duquel se positionnent toujours nombre de chercheurs actuels On lrsquoa

dit plus haut 40 L de Heusch Royauteacutes sacreacutees africaines une lecture critique de Frazer paru dans Fr Jouan A Motte

[Eacuted] Mythe et Politique Actes du Colloque de Liegravege 14‐16 septembre 1989 Paris 1990 p 97‐106

(Bibliothegraveque de la Faculteacute de Philosophie et Lettres de lʹUniversiteacute de Liegravege 257)

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 25

Le second traite des Rukuba du Nigeacuteria et se base sur les travaux de Jean‐Claude

Muller41 Le contexte ici est celui des petites chefferies sacreacutees et lrsquoon voit intervenir

le rituel du bouc eacutemissaire

Le regravegne [de leur roi] nʹa pas de limite en principe Mais les sept premiegraveres anneacutees ldquosont

consideacutereacutees comme une peacuteriode probatoire une sorte dʹexamen de compeacutetencerdquo (Muller p

161) En outre le chef est sacrifieacute par personne interposeacutee lors du grand rituel peacuteriodique kago

qui a lieu en theacuteorie tous les 14 ans Avant lʹouverture des ceacutereacutemonies on capture un vieil

homme [qui] nʹappartient pas au clan du chef La victime est rendue repoussante et terrifiante

En grand secret les officiants tuent un beacutelier dont le vieillard consomme la viande Celui‐ci

devient alors ldquosi impur quʹil ne pourra plus jamais vivre dans le village ni avoir de contact avec

ses concitoyensrdquo (Muller p 173) Il est condamneacute agrave vivre en exil dans une hutte situeacutee en

dehors de lʹespace social du village mendiant sa nourriture agrave distance Il est censeacute mourir

subitement dans le cours de la septiegraveme anneacutee Le vieillard ainsi eacutelimineacute lʹest en lieu et place du

chef qui se trouve au contraire conforteacute dans sa position (L de Heusch ibidem)

Bref en ce qui concerne les royauteacutes africaines le statut du roi et la question du

reacutegicide les choses par rapport agrave ce qursquoon croyait au deacutebut du XXe siegravecle ont

beaucoup eacutevolueacute et se sont fortement complexifieacutees

Soyons toutefois clair Si nous avons un certain inteacuterecirct pour lrsquoanthropologie et la

meacutethode comparative si nous avons passeacute beaucoup de temps en lectures nos

modestes compeacutetences ne nous permettent pas drsquoentrer dans une veacuteritable

discussion de fond Notre intention eacutetait beaucoup plus simple montrer agrave partir

drsquoun cas preacutecis analyseacute drsquoune maniegravere deacutetailleacutee combien A Carandini preacutesente son

dossier drsquoune maniegravere grossiegraverement insuffisante Il ne donne pas une ideacutee preacutecise de ses

sources il reflegravete mal ses modegraveles et mecircle ses propres positions agrave celles de Frazer il

laquo sacralise raquo en les figeant les vues de lrsquoanthropologue anglais ignorant superbement dans

les secteurs concerneacutes la recherche posteacuterieure En pregraves drsquoun siegravecle pourtant les choses ont

changeacute Lrsquoarcheacuteologue italien ne semble mecircme pas ecirctre conscient de cette eacutevolution ou srsquoil

lrsquoest il nrsquoy attache aucune importance ce qui nous autorise agrave nous interroger sur le seacuterieux

de sa meacutethode

Mais il nrsquoy a pas que les royauteacutes Shilluk et Baganda Nous avons aussi fait

lrsquoexercice sur les autres exemples africains donneacutes dans la liste drsquoA Carandini pour

aboutir aux mecircmes conclusions sur la meacutethode de travail du savant italien Des cas

de reacutegicide effectif entendons par lagrave la mise agrave mort reacuteelle du roi ou du chef africain

pour des motifs rituels (valables ou usurpeacutes) ont probablement eu lieu mais ils ne

semblent pas aussi freacutequemment et systeacutematiquement appliqueacutes que ne donnerait agrave

penser le lecture de Frazer et pregraves drsquoun siegravecle apregraves lui drsquoA Carandini

En drsquoautres termes en 2002 date de la publication drsquoArcheologia del mito lire Le

Rameau drsquoOr aussi candidement que le fait A Carandini croire tout ce qui srsquoy trouve

41 J‐Cl Muller Le roi bouc eacutemissaire Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central Paris 1980

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 26

en reprenant sans plus (et parfois fort mal) les compilations et les interpreacutetations

frazeacuteriennes crsquoest faire fi de tous les progregraves reacutealiseacutes depuis pregraves drsquoun siegravecle Sur ce

point A Carandini repreacutesente une sorte de fossile Crsquoest pourtant quelqursquoun qui ne cesse

de se preacutesenter comme un chercheur largement ouvert aux apports de lrsquoanthropologie et qui

nrsquoheacutesite pas agrave fustiger avec ironie ce qursquoil appelle lrsquoeacutetroitesse drsquoesprit de ses collegravegues

A Passage to India Quilacare Calicut Malabar

Passons maintenant en Inde et jetons un coup drsquoœil sur quelques exemples

indiens donneacutes par A Carandini et censeacutes eux aussi ndash ne lrsquooublions pas ndash mieux

nous faire comprendre la mort et le deacutemembrement de Romulus Le savant italien

eacutecrit ceci

LrsquoInde connaissait bien la coutume de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

