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LE FILS
DU
CHASSEUR DâOURS
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AVANT-PROPOS
Lâauteur du Fils du chasseur dâours, M. le Dr Karl May, est un voyageur intrĂ©pide, un conteurinĂ©puisable qui, depuis longtemps, sâest fait connaĂźtre dans les revues et journaux catholiquesdâOutre-Rhin. On a traduit dĂ©jĂ , en français, plusieurs de ses ouvrages : Les Pirates de la merRouge, La caravane de la mort, etc., etc., et ces traductions ont obtenu un rĂ©el succĂšs. On nousracontait que les Ă©lĂšves dâune institution de jeunes gens, oĂč il Ă©tait permis de causer au rĂ©fectoire,de deux jours lâun, avaient renoncĂ© Ă la permission, pour entendre lire la suite des aventures deShatterhand. M. le Dr May se met souvent en scĂšne sous ce nom, quâil prend encore ici ; le Fils duchasseur dâours nâa guĂšre que seize ou dix-sept ans, Shatterhand le protĂšge et le guide. Le narrateurne sâefface pas volontiers : sa personnalitĂ©, son amusante forfanterie dominent dans ce livre commedans toutes ses Ćuvres, on les y retrouve avec plaisir. Shatterhand nâest pas seulement, un faiseur deprouesses Ă©tonnantes, il a du cĆur, sa plume garde toujours une scrupuleuse convenance ; ilnâoublie point, comme tant dâautres, son titre, et ses convictions de chrĂ©tien, il aime Ă les rappeleren toute occasion ; quant Ă ce que son rĂ©cit aurait de trop allemand, on sâest efforcĂ© de lâĂ©carter.Certaines allusions, certains souvenirs de mĆurs locales, certains jeux de mots eussent Ă©tĂ©dâailleurs, intraduisibles. Les quelques suppressions nĂ©cessaires nâont point altĂ©rĂ© le texte original,il reste une narration complĂšte et trĂšs intĂ©ressante, dans laquelle lâauteur retrace la vie accidentĂ©edes trappeurs amĂ©ricains, type curieux dĂ©jĂ presque disparu, et nous dĂ©crit les merveilles desgeysers de lâAmĂ©rique du Nord. Aussi, quoique la nouvelle traductrice soit Ă son dĂ©but, elle espĂšrevoir le jeune public accueillir ce volume avec lâempressement quâil a tĂ©moignĂ© pour les prĂ©cĂ©dentsvoyages de M. Karl May, publiĂ©s en français.
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LE
FILS DU CHASSEUR DâOURS
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I
VOKADEH.
Un peu Ă lâouest de lâespĂšce dâangle formĂ© par la rĂ©union des trois Ătats de lâAmĂ©rique duNord : le Dakota, le Nebraska, le Wyoming, deux hommes chevauchaient paisiblement. Leur aspecteĂ»t fort Ă©tonnĂ© les badauds europĂ©ens ; il y avait entre eux un contraste bizarre : lâun trĂšs grand, trĂšsmaigre, vrai don Quichotte, lâautre, rond comme une boule, et rappelant un peu le type de Sancho. Acheval pourtant, leurs tĂȘtes se trouvaient au mĂȘme niveau ; car le petit homme rond montait un bidetosseux et fort haut sur ses jambes, tandis que le grand allait Ă califourchon sur un trĂšs petit mulet.Les Ă©triers du gros bonhomme atteignaient Ă peine le ventre de sa bĂȘte, les pieds du grand cavaliertraĂźnaient presque Ă terre ; il eĂ»t pu marcher sans quitter la selle. La selle ici, est un mot bienpompeux, ni lâun ni lâautre de nos deux voyageurs ne se servaient de cette superfluitĂ©. Le petithomme se contentait de jeter sur le dos de son cheval une peau de mouton ; le grand garnissait ledos de sa bĂȘte dâune vieille couverture si usĂ©e, quâautant aurait valu monter Ă poils.
Ă premiĂšre vue on pouvait juger nos deux compagnons, câĂ©taient deux vieux trappeurs, etleur route avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© longue, lâĂ©tat de leurs vĂȘtements le prouvait assez.
Le plus grand portait un pantalon qui assurĂ©ment nâĂ©tait pas fait sur mesure, et qui, beaucouptrop large, lâentourait de plis disgracieux, mais qui trop court de jambes, dĂ©passait Ă peine lesgenoux, tant il avait Ă©tĂ© raccourci par la pluie ou le soleil ; une Ă©paisse couche de graisse en couvraitsurtout les cĂŽtĂ©s, car son propriĂ©taire avait la fĂącheuse habitude de sâen servir comme serviette,aprĂšs chaque repas. Les pieds du maigre et long voyageur, sâenfonçaient dans dâindescriptibleschaussures, des chaussures antĂ©diluviennes, pour le moins ; qui jamais nâavaient dĂ» subir lâinjure ducirage, de sorte que leur couleur ne pouvait guĂšre se prĂ©ciser. Une chemise de cuir, rude, brune, sansboutons ni attaches, protĂ©geait la maigre poitrine du cavalier, dont les bras, secs mais nerveux,sortaient Ă partir du coude, de manches aussi usĂ©es que les jambes de son pantalon.
Une cravate de laine enveloppait le cou de notre hĂ©ros ; si elle avait jadis Ă©tĂ© blanche ou noire,verte ou jaune, rouge ou bleue, son propriĂ©taire lâignorait lui-mĂȘme.
La piĂšce principale de lâhabillement Ă©tait, sans contredit, le chapeau, jadis gris, de cette formeque des gens irrĂ©vĂ©rencieux nomment tuyaux de poĂȘle. Ce chapeau, dans un temps immĂ©morial,couronnait peut-ĂȘtre le chef dâun lord anglais ; le sort lâavait fait ensuite descendre, de degrĂ© endegrĂ©, sur la tĂȘte anguleuse dâun chasseur de prairies. Ce dernier, nâayant pas les mĂȘmes goĂ»tsquâun gentleman, tenait les bords de son chapeau pour inutiles. Il les avait tout simplement enlevĂ©s,nâen conservant que juste ce quâil fallait pour ombrager ses yeux et pour saisir plus facilement le ditobjet ; en outre, pour se rafraĂźchir un peu, il avait eu soin de pratiquer, au moyen de quelques coups
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de couteau donnĂ©s, de ci de lĂ , dans le couvre-chef, des prises dâair suffisantes.Comme ceinture, le plus grand de nos voyageurs portait une corde assez Ă©paisse, quâil avait
roulĂ©e plusieurs fois autour de sa taille ; elle maintenait deux revolvers et un couteau, le sac Ă balles,la blague Ă tabac, la peau de chat, le briquet de la prairie et divers objets dont lâemploi reste uneĂ©nigme pour ceux qui ne sont pas initiĂ©s. Sur la poitrine, attachĂ©e Ă une courroie, reposait la pipe,mais quelle pipe ! LâĆuvre mĂȘme du chasseur qui depuis longtemps lâavait rongĂ©e, presque jusquâĂ la tĂȘte, par lâhabitude quâont tous les fumeurs passionnĂ©s, de mĂącher le tuyau quand, depuislongtemps, le tabac est Ă©puisĂ©.
Notre homme pouvait compter parmi les trappeurs bien montĂ©s ; il possĂ©dait encore unmanteau de caoutchouc, attachĂ© Ă ses Ă©paules par un cordon, un lasso partant de lâĂ©paule gauche luiretombait sur la hanche droite. CouchĂ©e en travers du cheval, Ă portĂ©e de sa main, se trouvait une deces longues carabines avec lesquelles un tireur habile manque rarement son but.
Quel Ăąge avait cet homme ? On ne saurait le prĂ©ciser. Son visage maigre, sillonnĂ© de rides,conservait pourtant une apparence de jeunesse ; lâexpression de ses traits annonçait un rusĂ©compĂšre. Sa barbe Ă©tait entiĂšrement rasĂ©e, câest un luxe que beaucoup dâhommes de lâouest seplaisent Ă affecter. Ses yeux, grands et bien ouverts, avaient la couleur bleue du ciel et ce regardperçant que lâon remarque chez les gens de mer ou chez les habitants des grandes plaines ;nĂ©anmoins on eĂ»t dit quâil se mĂȘlait, dans ces yeux mobiles, quelque chose de confiant etdâenfantin, Ă la lueur fauve des yeux du renard ; contraste singulier qui frappait au premier abord.
Le mulet que montait le maigre chasseur Ă©tait, comme nous lâavons dit, de chĂ©tive apparence ;il ne semblait cependant pas souffrir du poids de son cavalier ; et montrait mĂȘme parfois, desvellĂ©itĂ©s de rĂ©volte et de gaĂźtĂ©, bientĂŽt modĂ©rĂ©es par son maĂźtre, qui le pressait entre ses deuxlongues jambes. Cette sorte de mulets est trĂšs apprĂ©ciĂ©e dans lâouest, Ă cause du pas si sĂ»r de cesanimaux, mais on connaĂźt aussi, leur penchant Ă une rĂ©sistance obstinĂ©e.
MalgrĂ© lâardeur brĂ»lante du soleil, le second voyageur Ă©tait vĂȘtu dâune pelisse de fourrure ;fourrure bien rĂąpĂ©e et presque tannĂ©e dâailleurs, oĂč restaient Ă peine quelques endroits poilus. Souscette pelisse sortaient de gigantesques bottes Ă revers. Un panama ombrageait la tĂȘte du groshomme, panama si large que, pour regarder devant lui, il devait le repousser sur la nuque.
Le visage du cavalier Ă©tait tout ce quâon pouvait apercevoir de sa personne ; scrupuleusementrasĂ© aussi, les joues rouges et pleines, le nez enfoncĂ© dans les pommettes saillantes, les yeux petitset bruns ; cette tĂȘte-lĂ ne rappelait en rien celle dâAdonis, mais le regard Ă©tait bon, plein de gaĂźtĂ©,lâensemble de la physionomie trĂšs sympathique et le sourire semblait dire Ă tous venants :« Regardez-moi ! Je suis un gaillard petit et bien bĂąti, avec moi il est possible de sâarranger,nĂ©anmoins, ne comptez pas trop sur mon air bonasse, je ne manque ni dâintrĂ©piditĂ©, ni de finesse » !
Voici un coup de vent qui Ă©carte la pĂšlerine de notre Sancho, nous entrevoyons son pantalonde laine bleue et sa blouse de mĂȘme couleur. Une ceinture de cuir entoure sa taille, un tomahawk yest attachĂ©, avec un fourniment dâobjets aussi complet que celui de son compagnon. Un lasso pendaussi Ă lâavant de la selle, ou plutĂŽt sur le cou du cheval, en compagnie dâune petite carabine posĂ©ede travers et qui dĂ©jĂ fort ancienne, a dĂ» servir dans maintes rencontres. Nos deux amis senomment : le petit : Jacob Pfefferhorn1 (1), le grand : David Kroners. Ces noms nâeussent rien dit Ă un habitant de lâOuest, Ă un trappeur, et pourtant, les deux compagnons Ă©taient assez cĂ©lĂšbres danstout le pays ; on racontait mĂȘme leurs prouesses autour des feux du bivouac de New-York Ă San-Francisco, des lacs du nord au golfe du Mexique ; mais on les connaissait sous dâautres noms etrarement on leur avait donnĂ© ceux quâils tenaient de leurs familles.
Dans les savanes, principalement chez les Peaux-Rouges, on ne garde pas son nom, si on en aun inscrit sur un acte de naissance ou de baptĂȘme ; on le remplace par un surnom appliquĂ© dâaprĂšsdes qualitĂ©s qui vous sont reconnues propres et ces surnoms font bientĂŽt oublier ceux de lâĂ©tat civil.
1 En allemand ce nom signifie Grain de poivre. Note de winnetou.fr : lâorthographe exacte du nom est JacobPfefferkorn.
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Kroners, Yankee pur sang, nâĂ©tait jamais appelĂ© autrement que le grand Davy ; Pfefferhorn,dâorigine allemande, Ă cause de sa corpulence et de son prĂ©nom Jacques ou Jacob : « le grosJemmy » (Jemmy est un diminutif de Jacob). Le grand Davy et le petit Jemmy, Ă©taient dâailleursinsĂ©parables, personne ne se souvenait de les avoir vus lâun sans lâautre. Quand le gros Jemmyarrivait dans un campement on cherchait involontairement des yeux le grand Davy ; et si Davyentrait dans une boutique pour y acheter de la poudre ou du tabac on lui demandait sâil ne prenaitrien pour Jemmy.
La mĂȘme entente rĂ©gnait entre les deux animaux qui leur servaient de monture. Le grandbidet, malgrĂ© sa soif, nâaurait bu Ă aucune source, sâil nâavait pas vu le petit mulet sây baisser enmĂȘme temps que lui, ce dernier serait restĂ© la tĂȘte levĂ©e, mĂȘme devant lâherbe la plus drue et la plussucculente, sâil nâavait senti son compagnon Ă ses cĂŽtĂ©s, il hennissait alors doucement comme pourlui dire : « Tu vois, les maĂźtres sont descendus, ils rĂŽtissent leur quartier de buffle ; dĂ©jeunons aussi,car nous ne nous reposerons plus avant ce soir ! » Ainsi, bĂȘtes et gens Ă©taient liĂ©s lâun Ă lâautre, riennâeĂ»t pu les dĂ©sunir. En ce moment, tous quatre, poursuivaient gaiement leur voyage vers le nord.Le cheval et le mulet avaient rencontrĂ© des pĂąturages excellents, de lâeau Ă discrĂ©tion ; les deuxchasseurs sâĂ©taient lestĂ©s dâun bon gigot de chevreuil, tout le monde paraissait dispos.
Le soleil venait dâatteindre le zĂ©nith et descendait lentement ; il faisait encore trĂšs chaud, maisun vent rafraĂźchissant soufflait sur la prairie. Les myriades de fleurs qui tapissaient lâherbe, seressentaient Ă peine de lâautomne ; leurs fraĂźches couleurs rĂ©jouissaient encore les yeux. Ă lâhorizonsâĂ©tendait une large plaine, encadrĂ©e par les Montagnes Rocheuses, dressĂ©es en formes de cĂŽnesgigantesques, et resplendissantes sous les rayons du soleil couchant, tandis que leur chaĂźne immenseallait se perdre vers lâest, dans les brumes sombres du lointain.
« Combien de temps voyagerons-nous encore aujourdâhui ? » demanda Jemmy, aprĂšs unsilence dâune heure au moins. »
« Comme les autres jours, » rĂ©pondit le grand Davy, trĂšs laconiquement.« Well ! » dit le petit en souriant « ainsi nous irons jusquâau campement ? »« Ay ! »MaĂźtre Davy prononçait ay au lieu de yes.Un nouveau silence sâĂ©tablit. Jemmy se gardait bien de sâattirer une nouvelle rebuffade ; il
considĂ©rait son camarade avec ses yeux malins et attendait le moment de sâen venger. Davy finit parse lasser de son mutisme ; il montra la plaine du doigt et demanda :
« Connais-tu cette contrĂ©e ? »« Beaucoup ! »« Eh bien, comment lâappelles-tu ? »« LâAmĂ©rique ! »Le grand chasseur impatientĂ©, souleva ses longues jambes et fouetta son mulet.« Mauvais drĂŽle ! »« Qui ? »« Toi ! »« Comment cela ? »« Maniaque ! »« Pas du tout ! Je te rĂ©ponds sur le mĂȘme ton. Si tu me fais des questions stupides, je ne vois
pas pourquoi je serais spirituel quand je te donne la rĂ©plique ! »« Spirituel ! O malheur ! Toi, spirituel ! Est-ce quâil y a de la place pour lâesprit dans ta
peau ? »« As-tu donc oubliĂ© ce que jâĂ©tais dans mon ancien pays ? »« Tu as fait une classe au gymnase ? Oui : je mâen souviens. Du reste, il me serait difficile de
lâoublier, car tu me le rĂ©pĂštes, chaque jour, au moins trente fois. »« Câest que cela est nĂ©cessaire ; je dois journellement te rappeler, trente ou quarante fois, que
je suis un homme pour lequel tu nâas pas assez de considĂ©ration ! Et puis, je nâai pas fait quâune
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classe ! »« Non, trois, hein, tu dis trois⊠? »« Donc ? »« Donc, admettons que cela tâaie un peu dĂ©brouillĂ© la cervelle, lâesprit consiste dans autre
chose. »« Bah ! jâen ai ma partâ; tu le sais bienâ! quant Ă cette contrĂ©e, je nâoublie pas que câest lĂ , que
nous nous sommes rencontrĂ©s ; tâen souviens-tu, toi ? »« Ay ! ce fut un mauvais jour ! Jâavais consommĂ© toute ma poudre et les Sioux
mâattaquĂšrentâ; je ne pus leur riposter, ils me prirentâ; heureusement tu arrivas sur le soir. »« Oui, ces animaux avaient allumĂ© un si grand feu quâon aurait pu lâapercevoir dâun bout du
Canada Ă lâautre. Je mâapprochai tout doucement de leur bivouac, lĂ , je vis cinq Sioux qui avaientenchaĂźnĂ© un blanc ; grĂące Ă Dieu je nâĂ©tais pas comme toi, Ă court de poudre. Jâen abats deux, lestrois autres sâenfuient, ne supposant pas quâils nâavaient affaire quâĂ un seul homme. Tu Ă©taislibre ! »
« Eh oui, jâĂ©tais libre, mais aussi furieusement en colĂšre contre toi ! »« Parce que je mâĂ©tais contentĂ© de blesser les Indiens au lieu de les tuer ! Un Indien est un
homme. Je ne puis me résoudre à tuer un homme, que dans le cas de nécessité absolue. Je suis unchrétien et non un cannibale ! »
« Et moi, qui suis-je ? »« Hum ! murmura le gros Jemmy, à présent tu es certainement, tout autre que jadis. Tu avais
alors, comme beaucoup dâautres, la conviction quâon ne saurait assez dĂ©truire les Peaux-Rouges ;jâai dĂ» te convertir Ă mes idĂ©es ! »
« Oui, vous autres Allemands, vous ĂȘtes singuliers. Mous comme du beurre, vous essayez deprendre les gens avec des gants, puis vous les assommez avec une massue, quand ils rĂ©sistent. VousĂȘtes tous pareils, toi comme les autres ! »
« Il me plaĂźt dâĂȘtre ainsi et non autrement ! Mais regarde, il y a une trace sur le gazon ! »Il arrĂȘta son cheval et montra, Ă ses pieds, une ligne sombre qui se prolongeait sur lâherbe, par
delĂ le rocher. Davy arrĂȘta aussi sa monture, ombragea ses yeux avec sa main, examinaminutieusement la place indiquĂ©e, puis il dit :
« Je veux avaler un cent de balles, si ceci nâest pas une piste ! »« Je nâen doute pas ; il faut examiner la chose de prĂšs, Davy ! quâen penses-tu ? »« Ce que jâen pense ! En prairie on est obligĂ© de ne nĂ©gliger aucune piste ! On doit savoir qui
on a devant ou derriĂšre soi, ou bien la mort vous surprend dans lâherbe verte, oĂč lâon sâest gaiementcouchĂ© le soir. »
« Donc, en avant ! »Ils sâavancĂšrent jusquâau rocher oĂč ils commencĂšrent Ă inspecter la trace, en connaisseurs.« Que dis-tu de cela ? » demanda Davy.« Que câest une piste, » rĂ©pondit en riant le gros Jemmy.« Oui-da ! Je le vois aussi ! Mais quelle espĂšce dâempreinte ? »« Dâun cheval. »« Hum ! un enfant le verrait. Crois-tu que je mâimagine quâune baleine ait passĂ© par ici ? »« Non, car cette baleine ne pourrait ĂȘtre que moi ; nâimporte, cette trace mâinquiĂšte. »« Pourquoi ? »« Avant que de te rĂ©pondre, je veux la considĂ©rer encore une fois trĂšs attentivement ; je
nâentends pas que tu te moques de moi. »Jemmy sauta de cheval et sâagenouilla dans lâherbe ; son vieux bidet, comme sâil eĂ»t tout
compris, baissait la tĂȘte vers le gazon foulĂ© et flairait dâun air grave. Le mulet sâapprocha aussi, enremuant la queue et les oreilles, il parut contempler les empreintes.
« Eh bien ! demanda Davy, à qui la recherche semblait longue, est-ce donc si important ? »« Oui, un Indien vient de passer. »
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« Crois-tu ? Ce serait pourtant Ă©tonnant que nous nous trouvions ici, sur le terrain de chasseou le pĂąturage dâune tribu. Pourquoi prĂ©sumes-tu que ce soit un Indien ? »
« Je vois Ă la marque du sabot, que le cheval appartient Ă un Indien. »« Pourquoi ne serait-il pas montĂ© par un blanc ? »« Cela, je me le demande⊠mais, mais⊠»Il secoua la tĂȘte et suivit la trace pendant quelques instants, puis il sâĂ©cria :« Vois, le cheval nâĂ©tait pas ferrĂ©, il a dĂ» nĂ©anmoins galoper, malgrĂ© la difficultĂ© du terrain. Le
cavalier Ă©tait sans doute trĂšs pressĂ©. »Davy se gratta le front et descendit lui-mĂȘme, de sa monture, pour examiner les traces ; il
finissait par trouver la chose sĂ©rieuse ; il murmura bientĂŽt, en relevant la tĂȘte :« Le cheval Ă©tait rĂ©ellement fatiguĂ©, il a trĂ©buchĂ© souvent. Celui qui fatigue ainsi sa bĂȘte doit
avoir de graves raisons pour le faire. Ou lâhomme est poursuivi, ou il cherche Ă atteindre au plusvite, un but important. »
« Cette derniĂšre supposition est la vraie, lâautre nâest pas exacte. »« Pourquoi ? »« De quand datent ces passĂ©es ? »« De deux heures environ. »« Oui, je le crois⊠Il nây a encore aucune trace de poursuite, et quand on a une avance de
deux heures on nâĂ©reinte pas ainsi son cheval. Du reste, il se rencontre tellement de gorges dans cesrochers, quâil aurait Ă©tĂ© facile de tromper ceux qui poursuivaient, en dĂ©crivant un arc ou deszigzags. »
« Revenons Ă nos moutons : Lâhomme a voulu arriver trĂšs vite au but, câest bien ; maintenantoĂč est-il ? »
« Ăvidemment, pas loin dâici. »Le grand Davy, Ă©tonnĂ©, regarda le gros Jemmy dans le blanc des yeux.« Tu as lâair bien avisĂ© aujourdâhui ! dit-il.« Bah ! cela va de soi ! Tu comprends que si le but de cette course avait Ă©tĂ© Ă©loignĂ©, le cavalier
aurait mĂ©nagĂ© son cheval, il lâeĂ»t laissĂ© reposer pour mieux le presser ensuite. Mais comme le lieu Ă atteindre Ă©tait certainement proche, il a pensĂ© pouvoir y arriver aujourdâhui, malgrĂ© la fatigue de sabĂȘte. »
« Ăcoute, mon vieux Jemmy, ce que tu dis me semble vraiment sensĂ© ! »« Tu es bien honnĂȘte ! Quand on a, comme moi, pratiquĂ© trente ans les savanes, on peut bien
avoir quelquefois, de bonnes idĂ©es ! Je crois mĂȘme que je finirai par deviner les intentions de notreIndien. Ăvidemment, cet homme est un messager ; son arrivĂ©e Ă©tait certainement de grandeimportance, et un Indien ne peut ĂȘtre messager que des Indiensâ; dâoĂč je conclus que nous noustrouvons dans le voisinage des Peaux-Rouges ! »
Le grand Davy laissa passer un léger sifflement entre ses dents et son regard erra à la ronde.« Fatal ! plus que fatal ! murmura-t-il. Ainsi, le drÎle vient des Indiens et va aux Indiens ; nous
nous trouvons donc, parmi eux, sans savoir oĂč ils logent ; nous pouvons trĂšs facilement nousfourvoyer chez eux et laisser notre scalpe entre leurs mains ! »
« HĂ© ! hĂ© ! câest Ă craindre, mais il y a un moyen fort aisĂ© de nous en assurer.« Tu crois donc que nous devons suivre cette piste ? »« Oui, justement, nous savons quâils nous prĂ©cĂšdent, tandis quâeux, ne peuvent nous devinerâ;
nous avons tout avantage. Une autre raison encore, câest que leur piste ne nous Ă©loigne pas de notreroute, et puis, je suis curieux de voir Ă quelle tribu ils appartiennent.
« Moi de mĂȘme ! Il nâest cependant pas malin de le prĂ©sumer. Dans le haut de la montagne, onrencontre les Indiens Pieds-Noirs, les pigans et les Indiens pur-sang ; ceux-lĂ ne viennent pas de cecĂŽtĂ©. Au coude du Missouri, campent les RiccavĂ©es qui ont rarement quelque chose Ă faire par ici.Les Sioux, hum ! Ne sais-tu pas quâils ont dĂ©terrĂ© leur tomawack2 de guerre ?...
2 Note winnetou.fr : orthographe traditionnelle : « Tomahawk ».
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« Non. »« Il ne faut pas nous casser la tĂȘte, ce doit ĂȘtre eux ! DerriĂšre nous, se trouve le plateau du
Nord ; tu dois te souvenir de notre derniĂšre excursion ? Nous traversons Ă prĂ©sent, dans une contrĂ©etrĂšs connue, et si nous ne faisons pas de bĂȘtises, il ne peut rien nous arriver de fĂącheux. Viens ! »
Les deux trappeurs enfourchĂšrent leurs bĂȘtes et suivirent exactement la piste tout en regardantsouvent de cĂŽtĂ© et dâautre, pour voir sâil ne se prĂ©sentait pas quelque danger. Une heure sâĂ©coula ; lesoleil se cachait de plus en plus ; le vent sâĂ©levait et la chaleur du jour diminuait rapidement.BientĂŽt, ils remarquĂšrent que lâIndien avait dĂ» cesser de courir ; Ă une place plus foulĂ©e, le cheval,cĂ©dant Ă la fatigue, Ă©tait tombĂ© sur les genoux. Jemmy sauta Ă terre et interrogea les marques.
« Oui, câest un Indien, sâĂ©cria-t-il ; il lui a fallu descendre ici ; son mocassin est ornĂ©dâaiguillettes en poil de sanglier ; tiens, voici une des pointes qui sâest cassĂ©e⊠Ah et cela ! le garsdoit encore ĂȘtre trĂšs jeune ! »
« Pourquoi ? demanda le grand Davy, qui Ă©tait restĂ© sur son mulet.« En cet endroit sablonneux, lâempreinte du pied est Ă peine marquĂ©e ; si câĂ©tait admissible, je
dirais quâune SquawâŠ3.« Quelle absurditĂ© ! Une femme ne sâaventurerait pas seule ici ».« Câest un jeune homme qui, assurĂ©ment, compte tout au plus dix-huit ans ! »« Cela devient dangereux ! Certaines tribus se servent de trĂšs jeunes guerriers comme
messagers. Avançons ! »Ils continuĂšrent leur chemin. Tandis que, jusquâalors, ils avaient longĂ© des prairies en fleur, ils
se trouvaient maintenant, sur un terrain dâoĂč Ă©mergeaient, par-ci, par-lĂ , des buissons, dâabordisolĂ©s, puis bientĂŽt rĂ©unis en groupes. Ils ne tardĂšrent point Ă arriver devant lâendroit oĂč le cavalieravait dĂ» descendre encore ; sans doute pour accorder Ă son cheval un court repos ; puis marcher Ă pied, tenant lâanimal par la bride.
Les buissons dans cette contrĂ©e, gĂȘnaient si souvent la vue, que les prĂ©cautions devenaientdoublement nĂ©cessaires.
Davy allait en avant, Jemmy suivait. Ce dernier, aprĂšs quelques instants de silence, reprit :« Dis, Grand, câest un cheval moreau ? ».« Comment sais-tu cela ? »« Ici, pend au buisson, un poil qui aura Ă©tĂ© arrachĂ© Ă sa queue. »« Nous savons dĂ©jĂ quelque chose de plus, mais ne parle pas si haut, car nous pouvons, Ă toute
minute, rencontrer des gens qui nous tueraient avant que nous ne les ayons aperçus. »« Je ne crains pas cette surprise ; je puis compter sur mon cheval ; il hennit aussitĂŽt quâil sent
un ennemi. Allons donc tranquillement, avançons ! »Le grand Davy ne rĂ©pliqua pas, mais un moment aprĂšs, il sâarrĂȘta de nouveau.« Tonnerre et foudre ! sâĂ©cria-t-il, il sâest passĂ© lĂ quelque chose ! »Le gros Jemmy donna une vigoureuse impulsion Ă son cheval, et aprĂšs quelques pas, au
travers des buissons, se trouva sur un espace libre. Devant eux sâĂ©levait un rocher de forme conique,comme on en rencontre beaucoup dans cette prairie ; la piste se prolongeait jusque-lĂ , puis, tournaitĂ droite, en dessinant un angle aigu. Cela, ils le virent tous deux, trĂšs distinctement, mais ils virentencore autre chose. De lâautre cĂŽtĂ© du rocher, de nouvelles traces se rĂ©unissaient Ă celle dĂ©jĂ observĂ©e.
« Quâen penses-tu ? » demanda le grand Davy.« Je pense que derriĂšre ce rocher campaient les hommes qui ont poursuivi lâIndien. »« Peut-ĂȘtre ont-ils dĂ©campĂ© dans cette direction ? »« Ou bien ils sont retournĂ©s en arriĂšre. Reste auprĂšs de ce buisson, je vais examiner tous les
coins. »« Tu ne recharges pas ton fusil ?« Non, en cas de besoin, le tien me servirait. »
3 Femme indienne.
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Il descendit et jeta, au grand Davy, la bride de son cheval, afin de pouvoir grimper librementsur le rocher.
« RusĂ© renard, grommela Davy satisfait, qui aurait cru quâil put ĂȘtre si leste ! »ArrivĂ© au versant opposĂ©, Jemmy se glissa lentement et prudemment, puis il disparut derriĂšre
une pointe saillante du rocher. BientĂŽt il reparut et fit un signe Ă son compagnon, figurant un arcavec ses bras. Davy comprit, car au lieu dâaller droit au rocher â; il dĂ©crivit un circuit parmi lesbuissons, jusquâĂ ce quâil eĂ»t atteint la seconde piste, aprĂšs quoi, il rejoignit Jemmy.
« Que dis-tu de cela » ? demanda le petit Jemmy en lui indiquant lâespace qui sâĂ©tendaitdevant eux.
CâĂ©tait lâemplacement dâun campement. Quelques chaudrons restaient abandonnĂ©s par terre,avec plusieurs haches, des pelles, un moulin Ă cafĂ©, un mortier et des paquets de diffĂ©rentes tailles,mais on ne voyait aucune trace de feu.
« LĂ s ! rĂ©pondit Davy, ceux qui sâĂ©taient installĂ©s dans ce trou, doivent ĂȘtre des gens trĂšsimprĂ©voyants ou bien ils ne connaissent pas la contrĂ©e. Voici les empreintes de quinze chevaux aumoins, mais pas un seul nâa Ă©tĂ© attachĂ© ; selon toute apparence, il y avait encore plusieurs bĂȘtes desomme ; tout a dĂ©talé⊠OĂč vont-ils ? Quels gens nĂ©gligents ! »
« LâIndien sera venu tout droit, se jeter au milieu du campement, il sâest fait prendre commeune alouette. »
« Crois-tu quâils lâaient traitĂ© en ennemi ? »« Naturellement, puisquâils lâont poursuivi. FĂącheux pour nous, mon cher ; le Peau-Rouge se
venge sur tout ce quâil rencontre. »« Essayons nĂ©anmoins de les rejoindre ! »« Oui, nous nâaurons pas Ă faire beaucoup de chemin, le messager nâa pu aller loin avec une
monture Ă©puisĂ©e. »Ils remontĂšrent et suivirent, au galop, la route oĂč, Ă droite et Ă gauche, se voyaient les
empreintes des bĂȘtes de somme qui y avaient passĂ©.MalgrĂ© leur supposition contraire, ils durent marcher longtemps. Enfin, Jemmy qui, allait en
avant, arrĂȘta soudain son cheval ; il avait entendu un bruit de voix, il tourna rapidement de cĂŽtĂ©,Davy lâimita et tous deux Ă©coutĂšrent.
« Ce sont eux ! dit Jemmy⊠Ils se trouvent encore assez loin devant nous. Faut-il lessurprendre, Davy ? »
« Certes ! les chevaux raboteront en attendant. »« Non, car cela pourrait nous trahir ; puisque nous voulons rester inaperçus, il faut les lier pour
quâils ne nous suivent pas. »Raboter est lâexpression employĂ©e par les trappeurs. Ils appellent ainsi, le pas des chevaux
dont on lie les jambes de devant, afin quâils ne puissent faire que de petits pas.On ne les attache de cette façon que quand on se sent en sĂ»retĂ©, autrement, on lie les animaux
Ă un arbre, ou Ă un pieu court, que lâon enfonce dans la terre. TrĂšs souvent les chasseurs emportentdes pieux, lorsquâils doivent parcourir des prairies non boisĂ©es.
Nos deux insĂ©parables attachĂšrent donc leurs montures aux buissons, puis se glissĂšrent dans ladirection dâoĂč partaient les voix. Ils arrivĂšrent ainsi, Ă une petite riviĂšre ou plutĂŽt, Ă un ruisseau quinâavait pas beaucoup dâeau, mais dont les hautes rives annonçaient quâau printemps, il devait enrouler une assez grande quantitĂ©. Ce ruisseau dessinait une courbe prononcĂ©e, au milieu de laquelleneuf hommes se tenaient, les uns debout, les autres couchĂ©s sur lâherbe. Parmi eux, se trouvait unjeune Indien, garrottĂ©.
De lâautre cĂŽtĂ© de lâeau, au bas de la plus haute berge quâil nâavait pu gravir, le cheval abattude lâindien soufflait bruyamment. Les chevaux des coureurs de prairies se tenaient prĂšs de leursmaĂźtres, qui nâĂ©taient point des sauvages.
Ils avaient une assez méchante mine. Un Européen aurait pu les prendre pour de véritablesbrigands ou pour des gens sous le coup des poursuites de master Lynch.
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Jemmy et Davy, cachés derriÚre un buisson, étudiaient la scÚne. Les hommes chuchotaiententre eux, ils semblaient délibérer sur le sort du prisonnier.
« Hein ! murmura Jemmy, quâen dis-tu ? »« Et toi ? »« Les lĂąches ! Ce pauvre enfant me fait pitiĂ© ! Ă quelle tribu crois-tu quâil appartienne ? »« Je ne sais trop, il nâest pas barbouillĂ©, il ne porte aucun signe distinctif, donc, il nâallait pas
en guerre. Veux-tu le dĂ©livrer ? »« Bien sĂ»r ! »« Viens, nous allons Ă©changer quelques mots avec eux ! »« Et sâils nous envoient promener ? »« Nous avons le choix dâexprimer notre volontĂ© avec autoritĂ© ou avec adresse. Je ne crains
point ces gens, mais une balle peut atteindre, mĂȘme lancĂ©e par un lĂąche poltron. Il ne faut pas leurlaisser, tout de suite, deviner la chose. Ayons lâair de venir de lâautre cĂŽtĂ© de lâeau, pour quâils nesupposent point que nous avons vu leur campement. »
Jemmy et Davy prirent leurs armes, firent un détour assez long, traversÚrent le ruisseau etremontÚrent la rive opposée ; ils se dirigÚrent alors vers le groupe et feignirent une grande surprise.
« HolĂ , sâĂ©cria le gros Jemmy, quâest-ce donc que cela ! Je croyais que nous Ă©tions tout Ă faitseuls dans cette prairie et voilĂ un vrai metting ! Est-il permis dâen ĂȘtre ? »
Les hommes, couchés à plat ventre, se relevÚrent vivement ; les autres portÚrent la main à leurs armes ; tous regardÚrent les étrangers avec défiance, mais bientÎt ils se mirent à rire.
« Thunder storm ! » sâĂ©cria lâun dâeux qui avait Ă la ceinture tout un arsenal dâarmes blancheset autres, « Qui va lĂ ! Chasseurs ou mascarades ? »
« Ay, reprit Davy en sâinclinantâ; il nous manque pour faire carnaval, quelque joyeux compĂšre,voulez-vous le devenir ? »
« Vous vous adressez mal ! »« Bah ! »LĂ dessus Davy fit avec ses longues jambes un pas dans lâeau, un autre sur la rive et se plaça
devant son interlocuteur. Le gros Jemmy le rejoignit en deux bonds et cria :« Nous voilĂ ! Good day ! avez-vous une bonne gorgĂ©e Ă boire ? »« Buvez de lâeau, rĂ©pondirent les autres. »« Fi ! pensez-vous que jâaie lâintention de me mouiller lâintĂ©rieur ? Lâeau ne va guĂšre au petit-
fils de mon grand-pĂšre ; si vous nâavez rien de mieux, vous pouvez, retourner chez vous ; car cettebonne prairie nâest pas faite pour les buveurs dâeau ! Câest moi qui vous le dis ! »
« Vous paraissez, tenir la prairie pour une auberge ? »« AssurĂ©ment, les rĂŽtis vous courent devant le nez, on nâa besoin que dâallumer le feu. »« Ce rĂ©gime vous profite ? »« Beaucoup ! » reprit Jemmy en riant.« Votre camarade manque de ce que vous avez en trop, lâami ! »« Parce que je ne lui donne que demi-ration, cela se voit ! Mais, vous autres, qui vous a
conduits ici ? »« Nous avons bien trouvĂ© le chemin tous seuls. »« Tiens, je ne lâaurais pas cru, car votre physionomie ne fait pas supposer que vous puissiez
trouver quelque chose. »« Et la vĂŽtre, que fait-elle supposer ? »Jemmy regarda autour de lui et sembla apercevoir, pour la premiĂšre fois, lâIndien.«âBehold!4! sâĂ©cria-t-il, un prisonnier et un Rouge encore ! »Il se recula comme effrayĂ© Ă sa vue, les hommes, se mirent Ă rire ; celui qui avait dĂ©jĂ parlĂ© et
semblait ĂȘtre leur chef, reprit.« Nâallez pas tomber en faiblesse, sir ! Quand on nâa pas encore rencontrĂ© de telles gens, la
4 Voyez donc !
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premiĂšre impression peut avoir des consĂ©quences fĂącheuses. »« Jâai dĂ©jĂ vu des Indiens : mais celui-ci me paraĂźt trĂšs sauvage ! »« Oui, nâapprochez pas si prĂšs ! »« Est-il si dangereux ? Il est enchaĂźnĂ© ! »Le gros Jemmy faisait mine de sâapprocher du prisonnier ; le chef lâarrĂȘta.« Ne bougez pas ! ordonna-t-il et rĂ©pondez-moi ; qui ĂȘtes-vous, que voulez-vous ? »« Vous allez lâapprendre tout de suite ! Mon camarade sâappelle Kroners et mon nom est
Pfefferkorn, nous⊠»« Pfefferkorn, interrompit le chef de campement, nâest-ce pas lĂ un nom allemand ? »« Avec votre permission ! »« Alors, laissez-nous la paix, je ne puis souffrir les Allemands. »Il saisit le couteau qui pendait Ă sa ceinture. Jemmy fit un geste de dĂ©dain.« Ă bas votre tranchet, maĂźtre, dit-il, je nâen ai pas peur. Vous nous traitez grossiĂšrement, je
vous parlerai sur le mĂȘme ton. Je vous ai dĂ©clinĂ© nos noms, dites-nous Ă votre tour, qui vous ĂȘtes. »Les aventuriers regardaient avec surprise ce petit personnage tout rond, qui parlait dâun air si
dĂ©cidĂ© ; quelques-uns mirent bien la main Ă la ceinture, voyant leur chef continuer la conversation,ils sâarrĂȘtĂšrent.
« je mâappelle Walter, cela doit suffire, grommela lâorateur de la troupe ; les noms de mes huitcompagnons ne vous en diraient pas davantage. »
« Vous avez raison ; ici, tous se valent ! »« Est-ce une insulte ? sâĂ©cria Walter, faut-il recourir aux armes ? »« Je ne vous le conseille pas, nous avons vingt-quatre coups Ă tirer chacun ; vous auriez reçu
la moitié de nos balles avant de pouvoir saisir vos fusils. Vous nous tenez pour des novices, ne nousforcez point à vous prouver le contraire.
Avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair, Jemmy avait pris ses deux revolvers Ă chaque main. Davy en fitautant. Walter voulut ramasser son fusil dĂ©posĂ© sur lâherbe, mais Jemmy le prĂ©vint :
« Nây touchez pas, dit-il, ou je tire ! » câest la loi de la prairie !Les huit compagnons se regardĂšrent ; ils sentaient combien ils avaient Ă©tĂ© imprĂ©voyants de
laisser leurs fusils dans lâherbe et nâosaient les ramasser.« Sâdeath5, grommela Walter, on croirait que vous voulez nous avaler. »« Vous nâĂȘtes pas assez appĂ©tissants ! Dites-nous ce que vous a fait cet Indien, câest tout ce
que nous dĂ©sirons de vous. »« Cela vous intĂ©resse ? »« Oui, car si vous lâattaquez sans motif, tous les blancs se trouvent menacĂ©s de la vengeance
des siens. Donc, pourquoi lâavez-vous fait prisonnier ? »« Parce que tel a Ă©tĂ© notre bon plaisir ; câest un coquin de Peau-Rouge, le motif est suffisant.
Vous nâaurez pas dâautre rĂ©ponse ; vous nâĂȘtes pas nos juges et nous ne sommes pas des enfants quiobĂ©issent au premier venu. »
« TrĂšs bien, jâen conclus que vous nâavez aucune bonne raison Ă nous donner. Je vaisinterroger cet homme. »
« Vous ! lâinterroger ? » dit Walter en souriant ironiquement, il ne comprend pas un motdâanglais ! Il ne nous a mĂȘme pas rĂ©pondu une syllabe ».
« Un Indien ne rĂ©pond pas Ă ses ennemis quand il est enchaĂźnĂ©, et peut-ĂȘtre lâavez-vous traitĂ©de telle sorte quâil ne pourrait vous entendre, quand mĂȘme vous lui enlĂšveriez ses liens. »
« Il a reçu du gourdin, câest vrai. »« Du gourdin ! sâĂ©cria Jemmy, ĂȘtes-vous fous ? Ă un Indien ! Vous ne savez donc pas que câest
une offense qui ne peut sâeffacer quâavec du sang ? »« Il peut prendre notre sangâ; seulement, je suis curieux de savoir comment il lâaura ? ».« AussitĂŽt quâil sera libre, il vous le montrera. »
5 Par la mort !
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« Libre, il ne le sera jamais ! »« Voulez-vous le tuer ? »« Ce que nous voulons en faire, cela ne vous regarde pas, compris ! Il faut détruire les Peaux-
Rouges toutes les fois quâon les rencontre. Vous avez maintenant notre rĂ©ponse. Si vous tenez Ă chapitrer ce brave sauvage, Ă votre aise ; il ne vous entendra pas ; il serait difficile de vous prendretous deux pour des professeurs de langue indienne ; je suis trĂšs curieux dâassister Ă lâentretien. »
Jemmy jeta sur le brigand un regard mĂ©prisant et sâavança vers lâIndien.Celui-ci, les yeux Ă demi-fermĂ©s, ne trahissait ni par un regard ni par un mouvement, quâil
comprenait quelque chose Ă la conversation. Il Ă©tait encore trĂšs jeune, tout au plus semblait-ilcompter dix-huit ans. Il avait les cheveux noirs et longs, non relevĂ©s ni ornĂ©s dâaucune coiffure. Levisage nâĂ©tait pas peint et mĂȘme le sommet de la tĂȘte nâĂ©tait coloriĂ© ni avec de lâocre, ni avec ducinabre. Il portait une chemise de chasse, en cuir mou, et des liggins en peau de cerf, garnis defranges. Entre ces franges ne se mĂȘlait aucune chevelure humaine, donc, le jeune homme nâavaitpas encore tuĂ© dâennemi. Ses jolis mocassins Ă©taient brodĂ©s en soies de sanglier, comme Jemmylâavait supposĂ©. Dans le morceau dâĂ©toffe rouge, roulĂ© autour de ses hanches, pour lui tenir lieu deceinture, on ne voyait point dâarmes, mais de lâautre cĂŽtĂ© de la berge, oĂč son cheval venait de setraĂźner pour y boire avidement lâeau du ruisseau, on eĂ»t pu trouver Ă terre, un long couteau dechasse, et Ă la selle, restaient un magnifique carquois revĂȘtu dâune peau de serpent Ă sonnettes et unarc fait avec des cornes de boucs des montagnes, arc et carquois pouvaient valoir le prix de deux outrois mustangs.
Ces armes Ă©lĂ©gantes et sommaires prouvaient que lâIndien nâavait pas, en parcourant cettecontrĂ©e, des intentions hostiles. Dans la situation oĂč il Ă©tait, on ne lisait sur sa physionomie ni dĂ©fini terreur. LâIndien est trop fier pour laisser voir ses sentiments Ă des Ă©trangers, surtout Ă desennemis. Ses traits, Ă©taient encore juvĂ©niles ; les os de ses joues saillaient, mais cette protubĂ©rancepeu exagĂ©rĂ©e, ne nuisait pas trop Ă la rĂ©gularitĂ© de son visage.
Quand Jemmy sâapprocha de lui, il ouvrit tout Ă fait les yeux, pour la premiĂšre fois ; ils Ă©taientnoirs et brillaient comme des charbons ardents ; ils eurent pour le petit chasseur, un regardaffectueux.
« Mon jeune frĂšre rouge comprend la langue des visages pĂąles ? » demanda Jemmy.« Oui, rĂ©pondit le sauvage, comment mon vieux frĂšre blanc le sait-il ? »« Jâai vu dans tes yeux que tu nous as compris. »« Jâai entendu que tu es un ami des hommes rouges. Je suis ton frĂšre. »« Mon jeune frĂšre rouge veut-il me dire sâil a un nom ? »Une telle demande est une injure pour un vieil Indien, car celui qui nâa pas de nom nâa encore
montré son courage par aucune prouesse.Mais à cause de la jeunesse du prisonnier, Jemmy pouvait se permettre cette question ;
pourtant le jeune homme rĂ©pondit :« Mon bon frĂšre pense que je suis un lĂąche ? »« Non, mais tu es trop jeune pour ĂȘtre un guerrier. »« Les visages pĂąles ont appris aux hommes rouges Ă mourir jeunes ! Mon frĂšre peut ouvrir, sur
ma poitrine, ma chemise de chasse, il verra que je possĂšde un nom. »Jemmy se baissa et entrâouvrit la chemise ; il retira trois plumes rouges de lâaigle de guerre.« Est-ce possible ! sâĂ©cria-t-il, tu ne saurais pourtant pas encore ĂȘtre un chef ? »« Non, dit le jeune homme en souriant, mais jâai le droit de porter les plumes du Mah-fisch,
car je me nomme Vohkadeh ! »Ces deux mots appartiennent à la langue mandane ; le premier signifie aigle de guerre et le
dernier est le nom quâon reçoit quand on peut prĂ©senter la peau dâun buffle blanc. Ces animaux sontexcessivement rares, et, dans beaucoup de tribus, la prise dâun buffle blanc Ă©quivaut Ă tuer plusieursennemis. Le jeune Indien sâĂ©tait fait connaĂźtre par cet exploit et il avait mĂ©ritĂ© le nom de Vohkadeh.
Davy et Jemmy sâĂ©tonnĂšrent dâentendre un nom tirĂ© de la langue mandane. Les Mandans
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passent pour ĂȘtre Ă©teints, câest pourquoi Jemmy demanda :« A quelle tribu appartient mon frĂšre rouge ? »« Je suis un Numankake et en mĂȘme temps, un Dakota. »Les Mandans se nomment eux-mĂȘmes Numankake, et Dakota est le nom collectif de toutes les
tribus des Sioux.« Ainsi, tu es dâorigine dakotienne ? »« Oui, mon frĂšre blanc lâa dit. Le frĂšre de ma mĂšre Ă©tait le grand chef Mah-to-toh-pah. II
portait ce nom parce quâil avait tuĂ© quatre ours en un seul jour. Les hommes blancs vinrent et noustransmirent la petite vĂ©role ; notre tribu presque entiĂšre, en fut atteinte et rejoignit nos pĂšres dans lesprairies Ă©ternelles ; ce qui resta des nĂŽtres tomba sous les coups des Sioux ; mon pĂšre, le brave Vah-kil6, Ă©chappa au carnage, mais blessĂ©, il fut plus tard, contraint de se mĂȘler aux Sioux. Ainsi je suisun Dakota, mais mon cĆur se souvient des ancĂȘtres qui sont lĂ -bas, avec le Grand Esprit ! »
« Les Sioux se trouvent, Ă prĂ©sent, en deçà de la montagne, et tu viens dâau delĂ ? »« Je ne viens pas dâoĂč mon frĂšre pense ; je descends des hautes montagnes de lâouest ; je
devais remettre Ă un jeune frĂšre blanc, un message trĂšs important. »« Ce frĂšre blanc demeure dans le voisinage ? »« Oui, comment mon vieux frĂšre blanc le sait-il ? »« Je suivais ta piste et jâai vu que tu as poussĂ© ton cheval comme quelquâun qui va arriver au
but. »« Tu as bien pensĂ© ! Jây touchais, quand ces visages pĂąles mâont poursuivi ; mon cheval Ă©tait
trop Ă©puisĂ© pour escalader la berge, il tomba ; Vohkadeh fut presque Ă©touffĂ© par le poids de la bĂȘte,il sâĂ©vanouit ; lorsquâil revint Ă lui, se sentit garrottĂ©. »
Et, dans sa colĂšre indignĂ©e, il murmura en grinçant les dents :« LĂąches ! Neuf hommes enchaĂźner un enfant dont lâĂąme est endormie ! Si jâavais pu les
combattre, leur scalpe mâappartiendrait Ă cette heure ! »« Ils tâont mĂȘme frappĂ© ! »« Silence, frĂšre, car chacune de ces paroles rĂ©clame du sang ! Mon frĂšre blanc enlĂšvera ces
liens et Vohkadeh agira comme un homme, avec eux ! »Il dit ces mots avec une telle assurance, que le gros Jemmy reprit en souriant :« Nâas-tu pas entendu leurs menaces ? »« Oh ! mon frĂšre blanc ne craindrait pas cent hommes comme eux, ce sont des vieilles
femmes ! »« Tu crois ? Comment sais-tu que je ne les redoute pas ? »« Vohkadeh a les yeux ouverts : il a souvent entendu parler des deux guerriers blancs quâon
appelle David-kousheh et Jemmy-petahtche7 ; il reconnaĂźt leurs figures et leurs paroles. »Le petit chasseur allait rĂ©pondre, mais il fut interrompu par Walter.« Assez ! dit-il, je vous ai permis de discourir avec, ce jeune drĂŽle, mais en anglais, sâil vous
plaßt ! Que complotez-vous dans ce baragouin ? Filez, ou je vous donnerai des jambes ! »Jemmy regarda Davy ; celui-ci lui fit des yeux un signe imperceptible. Le petit chasseur
comprit que son compagnon lui indiquait les buissons dâalentour. Jemmy les inspecta dâun coupdâĆil rapide ; il remarqua des canons de deux fusils braquĂ©s vers le campement. Amis ou ennemis,quels pouvaient ĂȘtre les hommes blottis derriĂšre ces broussailles ? La tranquillitĂ© de Davy lerassura ; il rĂ©pondit Ă Walter :
« Les jambes que vous voulez nous donner, je vous les souhaiteâ; nous nâavons pas besoin defuir, comme vous. »
« Comme nous ! Et devant qui, sâil vous plaĂźt ? »« Devant ceux Ă qui, hier encore, ces deux chevaux appartenaient. Entendu, hein ? »
6 Le bouclier.7 Davy le grand, Jemmy le petit.
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Il indiquait du coin de lâĆil les deux vallaches8 bruns qui se tenaient Ă©troitement serrĂ©s lâuncontre lâautre, et semblaient comprendre quâil Ă©tait question dâeux.
« Et quoi ? sâĂ©cria Walter, pour qui nous prenez-vous ? Nous sommes dâhonnĂȘtes mineurs ;nous allons Ă Idaho oĂč lâon vient de dĂ©couvrir de nouvelles mines dâor. »
« Et parce quâil vous manquait les chevaux nĂ©cessaires, vous ĂȘtes devenus dâhonnĂȘtesvoleurs ; nous ne nous mĂ©prenons pas. »
« Dis encore un mot et je te couche en bas ! Nous avons achetĂ© et payĂ© ces chevaux. »« OĂč donc, maĂźtre Walter ? »« LĂ -bas, du cĂŽtĂ© dâOmaha. »« Vraiment ! vous y avez donc fait une provision de cirage pour leurs sabots ? Expliquez-moi
pourquoi ces deux chevaux sont si frais, pourquoi leurs sabots sont si bien noircis, tandis que vosautres bĂȘtes paraissent surmenĂ©es et portent des pantoufles si mal entretenues ? Je soutiens que ceschevaux bruns appartenaient, hier encore, Ă un autre propriĂ©taire. Vous nâignorez pas dâailleurs, quele voleur de chevaux, dans lâOuest, encourt la pendaison.
« EnragĂ© menteur ! » rugit Walter, en saisissant son fusil.« Non, il a raison », dit une voix partant dâentre les buissons. « Vous ĂȘtes de misĂ©rables
voleurs de chevaux et vous aurez votre salaire ! Faut-il les fusiller, Martin ?« ArrĂȘtez, sâĂ©cria le grand Davy, tapons dessus Ă coup de crosses, ils ne mĂ©ritent pas une
balle. »Ramassant promptement un fusil, il asséna un si terrible coup sur le crùne de Walter que celui-
ci tomba Ă la renverse. Deux hommes vigoureux, quoique lâun fĂ»t extrĂȘmement jeune et lâautre dĂ©jĂ vieux, sortirent des buissons et se mirent Ă poursuivre les prĂ©tendus mineurs. Jemmy sâĂ©tait baissĂ© ;avec son couteau, il avait coupĂ© les liens de Vohkadeh. Celui-ci bondit aussitĂŽt sur un des ennemis ;le saisit par la nuque, le tira et le traĂźna du cĂŽtĂ© du ruisseau oĂč se trouvait son couteau Ă scalper.Personne ne lâaurait cru douĂ© dâune telle force. Lorsquâil eut repris son arme, il empoigna lachevelure de son ennemi et sâapprĂȘtait Ă le scalper de la belle façon.
« Help, Help, for God's sake, help9 (1) criait le malheureux qui hurlait de frayeur.Vohkadeh avait levĂ© le couteau pour lâachever ; il vit sa victime trembler et frĂ©mir, son bras
sâarrĂȘta.« Tu as peur, dit-il ? »« O grĂące, grĂące ! »« Avoue que tu es un chien ! »« Oh oui, oui ; je suis un chien ! »« Eh bien, vis pour ta honte ! Un Indien meurt avec courage et sans se plaindre, mais toi, tu
implores la pitiĂ© ! Vohkadeh ne portera pas le scalpe dâun chien ; tu mâas frappĂ©, la peau de ta tĂȘtemâappartenait, mais un chien galeux ne saurait offenser un homme rouge ! Va-t-en, tu es un objet dedĂ©goĂ»t pour Vohkadeh. s
Il le poussa du pied ; un moment aprĂšs, le drĂŽle avait disparu.Tout cela sâĂ©tait passĂ© en beaucoup moins de temps quâil nâen faut pour le raconter. Walter
demeurait couchĂ© sur lâherbe, un autre prĂšs de lui ; le reste avait lĂąchement pris la fuite, leurschevaux les avaient suivis ; quant aux deux bruns, ils frottaient leur tĂȘte contre lâĂ©paule desnouveaux venus.
Le plus jeune de ceux-ci pouvait compter environ seize ans, mais il Ă©tait plus fort et plusdĂ©veloppĂ© quâon ne lâest ordinairement Ă cet Ăąge. Son teint clair, ses cheveux blonds, ses yeux gris-bleu, dĂ©notaient une origine europĂ©enne : il portait un costume de toile bleue, blouse et pantalon. Asa ceinture, pendait un couteau indien, dont le manche Ă©tait curieusement travaillĂ©. Le fusil double,quâil tenait Ă la main, semblait presque trop lourd pour un si jeune tireur. Ses joues sâĂ©taient
8 Note winnetou.fr : le mot « vallaches » nâexiste pas en français. Câest une erreur de traduction. Dans le texteallemand on peut lire « Wallachen » qui se traduit par « hongres ».
9 Au secours, au secours, pour Dieu au secours !
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colorĂ©es dans lâanimation de la lutte, cependant il paraissait fort calme. On voyait quâil nâen Ă©taitpas Ă son premier combat.
Quant Ă son compagnon, petit et maigre, le visage entourĂ© dâune Ă©paisse barbe noire, il avaitdes escarpins et une sorte de chemise de cuir, recouverte par un frac bleu foncĂ©, avec des Ă©pauliĂšresde buffle et des boutons de laiton, bien astiquĂ©s. Ce frac devait dater, au moins, du premier quart denotre siĂšcle ; on fabriquait alors du drap qui durait cent ans ! AssurĂ©ment, le vĂȘtement ne semblaitpas neuf, mais on nây voyait pas le moindre petit trou ; les coutures Ă©taient soigneusement peintesen jaune, au moyen dâune couche dâocre. On rencontre trĂšs souvent de ces vieux costumes danslâOuest. LĂ , personne ne dĂ©daigne dâendosser un habit dĂ©modĂ© ; on estime lâhomme suivant saforce, son intelligence et non dâaprĂšs son vĂȘtement.
Le chapeau du plus ĂągĂ© des deux nouveaux venus, avait des bords gigantesques ; il Ă©tait ornĂ©dâune longue plume grise, imitation dâautruche. Cette Ă©lĂ©gante coiffure avait sans doute appartenujadis Ă une lady de lâEst ; le caprice du sort lâavait ensuite transportĂ©e en ce lointain pays, oĂč elleabritait Ă la fois, son possesseur, du soleil et de la pluie. Toutes les armes du petit hommeconsistaient en un fusil et un couteau ; ce qui paraissait indiquer quâil habitait la contrĂ©e. Les fauxmineurs partis, il se mit Ă explorer la place du combat ; il releva quelques objets oubliĂ©s dans lapromptitude de la fuite, on put alors remarquer quâil boitait du pied gauche. Vohkadek, qui sâenaperçut aussitĂŽt, courut Ă lui et mettant la main sur son bras, sâĂ©cria :
« Mon frĂšre blanc est peut-ĂȘtre le chasseur que les visages pĂąles nomment Hobbelfrank ? »Lâhomme surpris, fit un signe affirmatif. Alors lâIndien, dĂ©signant le jeune garçon, continua :« Et celui-ci est Martin Baumann, le fils du cĂ©lĂšbre Mato-poka »Mato-poka est un nom de la langue des Sioux-Utahs qui signifie « tueur dâours. »« Oui ! » rĂ©pondit le jeune homme ».« Vous ĂȘtes ceux que je cherche ! »« Tu nous cherches, tu dĂ©sires peut-ĂȘtre nous acheter quelque chose ? Nous tenons un store
(bazar) et nous avons tout ce qui est nĂ©cessaire Ă un chasseur. »« Vohkadeh ne veut rien acheter ; il est porteur dâun message. »« De la part de qui ? »LâIndien rĂ©flĂ©chit un moment, jeta Ă la ronde un regard inquisiteur, puis rĂ©pondit :« Ce nâest pas ici, le lieu ! Votre wigwam ne doit pas ĂȘtre loin ? »« Dans une heure, nous y arriverons. »« Eh bien, allons !... Quand nous serons assis devant votre feu, je vous communiquerai ce que
jâai Ă vous dire. Venez ! »Il franchit le ruisseau, appela son cheval, capable de le porter encore, pendant si peu de temps,
et marcha en avant, sans mĂȘme regarder si les autres le suivaient.« Il est leste ! » grommela Jemmy.« Il doit avoir Ă vous tenir un discours encore plus Ă©loquent et plus subtil que les miens, dit en
riant le grand Davy. Mais un Peau-Rouge sait bien ce quâil fait, et je vous conseille de le suivre Ă lâinstant. »
« Et vous, messieurs, oĂč allez-vous ? »« Nous vous accompagnons ! Si votre palais est si proche, ce serait une bien grande
impolitesse, de votre part, de ne nous offrir ni à boire ni à manger, Et puisque vous tenez unmagasin, nous ferons, sans doute, des acquisitions. »
« Vous avez donc, sur vous, quelques dollars ? » demanda le plus ĂągĂ© des deux hommes, dâunton qui laissait deviner quâil ne tenait pas les chasseurs pour millionnaires.
« Oui da, sir ! Mais avant, que faire de ces drĂŽles qui gisent lĂ -bas ? Il faudrait, peut-ĂȘtre,laisser au chef, quelque souvenir encore plus frappant, de la rencontre ? »
« Non ! quâils se relĂšvent et courent, quand ils voudront ; nous avons nos chevaux ; quâilsaillent se faire pendre ailleurs ! »
« Tu aurais pu en finir aisĂ©ment avec lui, Jemmy, il nâest quâĂ©tourdi ! » remarqua Davy.
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« Je ne tenais pas Ă le tuer tout Ă fait ; tuer un homme mâeffraye toujours ; je me contente,quand je puis, de lâempĂȘcher de nuire. »
« Vous avez raison ! Allons chercher vos chevaux, à présent », dit Frank.« Comment savez-vous que nous avons des chevaux ? »« Bah ! nous serions de pauvres sirs, nous autres des gens des prairies, si nous ne savions nous
reconnaĂźtre Ă lâaide des moindres indices. Avant de nous montrer, nous avions vu que nous serionsen nombre, Nous cherchons les chevaux depuis hier soir ; ils ont Ă©tĂ© volĂ©s pendant quâils paissaienten libertĂ©. Nous nous sommes mis Ă suivre la trace des voleurs ; nous avons aussi remarquĂ© la vĂŽtreet rencontrĂ© vos montures.
LĂ -dessus, le bon homme et son compagnon sautĂšrent sur leurs chevaux, heureux de les avoirretrouvĂ©s ; ils les dirigĂšrent vers lâendroit oĂč Davy et Jemmy avaient attachĂ© les leurs, et tous quatresuivirent la route que lâIndien avait prise.
Ils aperçurent bientĂŽt, ce dernier, mais au lieu de les attendre, le jeune homme continuait sacourse en avant, comme sâil connaissait parfaitement le chemin.
Hobbelfrank chevauchait aux cÎtés de Jemmy, en la compagnie duquel il paraissait se plairebeaucoup.
« Voulez-vous me dire, maßtre, ce qui vous amÚne dans cette contrée ? » demanda-t-il, tout encheminant.
« Nous avons lâintention dâaller de lâautre cĂŽtĂ© de la montagne, oĂč la chasse est bien meilleureque par ici. LĂ -bas, on rencontre encore des coureurs de forĂȘt et des hommes intelligents quicomprennent la savane. Mais ici, on fait de vraies boucheries, les fusils Sonntag10 abattent desmilliers de buffles, on dĂ©truit ces animaux de la façon la plus imprudente, sous prĂ©texte que leurcuir est bon et se vend bien. Câest un pĂ©chĂ© et une honte ! nâest-ce pas ? »
« Vous avez raison, maĂźtre ! Il nâen Ă©tait pas ainsi autrefois⊠Le chasseur attaquait le gibier enface, quand il avait besoin de sa chair, Ă prĂ©sent la chasse est presque un meurtre lĂąche, une traĂźtrise,les chasseurs de vieille roche11 deviennent rares ; des gens de votre espĂšce ne se rencontrent plusguĂšre ! Je ne vous ferais pas grand crĂ©dit, parce que, chez vous, lâargent manque, mais votre nom aune bonne renommĂ©e, oui, je dois lâavouer ! »
« OĂč avez-vous appris notre nom ?« Ici mĂȘme.« Comment cela ? »« Vohkadeh vous a nommĂ© tous deux, lorsque nous Ă©piions, Martin et moi, dans les buissons.
Du reste, vous nâavez pas lâair dâun natif de cette contrĂ©e⊠on vous prendrait plutĂŽt pour unAllemand. »
« Quoi, sâĂ©cria Jemmy, connaĂźtriez-vous si bien mes compatriotes ? »« Eh ! eh ! je suis Allemand moi-mĂȘme, par la peau et les cheveux !« En vĂ©ritĂ© ? demanda Frank qui arrĂȘta son cheval, jâaurais dĂ» le deviner ! Un Yankee nâaurait
pas cette corpulence. Puisquâil en est ainsi, je suis doublement heureux de la rencontre ! »LĂ -dessus, nos deux compagnons se serrĂšrent la main, mais Jemmy interrompit bientĂŽt, les
effusions :« Marchons ! dit-il, toutes ces belles choses ne doivent pas nous retarder !Tout en avançant, le petit homme continua : « Depuis quand ĂȘtes-vous dans ce pays ? »
« Depuis environ vingt ans. »« En ce cas, vous avez dĂ» oublier votre langue maternelle ? »La conversation avait eu lieu jusquâalors, en anglais. A cette derniĂšre question, Frank se dressa
sur ses Ă©triers et rĂ©pondit avec vivacitĂ© :« Moi ! oublier ma langue ! Savez-vous oĂč je suis nĂ© ? »
10 Note winnetou.fr : erreur de traduction, car il faut lire « Fusil du dimanche » (en allemand : SonntagsbĂŒchse). Onpourrait parler de chasseur du dimanche. Dâailleurs « Sonntag » nâest pas une marque dâarmes.
11 Note winnetou.fr : on pourrait aussi dire « de la vieille école ».
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« Non ! »« Vous devez pourtant remarquer Ă ma prononciation que je suis originaire dâune province oĂč
on parle le pur allemand ? »« Laquelle ? »« Belle question ! La Saxe ! Quand je parle avec des Allemands dâune autre province, je sens
la diffĂ©rence. La Saxe est le cĆur de lâAllemagne, Dresde est classique pour la langue ; les rives delâElbe, Leipzig, la Suisse saxonne, classiques aussi. LâAllemand le plus correct, le plus Ă©lĂ©gant, separle entre Perna et Meissen ; câest justement lĂ , que je suis nĂ©. Jây ai commencĂ© ma carriĂšre, jâĂ©taissurnumĂ©raire dâun garde-forestier Ă Moritzbourg, chĂąteau de chasse royal, oĂč il y a une fameusegalerie de tableaux et un grand Ă©tang renommĂ© pour ses carpes ; mes appointements montaient Ă vingt thalers par mois. Jâavais, pour ami, le maĂźtre dâĂ©cole du lieu ; nous jouions tous les soirs ausoixante-six, aprĂšs quoi, nous parlions de science et dâartâ; il mâapprenait bien des choses, il melisait parfois des voyages et me dĂ©crivait lâAmĂ©rique. »
« Cela vous a décidé à quitter votre pays pour le Nouveau Monde ? »« Oui, la science et le pur allemand en sont cause, la chose est arrivée ainsi : Un jour, je me
suis querellĂ©, en buvant un verre de biĂšre, au sujet dâun mot que je soutenais devoir ĂȘtre prononcĂ©dâune façon, mes camarades dâune autre ; jâai jetĂ© ma choppe Ă la tĂȘte du contradicteur ; on mâaarrĂȘté⊠On avait raison sans doute, mais ma place perdue, que pouvais-je faire ? Je suis venu dansles prairies ! »
« Vous avez bien fait, mon compÚre ! Maintenant que la présentation est terminée, traitons-nous en bons amis, je tùcherai de ne pas vous parler un trop mauvais allemand ! »
Jemmy se mit Ă rire.« Et votre compagnon, continua-t-il, nâest-ce pas le fils de Baumann, le cĂ©lĂšbre chasseur
dâours ? »« Oui certes, Baumann et moi, nous sommes liĂ©s depuis longtemps, et le jeune Martin que
voilĂ , mâappelle son oncle, bien que je nâaie jamais eu ni frĂšre, ni sĆur, ni neveu, par consĂ©quent.Son pĂšre se trouvait avec moi, Ă Saint-Louis, quand la fiĂšvre de lâor poussa les mineurs vers lesMontagnes Noires12 ; nous avions fait ensemble, quelques Ă©conomies, il nous vint Ă lâidĂ©e dâĂ©tablir,dans ces parages, une sorte de bazar. Les choses allĂšrent bien au dĂ©but, je mâoccupais du commercependant que Baumann chassait, pour subvenir Ă notre nourriture, mais il arriva que les filonssâĂ©puisĂšrent ; les mineurs se retirĂšrent et nous restĂąmes seuls, avec nos marchandises, que nousnâĂ©coutions plus ! A peine voyons-nous un chasseur de temps en temps. Notre derniĂšre venteremonte Ă quinze jours ; vers cette date se prĂ©senta, chez nous, une petite troupe dâaventuriers dontle chef engagea mon associĂ© Ă se joindre Ă eux pour une expĂ©dition dans le Yellowstrom13, oĂč ilsprĂ©tendaient trouver des pierreries en masse ; ces gens se disaient tailleurs de pierres fines.Baumann se laissa gagner, on lui offrait de beaux bĂ©nĂ©fices ; pour commencer, ils lui achetĂšrent unegrande quantitĂ© de munitions. Il partit avec eux, je restai avec son fils et un brave nĂšgre que nousavons amenĂ© de Saint-Louis.
Pendant ce rĂ©cit, Hobbel sâĂ©tait Ă peine servi de lĂ langue allemande. Jemmy avait trĂšs biencompris la conversation et comme souvent cela lui arrivait, il avait remarquĂ© certains dĂ©tails que lesautres laissaient Ă©chapper ; regardant fixement Frank, il demanda :
â Baumann connaĂźt donc Yellowstrom-River ?â Il a fait une fois, la route le long du fleuve.« Les rives du Yellowstrom sont trĂšs dangereuses ! »« Croyez-vous ?Certes, depuis que les merveilles de cette contrĂ©e ont Ă©tĂ© dĂ©couvertes, le CongrĂšs des Ătats-
Unis a envoyé plusieurs commissions pour les étudier ; et ce territoire a été déclaré national14, mais
12 Note winnetou.fr : le terme vient de « Black Hills » qui se traduit par « Collines noires ».13 Note winnetou.fr : lâorthographe exacte est « Yellowstone ».14 Note winnetou.fr : Le parc national de Yellowstone a Ă©tĂ© crĂ©Ă© le 1er mars 1872 par le prĂ©sident Ulysses Grant.
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les Indiens ne se soumette pas au dĂ©cret ; on les rencontre toujours chassant par ci, par lĂ . »« Ils ont pourtant enterrĂ© leur hache de guerre ? »« Oui, mais jâai entendu dire quâelle devait ĂȘtre dĂ©terrĂ©e prochainement. Votre ami se trouve
sans doute en pĂ©ril, câest ce qui explique la prĂ©sence de ce messager dans vos parages. Je nepressens rien de bon ! »
« Cet Indien est un Sioux. »« Il hĂ©site Ă vous transmettre son message, câest mauvais signe, on ne garde pas si longtemps
une joyeuse nouvelle ; du reste, il mâa dit quâil arrive du Yelloswtrom ! »« Je vais le rejoindre, sâĂ©cria le Saxon qui Ă©peronna son cheval pour atteindre Vohkadeh ;
celui-ci sâapercevant de lâintention, accĂ©lĂ©ra encore lâallure du sien et Frank dut se rĂ©signer Ă attendre.
Pendant ce temps, le fils du chasseur dâours chevauchait aux cĂŽtĂ©s du grand Davy, lequelessayait dâen tirer quelques renseignements sur la situation de son pĂšre, mais le jeune hommerĂ©pondait sans se compromettre ; il semblait ĂȘtre dâun caractĂšre rĂ©servĂ© et peu communicatif.
Enfin, les voyageurs aperçurent, bùti sur une éminence, une sorte de petit fort, pouvant offrirune résistance assez rassurante contre les attaques des Indiens.
De trois cĂŽtĂ©s, lâescarpement Ă©tait si rapide15 quâun Sioux lui-mĂȘme, nâeĂ»t pu y grimper. Lesquatre façades du bĂątiment avaient des fenĂȘtres Ă©troites et doubles ; au pied du fort sâĂ©tendaient deschamps de maĂŻs et de tabac, sur la lisiĂšre desquels pĂąturaient deux chevaux. Martin dit, en lesdĂ©signant :
« Câest Ă cette place que les chevaux nous ont Ă©tĂ© volĂ©s. Mais oĂč peut ĂȘtre Bob, notrenĂšgre ? » Mettant ses deux doigts dans sa bouche, il fit entendre un sifflement aigu. A cet appel, unetĂȘte noire Ă©mergea des plants de maĂŻs, les lĂšvres du nĂšgre largement ouvertes, laissaient voir deuxrangĂ©es de dents blanches et solides comme celles dâun jaguar, des Ă©paules herculĂ©ennes apparurentbientĂŽt, puis le corps tout entier. Le noir tenait Ă la main un Ă©norme pieu ; il dit, en grimaçant unsourire :
« Bob se cacher pour inspecter. Si voleurs revenir pour prendre encore les deux autreschevaux, Bob casser la tĂȘte avec bĂąton ! »
Il brandit le pieu aussi facilement que si câeĂ»t Ă©tĂ© un bambou.LâIndien, sans se prĂ©occuper de ce nouveau personnage, fit gravir Ă son cheval le sentier
escarpĂ©, descendit alors de sa bĂȘte, franchit la double barriĂšre dâun saut, et se montra derriĂšre laclĂŽture.
« Grossier garçon, grommela le nĂšgre en colĂšre ; passer devant Masser Bob sans dire : Goodday, sauter la barriĂšre, pas attendre que Massa Martin permette Ă lui dâentrer ! Massa Bob le rendrepoli ! »
Le bon noir se donnait Ă lui-mĂȘme le titre de « Massa Bob ». CâĂ©tait un nĂšgre libre et il setrouvait trĂšs blessĂ© parce que lâIndien ne lâavait pas, saluĂ©.
« Laisse-le en paix, interrompit Martin, câest un ami. »« Oh ! alors si lui ĂȘtre lâami de Massa, ĂȘtre aussi celui de Massa Bob ! Massa repris les
chevaux ?Massa tuĂ© les voleurs ? »« Non, ils se sont enfuis. Ouvre la porte. »Bob fit quelques enjambĂ©es, puis ouvrit les lourds battants de la porte avec autant dâaisance
que sâils eussent Ă©tĂ© de papier. La petite troupe entra dans lâespace quâentourait la barriĂšre.Au milieu, sâĂ©levait la maison Ă quatre façades ; elle Ă©tait construite non en bois, mais avec
des pierres, de la terre glaise et des branches enlevées aux buissons.Les bardeaux du toit avaient été apportés de fort loin.La porte de la maison restant au large ouverte ; on pouvait apercevoir le jeune Indien accroupi,
au milieu de la piĂšce qui servait de magasin ; il ne sâĂ©tait pas occupĂ© de son cheval ; lâanimal avait
15 Note winnetou.fr : il faut lire « raide » (erreur typographique)
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dâinstinct, trouvĂ© le hangar, dans lequel Bob conduisit les autres chevaux.Martin et Frank souhaitĂšrent la bienvenue Ă leurs hĂŽtes, en leur distribuant force poignĂ©es de
main. Ceux-ci examinĂšrent dâun rapide coup dâĆil lâendroit oĂč ils Ă©taient reçus. Dans la partie laplus reculĂ©e de la piĂšce, se trouvait le magasin dont lâapprovisionnement touchait Ă sa fin. Uncouvercle de caisse, posĂ© sur des blocs de bois, servait de table, les siĂšges Ă©taient non moinsprimitifs. Des lits ou plutĂŽt des monceaux de fourrures occupaient les coins de la piĂšce, fourruresadmirables et clignes de faire envie ; elles avaient habillĂ© des ours gris dâune taille Ă©norme. Il nây apas, dans toute lâAmĂ©rique, dâanimal plus redoutable que le grizzli : dressĂ© debout, il mesuresouvent deux pieds de plus quâun homme de haute taille. Tuer un ours semblable, Ă©quivaut, chez lesIndiens, aux faits dâarmes les plus brillants. Des trophĂ©es de guerre et de chasse Ă©taient suspendusaux murailles, prĂšs de la cheminĂ©e ; enfilĂ©s Ă des pieux, sĂ©chaient quelques gros quartiers de viandequi promettaient dâexcellents repas.
Le soleil allait disparaĂźtre et la lumiĂšre ne pĂ©nĂ©trait dans la chambre que par de petitesouvertures fermĂ©es Ă lâaide de volets, câest dire quâil y faisait tout Ă fait obscur.
« Massa Bob allumer le feu, dit alors le nÚgre.Il apporta une provision de bois sec, provenant des buissons et alluma du feu au moyen de son
« Punks » briquet des prairies. Pendant cette occupation, le vigoureux noir se trouvait Ă©clairĂ© par laflamme ; il portait un large pantalon de calicot, sa coiffure Ă©tait des plus Ă©tranges. Vaniteux Ă samaniĂšre, Bob prĂ©tendait passer pour un : Massa, malheureusement, sa chevelure laineuse trahissaitson origine. Afin de les mieux coiffer, le brave nĂšgre graissait ses cheveux avec force de suif, et lesnattait en un nombre incalculable de petites tresses, qui se dressaient comme les piquants dâunhĂ©risson. A la clartĂ© du feu, lâaspect de Bob, Ă©tait presque effrayant.
Peu de paroles avaient Ă©tĂ© prononcĂ©es, entre les membres de cette rĂ©union, depuis quâilsĂ©taient arrivĂ©s. Frank, sâadressant Ă lâIndien, lui dit en anglais :
« Mon frÚre rouge se trouve maintenant dans notre maison ; il y est le bienvenu, il peut noustransmettre son message. »
Le Peau-Rouge jeta Ă la ronde un regard inquisiteur et rĂ©pondit ;« Comment Vohkadeh peut-il parler, sâil nâa dâabord fumĂ© le calumet de paix ? »Martin dĂ©tacha de la muraille un calumet indien quâil remplit de tabac. Quand tout le monde
fut assis autour du messager il aspira six fois en envoyant la fumée en haut, en bas et vers les quatrepoints cardinaux, enfin il dit :
« Vohkadeh est notre ami ; nous sommes ses frÚres ; il peut fumer avec nous le calumet depaix et nous dire son message. »
Martin tendit ensuite la pipe Ă lâIndien ; celui-ci la prit, se leva et rĂ©pondit :« Vohkadeh nâa jamais vu ces visages pĂąles ni ce noir, mais il a Ă©tĂ© envoyĂ© vers eux, pour les
prĂ©server de la captivitĂ©. Leurs ennemis sont ses ennemis et ses amis doivent ĂȘtre aussi ses amis,houg ! »
Houg ! chez les Indiens signifie oui ! câest ainsi16 ! Ils emploient cette affirmation pour donnerplus de force Ă leur discours, principalement avant une pause ou Ă la fin dâune phrase.
Vohkadeh passa la pipe Ă son voisin ; pendant quâelle circulait, il se rassit par terre et attenditjusquâĂ ce que Bob ait fumĂ©, comme le dernier de lâassemblĂ©e.
En cette circonstance, le jeune Peau-Rouge avait agi avec la sagesse dâun vieil ambassadeur.Martin lui-mĂȘme, Ă peine sorti de lâenfance, montrait une gravitĂ©, un sĂ©rieux qui, en lâabsence deson pĂšre, en faisait un digne chef de maison.
DÚs que Bob eut déposé la pipe, Vohkadeh commença :« Mes frÚres blancs connaissent-ils le visage pùle que les Sioux ont nommé Nou-pay-
klama ? »« Tu parles de Old Shalterhand17 ? rĂ©pondit le grand Davy ; nous ne lâavons jamais rencontrĂ©,
16 Ou encore : attention, Ă©coutez !17 La main qui brise ; de lâanglais : Schatter, fracasser et hand, main.
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mais tout le monde sait combien sa rĂ©putation est grande ; que dis-tu de lui ? »« Il aime les hommes rouges quoiquâil soit un visage pĂąle ; ses balles ne manquent jamais leur
but et dâun coup de poing il terrasse lâennemi le plus fort. Il dĂ©teste le sang, mais il sait se dĂ©fendre.Il est le premier trappeur qui soit venu vers le Yellowstrom. Les Sioux Ogallalas18 assiĂ©gĂšrentpendant deux jours, un rocher sur lequel il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© ; il nâen tua pas un, mais il leur proposa decombattre, seul et sans armes, contre trois des plus braves, armĂ©s de tomawacks. De sa main, il abrisĂ© les trois Sioux, dont deux chefs renommĂ©s. Alors un hurlement de douleur sâĂ©leva dans lamontagne et les wigwams des Ogallalas. Ces cris retentissent encore aujourdâhui, Ă chaqueanniversaire. Voici que sept ans se sont Ă©coulĂ©s, et les plus braves de la tribu viennent de partir pourentonner leur chant de mort sur la tombe des trois vaincus. Malheur au blanc quâils rencontrerontsur leur route ! On le liera sur la tombe des chefs et il mourra au milieu des supplices, afin que sonĂąme aille servir les esprits des trois morts ; dans les prairies Ă©ternelles ! »
Vohkadeh cessa de parler, Martin se leva en sâĂ©criant :Bob, selle vite les chevaux, toi, Frank, prĂ©pare les munitions et les provisions de toutes sortes,
pendant ce temps je graisserai les fusils et jâaiguiserai les couteaux ! »« Quâavez-vous donc ? » demanda le petit homme Ă©tonnĂ©.« Nâas-tu pas compris ce quâa dit Vohkadeh ? Mon pĂšre est prisonnier des Sioux Ogallalas ; il
va devenir la victime du sacrifice, si nous arrivons trop tard ! Il faut quâavant une heure nous soyonsen route pour le Yellowstrom ! »
« Tonnerre et foudre ! » sâĂ©cria Frank se levant Ă son tour « le Peau-Rouge est peut-ĂȘtre malinformĂ© ! »
Le nĂšgre brandissait un pieu et criait :« Massa Bob partir aussi ! Massa Bob tuer tous ces chiens dâOgallalas ! »Mais lâIndien fit signe de la main et reprit :« Mes frĂšres blancs font comme les moucherons qui voltigent et tourbillonnent quand ils sont
irritĂ©s. Les hommes pĂšsent leurs actes avant dâagir. Vohkadeh nâa pas encore parlĂ© !« Parle donc, dis-moi si mon pĂšre est en danger ? » sâĂ©cria Martin.« Tu vas le savoir. »« Pas de lenteur, Indien, rĂ©ponds-moi ! »« Tranquillisez-vous, mon jeune ami, interrompit Jemmy, laissez Vohkadeh achever son
discours ; vous ne gagneriez rien en le pressant ; nous vous aiderons tous, aprÚs ! »« Puis-je y compter ? »« Eh ! sans doute ! nous avons fumé le calumet ensemble, nous voilà tous frÚres pour de bon !
Ni le grand Davy, ni le gros Jemmy nâont jamais refusĂ© leur aide Ă personne, nous retarderons unpeu notre chasse au buffle pour vous donner un coup de main ; seulement, il faut combiner sonaffaire ; laissez parler ce garçon ; asseyez-vous, Ă©coutons-le avec patience ; il a raison, le calmeavant tout ! »
Tous trois se rassirent, lâIndien poursuivit :« Vohkadeh est fils des Sioux Panca, amis des visages pĂąles ; forcĂ© de se mĂȘler aux Ogallalas,
il Ă©pie lâoccasion de les quitter. Il devrait ĂȘtre maintenant prĂšs de Yellowstrom avec les autresguerriers ; ils les a vus attaquer le chasseur dâours et ses compagnons endormis. Les Ogallalascraignent les Shoshones, leurs ennemis, qui habitent cette montagne, Vohkadeh a Ă©tĂ© envoyĂ© enreconnaissance pour dĂ©couvrir les wigwams des Shoshones, mais il nây est pas allĂ© ; il est venu, entoute hĂąte, Ă la demeure du chasseur dâours pour dire, Ă son fils et Ă son ami, quâon a fait prisonnierle blanc ! »
« Vohkadeh est bon et brave ! Je nâoublierai jamais son nom ! sâĂ©cria Martin « Mon pĂšreconnaĂźt-il cette dĂ©marche ? »
« Vohkadeh lui a parlé, il a demandé sa route au blanc, mais les Ogallalas ne le savent pas. »
18 Note winnetou.fr : l'orthographe exacte est Oglalas. Ils sont lâun des sept clans indiens qui forment la tribu Lakotadu peuple sioux.
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« Ils sâen douteront, en ne te voyant point revenir ! »« Non, ils croiront que Vohkadeh a Ă©tĂ© tuĂ© par les Shoshones.« Mon pĂšre tâa-t-il donnĂ© pour nous, quelque instruction particuliĂšre ? »« Non, Vohkadeh doit seulement vous dire que lui et ses compagnons sont prisonniers. Mon
jeune frĂšre blanc saura ce quâil faut faire. »« Oui certes ! je ne reculerai devant rien pour sauver mon pĂšre ! Ă cheval, mes amis ! »Jemmy arrĂȘta lâimpĂ©tueux Martin :« Stop my boy19 que voulez-vous faire ? Aller vous laisser embrocher par les Indiens ?
Attendez un peu, le gros Jemmy vous aidera volontiers, mais point de folie ! Vohkadeh va nousapprendre, maintenant a quel endroit votre pÚre a été fait prisonnier ? »
LâIndien rĂ©pondit :« Le fleuve que les visages pĂąles nomment Pulver se partage en quatre bras, câest vers celui de
lâouest que le chasseur dâours a Ă©tĂ© pris. »« Bien ! Alors, du cĂŽtĂ© du camp Mac-Kinney et au sud de Murphy. Cette contrĂ©e ne mâest
point entiĂšrement inconnue. Mais comment ce fameux chasseur a-t-il pu se laisser capturer ? »« Le chasseur dormait, et la sentinelle nâĂ©tait pas un homme de lâOuest. »« Quelle direction les Ogallalas ont-ils prise ensuite ? »« Ils sont allĂ©s vers la montagne que les blancs appellent la Grosse Corne. »« Alors câest vers la montagne de Big-Horn et aprĂšs ? »« Ils se sont dirigĂ©s vers la TĂȘte du mauvais Esprit. »« Ah ! la Devils-Head ! »« De lĂ , ils ont envoyĂ© Vohkadeh en reconnaissance ; il ne sait pas oĂč les « Rouges » se
trouvent maintenant. »« Nous suivrons la piste. â Combien y a-t-il de jours quâils ont pris le chasseur dâours ? »« Il y a quatre soleils. »« O malheur ! Quand leur fĂȘte funĂšbre doit-elle avoir lieu ? »« Le jour de la pleine lune ; câest lâanniversaire de la mort des chefs. »Jemmy compta mentalement et dit :«âSâil en est ainsi nous pouvons encore rejoindre les Indiensâ; il y a dix jours dâici Ă la pleine
lune. Mais quel est le nombre de ces Ogallalasâ?⻫ Cinq fois dix et encore six. »« Cela fait cinquante-six. Combien de prisonniers ont-ils ? »« Six, en comptant le chasseur dâours. »« Nous en savons assez ; de bien longues rĂ©flexions ne sont pas nĂ©cessaires, Martin Baumann,
quâen pensez-vous ? »Le jeune homme leva la main droite comme pour prĂȘter serment et rĂ©pondit :« Je jure ici, de sauver mon pĂšre ou de venger sa mort ! DussĂ©-je poursuivre et combattre seul,
les Sioux Ogallalas ; je mourrai plutĂŽt que de faillir Ă mon serment ! »« Mais, tu nâiras pas seul, dit le petit Frank, puisque je tâaccompagne et ne tâabandonnerai
jamais ! »« Et Massa Bob aussi, cria le noir ! Bob tuer les Ogallalas ! »Son visage avait une expression féroce ; il grinçait les dents, toute la sauvage férocité de ses
instincts se rĂ©veillait.« Je suis des vĂŽtres, rĂ©pĂ©ta le gros Jemmy ; je me ferai un plaisir dâenlever aux Rouges leurs
prisonniers, et toi, Davy ? »« Quelle absurdité ! répondit le grand Davy impassible. Crois-tu que je resterai, à coudre mes
souliers ou à moudre du café, pendant que vous entreprendrez une campagne pareille ? Je pensaisque tu connaissais mieux ton vieux camarade ! »
« Bon, voilà donc enfin, quelque chose de sérieux. La chasse aux animaux finit par devenir
19 Mon garçon.
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monotone. Mais que fera Vohkadeh, notre frĂšre Rouge ? » LâIndien rĂ©pondit :« Vohkadeh est un Mandane, ou plutĂŽt un fils des Panca-Sioux et non un Ogallala. Si ses
frĂšres blancs veulent lui donner un fusil, de la poudre et du plomb, il les suivra partout. »« Brave garçon, sâĂ©cria le petit Frank, tu auras non seulement une carabine, mais encore un
cheval frais ; nous en possédons quatre, donc, il en reste un à ta disposition ; le tien semble hors deservice. Allons, partons, messieurs ! »
« Tout de suiteâ! appuya Martin. »« Sans doute, nous nâavons pas de temps Ă perdre, reprit Jemmy, pourtant, je ne conseille pas
de nous presser. Nous pourrons traverser des contrĂ©es dĂ©pourvues dâeau et de gibier, il fautemporter des provisions. Nous avons besoin, en outre, de munitions de toutes sortes ; onnâentreprend point, sans tout prĂ©voir, une semblable expĂ©dition. Nous sommes six hommes contrecinquante-six Ogallalas et savons-nous si les neuf voleurs de chevaux, que nous avons laissĂ©Ă©chapper aujourdâhui, ne campent pas maintenant, dans les environs. Et puis laisserez-vous lamaison sans gardien ?
« Oui ! rĂ©pondit Martin. »« Attendez-vous Ă ne retrouver quâun monceau de cendres Ă la place, mon jeune ami.... Les
marchandises auront Ă©tĂ© dĂ©mĂ©nagĂ©es auparavant, soyez-en sĂ»r.Martin secoua la tĂȘte, alla chercher une houe et fit un trou dans la glaise tassĂ©e qui remplaçait
les briques ou le plancher.« Regardez, murmura-t-il. »Ses compagnons aperçurent une trappe sous laquelle se trouvait une cave trĂšs spacieuse oĂč on
pouvait cacher de nombreux objets.Chacun se mit alors en devoir dâaider le jeune homme Ă descendre, au fond de cette
excavation, les meubles, les provisions, les marchandises, les peaux dâours, etc.Parmi ces peaux, il y en avait une si belle et si grande, que Jemmy sâarrĂȘtait Ă la considĂ©rer.
Martin la lui arracha des mains et la jeta brusquement dans lâouverture, en murmurant :« Pardonnez-moi, mais je ne puis voir cette fourrure sans penser aux heures les plus affreuses
de ma vie ! »« Vous dites cela comme si vous aviez une ribambelle dâannĂ©es Ă compter, jeune homme ! »« Peut-ĂȘtre ai-je dĂ©jĂ plus vĂ©cu que maint vieux trappeur ! »« Oh ! oh ! vous plaisantez ! »Martin regarda le gros Jemmy avec une sorte de colĂšre et lui demanda :« Croyez-vous que le fils dâun chasseur dâours ait poussĂ© tranquillement, comme les bambins
des villes ? »« Non pas, mon garçon ! »Eh bien, sachez que je nâavais que sept ans, lorsque jâai combattu lâanimal qui a portĂ© cette
peau-là ! »« Un enfant de sept ans se mesurer avec un ours de cette taille ! Vous étiez précoce, mon ami,
trĂšs prĂ©coce, mĂȘme pour un AmĂ©ricain ! »CâĂ©tait dans les montagnes de Colorado, jâavais encore ma mĂšre et une gentille petite sĆur,
dâun an plus jeune que moi. Un jour, mon pĂšre venait de partir pour la chasse ; ma mĂšre ramassaitdu bois, car on Ă©tait en hiver et il faisait trĂšs froid ; nous, nous restions seuls Ă la maison ; Luddyassise par terre, entre la porte et la table, jouait avec une poupĂ©e que mon pĂšre lui avait taillĂ©e dansune branche dâarbre ; jâĂ©tais grimpĂ© sur la table, et jâessayais, avec un grand couteau, de graver unM et un L sur la poutre Ă©paisse qui traversait notre toit. CâĂ©taient les deux initiales de nos prĂ©noms.AbsorbĂ© par cette opĂ©ration difficile, jâentendis Ă peine un grand cri poussĂ©, dans lâĂ©loignement, parma mĂšre. Tout Ă coup, la porte est ouverte avec fracas. Dans ma prĂ©occupation enfantine, je crusque ma mĂšre entrait si fort, parce quâelle avait les bras chargĂ©s de bois, et je lui criai, sans dĂ©tournerles yeux de mon essai : « Maman, câest pour Luddv et moi, jâen ferai autant pour papa et pourtoi ! » Un grognement sourd rĂ©pondit ; je me retournai, mais il faut vous dire quâil faisait trĂšs
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sombre, le reflet de la neige et du feu allumĂ© Ă©clairait la piĂšce dâune maniĂšre fantastique. Ce que jevis, en cet instant, Ă©tait horrible. Ă deux pas de la pauvre Luddy qui, toute saisie, ne pouvait jeter uncri, se tenait un gigantesque ours gris ; son poil Ă©tait couvert de glace et son haleine dĂ©gageait unechaude vapeur. Ma pauvre petite sĆur, muette dâĂ©pouvante, lança en tremblant sa poupĂ©e aux piedsde la bĂȘte comme pour dire : « Tiens, prends ma poupĂ©e, mais ne me fais pas de mal ! » Le grizzlidâun coup de griffe saisit Luddy et broya, entre ses mĂąchoires affreuses, la petite tĂȘte blondeâŠ
Vous devez savoir, Monsieur, que lâours attaque toujours sa victime Ă la tĂȘte, la cervelle Ă©tantson mets prĂ©fĂ©rĂ© ; jâentends encore ces broyements et ces craquements sinistres, oh ! jamais de mavie, je ne pourrai les oublier !
Martin fit une pause, tout le monde se taisait, il reprit :Je ne bougeais pas, tant jâĂ©tais terrifiĂ©. Je tentai un effort pour appeler au secours, mais aucun
son ne sortit de mon gosier ; je vis un Ă un, tous les membres de ma petite sĆur disparaĂźtre dans lagueule du monstre ; je serrais le manche de mon grand couteau entre mes deux doigts, sans pouvoirfaire un mouvement ; le grizzli, pour mâatteindre, posa ses pattes de devant sur la table. Dieu soitlouĂ© ! la peur me redonna de lâinstinct et des forces ; je pris mon couteau entre les dents, etsaisissant la poutre, je lâescaladai Ă califourchon. Lâours, dans ses efforts, renversa la table grĂące Ă Dieu ! Cette circonstance me sauva. Je criais Ă plein gosier, ma mĂšre eĂ»t dĂ» mâentendre⊠elle neparaissait pas. Le grizzli se dressait de toute sa hauteur, ses griffes de devant sâattachaient parfois Ă la poutre, puis il retombait, et moi, petit enfant Ă©pouvantĂ©, je lardais instinctivement lâextrĂ©mitĂ© deses pattes avec la pointe du couteau, en me retenant, de la main gauche, au toit.
Combien de temps dura la lutte ?... Je nâen sais rien. Jâallais mâĂ©vanouir, quand jâentendisaboyer notre chien, le fidĂšle compagnon de mon pĂšre ; la brave bĂȘte se prĂ©cipita bientĂŽt, dans lapiĂšce et se jeta sur lâours. Vous avez vu, sans doute, plusieurs chiens combattre cet animal terrible,mais notre pauvre Hector Ă©tait seul, en face du fĂ©roce et gigantesque grizzli.
Pris tout petit, il venait de cette race sauvage, vĂ©ritable plaie du pays, puisquâon assure que leschiens, non domestiquĂ©s, dĂ©vorent chaque annĂ©e, dans les pĂąturages de lâAmĂ©rique, au moinscinquante mille brebis, mais aussi, ces chiens sont dâune vigueur et dâune audace surprenantes.Hector nâhĂ©sita pas, il se jeta sur le grizzli, ses aboyements avaient quelque chose dâĂ©pouvantable ;il saisit le monstre Ă la gorge pour lâĂ©trangler. Lâours se retournant le renversa et le dĂ©chira de sesgriffes puissantes, puis se redressa vers ma poutre ; mon pĂšre entrait au moment mĂȘme, il entrevit lascĂšne et devint dâune pĂąleur livide ; il Ă©paula son fusil ; je tremblais comme la feuille, il allait tirer,mais non ! Il baissa lâarme, son Ă©motion Ă©tait telle quâil nâeĂ»t pu viser. Rejetant son fusil, il arrachale couteau suspendu Ă sa ceinture, bondit vers lâours, quâil saisit par derriĂšre et, de sa main gauche,sâaccrochant Ă la fourrure, il enfonça la lame effilĂ©e de son couteau jusquâĂ la gaĂźne20, dans le ventredu monstre qui chancela. Un instant, la bĂȘte fauve rĂąla et battit lâair de ses pattes de devant : câĂ©taitfini !â»
« Dieu soit louĂ© ! sâĂ©cria Jemmy, respirant enfin, mais votre mĂšre, mon jeune sir ? »« Ma mĂšre ! hĂ©las, je ne lâai plus revue !â»Une larme coula sur la joue de Martin, qui continua :Lorsque mon pĂšre mâeut aidĂ© Ă descendre, il demanda, en hĂ©sitant, oĂč Ă©tait Luddy ? Je lui
racontai, au milieu de mes sanglots, ce qui venait de se passer.Jamais je nâoublierai lâexpression de son visage, il restait comme pĂ©trifiĂ©. Un cri sâĂ©chappa de
ses lĂšvres ; un seul, mais quel cri ! Dieu veuille que je nâen entende plus un semblable ! Ce fut tout,mon pĂšre sâassit sur le banc et cacha sa figure dans ses mains. Ă toutes les paroles de tendresse queje lui prodiguais il ne rĂ©pondait rien ; quand je mâinformai de ma mĂšre, il secoua la tĂȘte et, commeje voulais sortir pour lâaller chercher, il me retint par le bras, avec une telle violence que je criai dedouleur, il murmura : «âReste ici ! ».....
Au bout dâune heure, il se leva du coin du feu, il sâen alla creuser une fosse. Lâours, avant
20 Note winnetou.fr : erreur de traduction, il s'agit en fait de la garde du couteau. Dans le texte original le chasseur« enfonce la lame jusqu'à la garde entre les deux cÎtes bien connues ».
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dâentrer dans la maison, avait dĂ©vorĂ© ma pauvre mĂšre, ne laissant que quelques os.« Câest affreux ! », exclama Jemmy qui essuyait ses yeux avec sa manche.« Oui, câest affreuxâ», reprit Martin, mon pĂšre en fut longtemps malade, des voisins
charitables le soignĂšrent et sâoccupĂšrent de moi. AussitĂŽt rĂ©tabli, il mâemmena dans un autrecanton : la vue de notre demeure lui devenait insupportable. Il se mit Ă chasser lâours, je lâai biensouvent accompagnĂ©. Au commencement, le cĆur me battait Ă la vue dâun de ces fauves, mais jepossĂšde un talisman qui me rend plus fort quâeux.
« Un talisman, interrompit Davy. Je nây crois pas ! Jeune homme, câest un pĂ©chĂ© que dâajouterfoi Ă de telles superstitions ! »
« Le talisman dont je vous parle nâa rien de superstitieux, regardez, il est sur la tablette, Ă cĂŽtĂ©du livre de priĂšres.â»
CâĂ©tait un morceau de bois, long comme la main, dont lâextrĂ©mitĂ©, grossiĂšrement sculptĂ©e,reprĂ©sentait une figure joufflue.
« Hum ! grommela Davy qui, en sa qualitĂ© de Yankee, se montrait trĂšs sĂ©vĂšre en fait depratiques religieuses, ce nâest pourtant pas un fĂ©tiche ? »
« Rassurez-vous, rĂ©pondit le fils du chasseur dâours, je suis un bon chrĂ©tien ! Cette petite tĂȘteest tout ce qui me reste de ma sĆur, câest la poupĂ©e de lâenfant ; je lâai toujours sur moi, quand jechasse Ă lâours ; parfois le frisson me saisit devant ces gigantesques quadrupĂšdes, alors je mets lamain sur la poupĂ©e, il me semble que je ne crains plus rien ! »
« Vous ĂȘtes un brave boy, grommela Jemmy, acceptez-moi pour camarade, vous ne vous enrepentirez pas ! »
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II
TOKVI-TEY.
Cinq jours aprÚs les événements que nous venons de raconter, les six cavaliers, ayant laisséderriÚre eux les sources du fleuve Pulver, se dirigeaient vers le mont Bighorn.
LâĂ©tendue de terrain, comprise entre le Missouri et les Montagnes Rocheuses, forme encoreaujourdâhui, la partie sauvage des Ătats-Unis. Ce territoire se compose presque uniquement delongues plaines sans ombrage, sans vĂ©gĂ©tation, oĂč lâon peut voyager pendant plusieurs jours, avantde rencontrer le moindre filet dâeau. Le terrain sâĂ©lĂšve graduellement vers lâouest et dessine delĂ©gĂšres ondulations, puis viennent des collines dont la hauteur augmente toujours, et qui nâoffrentpas plus de ressources ; câest pourquoi cette contrĂ©e a reçu, des Indiens, le nom de Mah-kosietschaet des blancs celui de : Badlands21.
Les fleuves, mĂȘme ayant un certain parcours, comme la Platte, y roulent trĂšs peu dâeau en Ă©tĂ©.Dans le nord, vers les sources des fleuves Cheyenne, Powder, Tongue et Big-Horn-Flusse22, le paysest plus fertile, lâherbe plus drue, les buissons plus touffus, on y trouve lâombre de grands arbressĂ©culaires. Câest lĂ quâhabitent les Shoshones ou Indiens-serpents, les Sioux, les Cheyennes et lesApaches. Chacune de ces tribus se divise elle-mĂȘme, en tronçons innombrables.
Toutes ces tribus, toutes ces peuplades, toutes ces familles, ont des intĂ©rĂȘts diffĂ©rents, desrivalitĂ©s terribles. Elles sont trĂšs souvent en guerre les unes contre les autres : Les ShoshonesĂ©taient, Ă cette Ă©poque, fort ennemis des Sioux, câest pourquoi le territoire qui sâĂ©tend de Dakota ausud du Yellowstrom jusquâĂ la montagne Bighorn avait Ă©tĂ© trempĂ© souvent par le sang des hommesrouges, comme par celui des blancs.
Le gros Jemmy et le grand Davy ne lâignoraient pas, aussi prenaient-ils toutes les prĂ©cautionsnĂ©cessaires, pour le cas oĂč on aurait Ă se dĂ©fendre contre des Indiens coureurs.
Vohkadeh, Ă cause de sa parfaite connaissance de la contrĂ©e, servait de guide Ă la petite troupe.LâIndien Ă©tait armĂ© dâun fusil, et portait, suspendus Ă sa ceinture, tous les accessoires nĂ©cessaires Ă un homme des prairies. Jemmy et Davy nâavaient rien changĂ© Ă leur costume ni Ă leur Ă©quipement.Le premier montait toujours son grand cheval, et les grandes jambes de Davy pendaient toujours dechaque cĂŽtĂ© du petit mulet entĂȘtĂ©, qui, de temps en temps, continuait Ă essayer vainement derenverser son cavalier.
Frank avait conservĂ© lâaccoutrement bizarre que nous lui connaissons : mocassins, leggins,frack bleu et le chapeau amazone, ornĂ© de la longue plume grise ; bien assis sur sa monture, le petitFrank, quoiquâil ne fĂ»t pas vĂȘtu en gentleman, avait lâair de quelque chose.
Quant Ă Martin Baumann, câĂ©tait plaisir de le voir en selle ; il savait sây tenir de maniĂšre Ă soulager son cheval, quâil dirigeait avec une singuliĂšre aisance, pour un si jeune cavalier.
Le fils du chasseur dâours portait le costume de trappeur, en cuir non tannĂ©, ses armes nelaissaient rien Ă dĂ©sirer ; le jeune homme, en aspirant le grand air des prairies, eĂ»t Ă©tĂ© heureux, sansle souci que lui causait la situation de son pĂšre. Ses yeux bleus brillaient dâun vif Ă©clat, sa taillesouple suivait avec grĂące les mouvements du cheval ; il Ă©tait sĂ©rieux comme un homme fait etimpĂ©tueux comme un enfant ; câĂ©tait lui qui animait toute la petite troupe.
Quant Ă Bob, on ne pouvait sâempĂȘcher de rire en le regardant. LâĂ©quitation nâavait jamais Ă©tĂ©
21 Mauvais-pays.22 Note winnetou.fr : « Flusse » est superflu et redondant, car la traduction est : « fleuves, riviÚres »
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sa passion dominante ; Ă chaque instant, il changeait de posture, tantĂŽt suspendu Ă la criniĂšre de soncheval, tantĂŽt Ă califourchon en arriĂšre, glissant au moindre faux pas de lâanimal, suant sang et eaupour ne pas tomber : un vrai paillasse de cirque ! Dans son horreur de la selle, il la remplaçait parune couverture, et tenait ses jambes largement Ă©cartĂ©es, sans vouloir Ă©couter les conseils de sescompagnons qui lâengageaient Ă les rapprocher :
« Pourquoi Bob serrer pauvre bĂȘte ? disait-il. Pauvre bĂȘte pas faire de mal Ă Bob ! Jambes deBob pas ĂȘtre des pinces ! »
Les voyageurs venaient dâarriver sur le bord dâun affaissement de terrain, non profond, deforme circulaire, mesurant environ six milles anglais. EntourĂ© de trois cĂŽtĂ©s dâondulations Ă peinesensibles, ce vallon Ă©tait bordĂ©, Ă lâouest, par des hauteurs boisĂ©es ; peut-ĂȘtre Ă©tait-ce le fond dâunancien lac, comme paraissait le prouver un sol sablonneux et un semblant de vĂ©gĂ©tation un peumoins chĂ©tive que dans le reste des savanes.
Vohkadeh poussa son cheval sur ce terrain mouvant et lui fit prendre la direction desmontagnes.
« OĂč sommes-nous donc ? demanda le gros Jemmy, cette contrĂ©e mâest inconnue. »« Les guerriers des Shoshones la nomment Paare-pap » rĂ©pondit lâIndien.« Le lac de sang ! Oh malheur ! Dieu veuille que nous ne rencontrions pas ces Indiens ! »« Pourquoi ? demanda Martin.« Parce que nous serions perdus ! Ă cet endroit, une partie de leur tribu a Ă©tĂ© massacrĂ©e, sans
motif, par des blancs. Quoique cinq annĂ©es se soient Ă©coulĂ©es depuis lors, les Rouges Ă©gorgeraientsans merci, le visage pĂąle quâils trouveraient en un tel lieu ! Le sang des victimes crie vengeance. »
« Croyez-vous que les Shoshones soient dans notre voisinage, sir ? »« Je ne pense pas ; je crois plutĂŽt, quâils se trouvent plus au nord, vers Musselschell-River,
dans le Montana. Si cela est, nous nâavons rien Ă craindre ; mais, peut-ĂȘtre, sont-ils au sud ;Wohkadeh peut nous le dire. »
LâIndien avait entendu ces paroles, il rĂ©pondit :« Il y a huit soleils, que Vohkadeh est passĂ© par ici, il nây avait pas un seul Shoshone dans les
environs ! Mais les Arapahoes ont un campement à la source du fleuve que les visages pùlesnomment la Tongue-River. »
« Alors nous les sommes devant eux ; du reste cette contrĂ©e est si plate quâon pourraitapercevoir un cavalier et mĂȘme un piĂ©ton, Ă un mille de distance, et se mettre Ă temps, en mesure dedĂ©fense. Ainsi, marchonsâ!â»
Depuis une demi-heure Ă peu prĂšs la petite troupe tirait toujours vers lâouest, lorsqueVohkadeh arrĂȘta son cheval.
« Ouf ! sâĂ©cria-t-il.Ce mot, chez les Indiens exprime la surprise.« Quây a-t-il ? » demanda Jemmy.« Une piste. »« Une piste ? » rĂ©pĂ©ta le gros chasseur.« Dâhommes ou dâanimaux ; Vohkadeh nâen sait rien, mes frĂšres peuvent lâexaminer eux-
mĂȘmes. »« Good lack !23 Un Indien ne pas distinguer la piste dâun homme avec celle dâun animal ! Il
faut quâelle soit bien mĂȘlĂ©e ! Voyons ! mais vous autres ne piĂ©tinez pas ainsi tout autour, qui pourrala reconnaĂźtre ?
« Elle est grande et large, elle va du nord au sud. » murmura lâIndien.Les voyageurs descendirent de cheval, pour examiner les traces, il leur semblait inconcevable
que Vohkadeh sây mĂ©prĂźt. En sâapprochant Jemmy secoua la tĂȘte, regarda Ă gauche, du cĂŽtĂ© oĂčcommençait la piste, puis Ă droite oĂč elle se dirigeait, secoua de nouveau la tĂȘte, et dit Ă DavidKroners :
23 HĂ©las mon Dieu.
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« Eh bien, mon vieux Davy, as-tu jamais vu quelque chose de pareil ? »« Non jamais ! »« Et vous, monsieur Frank ?... »Ce dernier, examina Ă son tour et secouant aussi la tĂȘte, rĂ©pondit :« Bien fin celui qui reconnaĂźtrait ces marques ! »Martin et le nĂšgre assurĂšrent Ă©galement, que cette empreinte leur semblait fort Ă©nigmatique.
Le grand Davy se gratta lâoreille et prononça enfin, cette conclusion :« Une crĂ©ature quelconque a passĂ© par ici, ou je veux ĂȘtre condamnĂ© Ă vider le vieux
Mississipi en deux heures ! »« Voilà qui est parlé ! ricana Jemmy. Qui eût pu deviner la chose sans tes lumiÚres ? Donc une
crĂ©ature a passĂ© par ici, mais quelle espĂšce de crĂ©ature ? Combien avait-elle de pattes ? »« Quatre », rĂ©pondit lâIndien. »« Oui, cela se voit ! Ainsi câĂ©tait un quadrupĂšde, mais de quelle sorte ? »« Peut-ĂȘtre un cerf, » murmura Frank.« Un cerf nâaurait pas laissĂ© de si larges empreintes. »« Peut-ĂȘtre un ours ? »« Un ours aurait marquĂ©, dans ce sable, des traces si profondes, si personnelles, quâon ne
pourrait sây tromper. Celles-ci ne semblent pas avoir Ă©tĂ© faites par la plante des pieds, leur forme estpresque ronde, de la largeur dâune palme, on les croirait imprimĂ©es avec un cachet ; la passĂ©e estunie, preuve que le pied de lâanimal nâavait ni doigts, ni griffes, mais un sabot.
« Alors, câest un cheval, dit Frank. »« Hum ! grommela Jemmy, ce ne doit pas ĂȘtre un cheval non plus, on verrait la marque du
sabot, car ces empreintes datent de deux heures Ă peine. Et puis, un cheval ne peut avoir dâaussilarges pieds. Si au lieu dâĂȘtre dans les savanes, nous voyagions en Asie ou en Afrique, je diraisquâun Ă©lĂ©phant a passĂ© ici ! »
« Oui, prĂ©cisĂ©ment, cela y ressemble ! » dit le grand Davy en riant.« En as-tu jamais vu ? »« Oui, jâen ai mĂȘme vu deux. »« OĂč donc ? »« Un Ă Philadelphie, chez Barnum, et le deuxiĂšme toi, mon gros Jemmy ? »« Plaisanterie Ă part, cette piste ressemble Ă celle dâun Ă©lĂ©phant. Si les marques Ă©taient assez
espacĂ©es, je lâaffirmerais, mais il y a une autre distance entre les jambes dâun Ă©lĂ©phant. Ce ne peutĂȘtre non plus, un chameau ; eh bien, jâavoue que ma science est Ă bout ! »
Chacun des cavaliers tournait autour de ces empreintes mystérieuses, sans pouvoir rien trouverde précis.
« Quâen pense mon frĂšre rouge ? demanda Jemmy.« Maho akono ! » rĂ©pondit lâIndien, en faisant de la main un geste de respect.« Tu penses que câest lâEsprit de la prairie ? »« Oui, car ce nâest ni un homme, ni un animal. »« Heig-ho ! Votre esprit a de grands pieds ! Ou il souffre de rhumatismes, il a mis des
chaussures de feutre ! »« Mon frĂšre blanc ne devrait pas railler. LâEsprit de la prairie peut prendre toutes les formes. Il
faut contempler sa trace avec crainte et continuer notre route en silence. »« Non, je veux savoir avant oĂč je suis ; je nâai jamais vu semblable empreinte, je la suivrai
jusquâĂ ce que je dĂ©couvre sa provenance. »« Mon frĂšre court Ă sa perte, lâEsprit ne souffrira pas quâon le poursuive ! »« Tonnerre et foudre ! Si plus tard le gros Jemmy parle de cette piste et quâil ne puisse dire ce
quâil en Ă©tait, on se moquera de lui ou bien on le prendra pour un menteur ! Mon amour-propremâoblige Ă Ă©claircir la chose ! »
« Nous nâavons pas le temps de nous dĂ©tourner de notre route. »
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« Je ne lâexige pas de vous, non plus ; il nous reste quatre heures avant la nuit, aprĂšs quoi,nous Ă©tablirons notre campement. Mon frĂšre rouge connaĂźt sans doute le lieu oĂč nous devons fairehalte ? »
« Oui, en marchant toujours tout droit, nous arriverons à une gorge au milieu de la montagne ;nous nous y reposerons, car on y trouve des buissons et des arbres pour alimenter un feu ; il y aaussi une source excellente pour les hommes et les chevaux. »
« Eh bien, allez-vous-en lĂ -bas, moi je suis cette trace, je vous rejoindrai au campement. »« Mon frĂšre blanc ne tient pas compte de mes avis ? »« Oh ! sâĂ©cria le grand Davy, Jemmy a raison, ce serait une honte pour nous dâavoir dĂ©couvert
une piste mystĂ©rieuse, sans lâinterroger jusquâau bout. On dit, quâavant le dĂ©luge, il existait desanimaux auxquels un buffle ne pourrait pas plus ĂȘtre comparĂ© quâun ver de terre Ă un monstremarin ; peut-ĂȘtre reste-t-il encore un spĂ©cimen de ces races gigantesques, comment donc appelait-onces antĂ©diluviens, des ma⊠»
« Mammouths, acheva Jemmy. »« Oui, quelque chose comme cela, quelle chance si nous en retrouvions un ! Je tâaccompagne,
Jemmy ! »« Je nây tiens pas. »« Pourquoi ? »« Parce que tous deux nous sommes, vanitĂ© Ă part, les plus expĂ©rimentĂ©s de la troupe, il ne
faut donc point nous Ă©loigner ensemble, je prĂ©fĂšre un autre compagnon. »« Jâirai avec monsieur Jemmy, dit Martin. »« Non, mon jeune ami, reprit Jemmy, vous ĂȘtes le dernier que jâinviterais Ă me suivre. »« Pourquoi ? Jâai le plus grand dĂ©sir de dĂ©couvrir cet animal inconnu ! »« Je nâen doute nullement, Ă votre Ăąge on a toujours soif dâaventures, mais lâentreprise nâest
peut-ĂȘtre pas sans danger, et nous avons promis de veiller sur vous et de vous rĂ©unir sain et sauf, Ă votre pĂšre ; nous nâirons point, certes, vous exposer, de gaĂźtĂ© de cĆur, Ă des pĂ©rils inutiles. »
« Eh bien, câest moi qui vous suivrai », dĂ©clara Frank.« Jây consens ! Vous autres, continuez votre route. Nos chevaux sont bons, ils peuvent faire ce
petit dĂ©tour, le mien ne se lasse jamais, il doit avoir Ă©tĂ© courrier dans une existence antĂ©rieure ! »Martin fĂźt encore quelques instances, pour ĂȘtre admis Ă partager les dangers de lâexpĂ©dition, le
grand Davy, se joignant Ă Jemmy, sây opposa formellement. Vohkadeh dĂ©crivit encore une fois laplace oĂč lâon devait camper, puis il fit un long discours afin de dĂ©tourner Jemmy dâune tentativequi, selon lui, attirerait le courroux de lâEsprit des savanes ; enfin tout le monde se remit en chemin.Frank et son compagnon poussĂšrent vers le nord et perdirent bientĂŽt de vue le reste de la troupe. »
Ă un certain endroit, les empreintes cessaient brusquement de direction et faisaient un coudedu cĂŽtĂ© de lâest. Les deux cavaliers reprirent ainsi, une route parallĂšle Ă celle de leurs amis, maissĂ©parĂ©e par une distance dâune heure de marche, au moins.