Agrave Quilincare on ceacuteleacutebrait tous les 12 ans mdash peacuteriode de reacutevolution de Jupiter autour du soleil mdash

une fecircte en lrsquohonneur drsquoune idole Agrave cette occasion le roi montait sur un podium et se sacrifiait

en public agrave cette idole en srsquoauto‐deacutemembrant crsquoest‐agrave‐dire en se coupant le nez les oreilles

drsquoautres membres et finalement la gorge Celui qui aspirait agrave la succession devait ecirctre preacutesent agrave

la ceacutereacutemonie en preacutevision du martyre analogue qursquoil aurait agrave subir 12 ans plus tard

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale)

Agrave Malabar le roi eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans sa tecircte eacutetait jeteacutee en lrsquoair et celui qui reacuteussissait agrave la

prendre lui succeacutedait (AM 2002 p 214)

A Carandini reacutesume tregraves fortement des cas preacutesenteacutes par Frazer (The Dying God

1911 p 46‐53 Le dieu qui meurt 1931 p 40‐48) sans rien ajouter de son cru Mais

cela ne signifie pas que son attitude devant le mateacuteriel de Frazer soit satisfaisante il

srsquoen faut de beaucoup42

Drsquoune part les preacutesentations de Frazer sont tellement abreacutegeacutees qursquoil semble

presque impossible agrave un lecteur non informeacute au preacutealable de se faire une ideacutee

correcte des situations deacutecrites drsquoautre part ndash ce qui est beaucoup plus gecircnant ndash A

Carandini ne dit rien de ce qursquoil faudrait appeler laquo la chaicircne de transmission des

teacutemoignages raquo un eacuteleacutement inteacuteressant sur le plan de la critique historique pourtant et

que Frazer lui fournissait Bref ici encore A Carandini trompe son lecteur sur la

marchandise qursquoil veut vendre Expliquons‐nous

Les informations sont preacutesenteacutees agrave lrsquoimparfait sans plus sans tenir compte des

contextes et de la chronologie lrsquousage de tuer le roi agrave lrsquoexpiration drsquoun terme fixe

eacutetait reacutepandu en Inde agrave Quilacare le roi se sacrifiait en public tous les douze ans agrave

42 Il serait peacutedant drsquoinsister sur une leacutegegravere erreur orthographique Quilincare nrsquoexiste pas il faut lire Quilacare Il y a plus important

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 27

Calicut le Samorin crsquoest‐agrave‐dire le roi se taillait la gorge en public agrave Malabar le roi

eacutetait deacutecapiteacute tous les 5 ans Pour eacutevaluer ces informations il faut en savoir plus

Qursquoen est‐il exactement Quand cela srsquoest‐il passeacute Est‐ce de lrsquoHistoire ou de la

Tradition Ici encore la lecture du Rameau drsquoOr srsquoimpose si lrsquoon veut comprendre et

ramener les choses agrave de plus justes proportions Faisons lrsquoexercice pour le sort du roi

de la province de Quilacare

Frazer donne sa source (The Dying God 1911 p 46‐47 Le dieu qui meurt 1931 p

40‐41) un ancien voyageur (old traveller) dont le savant anglais reprend

textuellement la description Le traducteur franccedilais en fait un laquo vieux navigateur raquo agrave

juste titre car le Duarte Barbosa citeacute en note par Frazer est un voyageur portugais du

deacutebut du XVIe siegravecle43 Mais en reacutealiteacute ce dernier nrsquoa pas assisteacute agrave lrsquoeacuteveacutenement il a

simplement transmis ce qui lui a eacuteteacute rapporteacute Lrsquoinformation sur le reacutegicide de

Quilacare srsquoappuie donc en fait sur une tradition circulant au deacutebut du XVIe siegravecle et

recueillie par un europeacuteen Rien ne permet au lecteur drsquoA Carandini de la mettre en

situation et donc drsquoen eacutevaluer correctement la porteacutee Pour le faire il devrait disposer

au moins du texte de Frazer qui est tregraves clair sur tous ces points

Passons agrave la coutume attribueacutee au royaume de Calicut

Dans le royaume de Calicut le souverain (Samorin) se taillait la gorge en public plus tard

proteacutegeacute par plus de 30000 gardes il attendait drsquoecirctre deacutefieacute et lʹaspirant successeur srsquoil eacutetait

vainqueur finissait par lui succeacuteder (on connaissait un deacutefi analogue au Bengale) (AM 2002

p 214)

Veacuterification faite chez Frazer lrsquoinformation repose sur le seul teacutemoignage drsquoA

Hamilton un voyageur anglais qui visita le Malabar en 1695 (Account of the East

Indies dans Pinkerton Voyages and Travels VIII 374) et qui signale que le suicide du

roi (il se serait coupeacute la gorge en public) avait eacuteteacute jadis (formerly) la coutume agrave

Calicut mais que lors de sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle cette coutume avait deacutejagrave

eacuteteacute modifieacutee

Le voyageur du XVIIe siegravecle donne alors le reacutecit qursquoA Carandini introduit par un

in seguito que nous avons traduit par laquo plus tard raquo Mais cette preacutecision

chronologique ne peut ecirctre comprise qursquoen se reportant au texte de Frazer dont nous

livrons ici une partie (dans la traduction franccedilaise de Pierre Sayn Le dieu qui meurt

1931 p 41‐42) Racontant sa visite agrave la fin du XVIIe siegravecle A Hamilton apregraves avoir

eacutevoqueacute la coutume (ancienne) du suicide du roi note qursquoelle

43 JG Frazer srsquoest servi de la traduction anglaise de lrsquoœuvre de Duarte Barbosa A Description of the

Coasts of East Africa and Malabar in the Beginning of the Sixteenth Century Londres 1866 p 172‐173

(Hakluyt Society vol 35) Nous nrsquoentrerons pas ici dans les discussions sur lrsquoattribution de lrsquooriginal agrave