Jemmy et Frank parlaient peu dâabord. Le cheval du premier jetait ses longues jambes lâuneaprĂšs lâautre avec une rapiditĂ© et une rĂ©gularitĂ© si grandes que Frank avait peine Ă le faire suivre parsa bĂȘte. Jemmy dut modĂ©rer un peu sa monture.
La conversation commença alors Ă sâengager dans la langue natale des deux voyageurs.« Votre mammouth est une plaisanterie ! » demanda Frank.« Naturellement ! »« Je le pensais bien ; ces crĂ©atures gigantesques nâexistent plus aujourdâhui.« Vous ĂȘtes un savant ? »« Mon ami, le maĂźtre dâĂ©cole mâa lu autrefois, un traitĂ© de zoologie et jâai beaucoup de
mĂ©moire.« TrĂšs bien, votre science pourra nous ĂȘtre utile. »Eh, eh ! Ă votre service, si nous rencontrions le quadrupĂšde, je ne mây tromperais pas !
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â Vous en avez dĂ©jĂ vu ?â Est-ce que jâĂ©tais avant le dĂ©luge ? quelle curiositĂ© je ferais Ă prĂ©sent ! Mais mon maĂźtre
dâĂ©cole mâa montrĂ© cela sur les livres. Comment pensez-vous quâun pareil monstre puisse ĂȘtregros ?
â Ă peu prĂšs comme un Ă©lĂ©phant.â Un Ă©lĂ©phant ! Bah ! vous en ĂȘtes loin ! On a trouvĂ© des squelettes de mammouth appliquĂ©s
contre des pierres, ces pierres Ă©taient plus grandes que les pyramides dâĂgypte⊠Songez donc Ă unemouche sur la queue de cet individu ! Non, voyez-vous, notre imagination est trop faible pour cetanimal-lĂ , parlez-moi des bĂȘtes des lunettes dâapproche !
« Commentâ; des bĂȘtes des lunettes dâapproche, quelles bĂȘtes ? »« Eh oui ! Vous comprenez bien, celles quâon voit au bout du tĂ©lescope ! »Jemmy regardait son interlocuteur dâun air Ă©tonnĂ©.« Ah ! reprit-il, aprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, vous voulez dire microscope ! »« Cope⊠cela finit tout de mĂȘme ! »« Jâen conviens, seulement le premier de ces instruments sert Ă Ă©tudier les Ă©toiles, lâautre nous
dĂ©couvre les infiniment petits.« Microscope ! Oui, câest cela, je faisais un lapsus, un simple lapsus !... HĂ©, je nâignore pas le
mot propre ; si je nâavais pas eu lâorthographe tant Ă cĆur, je serais encore aujourdâhui dans levieux pays ; câest une querelle sur la grammaire qui mâa trop Ă©chauffĂ© la tĂȘte et voilĂ pourquoi jesuis venu me faire Ă©cloper ici, par les Sioux ! »
« Ah ! câest accidentel ? » murmura involontairement le petit chasseur.Frank jeta sur Jemrny un regard presque courroucĂ©.« Vous me croyiez infirme de naissance ? reprit-il. Comment aurais-je Ă©tĂ© admis dans les
forĂȘts ? Non, jâai eu longtemps les pieds aussi fermes que les vĂŽtres. Lorsque je mâĂ©tablis, avecBaumann, dans les Montagnes Noires, pour y commencer, au milieu, des chercheurs dâor, notrepetit commerce, des Indiens vinrent un jour nous trouver, sous prĂ©texte de faire des achats ; ilsĂ©taient de la tribu des Sioux ; ce sont les « anthropophages » les plus fĂ©roces que lâon puisserencontrer ; le mieux est de les laisser passer ! « Bonjour, bon voyage ! », voilĂ tout ce quâil leurfaut dire. Câest ainsi que jâagissais ordinairement avec eux, car je suis ami des principes, mais on ades moments de faiblesse, et voilĂ la cause de mon infirmitĂ© !
« Vraiment ? »« HĂ©las oui ! je mâen souviens, comme si câĂ©tait hier. »Il faisait nuit, les Ă©toiles brillaient et les grenouilles croassaient Ă rendre sourd, dans les marais
bourbeuxâŠBaumann Ă©tait allĂ© renouveler nos marchandises au fort Fettermann, Martin dormait, et le
nĂšgre Bob, parti, Ă cheval, pour visiter quelques-uns de nos dĂ©biteurs, ne rentrait pas ; sa bĂȘte venaitde revenir seule au logis ; le cavalier ne devait reparaĂźtre que le lendemain, les membres Ă demi-disloquĂ©s et nu comme un petit saint Jean. Jâentends soudain frapper Ă notre porte ; dans ce pays, ilfaut ĂȘtre prudent, aussi avant dâouvrir, je demandai de lâintĂ©rieur : qui va lĂ ? »
La rĂ©ponse mâapprit que câĂ©taient cinq Sioux, lesquels dĂ©siraient faire lâĂ©change de peauxcontre de la poudre.
« Vous ne les avez pas laissĂ© entrer ? »« Pourquoi pas ?⻫ Des Sioux ! au milieu de la nuit ! »« Chez nous, il nây a pas dâheure pour le commerce, tous les instants sont prĂ©cieux ; les
Peaux-Rouges me dirent quâils devaient marcher pendant tout le reste de la nuit, je leur ouvris. »« Quelle imprudence ! »« Je nâai jamais Ă©tĂ© peureux, cependant jâexigeai quâils dĂ©posassent leurs armes â et je dois
avouer Ă leur honneur, quâils sâexĂ©cutĂšrent aussitĂŽt â tout en les servant, jâavais, comme vous lesupposez sans doute, le revolver au poing. Je fis une excellente affaire, en leur Ă©changeant de la
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mauvaise poudre contre de belles fourrures de castor ; les blancs ont toujours lâavantage dans leurcommerce avec les Peaux-Rouges. PrĂšs de la porte Ă©taient suspendus trois fusils chargĂ©s. LesIndiens se disposaient Ă sortir, lorsque lâun deux sâarrĂȘta sur le seuil, et, se retournant vers moi, medemanda si je voulais lui donner encore une bouteille dâeau-de-vie. Content du marchĂ© que jevenais de conclure avec eux, jây consentis, et jâallai chercher une bouteille de brandy. Mais, aumoment oĂč je la lui apportai, je vis lâIndien disparaĂźtre avec un des fusils, quâil avait dĂ©tachĂ© de lamuraille. DĂ©poser ma bouteille, saisir une carabine et sauter dehors fut lâaffaire dâun instant ;aveuglĂ© par la brusque transition de la lumiĂšre Ă lâobscuritĂ©, je ne pus rien voir, jâentendisseulement sâĂ©loigner des pas rapides, tout Ă coup, une dĂ©tonation retentit ; jâeus la sensation dâunobjet qui, me tombait sur le pied, jâaperçus alors, le Peau-Rouge escaladant la palissade ; je voulusle poursuivre, mais une douleur violente me força Ă mâarrĂȘter⊠La balle que je tirai, se perdit dansla campagne ; je rentrai Ă la maison avec bien de la peine ; le coup de feu de lâIndien avait traversĂ©mon pied gauche, je ne pus marcher pendant de longs mois. VoilĂ comment je suis devenu « Frankle boiteux. » Mais jâai remarquĂ© le Peau-Rouge, son visage est demeurĂ© gravĂ© dans ma mĂ©moire,malheur Ă lui si, jamais, je le rencontre ! Je crois que ce Sioux appartenait Ă la tribu des Ogallalas etsi⊠â Mais quâavez-vous donc ? »
Jemmy venait dâarrĂȘter son cheval et poussait un cri de surprise. Les deux chasseurs avaientdĂ©passĂ© lâĂ©tendue de terrain sablonneux ; ils se trouvaient Ă prĂ©sent, sur un sol rocailleux etmontueux.
« Ce que jâai ?... rĂ©pondit Jemmy, mais regardez donc ! Je ne sais si je puis en croire mesyeux ! »
Et il continua Ă examiner le sol que Frank, non moins surpris, interrogeait Ă son tour.« Est-il possible ! sâĂ©cria-t-il, les empreintes sont entiĂšrement transformĂ©es ! »« Câest Ă©trangeâ; jusquâalors on eut jurĂ© voir la trace dâun Ă©lĂ©phant et maintenant, on reconnaĂźt
facilement le sabot dâun cheval ferrĂ© depuis peu, car les empreintes sont trĂšs nettes. »« Mais ne voyez-vous pas quâelles vont en sens inverse ? »« Câest juste, je ne lâavais pas remarquĂ© ; jusquâici nous suivions la piste, et voilĂ quâelle vient
Ă notre rencontre. »« Croyez-vous que ce soit la mĂȘme ? »« Naturellement ! De lâendroit oĂč nous sommes, au rocher qui est derriĂšre nous, il y a un
espace large dâĂ peine vingt pas ; sur le roc, les empreintes restent peu visibles ; ce que nousprenons, pour des pas dâĂ©lĂ©phant y aboutit, en partant de lâouest ; celles des sabots de chevalcommencent vers lâest. Cherchez bien, nây a-t-il pas encore une autre trace ?
« Non ! »« Ainsi, malgré cette différence notoire, nous devons considérer ces empreintes comme
provenant du mĂȘme animal ! Je vais, du reste, Ă©tudier le terrain de plus prĂšs, pour ne pas me laisserinduire en erreur. »
Tous deux descendirent de cheval, et le rĂ©sultat de leurs nouvelles recherches, les confirmadans lâidĂ©e premiĂšre.
La chose leur semblait dâautant plus extraordinaire, que les deux traces venaient Ă la rencontrelâune de lâautre, pour se rejoindre au rocher. Les chasseurs sâinterrogĂšrent mutuellement des yeux etsecouĂšrent la tĂȘte.
« Sâil nây a pas lĂ de la sorcellerie, quelquâun se moque de nous ! » dit Jemmy.« Qui donc se moquerait de nous ? »« Je nâen sais rien. »« Câest une vĂ©ritable Ă©nigme ! Nous nâallons pourtant pas rester ici ? »« Et je nâai nulle envie de revenir sur nos pas ! Nous ne pouvons Ă©claircir la chose quâen
continuant notre exploration. Allons, Ă cheval ! »La nouvelle piste devenait plus distincte Ă mesure quâils avançaient ; au bout dâune demi-
heure, ils arrivĂšrent Ă un endroit oĂč croissaient quelques herbes et des buissons ; puis, marchant
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encore, ils parvinrent aux flancs dâune montagne couverte dâune Ă©paisse forĂȘt ; les traces y Ă©taientfort nettes, mais elles allaient ensuite, en sâeffaçant.
« LâĂ©nigme se corse ! » murmura Frank.« Câest incomprĂ©hensible ! sâĂ©cria Jemmy. Ce cheval est donc tombĂ© des nues, Ă moins que ce
soit lâEsprit des savanes qui lâait transportĂ© lĂ . Que ne se montre-t-il ! Je serais curieux de faire saconnaissance ! »
« Pas difficile, messieurs, voyez ! »Ces mots, prononcĂ©s en allemand, partaient dâun buisson, prĂšs duquel nos deux compagnons
sâĂ©taient arrĂȘtĂ©s ; bientĂŽt un homme de haute taille sortit de cette cachette ; sa barbe, dâun blondfauve, entourait un visage bruni par le soleil. Il portait, outre les leggins et la chemise de cuir, delongues bottes qui lui arrivaient aux genoux et un chapeau de paille Ă larges bords ; deux revolverset un Ă©norme couteau Ă©taient passĂ©s dans sa ceinture, faite de larges laniĂšres de cuir tressĂ©es,laquelle servait encore Ă attacher une quantitĂ© de bourses en peau de buffle, deux paires de fers Ă cheval, plus quatre grandes tresses de paille et de roseau liĂ©es en paquet avec des courroies. Ă sonĂ©paule gauche pendait un lasso. Il avait autour du cou une sorte de bizarre collier composĂ© decalumets ornementĂ©s avec des plumes de colibris et gravĂ©s en caractĂšres indiens, lesquelssâenfilaient Ă un fort cordon de soie. Le nouveau venu tenait de la main droite, un fusil de nouveaumodĂšle et de la gauche, un cigare allumĂ©.
Le vrai chasseur des prairies ne fait cas ni du luxe ni de la propretĂ© ; il mĂ©prise au contrairetout ce qui a rapport Ă lâextĂ©rieur ; il dĂ©daigne mĂȘme dâastiquer son fusil ; le temps lui manque, dit-il, pour de telles superfluitĂ©s. Cet Ă©tranger, cependant, semblait extrĂȘmement soignĂ© ; on eĂ»t pucroire quâil avait quittĂ© Saint-Louis la veille. Son fusil semblait sortir de chez lâarmurier ; ses bottesnâavaient pas une souillure, et ses Ă©perons pas une tache de rouille ; ses vĂȘtements paraissaientpresque neufs, ses mains eussent fait honneur Ă un citadin.
Jemmy et Frank, surpris, regardaient curieusement ce nouveau venu, sans mĂȘme songer Ă luirĂ©pondre.
« HĂ© bien, poursuivit lâinconnu en souriant, je croyais que vous dĂ©siriez voir lâEsprit desprairies ou du moins lâauteur de la piste qui vous dĂ©route, regardez, ! le voilĂ !
« Tonnerre et foudre ! sâĂ©cria Frank, quelle rencontre ! »« Ah ! vous ĂȘtes Saxon ? interrompit lâinconnu.« Oui, pour vous servir, et mon compagnon aussi. »« Alors, tous compatriotes ! »Jemmy sautait dĂ©jĂ de cheval et venait serrer la main du chasseur.« Eh mais ! sâĂ©cria celui-ci, câest Ă Jacob Pfefferkorn que jâai lâhonneur de parler ! »« Vous me connaissez ? »« Je vous devine ! Le gros Jemmy et son bidet sont devenus lĂ©gendaires. Je sais que votre
vĂ©ritable nom est Jacob Pfefferhorn, et puisque vous ĂȘtes ici, le grand Davy ne doit pas ĂȘtre, loin ? »« Il se trouve en effet dans le voisinage, Ă quelque distance, vers le sud. »« Ah ! vous allez y Ă©tablir votre campement pour aujourdâhui ? »« Je lâespĂšre, mais laissez-moi vous prĂ©senter Frank, mon compagnon. »Frank tendit la main Ă lâĂ©tranger. Ce dernier le considĂ©ra attentivement et lui demanda sâil
nâĂ©tait, pas Frank le boiteux.« Seigneur ! vous connaissez tout le monde ! »« Vous habitez avec Baumann, le chasseur dâours », continua le nouveau venu »« Qui vous lâa dit ? »« Lui-mĂȘme ; nous avons voyagĂ© un peu ensemble, il y a quelques annĂ©es. OĂč est-il
maintenant ? Chez lui, sans doute ? Assez prĂšs dâici, je crois ? »« Vous ne vous trompez pas. Mais Baumann nâest pas chez lui, il est tombĂ© entre les mains des
Ogallalas et nous allons Ă sa recherche,« Vous mâeffrayez. Ă quel endroit ce malheur est-il arrivĂ© ? »
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« Dans cette rĂ©gion, Ă Devils-head ; les Indiens lâont emmenĂ©, avec cinq autres de sescompagnons, vers le Yellowstrom, pour les immoler sur la tombe du « Brave buffle. »
« Câest une vengeance ! » interrompit vivement le trappeur.« AssurĂ©ment ! Vous avez entendu parler de Old Shatterhand ? »« Oui. »« Il a tuĂ© autrefois plusieurs chefs des Sioux sur la tombe desquels les Ogallalas allaient faire
des sacrifices quand Baumann les a rencontrĂ©s⊠»« Comment le savez-vous ? »Frank raconta alors le message de Vohkadeh ; ce rĂ©cit terminĂ©, le chasseur murmura :« Ainsi, sans sâen douter, Old Shatterhand est la cause du malheur qui arrive au tueur
dâours ? »« Cause assez indirecte, grommela Jemmy, Baumann aurait dĂ» ne pas se laisser prendre. »« Quoi quâil en soit, vous ĂȘtes de braves gens, interrompit lâinconnu, vous nâavez reculĂ©
devant aucun danger pour secourir votre ami ; je souhaite de tout cĆur, que vous rĂ©ussissiez danscette entreprise ; je mâintĂ©resse particuliĂšrement au jeune Martin, et je serais bien aise de le voir. »
« Venez avec nous ? en ce cas. OĂč avez-vous laissĂ© votre cheval ? car vous avez un cheval,puisque vous portez des Ă©perons. »
« Mon cheval se trouve, en effets tout prĂšs ; je lâavais laissĂ© pour vous Ă©pier plus aisĂ©ment. »« Vous nous voyiez donc venir ? »« Certes ! je mâamusais de votre Ă©tonnement, lorsque vous considĂ©riez ces empreintes. »« Ătes-vous mieux renseignĂ© que nous ? »« Sans aucun doute, puisque câest ma propre piste ! »« La vĂŽtre ? »« Oui. »« Ainsi, vous nous avez mystifiĂ©s ! »« Vous ĂȘtes-vous rĂ©ellement laissĂ© tromper ? Ce serait trop dâhonneur pour moi, dâavoir pu
jouer un tour à un trappeur aussi expérimenté que le gros Jemmy ! »Ce dernier ne savait que penser ; il continuait à examiner les empreintes qui restaient encore
pour lui une Ă©nigme ; il sâadressa enfin Ă lâĂ©tranger :« Mais qui ĂȘtes-vous donc ? » demanda-t-il.Lâautre sourit gaiement et rĂ©pondit :« Je suis sĂ»r que vous me prenez pour un voyageur novice dans ces contrĂ©es lointaines ? »« Eh oui, vous ĂȘtes mis avec tant de soin ! Un vrai touriste, quoi ! Ă quelle station avez-vous
quittĂ© le chemin de fer ? »« Ă Saint-Louis. »« Quoi ! si loin dans lâest ? Impossible ! Depuis combien de temps parcourez-vous le pays ? »« Cette fois, depuis huit mois.« Vous ne parlez pas sĂ©rieusement ! »« Quel intĂ©rĂȘt aurais-je Ă faire des contes ? »« Je parie que vous ĂȘtes un professeur, voyageant avec vos Ă©lĂšves pour collectionner des
plantes, des pierres ou des papillons ? Laissez-moi vous donner un bon conseil ; cette contrĂ©e nâestpas propice pour ce genre dâoccupations ; la vie nây tient quâĂ un cheveuâ; vous ne savez pas Ă quelsdangers vous vous exposez ! »
« Je ne les ignore pas ! Je vous dirai mĂȘme que nous sommes en ce moment, dans le trĂšsproche voisinage des Shoshones ! »
« En ĂȘtes-vous sĂ»r ? »« TrĂšs sĂ»r ! »« Et cela ne vous Ă©meut point ? »« Non, pas le moins du monde. »« Monsieur, vous nâavez aucune idĂ©e du danger dans lequel vous vous trouvez ! »
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« Nous sommes prĂšs du « Lac du sang » et les Shoshones seraient bien heureux, sâilspouvaient se saisir de lâun de nous ! Eh bien, jâai bonne envie de ne pas leur donner cettesatisfaction ! »
En disant ces mots, lâinconnu se dirigeait Ă pas lents entre les buissons ; les deux chasseurs lesuivirent en tenant leurs chevaux par la bride. Au bout de quelques instants, ils arrivĂšrent Ă unendroit oĂč sâĂ©levaient de magnifiques sapins, hauts dâune trentaine de mĂštres, taille que cette espĂšcedâarbres atteint rarement. Ă lâun des troncs, Ă©tait attachĂ© un cheval superbe, portant un harnais trĂšsĂ©lĂ©gant. Des rubans rouges avaient Ă©tĂ© tressĂ©s avec la criniĂšre dont lâexcessive longueur indiquait,suivant les Peaux-Rouges, des qualitĂ©s extraordinaires chez lâanimal. La selle et les Ă©triers Ă©taientde travail indien. Entre autres accessoires, pendus Ă cette selle, se voyait un Ă©tui Ă lunettedâapproche. Un fusil de fort calibre et Ă double canon restait posĂ© sur lâherbe. Jemmy le relevavivement et aprĂšs lâavoir examinĂ©, sâĂ©cria :
« Eh mais ; ce fusil !... Je ne lâai jamais vu et pourtant, je le reconnais. Avec la carabinedâargent de Winnetou, le chef des Apaches, ce sont les armes les plus cĂ©lĂšbres de toute la contrĂ©e.Oui, ce fusil appartientâŠ
Il sâinterrompit pour regarder fixement lâĂ©tranger et poursuivit :« Oh ! jây suis Ă prĂ©sent ! Ce fusil appartient Ă Old Shatterhand. Frank, savez-vous comment
sâappelle notre nouvelle connaissance ? »« Non, certes ! »« Eh bien ! il sâappelle Old Shatterhand ! »« Old Shatterhand ! rĂ©pĂ©ta Frank en se reculant, Ah bah ! Je ne me le figurais pas ainsi ! »« Comment vous figuriez-vous mon humble personne ? demanda le cĂ©lĂšbre chasseur, en riant.« Grand et fort comme le colosse de Rhodes » rĂ©pondit Frank qui ne manquait jamais
lâoccasion de faire parade de son savoir.« Je vous croyais aussi de taille gigantesque, » ajouta Jemmy.« Vous voyez que ma rĂ©putation est plus grande que, mon mĂ©rite. La renommĂ©e, mĂȘme au
dĂ©sert, amplifie tout. Regardez plutĂŽt mon cheval : un pur nâgoul-itcki, quâon ne trouve que chez lesApaches ; il nâest pas ferrĂ© ; Quand je veux dĂ©router ceux qui me suivent, je lui attache aux pieds,ces chaussures en roseau que lâon emploie beaucoup en Chine ; de lĂ lâempreinte que vous avezprise pour celle dâun Ă©lĂ©phant ; en outre, jâai, suspendues Ă ma ceinture, deux paires de fers Ă cheval ; lâune dâun travail ordinaire ; lâautre tournĂ©e en sens inverse et munie de pointes ; toutesdeux sâadaptent aux pieds Ă lâaide de vis ; câest ainsi que la trace semble reculer et que je dĂ©piste lesgens. »
« Ah la lumiĂšre se fait ! » sâĂ©cria Frank.« Jâai pris aujourdâhui, la prĂ©caution de retourner les fers, parce quâil mâavait semblĂ©
reconnaĂźtre, Ă quelques indices, la prĂ©sence dâindiens ennemis ; ma supposition sâest confirmĂ©edepuis mon entrĂ©e dans cette sapiniĂšre. »
« Vous avez vu des traces dâindiens ? »Non, mais regardez cet arbre ? Il marque lâendroit oĂč je dois rencontrer Winnetou et⊠»« Winnetou, interrompit Jemmy, le chef des Apaches ? »« Oui, nous avons un rendez-vous pour aujourdâhui. »« Ah ! Je serais heureux de le voir ! »« Il a fait cette marque pour mâavertir de son passage et mâindiquer quâil reviendra. Ces
entailles me disent aussi, que quatorze Shoshones sont proches. »« Ne craignez-vous pas une attaque de la part de ces sauvages ? »« Ă nous deux Winnetou, nous en viendrons bien Ă bout ! »« Vous ĂȘtes aussi brave que le nommĂ© CĂ©sar⊠« Vidi... vici » comment disait-il donc ? sâĂ©cria
Frank. Encore nâĂ©tait-il pas seul contre quatorze ! »« Nous avons des armes bien supĂ©rieures Ă celles de ces Indiens, et puis Winnetou est prudent
comme le serpent. Attendez-le avec moi, dĂšs quâil mâaura rejoint, je vous accompagnerai vers le
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Yellowstrom. » « Ah ! Ah ! sâĂ©cria Jemmy, si nous vous avons tous les deux, pour sĂ»r, le pauvreBaumann sera bientĂŽt hors de danger ! »
« Puisque je suis un peu cause de son malheur, je tiens beaucoup à faire mon possible pour ledélivrer, » dit Old Shatterhand.
En ce moment, le petit Frank poussa une exclamation dâeffroi en indiquant du geste unetroupe dâindiens qui filaient, Ă cheval, derriĂšre les buissons.
« Vite, sauvez-vous, murmura Shatterhand, ils ne nous ont pas aperçus, sauvez-vous ! Je voussuis ! »
« Les drĂŽles trouveront bien notre trace », grommela Jemmy, remontant en selle.« Fuyez, fuyez ! Câest le seul moyen de salut pour vous ? »« Mais ils vont vous dĂ©couvrir ! »« Ne vous occupez pas de moi, partez vite ! »Quand Shatterhand eut vu disparaĂźtre ses compagnons, il jeta un regard inquisiteur autour de
lui : la piste des deux chasseurs, dâabord nettement dessinĂ©e, sâattĂ©nuait, peu Ă peu sur ce terrainpierreux, jusquâĂ ce quâelle allĂąt se perdre dans le fourrĂ© de sapins ; il suspendit un de ses fusils Ă saselle, mit lâautre sur son Ă©paule et, sâapprochant de son cheval, prononça ce seul mot dans la languedes Apaches :
« Peniyil. Viens ! »Lâanimal suivit son maĂźtre comme un chien ; aprĂšs quelques moments dâune marche pĂ©nible Ă
travers les arbres, le trappeur mit la main sur le cou de la noble bĂȘte, en murmurant :« Ykuh, dormir »Le cheval sâĂ©tendit par terre et resta sans mouvement.Les Indiens avaient fini par remarquer les empreintes ; celle de Shatterhand les Ă©tonnait ; mais
ils nâhĂ©sitaient pas sur les autres, ils les suivirent sans dĂ©lai.Dix minutes sâĂ©taient Ă peine Ă©coulĂ©es quand ils arrivĂšrent Ă la sapiniĂšre. Quelques-uns
descendirent de cheval pour interroger de prĂšs, les traces.« Ive, he ! en avant ! » sâĂ©cria lâun dâeux.Shatterhand les vit sâĂ©lancer dans la direction prise par Frank et Jemmy.« Maintenant, il sâagit de bien manĆuvrer, pensa le chasseur, Jemmy en est trĂšs capable. Ȉ cet instant, le cheval fit entendre un lĂ©ger ronflement, comme pour rendre son maĂźtre
attentif Ă quelque chose dâanormal. Shatterhand sâagenouilla, prĂȘt Ă faire feu, mais il dĂ©posa bientĂŽtson fusil, car il avait aperçu, au travers des branches les plus basses, une paire de mocassins ornĂ©sdâaiguillettes en poil de sanglier, il les reconnaissait comme appartenant Ă son meilleur ami⊠UnlĂ©ger frĂŽlement se fit entendre et Winnetou parut auprĂšs du chasseur. Il Ă©tait vĂȘtu exactementcomme Old Shatterhand, seulement sa chaussure et sa coiffure, entremĂȘlĂ©es de bandelettes en peaude serpent le faisaient reconnaĂźtre pour un Indien. Il ne portait pas la plume dâaigle ce jour-lĂ , sĂ»rque nulle part, sa qualitĂ© de chef ne serait contestĂ©e. Ă son cou, pendaient le sachet de mĂ©decine24,le calumet de paix, et une triple chaĂźne de griffes dâours, trophĂ©e gagnĂ© au pĂ©ril de sa vie. Il tenaitun fusil Ă double calibre, ornĂ© dâargent ; câĂ©tait lâarme fameuse dont les balles ne manquaientjamais leur but. Lâexpression de son visage sĂ©rieux, rappelait celle des anciens Romains ; les os deses joues saillaient Ă peine et sa peau, dâun ton mat, nâĂ©tait que lĂ©gĂšrement dorĂ©e, comme un beaubronze florentin.
Winnetou, le chef des Apaches, passait alors pour le plus cĂ©lĂšbre des Indiens : juste, prudent,fidĂšle, brave jusquâĂ la tĂ©mĂ©ritĂ©, toujours loyal, ami et protecteur des faibles ; on le regardaitcomme un homme supĂ©rieur Ă sa race. Old Shatterhand sâĂ©tait levĂ© Ă son approche ; il allait parler,lorsquâun geste de main de Winnetou lui ferma la bouche. Une rumeur sourde et cadencĂ©e commeun chant sâĂ©levait, se rapprochant de plus en plus ; les deux amis entendirent bientĂŽt, distinctement,la marche dâune troupe de chevaux, et ces mots rĂ©pĂ©tĂ©s en mesure : totsi-vouv ! câest-Ă -dire :scalpons ! »
24 Sorte dâamulette.
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Old Shatterhand se dit que Frank et Jemmy avaient Ă©tĂ© pris.Les Shoshones, marchant lâun derriĂšre lâautre, Ă la file indienne, conduisaient les prisonniers
au milieu dâeux. On les avait dĂ©sarmĂ©s et liĂ©s sur leurs montures ; ils ne paraissaient pas blessĂ©s ;peut-ĂȘtre sâĂ©taient-ils rendus sans combattre, considĂ©rant toute rĂ©sistance comme inutile.
Les Shoshones ne se doutaient nullement de la prĂ©sence dâOld Shatterhand ni de Winnetou ;mais les captifs comptaient sur la promesse du premier et ne se troublaient pas trop. Quand ilspassĂšrent devant le fourrĂ© oĂč les deux amis se tenaient cachĂ©s, Shatterhand fit un mouvementpresque imperceptible, qui agita les branches, comme si elles avaient Ă©tĂ© frĂŽlĂ©es par le vent. Jemmyentendit et comprit.
Les Peaux-Rouges continuĂšrent leur route ; pendant quelque temps encore, leur lente etmonotone mĂ©lopĂ©e arriva jusquâaux oreilles des chasseurs, puis tout retomba dans le silence.
Winnetou se redressa alors, et quitta, sans rien dire, la place quâil occupait auprĂšs deShatterhand. Ce dernier ne sembla pas sâen Ă©tonner. Au bout de quelques minutes, lâApache revint,conduisant son cheval par la bride ; il est difficile de sâimaginer comment lâanimal pouvait avancerĂ travers lâĂ©paisseur de la forĂȘt.
Il Ă©tait Ă©quipĂ© de la mĂȘme façon que celui de Old Shatterhand ; en les comparant avecattention on eĂ»t Ă©tĂ© forcĂ© de reconnaĂźtre que la plus belle bĂȘte appartenait Ă lâEuropĂ©en25 : elle luiavait Ă©tĂ© donnĂ©e par son ami le Peau-Rouge.
Ă un coup dâĆil jetĂ© sur le visage de Winnetou, Shatterhand comprit que celui-ci savait tout ;les deux compagnons devinaient leurs mutuelles pensĂ©es, plutĂŽt quâils ne les Ă©changeaient par laparole ; cependant lâEuropĂ©en demanda :
« Le chef des Apaches a-t-il dĂ©couvert lâendroit oĂč campent les Shoshones ? »« Winnetou a suivi leur piste, rĂ©pondit lâIndien, elle commence dans le lit dessĂ©chĂ© du fleuve ;
lĂ , oĂč lâeau coulait de la montagne pour se rendre au lac de sang, puis elle continue Ă droite, sur lamontagne et redescend dans une vallĂ©e creuse comme un bassin ; câest lĂ quâils sont.
« Ont-ils des tentes ? »« Oui, trois tentes de guerre. Winnetou a comptĂ© leurs empreintes avant dâĂ©crire sur lâarbre.
Le chef habite la tente Ă plumes dâaigle. On le nomme Tokvi-tey (le cerf noir) ; câest le plus bravedes Shoshones. Winnetou a vu son visage de loin et lâa reconnu aux balafres qui couturent sesjoues. »
« Et quâa dĂ©cidĂ© mon frĂšre rouge ? »« Winnetou nâavait pas lâintention de se montrer aux Shoshones ; il ne les craint pas, mais un
combat serait certain, puisquâils sont sur pied de guerre, et Winnetou aurait voulu lâĂ©viter, car ils nelui ont rien fait. Maintenant quâils ont pris les deux visages pĂąles, que mon frĂšre blanc chercherasans doute Ă dĂ©livrer, Winnetou les combattra.
« Mon frĂšre a-t-il devinĂ© quels sont ces visages pĂąles ? »« Winnetou a reconnu le gros Jemmy ; lâautre boitait quand il est descendu de cheval ; lâĂ©tat
de sa monture et son costume indiquent quâil est en route depuis peu de temps ; il doit habiter nonloin dâici. Winnetou pense quâil est celui que les visages pĂąles nomment : Frank le boiteux, lâassociĂ©du chasseur dâours.
« Mon frĂšre rouge ne se trompe pas, dit Old Shatterhand, mais sâil a vu boiter Frank, nâa-t-ilpas vu, en mĂȘme temps, que je lui ai parlĂ© ? »
« Oui, Winnetou, en observant les Shoshones lorsquâils se dirigeaient vers le lac de sangsavait que son frĂšre blanc y allait aussi ; il sâest avancĂ© sur les hauteurs, Ă travers la forĂȘt, jusquâĂ lâarbre de rĂ©union. LĂ , il laissa son cheval en arriĂšre et marchait Ă pied, lorsquâil aperçut son frĂšre,en compagnie des deux visages pĂąles ; il vit Ă©galement les Shoshones qui Ă©tudiaient la piste desblancs.
Ces derniers sâenfuirent et furent bientĂŽt rejoints par les Peaux-Rouges qui les attaquĂšrent et
25 Note winnetou.fr : Aucune rĂ©fĂ©rence Ă un EuropĂ©en ne figure dans le texte original. Seules trois rĂ©fĂ©rences Ă lâEurope figurent dans le roman.
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les prirent. Winnetou sait, de plus, que les deux blancs ne vont pas seuls au lac de sang ni Ă Devilshead, Ils avaient remarquĂ© les traces de Old Shatterhand et se sont sĂ©parĂ©s de leurs compagnons,afin de suivre ces empreintes. Mon frĂšre blanc doit pouvoir dire oĂč le reste de la troupe se trouventĂ prĂ©sent. Allons les chercher puis, tous ensemble, nous dĂ©livrerons les prisonniers des Shoshones.
Old Shatterhand raconta alors, Ă son ami ce que Jemmy et Frank lui avaient appris ; lâApachelâĂ©couta attentivement et sâĂ©cria :
« Hough ! Les chiens de Sioux sauront que Old Shatterhand et Winnetou ne permettent pas lamort du chasseur dâours ; ils dĂ©livreront aujourdâhui Jemmy et son compagnon, aprĂšs quoi ils irontau Yellowstrom, pour faire voir aux Sioux de la tribu des Ogallalas que Old Shatterhand qui, de sonpoing, abattit autrefois trois de leurs plus braves guerriers, est de retour dans la montagne.
« Mon frĂšre rouge a devinĂ© mon dĂ©sir, sâĂ©cria lâEuropĂ©en ; nous ne sommes point venus danscette contrĂ©e pour y verser le sang des hommes rouges, mais nous ne souffrirons pas non plus quenos frĂšres rouges versent le sang innocent ! »
LĂ -dessus, les deux amis remontĂšrent sur leurs chevaux et les lancĂšrent vers lâendroit oĂčJemmy et Frank avaient Ă©tĂ© attaquĂ©s par les Shoshones. Ils sây arrĂȘtĂšrent quelques instants pourĂ©tudier les traces.
« Il nây a pas eu de combat, » dit lâEuropĂ©en.26
« Non, les deux visages pùles ne sont pas blessés ; ils auront jugé inutile de se défendre et seseront remis volontairement, entre les mains des Shoshones. »
« Ils ont bien fait, murmura Shatterhand. »â Mon frĂšre dit quâils ont bien fait. Mon frĂšre se serait-il rendu ?« Je me serais dĂ©fendu certainement, mais je suis un entĂȘtĂ© batailleur ; mon cheval, mes armes
valent mieux que les leurs.â Hough ! fit Winnetou, en maniĂšre dâapprobation.Les deux hommes continuĂšrent leur marche du cĂŽtĂ© du sud, longeant le flanc de la montagne.« Mon frĂšre rouge a-t-il un plan pour la dĂ©livrance des prisonniers ? » demanda lâEuropĂ©en.« Winnetou nâa pas besoin de plan, il va vers les Shoshones, il leur enlĂšve leurs prisonniers, il
ne se donne pas la peine dâĂ©pier les ruses de ces serpents, Old Shatterhand a dĂ©jĂ pu le remarquer,ce sont des serpents sans tĂȘte.
« Sans tĂȘte, mon frĂšre rouge a raison, car il nâest venu Ă lâidĂ©e dâaucun dâeux, que les deuxblancs pouvaient avoir des compagnons ; sans quoi ils eussent envoyĂ© des espions. Nous avonsdonc affaire Ă des gens dont la sagacitĂ© sâĂ©mousse promptement. Tokvi-tey, leur chef, eĂ»t agi avecplus de prudence, preuve quâil ne se trouvait pas, tout Ă lâheure, avec ses guerriers.
« Hough ! »Nos deux amis atteignaient un endroit oĂč les traces des fugitifs reparaissaient, mais lâobscuritĂ©
les empĂȘchait de bien dĂ©mĂȘler la piste⊠Ils virent cependant, que les empreintes tournaient Ă gauche. Ils sâarrĂȘtĂšrent soudain, dâautant que le passage Ă©tait trĂšs Ă©troit. Le cheval de Winnetou fitentendre un lĂ©ger hennissement.
« Nous sommes dans le bon chemin, murmura lâhomme blanc, mais appuyons un peu sur lagauche, mon cheval flaire quelquâun par lĂ .
Ils sâavancĂšrent avec prĂ©caution pendant une dizaine de minutes. ArrivĂ©s derriĂšre unesinuositĂ© de la route, ils aperçurent un feu allumĂ© Ă cent pas dâeux, environ.
La gorge sâĂ©largissait Ă cette place et formait une sorte de cuvette, au fond de laquellejaillissait une source dont les eaux se perdaient au milieu dâun terrain sablonneux. Le feu Ă©taitallumĂ© assez prĂšs de la fontaine, trois hommes sây chauffaientâ; on ne pouvait distinguer leurs traits,Ă cause de lâĂ©loignement.
« Quâen pense mon frĂšre ? demanda Winnetou, ne sont-ce pas ceux que nous cherchons ? »« Je nâen vois que trois et nous en cherchons quatre ! cachons-nous et examinons Ă qui nous
avons affaire. »
26 Note winnetou.fr : dans la version originale, câest Winnetou qui prononce ces mots.
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Il descendit de cheval, Winnetou lâimita.« Que mon frĂšre mâattende », murmura lâEuropĂ©en.« Winnetou attendra ! »Le Peau-Rouge prit les chevaux par la bride et se retira en arriĂšre, contre le rocher. Old
Shatterhand sâavança prudemment, au travers des arbres, et se glissa, de buisson en buisson, jusquâĂ ce quâil pĂ»t observer Ă son aise les trois hommes du bivouac.
CâĂ©taient bien le grand Davy, Vohkadeh et Martin Baumann ; Bob, le nĂšgre, ne se trouvait pasavec eux ; il faisait la patrouille. Shatterhand le vit bientĂŽt, revenir prĂšs de ses compagnons quiinsistĂšrent pour quâil se chauffĂąt.
« Reste tranquille, disait Davy, les Indiens ne sont pas dans ces parages. »« Massa Davy pas savoir ! répondit Bob ; Indiens fourrer partout, à droite, à gauche, en haut,
en bas ! »« Jusque dans ta cervelle », reprit, le grand Davy en riant.« Massa rire. Bob connaĂźtre son devoir. Massa Bob ĂȘtre un grand et cĂ©lĂšbre homme de
lâOuest ! Si Indiens venir, Massa Bob tuer tous ! »Le nĂšgre avait brisĂ© un jeune pin quâil brandissait de son poing vigoureux ; il maniait mieux
cette arme quâun fusil ; ainsi Ă©quipĂ©, il se dirigea du cĂŽtĂ© opposĂ© au campement.Old Shatterhand, au lieu de se montrer, voulut sâamuser un peu du nĂšgre qui allait droit vers le
lieu oĂč Ă©tait Winnetouâ; il resta donc sans remuer Ă son poste dâobservation.Bob marchait fiĂšrement. On sait que les chevaux indiens ont horreur de lâodeur des nĂšgres ;
ceux que Winnetou tenait par la bride flairĂšrent le noir de loin et commencĂšrent Ă sâagiter. Winnetouaperçut lâombre du nĂšgre27, mais il se souvint que Shatterhand lui avait parlĂ© dâun noir quiaccompagnait le fils du chasseur dâours ; il ne bougea pas.
En entendant lâun des chevaux hennir, Bob sâarrĂȘta surpris :« Qui vive ! » cria-t-il.Point de rĂ©ponse.« Bob demander qui vive ? Si personne rĂ©pondre, Massa Bob tuer tout ! »Toujours pas de rĂ©ponse.Le nĂšgre brandit son bĂąton. La criniĂšre du cheval de Winnetou se hĂ©rissait, ses yeux lançaient
des Ă©clairs ; il se dressa en face de Bob. Celui-ci Ă©pouvantĂ© Ă la vue de cette bĂȘte Ă©trange, jeta sonbĂąton en criant :
« Woe to me ! help, help ! FantĂŽme tuer Massa Bob ! help ! »Les trois compagnons sâĂ©lancĂšrent aussitĂŽt.« Quây a-t-il ? » demanda Davy.« GĂ©ant ! Spectre ! Esprit ! Ă©trangler Massa Bob ! »« Quelle absurditĂ© ! oĂč donc ? »« LĂ , prĂšs du rocher. »« Câest un arbre. »« Non, pas un arbre ; remuer ! avoir gros yeux ! avoir barbe ! grosse gueule, avaler Massa
Bob !« Tu es fou ! reprit Davy, saisissant malgrĂ© tout, son fusil.« Good evening !28 interrompit alors Shatterhand, qui sâavança, laissez vos armes, mes amis,
nous sommes en pays de connaissance ; je vous apporte des nouvelles de Jemmy et de Frank ! »Tout le monde se rapprocha avec surprise, pour entourer le nouveau venu.« Vous les avez donc rencontrĂ©s ? » demanda-t-on de toutes parts.« AssurĂ©ment. »« OĂč ? »« PrĂšs des rives du « lac de sang » ils avaient suivi, croyaient-ils, la trace dâun Ă©lĂ©phant. »
27 Note winnetou.fr : erreur de traduction. Le texte original parle de la couleur de la peau de Bob et non de son ombre.28 Bonsoir.
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« Câest vrai ! »« Eh bien, lâĂ©lĂ©phant, le voilĂ ! » et il leur montra les semelles tressĂ©es quâil portait Ă sa
ceinture.« Ah, ah ! sâĂ©cria le grand Davy en riant, lâinvention est bonne, jâen ferai mon profit ! »« Et savez-vous quel est le spectre qui vient dâĂ©pouvanter votre nĂšgre ? »« Je veux avaler cent balles de fusil, si ce nâest pas votre cheval ! »« Justement. »« Mais, oĂč sont Jemmy. et Frank ? Pourquoi ne vous accompagnent-ils pas ? »« Parce quâen ce moment, vos deux amis sont au pouvoir dâune troupe de Shoshones.Davy eut un geste de terreur.« Ils ont Ă©tĂ© faits prisonniers ? » demanda-t-il.« Oui, malheureusement ! »« Est-ce possible ! »« Je les ai vus emmener par les Rouges. »« Vohkadeh, Martin, Bob, vite Ă cheval ! II faut partir Ă lâinstant, pour courir sus aux
Shoshones et leur arracher nos amis ; hĂątons-nous, ou bien ils sont perdus ! »Davy courait Ă son cheval, lorsque Shatterhand lui cria :« Stop, sir ! calmons-nous, la besogne trop vite faite ne vaut rien. Savez-vous donc, oĂč sont les
Shoshones ? »« Non, mais vous allez nous guider, je lâespĂšre ».« Les croyez-vous en petit nombre ? »« Quâimporte, il faut dĂ©livrer Jemmy ; quâil y en ait deux ou cent, cela mâest Ă©gal, ainsi en
route ! »« Ăcoutez-moi, sir, il y a ici, quelquâun que vous saluerez avec plaisir ! »Winnetou avait vu Shatterhand arrĂȘtĂ© auprĂšs de la petite troupe ; il sâavançait avec les
chevaux. En lâapercevant, Davy ne parut point du tout enchantĂ© ; il faisait peu de cas dâun chefindien.
« Un Peau-Rouge, dit-il, et comme vous, tout fraĂźchement sorti dâune boĂźte ! Vous nâĂȘtes doncpas un homme de lâOuest ? »
« à proprement parler, non ! Venez-vous seulement de vous en apercevoir ? »« Je le supposais bien ! Et cet Indien est de ceux auxquels le grand-pÚre Washington a laissé
quelques poignĂ©es de terre ? »« Vous vous trompez, sir ! »« Pas beaucoup, je pense ! »« Tout Ă fait : mon compagnon nâest pas homme Ă accepter les cadeaux du prĂ©sident des Ătats-
Unis ; il serait plutÎt⊠»Shatterhand fut interrompu par Vohkadeh qui avait poussé un cri de joyeux étonnement. Le
jeune Indien sâĂ©tant approchĂ© de Winnetou, venait de remarquer lâarme quâil tenait Ă la main.« Ouff ! Ouff ! sâĂ©criait-il, le fusil dâargent ! »Davy, qui connaissait un peu la langue des Sioux, rĂ©pĂ©ta avec surprise :« Le fusil dâargent ! OĂč ? Ah, ah ! Montre-le-moi donc, mon rouge sir ! »« Winnetou garde toujours son fusil Ă la main, » reprit lâIndien.« Câest le fusil dâargent ! poursuivit Vohkadeh, ce guerrier rouge est Winnetou, le grand chef
des Apaches ! »« Comment ! Impossible ! dit Davy, mais, pourtant, on mâa bien souvent dĂ©peint cette arme,
telle que la voilĂ ! »Il regardait tour Ă tour Winnetou et son compagnon.« Câest bien le fusil dâargent, appuya Shatterhand, et mon compagnon se nomme Winnetou. »« Ă dâautres ! »« Je nâai aucune envie de plaisanter, sir ! »
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« Mais alors, si ce gentleman rouge est rĂ©ellement Winnetou ; vous sir, qui ĂȘtes-vous ? AhâŠpeut-ĂȘtre⊠mais oui ! »
Il sâinterrompit tout dâun coup et, frappant les mains lâune contre lâautre, il sâĂ©crie :« Eh ! cela va sans dire, vous ĂȘtes Shatterhand, le cĂ©lĂšbre chasseur ! Shatterhand et Winnetou
ne se séparent guÚre plus que Jemmy et moi ! Pardonnez-moi, sir, de ne vous avoir pas mieuxaccueillis tous deux ! Soyez les bienvenus, nous nous estimons heureux de rencontrer des hommestels que vous ! »
Chez les Indiens, on habitue la jeunesse Ă la modestie et au respect des chefs, Vohkadeh auraitcru commettre une grande faute, en sâapprochant trop prĂšs de Winnetou et de son compagnon.
On Ă©changea des poignĂ©es de main avec une sorte de solennitĂ©, puis on sâassit tous ensemble,autour du feu ; Winnetou, sans prononcer une parole, tira sa pipe et la bourra. Davy comprit quâilvoulait fumer avec eux, le calumet dâalliance, ce qui lui sembla une bonne fortune. ShatterhanddĂ©clara dâailleurs, que leur intention, Ă tous deux, Ă©tait de travailler, le plus tĂŽt possible, Ă dĂ©livrerJemmv et Frank ; aprĂšs quoi toute la troupe se dirigerait vers le Yellowstrom.
Cependant, Winnetou allumait tranquillement son calumet ; il se leva, envoya la fumĂ©e auxquatre points cardinaux, puis il annonça quâil voulait ĂȘtre le frĂšre de ses nouvelles connaissances.LĂ -dessus, le calumet passa entre les mains de Shatterhand. Ce dernier le remit ensuite Ă Davy.Quand tous trois lâeurent fumĂ©, avec le cĂ©rĂ©monial exigĂ©, le pauvre Davy se trouva dans une grandeperplexitĂ© ; aprĂšs les deux cĂ©lĂšbres trappeurs, pouvait-on passer le calumet aux jeunes gens et mĂȘmeau nĂšgre ?
Winnetou devina sa pensĂ©e ; car il dit, en se tournant vers eux :« Le fils du chasseur dâours a tuĂ© le grizzli et Vohkadeh a Ă©tĂ© vainqueur du buffle blanc ; tous
deux sont des hĂ©ros ; ils peuvent fumer le calumet ; ainsi que lâhomme noir qui combattra avecnous. »
Bob, trĂšs honorĂ©, se leva, Ă©carta les doigts et voulut commencer une harangue, Martin lui fitcomprendre quâil devait se taire.
« VoilĂ le pacte dâalliance solennellement conclu, sâĂ©cria Davy ; maintenant, occupons-nousde notre expĂ©dition. »
Chacun dit son mot, on discuta la maniĂšre dâagir. Vohkadeh fit remarquer quâil avait en vainaverti Frank et Jemmy. Davy les excusa de sâĂȘtre sĂ©parĂ©s de la troupe et trouva, quâaprĂšs tout, ilsavaient bien agi ; lâennemi eĂ»t pu surprendre la petite bande tout entiĂšre, au lieu quâil nâavait faitprisonnier que deux hommes, lesquels on dĂ©livrerait bientĂŽt, avec lâaide de trappeurs aussiexpĂ©rimentĂ©s que Winnetou et Shatterhand. AprĂšs quelques discussions, on monta Ă cheval. Le chefindien dĂ©cida quâil irait en Ă©claireur et laisserait Ă Old Shatterhand le soin de diriger sescompagnons. Avant de monter Ă cheval, il se baissa pour visiter les quatre pieds de sa bĂȘte ; aprĂšsquoi, sâĂ©lançant en selle, il partit au galop. Les autres le suivirent.
« Que faisait-il donc ? » demanda Davy.« Vous nâavez pas remarquĂ© quâil portait Ă sa ceinture des fers et des chaussures semblables Ă
celles que je vous ai montrĂ©es ? RĂ©pondit Shatterhand. Il en a chaussĂ© son cheval, afin dâamortir lebruit des sabots ; on ne lâentendra pas, et lui-mĂȘme pourra Ă©pier bien plus facilement. LesShoshones qui ont pris vos compagnons, semblent avoir agi avec une certaine lĂ©gĂšretĂ©, mais Tokvi-tey, leur chef est plus intelligent que ses guerriers ; il se dira que deux chasseurs ne voyagent passeuls, dans cette dangereuse contrĂ©e, et pour sâen assurer, enverra des hommes Ă la dĂ©couverte. »
« Peuh ! ils nây verront goutte dâici Ă plusieurs heures ! »« Câest possible, mais ils connaissent parfaitement la contrĂ©e, qui sert de thĂ©Ăątre ordinaire Ă
leurs chasses ; vous avez campĂ© au seul endroit oĂč lâon pouvait le faire, dans cette rĂ©gion dĂ©nudĂ©eet sablonneuse ; croyez-moi, ils sauront bien dĂ©couvrir la place que vous occupiez ! »
« Vous avez raison, sir, je mâaperçois que votre rĂ©putation de stratĂ©giste nâest point usurpĂ©e ! »« Jâai lâhabitude de la plaine, et eux aussi ; ils savent trĂšs bien combiner leur attaque et leur
défense, mais Winnetou est encore plus habile que le chef des Shoshones ; laissons-le faire, il va en
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Ă©claireur, nous nâavons rien Ă craindre. »« Ă moins quâil tombe lui-mĂȘme dans une embuscade ! »« Ne vous inquiĂ©tez point de lui ; son cheval est dressĂ© dâune maniĂšre Ă©tonnante ; ainsi,
lorsque nous vous cherchions, câest la noble bĂȘte qui nous a avertis de votre prĂ©sence. Connaissez-vous le cheval apache ? Il a la finesse dâun animal sauvage, et une sorte dâinstinct, dâune sĂ»retĂ©presque infaillible ; on peut se fier Ă lui plus quâĂ ses propres yeux ! En second lieu, les pieds ducheval de Winnetou sont enveloppĂ©s, tandis que les Shoshones nâusent guĂšre de cette ruse ; dans lecas prĂ©sent, ils la croiraient plutĂŽt nuisible que favorable. »
« Comment cela ? »« Parce quâils prĂ©fĂ©reront arriver le plus rapidement possible ; ils vous supposent encore au
campement, attendant vos camarades, et nâapprĂ©hendant point leur surprise. »« Allons, vous ĂȘtes un maĂźtreâ! DĂ©sormais, je vous obĂ©irai sans discussion. »« Vous auriez tortâ; dans la prairie, lâĂ©galitĂ© rĂšgne plus que partout ailleurs, chacun profite de
lâexpĂ©rience des autres et tout le monde a voix au chapitre. »« Well ! Et si nous rencontrons les Ă©claireurs des Indiens ? »« Eh bien ! quel est votre avis ? »« Nous les laisserons passer ? »« Ah ! »« Ils ne sauraient nous inquiĂ©ter ; nous aurons terminĂ© notre affaire avant quâils soient de
retour prÚs des leurs. »« Si nous les laissons passer, ils découvriront le campement abandonné et le feu éteint ! »« Quel inconvénient voyez-vous à cela ? »« Beaucoup, ils sauront ainsi, que nous sommes allés au secours de nos gens. »« Le devineront-ils ? Ils pourront tout aussi bien penser que nous avons continué notre
route ? »« Non, quand on attend des compagnons qui ne reviennent pas, on ne poursuit point le voyage
sans eux.. ».« Vous ĂȘtes dâavis dâattaquer ces Ă©claireurs ? »« AssurĂ©ment. »« De les tuer au besoin ? »« Je dĂ©teste les massacres inutiles ! Jâaime ces malheureux Indiens qui, traquĂ©s comme des
bĂȘtes fauves, sont devenus fĂ©roces comme elles. Lâhomme rouge combat en dĂ©sespĂ©rĂ© ; il doitfatalement succomber dans la lutte ; toutes les fois que je le puis, je respecte la vie de cette raceinfortunĂ©e, mĂȘme quand je me dĂ©fends. »
« Comment voulez-vous empĂȘcher les Shoshones de nous nuire, sans les tuer ? Si nous lesrencontrons, un combat est inĂ©vitable ; ils se serviront de leurs fusils, leurs tomawack, leurscouteaux. »
« Je ne dĂ©sire pas les rencontrer, mais si la chose arrive, vous verrez comment je me comportevis-Ă -vis dâeux ! »
« Pourtant, sâils sont nombreux ? »« Oh ! les Ă©claireurs ne vont que deux par deux. ArrĂȘtez, je crois apercevoir Winnetou. »Le chef apache revenait en effet Ă leur rencontre.« Ăclaireurs ! » murmura-t-il briĂšvement.« Combien ? » demanda Shatterhand.« Deux. »« Bon ! Winnetou, Davy et moi resterons ici, les autres sâĂ©loigneront un peuâ; ils emmĂšneront
nos chevaux et attendront que nous les appelions. »Shatterhand descendit de cheval, Davy lâimita ; Winnetou avait remis la bride de sa monture
aux mains de Vohkadeh ; en quelques secondes, celui-ci et ses deux compagnons disparurent.« Eh bien ! que faisons-nousâ? » demanda Davy.
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« Nous les attendons, rĂ©pondit Shatterhand ; appuyez-vous contre cet arbre, pour ne pas ĂȘtrevu. Ăcoutez, les voilĂ ! »
LâApache et lui, avaient confiĂ© leurs fusils Ă leurs compagnons, en mĂȘme temps que leurschevaux.
« Winnetou celui-ci, Shatterhand celui-lĂ ! » dit lâApache, en faisant de la main un geste Ă droite et Ă gauche.
Le grand Davy se tenait, le plus possible, contre lâarbre qui lui avait Ă©tĂ© dĂ©signĂ©. ShatterhandsâĂ©tait couchĂ© par terre, Ă deux pas de lui. Les deux Shoshones approchaient ; ils parlaient ensembledans un dialecte bien connu de Winnetou. BientĂŽt ils eurent dĂ©passĂ© lâarbre. Le grand Davy vitShatterhand se lever et prendre un vigoureux Ă©lan.
« Saritch : chien ! » sâĂ©cria un des Ă©claireurs, puis on nâentendit plus rien.Davy avança la tĂȘte, il aperçut les deux chevaux montĂ©s par deux cavaliers chacun ; les
assaillis et les assaillants qui sâĂ©taient Ă©lancĂ©s sur la croupe des deux animaux :Ceux-ci se cabraient, secouaient leur fardeau, mais en vain ; quant aux Indiens, surpris dâune
attaque si soudaine, ils nâavaient pas seulement songĂ© Ă se dĂ©fendre.Shatterhand sauta bientĂŽt Ă bas du cheval, tirant aprĂšs lui un Shoshone Ă©vanoui. Winnetou en
fit autant, puis appela du geste ses compagnons.Vohkadeh, Martin et Bob accoururent.« Nous les avons ! Il ne reste plus quâĂ les lier Ă leurs bĂȘtes et Ă les obliger de nous suivre ; ils
nous serviront dâotages. »Les Shoshones reprirent promptement leurs sens ; ils avaient Ă©tĂ© dĂ©sarmĂ©s, puis liĂ©s ; on les
attacha sur leurs chevaux Ă lâaide de lassos. Old Shatterhand les menaça de mort sâils faisaient minede rĂ©sister, et lâon se remit en route.
MalgrĂ© la capture des Ă©claireurs. Winnetou continuait Ă prendre les devants ; lâApache trouvaitcette prĂ©caution nĂ©cessaire.
« AprĂšs quelque temps de marche, la petite troupe longea le cours dâeau qui se dirigeait, Ă gauche, vers la montagne. Tout le monde se taisait, car on craignait que les otages ne comprissentlâanglais.
Le trajet durait depuis une demi-heure environ Winnetou revint vers ses compagnons et leurdit :
« Que mes frĂšres descendent de cheval. Les Shoshones ont gravi la montagne en traversantcette forĂȘt, nous les joindrons. »
La chose offrait des difficultĂ©s Ă cause des prisonniers qui devaient rester liĂ©s sur les chevaux.LâobscuritĂ© sous bois Ă©tait complĂšte ; les voyageurs tĂątaient les troncs dâune main, de lâautreconduisaient leurs bĂȘtes. Old Shatterrhand et Winnetou sâavançaient les premiers, conduisant leschevaux des prisonniers ; quant aux leurs, les fidĂšles animaux suivaient leurs maĂźtres, sansbroncher. Le silence le plus profond continuait dâĂȘtre observĂ©.
AussitĂŽt le passage difficile franchi, lâApache sâarrĂȘta :« Mes frĂšres sont arrivĂ©s au but, dit-il, quâils attachent leurs chevaux et nous aident Ă lier les
deux prisonniers, aux arbres. »Cet ordre fut exĂ©cutĂ© ; on bĂąillonna en outre les deux Shoshones, de façon Ă ce quâils pussent
respirer, mais non crier ou parler. Winnetou fit alors signe Ă ses compagnons de le suivre.Au bout de quelques pas, ils arrivĂšrent au-dessus dâune vallĂ©e profondĂ©ment encaissĂ©e dans la
montagne ; un feu clair y avait Ă©tĂ© allumĂ©, mais les abords restaient plongĂ©s dans les tĂ©nĂšbres.« Jemmy, mon pauvre Jemmy est lĂ ! soupira Davy, que fait-il en ce moment ? »« Ce quâun prisonnier peut faire, chez les Indiens, dormir si le cĆur lui en dit ! » rĂ©pliqua
Martin Baumann avec une sorte dâhumeur.« Oh ! oh ! vous connaissez mal Jemmy, my boy je suis sĂ»r quâil cherche la maniĂšre
dâexĂ©cuter, Ă la barbe de ces braves gens-lĂ , un petit tour de passe-passe.« Ce ne serait pas aisĂ© ; nâimporte, jâespĂšre quâil ne se tourmente point, reprit Shatterhand : il
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sait que nous nous occupons de lui ! »« HĂ©â! nous nâavons pas de temps Ă perdre, dĂ©pĂȘchons-nous, sir ! »« Nous marcherons, lâun derriĂšre lâautre, sans bruit et avec prĂ©caution, mais il faut quâil y en
ait un, sur lequel on puisse compter, qui reste avec les chevaux et garde les prisonniers. Ce seraVohkadeh.
« Ouff ! » sâĂ©cria le jeune indien, tout fier de la confiance quâon lui tĂ©moignait.« Mon jeune frĂšre rouge sâassiĂ©ra prĂšs des prisonniers, le couteau Ă la main, poursuivit
Shatterhand, et si un des Shoshones fait mine de sâenfuir ou essaie de crier, il lui plongera, au mĂȘmeinstant, son couteau dans le cĆur ! »
« Vohkadeh obĂ©ira ! »« Mon frĂšre rouge attendra notre retour et sous aucun prĂ©texte ne sâĂ©loignera dâici ! »« Vohkadeh restera ici ; il mourra de faim Ă cette place, si ses frĂšres ne reviennent pas ! »Le ton dont ces paroles furent prononcĂ©es attestait la sincĂ©ritĂ© de sa promesse. Vohkadeh tira
son couteau de chasse et se rapprocha des prisonniers. Old Shatterhand instruisit les deuxShoshones du sort qui les attendait, à la moindre tentative de résistance. AprÚs quoi, lui et sescompagnons se remirent en route.
La descente, nous lâavons dit, Ă©tait trĂšs escarpĂ©e. Outre que les branches, fort drues Ă cetendroit, forçaient les cavaliers Ă nâavancer que trĂšs lentement et avec mille prĂ©cautions, le plusfaible bruit, dans le feuillage, eĂ»t pu dĂ©noncer leur approche.
Winnetou ouvrait la marche, sa vue Ă©tait depuis longtemps exercĂ©e Ă percer les tĂ©nĂšbres.DerriĂšre lui, venaient Martin Baumann, le grand Davy, puis le nĂšgre. Shatterhand, Ă lui seul,composait lâarriĂšre-garde.
Nos gens mirent trois quarts dâheure pour faire un trajet qui, en plein jour, nâeĂ»t pas demandĂ©dix minutes.
Au bout de ce temps, ils arrivĂšrent Ă la vallĂ©e en forme de bassin, dans un endroit presquedĂ©pourvu de vĂ©gĂ©tation et oĂč croissaient seulement de rares buissons. Un feu allumĂ© y projetait saflamme claire, prouvant que les Shoshones se sentaient en sĂ»retĂ©, car les Indiens nâĂ©lĂšvent pas,comme les blancs, pour se chauffer, une sorte de bĂ»cher dâoĂč sâĂ©chappent toujours beaucoup defumĂ©e ; ils disposent leur menu bois en cercle, sous lequel se dĂ©veloppe, faiblement et presque sansfumĂ©e, une flamme trĂšs courte quâon aperçoit peu de loin ; ils ont soin aussi, de choisir du bois quine rĂ©pand aucune odeur. Mais le foyer que nos cavaliers virent devant eux Ă©tait construit Ă la façondes blancs ; lâon sentait dâune lieue, le fumet de la viande rĂŽtie.
Winnetou aspira lâair et murmura :« Dos de buffle ! »Son odorat de sauvage lui permettait de dĂ©signer, jusquâĂ la partie du corps de lâanimal quâon
faisait cuire.Trois tentes Ă©taient dressĂ©es ; elles occupaient les extrĂ©mitĂ©s dâun angle aigu, dont la pointe
semblait tournĂ©e vers les arrivants. La tente la plus rapprochĂ©e, ornĂ©e de plumes dâaigle, annonçaitla demeure du chef. Le feu flambait doucement, dans lâespace circonscrit par ces trois tentes. Leschevaux des Peaux-Rouges paissaient en libertĂ© ; les guerriers assis autour du foyer, dĂ©coupaientleurs portions de rĂŽti ; leur conversation Ă©tait trĂšs bruyante, contrairement aux habitudes indiennes,sans doute Ă cause de la joie quâils ressentaient dâavoir fait deux prisonniers.
Quoiquâils se crussent en sĂ»retĂ©, les Indiens avaient placĂ©, autour de leur campement, dessentinelles qui allaient et venaient avec lenteur, en faisant bonne garde.
« Comment nous y prendre-nous ? demanda Davy quâen pensez-vous, messieurs ? »« Oui, que feriez-vous ? Master Davy, dit Shaterhand.« Hum ! hum ! je ne sais trop ! Ces coquins-lĂ se sont bien garantis contre les attaques. »« Eh, mon cher, pensiez-vous que les Indiens vous faciliteraient la reprise de leur capture ? »Si on savait seulement, dans laquelle de ces tentes ils sont ? »« Dans celle du chef, suivant toute apparence. »
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« En ce cas, je propose de nous glisser aussi prĂšs que possible du campement, puis de tombersur les Indiens avant quâils aient eu le temps de se reconnaĂźtre ; nous pousserons des cris terriblespour quâils nous croient trĂšs nombreux. »
« Tel est votre avis ? »« Ouiâ! vous va-t-il ? »« Oui et non ! »« Dites le vĂŽtre ! »« Eh bien, remarquez que les Indiens ont leurs armes prĂšs dâeux ; si, comme vous le supposez,
ils se laissent surprendre dans le premier moment, ils ne tarderont pas ensuite à se reconnaßtre et à se défendre. »
« Vous nâen avez pas peur ? »« Non, mais jâaime mieux Ă©viter les combats, quand je le puisâ; peut-ĂȘtre arriverons-nous Ă
dĂ©livrer nos gens, sans assommer personne ! »« Comment lâentendez-vous ? Je ne suis pas non plus un buveur de sang ; vite votre projet,
afin quâon puisse vous aider Ă lâexĂ©cuter. »« Attendez je vais consulter Winnetou. »Shatterhand sâadressa, en langue indienne, au chef Peau-Rouge, puis se tournant vers le grand
Davy, il reprit :« Voulez-vous nous laisser faire, Winnetou et moi, vous nous attendriez ici ? Dans deux
heures, au cas oĂč vous ne nous verriez pas revenir, vous descendrez vers les tentes, Ă moins quevous nâayez entendu trois fois, le cri strident du grillon ; cet appel vous ferait comprendre que nousserions en danger pressant. Il faudrait alors, vous glisser, silencieusement et rapidement, jusquâĂ latente du chef, vous nous y trouveriez ! »
« Le cri du grillon est bien faible, comment lâimiteriez-vous dâailleurs ? »Nous forcerons un peu la note. Tout bon chasseur doit savoir reproduire les cris ou les chants
des animaux, en choisissant lâappel qui convient au temps, au lieu, au pays. Le grillon se faitentendre pendant la nuit, nous ne risquons donc pas dâĂ©veiller lâattention des Shoshones. Pourlâimiter, lâinstrument est simple. On prend une tige dâherbe entre ses mains croisĂ©es, de façon Ă ceque les pouces se rapprochent et que lâherbe soit fortement maintenue, quoiquâelle puisse vibrerentre lâintervalle de lâextrĂ©mitĂ© des pouces Ă la seconde phalange ; on a ainsi, une sorte de petiteflĂ»te, sur laquelle on souffle rapidement ; frrr, frrr, frrr⊠Par un exercice assez prolongĂ©, on arrive Ă imiter trĂšs bien le grillon.
Que mon frĂšre blanc songe au dĂ©part ! interrompit Winnetou.« Eh bien donc, adieu messieurs, nâoubliez pas nos conventions !Beaucoup dâhommes de lâOuest adoptent un signe qui les fasse reconnaĂźtre ; les Indiens
surtout tiennent Ă cette habitude et vont jusquâĂ imprimer ce signe sur le front ou la main de leursvictimes, dans les combats, afin quâon sache, dâaprĂšs cette sanglante signature, le nombre de leursexploits. Winnetou et Shatterhand avaient aussi leur « signe. » Ils prirent quelques menuesbranches, quâils mirent dans leurs ceintures, pour marquer leur passage lĂ , oĂč il en serait besoin. Ilsse glissĂšrent ensuite, dans la direction des tentes, qui se trouvaient Ă quatre-vingts pas environ de laplace oĂč ils laissĂšrent leurs compagnons. Ce nâĂ©tait pas chose facile que dâarriver au campement,sans laisser de traces ; on avait besoin de temps en temps, de se servir des mains et des genoux pouravancer ; dans les herbages, la gĂȘne augmentait ; on devait faire reposer tout le poids du corps sur lapointe des pieds, cet exercice demande une concentration de force et dâadresse, jointe Ă une longuehabitude ; en outre, il occasionne quelquefois des crampes dangereuses.
Old Shatterhand et Winnetou avançaient donc lentement ; lâherbe, haute de presque un mĂštre Ă cet endroit, les cachait pour ainsi dire, tout entiers. Lorsquâils purent apercevoir les dĂ©tails ducampement, et lorsquâils virent la sentinelle Ă son poste, ils commencĂšrent Ă juger aussi quelâattaque offrait des pĂ©rils rĂ©els. AprĂšs un moment de rĂ©flexion, Shatterhand murmura :
« Je me charge de la sentinelle, que mon frÚre rouge soit sur ses gardes ! »
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Pareil Ă un serpent, il rampa dans lâherbe pour se rapprocher des Shoshones. Winnetou lesuivait. Ă la lueur du feu, ils purent examiner Ă leur aise, le jeune Indien qui faisait le guĂ©. Celui-ciavait pour toute arme, un couteau passĂ© dans sa ceinture et un fusil, dĂ©posĂ© Ă ses pieds. Il Ă©tait vĂȘtude peau de buffle ; son visage, peint en rouge et noir, couleurs de guerre, ressemblait Ă un vĂ©ritablemasque. Toute son attention paraissait concentrĂ©e sur le camp ; lâodeur de la viande lui faisaitdilater les narines ; dâailleurs, les hautes herbes et lâobscuritĂ© lui cachaient la prĂ©sence des deuxchasseurs. Shatterhand et Winnetou, arrivĂ©s proches de lâIndien, mirent leur fusil Ă terre, pour avoirles mouvements libres :
« Vite ! » murmura Winnetou.Old Shatterhand ne fit que deux bonds. La sentinelle indienne, en lâentendant, se dressa, mais
un coup de poing, appliquĂ© Ă la tempe, lâĂ©tendit sur le sol, sans mouvement.« Est-il mort ? » demanda Winnetou, qui avait rejoint son compagnon.« Non, Ă©tourdi seulement. »« Mon frĂšre peut le garrotter ; Winnetou va le remplacer⊠»Le chef apache ramassa le fusil, le posa sur son Ă©paule et marcha de long en large, affectant
les allures dâune sentinelle. Pendant ce manĂšge, Shatterhand sâavançait jusquâĂ la tente du chef ; ilessaya de soulever la toile pour voir Ă lâintĂ©rieur ; mais il dut couper les cordons qui la retenaientaux poteaux. Rasant le sol, il passa la tĂȘte sous le bord de la toile avec dâextrĂȘmes prĂ©cautions, Ă songrand Ă©tonnement, nâaperçut point les prisonniers europĂ©ens. Seul, le chef des Shoshones, assis surdes peaux de buffle, fumait une longue pipe, le visage tournĂ© vers la porte, restĂ©e ouverte, parlaquelle il voyait ce qui se passait auprĂšs du feu. Le chasseur laissa retomber la toile, sâĂ©loigna unpeu, puis cueillant un brin dâherbe, fit entendre le signal convenu, mais, dâune maniĂšre trop faible,pour ĂȘtre entendu de ses compagnons, plus Ă©loignĂ©s que Winnetou.
« Le grillon chante ! » dit un des Shoshones.« Bon signe ! » reprirent les autres avec insouciance.Cependant, Winnetou avait de nouveau, dĂ©posĂ© son fusil et se glissait vers la tente.« Mon frĂšre mâappelle ? » demandait-il tout bas.« Oui, les prisonniers ne sont point ici⊠que faire ? »« Il faut voir dans les autres tentes !« Mais voilĂ Tokoi-tey, le Cerf noir.« Ouff, le grand chef ! Seul ? »« Oui ! »« Cela suffirait ! »« Je le crois aussi, on ne saurait se procurer un meilleur otage ! »« Mon frĂšre pense-t-il pouvoir agir sans que les Shoshones sâen aperçoivent ? »« Je lâespĂšre ! »« Les Shoshones verront bien que le chef a changĂ© de place ».« Ne lui est-il pas permis de se retirer Ă lâintĂ©rieur de sa tente ? » Que mon frĂšre Winnetou
sâapprĂȘte Ă me seconder.Cet Ă©change de paroles ne put ĂȘtre entendu de personne ; les deux interlocuteurs remuaient Ă
peine les lĂšvresâ; Winnetou souleva, avec des prĂ©cautions infinies la toile delĂ tente, et Shatterhand,rampant Ă plat ventre, sâinsinua Ă lâintĂ©rieur, si prestement, que le Cerf noir nâeut pas le temps defaire un seul geste :
Winnetou restait couchĂ© sous la toile, prĂȘt Ă sâĂ©lancer Ă son tour. Shatterhand, prompt commelâĂ©clair, assĂ©na, sur la nuque du chef des Shoshones, un grand coup de poing ; le Cerf noir tomba Ă la renverse ; ses bras sâagitĂšrent dans le vide, puis il perdit connaissance.
« Victoire ! dit Winnetou, mon frĂšre blanc a mis dans son poing la force dâun ours !« Seulement, il sâagit dâemporter le chef et la sentinelle. Les emporter encore, passe, mais les
empreintes vont nous trahir ! » murmura Shatterhand.Un cri dâalarme lâinterrompit :
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« Lâennemi, lâennemi ! » rĂ©pĂ©tait une voix, Ă©tranglĂ©e.« La sentinelle a repris ses sens ! Fuyons, emportons-la vite ».Winnetou courut Ă lâendroit oĂč ils avaient laissĂ© le Shoshone garrottĂ©, et le chargea sur ses
Ă©paules, puis, sâĂ©lança Ă travers les hautes herbes.Shatterhand, malgrĂ© lâimminence du pĂ©ril, sâarrĂȘta quelques instants Ă lâarriĂšre de la tente, et
tirant les petites branches, quâil avait mises dans sa ceinture, les planta dans le sol en forme de croixou dâX ; aprĂšs quoi, il prit le chef sur son dos et sâenfuit.
Les Shoshones sâĂ©taient groupĂ©s autour du feu, mais leurs yeux, habituĂ©s Ă la lumiĂšre, nedistinguaient rien dans lâobscuritĂ©. Pendant quâils couraient, se demandant de quel cĂŽtĂ© venait ce cridâalarme, Winnetou et Old Shatterhand Ă©taient dĂ©jĂ hors dâatteinte.
LâApache fut obligĂ© nĂ©anmoins dâarrĂȘter un instant sa course pour resserrer le bĂąillon de sonprisonnier, qui parvenait encore Ă profĂ©rer quelques sons.
« Que nous apportez-vous donc lĂ ? » demanda le grand Davy, du plus loin quâil aperçût lesdeux amis.
« Des otages ! rĂ©pondit Shatterhand, garrottez vite le chef ! »« Le chef ! Impossible ! »« Je vous lâaffirme ! »« Seigneur ! quel coup de maĂźtre ! On en parlera longtemps ! Enlever le Cerf noir du milieu de
ses guerriers ! Câest un exploit digne de vous, messieurs ! »« Allons, hĂątons-nous de rejoindre nos chevaux sur la montagne !⻫ Mon frĂšre peut ne pas se presser, reprit lâApache ; nous verrons beaucoup mieux, dâici que
dâen haut, ce qui se passe chez les Shoshones. »« Câest vrai. Les Shoshones ignorent Ă qui ils ont affaire et quel est notre nombre ; du reste, ils
ne devineront rien avant le jour. »« Winnetou va leur donner un signe qui peut-ĂȘtre les dĂ©cidera Ă quitter leur camp ! »En disant ces mots, lâApache prit son revolver dont il dirigea les canons vers le sol.
Shatterhand devina son dessein :« Attention ! sâĂ©cria-t-il, ne laissez pas apercevoir aux Indiens la lueur du tir, essayons de les
tromper par lâĂ©cho : vos manteaux, messieurs ! »Le grand Davy enleva sa fameuse pĂšlerine de caoutchouc, les autres firent de mĂȘme et tinrent
leurs vĂȘtements, devant lâarme de Winnetou qui fit entendre une double dĂ©tonation, sourdementrĂ©pĂ©tĂ©e dans le bas de la vallĂ©e. Les Shoshones, Ă©tonnĂ©s et dĂ©concertĂ©s, rĂ©pondirent par desexclamations bruyantes.
Nâentendant plus rien, les Indiens avaient fini par sâimaginer que le cri dâalarme qui causaitleur alerte avait Ă©tĂ© poussĂ© par erreur. Mais il fallait interroger la sentinelle, ce soin appartenait auchef, pourquoi celui-ci ne se montrait-il point ? Plusieurs guerriers rouges, inquiets, se dirigĂšrentvers la tente du Cerf noir quâils trouvĂšrent vide.
« Le chef est allĂ© au-devant de la sentinelle, » opina lâun dâeux.« Mon frĂšre se trompe, rĂ©pondit un autre ; il nâaurait pu quitter sa tente sans que nous le
voyions. »« Mais sâil nâest pas ici, il doit ĂȘtre tout prĂšs, Ă moins que Wakon-touka, le mĂ©chant Esprit, ne
lâait enlevĂ©.Alors, un vieux guerrier reprit gravement :« Le mauvais Esprit peut tuer et porter malheur, jamais il nâemporterait un cadavre. Si le chef
a disparu sans sortir, câest que.... »Il nâacheva pas et entra dans la tente dont il releva complĂštement la portiĂšre de toile. La lueur
rougeĂątre du feu Ă©claira alors, lâespace restĂ© sombre.« Ouff ! sâĂ©cria le vieillard, le chef a Ă©tĂ© emportĂ© ! »Personne ne rĂ©pondit, ce que disait le vieil Indien paraissait invraisemblable, mais les Indiens
ne contestent jamais les assertions dâun ancien.
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« Si mes frĂšres ne me croient pas, quâils regardent ! reprit le vieux guerrier. La tente a Ă©tĂ©ouverte. Voyez-vous ces branches fichĂ©es dans la terre ? Je connais ce signe ; câest celui delâhomme que les visages pĂąles nomment Old Shatterhand ; câest lui qui a enlevĂ© le Cerf noir ! »
En ce moment retentit la double dĂ©tonation du revolver de lâApache. Les Apaches, nouslâavons dit, poussĂšrent des cris affreux.
« Ăteignez vite le feu ! » ordonna le vieux guerrier.On lui obĂ©it. En lâabsence de leurs chefs, les Indiens se rangent volontiers sous les ordres du
plus ĂągĂ© dâentre eux. Le camp fut bientĂŽt plongĂ© dans lâobscuritĂ©. Chacun saisit ses armes, et surlâordre de lâancien ils se placĂšrent en cercle autour des tentes, pour recevoir lâennemi, de quelquecĂŽtĂ© quâil se prĂ©sentĂąt.
Des quatre sentinelles placĂ©es en dehors du camp, une manquait. CâĂ©tait justement Moh-aw ouMoskiko, le fils du chef, qui, tout jeune encore, avait dĂ©jĂ donnĂ© tant de preuves de sa bravoure.
On se mit Ă sa recherche. Un des Indiens revint presque aussitĂŽt avec le fusil de Moskiko quâilavait trouvĂ© dans lâherbe. Il Ă©tait arrivĂ©, sans nul doute, malheur au fils du Cerf noir.
Le vieux guerrier dĂ©libĂ©ra pendant quelques minutes avec les Indiens les plus expĂ©rimentĂ©s dela troupe ; il fut dĂ©cidĂ© quâon attendrait le lever du jour ; que la tente oĂč Ă©taient renfermĂ©s lesprisonniers serait particuliĂšrement gardĂ©e, et les chevaux attachĂ©s au milieu du campement.
Pendant ce temps, les chasseurs veillaient Ă ce que leurs otages ne pussent se faire entendre,quand ils auraient repris connaissance. Le bruit de pas des chevaux que les Indiens rassemblaientparvint Ă leurs oreilles.
« Mes frĂšres, Ă©coutez ! dit Winnetou ; les Shoshones rĂ©unissent leurs chevaux pour lesattacher auprĂšs des tentes ; ils nâentreprendront rien avant le lever du jour ! partons ! »
« Oui, nous nous entendrons là -bas, avec le chef, appuya Shatterhand, qui chargea de nouveauson prisonnier sur ses robustes épaules.
Il se mit à gravir la montagne, suivi par ses compagnons. Winnetou portait Moskiko. Arrivésau sommet, ils constatÚrent que leur jeune ami, Vohkadeh, avait rempli consciencieusement sesfonctions.
« Donnez-moi les gars, sâĂ©cria le grand Davy prĂ©parant son lasso, je vais les lier avec lesautres ! »
« Non, rĂ©pondit Shatterhand ; nous ne sĂ©journerons pas ici. Dâailleurs, laissez-moi parler auchef et lui ĂŽter son haillon ; il aura beau crier maintenant, on ne lâentendra point ! »
« Que mon frĂšre me permette de le conduire plus loin encore, interrompit lâApache ; il y a lĂ -bas un lieu favorable pour une halte. »
« Pourra-t-on y allumer du feu ? » demanda Shatterhand.« Oui ! quâon lie les prisonniers sur les chevaux ! » On obĂ©it et la petite troupe sâavança en
bon ordre, malgrĂ© les tĂ©nĂšbres de la nuit, augmentĂ©es par lâĂ©paisseur de la forĂȘt. Winnetou frayait lechemin comme toujours ; on nâavançait quâĂ petits pas. Au bout dâune demi-heure, lâIndiensâarrĂȘta ; on dĂ©tacha les prisonniers, on alluma du feu avec des branches ramassĂ©es Ă la hĂąte.Winnetou connaissait bien ce lieu dont le choix Ă©tait excellentâ; de grandes fougĂšres, et des buissonstouffus le protĂ©geaient, on pouvait y faire du feu sans crainte dâĂȘtre trahi par la flamme ou la fumĂ©e.Shatterhand se servit de son Punks, espĂšce de briquet, et bientĂŽt les menues branches sâallumĂšrent.
Le Cerf noir, couchĂ© sur lâherbe, observait les prĂ©paratifs ; quand ils furent terminĂ©s,Shatterhand enleva le bĂąillon du Shoshone, sans que celui-ci sâabaissĂąt Ă faire le moindre geste, ou Ă pousser le moindre soupir, indiquant un soulagement. Un guerrier rouge ne doit laisser voir ni sasouffrance, ni sa satisfaction ; il se fait une loi de lâimpassibilitĂ© apparente.
Shatterhand sâassit auprĂšs du feu et considĂ©ra son ennemi.Tokvi-tey Ă©tait de forte corpulence ; il portait un vĂȘtement de buffle, taillĂ© Ă la mode indienne,
sans ornementsâ; il avait, suspendues Ă sa ceinture, une vingtaine de chevelures scalpĂ©es, ainsi quâunformidable couteau. Son visage nâĂ©tait point peint ; on y voyait trois cicatrices profondes quisillonnaient ses jouesâ; il fixait les yeux sur le feu, dâun air dâimperturbable indiffĂ©rence.
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« Tokvi-tey ne porte pas les couleurs de guerre, dit Shatterhand, sâadressant Ă son prisonnier,pourquoi a-t-il agi en ennemi, vis-Ă -vis de gens paisibles ? »
LâIndien se tut, il affecta mĂȘme de ne pas regarder son interlocuteur.« La crainte rend muet le chef des Shoshones ! » reprit Shatterhand, avec un sourire.LâIndien, Ă ces mots, rugit de colĂšre.« Tokvi-tey ne connaĂźt pas la peur ; il ne craint ni son ennemi, ni la mort ! » sâĂ©cria-t-il.« Si Tokvi-tey ne craint rien, pourquoi use-t-il de ruses ? pourquoi nâa-t-il point peint son
visage des couleurs de la guerre⊠Pourquoi les Shoshones ont-ils traĂźtreusement montrĂ© un visagede paix, nâest-ce pas agir lĂąchement ? Comment le Cerf noir sâexcusera-t-il dâune telle ruse ? »
« Le Cerf noir nâĂ©tait pas avec ses hommes quand ils ont poursuivi les visages pĂąles ! »« Alors il fallait que le chef donnĂąt la libertĂ© aux prisonniers quâon lui amenait, car les
Shoshones nâont point encore dĂ©terrĂ© leurs tomawacks de guerre ; ils font paĂźtre leurs troupeauxdans les plaines de la riviĂšre Tongue et prĂšs de la montagne de Bighorn ; ils trafiquent avec lesblancs ; comment aprĂšs tout cela, osent-ils enchaĂźner des hommes qui ne les ont jamais offensĂ©s ? »
Le regard du Peau-Rouge devenait féroce, pourtant sa voix restait calmé.« Quel est ton nom ? demanda-t-il, en as-tu un ? »« Ne vois-tu pas que je porte des armes ? donc je possÚde un nom ; tu le connaßtras du reste et
tu sauras que je ne suis pas un traßtre. Donne la liberté aux deux prisonniers blancs et combatsensuite ouvertement avec nous ! »
« Ils ont osĂ© venir au lac de sang, ils mourront ! »« Tu mourras avant eux ! »« Le Cerf noir tâa dĂ©jĂ dit quâil ne craint pas la mort, il la dĂ©sire aujourdâhui ! »« Pourquoi ? »« Captif dâun blanc ; arrachĂ© Ă son wigwam, il a perdu lâhonneur. Il mourra sans pouvoir
entonner le chant de guerre ; on ne lâensevelira pas dans son tombeau, tout droit sur son cheval,avec les scalpes de ses ennemis ; on le couchera dans la sable et son corps y deviendra la pĂąture desvautours dĂ©goĂ»tants ! »
Ces paroles furent prononcĂ©es dâun ton lent et monotone, sans quâun des traits du visage delâIndien se contractĂąt. Pourtant chacune dâelles attestait une douleur poignante et profonde.
CâĂ©tait en effet, une honte insupportable, pour un chef, que dâavoir Ă©tĂ© ainsi enlevĂ© de sa tenteau milieu de tous ses guerriers armĂ©s.
Shatterhand se sentit remuĂ© jusquâau fond des entrailles, mais dissimulant son Ă©motion, ilpoursuivit.
â Tokvi-tey a mĂ©ritĂ© son sort, cependant il vivra quoiquâil soit mon prisonnier ; je suis prĂȘt Ă lui rendre sa libertĂ©, sâil sâengage Ă ordonner aux siens de nous remettre, sains et saufs, les deuxvisages pĂąles.
Le Peau-Rouge rĂ©pondit, avec une certaine ironie.« Tokvi-Tey ne doit plus vivre, il demandĂ© la mort ! Quâon lâattache joyeux au poteau de la
torture, mais quâon ne lui parle pas dâun nouveau dĂ©shonneur ; il subira sans sourciller tous lessupplices !
« Je ne tâattacherai point au poteau de la torture, je suis chrĂ©tien, si je tuais une bĂȘte mĂȘme, jetĂącherais de ne pas la faire souffrir. Dâailleurs tu mourrais inutilement, ta mort ne sauraitmâempĂȘcher de dĂ©livrer les prisonniers que retiennent tes hommes !
« Ne lâessaie pas ! Tu as pu me prendre en traĂźtre, mâenlever de ma tente, en rampant derriĂšremoi, dans lâobscuritĂ© de la nuit, il te serait impossible dâenlever les faces pĂąles, car les guerriersShoshones veillent maintenant. Les blancs ont osĂ© monter vers le lac du sang, ils y doivent mourirdans de longs supplices. Tu mourras aussi, car tu as vaincu le Cerf noir ; son fils Moh-aw, sonunique enfant, lâorgueil de ses yeux, le vengera ! Moh-aw avait peint dĂ©jĂ son visage des couleursde la guerre ; il Ă©tait dĂ©signĂ© pour donner le coup de la mort aux faces pĂąles et maintenant il cherche
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son pĂšre ! Un mouvement se fit, en cet instant, dans le groupe qui entourait les deux interlocuteurs,Martin Baumann sâavança et dit Ă lâoreille de Shatterhand :
« Sir, Winnetou mâapprend que le second prisonnier est le propre fils du chef ! »« Quâil lâamĂšne ! » sâĂ©cria Shatterhand enchantĂ©.Se rapprochant alors de lâIndien il reprit la conversation interrompue :« Crois-tu que ton fils nous ait Ă©chappĂ© ? demanda-t-il, ce nâest quâun enfant ! »Cette fois, le chef des Shoshones, entendant parler avec mĂ©pris de son fils, ne put contenir son
indignation. Ses sourcils se froncĂšrent et ses yeux jetĂšrent des flammes, quand il sâĂ©cria :« Qui es-tu pour oser parler ainsi de mon fils ? Essaie de lutter avec luiâ! »« Peuh ! Je ne me mesure pas avec les novices ! »« Moh-aw nâest pas un novice ! Il a combattu les Sioux Ogallalas, et en a vaincu plusieurs. Il a
les yeux dâun aigle et lâouĂŻe dâun oiseau de nuit. Aucun ennemi ne peut le surprendre ; il vengerason pĂšre par le sang des visages pĂąles ! »
Le Cerf noir parlait encore lorsque Davy vint déposer le jeune Indien aux pieds deShatterhand.
« Voilà le merle ! » dit-il.« Débarrassez-le de son bùillon, ordonna le chasseur.Davy obéit. Quand le visage de Moh-aw fut découvert, les deux Shoshones se regardÚrent,
effrayĂ©s. Le chef, muet de surprise et de douleur, ne bougeait pas, mais tout son sang affluait Ă sesjoues ; son fils, cĂ©dant Ă lâĂ©motion, sâĂ©cria :
« Ouff ! Tokvi-tey prisonnier aussi ! Le grand Esprit a dĂ©tournĂ© ses yeux de ses enfants ! »« Tais-toi, reprit le pĂšre, dâune voix tonnante ; aucune femme des Shoshones ne versera une
larme si Tokvi-tey et Moh-aw disparaissent dans les brouillards de la mort ! Ils ont fermĂ© les yeux etles oreilles ; ils sont devenus sans cervelle comme les crapauds qui se laissent dĂ©vorer par lesserpents ! Honte sur le pĂšre et honte sur le fils ! aucune bouche ne parlera dâeux ! Mais le sang desvisages pĂąles coulera avec le leur ; il yen a deux entre les mains de nos guerriers ; ils paieront pournous ! Honte pour honte et sang pour sang ! »
Shatterhand alla au grand Davy et lui dit tout bas ;« Va chercher les autres prisonniers, nĂ©anmoins que Winnetou ne se montre point encore ! »Davy sâĂ©loigna.« Eh bien ! demanda Shatterhand, le Cerf noir voit que je ne lâai pas trompĂ©, mais jâestime le
chef des Shoshones, car il a la renommĂ©e dâun brave guerrier, et ses avis sont apprĂ©ciĂ©s dans leconseil des anciens. Moh-aw, son fils, marche sur ses traces ; je vous offre, Ă tous deux, la libertĂ© enĂ©change de celle des deux prisonniers blancs ! »
Le jeune Indien tressaillit ; à son ùge on aime la vie, son pÚre lui lança un regard courroucé etrépondit :
« Le Cerf noir et Moh-aw sont tombĂ©s, sans combattre, entre les mains dâun misĂ©rable visagepĂąle ; ils ne veulent plus vivre ! Que leur mort efface leur honte et entraĂźne celle des prisonniersblancs !
Il se tut soudain, en apercevant ses deux éclaireurs conduits par Davy, Bob et Martin.« Pourquoi le Cerf noir garde-t-il maintenant le silence ? demanda Shatterhand. Est-ce que la
douleur paralyse sa langue ? »Le chef baissa la tĂȘte sans rĂ©pondre. DerriĂšre lui, les branches sâagitaient. Shatterhand aperçut
lâApache qui lâinterrogea des yeux ; il lui fit un signe affirmatif :« Tokvi-tey comprend certainement sa situation, reprit le chasseur, quâil Ă©coute ce que je lui
propose : quâil accepte la libertĂ© pour lui et les siens en Ă©change de celle des blancs ! »« Non, mieux vaut mourir ! » sâĂ©cria le Chef.« Eh bien ! nous aurons les prisonniers malgrĂ© vous ! »« Qui sait si le grand Manitou ne vous aveuglera pas comme il nous a aveuglĂ©s nous-mĂȘmes,
vous qui nâavez ni nom, ni exploits Ă raconter, et qui marchez en compagnie dâun noir !
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« Mon frĂšre parle comme un insensĂ© ! interrompit Shatterhand. Nous avons des noms et noussommes braves ; nous ne faisons pas la guerre aux fils des Shoshones mais aux chiens dâOgallalasqui nous ont offensĂ©s. Vous refusez de nous rendre nos amis, eh bien partent nous les reprendronssans vous, et malgrĂ© vous ! »
Et sâapprochant du chef, il coupa ses liens ; il jouait gros jeu ; mais il connaissait assez lecaractĂšre indien pour risquer ainsi, son va-tout.
Le chef ne put dominer sa surprise ; lâacte de ce blanc lui semblait merveilleux. Shatterhandne sâen tint pas lĂ , il coupa ensuite les cordes qui liaient le fils du chef. Le Cerf noir le regardaitfaire ; il porta la main Ă sa ceinture et sentit le couteau qui y Ă©tait restĂ© attachĂ©, un Ă©clair de joiesauvage brilla dans ses yeux.
« Nous sommes libres, sâĂ©cria-t-il, mais les vieilles femmes de la tribu nous montreraient audoigt, si nous rentrions dans le wigwam, car nous avons Ă©tĂ© emmenĂ©s captifs par des hommes sansnoms ! Le sang de nos veines peut seul laver la honte qui nous couvre : Tokvi-tey mourra aprĂšsavoir immolĂ© son fils ! »
Saisissant son couteau, il bondit vers Moh-aw, prĂȘt Ă lui en enfoncer la lance29 dans le cĆur, etĂ sâen frapper ensuite ; soudain, une voix bien connue lâarrĂȘta :
« Tokvi-tey ! » répétait cette voix.« Winnetou ! » répondit avec surprise le chef des Shoshones.« Le Cerf noir prend-il Winnetou pour un coyote ? »Le coyote est le chien sauvage des prairies ; on donne aussi ce nom à une petite espÚce de
loup. Ces deux sortes dâanimaux se montrent si poltrons, que leur nom est la plus sanglante injurequâon puisse adresser Ă un guerrier.
« Qui ose le dire ? » demanda le Shoshone.« Tokvi-tey ! »« Tokvi-tey ?« Tokvi-tey nâa-t-il pas appelĂ© ses vainqueurs des chiens sans nom ? »« Winnetou se trouve-t-il parmi eux ? »« Oui, Winnetou a aidĂ© son frĂšre blanc ! »Du geste, il dĂ©signait Shatterhand.« Ouff ! ouff ! sâĂ©cria le Cerf noir : si Winnetou appelle cet homme son frĂšre, je le connais ;
câest Nonpay-Klama, le cĂ©lĂšbre chasseur que les blancs nomment Old Shatterhand. Les yeux deTokvi-tey ont enfin la joie de le voir ! »
Son regard interrogeait tour Ă tour Shatterhand et Winnetou. Ce dernier rĂ©pondit :« Lâesprit de mon frĂšre rouge Ă©tait donc trop fatiguĂ© pour rĂ©flĂ©chir ? Celui qui a abattu dâun
seul coup de poing le Cerf noir ne pouvait ĂȘtre un guerrier ordinaire. Mon frĂšre veut-il encoremourir ? »
« Non, répondit le Shoshone, soupirant profondément : il peut vivre ! »« Mon frÚre rouge ne sait-il pas que Old Shatterhand et Winnetou sont les amis de tous les
braves guerriers de sa race ? »« Tokvi-tey le sait ! »« Quâil choisisse donc dâĂȘtre notre frĂšre ou notre ennemi ; sâil veut ĂȘtre notre frĂšre, ses
ennemis seront les nĂŽtres ; sâil sây refuse, nous ne le retiendrons pas prisonnier, il est libre lui, sonfils et ses deux Ă©claireurs, mais il y aura beaucoup de sang versĂ© pour la dĂ©livrance des prisonniersblancs et il en sera cause ! »
Un profond silence suivit ces paroles ; lâimpression quâelles produisaient Ă©tait grande. Tokvi-tey se baissa pour enfoncer son couteau dans la terre, puis il rĂ©pondit lentement :
« De mĂȘme que disparaĂźt le tranchant de ce couteau, ainsi sâefface toute inimitiĂ© entre les filsdes Shoshones et les braves guerriers rĂ©unis ici ! »
Brandissant son couteau, il poursuivit :
29 Note winnetou.fr : erreur typographique, il faut lire « lame » et non « lance ».
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« Que cette arme se tourne contre tous ceux qui se déclareront les ennemis des Shoshones etde leurs frÚres, hough !
« Hough ! hough ! » sâĂ©criĂšrent en chĆur les Indiens.« Mon frĂšre a fait un heureux choix, reprit Old Shatterhand. Je lui prĂ©sente aussi Davy-
Konskey, le chasseur renommé. Tokvi-tey connaßt-il le nom des visages pùles, captifs dans soncamp ? »
« Non ! »« Ils se nomment Jemmy et Frank le boiteux. Ce dernier est le compagnon de Mato-poka, le
chasseur dâours. »« Mato-Poka ! sâĂ©cria le chef indien surpris ; pourquoi les faces pĂąles ont-elles gardĂ© le
silence ? Ne savent-elles pas que Mato-poka est le frÚre des Shoshones ? Il a sauvé la vie à Tokvi-tey poursuivi par les Sioux Ogallalas ! »
« Il tâa sauvĂ© la vie ! Eh bien, tu vois ici Martin, son fils, et Bob, son fidĂšle serviteur. Lechasseur dâours est tombĂ© entre les mains des Ogallalas, nous sommes rĂ©unis pour essayer de ledĂ©livrer, car les Sioux vont le faire pĂ©rir avec cinq de ses compagnons. »
« Les chiens dâOgallalas veulent la mort du chasseur dâours ? sâĂ©cria Tokvi-tey. Que le grandManitou les confonde ! Combien sont-ils ? »
« Cinquante-six. »« Ouff ! nous les attaquerons ; fussent-ils dix mille ! OĂč se trouvent-ils Ă prĂ©sent ? »« Ils se sont dirigĂ©s vers la montagne sur laquelle sâĂ©lĂšve la tombe du Brave Buffle. »« Ceux qui ont osĂ© porter la main sur le chasseur dâours pĂ©riront comme a pĂ©ri ce chef ! Que
mes frĂšres me suivent au camp ; nous y fumerons ensemble le calumet de paix, et nous chercheronsensuite le moyen dâattaquer au plus vite ces chiens dâOgallalas ! »
Les prĂ©paratifs furent bientĂŽt terminĂ©s ; on enleva les liens des deux Ă©claireurs. Davy fĂ©licitaShatterhand de la façon dont il avait conduit les affaires, puis on se mit en route. ArrivĂ©s sur lahauteur qui dominait le campement, Tokvi-tey sâarrĂȘta, se fit un porte-voix des deux mains et cria :
« Rallumez le feu pour le conseil ! »Une voix rĂ©pondit aussitĂŽt :« Qui a parlĂ© ? »« Tokvi-tey ! Moh-aw ! » rĂ©pĂ©tĂšrent lâun aprĂšs lâautre le chef et son fils.Des cris de joie sâĂ©levĂšrent aussitĂŽt ; on vit jaillir une flamme haute et claire.Les Shoshones quoiquâils aient cru reconnaĂźtre parfaitement les deux voix, prirent nĂ©anmoins
la prĂ©caution dâenvoyer quelques-uns des leurs au-devant de la petite troupe.Lorsquâils eurent vu de leurs yeux, le Chef, son fils et les deux Ă©claireurs, ils firent Ă©clater les
transports dâallĂ©gresse, mais sâĂ©tonnĂšrent de les trouver entourĂ©s de visages pĂąles ; cependant ils nese permirent pas la moindre question. Le vieux guerrier qui les conduisait, dit seulement :
« Tokvi-tey est un grand enchanteur ; il sait disparaĂźtre de sa tente sans laisser de traces ! »« Mes frĂšres ont-ils cru que le Cerf noir avait disparu comme la fumĂ©e qui sâĂ©vapore en
montant dans les airs ? Nâont-ils pas eu dâyeux pour voir ce qui est arrivĂ© ? »« Les guerriers des Shoshones ont des yeux ; ils ont trouvĂ© le signe du cĂ©lĂšbre chasseur blanc ;
ils ont pensĂ© que leur chef et lui, devaient sâĂȘtre rejoints.« Mes frĂšres ont bien pensĂ©, reprit en souriant le Cerf noir ; je leur amĂšne Shatterhand et
Winnetou, le grand chef des Apaches ! »« Ouff ! ouff ! sâĂ©criĂšrent les Indiens enthousiasmĂ©s.« Ces guerriers sont venus fumer avec nous le calumet de paix, poursuivit le chef ; ils
demandent quâon leur rende leurs compagnons, prisonniers dans notre camp. Ils ont eu, entre leursmains, la vie du Cerf noir et de son fils et se sont montrĂ©s gĂ©nĂ©reux ; nos guerriers ne repousserontpas leur rĂ©clamation ; dâailleurs ils auront en Ă©change le scalpe de nombreux Sioux Ogallalas. Enattendant le lever du jour, que les guerriers sâassemblent autour du feu ; quâils prient le grand Espritde leur livrer les Ogallalas, un grand combat va ĂȘtre donnĂ© !
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Les guerriers se turent avec respect mais leur visage tĂ©moignait dâune approbation complĂšte.Quelques-uns dâentre eux sâĂ©loignĂšrent pour ramener bientĂŽt les deux prisonniers prĂšs du bivouac.Ceux-ci marchaient dâun pas chancelant ; leurs liens avaient gĂȘnĂ© la circulation du sang, lesextrĂ©mitĂ©s commençaient Ă enfler.
« HĂ© bien ! mon pauvre Jemmy, tu tâes donc laissĂ© prendre ? » sâĂ©cria le grand Davy,apercevant son ami.
« Si tu avais Ă©tĂ© Ă ma place, je serais curieux de savoir comment tu lâen serais tirĂ© ! rĂ©ponditJemmy aigrement. Master Shatterhand a dĂ» dĂ©jĂ tâexpliquer la chose ; nous nous sommes rendus,parce que câĂ©tait le seul moyen de sauver notre peau ; nous comptions, du reste, sur la promesse dubrave chasseur ! »
« Calme-toi, mon ami, je nâai jamais doutĂ© de ton courage, mais je suis si content de te revoir,quâil faut bien plaisanter un peu ! »
Sâadressant Ă Old Shatterhand, Jemmy lui dit avec effusion :« Câest Ă vous, Master, que je suis redevable de ma libertĂ©, comment vous en remercier ? Si
jamais vous avez besoin de moi, suffit ! à la vie, à la mort ! Je ne fais point de phrases. »« Vos compagnons ont droit, comme moi, à vos remerciements, répondit Shatterhand ; ils nous
ont bravement secondĂ©s. Winnetou, plus que tout autre, vous a tirĂ© de ce mauvais pas ! »Jemmy serra dâune façon vigoureuse, la main du chef apache.« Eh bien, dit-il, comme pour Shatterhand, reconnaissance sans bornes ! Vous mâentendez,
mon frÚre rouge ! »On expliqua en peu de mots aux prisonniers tout ce qui venait de se passer ; aprÚs quoi, les
Indiens Ă©tant prĂȘts, on tint gravement le conseil.
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III
WlHT-E-KEH-FA-VAKON.
La troupe, composĂ©e de nos anciennes connaissances auxquelles sâĂ©taient joints les guerriersdes Shoshones, se dĂ©roulait comme un long ruban sombre au travers de la prairie des Herbes bleuesqui descend du Devils-Head entre la Bighorn et la montagne des Serpents Ă sonnettes, jusquâĂ lacontrĂ©e dans laquelle le Greyball-Creek mĂȘle ses eaux claires Ă celles du fleuve Bighorn.
Les prairies, des Herbes bleues sont peu frĂ©quentes dans lâOuest ; elles sâĂ©tendent surtout dansles terrains humides oĂč lâherbe dĂ©passe souvent en hauteur la taille dâun homme, souvent mĂȘme,celle dâun homme Ă cheval. En ce cas, câest avec dâextrĂȘmes difficultĂ©s que le chasseur suit, aumilieu de cette mer de verdure, le chemin tracĂ© par les buffles, car les hautes herbes lui cachent lalumiĂšre du jour.
Si le temps se couvre et que le voyageur manque de boussole, il ne parvient plus Ă se tirer delâinextricable fouillis ; il se retrouve le lendemain Ă la place oĂč il Ă©tait la veille. Il a tournĂ© sur lui-mĂȘme, suivi sa propre trace Ă rebours, la prenant pour celle dâun ennemi, jusquâĂ ce quâenfin ildĂ©couvre son erreur, aprĂšs mille dangers et mille souffrances. MĂȘme dans le sentier des buffles, ilrisque continuellement sa vie, exposĂ© Ă des agressions dont il ne peut se garer, assailli tantĂŽt par desbrigands, tantĂŽt par des bĂȘtes sauvages, tantĂŽt par un vieux buffle abandonnĂ© du troupeau, maisencore assez vigoureux pour renverser un piĂ©ton, tantĂŽt par un Indien quâon nâa ni vu, ni entenduvenir, et qui surgit menaçant, Ă quatre pas.
Les Shoshones sâavancĂšrent en file indienne, chaque cheval emboĂźtant le pas derriĂšre celui quile prĂ©cĂ©dait. Tous les yeux interrogeaient attentivement la moindre agitation des branches, seproduisant en sens contraire du vent, toutes les oreilles Ă©piaient le plus lĂ©ger bruit. LâĂ©claireur,ramassĂ© sur son cheval, la tĂȘte fortement inclinĂ©e en avant, fermait les yeux ou du moins semblaitles fermer pas un muscle de son corps ne bougeait, son cheval lui-mĂȘme marchait dâune façonpresque mĂ©canique. On eĂ»t pu croire le cavalier endormi par sa bĂȘte, alors que toutes les facultĂ©s delâhomme se concentraient dans une attention profonde et continuelle et que son Ćil demi-clos,observait avec insistance les plus petits dĂ©tails. Au bruit le plus lĂ©ger, la sentinelle sâĂ©veille de sonapparente torpeur. Si lâennemi est aperçu, le cavalier saisit aussitĂŽt son casse-tĂȘte, et par un rapidemouvement quitte la selle, restant suspendu, Ă lâaide dâun pied et dâun bras, aux courroies de soncheval, de maniĂšre Ă se faire un rempart avec le corps de lâanimal. Celui-ci sâanime comme sonmaĂźtre, bondit et se perd en quelques sauts, parmi les Ă©pais fourrĂ©s. Ce que le premier de la fileexĂ©cute si prestement, tous lâimitent en un clin dâĆil.
CâĂ©tait avec de semblables prĂ©cautions que notre petite troupe sâengageait dans les herbesbleues, Ă sa tĂȘte marchaient Shatterhand, Winnetou, et le Cerf noir, les blancs venaient aprĂšs lesIndiens ; Bob fermait la marche.
Ce dernier ne faisait aucun progrĂšs dans lâart de lâĂ©quitation ; il tombait Ă chaque instant dedroite et de gauche, en priant, geignant sur tous les tons de la gamme chromatique ; jurant, avecforce grimaces, quâil ferait payer cher aux Sioux, toutes ses fatigues !
Les Shoshones, mĂȘme les plus graves, riaient Ă gorge dĂ©ployĂ©e en entendant ses plaintes. Undâentre eux qui comprenait un peu lâanglais, le surnomma Bob le glisseur, Sliding Bob ; le mot allade bouche en bouche et devint un sobriquet qui resta au nĂšgre.
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Lâhorizon, jusquâalors bornĂ© par une ligne unie, commençait, lorsquâon sortit des herbages, Ă laisser apercevoir les festons des montagnes. Lâair de ces contrĂ©es est si pur, que les objets fortĂ©loignĂ©s se dessinent trĂšs distinctement, lâĂ©lectricitĂ© y est telle que des Ă©tincelles jaillissent rienquâen se frottant les mains. Les Indiens appellent ce phĂ©nomĂšne « le feu de Moskito. » Le soir, lavoĂ»te cĂ©leste sâillumine parfois tout entiĂšre ; le spectacle, offre alors une beautĂ© indescriptible, unevĂ©ritable fĂ©erie dont lâimpression ne sâefface pas. Celui Ă qui il est donnĂ© de le contempler se sentbien petit en face de semblables merveilles ; il se souvient de Dieu, quâil oubliait peut-ĂȘtre au milieudes soucis de la vie errante, et il rĂ©pĂšte instinctivement les paroles du palmiste :
« Si je monte au ciel, je vous y vois, ĂŽ mon Dieu, si je descends dans les enfers, je vous ytrouve ; si je prends les ailes de lâaurore, câest votre main qui me conduit, votre droite qui soutientmon vol ! »
Les Indiens Ă©prouvent une impression pareille en face de ces merveilles de, la nature ; lorsqueles Ă©tincelles Ă©lectriques brillent Ă leurs yeux, ils sâĂ©crient avec un pieux respect :
« Câest le feu du wigwam du grand Manitou ! »« Jâai vu le grand Manitou dans la flamme ! » disent-ils encore.Ces dĂ©charges Ă©lectriques ont Ă©tĂ© funestes Ă plus dâun blanc, qui sâest aventurĂ© Ă combattre lĂ
nuit dans ces contrĂ©es. LâIndien ordinairement, ne se dĂ©fend que pendant le jour, persuadĂ© que leguerrier, tuĂ© durant la nuit, reste environnĂ© de tĂ©nĂšbres dans les prairies Ă©ternelles ; mais Ă©clairĂ© parle feu du grand Esprit, il nâhĂ©site pas Ă se battre aprĂšs le soleil couchĂ©.
Frank, trĂšs surpris du phĂ©nomĂšne quâil voyait pour la premiĂšre fois, demanda quelquesexplications Ă Pfefferkorn :
â Pourquoi Ă©claire-t-il donc si souvent par ici ? murmurait-il.â Parce que lâair est chargĂ© dâĂ©lectricitĂ©.â Ăa, je le sais aussi bien que vous, mais pourquoi lâair est-il plus chargĂ© dâĂ©lectricitĂ© en cet
endroit que dans tout autre ? Tout effet a une cause comme on dit dans lâalma pater ? »« Alma mater ! »« Oui, nâimporte ! La cause qui vous fait voir trente-six chandelles câest quelquefois une
bonne paire de soufflets, hein ? »« Eh bien, mon cher, puisque vous ĂȘtes si curieux, je vous dirai tout bonnement, que je nâen
sais rien ; peut-ĂȘtre les mĂ©taux contenus dans cette masse de rochers attirent-ils lâĂ©lectricitĂ© ?« Comment, les mĂ©taux ! Quâont-ils Ă faire ici ? »« Ce sont des conducteurs du fluide ; et puis nous approchons du pĂŽle magnĂ©tique. »« Ah ! OĂč se trouve-t-il ? »« Dans lâAmĂ©rique du Nord, encore assez loin⊠»« Laissez-moi le pĂŽle tranquille, il nây est pour rien »« LâĂ©lectricitĂ© est peut-ĂȘtre produite par le mouvement de rotation de la Terre plus senti sur les
hauteurs de ces Ă©normes montagnes. Ici, voyez-vous tout prend des proportions extraordinaires, lecourant Ă©lectrique comme le reste ! Ănormes plaines, arbres gigantesques, vents diaboliques,tempĂȘtes effroyables. Le vent fait tout danser : herbes coupĂ©es, poussiĂšre soulevĂ©e, et de tout celasort une Ă©lectricitĂ© qui sâemmagasine⊠VoilĂ ! »
« Peut-ĂȘtre, camarade ; en tous cas, contentons-nous de la dĂ©finition, regardez ! »Les lieux avaient changĂ© dâaspect ; plus de savanes, on sâavançait au milieu des bosquets
dâĂ©rables rouges ; ces arbres croissent gĂ©nĂ©ralement dans un sol marĂ©cageux ; rien quâĂ les voir, onpressentait lâapproche de quelque source rafraĂźchissante. Les Ă©claireurs sâarrĂȘtĂšrent Ă lâombre de cefeuillage ; ils venaient de remarquer des traces quâil fallait Ă©tudier. Du plus loin quâils aperçurent leschefs, ils firent signe de ne pas aller plus loin, afin de ne pas mĂȘler les empreintes.
Vohkadek, sans tenir compte de lâavertissement, poussait toujours son cheval ; lâun des guidessâĂ©tant fĂąchĂ©, il rĂ©pondit :
Vohkadeh sait ce quâil fait ; il reconnaĂźt les traces de son cheval. Les Sioux Ogallalascampaient en cet endroit, quand ils lâont envoyĂ© vers les tentes des Shoshones ; de lĂ , ils se sont
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dirigĂ©s Ă lâouest, vers le fleuve de la grosse Horn, et Vohkadeh a laissĂ© un signe, afin de pouvoirretrouver plus aisĂ©ment le chemin.