Duarte Barbosa

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 28

est aujourdʹhui abandonneacutee Les Samorins modernes observent un nouvel usage au bout de

douze ans ils font proclamer un jubileacute dans tous leurs eacutetats on dresse une tente pour le

souverain dans une vaste plaine et pendant dix ou douze jours on se livre agrave une grande fecircte

avec reacutejouissances multiples et salves de canon jour et nuit agrave la fin de la fecircte si des inviteacutes ont

envie de gagner une couronne au prix dʹune action deacutesespeacutereacutee en se frayant les armes agrave la

main un passage agrave travers 30 ou 40000 gardes et en tuant le Samorin dans sa tente ils nʹont

quʹagrave se grouper par quatre celui qui tue le roi lui succegravede sur le trocircne En 1695 un de ces

jubileacutes eut lieu et lʹon dressa la tente pregraves de Pennany port du royaume situeacute agrave quinze lieues

environ au sud de Calicut Il nʹy eut que trois hommes pour vouloir tenter lʹaventure

deacutesespeacutereacutee ils tombegraverent sur les gardes en tuegraverent et en blessegraverent un grand nombre et

furent enfin massacreacutes eux‐mecircmes [hellip] Je crois que cʹest le mecircme Samorin qui regravegne encore

maintenant Agrave cette eacutepoque je me trouvai par hasard tout pregraves de la cocircte et jʹentendis les

canons tirer pendant trois jours et trois nuits sans arrecirct (Le roi qui meurt 1931 p 41‐42)

Frazer reprend ensuite la plume pour un bref exercice de critique historique

portant non pas sur le suicide lui‐mecircme mais sur la ceacutereacutemonie qui lrsquoaurait

remplaceacutee

Le voyageur anglais dont nous venons de citer le reacutecit nʹavait pas assisteacute lui‐mecircme agrave la fecircte

quʹil deacutecrit bien quʹil eucirct entendu de loin les coups de canon Fort heureusement les archives

de la famille royale agrave Calicut contiennent des rapports preacutecis sur ces fecirctes et le nombre de

personnes qui y trouvaient la mort W Logan les a examineacutes agrave la fin du XlXe siegravecle avec le

concours du roi reacutegnant en personne et on peut gracircce agrave ses recherches se faire une ideacutee

exacte de la trageacutedie et du deacutecor ougrave elle se jouait reacuteguliegraverement jusquʹen 1743 anneacutee ougrave la

ceacutereacutemonie eut lieu pour la derniegravere fois (Le roi qui meurt 1931 p 42)

Un critique seacuterieux comme Joseph Fontenrose aura beau jeu de noter44

According to Hamilton an English traveler who visited Malabar in 1695 this royal suicide

had once [en italiques dans le texte] been the custom in Calicut As a contemporary custom he

reported a feast of ten or twelve days held every twelve years At the end of the festival any

four men who wished could try to kill the king in his tent and take the kingship The catch

was that thirty or forty thousand armed men guarded the kingʹs tent yet there were always a

few men who were ready to commit suicide by attacking the kingʹs guard on that day

Hamilton did not witness this event although he was in the region at the time This custom

was last observed in 1743 according to Logan who found a record of it in the royal archives

of Calicut Logan [W Logan Malabar Madras 1887] however makes no mention of an earlier

royal suicide The kingʹs suicide is plainly another laquo used to be raquo custom and almost certainly

a fiction We cannot be certain either that the reported later custom is authentic a

description of it in royal archives is no guarantee of its actuality Logan examined the

archives more than a century after the alleged final observance

Nous eacutepargnerons agrave notre lecteur lrsquoanalyse du cas de Malabar lagrave ougrave le roi aurait

eacuteteacute deacutecapiteacute tous les 5 ans dont la tecircte aurait eacuteteacute jeteacutee en lrsquoair et qui aurait eu pour

successeur celui qui aurait reacuteussi agrave la prendre La simple lecture du passage

correspondant de Frazer (The Dying God 1911 p 52‐54 Le roi qui meurt 1931 p 45‐

44 J Fontenrose The Ritual Theory of Myth Berkeley et Los Angeles 1966 p 13

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 29

47) montrera clairement qursquoici non plus on ne peut pas se fier au reacutesumeacute drsquoA

Carandini

Ce sont en fin de compte toujours les mecircmes observations que nous sommes

ameneacute agrave porter sur la maniegravere de travailler du savant italien Il aligne une seacuterie de cas

pecirccheacutes dans le vivier ineacutepuisable que constitue laquo Le Rameau drsquoOr raquo il les adapte en les

reacutesumant ou en les compleacutetant et il leur accorde une confiance pleine et entiegravere sans la

moindre mise en perspective ni de Frazer lui‐mecircme ni de son oeuvre A Carandini manque

cruellement de sens critique Le lecteur doit le savoir et controcircler strictement tout ce qursquoil dit

Mais il y a quelque chose de plus fondamental que nous avons deacutejagrave mentionneacute et

sur lequel nous nous devons de revenir Tous ces exemples laissent entiegraverement sur

sa faim le lecteur drsquoA Carandini qui nrsquoaperccediloit pas le rapport preacutecis qursquoils peuvent

avoir avec Romulus Car dans le dossier du premier roi de Rome tout comme

drsquoailleurs de ses successeurs il nrsquoest jamais question drsquoun regravegne qui au deacutepart aurait

eacuteteacute confieacute au roi pour une peacuteriode bien preacutecise (de un de cinq ou de douze ans par

exemple) ni drsquoun regravegne dont la dureacutee aurait eacuteteacute lieacutee rituellement agrave la permanence des

forces physiques ou mentales du souverain ni drsquoun quelconque meurtre rituel par

empoisonnement ou par eacutetranglement ni drsquoun suicide par auto‐eacutegorgement ou auto‐

deacutemembrement public ni drsquoune passation de pouvoir dont lrsquoenjeu preacuteciseacutement

aurait eacuteteacute la tecircte du roi deacutechu ni mecircme drsquoun deacutefi public qui lui aurait eacuteteacute lanceacute Les

rois de Rome ne sont pas les rois de Neacutemi qui ont tant impressionneacute Frazer et ses

nombreux lecteurs Nous reviendrons dans un autre article sur cette question des

rapports avec la mort de Romulus

Les Konds du Bengale

La promenade indienne agrave laquelle nous convie A Carandini se termine par deux

autres exemples Nous permettront‐ils ndash crsquoeacutetait lrsquoobjectif annonceacute ne lrsquooublions pas ndash

de capire piugrave in profonditagrave il linciaggio di Romolo (p 211)

Au Bengale on faisait des sacrifices agrave la deacuteesse Terre au cours desquels la victime humaine

(Meriah) eacutetait pendant un certain temps alimenteacutee respecteacutee et veacuteneacutereacutee comme srsquoil srsquoagissait

drsquoun ecirctre consacreacute jusqursquoau moment ougrave elle eacutetait sacrifieacutee et deacutemembreacutee de maniegravere telle que

chaque chef de famille pouvait recevoir un morceau de chair humaine au moins une fois lrsquoan

pour lrsquoenterrer dans son propre champ apregraves les semailles afin drsquoen augmenter la feacuteconditeacute Les

portions de la victime humaine eacutetaient ameneacutees agrave la course dans chaque village ougrave une partie

eacutetait offerte agrave la deacuteesse Terre tandis que lrsquoautre diviseacutee en autant de morceaux qursquoil y avait de

chefs de famille eacutetait enterreacutee au plus vite dans les champs comme des restes de lrsquoesprit du

grain qursquoon pensait capables de fertiliser la terre et faire prospeacuterer la reacutecolte (AM 2002 p 214)

Sur les sacrifices humains (les Meriahs) chez les Konds (ou Khonds ou Kandhs

diverses orthographes existant pour le mot) du Bengale (Inde) voici ce qursquoon peut

trouver chez Frazer

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 30

Les Konds de lrsquoInde se livrent agrave une vaste pratique de sacrifices humains dont nous reparlerons

Les victimes deacutesigneacutees sous le nom de Meriahs eacutetaient conserveacutees pendant des anneacutees pour

ecirctre sacrifieacutees ensuite Leur genre de mort eacutetait particuliegraverement horrible attendu qursquoon les

taillait en piegraveces ou qursquoon les faisait rocirctir toutes vives agrave petit feu Cependant quand ces victimes

deacutesigneacutees eacutetaient deacutelivreacutees par les officiers anglais chargeacutes de mettre fin agrave la coutume elles

profitaient en geacuteneacuteral de toutes les occasions pour eacutechapper agrave leurs libeacuterateurs et retourner agrave

leur destin [avec en note le teacutemoignage drsquoun officier anglais] (trad franccedilaise de Le roi qui

meurt 1931 p 118‐119 texte anglais dans The Dying God 1911 p 139)

Frazer cite ici leur cas pour montrer laquo lrsquoindiffeacuterence ou lrsquoinsensibiliteacute que

manifestent en preacutesence de la mort des races que geacuteneacuteralement nous taxons

drsquoinfeacuterioriteacute raquo (Le roi qui meurt p 116) Il traitera le problegraveme Kond beaucoup plus

longuement ailleurs45 et les deacutetails qursquoil donnera et qui proviennent de sources

militaires britanniques sont effectivement horribles

Ici aussi et une fois de plus nous voudrions mettre en eacutevidence lrsquoindiffeacuterence

drsquoA Carandini pour tout ce qui nrsquoest pas le teacutemoignage de Frazer

Le cas du sacrifice humain chez les Konds a en effet fait lrsquoobjet drsquoeacutetudes

relativement reacutecentes et importantes On songe drsquoune part agrave celle de B Boal (1982)46

et drsquoautre part agrave celle de F Padel (1995)47 Elles sont toutes deux bien anteacuterieures agrave la

sortie du travail drsquoA Carandini agrave qui on ne pourrait eacutevidemment pas reprocher de

ne pas avoir lu lrsquoarticle de Marine Carrin (2005)48 la derniegravere agrave notre connaissance agrave

avoir abordeacute le sujet en essayant de syntheacutetiser les positions actuelles

Il ressort de ces travaux que comme on lrsquoa vu plus haut pour le reacutegicide rituel des

rois africains lrsquoon discute beaucoup aujourdrsquohui de la reacutealiteacute et de lrsquoampleur de cette

coutume des sacrifices humains chez les Konds signaleacutes par Frazer F Pradel (1995)

par exemple pense que le sacrifice humain en Inde est un fantasme colonial qui a

justifieacute un certain nombre dʹexpeacuteditions punitives des Anglais Il critique fortement

les rapports britanniques que le missionnaire qursquoeacutetait B Boal (1982) avait utiliseacutes

religieusement comme des sources fiables Il existe donc au moins laquo deux lectures

des documents coloniaux raquo49 entre lesquelles M Carrin anthropologue du CNRS

franccedilais et rattacheacutee au Centre drsquoAnthropologie de lrsquoUniversiteacute de Toulouse

nrsquoentend pas trancher Nous ne le ferons eacutevidemment pas plus qursquoelle Nous

insisterons sur autre chose

45 Dans Spirits of the Corn and the Wild I Londres 1912 p 245‐251 = Esprits des bleacutes et des bois I Paris 1935 p 217‐223 46 B Boal The Konds Human sacrifice and religious change Warminster 1982 294 p 47 F Padel The Sacrifice of Human Being British Rule and the Konds of Orissa Delhi Oxford University Press 1995 528 p 48 M Carrin Le sacrifice humain dans les royaumes de la jungle (Inde) dans Le sacrifice humain en Eacutegypte et

ailleurs Paris 2005 p 190‐211 49 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 201