Lâendroit oĂč lâon sâĂ©tait arrĂȘtĂ© gardait encore les marques dâun campement, datant de quelquesjours, nĂ©anmoins un Ćil exercĂ© pouvait les reconnaĂźtre. Lâherbe foulĂ©e sâĂ©tait redressĂ©e, mais ilmanquait aux buissons avoisinants, le haut de leurs branches, les chevaux ayant mangĂ© les poussesles plus tendres.
« Alors, marchons ! » dirent les chefs, et la troupe reprit le petit trot. On Ă©tait pourtant aumoment le plus chaud de la journĂ©e ; les chevaux avaient besoin de repos, mais on voulait allerjusquâĂ la source prochaine.
La petite troupe sâengagea dans un large sentier, bordĂ© par de hautes montagnes ; lavĂ©gĂ©tation, rare au dĂ©but, devenait plus touffue Ă mesure quâon avançait ; les arbres sâĂ©levaientnombreux au milieu des herbages ; des frĂȘnes blancs, des chĂȘnes, des tilleuls balançaient leurscimes au-dessus de la tĂȘte des voyageurs ; on parvint bientĂŽt Ă lâentrĂ©e dâune Ă©paisse forĂȘt oĂč lâonpouvait espĂ©rer rencontrer lâeau. En effet, au bout de quelques minutes les cavaliers aperçurent unegorge profonde au milieu de laquelle coulait, en murmurant, un clair ruisseau. Devait-on sâengagerdans cette Ă©troite vallĂ©e ; nây aurait-il pas quelque pĂ©ril Ă y descendre ? Câest ce quâon se demanda,non sans inquiĂ©tude. Shatterhand observa minutieusement la lisiĂšre de la forĂȘt, releva la tĂȘte et ditdâun air grave :
« Il ne faut pas nous aventurer au fond de cette gorge ! »« Pourquoi ? » sâĂ©cria le grand Davy.« Ne voyez-vous pas cette branche de pin enfoncĂ©e dans le tronc dâun tilleul ? »« HĂ© ! sir, il peut se faire que le hasard lây ait mise ! »« Non, non, les Sioux ont voulu avertir Vohkadeh ; nous savons maintenant quelle direction ils
ont prise ! »Winnetou, à son tour, considéra en silence le tilleul, puis sauta en selle sans dire un mot,
suivant ses habitudes taciturnes.AprĂšs une marche dâun quart dâheure environ, on dĂ©couvrit enfin, un endroit trĂšs favorable Ă
un campement ; on y trouvait de lâeau, de lâombre et une herbe excellente pour les chevaux. Lescavaliers descendirent leurs montures, les Shoshones Ă©talĂšrent leurs provisions de viande ; lesblancs prĂ©parĂšrent aussi les leurs. AprĂšs avoir mangĂ©, les uns sâĂ©tendirent dans, lâherbe pour ydormir, les autres sâassirent par groupes et se livrĂšrent Ă ces longues causeries qui plaisent tant auxIndiens.
Le plus agitĂ© de tous Ă©tait le nĂšgre Bob ; mĂȘme descendu de cheval il continuait Ă gĂ©mir :« Massa Bob ĂȘtre malade, trĂšs malade, disait-il ; Massa Bob nâavoir plus de peau sur les
jambes ; les Sioux ĂȘtre cause. Massa Bob se venger bien fort ! »« Je connais un remĂšde Ă employer, dit Martin, assis prĂšs de lui. Cherche des pas dâĂąne et
poses-en la feuille sur tes Ă©corchures. »« OĂč trouver pas dâĂąne ? »« Cette plante croĂźt sur la lisiĂšre des forĂȘts ; il y en a sans doute dans les environs. »« Massa Bob pas connaĂźtre la feuille, comment pouvoir trouver ? »« Viens ! »Ils allaient sâĂ©loigner, lorsque Shatterhand, qui avait entendu leur conversation, les arrĂȘta :« Prenez vos fusils, leur dit-il, les prĂ©cautions ne sont pas inutiles ici ! »Le nĂšgre et son compagnon suivirent ce conseil, puis sâĂ©loignĂšrent, en longeant la lisiĂšre du
bois et en fouillant les herbes. Leurs recherches nâaboutissant point, ils sâĂ©cartĂšrent insensiblementdu reste de la troupe.
La vallĂ©e Ă©tait si calme et si ensoleillĂ©e ! Les papillons voltigeaient sur les fleurs, les scarabĂ©esbourdonnaient dans lâherbe, les ruisseaux gazouillaient sur les cailloux et la cime des arbresbaignait dans une belle lumiĂšre. Qui donc au milieu de tous ces enivrements de la nature, nâeĂ»toubliĂ© le danger !
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Cependant, Martin sâarrĂȘta soudain ; il avait remarquĂ© une sorte de sentier piĂ©tinĂ© qui partaitdes bords dâun ruisseau, pour aller se perdre parmi les arbres.
« Quâest-ce que cela ? demanda Bob, chemin ? »« Oui, un chemin ! Câest Ă©trange dans cette solitude ! »« Les bĂȘtes avoir fait sentier ! »« Peut-ĂȘtre, voyons-y de prĂšs ! Je nây reconnais ni les marques dâun sabot, ni celles des griffes
de certains animaux ; le tout est étrangement piétiné et embrouillé ; par là , on dirait en vérité que cesont des sabots de chevaux. »
« Ah bonheur ! Trouver opossums30 ! »Lâopossum est le rat des prairies ; il mesure quelquefois un demi-mĂštre. Sa chair blanche et
fine répand une odeur répugnante pour les blancs ; mais les nÚgres, moins difficiles, en font leurrégal.
« Un opossums ! reprit Martin, avec des sabots ? Ă quoi penses-tu ? »« Opossum ĂȘtre bon, trĂšs bon, sabots ou non ; Bob suivre chemin ! » rĂ©pĂ©tait le nĂšgre, sans se
laisser dĂ©tourner de son idĂ©e.« Reste ici ! sâĂ©cria Martin, point de sottises ! Il sâagit dâun animal beaucoup plus gros ; dâun
Ă©lan peut-ĂȘtre ! »« Oh ! dit Bob, faisant claquer sa langue ; Ă©lan donner beaucoup viande, suif et bonne peau !
Ălan encore meilleur ! »« Ne bouge pas !... Un Ă©lan aurait mangĂ© lâherbe en cet endroit ; si câĂ©tait une bĂȘte fĂ©roce ? »« Non, Bob trouver opossums, Bob donner la chasse Ă la bĂȘte ! Opossum pas manger herbes,
mais oiseaux et insectes ! »Le nÚgre partit en courant ; la perspective de son rÎti favori lui faisait oublier sa poltronnerie
ordinaire. Martin le suivit Ă regret, ils arrivĂšrent ainsi, sans quitter la lisiĂšre du bois, en un lieu oĂč leterrain sâĂ©levait brusquement et devenait fort escarpĂ© ; la piste continuait grimpant entre des arbreset des fragments de rochers. Le noir montait toujours, quoiquâil pĂ»t Ă peine distinguer la piste sousles hautes herbes et les enchevĂȘtrements dâune espĂšce de fourrĂ©. Martin lâentendit enfin crier detoutes ses forces :
« Massa venir, venir vite ! Massa Bob voir le nid de lâopossum ! »Le jeune homme se hĂąta ; il ne pouvait croire Ă la prĂ©sence dâun opossum et prĂ©voyait quelque
mĂ©prise dangereuse.« Attends-moi, rĂ©pondit-il de loin, ne bouge pas avant que jâarrive ! »« Massa Bob ĂȘtre prĂšs du nid de lâopossum ! » reprit le noir.Martin le rejoignit et le trouva arrĂȘtĂ© devant dâĂ©normes morceaux de rochers qui formaient
une sorte de caserne dont lâouverture Ă©tait obstruĂ©e par une profusion de broussailles : MĂ»riers etframboisiers sauvages, noisetiers au feuillage Ă©pais, confondaient leurs branches dans uninextricable enlacement, mais un passage Ă©troit avait Ă©tĂ© pratiquĂ© au milieu de cette haie naturelle.La piste, suivie jusquâalors, sây engageait, le nĂšgre sâapprĂȘtait Ă ramper jusque dans la caverne,Martin vit dâun coup dâĆil, le danger que courait Bob.
« Nâapproche pas ! Câest la caverne dâun ours ! Dâun ours, comprends-tu ? » lui cria-t-il.Et il tirait de toutes ses forces les jambes du noir. Un rugissement sourd se fit alors entendreâ;
au mĂȘme moment, Bob jeta un cri de frayeur :« JĂ©sus ! Un monstre ! O massa Bob ! »Avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair, il sâaccrocha aux branches qui pendaient autour de lui et chercha Ă
sâen servir pour grimper sur les rochers.« Est-ce que tu le vois ? » demanda Martin.Bob agita les lĂšvres pour parler, mais il ne put articuler une rĂ©ponse ; son fusil Ă©tait tombĂ© Ă
ses cĂŽtĂ©sâ; ses dents claquaient de frayeur. En mĂȘme temps, la tĂȘte dâun grizzli Ă©mergeait du fourrĂ©,Martin ramassa le fusil du nĂšgre, et se cachant derriĂšre un arbre, Ă©paula le sien pour tirer.
30 Note winnetou.fr : lâorthographe a Ă©tĂ© corrigĂ©e. Dans le livre on trouve « oppossum ».
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Lâours sâavançait avec lenteur ; ses petits yeux tournĂ©s, tantĂŽt vers le nĂšgre toujours suspendu auxbranches, tantĂŽt vers Martin plus Ă©loignĂ©, il semblait se demander lequel de ces deux ennemis ilallait attaquer le premier. Il se dressa enfin sur ses pattes de derriĂšre ; le fauve mesurait ainsi aumoins huit pieds de haut.
Le nĂšgre, voyant, se dresser le monstre Ă deux pas de lui, hurlait dâĂ©pouvante. Par unmouvement instinctif il grimpait toujours plus haut ; mais la cime de lâarbre Ă©tant trop faible poursupporter le poids de son corps, plia, et Bob tomba presque aux pieds de lâours qui concentra surlui, toute son attention.
Martin porta la main Ă sa poitrine, sur laquelle reposait toujours la petite poupĂ©e de sa sĆur.« Luddy, murmura-t-il, je vais te venger ! »Dâune main assurĂ©e, il ajusta son fusil ; un coup partit, puis un second :« JĂ©sus ! gĂ©missait le nĂšgre, Massa Bob ĂȘtre mort ! »Lâours, quoique atteint par les balles, avait fait quelques pas vers le noir ; le courageux Martin
se plaça alors entre la bĂȘte et Bob ; rejetant son propre fusil dĂ©chargĂ©, il saisit celui du noir dont ildirigea le canon vers le grizzli : « Toi ou moi » semblait-il dire, mais il sâaperçut bientĂŽt que cetroisiĂšme coup devenait inutile. Lâours sâarrĂȘtait, un rĂąle sourd, un gĂ©missement sortait de songosier, tout son corps frĂ©missait ; il tomba sur ses pattes de devant, une Ă©cume sanglante rougit sagueule, il sâaffaissa lourdement Ă cĂŽtĂ© du nĂšgre.
« Au secours, au secours ! » criait ce dernier, « Poltron, de quoi donc as-tu peur,maintenant ? » « Lâours, lâours ! »
« Il est mort !« Ah ! nous avoir tuĂ© grosse bĂȘte ! » dit Bob avec un soupir de satisfaction en se tĂątant les
membres pour sâassurer de leur bon Ă©tat.« Oui, oui ! reprit Martin en souriant ; nous lâavons tuĂ©e, Ă nous deux ! RelĂšve-toi, vrai liĂšvre
que tu es ! »En ce moment des éclats de voix et des bruits de pas frappÚrent les oreilles des deux
compagnons.« Une trace dâours, disait Shatterhandâ; les empreintes dâun grizzli. Nos deux imprudents se
sont jetĂ©s dans sa gueule, venez vite ! »«âHolĂ , cria Martin, montez par ici, nous ne sommes pas croquĂ©s, grĂące Ă Dieu ! »Old Shatterhand et Winnetou parurent les premiers sur le lieu du combat ; derriĂšre eux
venaient Tokvi-tey et le grand Davy suivis par le gros Jemmy, Frank, et plusieurs Indiens ; le restede la troupe était demeuré au campement pour garder les chevaux.
« Câest, en effet, un grizzli et de la grande espĂšce encore. Enfin, vous ĂȘtes en vie, Dieu soitlouĂ© ! » sâĂ©cria Shatterhand.
Sâapprochant de lâours, il examina les blessures.«âFrappĂ© au cĆur ! Je vous fĂ©licite, jeune homme, et nâai pas besoin de demander qui a tirĂ© le
coup ? »Bob se prĂ©senta dâun air de triomphe :« Massa Bob avoir vaincu lâours ! » cria-t-il.Shatterhand haussa les Ă©paules et tendit la main Ă Martin que tous sâempressĂšrent dâacclamer
chaleureusement.« Continuez comme cela, mon brave, reprit Shatterhand, vous serez célÚbre, un jour, dans les
prairies ! »Winnetou ajouta ses fĂ©licitations Ă celles de son ami :« Mon petit frĂšre blanc a le cĆur dâun vieux guerrier, dit-il ; il est le digne fils du chasseur
dâours ; le chef des Apaches lui offre son amitiĂ© ».Martin ne se sentit pas peu fier de telles louanges ; le petit Saxon se sentait tout orgueilleux
des prouesses du fils de son ami :« Hein ! murmura-t-il Ă lâoreille de Jemmy... Un fameux lapin que ce fiston-lĂ ? »
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« Certainement, câest un brave ! »« Il nâen est pas Ă son coup dâessai ! Vous autres, avez-vous jamais tuĂ© un ours ? »« Peut-ĂȘtre bien, mais de coucher avec lui, hein ? câest plus fort !... Je lâai fait, moi, sans le
savoir ! »« Racontez-nous cela, compĂšre ! »« Ce soir, au bivouac. Occupons-nous dâabord de dĂ©pecer notre gibier. »Les Shoshones poussĂšrent des cris de joie quand on leur permit de procĂ©dera cette besogne.
Les Indiens estiment la chair du grizzli comme un mets excellent ; ils ne rejettent que le cĆur et lefoie de la bĂȘte. De sa graisse, ils tirent une huile limpide quâils mĂ©langent avec des couleurs broyĂ©espour peindre leur visage ou leurs membres ou dont ils oignent leur peau afin dâĂ©chapper aux piqĂ»resdes moustiques ou dâautres insectes⊠Comme ils semblaient vouloir interroger Martin, sur lepartage de la bĂȘte, celui-ci rĂ©pondit :
« Mes frÚres peuvent prendre la viande et la graisse, je les prie seulement de me réserver lafourrure ! »
En quelques instants, lâanimal fut dĂ©pouillĂ© et sa chair distribuĂ©e aux guerriers, puis on revintau campement oĂč le repas interrompu se termina avec un supplĂ©ment de menu, fort agrĂ©able auxPeaux-Rouges. BientĂŽt aprĂšs, on se remit en marche.
On suivit une sorte de chemin creux qui serpentait entre les montagnes et aboutissait Ă unelarge vallĂ©e formant ellipse, oĂč la petite troupe arriva dans lâaprĂšs-midi. Des roches Ă©normesencadraient ce terrain plat, elles sâĂ©chelonnaient' en amphithĂ©Ăątre pendant plusieurs milles.
Vers le centre de lĂ vallĂ©e sâĂ©levait une montagne isolĂ©e, de forme conique ; il devait y avoireu lĂ , un ancien lac entourant un Ăźlot rocailleux. De nombreuses observations gĂ©ologiques prouventque le nord du continent amĂ©ricain offrait autrefois, une suite de lacs dâeau, douce, lesquels, en sevidant, ont donnĂ© naissance Ă des vallĂ©es oĂč lâon retrouve une Ă©norme quantitĂ© de fossiles trĂšscurieux : entre autres des mĂąchoires dâhippopotames, des ossements de rhinocĂ©ros, des carapaces detortues par milliers. On avait cru que les chevaux Ă©taient en AmĂ©rique dâimportation rĂ©cente. Lesfossiles trouvĂ©s dans lâAmĂ©rique du Nord, dĂ©montrent que plusieurs espĂšces de chevaux vivaient, Ă lâĂ©poque tertiaire sur ce continent ; lâune dâelles nâatteignait pas la taille dâun terre-neuve. Tandisque, dans le monde entier, on ne compte guĂšre que dix races chevalines, ces races antĂ©diluviennessont au nombre de trente. On a dĂ©couvert, aussi des ossements de chameaux, de porcs, etc. Dans lesplaines actuellement dĂ©nudĂ©es du Wyonning, croissaient alors, des palmiers dont les feuillesmesuraient quatre mĂštres et les Ă©lĂ©phants vivaient sous ces ombrages gigantesques, dignes dâeux.
Quand lâIndien trouve ces fossiles, dont il ne peut sâexpliquer lâorigine, il les considĂšre avecrespect, sans les changer de place, et se tire dâembarras par une lĂ©gende sacrĂ©e.
Les Sioux Ogallalas, qui avaient prĂ©cĂ©dĂ© notre petite troupe dans cette vallĂ©e, y avaient laissĂ©des signes de reconnaissance, destinĂ©s Ă guider Vohkadeh. Sans sâarrĂȘter Ă les examiner,Shatterhand qui marchait en avant, prit vers la gauche, au lieu de tourner Ă droite comme les signeslâindiquaient.
« VoilĂ les marques des Ogallalas, dit Vohkadeh, dĂ©signant une branche dâarbre enfoncĂ©e dansun tronc⊠Mon frĂšre blanc ne les voit-il pas ? »
« Nous arriverons au but par un chemin plus facile, rĂ©pondit le chasseur des prairies. Je mereconnais maintenant parfaitementâ; plusieurs fois dĂ©jĂ , jâai parcouru ces contrĂ©es. Regardez cetteroche ? On la nomme la Montagne de la Tortue ! »
« Quâa-t-elle de particulier ? » demanda Jemmy.« Câest le mont Ararat dâune certaine tribu dâIndiens ; ils ont conservĂ© la mĂ©moire dâune
grande inondation, dans laquelle, disent-ils, tous les hommes pĂ©rirent, sauf un mari et une femme.Le Grand-Esprit les sauva par le moyen dâune tortue gigantesque, sur le dos de laquelle ilsdemeurĂšrent jusquâĂ ce que les eaux se fussent retirĂ©es. Ils purent alors, se rĂ©fugier sur ces rochesqui Ă©mergĂšrent bientĂŽt au-dessus des flots ; la tortue les y porta elle-mĂȘme ; aprĂšs quoi, elle mourut.Son Ăąme retourna chez le Grand-Esprit, sa carapace pĂ©trifiĂ©e, demeura, pour que les hommes rouges
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gardassent le souvenir de leurs ancĂȘtres. Cette lĂ©gende mâa Ă©tĂ© racontĂ©e par le chef des Creeks aveclequel jâai campĂ©, en cet endroit, il y a quelques annĂ©es. »
« Ainsi, vous ne voulez pas suivre le mĂȘme chemin que les Sioux Ogallalas ? »« Non, jâen connais un, plus rapide et plus sĂ»r ; nous savons quâils se rendent Ă la tombe de
leurs guerriers, nous ne perdrons donc pas un temps précieux à suivre leurs traces. Il y a plusieursroutes aboutissant au Yellowstrom, les Ogallalas ne semblent pas connaßtre la plus courte, car ils ontpris celle qui longe le grand Canon pour arriver, en traversant la riviÚre du Pont à la montagneappelée Feuerloch (trou de feu).
« Alors ils se trouveront dans le Rocky-Mountains ! »« AssurĂ©ment, mais la tombe sur laquelle Master Baumann et ses compagnons doivent ĂȘtre
sacrifiĂ©s nâest pas sur les rives du Yellowstrom, mais au Feuerloch. Pour y arriver, les Ogallalasvont dĂ©crire un demi-cercle, dâau moins soixante kilomĂštres, par des chemins dangereux, tandis quenous prendrons en ligne droite, jusquâĂ la riviĂšre du PĂ©lican que nous traverserons ; nous arriveronsensuite Ă la montagne du Soufre, prĂšs de lâendroit oĂč le Yellowstrom se jette dans le lac de ce nom,puis nous chercherons la riviĂšre du Pont, prĂšs de laquelle les Sioux ont dĂ» laisser des traces de leurpassage. Peut-ĂȘtre mĂȘme arriverons-nous avant eux, au but, ce qui, pour nous, serait fort heureux. »
« Eh bien ! marchons, sir ! guidez-nous, dirent les compagnons de Shatterhand.Les Indiens, auxquels il expliqua aussi lâitinĂ©raire proposĂ©, ne firent point de difficultĂ©s pour
le suivre.Nos gens sâavancĂšrent le long dâune riviĂšre dont le lit Ă©troit Ă©tait creusĂ© entre de hautes
montagnes et cachĂ© par une vĂ©gĂ©tation si abondante quâon pouvait Ă peine la dĂ©couvrir. On traversaune petite prairie et vers le soir, les cavaliers sâarrĂȘtĂšrent Ă un cours dâeau qui leur parut ĂȘtre unaffluent du fleuve Bighorn. Cet endroit semblait propice au campement, on rĂ©solut dây passer lanuit. Le ruisseau, en sâĂ©largissant, formait lĂ un Ă©tang peu profond dont les rives Ă©taient couvertesdâune herbe touffue, et dans lequel, sous lâeau limpide, on pouvait apercevoir les Ă©bats denombreuses truites qui promettaient un festin dĂ©licieux.
Le bois ne manquait pas, du reste, aux environs, pour la cuisine.« Des truites ! sâĂ©cria le gros Jemmy, sautant joyeusement en bas de son cheval ; nous allons
faire un repas de noces ! »Il se prĂ©parait Ă entrer dans lâeau, lorsque Shatterhand lâen empĂȘcha.« Pas si vite ! cria-t-il, chaque chose a son tempsâ; avant tout, il faut arrĂȘter le poisson ! Quâon
apporte des menues branches, nous ferons un barrage, aprĂšs quoi vous pĂȘcherez. »Le barrage construit, Jemmy enleva ses bottes et dĂ©posa sa ceinture sur lâherbe.« Comment ! lui dit Davy, tu te mets Ă lâeau ? »« Pourquoi pas ? »« Laisse donc pĂȘcher ceux qui sont plus grands que toi, tu vas te noyer ! »« Sois tranquille ! Je sais nager ; dâailleurs, lâĂ©tang nâest pas profond. »Il sâapprocha pour mesurer de lâĆil, la profondeur et murmura.« Quand on regarde le fond on le croirait plus creux quâil ne lâest en rĂ©alitĂ© ! »Se penchant, pour mieux sâassurer de la chose, il perdit lâĂ©quilibre, et tomba dans lâeau, la tĂȘte
la premiĂšre. Heureusement, il nageait comme un poisson, on le vit bientĂŽt reparaĂźtre ; son chapeauseul prenait le large, voguant avec grĂące.
« Quâavez-vous donc fait ? Monsieur Pfefferkorn, sâĂ©cria Frank effrayĂ©, pourquoi sautiez-vous ainsi dans lâĂ©tang ? Vous voilĂ tout trempĂ© ! »
« De part en part ! » répondit Jemmy qui riait, aux éclats.Vous allez gagner un refroidissement. Remontez vite, ne vous inquiétez pas du chapeau, je
vais le repĂȘcher avec une branche ! »Frank coupa une longue gaule, puis essaya dâatteindre le couvre-chef, mais celui-ci sâĂ©loignait
toujours.« Prenez garde, dit Jemmy qui remontait sur la rive ; jâirai bien le chercher, cela ne me
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mouillera pas davantage.« Oh ! je lâaurai ; il nây a pas de danger que je tombe Ă cet endroit ! » reprit Frank.Il nâachevait pas ces mots quâil fit le plongeon. Tous les blancs se mirent Ă rire ; seuls les
Indiens restĂšrent imperturbables.Frank, debout dans lâeau, se fĂącha.« Quâavez-vous Ă rire ? Ne riez pas ! cria-t-il. VoilĂ de plus mon chapeau amazone qui nage en
compagnie du vĂŽtre. Ce que câest que dâĂȘtre trop obligeant ! »Il finit pourtant par ressaisir les deux chapeaux et regagna le bord.Les Indiens commencĂšrent leur pĂȘche ; quelques-uns descendirent dans lâeau et se tinrent en
ligne, serrĂ©s les uns contre les autres, nageant lentement pour diriger le poisson dans les barrages ;les autres se couchĂšrent au bord de la rive, de maniĂšre Ă ce que leurs bras pussent plonger dans lelac. De cette façon, toute issue fut fermĂ©e aux truites, quâon prit, littĂ©ralement, Ă pleines mains, etque les pĂȘcheurs rejetĂšrent sur lâherbe du rivage. En moins de quelques minutes on eut une quantitĂ©Ă©norme de poissons. Les Peaux-Rouges nettoyĂšrent une place, pour Ă©tablir un foyer, la garnirent depierres plates sur lesquelles on plaça le poisson que lâon couvrit aussi de pierres ; le feu fut allumĂ©par dessus, et lorsque le bois eut achevĂ© de se consommer, on Ă©carta les cendres. Les truites setrouvĂšrent cuites Ă lâĂ©touffĂ©e. Il manquait le beurre, le sel et toute espĂšce de condiments, mais lesconvives, Ă lâunanimitĂ©, les dĂ©clarĂšrent excellentes.
AprĂšs le repas, on lia les chevaux ensemble, puis on choisit, parmi les Shoshones, quatresentinelles, qui devaient ĂȘtre relayĂ©es de temps en temps, afin de surveiller les abords ducampement.
On alluma plusieurs feux autour desquels se formĂšrent diffĂ©rents groupes. Les blancs serĂ©unirent pour deviser ensembleâ; les causeries ne sont pas sans charme, pendant les bivouacs aumilieu des prairies ; câest Ă cette heure quâon se raconte les rĂ©cits de chasse, les exploits de toutessortes ; câest Ă cette heure quâon fait circuler les nouvelles aventures du vieux et du NouveauMonde. La rapiditĂ© avec laquelle se propagent les rĂ©cits de campement en campement est vraimentincroyable.
Ce jour-lĂ , la conversation tomba tout naturellement sur lâours tuĂ© par Martin et sur la chasse Ă lâours en gĂ©nĂ©ral : Frank rappela Ă Jemmy sa promesse.
VoilĂ le moment de nous raconter oĂč et comment vous avez couchĂ© avec un ours ! » lui dit-il.« Croyez-vous que ce soit dans le lit dâune chambre dâhĂŽtel ? demanda Jemmy en riant.
Lâaventure mâest arrivĂ©e au beau milieu de la petite riviĂšre de Medizin-Bow, qui se jette dans laPlatte, sur un Ăźlot oĂč jâavais passĂ© la nuit.
« Cette riviĂšre nâa presque pas dâeau, » remarqua Shatterhand.« ExceptĂ© au printemps. Quand arrive la fonte des neiges, en moins dâune heure, lâeau coule Ă
pleins bords dans un lit que vous venez de voir presque dessĂ©chĂ©. La navigation y est trĂšsdangereuse ; le fleuve ressemble Ă un animal fĂ©roce qui sâĂ©veille et sort en grondant de sa caverne.
CâĂ©tait au mois dâavril ; je revenais de Nordpark oĂč jâavais eu une mauvaise chasse ; jâavaisquittĂ©, en mars, le fort Larania et je me dirigeais vers la source de la Platte, pour y chasser lescastors. Il ne faisait pas trĂšs froid, car il nây avait pas de glace sur la riviĂšre. Plusieurs jourssâĂ©coulĂšrent sans que je rencontrasse le moindre gibier ; la fatigue et le manque de nourritureavaient affaibli mon cheval.
Un beau matin, un vent tiĂšde sâĂ©leva ; jâaurais dĂ» mâen mĂ©fier. Vers le soir de ce jour-lĂ , jeremarquai, au milieu de la riviĂšre une petite Ăźle, ou plutĂŽt un monticule bien plus Ă©levĂ© que les deuxrives. CâĂ©tait un rocher Ă©mergeant au-dessus de longs bancs de sable.
Jâaperçus distinctement, aux flancs du rocher, une Ă©troite hutte, construite en pierres et engazon, sans doute par quelque trappeur. Lâabri me parut commode pour y passer la nuit ; il nây avaitpas plus de deux pieds dâeau pour y parvenir ; je me dĂ©cidai Ă traverser la riviĂšre. En abordant, jevis sur le sable, des empreintes dâours que je me promis dâexaminer le lendemain. Je mâinstallaidans lâĂźle, je dĂ©barrassai mon cheval de sa selle et de mes provisions et le laissai pĂąturer les mousses
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en libertĂ©, car il lui Ă©tait impossible de sâĂ©loigner beaucoup. »« La cabane Ă©tait habitĂ©e, je parieâ! interrompit Frank. »« Oui da ! rĂ©pondit Jemmv en riant. Quand jây entrai, jugez de mon Ă©tonnement en apercevant
lâempereur de Chine, gravement assis et en train de manger un potiron ! »Un rire homĂ©rique accueillit la plaisanterie. Frank repartit :« Allons ! ne vous moquez pas des gens et continuez ! »« Eh bien donc, je vous dirai que la cabane Ă©tait vide : pourtant, mon exploration mây fit
dĂ©couvrir une infinitĂ© de petits trous, indices certains de la prĂ©sence de serpents Ă sonnettes. Je neles craignais guĂšre ; ils ne sont pas si dangereux quâon le suppose gĂ©nĂ©ralement, car ils fuientlâhomme plutĂŽt quâils ne lâattaquent ; cependant je ne les recherchais pas non plus ; ils devaient ĂȘtredĂ©gourdis par lâapproche du printemps et mon feu pouvait les attirer dehors. Je rĂ©solus de coucherdevant la hutte ; jâavais assez de bois pour me rĂ©chauffer, et mâenveloppant dans ma couverture, jemâendormis assez vite.
« Ăcoutez ! murmura Frank ; câest ici quâils sâempoignent. »« Mon somme ne fut pas long. Le vent sâĂ©levait toujours plus fort, faisant vaciller de tous
cĂŽtĂ©s la flamme du feu que jâavais allumĂ©. Il sâĂ©teignit bientĂŽt, et sans essayer de le raviver, je finispar me rendormir, pendant combien de temps ? Je lâignore. Le bruit dâune effroyable tempĂȘte merĂ©veilla de nouveau, le vent sifflait sur tous les tons, et dans les moments dâaccalmie jâentendais desronflements Ă©tranges. Je me relevai effrayĂ©. Lâeau avait tellement montĂ© que le rocher sur lequel jeme trouvais, la dominait dâun mĂštre Ă peine. Ă la lueur des Ă©toiles, je voyais les vagues sâenflerrapidement. JâĂ©tais bloquĂ©.
« Comme de Foë31 dans son ßle, ajouta Frank. »« De Foë, demanda Jemmy, qui appelez-vous ainsi ?« Vous ne connaissez pas de Foë ? Ce naufragé célÚbre qui vécut longtemps dans une ßle
dĂ©serte, en compagnie dâun personnage portant le nom de je ne sais plus quel jour de la semaine ?Nâavez-vous jamais lu ce beau livre ? »
« Vous voulez parler de Robinson ; câest le nom du naufragĂ© de lâhistoire ; de FoĂ« est le nomde lâauteur. Mais pour en revenir Ă mon aventure, jâĂ©tais donc cernĂ© par les eaux. JâespĂ©rais nâavoirrien Ă craindre sur mon rocher, dont les plus hautes vagues ne pouvaient atteindre le sommet ;nĂ©anmoins, je devais attendre jusquâau matin pour me rendre compte de la situation et je tremblaisen pensant Ă mon cheval ; sans monture, vous savez ce que vaut un chasseur des prairies !Heureusement lâinstinct de ma bĂȘte me rassurait un peu. Cependant les ronflements continuaient,jâĂ©coutai encore, inquiet ; dĂšs que le vent se taisait, jâentendais cet autre souffle rĂ©gulier quisemblait partir de la caverne.
Ah ! pensai-je, me voilĂ bien entre un ours et la tempĂȘte⊠pourvu que mon compagnon nâaitpas lâidĂ©e dâaller voir un peu, ce qui se passe dehors ! GrĂące Ă Dieu il ne bougeait pas et paraissaitprofondĂ©ment endormi. Je me recouchai sans fermer lâĆil, espĂ©rant, par instants, que je metrompais et que jâavais mal entendu. Mais Ă un certain moment le ronflement devint si fort, quâil nâyavait plus aucun doute Ă conserver. Mon fusil dâune main, ma couverture sur le bras, je mâenfuis surune roche voisine, oĂč je me blottis, recommandant mon Ăąme Ă Dieu. Vers lâaube, qui parut enfin, jecroyais quâelle ne se lĂšverait jamais, jâaperçus la cabane juste vis-Ă -vis de moi, lâours dormaitencore, la tĂȘte tournĂ©e vers lâintĂ©rieur, le corps dĂ©passant lâouverture ; il avait sans doute luttĂ©longtemps contre les flots, pour gagner lâĂźle, et semblait Ă©puisĂ©. La tempĂȘte se calmait, la surface delâeau avait beaucoup baissĂ© et mon cheval Ă©tait tranquillement couchĂ© non loin de moi. Ce tableaumatinal me ravit.
« Et que fĂźtes-vous avec maĂźtre Brun ? » demanda Frank.Je mâassurai dâabord, que mon fusil Ă©tait bien chargĂ© ; je mâavançai Ă petits pas, puis, arrivĂ©
31 Note winnetou.fr : Daniel Defoe, de son vrai nom Daniel Foe, est un aventurier, commerçant, agent politique etĂ©crivain anglais, nĂ© vers 1660 Ă Londres et mort en avril 1731 dans la CitĂ© de Londres. Il est notamment connu pourĂȘtre lâauteur de Robinson CrusoĂ©.
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prĂšs de la cabane, je criai : holĂ ! de toutes mes forces. Le dormeur sâĂ©veilla, se redressa de sonhaut, dans la case, et me prĂ©senta une bonne cible ; je tirai deux balles, la bĂȘte tomba, je nâavais pasfait un bien grand exploit⊠Bob lui-mĂȘme eĂ»t pu lâexĂ©cuter.
Bob entendant parler de lui, voulut aussi raconter quelques prouesses ; il dĂ©clara en montrantles dents et roulant des yeux terribles, que les ours ne lâeffrayaient point et quâil les Ă©tranglerait sansdĂ©lai, sâil en rencontrait de nouveau !
« Dites-nous un peu, Master Jemmy, comment vous sortßtes de votre ßlot ? » interrompitShatterhand.
« De la maniĂšre la plus simple, lâeau sâen alla comme elle Ă©tait venue ; Ă midi elle avaitdiminuĂ© de plus de moitiĂ©. JâĂ©corchai ma bĂȘte, je chargeai la peau sur mon cheval et repassai lefleuve Ă la nage. Les jours suivants, je fis une des meilleures chasses que jâaie faites de ma vie, carje dĂ©couvris Ă lâembouchure du Medizin-Bow-River, qui, je vous lâai dit, se dĂ©charge dans la Platte,une nombreuse colonie de castors. Je rĂ©unis beaucoup de peaux que je cachai sous la terre et que jeviens rechercher plus tard.
VoilĂ mon histoire ; la parole est Ă Master Frank !« Jâai promis, je tiendraiâ! cria avec emphase celui-ci, prĂȘtez-moi votre attention, messieurs !Caressant de la main la maigre plume de son chapeau dâamazone, il commença ainsi :« ArrivĂ© depuis peu en ce pays, jây Ă©tais fort novice comme vous pouvez le penser ;
nĂ©anmoins quoiquâĂ©tranger Ă la langue et aux mĆurs, jâentrepris un commerce oĂč je rĂ©ussis toutdâabord, mais jâavais toujours le dĂ©sir de devenir un trappeur renommĂ©. »
« Vous y ĂȘtes parvenu ! affirma Jemmy. »« Pas encore tout Ă fait, mais cela viendra je lâespĂšre ; notre rencontre avec les Sioux et les
prouesses que vous me verrez accomplir lĂ -bas, aideront Ă me donner du renom ! Bref, Ă©coutez manarration :
Le Colorado commençait Ă ĂȘtre connu par les mines dâor quâon y avait dĂ©couvertes ; lesmineurs y arrivaient en foule, de tous cĂŽtĂ©s ; parmi, eux on comptait peu de vĂ©ritables colons ; aussidans un de mes voyages, je fus bien Ă©tonnĂ© de trouver un petit Ă©tablissement composĂ©, en outredâune habitation, de plusieurs champs et de quelques prairies ; il Ă©tait situĂ© sur les rives duPurgatorio, Ă proximitĂ© dâune forĂȘt dâĂ©rables sous lâombre desquels croissait une sorte de roseauxdâoĂč on tirait une liqueur sucrĂ©e. On se trouvait au printemps, Ă©poque oĂč se recueille le suc ; prĂšs dela maison sâĂ©levaient trois grandes cuves de bois larges mais peu profondes, remplies de ce liquide,quâon traite par la distillation.
Je mentionne ce dĂ©tail, parce quâil va devenir trĂšs important dans mon aventure.« Un pareil Ă©tablissement nâappartenait sans doute pas Ă un Yankee ? » dit Old Shatterhand,« Pourquoi cela ? »« Parce que les Yankees sont plutĂŽt mineurs quâindustriels »« Vous avez raison, le propriĂ©taire Ă©tait originaire de NorvĂšge ; il me reçut trĂšs amicalement.
Sa famille se composait de sa femme, de deux fils et dâune fille ; je fus invitĂ© Ă demeurer au milieudâeux aussi longtemps que je le voudrais ; jâacceptai volontiers, et jâeus bien vite gagnĂ© toute leurconfiance. Un jour, conviĂ©s, par une famille des environs, Ă une partie de plaisir, ils acceptĂšrent, melaissant la garde de leur distillerie.
Ces voisins, si on peut les nommer ainsi, habitaient à une demi-journée de cheval ; mes hÎtesdevaient rester deux jours absents.
« CâĂ©taient des gens confiants ! » remarqua Jemmy.« Ne pouvaient-ils se fier Ă moi ? » rĂ©pliqua lâautre.« En ce temps-lĂ , comme aujourdâhui, des gens sans aveu parcouraient la contrĂ©e ; comment
seul, auriez-vous rĂ©ussi Ă dĂ©fendre la maison contre une de leurs troupes ? »« Comment ? Ah ! par exemple, je les aurais joliment mis dehors ! »« Si vous aviez pu ! Ces gens-lĂ ne craignent pas de jouer du revolver ! »« Jâaurais ripostĂ© avec le mien, mais laissez-moi continuer. Me trouvant seul, je me demandais
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Ă quoi jâallais occuper mes heures de loisir ; justement la glaise battue qui servait de carrelage au solet certains pans des murs avaient besoin de rĂ©paration. Mes NorvĂ©giens ne manquaient pas deglaise ; il sâen trouvait une certaine quantitĂ© amassĂ©e dans une cour intĂ©rieure ; je pensai au plaisirquâĂ©prouverait mon hĂŽte, si, Ă son retour, il voyait ses murs rĂ©parĂ©s, et je me mis Ă lâĆuvre.
« Vous connaissiez donc le mĂ©tier ? » demanda Jemmy.« Comme sâil Ă©tait difficile de boucher des trous avec de la glaise ? La masse de terre me
paraissant trop Ă©paisse, jây versai de lâeau et je travaillai Ă mĂȘler le tout, pendant une heure environ ;jâeus besoin de rentrer ensuite Ă la maison pour y chercher une truelle de maçon ; en mâavançantdans un coin, devinez en face de qui ou de quoi je me trouvai ? »
« Dâun ours ! »« PrĂ©cisĂ©ment ! dâun ours, curieux de voir le pays, sans doute, qui avait abandonnĂ© son repaire
de la montagne Raton, pour courir le monde et sâaventurait sans façon, chez le propriĂ©taire. Lavisite de maĂźtre Brun me causa une surprise fort peu joyeuse ; je fis un saut, comme de ma vie jenâen avais fait, pour Ă©chapper Ă sa terrible griffe. Lâours me regardait dâun air effrayant et semblaitprĂȘt Ă sâĂ©lancer. La peur donnait Ă mes membres une incroyable Ă©lasticitĂ©, hein ! cela vous Ă©tonne ?Je ne boitais pas, en ce temps-lĂ ! Je grimpai, aussi vite que lâeĂ»t fait un tigre sur un hicory32 quisâĂ©levait prĂšs de la porte. Me blĂąme qui voudra ! le danger change les maniĂšres de voir !
« Vous ĂȘtes bon grimpeur, ordinairement ? demanda Shatterhand.« Pas du tout, et avec cela le tronc de lâhicory est fort lisse ; je ne pus arriver jusquâaux
branches ! »« Ah ! voilĂ qui devient palpitant ! Frank, il vous eĂ»t fallu un bon chien comme jâen ai vu aux
Sept-ChĂąteaux, dit Jemmy, rien de tel contre les ours ! LĂ -bas, il nây a pas dâanimaux fĂ©roces maisje connaissais un chien qui dĂ©vora, un jour, un livre sur lequel un ours Ă©tait peinturlurĂ© ! »
« Blagueur ! On a conduit votre chien Ă lâacadĂ©mie des sciences de Paris ? »Certainement et on lây a vendu 300 francs.Pas cher, Messieurs ; mais si vous mâinterrompez sans cesse vous ne saurez pas la suite de
mon histoire ; je vois bien quâelle ne vous intĂ©resse guĂšre.« Comment donc, sâĂ©cria Shatterhand, nous sommes tout oreilles ! poursuivez, Master
Frank. »« Je vous en prie, Master, pour parler beau : appuya Jemmy. Voyons, faisons la paix. »« Oui, soyons amis, Emma ! comme dit Schiller, reprit Frank toujours prĂ©tentieux.Shatterhand ne put sâempĂȘcher de rire. « Soyons amis, Cinna », comme dit Corneille, un grand
Ă©crivain français », rectifia-t-il.« Nâimporte, je continue, grommela Frank avec un peu dâhumeur : lâours commençait Ă
embrasser lâarbre avec ses grands bras⊠»« Heureusement ce nâĂ©tait pas un grizzli ! interrompit-on encore.« CâĂ©tait un ours et cela suffisait !... Je ne me sentais pas fier, je vous en rĂ©ponds !... Son
grognement variait entre la gamme du chat et le trĂ©molo dâune corde de violon ; je tremblais commela feuille ; il grimpait toujours. Je tentai un effort suprĂȘme pour mâaccrocher aux branches, mais jeperdis lâĂ©quilibre et par la force dâattraction, je tombai sur le sein de notre mĂšre la terre. Dieupuissant ! voilĂ -t-il pas que jâavais entraĂźnĂ© lâours avec moi, nous roulions ensemble ; il avait plusmal que moi, et semblait Ă©tourdi de la chute.
Tout le monde se mit à rire.« Vous riez, je ne riais pas moi, en ce moment ! Je voyais trente-six chandelles, les oreilles me
cornaient, lâours commençait Ă sâagiterâ; me relevant prestement, je courus dans la cour, lâours aprĂšsmoi, impossible de fermer la porte. Une idĂ©e lumineuse traversa mon cerveau, je me prĂ©cipitai aumilieu de mon tas de glaise, jây enfonçai comme une pomme dans la pĂąte. Lâours, imitateur et lĂ©ger,sây aventura aussi, je le vis sây empĂȘtrer ; ses pattes et son museau devenaient monstrueux. Il meregarda, je le regardai ; puis chacun, nous tirĂąmes de notre cĂŽtĂ©, mais je craignais fort quâil
32 EspĂšce de chĂȘne dâAmĂ©rique. - Note winnetou.fr : lâorthographe exacte est « hickory ».
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continuĂąt sa poursuite ; point du tout, il fit mine de sâen aller par oĂč il Ă©tait venu. Farewell bigmuddy beast ! »33 pensai-je.
â TrĂšs amusante, votre aventure, interrompit Shatterhand.â Mais elle nâest pas finie, sir ! Lâours Ă peine Ă©loignĂ©, jâentendis un vacarme terrible ; je
travaillais toujours Ă me tirer de la glaise oĂč je laissai mes bottes, mais enfin jâen sortis et medirigeai derriĂšre la maison, pour me laver au ruisseau ; puis jâallai examiner les trous du passage dela bĂȘte que je croyais partie dĂ©finitivement⊠Savez-vous ce que jâaperçus sous lâhicory ? mondrĂŽle, se pourlĂ©chant avec dĂ©lices !
â Tiens, un amateur de glaise ! remarqua Jemmy, cela me paraĂźt singulier, pour un ours ;jâaurais cru quâil se serait plutĂŽt jetĂ© Ă lâeau Ă seule fin de se laver.
â Mon ours Ă©tait plus avisĂ© que vous, lâami Jemmy, il ne sâĂ©tait point jetĂ© Ă lâeau, mais dansune des cuves du jus sucrĂ© dont je vous ai parlĂ©. Comprenez-vous pourquoi il lĂ©chait ses pattes ?Pendant quâil sâabsorbait dans cette agrĂ©able occupation, je dĂ©crochai un fusil, je visai au cĆur delâanimal, et patatras ! voilĂ mon scĂ©lĂ©rat par terre.
« Mon cher, il vous arrive des aventures fort intéressantes et de plus vous les contez à merveille !
Je connais lâart narratif, descriptif, etc. Ne vous ai-je pas dit que, du temps du maĂźtre dâĂ©colede Moritzbourg, jâĂ©tais abonnĂ© Ă une bibliothĂšque populaire ? Jâaurais fait un bon littĂ©rateur, voyez-vous, mais les nĂ©cessitĂ©s de la vie⊠Enfin, jâai rempli mon devoir, je ne crains rien, pas mĂȘme lesours les plus gros !
« Celui dont vous venez de nous, parler ne lâĂ©tait guĂšre, je crois ? Les grizzlys ne grimpentpas ; de quelle couleur Ă©tait votre bĂȘte ?
« Noir.« Et son museau ?« Jaune.« Ah, jây suis, un simple baribal, nullement dangereux.« Pas dangereuxâ; non, quand il est bien rassasiĂ© de chair humaine !« Laissez donc ! le baribal se nourrit de fruits et non de chair, un coup de pied ou un coup de
poing suffisent pour le mettre en dĂ©route !« Quand on possĂšde votre poing, sirâ; moi je ne mây fierais pas et je crois que je fis bien de
prendre un fusil⊠Je dĂ©pouillai mon animal, je me taillais un bel habit de fourrure pour remplacerle mien, endommagĂ© par la glaise, et au retour de mes hĂŽtes je leur offris un magnifique jambondâours, rĂŽti Ă leur intention. Ils parurent enchantĂ©s, me remerciĂšrent et me fĂ©licitĂšrent chaudementâŠMais, qui court par lĂ ?
Le narrateur Ă©tait assis sur une pierre, laquelle servait dâasile Ă un animal sauvage, celui-ci forteffarouchĂ©, aprĂšs ĂȘtre restĂ© coi assez longtemps, venait de sâĂ©chapper soudain, entre les jambes deFrank, pour sâĂ©lancer, avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair sur un arbre voisin. Bob se leva aussitĂŽt, et courutaprĂšs le fugitif en criant :
â Massa Bob prendre petit rat, Massa Bob savoir la chasse !« Fais attention, lui dit Shatterhand, tu ne connais pas cette bĂȘte.« Oh si, petite bĂȘte grande comme la main !« Les petites sont souvent plus dangereuses que les grosses !« Opossum pas dangereux !« Tu sais donc que câest un opossum ?« Massa Bob bien voir, petite bĂȘte grasse ; bon rĂŽti, si bon !« Je crois que tu te trompes, un opossum serait moins agile.« Opossum courir trĂšs vite, pourquoi Massa vouloir empĂȘcher Bob manger bon rĂŽti ?« Eh va donc, mais laisse-nous tranquilles avec ton rĂŽti !« Massa Bob manger tout seul. Tirer opossum du trou de lâarbre !
33 Bon voyage, grosse bĂȘte fangeuseâ!
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« Prends ton couteau, tu empoigneras la bĂȘte au cou de la main gauche et tu la frapperas de ladroite, fais attention !
« Massa Bob savoir la chasse, ĂȘtre bon chasseur dâopossum !Il sâapprocha du trou, Ă©tendit la main, mais laissa tomber son couteau presque en mĂȘme
temps ; il criait comme un possĂ©dĂ©, remuant le bras droit et les jambes, avec dâĂ©tranges contorsions.« Heigh oh ! Heig oh ! Mal avoir mal ! trĂšs mal ! rĂ©pĂ©tait le nĂšgre.« Quây a-t-il ? demandait-on. Tu lâas pris ?« Massa Bob pas le prendre, lui prendre Massa Bob !« Il te mord la main, eh bien lĂąche-le !« Massa Bob avoir trop mal.« Justement, laisseras-tu ta main dans ce trou jusquâĂ la vie Ă©ternelle ? Allons lĂąche-le donc !« TĂąche de serrer la bĂȘte de lâautre main, je vais tâaider avec mon couteau ; dit Shatterhand en
sâapprochant de lâarbre.Le noir, qui enfin, Ă©tait parvenu Ă dĂ©gager son bras gauche, essayait avec le droit, dâamener la
bĂȘte Ă lâentrĂ©e du trou mais celle-ci mordit lâautre main, en se retournant, au moment oĂč le nĂšgrecroyait la saisir par-derriĂšre. Shatterhand au lieu de frapper, fit un bond de cĂŽtĂ©, en criant presqueaussi haut que Bob :
Un skunk, un skunk, sauvez-vous !On désigne sous le nom de skunk, en Amérique, tous les animaux qui répandent une puanteur
insupportable. Celui que Bob venait de trouver appartenait Ă lâordre des rongeurs ; il mesuraitenviron quarante centimĂštres de long, la peau Ă©tait noire avec des raies blanches des deux cĂŽtĂ©s ducorps et le museau extrĂȘmement pointu. Ce genre dâanimal se nourrit dâinsectes, ne sort que la nuitet se cache pendant le jour au fond des trous quâil creuse dans la terre ou dans le tronc des arbres. Ilporte, sous la queue, une glande de laquelle sâĂ©chappe un liquide huileux extraordinairement infect.Lâobjet quâil a touchĂ© peut en conserver lâodeur pendant plusieurs mois, et celui qui en a Ă©tĂ©imprĂ©gnĂ© est mis Ă lâĂ©cart de toute sociĂ©tĂ©, durant ce temps.
« Rejette cette bĂȘte bien vite ! » Ă©cria Jemmy au nĂšgre.« Massa Bob peut pas rejeter ; bĂȘte tenir trop fort, ĂŽ malheur ! » gĂ©missait le nĂšgre en
secouant vainement sa main.Il appliquait de temps en temps des coups de poing sur la tĂȘte du rongeur qui enfonçait encore
plus profondĂ©ment ses dents dans la chair. Enfin il songea Ă ramasser son couteau et put en frapperla maligne petite bĂȘte :
« Hourra ! sâĂ©cria-t-il, Massa Bob tuer ennemi ; venir voir, Massa ! »On se garda bien de rĂ©pondre Ă lâinvitation ; chacun se bouchait le nez ; la place nâĂ©tait plus
tenable.« Pourquoi pas venir fĂ©liciter Massa Bob ? » criait le nĂšgre.« Es-tu fou ? rĂ©pondit le gros Jemmy ; qui pourrait sâapprocher de toi ? Tu sens plus mauvais
que la peste ! »« Oui, Massa Bob sentir mauvais », constata le noir dâun air confus.« Finis en donc ! ordonna Shatterhand, lance la bĂȘte au loin ! »Bob essaya dâobĂ©ir ; cela lui fut impossible, tant les dents de lâanimal restaient enfoncĂ©es
avant dans la chair.« Au secours ! hurlait lâinfortunĂ© ; personne venir au secours pauvre Bob ! »Frank fut Ă©mu de ce pitoyable appel ; il eut le courage de sâapprocher du nĂšgre :« Ăcoute, Bob, lui dit-il, je veux bien essayer de te rendre ce service, mais Ă la condition que
tu ne me toucheras pas ! »« Massa Bob jurer ! » sâĂ©cria solennellement le noir.« Jây mets encore une autre condition, câest que tes vĂȘtements ne toucheront pas les miens ! »« Bob garantir Massa Frank ! »Frank montrait, en ce moment, une charitable intrĂ©piditĂ©, dont ni Shatterhand ni Winnetou, ni
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Jemmy ni Davy, nâavaient Ă©tĂ© capables. Plus il sâapprochait du nĂšgre, plus les exhalaisons de lamaudite bĂȘte le suffoquaient.
« Tends-moi ton bras, cria-t-il, tends-le bien fort ! »Bob obĂ©it. Frank saisit lâanimal par le cou ; de cette maniĂšre, il sâexposait moins Ă lâinfectionâ;
il parvint, non sans peine, à retirer les dents aiguës toujours enfoncées, comme des épines, dans leschairs.
Le noir, trĂšs joyeux dâĂȘtre dĂ©livrĂ©, bien que sa main fĂ»t tout en sang, gambadait et chantaitvictoire, en revenant vers ses compagnons, mais Shatterhand le mit en joue et lui cria :
« Nâavance pas, oĂč je fais feu ! »« Ă ciel ! pourquoi tuer pauvre Massa Bob ? »« Parce que tu nous infecterais tous, si tu tâapprochais de nous davantage ! Va vite te baigner
aussi loin que possible et jette tous tes vĂȘtements ! »« Vous, vouloir Massa Bob perdre beau pantalon de calicot, belle chemise ? »« Tout, tout, jette tout ! puis plonge-toi dans lâĂ©tang jusquâau cou. Vite ! plus tu attendras, plus
tu serais imprégné de cette puanteur. »« Oh ! pantalons, chemise, habit de Bob ! gémissait le nÚgre.... Laver seulement⊠Massa Bob
vouloir remettre vĂȘtements, aprĂšs ! »« Non, Massa Bob doit obĂ©ir ou je fais feu ! Ainsi une deux et puis drrrrrâŠÂ« GrĂące ! sâĂ©cria le nĂšgre, pas tirer ! Massa Bob courir vite, trĂšs vite ! »Et il disparut dans lâobscuritĂ© du bois. La menace de Shatterhand nâavait rien de sĂ©rieux, mais
câĂ©tait le seul moyen de dĂ©cider Bob Ă sacrifier ses vĂȘtements et Ă prendre un bain. Au bout dequelques minutes, le grand enfant revint sur ses pas :
« Combien de temps Massa Bob rester lĂ -dedans Ă se laver ? » demanda-t-il.« Aussi longtemps que nous demeurerons ici ; ainsi jusquâĂ demain matin. »« Massa Bob pas pouvoir. »« II le faut ! »« Et les habits de Bob ? »« Tu les laisseras oĂč ils sont, car il te sera interdit de les remettre ! »« Mais avec quoi pauvre Massa Bob sâhabiller ? »« Avec la peau de grizzli que Martin a tuĂ© aujourdâhui ; du reste, tu nâapprocheras pas de nous
avant huit jours au moins. Donc lave-toi, plus tu te frotteras plus tu perdras vite cette odeur ! »On tendit au nĂšgre, de la graisse dâours dans laquelle on mĂȘla de la cendre, pour remplacer le
savon. Bob dĂ©plorait la perte dâune si bonne graisse qui aurait servi, disait-il, Ă pommader sescheveux il voulut faire remarquer quâil avait les cheveux longs et presque point crĂ©pus, mais sescompagnons le chassĂšrent jusquâĂ lâĂ©tang, trouvant quâil choisissait mal le moment pour vanter sachevelure. Bob se plongea dans lâeau, sây frotta de toutes ses forces ; sa tĂȘte seule, dehors. Ilgrimaçait affreusement ; on rit, puis on le laissa continuer ses ablutions.
Lorsquâon fut rĂ©uni autour du feu, les conversations recommencĂšrent. Le grand Davy racontales hauts faits dâun vieux trappeur quâil avait connu autrefois, il ajouta :
« Jâen connais encore deux autres non moins fameux, Winnetou et Old Shatterhand. Cedernier va nous faire le rĂ©cit dâune de ses aventures ; il nâa que lâembarras du choix ! »
Shatterhand ne rĂ©pondit pas ; son attention paraissait concentrĂ©e sur son cheval qui, la tĂȘtelevĂ©e, humait le vent ; il alla Ă Winnetou et lui dit Ă demi-voix ;
« Teschi-ini ! »Winnetou saisit vivement le fusil dĂ©posĂ© prĂšs de lui ; le cheval dâOld Shatterhand tournait la
tĂȘte vers son maĂźtre ; ses yeux lançaient des Ă©clairs :« Isch-hoseh-ni » murmura le chasseur Ă lâoreille de lâintelligente bĂȘte quâil fit coucher dans
lâherbe prĂšs de lui.Jemmy Ă©tonnĂ©, demanda :« Quâavez-vous, sir ? Votre cheval paraĂźt flairer un danger ! »
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« Il sent lâodeur du nĂšgre, rien de plus, » rĂ©pondit-il avec calme.« Vous venez de saisir votre fusil et Winnetou aussi ! »« Jâallais vous parler de mon excellent fusil ; vous connaissez cette arme ? »« Oui, certes ! »Tout en occupant son compagnon, Shatterhand ne cessait de regarder entre les arbres du cĂŽtĂ©
de lâĂ©tang ; mais comme il avait placĂ© son chapeau presque sur ses yeux, on ne pouvait pas suivre ladirection de son regard.