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 31

En effet quelles que soient les divergences entre speacutecialistes (elles portent

drsquoailleurs moins sur la reacutealiteacute de la coutume que sur son ampleur) ce qui est sucircr et

qui nous importe ici crsquoest que le sacrifice humain chez les Konds nrsquoavait rien agrave voir avec le

reacutegicide rituel ni drsquoailleurs avec la royauteacute comme telle Les meriahs nrsquoeacutetaient ni des rois ni

des personnages importants mais de simples victimes laquo Chez les Konds le sacrifice

drsquoune victime humaine meriah eacutetait destineacute agrave satisfaire la deacuteesse de la terre Tari

Pennu avide de sang humain raquo50

Les deacutetails sur le sacrifice repris agrave Frazer par A Carandini ne sont pas

neacutecessairement tous confirmeacutes par les anthropologues modernes mais il semble bien

que les victimes eacutetaient effectivement mises en piegraveces laquo Les membres de chacun des

villages qui avaient participeacute au sacrifice saisissaient un ou plusieurs lambeaux de

chair qursquoils devaient ensuite enterrer avant la tombeacutee de la nuit dans leur village et

aux diffeacuterents coins du territoire kond raquo Il eacutetait mecircme preacuteciseacute que laquo les gens du

village donataire [de la victime sacrifieacutee] ne portaient pas les lambeaux de chair

tacircche qui incombait aux membres du village qui organiserait le prochain sacrifice raquo51

Il semble bien avoir eu deacutemembrement mais il srsquoagissait drsquoun sacrifice humain agrave la

Terre ce qui nrsquoeacutetonne pas fondamentalement si lrsquoon songe agrave laquo lrsquoaffirmation hindoue

que lrsquohomme est un animal sacrificiel parmi drsquoautres raquo52

Si lrsquoindiffeacuterence drsquoA Carandini agrave lrsquoeacutegard de la recherche posteacuterieure agrave 1915 est manifeste

ce qui est plus grave chez lui crsquoest la leacutegegravereteacute avec laquelle il compose ses listes Le savant

italien ne se preacuteoccupe guegravere de la pertinence de ses exemples il les puise sans aucune

eacutevaluation critique et sans la moindre mise agrave jour bibliographique dans la vieille compilation

de Frazer Il semble bien que pour lui le nombre de cas qursquoil peut citer lrsquoemporte sur leur

pertinence

Que des victimes humaines selon des modaliteacutes et des rites tregraves variables aient

eacuteteacute offertes en sacrifice agrave la Terre pour en assurer la feacuteconditeacute qursquoelles aient eacuteteacute tueacutees

mecircme deacutemembreacutees et semeacutees que leur sang ait eacuteteacute reacutepandu sur les champs nrsquoa en

fin de compte rien pour surprendre quelqursquoun qui a quelque peu parcouru les

dossiers ethnographiques Ce qui gecircne profondeacutement crsquoest de voir apparaicirctre ce

rituel des meriah dans le dossier du διασπαραγμός romuleacuteen soi‐disant pour le

rendre plus compreacutehensible

Quel rapport en effet pourrait bien exister entre ce type de disparition de

Romulus et le sacrifice ritualiseacute et reacutepeacuteteacute de victimes humaines dans la socieacuteteacute

agricole des Konds Il est bien sucircr question dans les deux cas drsquoun deacutemembrement

et de la mise en terre de fragments corporels Mais agrave part cela que de diffeacuterences

50 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 202 51 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 203 52 M Carrin Le sacrifice humain 2005 p 207

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 32

dans le contexte historique culturel et religieux dans le cadre rituel dans la

proceacutedure dans le choix aussi de la victime

Drsquoautant plus mdash on ne le dira jamais assez peut‐ecirctre mdash que le διασπαραγμός de

Romulus nrsquoest qursquoun motif apparu tregraves tardivement dans notre documentation et

qursquoil est en concurrence avec une autre version mythique plus solidement attesteacutee

elle et drsquoailleurs davantage attendue dans des reacutecits de ce genre Mais nous aurons

lrsquooccasion de revenir ailleurs sur ce point Nous tenions simplement ici agrave mettre en

eacutevidence la laquo leacutegegravereteacute raquo du rapprochement fait par A Carandini

Les Dayaki de Sarawak

Une laquo leacutegegravereteacute raquo qui apparaicirct encore dans le dernier exemple indien celui des

Dayaki de Sarawak

Les Dayaki de Sarawak croyaient que les reacutecoltes de bleacute deacutependaient du pouvoir magique du

gouverneur anglais Rajah Brooke suite agrave cette croyance ils lui envoyaient des petits

morceaux drsquoeacutetoffe drsquoargent et drsquoor qui une fois impreacutegneacutes de ses vertus geacuteneacuteratives eacutetaient

renvoyeacutes aux expeacutediteurs et finalement enterreacutes dans leurs champs (AM 202 p 214)

A Carandini reacutesume ici correctement la preacutesentation de JG Frazer53 Par rapport

agrave lrsquoexemple preacuteceacutedent on est dans un contexte un peu diffeacuterent mais bien connu lui

aussi celui du lien qui dans certaines socieacuteteacutes relie eacutetroitement le roi (ou le chef) agrave sa

terre dont il srsquoagit drsquoassurer la feacuteconditeacute Cette conception agrave la base du reacutegicide

rituel des rois africains (cf plus haut) est perccedilue comme relevant de la magie par