« Pour tirer avec ce fusil, poursuivit Shatterhand, on le pose sur la hanche. »« Et comment vise-t-on ? »« Câest assez difficile ; pourtant les bons tireurs ne manquent pas leur but.« A quoi sert alors de poser son fusil ainsi, puisque de la maniĂšre habituelle, on vise plus
sĂ»rement ? »« Il est certains cas oĂč ce mode de tirer devient nĂ©cessaire, je vais vous lâexpliquer :On lâemploie, par exemple, Ă©tant assis ou couchĂ©, afin de ne pas Ă©veiller lâattention. Supposez
que des Indiens ennemis se trouvent dans le voisinage, quâils veuillent nous surprendre ; ilsenverront des Ă©claireurs pour savoir si nous sommes en nombre, si notre campement est favorable Ă leur attaque, etc.
Ces Ă©claireurs sâavanceront en rampant sur leurs mains et leurs piedsâŠÂ« Bah ! et nos sentinelles ? »« Elles ne sont pas toujours clairvoyantes, les sentinelles ! Je me suis bien introduit dans le
camp de Tokvi-tey, malgrĂ© elles et malgrĂ© le terrain chauve sur lequel il avait Ă©tabli ses tentes ; noussommes ici, entourĂ©s dâarbres qui facilitent lâespionnage. Mais je poursuis : les Ă©claireurs se sontglissĂ©s jusquâĂ nos avant-postes ; couchĂ©s sur la lisiĂšre du bois ils nous observent ; sâils retournentprĂšs des leurs nous sommes peut-ĂȘtre perdus ; il faut donc les abattre sans quâils sâen doutent ; lemeilleur moyen de les empĂȘcher de nous nuire câest....
« Ah ! Vous nâhĂ©siteriez pas Ă tuer, en ce cas ? »« Non ! bien que cela me rĂ©pugne, mais il sâagit de notre propre vie, et je me dĂ©ciderais Ă
sacrifier la leur.Il est nĂ©cessaire alors, de leur envoyer la balle de façon Ă les tuer du coup. »« Les espions sont lĂ , tout prĂšs ! » vint souffler Ă lâoreille de Shatterhand, le chef apache.« Je les vois » rĂ©pondit le chasseur.« Deux ? »« Oui. »« Ă toi lâun, Ă moi lâautre ! »LâApache, en disant ces mots, dirigeait sa main de gauche Ă droite.« Au front ! recommanda Shatterhand.« Que signifient tous ces chuchotements ? grommela Davy.« Rien que de fort simple, je prie le chef des Apaches de mâaider Ă vous dĂ©montrer le tir de ce
fusil.« Est-ce donc si difficile ? Je comprends dĂ©jĂ la manĆuvre, sans lâavoir jamais exĂ©cutĂ©e.
Enfin, vous disiez tout Ă lâheure quâil faut abattre les espions avant de les laisser trop approcher etsans quâils sâen doutent. »
« Certainement ! »« Encore faut-il les voir et dans lâobscuritĂ©.... »« Vous avez assez dâexpĂ©rience pour savoir que les espions sont obligĂ©s dâapprocher toujours
dâassez prĂšs, et que, pour Ă©pier, il leur faut regarder Ă travers les clairiĂšres des buissons. »« Et câest ce qui vous les ferait apercevoir, mĂȘme dans les tĂ©nĂšbres ? Ne connaissiez-vous pas,
sir, lâadresse de ces sauvages ? »« Nâimporte. »« Jemmy prĂ©tend quâil les devine, mĂȘme la nuit, malgrĂ© toutes leurs ruses ; je voudrais savoir
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sâil ne se vante pas beaucoupâŠÂ« Vous aurez peut-ĂȘtre lâoccasion de vous convaincre de la chose ; croyez-moi avec un peu
dâadresse et de rĂ©flexion, le chasseur devient bientĂŽt aussi habile que les Peaux-Rouges. Avez-vousjamais vu, la nuit, en mer, briller les yeux du tintorera, une sorte de requin. »
« Non. »« Eh bien, ses yeux ont une lueur phosphorescente qui fait quâon les aperçoit de trĂšs loin.
LâĆil de lâhomme possĂšde Ă©galement, cet Ă©clat quoique Ă un plus faible degrĂ©, cela va sans dire ;plus la nuit est profonde, mieux on se rend compte du phĂ©nomĂšne. Si, par exemple, un espion Ă©taitcachĂ© dans ce fourrĂ©, Winnetou et moi, nous lây dĂ©couvririons, comme on dĂ©couvre le ver luisant. »
« VoilĂ qui est fort, dit Davy ; quâen penses-tu, mon gros Jemmy ? Est-ce comme cela que tules reconnais ? »
« Non ! Je ne suis pas aveugle pourtant. Par bonheur, nous nâavons point Ă craindre une tellevisite.
« Supposons que si, reprit Shatterhand, supposons quâun espion ennemi soit cachĂ© lĂ , et que jevoie briller ses yeux ; je suis obligĂ© de le tuer pour sauver ma propre peau. Si je place, comme Ă lâordinaire, mon fusil contre ma joue pour tirer, ce geste trahit mes intentions et lâIndien prend lafuite ; câest pour Ă©viter cela que jâai recours au coup de la hanche. Tout se passe tranquillement. Onprend son fusil du cĂŽtĂ© droit, on le soulĂšve avec lenteur comme si on voulait lâexaminer ; on baisseun peu la tĂȘte, mais les yeux ombragĂ©s par les bords du chapeau ne quittent pas le but, juste commenous faisons, Winnetou et moi, en ce moment.
En effet, chez tous les deux, les paroles accompagnaient le geste.« On presse la crosse contre sa hanche avec la main droite ; puis on dirige le coup de canon
que la balle aille se loger dans le front de lâennemi, un peu au-dessus des yeux, et lâon tire. VoilĂ ! »En achevant ces mots, Shatterhand lĂącha son coup ; Winnetou lâavait imitĂ© avec une
merveilleuse prĂ©cision ; tous deux se relevĂšrent ; lâApache, rejetant son fusil, saisit son couteau etdisparut dans lâĂ©paisseur du bois.
« Ăteignez le feu, ne bougez pas, ne parlez pas » commanda Shatterhand, dans le dialecte desShoshones.
Lui-mĂȘme, saisissant les tisons enflammĂ©s, les jeta dans lâĂ©tang, puis il rejoignit le chefapache.
Les Shoshones, de mĂȘme que les blancs, se demandaient la cause des coups de fusil quâilsvenaient dâentendre, mais ils ne discutĂšrent point les ordres et le campement fut bientĂŽt plongĂ© dansla plus profonde obscuritĂ©.
Le silence commandĂ© nâĂ©tait interrompu que par le nĂšgre, toujours au bain, dont la tĂȘte noiredisparaissait dans la nuit et la fumĂ©e des tisons que lâon venait dâĂ©teindre.
« Jésus, Jésus ! criait Bob, qui donc a tiré ? Pourquoi jeter le feu sur pauvre Massa Bob ?Pourquoi nuit noire ? Massa Bob ne plus voir personne ! »
« Tais-toi ! lui cria Jemmy.« Pourquoi Massa Bob plus pouvoir parler ?...« Silence, voilĂ lâennemi ! »Bob, Ă©pouvantĂ©, voulut remonter sur la rive, mais glissa dans lâeau, Ă demi-Ă©vanoui de
saisissement.Le silence se fit complet ; Ă peine entendait-on le pas des chevaux quâon rassemblait. La petite
troupe se reforma, les Indiens se taisaient, les blancs Ă©changeaient tout bas, quelques questions.« Quâest-il arrivĂ©, monsieur Pfefferkorn ? demandait Frank ; nous aurions compris
lâexplication de Shatterhand, sans quâil ait besoin pour cela de tirer. Peut-ĂȘtre y avait-il rĂ©ellementdes ennemis dans les environs ? »
« Câest certain, Old Shatterhand le donnait Ă entendre, il a vu un ou plusieurs espions ! »« Que faire en ce cas ? »« Attendre sans bouger jusquâĂ ce que reviennent nos deux chefs ; ils sont prudents, Old
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Shatterhand nous a fait Ă©teindre le feu, afin que les ennemis, sâils sont en nombre, ne puissentarriver quâĂ tĂątons. »
« Croyez-vous que les espions aient Ă©tĂ© atteints ? »« Je jurerais quâils ont Ă©tĂ© frappĂ©s au front ! »« Ce serait trop fort ! Nos deux hĂ©ros sont allĂ©s, je pense, reconnaĂźtre les environs ? »Avant que Jemmy eĂ»t eu le temps de rĂ©pondre, la voix de Shatterhand cria :« Rallumez le feu, mais Ă©loignez-vous-en assez pour ne pas ĂȘtre vus ! »Jemmy et Davy sâagenouillĂšrent afin dâexĂ©cuter cet ordre.« Je me demande ce que peuvent signifier tous ces commandements contradictoires, »
murmurait Frank.« Vous nâavez pas besoin de le savoir ! » rĂ©pondit Jemmy.« Mais pourtant !« Eh bien, je suppose quâils nâont dâabord rien trouvĂ© de suspect dans les environs ; ils vont
sans doute, Ă©tendre le cercle de leurs explorations ; la lueur du feu les y aidera.En ce moment, Shatterhand et Winnetou reparurent, portant chacun leur fusil Ă la main et un
Indien sur les Ă©paules ; tous cherchaient Ă les entourer, mais Shatterhand les prĂ©vint :« Nous nâavons pas le temps de vous faire de longues explications. Liez ces deux corps sur
des chevaux de rĂ©serve, qui sait si les Indiens auxquels appartenaient ces espions, ne sont pas dansles alentours. Quâon se hĂąte ! »
Les deux cadavres avaient chacun, un trou rond au milieu du front et un autre derriĂšre la tĂȘte ;la balle avait traversĂ© le crĂąne dâoutre en outre. Shatterhand et Winnetou Ă©taient de bons tireurs ;tout le monde les admira.
On Ă©teignit de nouveau le feu, LâApache et Shatterhand reprirent la conduite de la petitetroupe et lâon partit.
Personne ne songea Ă sâenquĂ©rir de la direction ; la confiance dans les deux chefs,sâaugmentait chez tous ces hommes.
La vallĂ©e que lâon parcourait devint bientĂŽt si Ă©troite que les cavaliers durent marcher en fileindienne, et par consĂ©quent, tout Ă©change de paroles fut impossible.
Pour rassurer le lecteur, nous lui dirons que Bob nâĂ©tait pas restĂ© dans lâeau, on lui avait jetĂ©quelques vĂȘtements, et il suivait la troupe Ă une certaine distance.
Le trajet se fit le plus rapidement possible. Quand le jour se leva, les guerriers descendaient unĂ©troit dĂ©filĂ©, entre les hautes montagnes boisĂ©es. Au pied de la derniĂšre hauteur, les deux chefssâarrĂȘtĂšrent et sautĂšrent Ă bas de leurs chevaux, les autres les imitĂšrent. On dĂ©tacha alors, les deuxcadavres ; on les coucha par terre, puis les Shoshones se rangĂšrent en cercle ; ils savaient quâuneenquĂȘte allait commencer, ils attendaient en silence que les chefs les interrogeassent. Les mortsĂ©taient vĂȘtus Ă la maniĂšre indienne, mi-partie dâĂ©toffe et mi-partie de cuir ; leur Ăąge dĂ©passait Ă peine vingt ans.
« Je mâen doutais, dit Shatterhand ; des guerriers inexpĂ©rimentĂ©s pouvaient seuls, ouvrir detels yeux. Un espion habile eut tenu les paupiĂšres Ă demi-closes.
Examinez-les ; qui peut nous dire Ă quelle tribu ils appartiennent ?« Hum ! murmura Jemmy, voilĂ lâembarrassant ! »« Oui certes ! Ces espions Ă©taient dans le sentier de la, guerre, je nâen doute pas ; mais les
couleurs qui les teignent, le noir et le rouge, quoique visibles encore, sont un peu effacĂ©es. Cescouleurs appartiennent aux Ogallalas ; je nâaffirmerais pourtant pas que ces hommes aient Ă©tĂ© desleurs. Les vĂȘtements nâindiquent rien non plus. Cherchons dans leurs poches ! »
Elles Ă©taient tout Ă fait vides ; on visita leurs fusils, sans y trouver le moindre signe indiquantla tribu des deux Ă©claireurs :
« Peut-ĂȘtre passaient-ils prĂšs de nous comme dâinoffensifs piĂ©tons ! murmura le grand Davy ;ils nous avaient rencontrĂ©s par hasard et se seraient retirĂ©s sans nous nuire. »
Old Shatterhand secoua la tĂȘte.
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« Je suis sĂ»r, Master Davy, que vous ne pensez pas sĂ©rieusement ce que vous dites. LâendroitoĂč. nous campions Ă©tait situĂ© de telle sorte quâon ne pouvait y aborder quâavec intention. Ces gensont suivi notre piste. »
« Cela ne prouve rien contre eux ! »« Non, mais ils portaient des fusils sans munitions ; donc, ils nâĂ©taient pas Ă©loignĂ©s dâune
troupe guerriĂšre. »« Peut-ĂȘtre nâavaient-ils pas de chevaux et⊠»« Mais regardez donc les jambiĂšres de celui-ci usĂ©es par le frottement, ne sont-ce pas celles
dâun cavalier ? »« Autrefois, peut-ĂȘtre. »Shatterhand sâagenouilla, flaira le pantalon, puis se relevant, il dit :« Lâodeur du cheval se reconnaĂźt sans peine ; celles de ces jambiĂšres prouve quâhier encore,
les deux Peaux-Rouges que voilĂ , Ă©taient en selle. »Vohkadeh qui jusquâalors, se tenait Ă lâĂ©cart, sâavança dâun air respectueux :« Les cĂ©lĂšbres chasseurs veulent-ils permettre Ă Vohkadeh de prononcer un mot ? » demanda
le jeune homme.« Parle ! »« Vohkadeh nâa jamais vu les deux guerriers rouges, mais il connaĂźt la chemise de chasse de
lâun dâeux.â»Il se baissa et soulevant lâourlet de la chemise, y montra une marque assez bizarre.« Vohkadeh a mis ce signe, Ă la chemise quand il la portait. »« Ah ! voilĂ une coĂŻncidence Ă©tonnante ! Peut-ĂȘtre allons-nous faire quelque dĂ©couverte. »« Vohkadeh ne peut rien dire de certain, mais il suppose que ces deux jeunes guerriers
appartenaient à la tribu des Upfarocas34.On nomme ainsi les Indiens Creeks35. »« Quel motif mon jeune frÚre a-t-il de faire cette supposition ? » demanda Shatterhand.« Vohkadeh était présent lorsque les Upfarocas ont été volés par les Sioux-Ogallalas. Nous
descendions des montagnes que les visages pĂąles appellent le « Dos de renard » et nous nousdirigions vers le bras nord du fleuve Cheyenne qui traverse le mont Ymancera ; au tournant dâuneforĂȘt, nous aperçûmes tout Ă -coup quatre hommes rouges qui se baignaient, car il faisait trĂšs chaud.Les Ogallalas se consultĂšrent ; les baigneurs Ă©taient ennemis acharnĂ©s de leur tribu ; il fut dĂ©cidĂ©quâon leur ferait subir le plus grand outrage quâon puisse infliger Ă un Indien. »
« Leur enleva-t-on leurs amulettes ? »« Mon frĂšre blanc lâa devinĂ©. »« Oh alors, je comprends ! continue.« Les Sioux Ogallalas chevauchĂšrent entre les arbres jusquâĂ ce quâils arrivassent Ă lâendroit
oĂč paissaient les chevaux des Upfarocas. LĂ Ă©taient dĂ©posĂ©s les vĂȘtements et les armes de cesderniers et mĂȘme leurs amulettes, quoique les guerriers rouges ne sâen sĂ©parent guĂšre. Les Ogallalasdescendirent de cheval ; il leur fut aisĂ© de commettre leur larcin, car ils ne pouvaient ĂȘtre vus par lesbaigneurs qui nâavaient pas pris la prĂ©caution de placer une sentinelle pour garder les habits. LesSioux laissĂšrent les armes, mais ils sâappropriĂšrent des munitions, de quelques vĂȘtements et dessachets de mĂ©decine36.
Vohkadeh se tut un moment.« Ensuite ? » demanda Shatterhand.« Ensuite, reprit Vohkadeh, les Sioux remontÚrent en selle et fuirent au galop, plus tard, on se
partagea le butin, conservant le meilleur et abandonnant le reste : Vohkadeh reçut en partage cette
34 Note winnetou.fr : « Upfarocas » sâĂ©crit « Upsarocas » dans le texte original allemand.35 Note winnetou.fr : la traductrice Ă fait une erreur en traduisant « KrĂ€henindianer » par « Creeks ». La traduction
exacte devrait ĂȘtre « Crows », les Indiens corbeaux. Dâautre part, la localisation gĂ©ographique ne correspond pas.36 Note winnetou.fr : il faudrait plutĂŽt parler de « sacs-mĂ©decine », « Medizinbeutel » en allemand.
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chemise de chasse : mais, comme le vol lui rĂ©pugne, il sâen dĂ©barrassa bientĂŽt, en la jetantsecrĂštement sur la route. »
« Ă quelle Ă©poque remonte cet incident ? »« Deux jours avant que les Ogallalas nâaient envoyĂ© Vobkadeh au camp des Shoshones, la
rencontre eut lieu. »« Et aprÚs tu as rencontré, heureusement pour toi, Davy et Jemmy ? Maintenant, on ne nous
blĂąmera plus de nous ĂȘtre chargĂ©s dâune exĂ©cution si nĂ©cessaire. Sais-tu de combien se composait latroupe ennemie des Ogallalas ? »
« Non, ils devaient ĂȘtre plus de dix. »« Ils se seront pourvus, le plus promptement possible, de nouveaux chevaux et de nouvelles
munitions afin de poursuivre les voleurs ; et lâun deux, ayant retrouvĂ© cette chemise de chasse,lâaura mise ; câĂ©tait son droit. »
« La chose peut tout aussi bien, ĂȘtre arrivĂ©e autrement, remarqua Jemmy ; tout autre Indien nepeut-il avoir trouvĂ© cette chemise et se lâĂȘtre appropriĂ©e ? »
« Non, car en ce cas, il aurait conservĂ©, en outre, celle quâil portait auparavant. Du reste, leplus grand malheur qui puisse arriver Ă un Indien est celui de se laisser voler son amulette ; il nereprend. son rang parmi les siens, que quand il la retrouve ou parvient Ă sâemparer de celle dâunautre, ami ou ennemi, en donnant la mort Ă son possesseur ; câest pourquoi je suis persuadĂ© quenous courions, hier soir, un danger imminent. Que serait-il arrivĂ©, mon cher Jemmy, si nous nousĂ©tions fiĂ©s Ă vos yeux ? »
« Hum, rĂ©pondit ce dernier, mettant la main Ă son chapeau pour dissimuler son embarras ;peut-ĂȘtre bien serions-nous partis pour les prairies Ă©ternelles. Que voulez-vous ? Je trouvais lecampement si sĂ»r, quâil ne me venait pas Ă lâidĂ©e dâĂ©pier, ni de regarder dans les buissons ; vouscroyez donc que les Upfarocas sont derriĂšre nous ? »
« Je crois quâils nous suivent, Ă prĂ©sent surtout que nous avons tuĂ© deux des leurs. »« Comment sâen seraient-ils aperçus, dĂ©jĂ ? »« Ils ont dĂ» remarquer des traces de sang qui les auront mis sur la voie. »« Alors, il faut nous attendre Ă une attaque pour ce soir ? »« Quâils viennent ! sâĂ©cria le grand Davy ; ils sont dix, nous sommes vingt, nous nâavons rien
à craindre ! »« Ne vous y fiez pas, répliqua Shatterhand. Si une attaque a lieu, il y aura du sang versé peut-
ĂȘtre dâun cĂŽtĂ© comme de lâautre ; si nous sommes vainqueurs, nous pourrons payer notre victoire dela vie de quelques-uns des nĂŽtres. VoilĂ ce que je voudrais empĂȘcher ; quâen pense mon frĂšrerouge ? »
Tokvi-tey, le chef des Shoshones, auquel Shatterhand sâadressait, rĂ©flĂ©chit un moment, puisdemanda :
« Mes frĂšres blancs ne veulent-ils pas tenir conseil ? Les guerriers rouges nâentreprennent rienavant dâavoir recueilli lâopinion de tous les anciens. »
« Cette coutume est aussi la nÎtre, mais le temps passe, résumons-nous en peu de mots. LesUpfarocas sont-ils ennemis des Shoshones ? »
« Non, ils sont seulement ennemis des Sioux Ogallalas, lesquels sont aussi nos ennemis ; ilsnâont pas dĂ©terrĂ© contre nous leur hache de guerre, mais un guerrier qui cherche une mĂ©decine(amulette) est lâennemi de tous ; il devient plus redoutable que lâanimal fĂ©roce. â Mes frĂšres blancsagiront sagement en veillant Ă notre sĂ»retĂ©. »
Shatterhand interrogea Winnetou du regard ; ce dernier, comprenant sa pensĂ©e, rĂ©pondit :« Je partage lâavis de mon frĂšre blanc. »« Quelques-uns dâentre nous resteront en arriĂšre ! »« Oui, Winnetou sera du nombre ! »« TrĂšs bienâ! en ce cas, nous nous chargerons de lâattaque ; quand les Upfarocas se verront les
plus faibles, peut-ĂȘtre se rendront-ils de plein grĂ©.
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« Ils sâen garderont bien ! » murmura Jemmy.« Je lâespĂšre. Si je ne me trompe, nous arriverons avant deux heures, dans un endroit trĂšs
favorable à la réussite de mon projet, reprit Shatterhand, sans répondre aux murmures de Jemmy.« Allons donc et hùtons-nous ; plus nous resterons ici, moins nous aurons de temps pour nous
prĂ©parer Ă lâattaque.... Mais que faisons-nous de ces deux morts ? »« Le scalpe de ces deux guerriers appartient Ă Old Shatterhand et au chef des Apaches qui les
ont tuĂ©s, » rĂ©pondit Tokvi-tey.« Je ne scalpe point, car je suis chrĂ©tien, » dĂ©clara le chasseur.Winnetou dit Ă son tour :« Le chef des Apaches nâa pas besoin du scalpe de ces enfants pour se faire un renom. Ces
morts sont assez Ă plaindre dâĂȘtre partis pour les prairies Ă©ternelles sans leur amulette, il ne faut pastuer leurs Ăąmes en leur prenant leur scalpe. Ils peuvent reposer en paix sous des pierres ; on leurlaissera leurs fusils, car ils sont morts en guerriers, puisquâils ont eu le courage de se risquerjusquâau campement de lâennemi. »
Ces réponses surprirent Tokvi-tey.« Mes frÚres donnent une tombe à ceux qui voulaient attenter à leur vie ? » demanda-t-il.« Oui, répondit Shatterhand ; on les couchera avec leurs fusils au cÎté, le visage tourné vers
les plaines sacrĂ©es, on placera des pierres sur leurs restes, car câest ainsi quâon honore les guerriers.Si leurs frĂšres qui nous poursuivent, dĂ©couvrent ce tombeau, ils sauront que nous ne sommes pasleurs ennemis. »
« Mes deux cĂ©lĂšbres frĂšres agissent dâune maniĂšre que Tokvi-tey ne comprend point ! »« Ne serais-tu pas heureux si on faisait de mĂȘme pour les tiens ? »« Tokvi-tey serait heureux dâun tel traitement, mais ces morts ont agi en ennemis. »« Eh bien, prouve que tu es gĂ©nĂ©reux, envoie tes hommes chercher les pierres avec lesquelles
nous élÚverons le monticule. »Les Shoshones, tout en comprenant avec peine la noblesse de sentiments des deux chasseurs,
ne se prĂȘtĂšrent pas moins Ă ce quâon demandait dâeux ; ils exĂ©cutĂšrent rapidement les ordres duchef.
On coucha les deux Upfarocas dans leur tombe, le visage tourné vers le nord ; on joignit leursmains sur leurs fusils, puis on recouvrit les corps avec des pierres. Le travail achevé, la petite troupese disposa aussitÎt à partir. Winnetou dit alors à Shatterhand :
« Le chef des Apaches restera ici, pour Ă©pier lâarrivĂ©e des Upfarocas ; le jeune fils du chasseurdâours demeurera avec lui. »
Martin, trĂšs fier de la marque dâestime que lui donnait le chef indien, accepta ce poste avecjoie et Shatterhand se mit seul, Ă la tĂȘte de la troupe.
Le jour sâĂ©tait levĂ© radieuxâ; on avançait plus facilement et plus vite que pendant la nuit ; lechemin, dans lequel le chasseur conduisit ses hommes, serpentait au milieu des montagnes, tantĂŽttrĂšs creux, tantĂŽt si Ă©troit que le moindre faux pas des chevaux eĂ»t prĂ©cipitĂ© les cavaliers danslâabĂźme. AprĂšs deux heures de marche on arriva devant un canon trĂšs resserrĂ©.
Shatterhand sâarrĂȘta et dĂ©signant ce passage, dit : « Si les Upfarocas viennent, nous leslaisserons sâengager ici ; la moitiĂ© dâentre nous restera en arriĂšre, sous les ordres de Tokvi-tey et deWinnetou, et au signal donnĂ©, attaquera lâennemi par-derriĂšre ; lâautre moitiĂ© se postera avec moi, Ă la sortie du passage. De cette maniĂšre, les Upfarocas se trouveront complĂštement cernĂ©s, ilsnâauront pas dâautre choix que celui de pĂ©rir ou de se rendre Ă merci.
Ce plan parut excellent ; le terrain dâailleurs semblait merveilleusement propice Ă sa rĂ©ussite ;nĂ©anmoins Jemmy murmura :
« Si les Upfarocas sont assez sots pour sâengager par lĂ , ils mĂ©riteront les verges ! »« Ils tiendront sans doute conseil auparavant, mais rien ne pourra leur faire pressentir le
danger, reprit Old Shatterhand ; nos hommes vont se dissimuler de telle sorte quâil soit impossiblede les apercevoir. Tokvi-tey est brave et prudent ; il saura bien diriger ses Indiens, et quand
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Winnetou sera venu le rejoindre, nous pourrons ĂȘtre sĂ»rs que ces deux hommes agiront avec autantdâhabiletĂ© que de bravoure. »
Le chef des Shoshones, flattĂ© de cet Ă©loge, parut disposĂ© Ă sâen rendre digne. LaissĂ© en arriĂšre,avec treize de ses Indiens, il Ă©tudia longuement le terrain et reconnut que le sol rocailleux conservaitpeu de traces du sabot des chevaux. Une forĂȘt Ă©paisse bordait le cañon, offrant dans le fouillis de sestaillis, une cachette sĂ»re pour la petite escorte du chef peau rouge.
Oh ! Shatterhand traversait le passage pendant ce temps, avec le reste de la troupe ; le cañonse dessinait en droite ligne, on voyait dâun bout Ă lâautre, comme dans un tunnel. LâextrĂ©mitĂ©opposĂ©e Ă©tait garnie de verdure, de grands arbres sâĂ©levaient, masquant presque le jour, des blocs derochers rouges ou ocres perdus au milieu de cette luxuriante vĂ©gĂ©tation rĂ©trĂ©cissaient encore lasortie.
Shatterhand continua sa marche, dĂ©passa le cañon sans faire halte et sembla chercher lesendroits oĂč les pieds de son cheval pourraient laisser quelque empreinte.
Cette manĆuvre inattendue, intriguait tout le monde, Jemmy ne put se taire.« Mais oĂč allons-nous, que faisons-nous, sir ? demanda-t-il dâun ton grognon, ne devions-nous
pas camper ici ?« Patience, patience, maßtre Jemmy, répondit Shatterhand, vous comprendrez bientÎt les
motifs qui me font agir de la sorte.On continua Ă chevaucher pendant environ un quart dâheureâ; puis Shatterhand sâarrĂȘtant
enfin, dit Ă ses compagnons :« Eh bien, messieurs, devinez-vous pourquoi jâai poursuivi ma course ? »« Sans doute en prĂ©vision de lâenvoi de nouveaux Ă©claireurs et pour les dĂ©pister, » rĂ©pondit
Jemmy.« Câest cela mĂȘme ; les Upfarocas nâoseront pas sâengager dans ce passage, sans sâĂȘtre assurĂ©s
quâil nâoffre aucun danger. Ils dĂ©tacheront une petite avant-garde, dissimulant ainsi notre prĂ©sence ;nous les attendrons tranquillement. »
« Mais oĂč donc ? »« Nous, allons nous poster prĂšs de lâentrĂ©e du cañon, en exĂ©cutant un dĂ©tour par la forĂȘt. « Qui
mâaime me suive ! »Les montagnes, qui bordaient les deux cĂŽtĂ©s de ce dĂ©filĂ©, Ă©taient fort hautes, mais, par
endroits, assez peu escarpĂ©es pour que les chevaux pussent les gravir sans trop de difficultĂ©. Lapetite troupe reprit cette voie pour revenir sur ses pas. Lorsquâon fit halte, les hommes deShatterhand se trouvĂšrent en ligne, sur une hauteur dominant le cañon. Quelques minutes devaientleur suffire pour en descendre. Les cavaliers quittĂšrent leurs montures et les attachĂšrent aux arbres,puis ils sâĂ©tendirent sur lâherbe pour se reposer de tant de fatigues. Vohkadeh prit place parmi lesblancs ; les Shoshones formĂšrent ensemble, un second groupe.
« Combien de temps les attendrons-nous ? » demanda Jemmy.« Nous pouvons nous en rendre à peu prÚs compte, répondit Shatterhand. Les Upfarocas, au
lever du jour, se seront mis Ă la recherche de leurs Ă©claireurs ; jusquâĂ ce quâils aient dĂ©couvert cequi sâest passĂ© au campement, deux heures, au moins, ont dĂ» sâĂ©couler. Quand ils arriveront Ă lâendroit oĂč nous avons creusĂ© les tombes, ils les ouvriront et tiendront conseil ; tout cela leurprendra encore une heure ; il nous en a fallu cinq pour arriver ici. En supposant que les ennemis yemploient le mĂȘme temps que nous, il nous reste environ, quatre heures Ă attendre. »
« Que câest long et que faire pendant cette petite Ă©ternitĂ© ? »« Pouvez-vous le demander ? rĂ©pondit Frank, toujours emphatique. Pourquoi ne nous
occuperions-nous, pas dâart et de science ? De telles conversations ennoblissent le cĆur, formentlâesprit, adoucissent le tempĂ©rament⊠Mais quelle est donc cette odeur nausĂ©abonde qui mâarriveaux narines ?
Apercevant le noir qui sâĂ©tait rapprochĂ©.
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« Veux-tu bien tâen aller, sâĂ©cria-t-il, vilain Africain ! Notre appareil objectif37 est trop dĂ©licatpour supporter une pareille odeur. Parlez-moi du rĂ©sĂ©da, de lĂ rose, des fleurs de mon pays !... Maisle skunk, fi !... Je ne voudrais pas le sentir, fĂ»t-il, contenu dans le flacon de la plus jolie dame desdeux AmĂ©riques ! Allons, sauve-toi vite ! »
« Massa Bob sentir bon, trĂšs bon, rĂ©pĂ©tait le nĂšgre ; Massa Bob lavĂ© dans lâeau, frottĂ© de lagraisse dâours ! »
« Va-tâen, drĂŽle, tu fais injure Ă mon atmosphĂšre ! »Frank avait pris son fusil ; le malheureux Bob Ă cette vue, sâenfuit derriĂšre les arbres et notre
beau parleur crut enfin, pouvoir commencer son discours scientifique. DĂšs les premiers mots,Shatterhand lâinterrompit :
« Je crois, dit-il, que nous devons employer notre temps dâune maniĂšre plus raisonnable ; nousnâavons pas dormi la nuit derniĂšre, reposez-vous, je veillerai ! »
« Eh ! sir, nâavez-vous donc pas besoin, comme nous, de vous endormir dans les brasdâOrphĂ©e ? » rĂ©pliqua Frank, avec un sourire malicieux.
« Vous voulez dire MorphĂ©e ! corrigea Jemmy.« Je sais ce que je dis ; nâĂ©tais-je pas orphĂ©oniste ! La musique berce le sommeil, voilĂ
pourquoi⊠»« Oui, grommela Jemmy, câest entendu, dormez dans les bras de nâimporte quel ancien, cela
mâest Ă©gal ; mais laissez-moi la paix ! »Un moment aprĂšs, un profond sommeil sâĂ©tait emparĂ© de tous les hommes ; les chevaux eux-
mĂȘmes dormaient comme leurs maĂźtres. On nâeĂ»t jamais supposĂ©, en voyant la tranquillitĂ© de cesgens, que peu dâheures aprĂšs, se passerait en ce lieu mĂȘme, une scĂšne sanglante.
Old Shatterhand, qui faisait la garde en conscience, descendit le talus et parcourut lentement lecañon, interrogeant avec soin tous les enfoncements. Il constata que rien ne décelait la présence deTokvi-tey et de ses guerriers. Le Shoshone avait compris ses instructions.
Le trappeur revint alors sâasseoir sur une pierre, Ă la sortie du dĂ©filĂ©. La tĂȘte penchĂ©e sur sapoitrine, il resta ainsi de longues heures sans mouvement. Ă quoi pensait le brave Shatterhand ?Peut-ĂȘtre voyait-il se dĂ©rouler dans sa mĂ©moire, tous les jours de sa vie si accidentĂ©eâŠ
Le pas dâun cheval le tira de sa somnolence ; il se leva et reconnut que le cavalier Ă©tait MartinBaumann ; il alla Ă sa rencontre :
« Winnetou est lĂ ? » demanda-t-il.« Winnetou est restĂ© oĂč vous lâavez postĂ©, rĂ©pondit Martin, et jây retourne moi-mĂȘme, aprĂšs
une petite exploration. »« Câest bien. LâApache semble vous porter intĂ©rĂȘt, vous pouvez en ĂȘtre fier, mon jeune ami ;
vous avez tout Ă gagner en interrogeant son expĂ©rience ; de chasseurâ; moi-mĂȘme, jâai apprisbeaucoup de lui. »
« Voulez-vous donc me faire oublier, sir, que câest Ă vous que je dois la plus grande part dereconnaissance ? »
« Laissez donc ! au fond, ne suis-je point un peu cause de la captivitĂ© de votre pĂšre ? MaisjâespĂšre que nous le reverrons bientĂŽt libre et heureux ! Maintenant, parlons dâautre chose ! Avez-vous vu les Upfarocas ? Je vous le demande pour la forme, car vous allez me dire oui, câestcertain. »
« Pourquoi croyez-vous cela ? »« Parce que votre prĂ©sence ici le prouve, autrement, vous nâauriez pas quittĂ© le poste ; ou, si
Winnetou Ă©tait convaincu de lâĂ©loignement des ennemis, il serait venu me trouver. Donc, puisquevous les avez vus, combien sont-ils ? »
« Soixante ; ils ont, en plus des leurs, deux chevaux libres. »« Ce sont sans doute ceux des deux guerriers que nous avons tués. »« Deux Upfarocas précÚdent la troupe en éclaireurs ; ils ont reconnu notre piste et la suivent. »
37 Il veut dire « olfactif ».
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« Bon, ils vont faire aussi, notre connaissance personnelle ! »« Grùce aux arbres qui nous masquaient, ils ne nous ont pas aperçus ; nous avons alors lancé
nos chevaux au galop pour les dépasser. Celui qui paraßt commander la troupe est une espÚce degéant ; il précÚde les autres de quelques mÚtres. »
« Comment sont-ils armĂ©s ? »« Ils ont tous des fusils. »« Câest bien, Ă prĂ©sent, vous allez transmettre mon message Ă Winnetou. Le dĂ©filĂ© est si Ă©troit
que trois chevaux nây tiendraient pas de front. Quand les ennemis sây seront engagĂ©s, nous lessuivrons Ă pied ; nos hommes sâavanceront cinq par cinq. Les cinq premiers se coucheront parterre ; cinq autres sâagenouilleront derriĂšre euxâ; un peu plus loin, une autre ligne de cinq hommesse tiendra lĂ©gĂšrement inclinĂ©e et les cinq derniers resteront debout ; vingt hommes pourront ainsi,viser sans se gĂȘner mutuellement ; le reste formera la rĂ©serve. De cette maniĂšre, les soixanteUpfarocas recevront dĂ©jĂ , tant de devant que de derriĂšre, une quarantaine de balles. Dites cela Ă lâApache, ajoutez que je me rĂ©serve le rĂŽle de parlementaire. Quand pense-t-il que les Upfarocasarrivent ? »
« Winnetou compte quâils sĂ©journeront une heure auprĂšs des tombes. »« Probablement. »« Il leur faudra ensuite, trois heures de marcheâ; ils ne vont donc pas beaucoup tarder. »« Nous allons nous tenir prĂȘts. Retournez Ă votre poste.Martin sâĂ©loigna et Old Shatterhand courut retrouver ses compagnons quâil rĂ©veilla ; il leur
communiqua son plan ; on dĂ©cida que Davy, Jemmy, Frank, Vohkadeh et un des Shoshonesformeraient le premier rang dâattaque. On assigne Ă©galement aux autres, leur place et lâon fit faire Ă tous, les Ă©volutions indiquĂ©es pour les y exercer. Shatterhand prit la tĂȘte de la troupe ; il voulait ĂȘtreen mesure dâentamer les nĂ©gociations aussitĂŽt le moment venu, et se munit dâune branche deverdure, insigne du parlementaire.
AprĂšs quelques rĂ©pĂ©titions, tout marcha Ă souhait. Quand il fut bien persuadĂ© que tous sesgens rempliraient leur devoir, Shatterhand les fit cacher derriĂšre le talus, en attendant lâennemi. Aubout dâune demi-heure environ, ils entendirent le trot dâun cheval.
« Oh ! oh ! un Ă©claireur ! murmura Jemmy, il est tout seul ! »« Tant mieux, sâil est seul, on sâen dĂ©barrassera facilement, dit Shatterhand, si cela est
nĂ©cessaire, du moinsâŠJemmy ne sâĂ©tait pas trompĂ© ; un cavalier sâavançait avec prĂ©caution, dans le passage quâil
examinait avec soin, sans dĂ©couvrir autre chose que des traces quâon avait rendues trĂšs visibles Ă certaines places ; cependant, il ne parut pas tout Ă fait rassurĂ©, car il poursuivit ses explorationsjusquâau bout du dĂ©filĂ©.
« Sâil sâavise dâaller jusquâĂ lâendroit oĂč nous avons changĂ© de chemin, dit Jemmy, il finirapar dĂ©couvrir notre cachette ! »
« En ce cas, il ne retournera pas auprĂšs des siens », rĂ©pliqua Old Shatterhand.« Mais comment lâatteindre sans bruit ? » Shatterhand montra son lasso.« Hum ! lâopĂ©ration ne sera pas aisĂ©e ! remarqua Frank.« Tranquillisez-vous ! Mais je ne puis voir dâici, la direction quâil va prendre ; je vais
descendre de lâautre cĂŽtĂ© du talus ; si vous mâentendez siffler dans les tons bas, hĂątez-vous de merejoindre ! »
Shatterhand prit son lasso auquel il fit un nĆud coulant et sâĂ©loigna. ArrivĂ© au fond de lagorge, il aperçut lâĂ©claireur qui revenait sur ses pas, et nâeut que le temps de se dissimuler derriĂšreun rocher. LâIndien passa au galop et disparut bientĂŽt Ă lâangle du cañon.
Shatterhand fit entendre alors le signal convenu Ă ses compagnons ; ils apportĂšrent ses deuxfusils et la branche verte. Tandis que lâĂ©claireur rejoignait sa troupe, Shatterhand tira un coup derevolver qui donna lâĂ©veil Ă lâennemi et avertit le chef apache. Celui-ci se montra, aussitĂŽt, avec seshommes, Ă la grande stupĂ©faction des Upfarocas, lesquels Ă©taient conduits, comme lâavait dit
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Martin, par une sorte dâHercule indien. Ce terrible guerrier portait, autour de la taille, une douzainede chevelures au moins ; des bandes de peau humaine ornaient ses longues guĂȘtres ; dâautreschevelures pendaient sur sa large poitrine, couvrant une sorte de cuirasse. Il avait, comme armes, unĂ©norme couteau de chasse, et un gigantesque tomawak difficile Ă manier pour tout autre poing quele sien.
Une peau de jaguar, jetĂ©e sur ses Ă©paules, lui couvrait aussi la tĂȘte ; les dents de lâanimalcouronnaient son front dâun sauvage diadĂšme ; ses joues Ă©taient peintes de deux couleurs : en gris eten rouge. Le colosse tenait Ă la main un lourd fusil :
« Halte ! » cria-t-il Ă ses gens, et sa voix formidable fut rĂ©percutĂ©e par tous les Ă©chosdâalentour ; puis apercevant les guerriers de Winnetou dont les fusils Ă©taient braquĂ©s sur seshommes et Shatterhand qui restait au milieu du sentier, sans bouger :
« Ăcoutez ! reprit-il. Cet homme veut parler, nos oreilles doivent lâentendre ! »Il dirigea alors son cheval vers Shatterhand ; les siens le suivirent ; le chef des Apaches et ses
gens se rapprochĂšrent aussi derriĂšre Shatterhand, toujours immobile ; lâUpfaroca, lui jetant unregard irritĂ©, sâĂ©cria :
« Que veut ici, le visage pùle ? Pourquoi se place-t-il sur ma route et sur celle de mesguerriers ? »
Old Shatterhand rĂ©pondit en souriant :« Que veut-ici, cet homme rouge ? Pourquoi me poursuit-il, moi et mes guerriers ? »« Parce que vous avez tuĂ© deux de nos frĂšres. ».« Ils sont venus Ă nous en ennemis ; câest pourquoi nous les avons tuĂ©s.«âComment savais-tu quâils Ă©taient tes ennemis ? »« Parce quâils avaient perdu leur mĂ©decine. » Le gĂ©ant fronça les sourcils :« Qui te lâa dit ? »« Je lâai vu sur le corps de tes guerriers ; ils ne portaient pas dâamulette.« Oui, en perdant notre mĂ©decine, nous avons perdu nos noms. Je mâappelle Ă prĂ©sent Oiht-e-
keh-fa-wakon, le brave qui cherche son amulette. Malheur Ă ceux que nous rencontrons ! »« Prends garde ! Ce sera sur toi peut-ĂȘtre que le malheur tombera. Jette les yeux devant et
derriÚre toi ; un seul mot, et cinquante balles pleuvront sur vous. »« Les coyotes ne tuent pas le buffle, mais le buffle se débarrasse aisément de coyotes comme
vous ! »LĂ -dessus, le chef Upfaroca saisit son lourd tomawak et le brandit dâun air menaçant :« Des coyotes comme nous, enverront promptement toi et tes hommes dans les prairies
Ă©ternelles. Je mâen chargerais mĂȘme tout seul ! » rĂ©partit Shatterhand avec calme.« Tu tâappelles : «âGrande langue ? »« Mon nom te sera connu plus tard. »« Eh bien, Ă nous deux ! »« Volontiers ! »« Je vais avertir mes guerriers, ensuite nous commencerons ! » Il se tourna vers ses gens, leur
adressa rapidement quelques mots, puis il revint vers Shatterhand et lui demanda :« Sais-tu ce que câest quâun muh-mohwa ? »« Oui. »« TrĂšs bien ; nous avons besoin de scalpes pour amulettes. Quatre hommes doivent prendre
part au muh-mohwa, tu seras mon adversaire, et un de tes hommes rouges celui dâun de mesguerriers. Si nous sommes vainqueurs, nous vous tuons tous et aurons votre scalpe ; mais si noussommes vaincus, notre, vie vous appartient. As-tu du courage ? »
Shatterhand rĂ©pondit :« Je suis prĂȘt ; mets ta main dans la mienne, comme gage de ta bonne foi. »Il lui tendit la main ; lâIndien, surpris, hĂ©sita. Muh-mohva signifie mot Ă mot : main Ă lâarbre.
Ce genre de combat est regardé par les tribus sauvages comme une sorte de jugement de Dieu. Deux
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hommes sont solidement attachĂ©s Ă un arbre par une main, de lâautre ils tiennent lâarme convenue :le tomawack ou le couteau. Ils sont face Ă face ; lâun a la main droite attachĂ©e, et lâautre la gauche ;celui dont la main droite est libre passe naturellement, pour le plus avantagĂ©. Il est de rĂšgle que cessortes de combats ne finissent que par la mort dâun des deux adversaires. Pourtant, cette conditionnâest pas toujours de rigueur.
Le chef Upfaroca, confiant en sa force, avait choisi ce mode de lutte, comme le seul moyen desauver sa vie et celle de ses hommes et de se procurer de nombreux scalpes. Il prit, pour second, leplus fort et le plus adroit de ses guerriers, puis sâadressant Ă Shatterhand, lui dit :
« Le grand Esprit tâa obscurci lâentendement. Connais-tu les conditions du combat ? Les deuxvainqueurs doivent continuer la lutte, si les deux partis ont eu Ă©galement un mort. »
« Je les connais et je les accepte, rĂ©pondit Shaterhand.Le gĂ©ant le regarda dâune façon qui tenait de la surprise et du dĂ©fi, enfin il lui tendit la main :« Eh bien, donnons-nous la main, reprit-ilâ! Tu me promets, au nom de tes guerriers, comme je
te promets au nom des miens, que chacun remplira les conditions stipulées, que les guerriers dontles champions auront succombé, ne feront pas de résistance ? »
« Je te le promets, et pour que tu ne doutes pas de notre bonne foi, nous allons fumer lecalumet du serment. »
Shatterhand montrait un des calumets, ornĂ©s de plumes de colibris, quâil portait suspendus Ă son cou.
« Fumons ensemble, repartit le géant, en grimaçant un sourire ironique ; mais ce ne sera pasun calumet de paix, car nous allons combattre à mort. Je prendrai ton scalpe, je donnerai ta chairaux oiseaux. »
« En es-tu sĂ»r ?« Oiht-e-keh-fa-wakon nâa jamais Ă©tĂ© vaincu ! »« Il sâest pourtant laissĂ© voler son sachet de mĂ©decine !Ces paroles Ă©taient cruelles pour lâIndien qui, en les entendant saisit ses armes, mais
Shatterhand le prévint :« Laisse ton fusil, dit-il, tu vas bientÎt nous montrer ta bravoure ; mais il faut quitter cet
endroit et en chercher un autre qui convienne mieux au muh-mohwa. Mes frĂšres reprendront leurschevaux et les Upfarocas resteront au milieu dâeux. »
Il fit un signe Ă Winnetou qui retourna, avec ceux de sa bande, chercher les montures. Quandils furent revenus, lâautre troupe exĂ©cuta le mĂȘme mouvementâ; de cette maniĂšre, les ennemisĂ©taient bien prisonniers et ne pouvaient songer Ă sâĂ©chapper. La troupe entiĂšre se remit en marche,entraĂźnant les nouveaux venus.
Old Shatterhand avait donnĂ© tout bas, Ă ses guerriers, lâordre de ne trahir ni son nom, ni celuidu chef apache ; les Upfarocas ignoraient toujours Ă quels adversaires ils allaient se mesurer.
Le gros Jemmy chevauchait aux cĂŽtĂ©s de Shatterhand ; il trouvait la maniĂšre dâagir de cedernier plus que tĂ©mĂ©raire.
Ne prenez pas mes paroles en mauvaise part, sir, murmura-t-il ; vos nobles procédés avec cesgens ne me paraissent guÚre de saison ! »
« Croyez-vous que lâIndien ne soit capable dâaucun bon sentiment ? Jâen ai connu plusieursqui auraient pu servir dâexemple Ă bien des blancs ! »
« Câest possible ; il y a partout des exceptions, mais je ne me fie point Ă ces gaillards-lĂ ; avecleurs amulettes du diable, ils sont capables de tout. Nous les tenions entre nos mains, puisquâils nepouvaient ni avancer ni reculer ; il fallait envoyer promener leur muh-mohwa ; le gĂ©ant mâeffraiepour vous ! »
« Quel motif aurions-nous eu de tuer tous ces gens qui ne pouvaient se dĂ©fendre ? Cemassacre nous eĂ»t procurĂ© plus de remords que dâhonneur ; nâoublions pas que nous sommeschrĂ©tiens ! »
« Je ne lâoublie pas non plus ! Qui nous forçait Ă massacrer ces Peaux-Rouges ? Ils se seraient
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rendus et nous leur aurions fait grùce, sous quelque condition. »« Non, la chose me semble impossible avec de tels hommes ; il fallait un combat ; je suis bien
aise quâil nâengage que moi et un seul des nĂŽtres ; au reste, je connais le gĂ©ant ! »« Comment, vous connaissez cet homme ? »« Oui, vous vous souvenez peut-ĂȘtre, du rĂ©cit que je vous ai fait lorsque nous passions devant
la montagne de la Tortue. Je vous racontai que jâavais campĂ© un jour, prĂšs de cette montagne avecShunka-shatteha, guerrier des Upfarocas. Il me parla beaucoup de ceux de sa tribu, entre autres deson cĂ©lĂšbre frĂšre Kanteh-pehta dont le nom signifie cĆur de feu. Tout en faisant le rĂ©cit de sesexploits, il me dĂ©crivit sa personne ; il me le dĂ©peignit comme un colosse, mâindiquant, entre autressignes qui pourraient me le faire reconnaĂźtre, une oreille coupĂ©e Ă gauche, laquelle Kanteh-pehta aperdue dans un combat contre les Sioux Ogallalas.
« Il a aussi, me dit son frĂšre, une cicatrice Ă lâĂ©paule ; maintenant, regardez ce gigantesquepersonnage ; lâoreille enlevĂ©e lui a laissĂ© une grande cicatrice ; et Ă la façon dont il tient son brasgauche, on voit quâil manie moins facilement ce membre, autrefois blessĂ©. »
« Allons, voilĂ une merveilleuse rencontre ; je me fie bien Ă vous, mais ce Kanteh-pehta,grand et fort comme Goliath, me fait tout de mĂȘme, peur. Si adroit que vous soyez, quand, on vousaura attachĂ© la patte Ă un arbre, lâavantage restera au plus vigoureux, et dame, je vous voisflambĂ© ! »
« Hé bien ! dit Shatterhand en riant, si vous vous inquiétez tant à mon sujet, il y a un moyentrÚs simple de me mettre hors de danger ! »
« Lequel ? »« Combattez, Ă ma place, contre le gĂ©ant ! »« Le moyen ne me sourit guĂšre ; vous avez acceptĂ© lâaventure, je prie Dieu pour que vous
puissiez vous en tirer, mais combattre Ă la maniĂšre des Peaux-Rouges nâest pas du tout mon fait ! »Et ce disant, Jemmy tira son cheval un peu en arriĂšre ; Winnetou sâavança alors, aux cĂŽtĂ©s de
son ami.« Mon frĂšre blanc a-t-il reconnu Kanteh-pehta ! » demanda-t-il.« Oui, rĂ©pondit Shatterhand, mon frĂšre rouge aussi ? »« LâIndien nâa quâune oreille, Winnetou lâa reconnu sans lâavoir jamais vu ! »« Je compte sur le chef des Apaches pour me servir de second, sans quoi je nâaurais pas
accepté la proposition. »« Mon frÚre tuera-t-il le grand Kanteh-pehta ? »« Si je suis vainqueur, je le laisserai vivre, lui et sa tribu, et ses hommes deviendront nos
alliĂ©s. »« Winnetou a compris, lui aussi, sera gĂ©nĂ©reux. »AprĂšs que la troupe eut dĂ©passĂ© le cañon dâun mille anglais environ, on vit la vallĂ©e sâĂ©largir
subitement.Les cavaliers arrivĂšrent Ă une petite prairie encadrĂ©e par des montagnes ; il nây croissait
quâune herbe maigre et quelques rares buissons : Un seul arbre sâĂ©levait au centre, câĂ©tait un hauttilleul que les Indiens appellent : arbre aux feuilles blanches.
« Mawa ! là ! dit le chef des Upfarocas en désignant le tilleul.« Hough ! répondit Winnetou, lançant son cheval au galop dans la direction indiquée.Tout le monde le suivit ; malgré leur impassibilité affectée, les Indiens étaient fort anxieux et
les blancs peu rassurĂ©s. Les cavaliers sautĂšrent Ă bas de leurs montures ; les chevaux furent mis enlibertĂ© ; les guerriers se rangĂšrent en cercle. Les Upfarocas dĂ©posĂšrent leurs armes commeShatterhand lâavait exigĂ© de tous les assistants. Le chasseur alla ensuite chercher du tabac, prit unepipe suspendue Ă son cou, la bourra, puis, se plaçant au milieu du cercle, il dit :
« Le guerrier ne parle guĂšre, il agit davantage. Mes frĂšres savent ce qui va se passer ici ; sinous sommes vainqueurs, nous respecterons la vie des Upfarocas, car nous ne les craignons pas ; ilsnous ont offert le muh-mohwa, nous lâavons acceptĂ© et ils se tiennent au milieu de nous comme des
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hommes libres, quoique nous eussions pu les traiter en prisonniers. Nous espĂ©rons que nos frĂšresagiront de mĂȘme Ă notre Ă©gard car ils vont fumer avec nous le calumet de paix ; jâai dit ; câestmaintenant Ă leur tour de rĂ©pondre ! »
Shatterhand se rassit. Le Brave qui cherche son amulette se leva et repartit :« Lâhomme blanc a bien parlĂ©, mais nous nâavons point Ă nous inquiĂ©ter, nous serons
vainqueurs. Voici nos conditions. Et il poursuivit, dans un langage imagé que nous ne rendrons pasmot à mot :
« Les combattants seront liĂ©s Ă lâarbre par une main, de façon Ă ce quâils aient le visage tournĂ©en vis-Ă -vis. Ils tiendront leur couteau de lâautre main et sâen serviront pour lâattaque ; il serapermis, Ă dĂ©faut de couteau, de se servir du poing. Le premier renversĂ© sera considĂ©rĂ© commevaincu, quand mĂȘme il vivrait encore ; mais sâil tombe seulement sur les genoux, il pourra serelever. Quatre hommes prendront part au combat ; moi contre le visage pĂąle et un de mes hommescontre un guerrier rouge. Si les deux vainqueurs appartiennent Ă un parti diffĂ©rent, le combatcontinuera entre eux. La vie des compagnons du vaincu et tout ce quâils possĂšdent appartiendront auparti victorieux, sans quâaucun puisse sây refuser. Les guerriers des Upfarocas sont prĂȘts, cesconditions posĂ©es, Ă fumer le calumet du serment ; pour quâil nây ait pas plus davantage dâun cĂŽtĂ©que de lâautre ; les quatre combattants seront nus jusquâĂ la ceinture. Jâai dit ! »
Il sâassit, Old Shatterhand entra alors dans le cercle, il rĂ©pondit Ă ce discours :« Nous acceptons les conditions des Upfarocas, pour gage de la soumission des vaincus, tous
les guerriers prĂ©sents vont dĂ©poser leurs armes et les placer en un mĂȘme endroit ; elles resterontsous la surveillance dâun Upfaroca et dâun Shoshone. Allumons sur lâheure, le calumet duserment ! »
« Hough ! » rĂ©pondirent en chĆur, les Indiens.Shatterhand tira son punks et alluma sa pipe ; il en envoya la fumĂ©e en haut, en bas, puis vers
les quatre points cardinaux, il donna ensuite le calumet au chef des Upfarocas. Celui-ci lâaspira Ă son tour, assura quâil observerait chacune des conventions indiquĂ©es ; tous, firent le mĂȘme serment ;quand le calumet eut passĂ© de main en main, de bouche en bouche, on le dĂ©posa avec les armes desguerriers.
LâUpfaroca, persuadĂ© de sa prochaine victoire, se dirigea le premier vers lâarbre et enleva sacuirasse de buffle ; on put alors juger de sa force athlĂ©tique :
«âOuffâ! ouffâ! cria-t-il, commençons le combat ! Avant que le soleil ait avancĂ© dâune ligne, jesuspendrai Ă ma ceinture le scalpe dâun chien blanc ! » Ă ces mots, Martin Baumann, sortant desrangs, rĂ©pliqua dâun ton indignĂ© :
« Les blancs tâont laissĂ© la vie et tu les appelles chiens ! Tu ne mĂ©rites pas dâavoir pouradversaire un chasseur renommĂ© ! Le plus jeune de ces blancs que tu insultes, saura faire taire tesforfanteries !
Les joues du jeune homme Ă©taient pourpres ; ses yeux brillaient ; et dâune main hardie, il ĂŽtaitdĂ©jĂ son vĂȘtement. Tout le monde applaudissait son jeune courage :
« Câest un brave ! », dit lui-mĂȘme, le chef des Upfarocas.« Oui câest un brave ! rĂ©pliqua Old Shatterhand, mais je ne lui cĂšde point ma place ! »« Ne craignez rien pour moi, insista Martin, nâai-je pas lâhabitude de combattre les ours ? »« Mon jeune ami, vous aurez lâoccasion de lutter longtemps encore, dans les prairies, contre
les fauves et contre les hommes ; ceci me regarde, laissez-moi faire ! »« Pourquoi nous a-t-il appelĂ©s chiens ? » murmura Martin, sâĂ©loignant Ă regret.Cependant le guerrier rouge fit signe Ă lâun de ses hommes lequel vint se placer prĂšs de lui, en
criant :« Makin-oh-Punkreh, Les Cent Tonnerres, qui porte un bouclier de peau humaine, attend
quelquâun, pour se mesurer avec lui ! »« Vohkadeh ! rĂ©pondit aussitĂŽt le jeune Indien ; il a tuĂ© le buffle blanc et il veut orner sa
ceinture de ton scalpe ; il ne craint pas le tonnerre, ce lĂąche compagnon de lâĂ©clair, qui Ă©lĂšve la voix
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aprĂšs le danger ! »« Ouff ! Ouff ! acclamĂšrent les Indiens, mais le guerrier Upfaroca tourna le dos dâun air
mĂ©prisant :« Je ne lutte point avec un enfant, dit-il ; couche-toi sur lâherbe, tu rĂȘveras que ta mĂšre cuit
pour toi, le kammas ! »Les Indiens des tribus les plus misĂ©rables, cherchent, dans les contrĂ©es arides oĂč ils traĂźnent
leur triste existence, des racines quâils nomment kammas et quâils font cuire pour composer unesorte de mets nausĂ©abond et fort peu estimĂ© des autres Peaux-Rouges.
Les paroles des Cent Tonnerres contenaient, pour le brave Vohkadeh, une grossiĂšre injure.Avant que ce dernier eĂ»t pu rĂ©pondre, Winnetou sâavança, il fit signe au jeune Indien de se
retirer et dit :« Les deux guerriers des Upfaroca ont parlé. Quels sont ceux qui se sont présentés pour
combattre contre eux ? Deux jeunes gens capables de vaincre, mais qui doivent aujourdâhui, laisseragir les chefs. Les deux guerriers des Upfarocas sont des hommes ; ils combattront contre deshommes ! »
Les Cent Tonnerres lâinterrompit.« Qui es-tu donc ? demanda-t-il. As-tu un nom ? Combien de chevelures pendent sur ton
corps ? Je nâen vois pas une ! As-tu seulement appris Ă souffler du drehotunka38 ? TĂąchedâapprendre ; ne touche pas aux couteaux, ils te blesseraient les doigts ! »
« Je dirai mon nom Ă ton Ăąme, quand elle sortira de ta poitrine, et ce nom la fera trembler ; ellenâosera plus sâĂ©lancer dans les prairies Ă©ternelles, mais elle demeurera dans les crevasses desmontagnes et hurlera avec les vents ! »
« Chien ! sâĂ©cria Les Cent Tonnerres, tu outrages lâĂąme dâun brave guerrier ! »« Laissons toutes ces paroles ! ordonna Winnetou du ton dâun homme habituĂ© Ă se faire obĂ©ir ;
il est temps de livrer le combat ; quâon mâapporte un couteau ! »Il se dĂ©vĂȘtit jusquâĂ la ceinture ; les guerriers des deux partis formĂšrent un cercle autour du
tilleul ; tous les yeux sâattachĂšrent avidement aux moindres gestes des combattants. Jemmy apportades laniĂšres de cuir pour attacher les bras des quatre champions ; ces laniĂšres furent examinĂ©es parles principaux chefs ; puis on eut Ă dĂ©cider, au moyen du sort, par quel bras serait liĂ© chaqueguerrier ; on tira Ă la courte paille ou plutĂŽt au plus court brin dâherbe. Le sort fut dĂ©favorable Ă Winnetou, dont il dĂ©signa la main droite. Les Upfarocas Ă©clatĂšrent en joyeux : Ouh-ah ! trĂšs bien :On lia ensuite Ă lâarbre, les deux champions, de façon Ă leur laisser le libre exercice de leursmouvements.
Il arrive parfois, dans ces muh-mohwa, que les adversaires tournent autour de lâarbre un quartdâheure et mĂȘme plus, avant dâen venir aux mains ; mais, quand ils se sentent atteints, la vue dusang les excite, le combat sâachĂšve et devient meurtrier.
Enfin, les deux champions sont solidement attachĂ©s Ă lâarbre, les spectateurs resserrent lecercle ; Frank est prĂšs de Jemmy :
« Monsieur Pfefferkorn, dit celui-ci, nous voilĂ dans une situation Ă faire dresser les cheveuxsur la tĂȘteâ; car ces deux hommes risquent, non seulement leur vie, mais encore la nĂŽtreâ!â»
« Bah ! rĂ©pond Jemmy, ne craignez rien, Winnetou et Shatterhand sont vigoureux, ilsconnaissent ce genre de combat ! Dieu les protĂ©gera, Monsieur Frank. Ăcoutez ! Les Cent Tonnerresveut encore pĂ©rorer ; ces Indiens sont de fameux bavards ! »
Makin-oh-Punkreh, brandissant son couteau, criait de toutes ses forces, au chef apache.« Tu pĂ©riras sans combattre, comme tu le mĂ©rites, toi, lâami des hommes pĂąles ; je te
pourchasserai Ă la pointe de ce couteau jusquâĂ ce que tu tombes Ă©puisĂ©, sans avoir pu seulementeffleurer ma chair ! »
Winnetou, au lieu de rĂ©pondre, se pencha vers Shatterhand et lui glissa quelques mots Ă lâoreille. Ce dernier, sâadressant aux compagnons qui lâentouraient, leur traduisit les intentions de
38 Sorte de sifflet. - Note winnetou.fr : dans la version originale allemande : « Dschotunka », sifflet en forme de flute.
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lâIndien :« Winnetou nâaime point le sang, expliqua-t-il soyez tranquille, il nâen rĂ©pandra pas une
goutte, vous allez voir ! »« Ouff, ouff ! sâĂ©criĂšrent les Upfarocas.Les Cent Tonnerres repartit dâun ton ironique :« Votre frĂšre est devenu fou de terreur ! »Il fit un pas en avant ; le tronc de lâarbre sĂ©parait seul, les deux combattants. Le couteau au
poing, il dĂ©vorait Winnetou du regard ; ses yeux avaient lâĂ©clat de ceux dâun fauve. Winnetou nebroncha pas ; son indiffĂ©rence Ă©tait superbe. LâUpfaroca, sây laissant tromper, se prĂ©cipita sur lechef apache pour le piquer de la pointe, de son, arme ; Winnetou alors, dâun mouvement rapide, luifĂźt face, en lui appliquant un vigoureux coup de poing entre les sourcils. LâUpfaroca, Ă©tourdi,chancela ; le couteau Ă©chappait de sa main, car Winnetou, lui, avait en mĂȘme temps, saisi cette mainarmĂ©e et la broyait dans une Ă©treinte affreuse. Un autre coup de poing, appliquĂ© au creux de lapoitrine, fĂźt tomber le malheureux Makin-oh-Punkreh, retenu seulement par le bras qui avait Ă©tĂ©attachĂ© Ă lâarbre. AussitĂŽt lâApache, reprenant son couteau quâil avait passĂ© Ă sa ceinture, coupa lesliens de son adversaire auquel il cria :
« Es-tu vaincu ? »LâUpfaroca ne pouvait rĂ©pondre ; il haletait. Le silence rĂ©gnait dans lâassemblĂ©e ; seul, Frank
fit retentir un joyeux hourrah ; Shatterhand, du geste, lui imposa silence :« Frappe ! balbutia enfin Les Cent Tonnerres, en ouvrant les yeux pour les refermer aussitĂŽt.Mais Winnetou lui dit avec bontĂ© ; « LĂšve-toi ; je tâai promis la vie, je tiendrai ma parole ! »« Je ne puis plus vivre, je suis vaincu ! » Oiht-e-keh-fa-wakon sâavança alors, criant avec
fureur !« LĂšve-toi, on te fait grĂące, ton scalpe ne vaut rien ; tu tâes conduit comme un enfant.
Heureusement, je suis lĂ , pour rĂ©parer ta faute, je vaincrai les deux ennemis ; toi, tu iras demeurerchez les coyotes ; lâentrĂ©e du wigwam te demeure interdite ! » Makin-oh-Punkreh voulut ressaisirson couteau, mais il sâarrĂȘta soudain !
« Le Grand-Esprit mâa refusĂ© la victoire, soupira-t-il, mais je nâirai pas chez les coyotes ; moncouteau me reste ; seulement, je veux voir si tu seras plus heureux que moi. »
Il se retira lentement et sâassit sur lâherbe, tandis que son chef et Shatterhand sâapprochaientde lâarbre oĂč on les lia. Shatterhand se refusa de consulter le sort :
« Je te laisse la main droite, » dit-il Ă son adversaire.« Tu tiens Ă mourir tout de suite ? »« Non, mais ton bras gauche a Ă©tĂ© blessĂ© ; je ne veux avoir sur toi aucun avantage.LâIndien, incapable de comprendre ce noble sentiment, rĂ©pondit avec colĂšre :« Câest une offense. Les tiens diraient que ta complaisance mâa favorisĂ©. Je rĂ©clame le sort. »« Soit ! »Le sort dĂ©cida comme le souhaitait Shatterhand, lâUpfaroca fut attachĂ© par la main gauche.
Les deux adversaires purent bientÎt se mesurer des yeux ; les muscles du géant ressortaient commedes cordes sur ses membres énormes ; Shatterhand semblait presque chétif auprÚs de lui.
Le chasseur, nĂ©anmoins, avait lâair fort calme !« Commence ! » dit lâUpfaroca.Shatterhand sourit, il enfonça son couteau dans le tronc du tilleul et rĂ©pondit :« Jâabandonne cette arme ; tu vas voir que je saurai mâen passer ! »Il leva le bras et sâĂ©lança sur son adversaire ; ce dernier se jeta en avant pour riposter ; mais
Shatterhand se lâĂ©tirant en arriĂšre, le coup manqua. LâEuropĂ©en, dâun mouvement brusque, assĂ©naalors un vigoureux coup de poing sur la tempe de son ennemi ; le colosse tournoya un instant, puissâaffaissa :
« Quel est le vainqueur ? » demanda tranquillement Shatterhand aux assistants.Les Upfarocas, consternés, répondirent par des cris de douleur ; les autres saluÚrent leur
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champion avec des bravos rĂ©pĂ©tĂ©s.Les Upfarocas, liĂ©s par leur serment, ne cherchĂšrent mĂȘme pas Ă sâĂ©chapper ; ils se rĂ©signaient
Ă la mort qui semblait les attendre.Shatterhand retira son couteau de lâarbre, puis coupa les liens du vaincu. Indiens et blancs
sâapprochĂšrent pour lui serrer la main, aprĂšs quoi chacun reprit ses armes ; mais les Upfarocas nebougeaient pas ; celui dâentre eux qui gardait les fusils et qui eĂ»t pu facilement se sauver, vint mĂȘmerejoindre ses compagnons. Tous faisaient preuve dâune mĂȘme rĂ©signation passive.
En rouvrant les yeux, leur chef jeta sur son vainqueur son regard de haine et dâeffroi indicible.« Le chef des Upfarocas a Ă©tĂ© vaincu ! murmura-t-il dâune voix rauque.« Nâas-tu pas mis dans les conditions de la lutte que le premier dont le corps toucherait la terre
serait considĂ©rĂ© comme vaincu ? » demanda Shatterhand.« Point de blessures, pourtant ! balbutia lâIndien.« Je ne me servais pas de mon couteau, tu lâas vu enfoncĂ© dans lâarbre. »« Ainsi, tu mâas terrassĂ© avec ton poing ? »« Oui, rĂ©pondit Shatterhand en souriant ; jâespĂšre que tu ne mâen voudras pas. Cela vaut
mieux pour toi, quâune blessure ! »Mais lâUpfaroca nâavait pas le cĆur Ă plaisanter ; il regarda les siens avec dĂ©sespoir.« Jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© la mort ! reprit-il. Le grand Esprit nous abandonne parce que nous avons
perdu nos amulettes ! Les guerriers quâon scalpe ne pĂ©nĂštrent jamais dans les prairies Ă©ternelles.Pourquoi avons-nous vu le jour ?
Le malheureux Peau-Rouge se dirigea tout chancelant, vers lâendroit oĂč ses gens sâĂ©taientassis, se plaça prĂšs dâeux, puis sâĂ©cria !
« Laissez-nous entonner le chant de mort avant de nous tuer ! »« Ăcoute-moi dâabord, lui dit Shatterhand, et lui montrant Les Cent Tonnerres !« Pardonnes-tu Ă celui-ci ? » demanda-t-il« Oui, le grand Esprit nous a tous abandonnĂ©s parce que nos amulettes ne nous protĂšgent
plus ! »« Vous en retrouverez de meilleures ! »Tous le regardĂšrent avec surprise.« OĂč donc ? demanda le chef, puisque nous allons mourir ! »« Vous ne mourrez point ; les chrĂ©tiens ne tuent que pour se dĂ©fendre. Levez-vous, prenez vos
armes et vos chevaux, vous ĂȘtes libres ! »Personne ne parut comprendre ces paroles.« Tu cherches Ă masquer la figure de la mort, reprit le chef ; va donc ! nous ne, 1 a craignons
pas ! »« Je parle sérieusement. Entre les Upfarocas et les guerriers des Shoshones, la hache de guerre
nâa pas Ă©tĂ© dĂ©terrĂ©e. »« Nous vous aurions massacrĂ©s, cependant ! »« Nâimporte ! Kanteh-pehta, le chef renommĂ© des Upfarocas le grand fĂ©ticheur est notre amiâ;
quâil aille en paix avec ses hommes ! »« Ouff, tu me connais ? » demande lâindien.« La marque de ton oreille enlevĂ©e te trahit ; ton frĂšre Shunka-Shetscha « Le Grand Chien »,
mâavait racontĂ© cette particularitĂ©. »« Tu connais mon frĂšre ? »« Oui, jâai voyagĂ© autrefois avec lui ».« Quand ? oĂč ? »« Il y a plusieurs Ă©tĂ©s ; nous nous sommes sĂ©parĂ©s Ă la montagne de la Tortue.LâUpfaroca se leva vivement ; ses traits changĂšrent dâexpression, ses yeux, perdant leur regard
morne et rĂ©signĂ©, sâilluminĂšrent presque joyeusement :« Mon oreille me trompe-t-elle, ou sont-ce tes paroles ? Si tu as dit la vĂ©ritĂ©, tu es donc Non-
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pay-klama, que les blancs nomment Old Shatterhand ?« Oui ! »« En entendant prononcer ce nom, les autres guerriers sâĂ©taient aussi levĂ©s ; ils regardaient
avidement le vaillant chasseur.« Si tu es cet homme cĂ©lĂšbre, sâĂ©cria leur chef, le grand Esprit ne nous Ă pas abandonnĂ©sâŠ
Certes, tu dis la vĂ©ritĂ©, puisque tu mâas abattu avec ton poing ! I1 nây a pas de honte Ă ĂȘtre vaincupar toi ! Je puis vivre sans que les squaws me montrent au doigt.
« Oui, et les Makin oh-Punkreh se consolera aussi, car il a été vaincu par Winnetou, le chefdes Apaches. »
Les Upfarocas entourÚrent alors Winnetou avec vénération ; celui-ci prenant la main des CentTonnerres, lui dit :
« Mon frÚre rouge a fumé le calumet de paix, car les guerriers des Upfarocas sont nos amis !Hough ! »
Les Cent Tonnerres, tout joyeux murmura :« La malĂ©diction du mauvais Esprit sâest retirĂ©e de nous. Old Shatterhand et Winnetou sont les
amis des hommes rouges ; ils ne nous prendront pas notre scalpe ! »« Non, vous ĂȘtes libres, rĂ©pĂ©ta Shatterhand, mais si vous voulez vous joindre Ă nous, vous
retrouverez ceux qui vous ont dĂ©robĂ© vos amulettes.« Ouff ! quels sont-ils ? »« Une bande de Sioux Ogallalas qui se dirigent vers le Yellowostrom.Cette nouvelle Ă©mut les Upfarocas ; leur chef sâĂ©cria dâun ton fĂ©roce !« Les chiens dâOgallalas sont dans ce canton ? »« Câest leur chef Hong-peh-te-keh, le Lourd Mocassin, qui mâa blessĂ© et mâa enlevĂ© lâoreille
et je nâai pu mâen venger encore ! »Vohkadeh qui suivait toute cette conversation, y prit aussi sa part :« Tu te trouves sur son chemin, dit-il, car Hong-peh-te-keh commande la troupe dâOgallalas
que nous poursuivons ! »« Loué soit le grand Esprit ! Mais es-tu mon frÚre, toi qui voulais combattre avec Les Cent
Tonnerres ? »« Je suis Vohkadeh, fils de Numankake ; jâai Ă©tĂ© contraint de suivre les Ogallalas ; je les ai vus
dérober les amulettes de mes frÚres. »« Alors tu nous conduiras sur la trace des Sioux, nous vous accompagnerons tous ! Mes frÚres
peuvent allumer le feu du conseil, mes guerriers sont prĂȘts ! »Amis et ennemis se rĂ©unirent aussitĂŽt. Avec le nombre, augmentait aussi lâespoir de voir
rĂ©ussir une entreprise qui, dâabord, avait paru si difficile.
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IV39
AU PâA WAKON TOUKA.
Le SĂ©nat et la Chambre des reprĂ©sentants des Ătats-Unis ont dĂ©cidĂ© que la portion de territoiresituĂ©e entre le Montana et le Wyoming, Ă la source du Yellowstrom, doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme unparc abandonnĂ© au bon plaisir du public. Quiconque sâĂ©tablit en cet endroit et sâen adjuge uneportion de terrain, est traitĂ© comme violateur de la loi. Le parc reste soumis au contrĂŽle du secrĂ©tairede lâintĂ©rieur, qui a pour mission de faire respecter, ces dispositions lĂ©gales et de veiller Ă laconservation de ce territoire commun.
Câest au congrĂšs du 1er mars 1872 que les Ătats-Unis offrirent, Ă tous les peuples de lâUnion,ce cadeau dont on soupçonnait Ă peine la valeur. La contrĂ©e dont-il sâagit nâavait Ă©tĂ© frĂ©quentĂ©e,pendant longtemps, que par des Indiens sauvages ou de rares trappeurs. Ce quâon en racontaitpassait pour fantaisiste. On prĂ©tendait nây avoir trouvĂ© que dâimmenses prairies, des montagnesbrĂ»lantes, des volcans lançant des mĂ©taux en fusion, des lacs, des fleuves olagineux, despĂ©trifications Ă©tranges oĂč se conservent tout entiers, des corps dâhommes et dâanimaux, remontant Ă une grande antiquitĂ©. Un professeur, Hayden40, venait enfin dâexplorer ce pays un peu plussĂ©rieusement, et la description quâil en faisait avait dĂ©cidĂ© le congrĂšs Ă voter la loi dont nousparlons.
Lâimmense parc national a une surface de 9 500 kilomĂštres carrĂ©s, les fleuves : Yellowstrom,Gallatins, Madison et du Serpent le traversent ; il est accidentĂ© par de hautes chaĂźnes de montagnes.On y respire un air pur et fortifiant, quantitĂ© de sources chaudes et froides pourraient y rendre lasantĂ© aux malades, la vigueur aux membres infirmes.
Des glaciers, autrement vastes et curieux que ceux de lâIslande, Ă©tincellent sous les rayons dusoleil et sâirisent des plus brillantes couleurs. Des ravins, comme on nâen rencontre dans aucuneautre contrĂ©e du monde, semblent creusĂ©s exprĂšs pour permettre de plonger le regard jusque dansles entrailles de la terre. Le terrain formĂ© de petites ondulations, des trous profonds remplis de vasebouillante, qui ont leur flux et leur reflux, et qui parfois sâouvrent soudain, sous les pas duvoyageur, enfin une suite de curiositĂ©s Ă©tranges et vraiment merveilleuses, rendent lâexploration deces contrĂ©es des plus intĂ©ressantes. On y compte environ deux mille sources. Ici, lâeau jaillitbouillante et impĂ©tueuse ; lĂ , elle coule limpide et froide. On admire une fontaine naturelle, dâunaspect monumental, qui sâĂ©lĂšve Ă mille pieds plus haut que le niveau du fleuve ; on y trouve mĂȘlĂ©saux simples cailloux du sol, des agates, des calcĂ©doines, des opales, des pierreries de toutes sortes,dâune valeur incroyable.
Entre les montagnes Rocheuses, dorment des lacs magnifiques. Le plus grand et le plus beauest celui du Yellowstrom, qui avec le lac Titikaka, passe pour le plus vaste et le plus Ă©levĂ© du globe ;il se trouve situĂ© Ă prĂšs de 8 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Lâeau de ce lac, fortsulfureuse et dans laquelle vivent des truites gigantesques dont la chair est excellente, a un goĂ»tparticulier trĂšs prononcĂ©.
Les forĂȘts qui entourent le lac, abondent en Ă©lans et en ours ; sur les rives, jaillissent dessources chaudes en grand nombre, la vapeur sâen Ă©chappe Ă gros flocons, obscurcit souvent lâair et
39 Note winnetou.fr : chapitre notĂ© V dans le livre.40 Note winnetou.fr : Le Dr. Ferdinand Vandeveer Hayden (1829 â 1887) Ă©tait un gĂ©ologue amĂ©ricain cĂ©lĂšbre pour ses
expéditions dans les Montagnes Rocheuses, à la fin du XIXᔠsiÚcle.
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siffle avec un bruit effroyable.Une sorte dâanxiĂ©tĂ© saisit le voyageur, au milieu de cette nature mystĂ©rieuse ; il ne se sent pas
en sĂ»retĂ© car des bruits souterrains se font entendre sans cesse autour de lui ; il peut Ă tout instantĂȘtre prĂ©cipitĂ© au fond dâun gouffre sâouvrant sous ses pas ou projetĂ© Ă dâeffroyables distances, parlâĂ©ruption dâun volcan nouveau.
Au moment oĂč nous reprenons notre rĂ©cit, quelques feux sont allumĂ©s prĂšs de lâendroit oĂč lefleuve Yellowstrom sort du lac qui lui donne naissance, sans doute en prĂ©vision de la nuit, car lesprĂ©paratifs de la cuisine sont trĂšs simples en ce lieu tout rempli de petites sources chaudes. OnpĂȘche dans le fleuve des truites longues dâun mĂštre, on les plonge quelques instants dans lafontaine, les voilĂ cuites. Notre ami Frank avait tuĂ©, dans lâaprĂšs-midi, un mouton sauvage quidevait relever le poisson ; une truite et le mouton convenablement dĂ©pecĂ© venaient dâĂȘtre mis tour Ă tour, dans une source grande comme une marmite, et lâeau retirĂ©e aprĂšs la cuisson, constituait unexcellent bouillon.
La petite troupe, commandĂ©e par Shatterhand, se croyait en vrai pays de cocagne ; elle avaitlongĂ© les fleuves PĂ©lican et Yellowstrom, et comptait, le lendemain matin, suivre le Bridge-Creck,pour atteindre, Ă lâouest, le fleuve Feuerloch41. Ă cet endroit, se trouve le gouffre qui a reçu desIndiens, le nom de « Bouche dâenfer », et dans le voisinage duquel sâĂ©levait la tombe des chefs, butde lâexpĂ©dition.
Trois jours devaient encore sâĂ©couler jusquâĂ la pleine lune ; Old Shatterhand, persuadĂ© queles Sioux Ogallalas ne pouvaient les avoir devancĂ©s, en fit la remarque dans le cours dâuneconversation.
« Ils sont Ă peine aux chaĂźnes du Botteler, disait-il, nous les prĂ©cĂ©dons. Laissons brĂ»ler lesfeux jusquâĂ ce que la lune reparaisse derriĂšre la montagne ; nous nâavons rien Ă redouter. »
« Quel chemin conduit au Botteler ? » demanda Martin Baumann.« Est-ce que vous désirez y aller, mon jeune ami ? » reprit Shatterhand.Martin ne remarqua pas le regard inquisiteur que lui jeta Shatterhand, en faisant cette
question ; pourtant, il répondit avec un certain embarras :« Je vous le demande, parce que mon pÚre a parcouru ces montagnes ; je sais, du reste, que
cette route est trĂšs dangereuse. »« Je ne soutiendrai pas le contraire ; il est vrai, quâen certains endroits, la croĂ»te terrestre est si
mince quâon risque de sâeffondrer dĂšs quâon la foule. Des chaĂźnes du Botteler Ă la vallĂ©e du fleuve,on ne marche que sur des volcans Ă©teints. AprĂšs un trajet de quatre Ă cinq heures, on arrive Ă unpassage souterrain, long dâun demi-mille et encaissĂ© dans des parois de granit qui mesurent aumoins 1000 pieds de haut. De lĂ , il faut encore cinq heures pour atteindre une montagne dont lesommet forme deux murailles de roches parallĂšles, hautes de presque trois mille pieds. On lanomme : la glissade du diable. Un peu plus loin, on dĂ©couvre lâembouchure du fleuve Cardinel ;puis on suit la montagne Vashburn42 et la Cascade Creck qui aboutit au Yellowstrom. LĂ , se trouve legrand Cañon, la merveille des merveilles du parc national. »
« Vous le connaissez, sir ? » demanda Jemmy.« Oui, il a une longueur de sept milles anglais sur une profondeur de mille pieds ; ses
murailles sont absolument Ă pic ; on risque dâĂȘtre pris de vertige quand, dâen haut, on ose regarderle fleuve, large de deux cents pieds, qui coule Ă la base, semblable Ă un mince filet dâeau. Câest cefilet qui, depuis des siĂšcles, creuse ces roches gigantesques. Les vagues mugissent dâune maniĂšreeffrayante entre ces blocs granitiques, mais leur fureur nâa jamais nui Ă personne, car personne nesâest jamais risquĂ© sur ses eaux ; on ne pourrait du reste, vivre un quart dâheure dans cet air rarĂ©fiĂ©.Lâeau du fleuve, chaude et huileuse, a lâodeur et le goĂ»t du soufre et de lâalun ; sa puanteur estinsupportable. En remontant le cañon, on arrive aux chutes souterraines du fleuve qui se prĂ©cipite,dâune hauteur de quatre cents pieds, dans dâeffrayantes profondeurs. Dâici lĂ -bas, des hauteurs de la
41 Note winnetou.fr : il sâagit du fleuve « Firehole River ». « Feuerloch » veut dire « trou de feu »42 Note winnetou.fr : il sâagit du mont « Washburn » qui se trouve au nord du Grand Cañon.
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cascade jusquâici, le trajet Ă cheval, demande au moins neuf heures, cela fait, depuis le Botteler,deux bonnes journĂ©es de marche que nous avons en avance sur les Sioux. Ce compte nâest peut-ĂȘtrepas absolument exact, mais quelques heures de plus ou de moins, importent peu ; il nous suffit desavoir que nos ennemis ne peuvent pas encore nous joindre. »
« OĂč pensez-vous quâils fassent halte demain ? » demanda Martin.« Ă la sortie du Cañon. Mais pourquoi vous informer de tous ces dĂ©tails ?« Je cherche Ă suivre mon pĂšre, par la pensĂ©e ; qui sait sâil vit encore ! »« Jâen suis persuadĂ©. »« Les Sioux lâont tuĂ©, peut-ĂȘtre⊠»« Nâen croyez rien ; les Ogallalas tiennent Ă immoler des prisonniers sur la tombe de leurs
chefs ; ils ne toucheront pas Ă un de leurs cheveux, avant dâĂȘtre arrivĂ©s au but.AprĂšs avoir ainsi parlĂ©, Shatterhand sâenveloppa dans sa couverture et se coucha, comme sâil
voulait dormir ; mais les paupiÚres à demi-fermées, il observait Martin, qui causait à voix basseavec Jemmy et Frank.
Au bout de peu de temps, il vit Jemmy quitter sa place puis se diriger furtivement verslâendroit oĂč les chevaux pĂąturaient. AussitĂŽt Shatterhand le suivit sans bruit, Jemmy attachait soncheval Ă un piquet :
« Master Jemmy, demanda le chasseur apparaissant soudain, que faites-vous ? »Au son de cette voix, Jemmy se retourna effrayĂ©.« Ah ! câest vous, sir ? Je vous croyais endormi. »« Et moi, jusquâalors, je vous tenais pour un homme dâhonneur ! »« Est-ce que jâai cessĂ© de lâĂȘtre ? »« Je le crains. »« Pourquoi ? »« Parce que vous balbutiez, vous tremblez. »« Vous venez de me faire peur, je lâavoue⊠la nuit, sans sây attendre⊠On est tout surpris⊠»« Vous ĂȘtes bien poltron, Jemmy, pour un trappeur. Enfin, pourquoi liez-vous votre cheval ? »Jemmy cacha son embarras sous une feinte colĂšre.« Sir, je ne vous comprends pas ? Nâai-je pas le droit de faire de mon cheval ce qui me
plaĂźt ? »« Certes ! mais non pas en cachette ! »« Je nâagis pas en cachette. Je crains que ma bĂȘte sâĂ©gare, je lâattache ; ai-je tort ? »Il fit quelques pas pour sâĂ©loigner, Shatterhand, lui mettant la main sur lâĂ©paule, lâarrĂȘta :« Ăcoutez-moi un moment, Master Jemmy, en vous avertissant, je vous donne une derniĂšre
preuve dâamitiĂ©. »Jemmy se gratta lâoreille, sous son chapeau :« Si un autre que vous me parlait ainsi, je saurais lui rĂ©pondre de la belle façon, mais je ne
veux point me fĂącher, expliquez-vous, sir ? »« Expliquez-moi vous-mĂȘme, les complots mystĂ©rieux que vous faites avec le fils du chasseur
dâours ? »Jemmy balbutia :« Des complots, avec Martin, vous plaisantez, sir ! »« Vous ne vous quittez guĂšre et Martin se prĂ©occupe beaucoup du sort de son pĂšre ; je tĂąche de
le rassurer, car je crains, de sa part, quelque enfantillage dangereux. NâĂȘtes-vous pas de monavis ? »
« Peut-ĂȘtre. »« Vous aurait-il confiĂ© ses apprĂ©hensions ? »« Non. »« Il vous tĂ©moigne pourtant plus de confiance quâĂ moi ! »« Sâil se tait avec vous, je ne puis mâattendre Ă de grandes confidences ! »
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« Vous ne rĂ©pondez toujours point Ă ma question ! »« Comment, sir ? »« Martin semble, depuis hier, nous Ă©viter Winnetou et moi, tandis quâil ne bouge pas dâauprĂšs
de vous ; cela me paraĂźt singulier. »« Un caprice de jeune homme, sans doute, comment y attachez-vous quelque importance ? »« Donc, Jemmy, vous ne vous ĂȘtes point entendu avec lui, pour entreprendre une expĂ©dition
que nous ne saurions approuver ? »« Permettez-moi, sir, de trouver votre interrogatoire assez indiscret ; quelles que soient mes
intentions, je nâai en aucune façon Ă les confesser, ni Ă vous, ni Ă personne ici ! »« Soit, agissez comme bon vous semble ; sâil arrive un malheur je nâen serai pas
responsable ! »Shatterhand regagna le camp, dâun cĂŽtĂ© opposĂ© ; il sâĂ©tait animĂ© dans la discussion avec
Jemmy et tĂąchait de dominer son agitation, en marchant un peu.Jemmy retourna sans se presser, prĂšs du feu ; il grommelait tout bas« Allons, le malin a tout vu ! on ne saurait le mettre en dĂ©faut ! Jâaurais mieux fait de ne pas
me mĂȘler de cette affaire. Ce petit Martin vous retourne le cĆur⊠AprĂšs tout, qui sait si notreentreprise ne rĂ©ussira point ? »
Au moment oĂč Shatterhand avait quittĂ© le campement, une conversation sâĂ©tait engagĂ©e entrequelques membres de la belliqueuse caravane :
« OĂč va donc Shattherand ? » demandait Davy.« Je lâignore ! » rĂ©pondit Martin.« Il nous Ă©pie, je crois. »« Comment pourrait-il avoir devinĂ© nos projets ? »« Vous ĂȘtes un peu imprudent, jeune homme ; vous nâavez cessĂ© de bavarder avec Jemmy et,
maintenant, voilĂ Shatterhand qui sâaperçoit que ce dernier se dirige vers son cheval. Il est finâŠnâen doutez pas⊠Notre expĂ©dition me paraĂźt compromise.
« Jamais je nây renoncerai ! sâĂ©cria le jeune chasseur.« Vous auriez tort, mon cher ! »« Attendre encore trois jours, dans cette cruelle incertitude. Non, Davy, câest impossible ! »« Oh !... Shatterhand prĂ©tend ĂȘtre sĂ»r que les prisonniers vivent encore ! »« Il peut se tromper ! HĂ©siteriez-vous, Davy ? Faut-il vous rendre votre parole ? »« Cela vaudrait mieux pour moi, peut-ĂȘtre. »« Et moi, qui vous ai tĂ©moignĂ© tant de confiance ! dit Martin avec un accent de reproche ;
oubliez-vous donc que vous et Jemmy, ĂȘtes les premiers qui mâayez offert votre concours ? »« Vous ĂȘtes un enfant, est-il question de vous abandonner ? Jâai eu tort de vous suivre dans
cette voie, mais ce qui est promis est promis ; Ă une condition pourtant. »« Laquelle ? »« Nous tĂącherons dâĂ©pier seulement les Ogallalas et de nous assurer quâils ont encore votre
pĂšre parmi eux ; nous ne les attaquerons pas. »« Câest ainsi que je lâentends ! »« Nous reviendrons au campement, nous joindre Ă nos compagnons. »« Certainement ! Vous nâavez pas averti Frank ? »« Non, il ne nous serait dâaucune utilitĂ©. »« Vous vous trompez sur son compte ; malgrĂ© sa blague et sa marotte, câest un fidĂšle et hardi
compagnon ! »« Peut-ĂȘtre, mais il nâa pas de chance ; ce quâil entreprend ne rĂ©ussit jamais ! »« Il faut vous rĂ©signer Ă lâemmener avec nous, car je ne lui ferai pas le chagrin de partir seul. »« Soit ! Et Vohkadeh, faut-il le prendre ? »« Oui, il nous sera trĂšs utile et ne demande quâĂ nous accompagner. »« Alors tout est arrangĂ© ; il reste maintenant Ă nous esquiver adroitement. Demain matin, tout
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le monde va ĂȘtre fort inquiet sur notre compte, mais le nĂšgre sâacquittera de la commission⊠VoilĂ Jemmy ! »
Ce dernier sâavançait en effet ; il vint sâasseoir auprĂšs des deux interlocuteurs :« Shatterhand aurait-il eu vent de la chose ? » lui demanda Davy.« Câest certain, il mâa questionnĂ© comme un juge, » grommela Jemmy, de mauvaise humeur.« Tu nâas pourtant rien avouĂ© ? »« Sans doute, mais cela Ă©tait difficile ; jâai pris ma grosse voix, il a paru mĂ©content et sâest
Ă©loignĂ© sans mot dire. »« A-t-il vu que tu attachais les chevaux ? »« Je nâavais heureusement, eu le temps que dâattacher le mien. Ă prĂ©sent, taisons-nous. Quand
la lune sera levée, on éteindra les feux ; nous nous coucherons derriÚre les arbres ; leur ombre nepermettra pas de distinguer nos mouvements. »
« Ensuite la lune nous Ă©clairera, grĂące Ă Dieu ! »« La route est facile ; on suit le cours du fleuve en amont. Je suis fĂąchĂ© dâĂȘtre obligĂ© de
tromper nos compagnons, mais nous ne leur faisons pas de tort. Depuis que nous avons rencontrĂ©Winnetou et Old Shatterhand, ils se sont arrogĂ© le commandement ; il ne sera pas mauvais de leurmontrer que nous savons agir sans eux. Allons, reposons-nous jusquâĂ lâheure favorable ! »
On Ă©teignit les feux ; les conversations cessĂšrent ; Shatterhand, Ă son retour, sâĂ©tait couchĂ©dans lâherbe prĂšs de Winnetou. Le silence gĂ©nĂ©ral nâĂ©tait interrompu que par le sifflement aigu desvapeurs sâĂ©chappant des sources chaudes.
Une heure sâĂ©coula, puis un lĂ©ger mouvement sâopĂ©ra sous les arbres oĂč sâĂ©taient groupĂ©sFrank, Jemmy, Davy, Martin et Vohkadeh.
« Mes frĂšres peuvent me suivre, murmura le jeune Indien, il est temps ! Tous saisirent leursarmes et rĂ©unirent les choses nĂ©cessaires au voyage ; aprĂšs quoi, ils se glissĂšrent avec prĂ©caution,entre les arbres, pour dĂ©tacher les chevaux. Jemmy trouva le sien sans peine, les autres durentchercher un peu les leurs, mais lâĆil perçant de Vohkadeh les eut bientĂŽt distinguĂ©s dans la masse.
Ces diverses allĂ©es et venues ne purent avoir lieu sans quelque bruit, aussi les cinq fugitifs,une fois prĂȘts, sâarrĂȘtĂšrent-ils un instant, afin dâĂ©couter si on les suivait ; tout leur paraissant calmeet endormi, ils se mirent en route : Malheureusement, pour sortir du camp, il fallait passer devantune des sentinelles prĂ©posĂ©es Ă la garde, Ă cause des animaux fĂ©roces qui se rencontrent si souventdans cette contrĂ©e. Cette sentinelle Ă©tait un Shoshone ; il entendit les pas des chevaux ; mais,pensant bien que des amis pouvaient seuls venir du cĂŽtĂ© du campement, il ne donna pas lâalarme ; ilse contenta de demander Ă la petite troupe, le motif de cette chevauchĂ©e presque nocturne :
« Me reconnais-tu » ? répondit Jemmy, se faisant voir en face.« Oui, mon frÚre blanc se nomme Jemmy. »« Tout bas ! pour ne pas réveiller ceux qui dorment. Old Shatterhand nous envoie en
exploration, laisse nous passer. »« Mes frĂšres blancs sont nos amis ; quâils passent ! »Quand les fugitifs furent assez Ă©loignĂ©s pour quâon ne puisse plus les entendre, ils montĂšrent
en selle, puis contournĂšrent le lac, afin dâatteindre les rives du Yellowstrom et se dirigĂšrent ensuite,vers le nord.
Au point du jour Old Shatterhand remarqua, le premier, lâabsence de Martin ; ses soupçonssâĂ©taient confirmĂ©s ; il chercha Jemmy et constata bientĂŽt son absence avec celle de Davy, de Frank,de Vohkadeh ; leurs chevaux avaient disparu comme eux.
Le Shoshone, qui revenait de sa garde, raconta alors, ce que lui avait dit Jemmy. Winnetou, siperspicace dâordinaire, cherchait en vain le motif qui dĂ©cidait ces hommes Ă sâĂ©loigner sisecrĂštement.
« Ils sont allĂ©s au-devant des Ogallalas, » lui dit Shatterhand.« La folie a saisi tes frĂšres ! sâĂ©cria le sauvage ; non seulement ils nâĂ©chapperont pas aux
dangers qui les menacent, mais ils vont trahir notre présence et tout perdre ! Que veulent-ils
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faire ? »« Ils cherchent Ă sâassurer plus vite, de ce quâest devenu le chasseur dâours. »« Sâil est mort, lui rendront-ils la vie ? Sâil vit, ils lui porteront malheur ! Winnetou
pardonnerait cette faute aux jeunes gens, mais les deux vieux chasseurs blancs mĂ©ritent le fouet ! »Bob, le nĂšgre, sâavançait dâun air gauche ; la mauvaise odeur quâil rĂ©pandait, persistait
toujours et il se tenait le plus souvent Ă lâĂ©cart. Il nâĂ©tait vĂȘtu que de la vieille couverture donnĂ©e parDavy et se servait la nuit, de la peau de lâours tuĂ© par Martin :
« Massa Shatterhand chercher Massa Martin ? » demanda-t-il de son air le plus niais.« Oui, sais-tu oĂč il est ? »« Oh, Massa Bob trĂšs bien savoir. »« Parle, alors. »« Lui ĂȘtre parti chez les Sioux Ogallalas pour voir Massa Baumann. Massa Martin avoir tout
dit Ă Bob, pour Bob rĂ©pĂ©ter Ă Massa Shatterhand.« Et quand doivent-ils revenir ? »« AussitĂŽt avoir vu Massa Baumann, revenir par le fleuve Firebole.« Câest bien ! Ton bon Massa Martin a fait une sottise dont il pĂątira peut-ĂȘtre, le premier. »« Oh ! Bob courir aprĂšs jeune maĂźtre ! »Le nĂšgre voulait monter Ă cheval, Shatterhand lâarrĂȘta :« Je sais que tu aimes ton maĂźtre, reprit-il ; tu le retrouveras bientĂŽt, car nous allons le
rejoindre ; suis-nous, et ne tâagite pas inutilement. »Shatterhand appela Winnetou, ainsi que les chefs indiens, et leur dit :« Mes frĂšres mâattendront Ă la Bouche du diable. Pour moi, je pars immĂ©diatement,
accompagnĂ© de quinze guerriers des Upfarocas, de leur chef, de quinze Shoshones et de Moh-aw, Ă la recherche de ces cinq enragĂ©s pour leur porter secours, sâil en est besoin. Quand vousrejoindrons-nous ? Je lâignore !
Je ne puis non plus prĂ©ciser de quel cĂŽtĂ© nous arriverons Ă la Bouche du diable ; vous enverrezdes Ă©claireurs des deux cĂŽtĂ©s. Les Sioux vont peut-ĂȘtre maintenant, nous devancer⊠Imprudents,va ! »
Quelques minutes plus tard, Shatterhand et les compagnons quâil sâĂ©tait choisis, galopaientdans la direction suivie, la veille au soir, par les cinq fugitifs. OĂč et comment pourraient-ils lesretrouver ? Ils se le demandaient avec anxiĂ©tĂ© !
La petite troupe de Martin avait naturellement de lâavance sur eux ; moins, pourtant, quâon eutpu le croire, car leur chevauchĂ©e de nuit avait dĂ» ĂȘtre assez lente. Davy et Jemmy semblaient pleinsdâespoir ; ils ne connaissaient pas la contrĂ©e, mais la vie aventureuse leur plaisait, et dâailleurs, ilsĂ©prouvaient une indicible satisfaction en se sentant redevenir leurs propres maĂźtres⊠Quoique assezpeu sensibles Ă la belle nature, ils ne pouvaient sâempĂȘcher dâadmirer le magnifique paysage qui sedĂ©roulait devant eux.
La vallĂ©e du fleuve, large dâabord, offrait, des deux cĂŽtĂ©s, la plus riche variĂ©tĂ© dâaspects ;tantĂŽt des pentes douces et gracieuses, tantĂŽt des montagnes si Ă©levĂ©es quâelles semblaient toucherle ciel.
La cuvette de cette plaine, sâest formĂ©e, il y a des siĂšcles, sur lâemplacement dâun ancien lacde plusieurs mille kilomĂštres carrĂ©s. Ă une Ă©poque reculĂ©e, commença, sous ses eaux, un puissanttravail volcanique qui souleva le terrain, le fendit et fit couler la lave brĂ»lante, laquelle, au contactde lâeau froide se congela et devint basalte. DâĂ©normes cratĂšres sâouvrirent alors ; ils projetĂšrent desroches en Ă©bullition ; elles sâunirent Ă des minĂ©raux bouillants et constituĂšrent le sol, dâoĂč jaillirentde nombreuses sources minĂ©rales et chaudes, qui sĂ©journĂšrent entre les creux formĂ©s par les roches.Ă une Ă©poque plus rĂ©cente, des gaz souterrains soulevĂšrent, avec une force incalculable, le fond delâancien lac ; les eaux sâĂ©coulĂšrent dans de larges cavitĂ©s ; les terres et les pierres furent projetĂ©es auloin. Des successions de froid et de chaud, des tempĂȘtes et des pluies, achevĂšrent de bouleversertout ce qui nâoffrait pas une puissante rĂ©sistance ; les blocs de lave, solidement coulĂ©s, restĂšrent
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seuls, aprĂšs tous ces cataclysmes.Lâeau se creusa un lit profond de mille pieds, dĂ©truisant, sur sa route, tous les obstacles ; elle
usa les rochers et traça ainsi, le grand Cañon, puis se prĂ©cipita par ces cascades magnifiques quelâon admire au parc national. On nây admire pas moins, ces parois merveilleuses, dĂ©coupĂ©es commede lâarchitecture gothique, affectant les formes les plus Ă©tranges, fournissant des motifs Ă toutes lesfantaisies de lâimagination. TantĂŽt, le voyageur croit voir la flĂšche dâune cathĂ©drale, tantĂŽt les ruinesdâun vieux donjon. Il compte les fenĂȘtres ogivales, il reconnaĂźt la tour de la vigie ; il jurerait quâunreste de pont-levis se dresse au-dessus de lâabĂźme. Plus loin, il aperçoit un svelte minaret oriental.En face, câest un vaste amphithĂ©Ăątre romain que peuplent ses souvenirs : voilĂ les martyrs et leslions⊠Saluons le courage chrĂ©tien !...
Une page de chinoiseries succĂšde Ă la pieuse image⊠Maintenant, câest un sphinx Ă©gyptien,haut de cent pieds, un animal fantastique, digne dâillustrer les contes indiens⊠Enfin voici unestatue pareille Ă une idole, Ă un Ă©norme Bouddha ; des gĂ©ants antĂ©diluviens lâont peut-ĂȘtre taillĂ©e ?Illusions colossales ou charmantes, les Ă©ruptions volcaniques ont seules soulevĂ© ces masses, quelâeau a façonnĂ©es et sculptĂ©es. Ah ! que lâhomme se sent petit et faible devant ces jeux admirablesde la nature !
Ainsi pensaient, plus ou moins confusĂ©ment, Jemmy, Davy et Martin, en longeant le fleuve, etils ne pouvaient taire leurs impressions ; Vohkadeh seul, restait silencieux. Frank profita de lacirconstance, cela ne pouvait manquer, pour se lancer dans des dissertations savantes, mais Jemmylui rĂ©pondait Ă peine. Le petit homme, furieux, sâĂ©cria :
« Ă quoi sert-il de voir belles choses, si on ne sait pas les comprendre ? Comme lâa dit unpoĂšte : A quoi sert la muscade Ă la vache ? Je garde ma muscade, mon sel, mon poivre, tout pourmoi ! »
« Vous faites bien ! interrompit Jemmy, laissez-nous contempler en paix ces belles choses ! Ȉ lâendroit oĂč le fleuve fait un large coude, en se dirigeant vers lâouest, de nombreuses
sources chaudes se rĂ©unissent et forment une sorte de petit torrent, qui roulant entre des rochersĂ©normes, se jette dans le Yellowstrom ; les cinq voyageurs durent tourner Ă gauche et longer la rivede ce courant. Toute vĂ©gĂ©tation avait disparu ; on ne rencontrait plus ni arbres, ni buissons, sansdoute Ă cause de la chaleur des eaux de ce fleuve, dont lâaspect et lâodeur rappellent les Ćufspourris.
AprĂšs une heure de marche pĂ©nible, dans cette aride contrĂ©e, les voyageurs atteignirent leshauteurs, oĂč ils retrouvĂšrent, avec plaisir, la verdure et de lâeau fraĂźche.
Vers midi, ils avaient fait, à peu prÚs, la moitié du chemin.Nos gens aperçurent alors, de loin, une grande maison, une sorte de villa italienne, entourée
dâun jardin fermĂ© par de hautes murailles ; ils sâarrĂȘtĂšrent Ă©tonnĂ©s :« Une habitation sur le Yellowstrom ! Ce nâest pas possible ! » sâĂ©cria Jemmy.« Pourquoi pas » ? rĂ©pondit Frank. On a peut-ĂȘtre Ă©rigĂ© ici, un hospice, comme le Saint-
Bernard ! Avançons, je crois apercevoir quelquâun devant la porte ! »« Je lâai cru aussi, mais je ne vois plus personne, peut-ĂȘtre est-on rentrĂ© Ă lâombre ! »Ils sâapprochĂšrent du bĂątiment, et reconnurent, avec surprise, quâil nâĂ©tait pas construit de
main dâhomme ; câĂ©tait encore un jeu de cette bizarre nature. Les murs se composaient de masses depierres superposĂ©es par couches et pittoresquement dĂ©chiquetĂ©es. Au milieu dâune espĂšce de coursâĂ©lançait un beau jet dâeau, limpide et froid, quâon apercevait par une large baie figurant une porte.
Câest merveilleux ! avoua Jemmy. Cet endroit me semble on ne peut plus favorable pour ydĂ©jeuner. Entrons-y ! »
« Avec plaisir, répondit Frank ; mais qui sait si quelque mauvais drÎle ne se cache pas parlà ? »
« Peuh ! personne nâhabite ces lieux, puisque ce nâest pas une maison ; je vais mâen assurerdâailleurs ! »
Il se dirigea vers la porte dâentrĂ©e, le fusil Ă la main, regarda dans la cour, puis se retourna, en
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criant.« Approchez, il nây a Ăąme qui vive ! »« Je lâespĂšre ! » pensa Frank.Davy, Martin et Frank se rendirent Ă lâinvitation de Jemmy ; quant Ă Vohkadeh il attendit
prudemment.« Pourquoi mon frĂšre rouge ne vient-il pas ? » demanda le fils du chasseur dâours.LâIndien aspira lâair, rĂ©flĂ©chit, aspira encore et rĂ©pondit :« Mes frĂšres ne sentent pas lâodeur du cheval ? »« Câest possible, nos chevaux sentent toujours quelque chose ; mais il nây a nulle part traces
dâhommes ou dâanimaux. »« Le sol est rocailleux ; que mes frĂšres prennent garde ! »« Que craignez-vous ? DĂ©pĂȘchons-nous ; nous entrons sans vous attendre ! dĂ©cida Jemmy. »Les autres emboĂźtaient dĂ©jĂ le pas derriĂšre lui ; mais Ă peine furent-ils entrĂ©s que des cris
retentirent, si formidables, quâils semblaient faire trembler la terre. Un grand nombre dâindiens,armĂ©s jusquâaux dents, entourĂšrent les quatre EuropĂ©ens. Le chef des Peaux-Rouges adressa auxblancs, la parole en anglais :
« Rendez-vous ! ou bien nous vous scalpons ! »Les Indiens étaient au moins cinquante, nos gens jugÚrent la résistance inutile :« Tonnerre et foudre ! pensa Jemmy ; nous nous sommes jetés dans leur souriciÚre ! Ce sont
des Sioux ! Sans doute ceux que nous cherchions. Si nous pouvions obtenir quelque chose par laruse ? »
Et sâadressant au chef, il lui dit, aussi en anglais : « Pourquoi nous attaqueriez-vous ? Quenous avons-vous fait ? Nous sommes amis des Indiens ! »
« La hache de guerre des Sioux Ogallalas est déterrée contre les visages pùles, répondit lechef. Descendez de cheval et déposez vos armes, hùtez-vous ! »
Cinquante paires dâyeux se braquĂšrent sur les blancs et cinquante mains saisirent descouteaux. Le grand Davy descendit docilement de son mulet :
« Faites ce quâils exigent, dit-il Ă ses compagnons ; nous gagnerons du temps ; les nĂŽtresessayeront certainement de nous dĂ©livrer. »
Les blancs obéirent. Tout en rendant ses armes, Franck heurta Jemmy du coude, et grommela :« Sans vous, nous ne serions pas entrés dans ce repaire ! »Il fut interrompu par un Indien, qui le menaçait de son couteau et lui intima silence avec
brutalitĂ©.Franck plaça aussitĂŽt sa main devant sa bouche pour montrer quâil se tairait ; le grand couteau
du Peau-Rouge le faisait frĂ©mir.Nous lâavons dit, Vohkadeh nâavait pas suivi ses compagnons ; aux cris poussĂ©s par les
assaillants, il sâempressa de cacher son cheval derriĂšre une roche, puis il se coucha Ă terre de façonĂ pouvoir regarder dans lâintĂ©rieur de lâenceinte sans ĂȘtre remarquĂ©. Ce quâil aperçut le frappa destupeur ; il reconnut Hong-pe-te-kĂ©, le Lourd Mocassin, chef des Sioux Ogallalas ainsi que lescinquante-six Ogallalas, dont il sâĂ©tait sĂ©parĂ©, quelques jours auparavant. Les blancs, tombĂ©s entreleurs mains, Ă©taient infailliblement perdus, sâil ne trouvait moyen de les sauver.
Que faire ! Retourner au lac et avertir Old Shatterhand, demanderait bien du temps⊠Il luivint une inspiration soudaine, celle dâessayer de donner le change aux Ogallalas ; les quatre blancscomprendraient son intention et ne le trahiraient pas⊠Lâentreprise Ă©tait tĂ©mĂ©raire, mais le braveIndien nâhĂ©sita point ; il remonta Ă cheval et entra dans la cour, de lâair le plus innocent du monde.
Les quatre prisonniers Ă©taient dĂ©jĂ garrottĂ©s, Vohkadeh sâĂ©lança vers eux, puis arrĂȘta samonture :
« Ouf ! sâĂ©cria-t-il, depuis quand les Sioux Ogallalas enchaĂźnent-ils leurs meilleurs amis ? Cesvisages pĂąles sont les frĂšres de Vohkadeh ! »
Cette apparition soudaine excita lâĂ©tonnement gĂ©nĂ©ral.
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Le chef fronça les sourcils ; enveloppant le jeune Indien dâun regard inquisiteur, il rĂ©pondit :« Depuis quand les chiens blancs sont-ils les frĂšres des Ogallalas ? »« Depuis quâils ont sauvĂ© la vie de Vohkadeh ! »Le regard du chef sembla plonger au fond des yeux du jeune homme :« DâoĂč vient Vohkadeh ? Demanda lâOgallala ; pourquoi ne nous a-t-il pas rendu compte de sa
mission prĂšs des Shoshones ? »« Parce quâil avait Ă©tĂ© fait prisonnier par les chiens de Shoshones. Ces quatre visages pĂąles ont
combattu pour lui et lâont dĂ©livrĂ© ; ils lâont accompagnĂ© par le chemin le plus rapide. »Un sourire ironique plissa les lĂšvres du chef :« Descends de cheval et rejoins tes frĂšres blancs, dit-il ; nous ne te sĂ©parerons pas de tes
sauveurs ! »Vohkadeh affecta une profonde surprise :« Vohkadeh prisonnier de sa propre tribu ? Qui a donné au Lourd Mocassin, le droit de
condamner un guerrier de sa nation ? »« Le Lourd Mocassin agit comme il lâentend ! »Vohkadeh prit les rĂȘnes de son cheval, lâĂ©peronna, et lui fit exĂ©cuter un rapide mouvement
circulaire qui obligea les Ogallalas Ă reculer, presque instinctivement. Puis, rejetant les rĂȘnes sur lecou du cheval, il saisit son fusil, et prĂȘt Ă faire feu, cria :
« Le chef des Sioux Ogallalas peut-il donc faire tout ce quâil veut ? Nây a-t-il plus devieillards pour tenir conseil dans la tribu ? Vohkadeh est jeune, mais il compte parmi les siens, desguerriers braves et renommĂ©s ; il a tuĂ© le buffle blanc, il porte la plume dâaigle ; il nâest pointesclave, on ne le fera prisonnier que par la violence ! »
Ces fiĂšres paroles produisirent un certain effet. Les chefs indiens nâexercent pas un pouvoirdespotique ; on les choisit entre les guerriers rĂ©putĂ©s par leur bravoure, leur prudence ouquelquâautre qualitĂ© qui les distingue de la masse ; ils sont Ă©lus pour diriger les opĂ©rations deguerre, mais ils ne peuvent commander arbitrairement et sans lâavis des anciens ; leur autoritĂ©dĂ©pend surtout, du plus ou moins de prestige quâils exercent sur leurs hommes. Le Lourd Mocassin,qui tenait son nom des larges empreintes laissĂ©es par ses grands pieds, Ă©tait connu pour sonentĂȘtement et sa duretĂ© ; il avait rendu de grands services Ă sa tribu, mais sa hauteur lui aliĂ©naitbeaucoup des siens ; il comptait un nombre presque Ă©gal dâennemis et de partisans. Le discours deVohkadeh fit Ă©clater cette division ; des murmures sâĂ©levĂšrent. Sur un signe du chef, les fidĂšles decelui-ci entourĂšrent le jeune Indien.
« Les Sioux Ogallalas sont des hommes libres, reprit le Lourd Mocassin avec une fureurcontenue, Vohkadeh a raison, mais le traĂźtre doit ĂȘtre puni partout ! »
« Suis-je un traĂźtre ? » interrompit Vohkadeh.« Oui, tu es un traĂźtre, tu tâes Ă©chappĂ© pour nous trahir ; tu ne pourrais prouver le contraire. »« Je le prouverai devant lâassemblĂ©e de ces guerriers ! Jây paraĂźtrai comme un homme libre,
les armes Ă la main, pour me dĂ©fendre ; et si je dĂ©montre que le Lourd Mocassin mâa offensĂ© sansmotif ; il combattra avec moi ! »
« Un traĂźtre ne peut garder ses armes ; quâon les enlĂšve aux mains de cet indigne guerrier ! »« Ouff ! venez les prendre ! »Le jeune Indien interrogeait du regard le groupe des guerriers ; plusieurs visages lui
semblaient sympathiques, mais les principaux chefs demeuraient impassibles :« Personne ne te les prendra, rĂ©pondit le Lourd Mocassin, dĂ©pose les toi-mĂȘme ou je te vise Ă
la tempe ! »« Vohkadeh a deux balles dans son fusil ! »« Vohkadeh nâavait pas de fusil quand il nous a quittĂ©s ; les visages pĂąles ont armĂ© le traĂźtre !