Frazer54

Cela dit les Occidentaux que nous sommes comprendront parfaitement que faute

de pouvoir deacutemembrer leur gouverneur et semer des morceaux de son corps sur

leurs champs pour le bien de leurs reacutecoltes les Dayaki de Sarawak aient eu recours agrave

cet expeacutedient Apparemment on reste dans le domaine du sacrifice destineacute agrave assurer

la feacuteconditeacute des terres mais le rapport avec le διασπαραγμός de Romulus est

particuliegraverement faible

La mythologie classique Lityersegraves et Bormos

Deacutetendons‐nous en revenant un bref instant au monde classique A Carandini a

en effet rassembleacute en un long paragraphe (p 214) une importante seacuterie drsquoexemples

emprunteacutes agrave la mythologie grecque En voici le deacutebut

53 The Magic Art and the Evolution of King I 1911 p 361‐362 (en anglais) et Le roi magicien dans la socieacuteteacute primitive I 1935 p 312‐313 (en franccedilais) 54 Un chapitre complet de The Magic Art (I ch VI p 332‐372 drsquoougrave preacuteciseacutement est tireacute le texte analyseacute)

est drsquoailleurs intituleacute Magicians as Kings La version franccedilaise est intituleacutee Les magiciens comme rois La

lecture complegravete de ce chapitre ne manque pas drsquointeacuterecirct

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 33

Lityersegraves fils de Midas roi de Phrygie est un moissonneur qui attire lrsquoeacutetranger de passage

dans un concours de moissonnage remporte sur lui la victoire lrsquoidentifie agrave la ceacutereacuteale le

deacutecapite cache son corps dans une gerbe et le jette probablement dans le Meacuteandre jusqursquoagrave ce

que Heacuteraclegraves le deacutecapite avec une faux et le jette dans le mecircme fleuve Bormos fils drsquoun

notable de la Bithynie va puiser de lrsquoeau pour les moissonneurs mais il est attireacute par les

nymphes dans un puits ougrave il disparaicirct sa mort est pleureacutee par les moissonneurs (AM 2002 p

213)

Frazer avait donneacute le nom de Lityerses agrave lrsquoun de ses chapitres55 mais comme le

personnage nrsquoest pas particuliegraverement connu rappelons son histoire agrave travers la

notice du Dictionnaire de P Grimal

Lityersegraves est un fils du roi Midas Il est le Moissonneur par excellence Il accueillait les eacutetrangers

qui traversaient son domaine et les invitait agrave moissonner avec lui Sʹils refusaient il les tuait ou

bien les contraignait agrave force de coups agrave travailler pour lui Puis le soir quand ils avaient bien

moissonneacute il leur coupait la tecircte et enfermait le corps dans une gerbe Ou bien encore il les

forccedilait agrave concourir avec lui agrave qui moissonnerait le plus vite Il eacutetait toujours vainqueur et

coupait la tecircte de son adversaire Heacuteraclegraves alors quʹil eacutetait au service dʹOmphale vint agrave passer

chez Lityersegraves il accepta le deacutefi du brigand et lʹayant assoupi par un chant lui coupa la tecircte

On raconte quʹHeacuteraclegraves avait ainsi deacutecideacute de deacutebarrasser le monde de Lityersegraves parce que celui‐

ci avait chez lui comme esclave le beau berger Daphnis Daphnis y eacutetait venu en courant le

monde pour chercher son amante Pimpleacutea que des pirates avaient enleveacutee (v Daphnis)

Les moissonneurs de Phrygie (le pays de Lityersegraves) avaient coutume de chanter en travaillant

un chant consacreacute agrave lʹaventure de Lityersegraves dans lequel ils vantaient son habileteacute agrave moissonner

Ce chant portait le nom de Lityerseacute (P Grimal Dictionnaire p 26456)

Quant agrave Bormos (Bormus)57 peut‐ecirctre encore moins connu que Lityersegraves voici ce

que P Grimal eacutecrit de lui

Bormos Fils de Titias (ou Tityos) un Mariandyne Cʹeacutetait un jeune homme tregraves beau Un

jour quʹil eacutetait alleacute puiser de lʹeau pour les moissonneurs agrave une source profonde il fut

enleveacute par les nymphes (cf Hylas) On raconte aussi quʹil fut tueacute agrave la chasse On ceacuteleacutebrait

chaque anneacutee sa mort au temps de la moisson par des lamentations accompagneacutees du son

de la flucircte (P Grimal Dictionnaire p 6758)

Que dire de ces deux reacutecits

55 Le chapitre VII dans Spirits of the Corn and the Wild I p 214‐269 et dans Esprits des bleacutes et des bois I p 188‐240 56 P Grimal donne comme sources Poll Onom IV 54 Atheacuten X p 415 Tzet Chil II 595

Westermann p 346 5 Serv agrave Virg Ecl VIII 68 schol agrave Theacuteocr VIII Theacuteocrite X 41 Heacutesych s v

Litueacutersecirc 57 Ce personnage a eacuteteacute peu traiteacute par Frazer Spirits I p 216 257 et 264 = Esprits des bleacutes I p 190 229 et 235 58 Avec en note le renvoi aux sources Atheacuten XIV 3 p 620 A schol agrave Apoll Rh Arg l 1126 II 780

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 34

Le seul veacuteritable point de contact entre eux est qursquoils se deacuteroulent dans le milieu

des moissonneurs et de leurs chants et qursquoils se placent tous deux dans une

perspective eacutetiologique il srsquoagit drsquoexpliquer lrsquoorigine des chants de moisson de leur

reacutegion Pour le reste les deux reacutecits sont construits sur des motifs assez courants

mais diffeacuterents les uns des autres ainsi celui du jeune homme ravi par des nymphes

captiveacutees par sa grande beauteacute celui du concours dont lrsquoenjeu est la mort du vaincu

celui drsquoHercule deacutebarrassant le monde des monstres celui du mauvais tueacute par le

supplice mecircme qursquoil infligeait aux autres

Ils ont aussi en commun une disparition Le second envisage celle drsquoun beau et

aimable jeune homme enleveacute par les nymphes le premier est plus tragique puisqursquoil

retrace une seacuterie de morts par deacutecapitation depuis celle des vaincus agrave la joute de la

moisson jusqursquoagrave celle de Lityersegraves le sinistre maicirctre drsquooeuvre

Mais dans ces deux exemples il apparaicirct plutocirct difficile drsquoenvisager un sacrifice

ou un deacutemembrement et plutocirct abusif de les ranger sous le titre geacuteneacuteral de Sacrifici e

squartamenti per il mondo une formule qui reacutesumait rappelons‐le la matiegravere mecircme

des p 211 agrave 216 Et surtout on ne voit toujours pas en quoi ils sont susceptibles de

nous faire laquo comprendre plus en profondeur le lynchage de Romulus raquo Crsquoeacutetait

pourtant ne lrsquooublions pas le but deacuteclareacute de la liste la promesse faite au lecteur au

deacutebut du deacuteveloppement Pour estimer pertinente la place de ces deux reacutecits dans

une deacutemonstration censeacutee poursuivre cet objectif il faut ecirctre soit tregraves creacutedule de nature

soit peu exigeant sur le plan de la meacutethode

La mythologie classique quelques autres exemples

Sautons agrave regret ndash il nous faut avancer ndash les exemples du milieu de la liste (le

grand precirctre de Pessinonte Adonis Dionysos) qui ne sont pas plus convaincants que

les preacuteceacutedents et sur lesquels il y aurait beaucoup agrave dire Concentrons‐nous sur la fin

du paragraphe que voici en traduction

Pentheacutee et Lycurgue sont des rois qui srsquoopposent aux rites de Dionysos et qui sont mis en

piegraveces le premier par les Bacchantes et le second par des chevaux En Thrace Lycurgue croit

tailler les sarments drsquoune vigne (arbuste typiquement dionysiaque) alors qursquoil coupe le nez les

oreilles les doigts et les pieds de son fils Dryas Il est finalement deacutechireacute par des chevaux

sauvages pour reacutetablir la fertiliteacute de la terre (crsquoest moi qui souligne) Roi de Thegravebes Pentheacutee veut

emprisonner Dionysos mais il met aux fers agrave sa place un taureau et finit deacutemembreacute par les

Meacutenades

Athamas roi de Beacuteotie et protecteur de Dionysos croit srsquoen prendre agrave un cerf et au lieu de cela

met en piegraveces son fils Leacutearque

Orpheacutee neacuteglige drsquohonorer Dionysos est mis en piegraveces par les Meacutenades et ses membres finissent

dans un fleuve

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 35

Lycaon eacutegorge deacutemembre et fait bouillir son petit‐fils Arcas qursquoil offre en repas agrave Zeus

Lrsquoenfant finalement reconstitueacute devient le fondateur et lrsquoeacuteponyme des Arcadiens ainsi qursquoun

heacuteros de la ceacutereacutealiculture (crsquoest moi qui souligne)

Meacutedeacutee coupe en 13 morceaux un beacutelier devant Peacutelias qui est tailleacute de la mecircme maniegravere (en

autant de morceaux ) (AM 2002 p 213)

Cette fois on signale bien des deacutemembrements Mais la conclusion de

lrsquoeacutenumeacuteration laissera recircveur tout qui possegravede quelques informations sur les reacutecits en

cause laquo Il existait donc agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece la coutume de sacrifier

le roi ou son fils pour restaurer la fertiliteacute du pays raquo (AM 2002 p 213)

Dans sa geacuteneacuteralisation cette conclusion est abusive Elle applique agrave tous les

exemples une notion (laquo la restauration de la fertiliteacute du pays raquo) dont le texte nrsquoa fait

eacutetat explicitement que dans celui de Lycurgue Et drsquoailleurs dans cet exemple mecircme

la notion a reccedilu une importance qursquoelle nrsquoa pas dans les textes antiques Il faut en

effet savoir que la steacuteriliteacute frappant les hommes le beacutetail et la terre est un chacirctiment

courant lorsqursquoune faute grave nrsquoa pas eacuteteacute expieacutee La laquo maleacutediction raquo nrsquoest leveacutee qursquoagrave

la mort du coupable59

Il est inutile de deacutetailler les autres cas il suffit drsquoecirctre un peu informeacute en matiegravere

de mythologie grecque pour savoir qursquoils nrsquoillustrent en rien le motif (dont il nrsquoest

pas question de nier lrsquoexistence dans le reacutepertoire mythographique ou

ethnographique) laquo du roi se sacrifiant lui‐mecircme ou sacrifiant son fils pour restaurer

la fertiliteacute du pays raquo Il est donc inexact de les preacutesenter ou de les interpreacuteter comme

des actualisations drsquoune coutume de ce type et comme des preuves de sa large

diffusion laquo agrave travers lrsquoAsie la Thrace et la Gregravece raquo Une pareille conclusion

abusivement geacuteneacuteralisante et baseacutee sur des donneacutees insuffisamment analyseacutees ou

tronqueacutees ne devrait influencer que des lecteurs tregraves peu critiques

La mythologie classique Lycaon et Arcas

Mais en voilagrave assez pour cette preacutetendue laquo restauration de la fertiliteacute du pays raquo

Eacutepinglons cependant un motif qui apparaicirct dans la liste agrave savoir lrsquoagriculture Il

intervient dans lrsquohistoire de Lycaon et drsquoArcas A Carandini preacutesentant ce dernier

comme un laquo heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo Que faut‐il en penser de cette expression

LrsquoAntiquiteacute nous a transmis de nombreux reacutecits diffeacuterents sur cette histoire

Lycaon y apparaicirct tantocirct comme un roi drsquoune grande pieacuteteacute tantocirct comme un impie

et la malheureuse victime est soit un otage qursquoil avait agrave sa cour soit un de ses

propres fils Nyctimos soit encore son petit‐fils Arcas fils de Callisto et de Zeus

59 Seul drsquoailleurs Apollodore III 5 1 a utiliseacute ce topos Lycurgue pour avoir outrageacute Dionysos est frappeacute de deacutemence par celui‐ci le pegravere tue son fils et recouvre la raison mais son pays reste frappeacute

de steacuteriliteacute et ne retrouvera la fertiliteacute que si Lycurgue est mis agrave mort le sacrilegravege sera deacutemembreacute par

des chevaux sauvages sur le modegravele de Pentheacutee deacutechireacute par les Bacchantes

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 36

Crsquoest bien de cet Arcas qursquoil srsquoagit ici Drsquoapregraves les mythographes nous savons

que ce personnage reacutegna sur les Peacutelasges du Peacuteloponnegravese qui reccedilurent de lui leur

nom drsquoArcadiens et qui lui doivent aussi divers apports speacutecifiques Ainsi Arcas leur

apprit effectivement la culture du bleacute heacuteriteacutee de lrsquoenseignement de Triptolegraveme mais

il leur enseigna aussi agrave preacuteparer le pain et agrave filer la laine (P Grimal Dictionnaire 1969

p 44) Crsquoest donc un heacuteros civilisateur

Le preacutesenter comme laquo un heacuteros de la ceacutereacutealiculture raquo pourrait donc agrave la limite se

justifier mais beaucoup plus contestable parce qursquoinjustifieacute serait de laisser croire

au lecteur lrsquoexistence drsquoun lien preacutecis et significatif entre ce rocircle de laquo heacuteros de la

ceacutereacutealiculture raquo et le sort tragique qui dans certains textes aurait eacuteteacute le sien celui

drsquoune victime deacutepeceacutee offerte en nourriture agrave Zeus et reconstitueacutee par le grand dieu

(cf lrsquohistoire de Tantale proposant les membres de son fils Peacutelops aux dieux lors drsquoun

banquet) Le deacutemembrement de Lycaon nrsquoa strictement rien agrave voir avec la diffusion

de lrsquoagriculture Le croire ou le faire croire serait tendancieux Et si nous insistons sur

cette absence de rapport entre les deux motifs crsquoest parce que lrsquohistoire des

laquo diviniteacutes‐dema raquo de Jensen nous rend tregraves sensible agrave cette question et nous enseigne

la prudence

Conclusion

De cette longue analyse se deacutegagent un certain nombre drsquoobservations sur la

maniegravere dont A Carandini travaille en matiegravere de comparaison ethnographique

Il y a drsquoabord la leacutegegravereteacute pour ne pas dire la superficialiteacute dans le choix la

preacutesentation et le traitement des exemples retenus Le simple fait deacutejagrave au deacutebut du

XXIegraveme siegravecle de transformer Le Rameau drsquoOr de Frazer en une sorte de breacuteviaire ougrave

lrsquoon puise sinon lrsquoessentiel en tout cas une partie importante de la documentation

interpellera tous ceux qui connaissent les limites de la compilation frazeacuterienne La

preacutesentation et le traitement des exemples aussi laissent agrave deacutesirer Il nrsquoest pas rare

que les reacutesumeacutes soient incompreacutehensibles et qursquoil soit parfois difficile de se reporter agrave

la source pour les veacuterifications ou les controcircles Et quand on y arrive crsquoest pour

constater que les informations originales sont gravement tronqueacutees souvent

amputeacutees de donneacutees importantes preacutesentes pourtant dans le modegravele et qui auraient

eacuteteacute bien neacutecessaires agrave une utilisation correcte

Plus grave sans doute est lrsquoabsence totale de critique agrave lrsquoeacutegard des informations

retenues et parfois deacuteformeacutees drsquoailleurs Elles sont geacuteneacuteralement accepteacutees comme

paroles dlsquoEacutevangile et retransmises avec la circonstance aggravante pourrait‐on dire

que les progregraves de la recherche semblent superbement ignoreacutes On a lrsquoimpression

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent

JACQUES POUCET FRAZER ET CARANDINI (FEC 16 2008) 37

pour A Carandini que dans le domaine examineacute la recherche srsquoest arrecircteacutee avec

Frazer

Mais au‐delagrave de tout cela et ce qui est le plus grave peut‐ecirctre crsquoest lrsquoabsence de

pertinence des comparaisons ethnographiques invoqueacutees Contrairement agrave ce qui

eacutetait annonceacute au deacutepart cet empilement sans ordre de cas africains drsquoexemples

indiens et de motifs emprunteacutes aux mythologies classiques ne constitue pas une

contribution positive agrave la solution du deacutemembrement de Romulus La meacutethode

comparative sainement comprise ne permet pas de rapprocher nrsquoimporte quoi avec

nrsquoimporte quoi Des rapprochements hacirctifs superficiels et au sens eacutetymologique du

terme laquo impertinents raquo ne font que jeter de la poudre aux yeux Au lieu drsquoeacuteclaircir ils

obscurcissent au lieu de rapprocher la solution ils lrsquoeacuteloignent