Vohkadeh est un Mandane ; il nâest pas nĂ© dans les wigwams des Sioux. Qui, parmi ces bravesguerriers, parlera pour lui ? reprit le chef. Et comme personne ne sâavançait, il continua dâun air detriomphe :
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« Pas un guerrier ne veut défendre le traßtre ! Descends de cheval et rends tes armes, turépondras devant le conseil. Plus tu résistes, plus ta faute devient claire aux yeux de tes frÚres ! »
Le jeune Indien ne pouvait lutter plus longtemps ; il descendit de cheval et déposa ses armesaux pieds du Lourd Mocassin. Celui-ci donna des ordres à voix basse, et quelques hommesapportÚrent des cordes pour lier le prisonnier :
« Ouff ! sâĂ©cria celui-ci, Vohkadeh ne se laissera pas lier ! »« Vohkadeh va se taire ! cria le chef dâune voix tonnante, quâon lâattache solidement, et quâil
ne puisse se concerter avec les visages pùles ! »Vohkadeh dut se résigner à son sort ; on lui garrotta étroitement les mains et les pieds, puis on
le dĂ©posa Ă lâangle dâune roche, deux Sioux furent chargĂ©s de le garder.Un vieux guerrier, sâadressant alors au chef, lui dit :« Beaucoup plus dâhivers ont passĂ© sur ma tĂȘte que sur la tienne, aussi ne tâoffense pas, si je te
demande ce qui te fait croire Ă la trahison du jeune guerrier ? »Je te rĂ©pondrai, parce que tu es le plus ancien de la tribu. Nâas-tu pas vu combien le plus jeune
de ces faces pĂąles ressemble au chasseur dâours ? Ne comprends-tu pas⊠»« La sagesse du chef nâĂ©claire point mon Ćil⊠» « Eh bien, Ă©coute⊠»Le Lourd Mocassin sâapprocha des prisonniers, tĂ©moins dĂ©sespĂ©rĂ©s des inutiles efforts du
jeune Indien pour les sauver. Adoucissant sa voix, le chef Ogallalas leur tint Ă peu prĂšs ce langage :« Vohkadeh, avant de nous quitter, nous avait donnĂ© quelques motifs de soupçons, câest
pourquoi on vient de le garrotter ; sâil Ă©tait prouvĂ© quâil nâait pas communiquĂ© avec les blancs Ă cette Ă©poque, on le mettrait en libertĂ©. Que les visages pĂąles nous fassent connaĂźtre leurs noms ? »
« Faut-il répondre ? » demanda Davy.« Oui, répondit Jemmy ; il vaut mieux se montrer braves⊠: Master Lourd Mocassin, je me
nomme Jemmy et ce grand guerrier est Davy ; ne connaĂźt-on pas ces deux noms-lĂ , par ici ? »« Ouff ! sâĂ©criĂšrent quelques Indiens.Mais le chef leur jeta un regard mĂ©content. Surpris lui-mĂȘme, de cette rencontre avec des
chasseurs fort renommés dans le pays, il affectait néanmoins une grande impassibilité et repritfroidement :
« Le Lourd Mocassin ne connaĂźt pas vos noms. Qui sont ces deux autres hommes ? »« Taisez-vous, pour lâamour de Dieu ! » murmura Davy« Pourquoi ce visage pĂąle parle-t-il entre ses dents ? demanda le chef dâun ton rude ; quâil me
rĂ©ponde seulement. »Jemmy dut se rĂ©signer Ă mentir ; il balbutia le premier nom qui lui vint Ă lâesprit, et donna
Martin pour le fils de Frank.Le chef les enveloppa tous deux dâun regard dĂ©fiant. Un sourire moqueur passa sur ses traits,
cependant il reprit dâun air toujours impassible :« Que les visages pĂąles me suivent ! »Il les prĂ©cĂ©da vers la partie intĂ©rieure du singulier palais.Cette sorte dâĂ©difice naturel Ă©tait, comme nous lâavons vu, composĂ© dâun grand nombre de
rochers, formant une longue cour, entourĂ©e de hautes murailles, et divisĂ©e en plusieurs sections.Celle de derriĂšre, la plus grande, se trouvait comprise entre quatre pans de roches, elle renfermaitles chevaux des Ogallalas. Ă lâun des angles, six hommes blancs Ă©taient couchĂ©s, les pieds et lesmains liĂ©s, les vĂȘtements en lambeaux ; leur Ă©tat semblait pitoyable.
Leurs membres, blessĂ©s par les liens, Ă©taient tumĂ©fiĂ©s et sanglants ; leurs visages couverts decrasse, leurs barbes incultes, leur physionomie morne, avaient quelque chose dâeffrayant. Leursyeux, renfoncĂ©s dans lâorbite, attestaient la faim, la soif, et les autres tourments endurĂ©s.
Câest prĂšs dâeux, que le chef conduisit ses nouveaux prisonniers.Tout en les suivant, Martin murmura Ă lâoreille de Jemmy :« Peut-ĂȘtre allons-nous rejoindre mon pĂšre ? »« Câest possible, mais, en ce cas, ne nous trahissez point ! »
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« Les visages pĂąles vont ĂȘtre rĂ©unis Ă leurs frĂšres, dit Lourd Mocassin ; quâils leur parlent etnous les fassent connaĂźtre, car nous ignorons encore leurs noms. »
On sâarrĂȘta prĂšs du groupe des malheureux prisonniers. Jemmy, sachant que le chasseur dâoursĂ©tait dâorigine allemande, et que le Sioux ne pourrait comprendre un mot de cette langue,sâapprocha du captif quâil crut devoir ĂȘtre le pĂšre de Martin, et lui dit rapidement :
« Vous ĂȘtes Master Baumann ; au nom du Ciel, pas un geste, pas un cri, feignez de ne pasreconnaĂźtre votre fils ! Il est derriĂšre moi. En essayant de vous sauver, nous sommes tombĂ©s nous-mĂȘmes entre les mains des Indiens. Cependant, ayez bon espoir ; les Sioux savent-ils votre nom ?
Baumann ne rĂ©pondit pas, tant Ă©tait grand le saisissement quâil Ă©prouvait Ă la vue de son fils.AprĂšs un moment de silence il balbutia, non sans peine :« O Dieu, soyez bĂ©ni ! Et vous aussi, vous qui accompagnez mon fils ! Les Sioux,
malheureusement, nous connaissent tous ! »« Nous allons partager votre sort, nous causerons tout Ă lâheure, courage ! »Quoique le chef ne pĂ»t rien comprendre Ă cette conversation, il Ă©tait tout oreilles. Il semblait
vouloir deviner, au ton des paroles prononcĂ©es, leur signification. Son regard inquisiteur allait deBaumann Ă son fils, sans lui rien apprendre. Martin sut conserver assez dâempire sur lui-mĂȘme, pouraffecter un visage indiffĂ©rent, mĂȘme en face de son pĂšre, quâil retrouvait dans un si pitoyable Ă©tat.
Quant Ă Frank, il faillit se trahir ; son premier mouvement, en revoyant son infortunĂ© patron,fut de sâĂ©lancer pour le prendre dans ses bras, mais le grand Davy lâavertit Ă temps, en lui jetant unregard courroucĂ©. Quoique trĂšs vite rĂ©primĂ©, le geste ne put Ă©chapper Ă lâattention du chef qui,sâadressant Ă Jemmy, lui demanda :
« Comment sâappellent ces blancs ? »« Tu le sais aussi bien que moi ! »« Les blancs sont souvent menteurs ! reprit le chef sentencieusement. Vous voilĂ rĂ©unis Ă vos
frĂšres ; vous serez tous bien gardĂ©s. »Quelques Ogallalas reçurent lâordre de fouiller les poches des prisonniers, puis de les
enchaĂźner.GrĂące Ă Dieu, ils ne prennent pas nos habits ! » murmura Jemmy.LâopĂ©ration terminĂ©e, le chef sâĂ©loigna, laissant les visages pĂąles sous la surveillance de
quelques hommes.Les prisonniers purent alors causer à voix basse. Martin avait réussi à se glisser prÚs de son
pĂšre ; on devine bien de quelle nature fut leur entretien.Au bout dâune demi-heure environ, un Sioux se prĂ©senta, il enleva les liens Ă un des
compagnons du chasseur dâours, et lui ordonna de le suivre. Lâhomme, engourdi par lâimmobilitĂ©,pouvait Ă peine, mettre un pied lâun devant lâautre, le Peau-Rouge lâentraĂźna vivement.
« Que lui veut-on ? » murmura Baumann avec inquiétude.« On veut essayer de le faire parler sans doute⊠grommela Jemmy ; si au moins nous avions
pu lui apprendre sa leçon ! Quand on le ramĂšnera, il faudra sâassurer quâil nâa pas Ă©tĂ© gagnĂ©, par lestortures ou les promesses, avant de rien dire dont il puisse tirer profit, pour dĂ©noncer nos projets. »
Jemmy ne sâĂ©tait pas trompĂ©. Lâhomme fut conduit au chef, qui le reçut dâun air farouche. Lemalheureux se ne tenait pas sur ses jambes ; on le fit asseoir par terre.
« Sais-tu quel est le sort qui tâattend ? » lui demanda le Lourd Mocassin.« Oui, rĂ©pondit le prisonnier dâune voix faible ; vous nous lâavez annoncĂ© assez souvent. »« Eh bien, dis-le. »« La mort ! »« Oui, la mort, prĂ©cĂ©dĂ©e de cruels supplices⊠Vous serez immolĂ©s lentement sur la tombe des
chefs. Que donnerais-tu pour avoir la vie sauve ? » Le blanc se tut.« Tu ne voudrais pas sauver ta vie ? »« Comment le pourrais-je ? balbutia le prisonnier, et que faudrait-il donner ? Ȉ la pensĂ©e dâune dĂ©livrance, le malheureux sentait renaĂźtre ses forces ; ses yeux brillaient
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fiĂ©vreusement ; tout son corps se redressait :« Jâexigerai peu, poursuivit le Lourd, Mocassin ; rĂ©ponds seulement, Ă mes questions ! »« Parle ! sâĂ©cria le blanc tout joyeux.« Et toi, rĂ©ponds ; mais ne me trompe pas ; tu payerais chaque rĂ©ponse par un supplice
Ă©pouvantable. Connais-tu la maison du Tueur dâours ? »« Oui. »« Lâas-tu habitĂ©e ? »« Oui, tous les cinq, nous avons passĂ© plusieurs jours chez lui, avant dâentreprendre notre
voyage dans la montagne. »« Combien de blancs demeuraient dans cette maison ? »« Lui, son fils etâŠLe prisonnier sâarrĂȘta, il lui vint enfin, Ă lâesprit, que ses paroles pouvaient gravement
compromettre ses compagnons.« Parle donc !... » ordonna le Lourd Mocassin avec irritation.« Je cherche Ă deviner le but de ton interrogatoire ! »« Chien ! cria le chef, sais-tu qui tu es ? Un insecte que je puis Ă©craser Ă lâinstant ! Change de
ton, ou je fais déchiqueter ta chair par les couteaux de mes guerriers. Ce que tu refuseras de me dire,un autre me le dira. »
Le blanc se mit à trembler comme un chien menacé du fouet ; demi-mort de frayeur, ilbalbutia :
« Tu me promets la vie sauve et la libertĂ© ? »« Je te le jure, si tu dis la vĂ©ritĂ©. RĂ©ponds donc ; le chasseur dâours a un fils ? »« Oui, le jeune Martin. »« Le jeune visage pĂąle qui sâest couchĂ© prĂšs du vieux chasseur ? »« Oui. »« Ouff ! Les yeux du Lourd Mocassin ne se trompent pas ! Connais-tu aussi les autres visages
pĂąles ? »« Seulement celui qui boite ; il habitait avec le chasseur dâours et se nomme Frank. »Le chef rĂ©flĂ©chit un moment, puis il continua :« Ce que tu dis est la vĂ©ritĂ© ? »« Oui, je le jure ! »« Câest bien, va ! »Il fit signe Ă un Ogallalas, qui sâapprocha, et saisit le blanc par le bras pour lâemmener ; mais,
celui-ci, se tournant vers le chef :« Tu mâas promis la libertĂ©, » gĂ©mit-il.Le visage du Lourd Mocassin eut un rictus atroce ; il sâĂ©cria :« Tient-on parole Ă un chien ? Tu mourras comme les autres, car tu es⊠»Il nâacheva pas ; son visage changea subitement dâexpression.« Reviens, dit-il ; rĂ©ponds-moi encore⊠Les nouveaux prisonniers ont-ils appris quelque
chose Ă leurs frĂšres blancs ?« Je nâen sais rien, ne comprenant pas la langue dont ils se sont servis. »« Tu ne les as pas entendus parler de leur rencontre avec Vohkadeh ? »« Jâignore qui est Vohkadeh. »« Sais-tu sâils voyageaient seuls dans cette contrĂ©e, ou sâils ont dâautres compagnons ? »« Je nâen sais rien. »« Eh bien, voilĂ ce que tu dois mâapprendre. Retourne prĂšs dâeux, Ă©coute, questionne ; quand
tu mâauras tout dit, tu seras libre⊠Je te ferai venir ce soir, dĂšs quâon aura Ă©tabli un campement. »Un Indien reconduisit cet homme prĂšs de ses compagnons et le lia de nouveau. Tout le monde
sâĂ©tait tu en le voyant reparaĂźtre. Il rĂ©flĂ©chit lui-mĂȘme longtemps en silence ; il se dĂ©fiait despromesses du chef, et, dans sa perplexitĂ©, il se dĂ©termina, aprĂšs une lutte intĂ©rieure, assez violente, Ă
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tout raconter.« Jâai vu le chef indien, dit-il ; câest un rusĂ© sauvage ; il me promit la libertĂ©, en Ă©change dâune
trahison⊠Jâai dĂ» avouer dĂ©jĂ , que je vous connaissais ; maintenant, il me demande desrenseignements sur nos nouveaux compagnons. »
« Pouvez-vous croire à ses promesses ? » demanda Jemmy.« Non ! »« Vous avez raison ; nous prévoyions ce qui est arrivé, et il était convenu que personne ne
parlerait devant vous. Mais, puisque vous paraissez mieux comprendre vos intĂ©rĂȘts et les nĂŽtres,Ă©coutez-moi. Lorsque le Lourd Mocassin vous interrogera ce soir, vous rĂ©pondrez que nous avonssauvĂ© lâIndien Vohkadeh, prisonnier chez les Shoshones, et que nous le reconduisions vers sa tribu.Vous direz encore, quâil nây a, en ce moment, dans la contrĂ©e, dâautres blancs que nous. Ne voustroublez pas, nous vous tirerons dâaffaire, plus tĂŽt que vous ne le pensez ! »
« Comment cela ? »« Vous le saurez plus tard, si vous le mĂ©ritez. »Les prisonniers Ă©taient garrottĂ©s tellement Ă©troitement, quâils ne pouvaient remuer aucun de
leurs membres quâavec une difficultĂ© extrĂȘme. NĂ©anmoins Jemmy parvint Ă se rapprocher deBaumann, auquel il apprit ce qui Ă©tait arrivĂ©.
Pendant ce temps, le chef rĂ©unissait les guerriers les plus ĂągĂ©s et les plus braves, et faisaitcomparaĂźtre Vohkadeh. Les Sioux sâĂ©taient rangĂ©s en demi-cercle, le Lourd Mocassin au milieudâeux : Vohkadeh, gardĂ© par deux hommes, fut placĂ© en face de lui. Le jeune homme paraissaitcalme, presque souriant.
Le chef, aprĂšs avoir jetĂ© un regard inquisiteur sur lâassemblĂ©e, prit la parole, et sâadressant Ă lâIndien, lui dit :
« Vohkadeh va nous raconter ce quâil a fait, depuis lâinstant oĂč il nous a quittĂ©s. »Vohkadeh obĂ©it. Il fit un rĂ©cit trĂšs dĂ©taillĂ©, suivant le goĂ»t des sauvages, affectant beaucoup de
sincĂ©ritĂ© et de naĂŻvetĂ© ; il remarqua, cependant quâon doutait de ses paroles.Lorsquâil se fut tu, le chef lui demanda le nom des visages pĂąles. Vohkadeh dĂ©signa dâabord,
Davy et Jemmy, dont il vanta la renommĂ©e.« Et qui sont les deux autres ? » interrompit brusquement le Lourd Mocassin.Vohkadeh avait prĂ©parĂ© une rĂ©ponse Ă cette question ; il nomma Frank, et Martin, son fils.« Vohkadeh ne sait-il pas que le chasseur dâours a un fils du mĂȘme nom ? » reprit le chef.« Vohkadeh lâignore. »« Il ignore aussi que le chasseur dâours a, pour serviteur, une face pĂąle du nom de Frank ?« Vohkadeh ne connaĂźt pas les blancs dont on lui parle ! »Le chef, furieux, sâĂ©cria dâune voix tonnante :« Vohkadeh est un chien, un traĂźtre ! Pourquoi ment-il toujours ? Nous sommes informĂ©s de
tout, nous connaissons Frank et Martin ; nous savons que Vohkadeh est allĂ© les chercher, ainsi quedâautres blancs, pour dĂ©livrer leurs compagnons. Ce soir, le conseil dĂ©cidera du sort dâun traĂźtre.Quâon le lie, en attendant, et quâon serre les liens, jusquâĂ ce quâils pĂ©nĂštrent dans la chair ! »
Ces ordres furent exĂ©cutĂ©s ; puis, on attacha tous les prisonniers sur des chevaux, et lâon semit en marche. Vohkadeh Ă©tait gardĂ© avec plus de prĂ©caution que les autres. Lorsquâon attachaDayy, celui-ci laissa Ă©chapper quelques plaintes. Jemmy, plus courageux, lâexhortait Ă la patience.
« Shatterhand ne nous abandonnera pas, rĂ©pĂ©tait-il en allemand ; nos traces sont visibles, il lesretrouvera. Regarde, jâai enlevĂ© un lambeau de ma pĂšlerine, et jâen ai dĂ©chirĂ© la fourrure avec mesdents ; depuis que nous sommes en route, jâen jette les dĂ©bris de temps en temps ; ils nesâenvoleront point, car lâair est trĂšs calme. Si Old Shatterhand arrive Ă lâendroit que nous venons dequitter, il reconnaĂźtra ces fragments. Ainsi, tranquillise-toi. »
Les Sioux ne longĂšrent pas le fleuve, ce qui, croyaient-ils, les auraient dĂ©tournĂ©s de leurroute ; ils se dirigĂšrent vers les montagnes de lâĂlĂ©phant et suivirent, en ligne droite, la longuechaĂźne qui sĂ©pare lâOcĂ©an Atlantique de lâOcĂ©an Pacifique.
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Mais, revenons à nos autres personnages. Shatterhand et les Shoshones arrivÚrent devant lesingulier chùteau que venaient de quitter les Sioux, quatre heures seulement aprÚs le départ de ceux-ci. Le brave chasseur marchait en avant, avec le fils du chef des Shoshones et le chef ou grandféticheur des Upfarocas. Ils examinaient avec soin le sol et reconnurent sans peine les traces deschevaux.
Quand Shatterhand aperçut la merveille naturelle que les blancs avaient prise pour unbùtiment, il dit au féticheur :
« Si je ne me trompe, voilĂ un rocher, qui ressemble extraordinairement Ă un chĂąteauâŠVoyons un peu de prĂšs.... mais quâest-ce que cela ? »
En poussant cette exclamation, Shatterhand Ă©tait descendu de son cheval, pour examiner, plusĂ son aise, le sol rocailleux.
Il se trouvait juste Ă lâendroit dâoĂč Ă©taient partis les Sioux, emmenant leurs prisonniers :« Une troupe nombreuse a piĂ©tinĂ© ici, tout rĂ©cemment, sâĂ©cria-t-il. Ce rocher me semble
suspect⊠Partageons-nous pour le cernerâŠShatterhand remonta en selle, puis lança son cheval dans lâintĂ©rieur de la cour. Ă un signal
convenu, les autres devaient le rejoindre.Un assez long temps se passa avant quâon le vĂźt revenir ; il reparut en criant Ă ses
compagnons :« Ne perdons pas une minute, car les hommes blancs et Vohkadeh ont été faits prisonniers par
les Sioux et emmenĂ©s, il y a environ une heure.« Comment mon frĂšre blanc le sait-il ? objecta le grand fĂ©ticheur.« Lâun dâeux a semĂ© des morceaux de vĂȘtements ; je les reconnais⊠Câest un appel ! Nous les
retrouverons ! »Et Shatterhand montrait le petit morceau de fourrure quâil venait de ramasser !« Mon frĂšre blanc veut poursuive les Ogallalas ? demandĂšrent les Indiens.« Oui, Ă lâinstant mĂȘme ! »« Winnetou attend ses frĂšres prĂšs du fleuve Feuerloch.« Nous lây rejoindrons, mais il est Ă craindre que, dâici lĂ , les Sioux nâaient tuĂ© leurs
prisonniers ! »« Pas avant la pleine lune ! »Le chasseur dâours et ses compagnons seront immolĂ©s ce jour-lĂ , mais les autres, Vohkadeh
surtout, pĂ©riront auparavant, je le crains ; voilĂ pourquoi, je voudrais poursuivre immĂ©diatement lesSioux. Mon frĂšre rouge sây oppose-t-il ? »
« Non, rĂ©pondit lâIndien, nous vous suivrons volontiers ! »Old Shatterhand se remit Ă la tĂȘte de la petite troupe, tous continuĂšrent leur marche, assez
lente du reste, le terrain pierreux Ă©tant trĂšs malaisĂ© pour les chevaux. La piste se perdait aussisouvent ; les cailloux roulĂ©s, quelques empreintes sur une roche friable, câĂ©tait tout ce quâon pouvaitdistinguer. On trouva encore, çà et lĂ , des morceaux de la pĂšlerine de Jemmy, qui rassurĂšrentShatterhand sur la direction prise.
AprĂšs une heure ou deux de marche, les cavaliers arrivĂšrent au pied de hautes montagnes,lesquelles tracent une sorte de sĂ©paration entre les eaux. De leur sommet, on peut voir, Ă droite, lescourants se dirigeant tous vers le Yellowstrom, le Missouri et le Mississippi, pour former le golfe duMexique ; tandis que, Ă gauche, les riviĂšres et les torrents se rendent, dans le Snake, qui se jettedans lâOcĂ©an Pacifique.
La vĂ©gĂ©tation, rare et pauvre jusque-lĂ , devenait luxuriante, car des eaux, claires et fraĂźches,arrosaient le sol. Malheureusement, lâaprĂšs-midi touchait Ă sa fin, et la nuit tombant avec rapiditĂ©,notre petite troupe dĂ»t faire halte. Shatterhand ordonna dâĂ©tablir le campement, dont les apprĂȘtssâopĂ©rĂšrent en silence. On nâalluma pas de feu ; on Ă©tait sĂ»r, dâaprĂšs lâinspection des empreintes,que les Sioux nâavaient guĂšre plus de deux milles dâavance ; il fallait agir prudemment. AuxpremiĂšres lueurs de lâaurore, tout le monde fut debout ; on leva le camp, et on retrouva bientĂŽt la
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piste des Ogallalas, on en conclut que ces Indiens ne sâĂ©taient pas reposĂ©s la veille, mais quâils sehĂątaient dâarriver au Feuerloch.
Cette marche forcĂ©e ne laissa pas dâinquiĂ©ter Shatterhand ; nĂ©anmoins, on ne pouvait accĂ©lĂ©rerdavantage le pas des chevaux, Ă cause de la nature du terrain. Les traces de lâennemi, visibles tantquâon traversait la prairie, devinrent trĂšs difficiles Ă suivre. On sâavança toujours en droite ligne, etShatterhand reconnut bientĂŽt, quâil ne se trompait point, en supposant que les Sioux avaient priscette direction. Vis-Ă -vis de lui, se dressait la montagne du volcan, derriĂšre laquelle se trouvent lesfameux bassins des glaciers, dont lâaspect est si imposant. En ce lieu une vĂ©gĂ©tation abondantereparaĂźt ; on rencontre mĂȘme dâĂ©paisses forĂȘts de pins. Nos voyageurs arrivĂšrent prĂšs dâun Ă©troitcours dâeau, sur les bords duquel se voyaient de nombreuses empreintes de sabots de cheval. LesSioux y avaient sans doute, abreuvĂ© leurs chevaux. Plus loin, les traces continuaient, jusque sur lamontagne, dâune façon trĂšs apparente.
Le chemin Ă parcourir sâenfonçait sous lâombrage de grands arbres ; ces sortes de routes sontpĂ©rilleuses, car lâennemi se cache aisĂ©ment sous les branches touffues. Les Indiens Ogallalaspouvaient avoir eu cette idĂ©e, et, dans la crainte dâĂȘtre poursuivis, ils avaient, peut-ĂȘtre, laissĂ© undĂ©tachement comme arriĂšre-garde ; câest pourquoi Old Shatterhand envoya quelques Shoshones enĂ©claireurs, leur recommandant de retourner au galop vers le gros de la troupe, sâil y avait du danger.Cette prĂ©caution Ă©tait, heureusement, inutile. La ruse de Jemmy rĂ©ussissait.
On se souvient que tous les prisonniers, sauf Vohkadeh, avaient Ă©tĂ© laissĂ©s les uns prĂšs desautres, mĂȘme pendant le trajet, de sorte quâils pouvaient communiquer entre eux ; le chef espĂ©rantapprendre ainsi, ce quâil dĂ©sirait savoir et permettre Ă celui, dont il avait cru faire son espion, de luidĂ©noncer les secrets des malheureux captifs.
Vers le soir, le fit venir le prisonnier, pour lâinterroger. Le blanc eut soin de se conformer auxinstructions de Jemmy ; il assura quâexceptĂ© les quatre visages pĂąles, aucun EuropĂ©en ne se trouvaitdans les environs. Le chef, malgrĂ© sa finesse, se laissa tromper, il continua sa marche, en nĂ©gligeantles mesures que la prudence semblait commander. Shatterhand et sa troupe purent donc avancer,sans rencontrer les Indiens.
La forĂȘt Ă©tait si Ă©paisse quâelle masquait absolument la vue. Nos cavaliers allaient presque Ă tĂątons. Tout Ă coup ils entendirent un bruit Ă©trange interrompu quelquefois, par une sorte desifflement, semblable Ă celui produit par la vapeur sâĂ©chappant dâune locomotive.
« Quâest-ce que cela ? » demanda Moh-aw, Ă©tonnĂ©. Sans doute un jet dâeau chaude, ungeyser, » rĂ©pondit Shatterhand.
Le sol quâils foulaient cĂ©dait, sous les pas, Ă certains endroits, rendant la marche des chevauxtrĂšs difficile. Les cavaliers descendirent et prirent leurs montures par la bride ; bientĂŽt ilsretrouvĂšrent les traces des Ogallalas, ce qui leur fit grand plaisir. Toujours en descendant lamontagne, ils arrivĂšrent Ă lâextrĂ©mitĂ© de la forĂȘt, laquelle finissait dâune façon trĂšs brusque etdessinait une sombre ligne vers la droite, mais sâavançait en formant une sorte dâangle, vers lagauche, jusquâĂ la prairie. Le paysage devenait vraiment magnifique ; lâĆil, le plus indiffĂ©rent auxgrands spectacles de la nature, est Ă©bloui Ă la vue de tant de merveilles et dâune disposition siadmirable du terrain. Le haut de la vallĂ©e de Madison, qui porte le nom significatif de Trou de feu,est bien la plus curieuse partie du parc national. Dans un espace de plusieurs milles, et Ă desdistances trĂšs rapprochĂ©es, on compte une multitude de geysers ou sources chaudes, dont lesinnombrables jets sâĂ©lancent Ă des centaines de pieds, avec une force sans Ă©gale.
De toutes les fissures des rochers, sort une odeur de soufre trĂšs prononcĂ©e, et la vapeur dessources chaudes flotte toujours dans lâair.
Les stalactites, blanches comme la neige, ou plutĂŽt les bavures qui sortent des chaudiĂšresnaturelles en Ă©bullition sous la terre, Ă©tincellent au soleil des milles nuances du prisme.
En beaucoup dâendroits, le sol nâest quâune sorte de limon, dont la tempĂ©rature varie, quitantĂŽt se soulĂšve et tantĂŽt sâaffaisse, en formant des gouffres profonds, du sein desquels sâĂ©lancentdes colonnes de vapeur, dont lâĆil peut Ă peine suivre le jet, jusquâau milieu du ciel. Malheur Ă
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lâimprudent, dont les pas sâĂ©garent sur ce limon mouvant et brĂ»lant ; il risque de disparaĂźtre Ă chaque minute, au fond dâun abĂźme soudainement ouvert ; un bond prodigieux peut seul le sauver,mais il retombe bientĂŽt dans un autre danger, car le sol est mince comme une feuille de papier, etfriable comme les gĂąteaux de cire que construisent les guĂȘpes. Quand le voyageur croit pouvoirmettre le pied sur un terrain solide, il se trouve, tout Ă coup, surpris par la vapeur soufrĂ©e,sâĂ©chappant sous ses pas, ou voit sâĂ©tendre devant lui, une eau brunĂątre qui recouvre la lĂ©gĂšre croĂ»tede terre, dont lâapparence vient dâabuser ses yeux.
Chaque fois que le pied se pose sur ce sol sans consistance, il marque une empreinte, remplieaussitĂŽt dâune boue infecte.
Partout sâĂ©lĂšvent des bruits Ă©tranges, des sifflements, des mugissements, des bouillonnements,des crĂ©pitements, des bourdonnements ! DâĂ©normes bouillons dâeau, mĂȘlĂ©s de vase, se prĂ©cipitent,en torrents, dans toute la vallĂ©e. Jette-t-on une pierre, aussitĂŽt sâouvre un large trou, qui se refermeimmĂ©diatement. Alors on dirait que les esprits souterrains, offensĂ©s, sâirritent et se vendent.
Lâeau et la boue sâagitent avec des convulsions diaboliques ; elles sâĂ©lancent, elles frĂ©missent,elles grondent, comme si elles menaçaient le tĂ©mĂ©raire, du plus redoutable chĂątiment.
Lâeau de ces vrais bassins de sorciers, affecte toutes les nuances : blanche comme du lait,rouge sang, bleu dâazur, jaune soufre, quelquefois claire et transparente comme le cristal. Il seforme, par-dessus, une sorte de viscositĂ© blanchĂątre ou plutĂŽt grise, mince dâabord, et pareille Ă desfils de soie, puis se solidifiant en quelques minutes, et se rĂ©unissant en une masse serrĂ©e.
Souvent, les trous ouverts par lâirruption prĂ©sentent la couleur dâun gazon trĂšs vert, duquelsoudain, lâair sâĂ©chappe, en sifflant et ensuite un jet dâeau de toutes les couleurs de lâarc-en-ciel. Achaque instant, le spectateur Ă©bloui, surpris, ravi, Ă©tonnĂ© ou Ă©pouvantĂ©, pousse les exclamations lesplus diverses ! Magnifique ! incomparable ! admirable ! affreux ! infernal !
CâĂ©tait en ce merveilleux canton, que Shatterhand et ses hommes venaient dâarriver. Cesderniers voulaient suivre la forĂȘt, sur les hauteurs mais le brave trappeur les rappela Ă grands cris, etleur montra les rives du fleuve oĂč, du moins, on serait plus Ă dĂ©couvert, et oĂč lâon nâaurait pas Ă craindre de surprises.
La gorge par laquelle sâengagea la petite troupe, mesure Ă peine un demi-mille anglais ;dominant lâĂąpre sentier suivi par nos cavaliers, le fleuve se trouve si Ă©troitement encaissĂ© dans lesroches, que ses vagues limoneuses semblaient se disputer le passage les unes aux autres. AucunevĂ©gĂ©tation sur le bord de ces eaux sulfureuses et chaudes ; une vallĂ©e sauvage sâĂ©tend Ă droite,enserrĂ©e par une sorte de muraille de rochers que couronne la verdure sombre des forĂȘts. LâentrĂ©e decette vallĂ©e est accessible par une pente douce et boisĂ©e, mais de lâautre cĂŽtĂ© se dresse une rocheĂ©norme semblable Ă une tour de gĂ©ant ; la base avançant un peu, force le torrent Ă dĂ©crire un arc,sans que le vallon sâen trouve beaucoup Ă©largi, car les roches qui environnent la tour encombrenttout le terrain. En approchant de ce fantastique monument ; quel autre nom donner Ă cette masserĂ©guliĂšre et sculptĂ©e avec tant dâart ? On se croit au pays des elfes ou des gĂ©nies ; on se demande siles esprits de la terre ne se donnent pas rendez-vous dans ce palais mystĂ©rieux ? En avant de la tour,on admire dâabord, une terrasse supportĂ©e par des piliers lĂ©gers et dĂ©corĂ©e de la façon la plusfantaisiste ; des plumets de neige, des statues de cristal, une galerie dâivoire Ă jours, une foule dedĂ©tails charmants, ravissent le regard ; çà et lĂ , se profilent des groupes gigantesques, des formesbizarres. Un grand bassin paraĂźt sâĂȘtre creusĂ© dans cette terrasse, il dessine un demi-cercle et uneeau limpide le remplit.
Au-dessus sâĂ©lĂšve une seconde terrasse un peu moins vaste que la premiĂšre, dont lesoubassement semble revĂȘtu dâalbĂątre incrustĂ© dâarabesques dâor ; une troisiĂšme terrasse surmonteles deux autres, on la croirait construite avec de lâouate dâune Ă©clatante blancheur ; une dentelledâune finesse incomparable, a dĂ» ĂȘtre jetĂ©e par les mains virginales de quelque jeune fĂ©e, pourrattacher les Ă©lĂ©gantes colonnettes qui supportent cette plate-forme. Elle est composĂ©e dâunematiĂšre si lĂ©gĂšre en apparence, si vaporeuse, quâon la dirait prĂȘte Ă flĂ©chir sous le moindre poids, etpourtant six terrasses sâĂ©chelonnent encore au-dessus, en retrait les unes sur les autres, et toutes
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contenant un bassin duquel sâĂ©chappe de larges nappes dâeau ; cascades ravissantes pareilles, tantĂŽtĂ une poussiĂšre diamantĂ©e par les rayons du soleil, tantĂŽt au voile brodĂ© dâune Ă©pousĂ©e.
Cette merveille de la nature se dĂ©tache sur le fond sombre de rochers de basaltes, dont lesflancs sont revĂȘtus dâune couche de lave volcanique. Le tout provient dâune irruption trĂšs ancienneet du travail des eaux. Au sommet de lâĂ©trange pyramide sâĂ©lance un Ă©norme jet dâeau accompagnĂ©de jets de vapeur, lesquels produisent continuellement des sifflements aigus, le sol tremble souslâaction de ces prodigieux Ă©lancements. Lâeau du geyser, comme nous lâavons dit, a formĂ© en partie,ce palais fĂ©erique ; lâeau chaude au sommet, se refroidissant dâĂ©tages en Ă©tages, de sorte que ledernier bassin offre une tempĂ©rature normale ; il en sort une onde pure comme du cristal qui va sejeter dans le Feuerbach (ruisseau de feu).
Ă peu de distance du brillant chĂąteau, une espĂšce de rempart, gigantesque et sombre, auxlignes heurtĂ©es, fait contraste. Ces blocs basaltiques semblent avoir servi de jouets aux enfants deTitans. Le mur naturel, qui se dresse en face de ce palais des gĂ©nies, mesure au moins cinquantepieds. Il entoure une excavation dâune grande profondeur dont lâouverture, bĂ©ante et noire, aquelque chose dâeffroyable. Ce cratĂšre de volcan se rĂ©trĂ©cit vers le haut, pour sâĂ©largir Ă la base, ilprĂ©sente un singulier phĂ©nomĂšne et rappelle la figure dâun entonnoir renversĂ© et divisĂ© en deuxcompartiments. DĂšs que le geyser commence Ă siffler et Ă sâĂ©lancer, la lave sort par la mĂȘmeembouchure. Il doit y avoir communication souterraine, mais rien de plus singulier que ce mĂ©lange.
« VoilĂ le Pa-wakon-touka ! Le dĂ©mon de lâeau, » dit Shatterhand en dĂ©signant le cratĂšre.« Tu le connais ? » demanda le grand fĂ©ticheur.« Oui, je suis venu ici, dĂ©jĂ . »« Tu hĂ©sitais pourtant, sur la route ?« La premiĂšre fois, je suis arrivĂ© au cratĂšre par un autre chemin ; je nâavais pas vu le chĂąteau
merveilleux du mĂȘme cĂŽtĂ©, et je ne me reconnaissais point tout dâabord⊠Mais, regardez ! LesSioux Ogallalas doivent camper non loin⊠Je me demande pourquoi ils nâont pas continuĂ© leurmarche vers la tombe de leurs frĂšres morts ? Quel grave motif les a forcĂ©s Ă sâarrĂȘter ? Il faudraittĂącher de le dĂ©couvrirâŠ
En effet, les Ogallalas avaient fait halte assez prĂšs du volcan mais plus bas. Notre petite troupeen se cachant derriĂšre les roches pouvait les examiner Ă lâaise. On les apercevait assez distinctementpour connaĂźtre leurs visages.
Ils Ă©taient debout et groupĂ©s par bandes ; les chevaux erraient autour dâeux ou restaientcouchĂ©s sur le sol, car les malheureuses bĂȘtes ne trouvaient aucune pĂąture, lâherbe ne croĂźt pointdans ces terrains embrasĂ©s. Les prisonniers, les mains liĂ©es derriĂšre le dos, avaient Ă©tĂ© attachĂ©s pardes cordes les uns aux autres, ils sâappuyaient sur des blocs de rochers.
Au moment oĂč Old Shatterhand aperçut les Ogallalas, un mouvement se produisait parmi eux.Ils se rangeaient en un cercle, au milieu duquel leur chef prit place. Le chef des Upfarocas, dont lesyeux suivaient toutes les Ă©volutions du camp ennemi, sâĂ©cria dâun ton farouche :
« VoilĂ le Lourd Mocassin assis au milieu de ses chiens ; ils vont aboyer ensemble ! »« Tu connais ton ennemi, rĂ©pondit Old Shatterhand, tu sais de quoi il est capable ! »« Si je le connais ! Il mâa pris une oreille, je lui en prendrai deux ; son tomawak mâa blessĂ©
lâĂ©paule, mon coutelas lui percera le cĆur ! »Old Shatterhand aperçut Jemmy, Davy, Martin et Frank ; les autres lui Ă©taient inconnus. Quant
Ă Vohkadeh, on lâavait mis Ă part, et ses liens Ă©taient si Ă©troitement serrĂ©s que ses membresparaissaient tout enflĂ©s.
Un Sioux sâapprocha du jeune Indien et le poussa au milieu du cercle :« Ils vont lâinterroger, murmura Shatterhand ; peut-ĂȘtre le juger et lâexĂ©cuter sĂ©ance tenante.
Ah ! si lâon pouvait entendre leurs paroles ! »« Descendons vers eux, interrompit lâUpfaroca ; mon tomawak frĂ©mit dans ma main ! »« Ne prĂ©cipitons rien ; il est sage de nous tenir encore cachĂ©s, reprit Shatterhand. Avant que
nous soyons arrivĂ©s au fleuve et que nous lâayons traversĂ© Ă la nage, sâils nous aperçoivent, les
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prisonniers sont immĂ©diatement perdus ! »« Quel est le plan de mon frĂšre blanc ? »« Je voudrais tomber sur eux Ă lâimproviste, car je crains quâils massacrent tous leurs
prisonniers, plutĂŽt que de nous les abandonner. Si nous descendions ici, nous serions vus ; un peuplus loin, la forĂȘt qui longe la rive du fleuve nous protĂ©gera. »
« Mon frĂšre a raison ; je suis prĂȘt Ă le suivre, mais jây mets une condition. »« Laquelle ? »« Personne nâattaquera le chef des Ogallalas ; jâai Ă mâen venger, il mâappartient ! »Old Shatterhand ne rĂ©pondit pas ; il semblait prĂ©occupĂ©.« Il y a, lĂ -bas, cinquante ennemis, dit-il enfin, je voudrais Ă©viter toute effusion de sang, mais
câest impossible ; ils ne se rendront point sans combat ! »Le nĂšgre Bob qui, pendant la durĂ©e du voyage, sâĂ©tait tenu Ă lâĂ©cart, venait de sâavancer pour
regarder aussi, il sâĂ©cria avec des gestes joyeux :« Moi, voir Massa Baumann, moi voir jeune Massa Martin ! O Massa Shatterhand, aller au
secours ! »« Oui, Bob. »« Oh ! oh bonheur !... Bob ĂȘtre content ! Bob se battre pour Massa ! »Shatterhand retint lâĂ©lan du brave garçon ; il prit sa longue vue et la braqua sur les Sioux, juste
au moment oĂč lâon venait dâenlever Ă Martin Baumann ses liens pour le prĂ©senter devant le conseil,en mĂȘme temps que Vohkadeh. GrĂące Ă cette excellente lunette, Shatterhand pouvait presque suivreles mouvements des lĂšvres de ceux qui composaient lâassemblĂ©e.
Le chef, sâadressant Ă Martin, dĂ©signait du geste le cratĂšre du volcan. Shatterhand vit le visagedu jeune homme se couvrir dâune pĂąleur mortelle, puis, tout Ă coup, on entendit un grand cri dedouleur.
Un des prisonniers lâavait poussĂ© ; câĂ©tait le chasseur dâours ; les membres du vieillard,quoique liĂ©s, tremblaient convulsivement ; les menaces de lâIndien devaient ĂȘtre terribles.
Les Sioux Ogallalas Ă©taient arrivĂ©s en cet endroit, depuis la veille au soir, ils espĂ©raient que leLourd Mocassin Ă©tablirait son campement au milieu de la forĂȘt, mais, malgrĂ© lâobscuritĂ© et lesdangers de la descente, le chef avait prĂ©fĂ©rĂ© traverser le fleuve ; il connaissait la contrĂ©e, pourlâavoir parcourue plusieurs fois, et il nourrissait une idĂ©e fĂ©roce. Ă pied, et conduisant son chevalpar la bride, le Lourd Mocassin dirigeait la marche des siens. Les prisonniers suivaient, attachĂ©s Ă leurs montures, ce qui augmentait les difficultĂ©s du trajet. Câest de cette façon quâils Ă©taient arrivĂ©ssur lâautre rive.
Lâeau du Feuerloch avait lĂ , une chaleur tempĂ©rĂ©e, qui en rendait possible la traversĂ©e. Onplaça le cheval de chaque prisonnier, entre deux Sioux, et lâon atteignit les flancs du volcan oĂč lâonfit halte.
On lia alors, les captifs sur de grosses pierres puis les Ogallalas se disposĂšrent au sommeil,sans que leur chef prĂźt la peine de leur expliquer la raison pour laquelle il Ă©tablissait son campementdans ce lieu aride, oĂč on ne pouvait trouver ni herbe ni eau potable pour les chevaux.
DĂšs le point du jour quelques Ogallalas conduisirent les pauvres bĂȘtes Ă une fontaine peuĂ©loignĂ©e que le Lourd Mocassin leur indiqua, en homme qui connaĂźt les lieux.
Ă leur retour, on procĂ©da au dĂ©jeuner, composĂ© de quelques quartiers de buffle, puis le chefinstruisit Ă voix basse, ses guerriers de la dĂ©cision quâil avait prise, au sujet de Vohkadeh et du jeuneBaumann.
Tous considĂ©raient le premier comme un traĂźtre quoiquâil nâait encore rien avouĂ©. Martindevait partager son sort, comme ayant dirigĂ© lâexpĂ©dition ; le reste des prisonniers Ă©tait Ă©galementvouĂ© Ă la mort ; plus cette mort serait lente et cruelle plus le spectacle aurait dâintĂ©rĂȘt. Il fallaitnĂ©anmoins simuler une sorte de jugement, câest pourquoi les Ogallalas sâĂ©taient rĂ©unis et avaientfait comparaĂźtre Vohkadeh au milieu dâeux.
Ce dernier nâignorait pas ce quâon lui rĂ©servait mais il comptait sur lâintervention de
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Shatterhand et de Winnetou.Lâinterrogatoire eut lieu Ă haute voix, afin que ceux des prisonniers, qui comprenaient la
langue des Sioux, pussent lâentendre :« Vohkadeh a-t-il rĂ©flĂ©chi ? Veut-il persister dans ses mensonges ou enfin, tout avouer aux
guerriers ogallalas ? » demanda le Lourd Mocassin.« Vohkadeh nâa pas mal agi, il nâa rien Ă avouer ! » rĂ©pondit le jeune Indien.« Vohkadeh ment ! Sâil veut ĂȘtre sincĂšre, on adoucira sa peine ! »« Mon sort sera le mĂȘme ; coupable ou innocent, je sais que je mourrai ! »« Vohkadeh est jeune ; la jeunesse est souvent irrĂ©flĂ©chie ; elle ne comprend pas la portĂ©e de
ses actions ; câest pourquoi nous sommes disposĂ©s Ă lâindulgence, sâil se montre sincĂšre.Un sourire ironique glissa sur le visage du chef ; il poursuivit :« Je connais Vohkadeh ; il ne rĂ©sistera pas davantage, il parlera ! »« Ne lâespĂ©rez pas ! »« Alors Vohkadeh est un lĂąche ; il a eu le courage de mal faire, et nâa pas celui de le
reconnaĂźtre. Vohkadeh, malgrĂ© sa jeunesse, est une vieille femme, entĂȘtĂ©e et opiniĂątre ! »Le chef savait que ces paroles feraient bondir lâIndienâŠLes Peaux-Rouges ne supportent pas le reproche de lĂąchetĂ©. HabituĂ© de bonne heure aux
privations et Ă la douleur, la mort elle-mĂȘme ne les effraie nullement, car ils croient Ă une vieheureuse au-delĂ de ce monde, mais lâinsulte les blesse au vif. Vohkadeh, rĂ©pondit avec orgueil :
« Jâai tuĂ© le buffle blanc ! tous les Sioux Ogallalas le savent ! »« OĂč sont les tĂ©moins ? Tu as apportĂ© une peau de buffle blanc, câest tout ce que nous pouvons
dire ! »« Le buffle se dĂ©pouille-t-il de sa peau, en faveur des chasseurs ? »« Tu as peut-ĂȘtre trouvĂ© un buffle mort dans la prairie ! »« Tu sais bien le contraire ! sâĂ©cria Vohkadeh dont lâindignation Ă©tait Ă son paroxysme ; les
oiseaux du ciel eussent dĂ©chiquetĂ© la peau dâune bĂȘte morte ! Puissent les coyotes me venger de toninjure et te dĂ©vorer vivant ! »
« Coyote, toi-mĂȘme ! »« Ouff, rugit Vohkadeh ; si je nâĂ©tais pas enchaĂźnĂ©, je te montrerais lequel de nous deux est un
poltron ! »« Tu lâas dĂ©jĂ fait voir, puisque tu mens ! »« La peur ne mâa pas fait mentir ! »« Quâest-ce donc alors ? »« Vohkadeh essayait de sauver ses frĂšres ! »« Ouff ! te voilĂ forcĂ© dâavouer⊠AchĂšve, dis-nous ce qui sâest passĂ© ? »« Eh bien, Ă©coutez ! Vohkadeh a Ă©tĂ© avertir le fils du chasseur dâours, dans son wigwam, puis
il a suivi ceux qui voulaient arracher de vos mains, ces malheureux ! »« Combien ĂȘtes-vous ? »« Cinq : le fils du chasseur dâours, Jemmy, Davy, Frank et Vohkadeh.« Le cĆur de Vohkadeh sâest donc attachĂ© Ă ces visages pĂąles ? »« Oui, un seul dâentre eux vaut plus que cent Ogallalas ! »Le chef parcourut du regard le cercle de ses guerriers et constata avec plaisir, lâimpression
quâavaient produite sur eux, les derniĂšres paroles du jeune Indien ; il demanda ensuite Ă ce dernier :« Sais-tu ce que tu risques en parlant ainsi ? »« La vie ! »« Tu pĂ©riras dans dâatroces supplices ! »« Vohkadeh ne les craint pas ! »« Nous verrons tout Ă lâheure ce quâen pensera Vohkadeh. Quâon amĂšne le fils du chasseur
dâours ! »Câest au moment oĂč Martin comparaissait devant ce sauvage tribunal, que Shatterhand avait
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aperçu ceux quâil cherchait.« As-tu entendu et compris ce quâa dit Vohkadeh ? » demande le chef au jeune chasseur.« Oui » rĂ©pondit celui-ci avec calme.« Il est allĂ© vous chercher, et vous avez cru pouvoir dĂ©livrer nos prisonniers ; cinq souris se
rĂ©unissant pour attaquer un ours ! La folie a troublĂ© vos esprits ! Vous mourrez ! »« Certes ! repartit Martin, il est Ă©crit que tous les hommes meurent une fois. »Le chef saisit le sens de ces paroles, car il repartit !« Vous mourrez de notre main ; ne croyez pas nous Ă©chapper ; vous mourrez aujourdâhui, Ă
lâinstant mĂȘme.Le Lourd Mocassin ne quittait pas des yeux les deux jeunes gens, cherchant, avec une aviditĂ©
fĂ©roce, Ă deviner leurs impressions. Vohkadeh demeurait aussi impassible que si cet arrĂȘt ne leconcernait pas ; Martin pĂąlit affreusement.
« Le Lourd Mocassin sait que vous ĂȘtes bons amis, poursuivit lâIndien, il ne vous refusera pasle plaisir de mourir ensemble ! »
Vohkadeh fĂźt entendre un Ă©clat de rire :« Merci, dit-il, la mort est douce, quand on la partage avec un brave ! »« Allez donc Ă elle, tous deux, et jouissez de ses embrassements ! »Le chef se leva, sortit du cercle formĂ© par ses guerriers, et se dirigea vers lâouverture du
cratĂšre.« VoilĂ votre tombe, dit-il, dans quelques instants elle vous engloutira ! »Il dĂ©signait le gouffre, duquel sâĂ©chappait une fumĂ©e fĂ©tide.Ce supplice Ă©tait tellement inimaginable, que personne nây avait songĂ©. Martin devint livide ;
son pĂšre jeta un cri dâangoisse, qui retentit jusquâaux oreilles de Shatterhand et de ses compagnons.Depuis le commencement de sa captivitĂ©, le brave chasseur dâours avait montrĂ© un fier
courage ; mais il ne put alors dominer sa douleur paternelle :« Non, non, supplia-t-il, pas lui, moi ! Il nâa rien fait, il est si jeune ! ?Le chef lui intima le silence, en criant :« Tais-toi ; tu hurlerais de peur, si je te condamnais au mĂȘme supplice ! »« Non, je ne me plaindrai pas ! »« Ăcoute ! Crois-tu que jâaie lâintention de jeter tout dâun coup, dans le volcan, ton fils avec le
traĂźtre Vohkadeh ! La lave monte et redescend dâune maniĂšre rĂ©guliĂšre, comme le flux et le refluxde la mer. On sait quand elle arrive et quand elle se retire. Nous attacherons les deux victimes, ellesne tomberont pas dans les entrailles de lâabĂźme, car le lasso les retiendra ; elles auront seulement lespieds baignĂ©s par la premiĂšre vague de lave ; la seconde vague atteindra leurs genoux ; leur corpsbrĂ»lera ainsi lentement. Veux-tu encore mourir Ă la place de ton fils ? »
« Oui ! répondit Baumann, fais cet échange et je te bénirai ! »« Tu périras avec les autres sur la tombe des chefs. Et maintenant, regarde ! Nous allons jeter
ton fils dans le gouffre ! »« Martin, Martin ! mon fils ! » sâĂ©cria le pauvre pĂšre, au dĂ©sespoir.« PĂšre ! » sanglotait lâenfant.« Silence ! murmura Vohkadeh Ă son oreille. Les faces pĂąles ne savent-elles pas mourir sans
donner de la joie Ă leurs ennemis ? »Baumann essayait de rompre ses liens ; il ne rĂ©ussit quâĂ les faire entrer plus profondĂ©ment
dans sa chair.« Entends-tu comme il se lamente ? lui cria le chef ; tu lâentendras jusquâau bout ; nous allons
te placer au premier rang des spectateurs. Quâon dĂ©tache les prisonniers, quâon les lie sur leschevaux, afin quâils puissent mieux voir ; aprĂšs quoi garrottez Ă©troitement les deux condamnĂ©s etportez-les prĂšs du cratĂšre ! »
Ces ordres furent bientĂŽt exĂ©cutĂ©s ; plusieurs Sioux saisirent Martin et Vohkadeh. Baumannserrait les dents pour Ă©touffer sa plainte, quand on lâassit, avec les autres, non loin du gouffre :
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« Câest affreux ! murmura Davy Ă Jemmy ; le secours viendra peut-ĂȘtre, mais hĂ©las ! trop tardpour ces braves enfants ! Nous sommes tous deux cause de leur mort ; nous nâaurions pas dĂ»consentir Ă cette pĂ©rilleuse entreprise ! »
« Tu as raison ! Mais⊠écoute ! »Le cri rauque du vautour se faisait entendre ; les Ogallalas ne le remarquĂšrent pas :« Câest le signal dâOld Shatterhand, » murmura Jemmy.« Ah ! si Dieu le permettait ! »« JâespĂšre que notre compagnon aura suivi nos traces ; je crois que Dieu nous lâenvoie.
Regarde du cĂŽtĂ© de la forĂȘt, ne vois-tu rien ? »« Si, si ! rĂ©pondit Davy ; je vois la cime dâun arbre sâagiter ; quelquâun la fait remuer. »« Câest vrai ! mais ne fixons pas trop longtemps les yeux sur ce point ; les Ogallalas nous
Ă©pient toujours.Puis Ă©levant la voix, Jemmy cria, dans sa langue maternelle, au jeune Martin :« Jeune homme, rassure-toi, le secours est proche ! »« Pourquoi ce chien aboie-t-il, rugit le chef ; le volcan lui fait envie, peut-ĂȘtre ? »« Est-ce possible ? » murmura le chasseur dâours, qui nâĂ©tait pas loin de Jemmy.« Oui, nos amis sont dans la forĂȘt. »« Avant quâils puissent en descendre et traverser le fleuve, tout sera fini ! »« Ils sont prudents et dĂ©terminĂ©s ! »Les prisonniers, liĂ©s sur les chevaux, se trouvaient si serrĂ©s les uns contre les autres, quâils
sâentendaient en parlant Ă demi-voix.« Remarques-tu, Davy, dit Jemmy Ă son vieux camarade, quâon ne tient pas nos montures par
la bride ; nous sommes dĂ©jĂ Ă moitiĂ© libres ! Pourvu que ton mulet ne fasse pas sa tĂȘte ! »« Sois tranquille, il obĂ©ira ! »« Ma vieille haridelle marchera aussi, mais quâentends-je ? Ah ! grand Dieu, ils sont perdus ! »Il parlait encore, lorsque la terre commença Ă trembler, comme sous les pieds des chevaux
dâune formidable armĂ©e, dâabord faiblement, puis plus fort ; un roulement sourd se faisait entendre ;le geyser commençait son Ćuvre.
Le chef sâĂ©tait penchĂ© sur le bord du cratĂšre, pour mesurer, avec une corde, la longueur quâilfallait donner aux lassos, Ă lâextrĂ©mitĂ© desquels on avait attachĂ© les deux victimes, sous les bras.
Au bruit souterrain, tous les Ogallalas reculÚrent, deux guerriers restÚrent seuls, pour pousserles condamnés dans le cratÚre, dÚs que la lave se mettrait à monter.
Ce fut un moment de cruelle attente ; il sembla long comme un siĂšcle, au chasseur dâours et Ă son fils.
Pourquoi Old Shatterhand tardait-il ainsi ?Le brave trappeur avait observé minutieusement tous les mouvements des Ogallalas. Quand il
vit quâon conduisait Martin et Vohkadeh, sur le bord du cratĂšre, il comprit ce qui allait se passer :« On veut les faire pĂ©rir Ă petit feu, dit-il aux Indiens ; il nâest que temps, courez Ă leur
secours, descendez sous les arbres de la forĂȘt, traversez le fleuve, prĂ©cipitez-vous sur les Ogallalas,en criant de toutes vos forces ! »
« Ne viens-tu pas avec nous ? » demanda le chef des Upfarocas.« Non, je reste, vous verrez pourquoi. »« Ouff ! en avant ! »Un instant aprÚs, les Shoshones et les Upfarocas avaient disparu. Bob restait seul avec
Shatterhand.« Viens, lui dit ce dernier, grimpe Ă cet arbre, en agites-en la cime ! »Puis, portant la main Ă sa bouche, Shatterhand imitait le cri du vautour ; ce cri quâavaient
entendu Davy et Jemmy.« Pourquoi secouer arbre ? » demanda Bob.« Va toujours, ils veulent faire périr ton jeune maßtre ; nous le sauverons ; le mouvement de
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lâarbre indiquera notre prĂ©sence.« Tuer Massa Martin ! »Le noir laissa tomber le fusil quâil tenait Ă la main.« Tuer Massa ! Oh ! Bob empĂȘcher ! »« Bob ! Bob ! cria Shatterhand ; tiens-toi en repos, tu vas tout perdre ! »Le nĂšgre ne lâentendait plus ; on allait tuer son jeune maĂźtre ! Rien ne pouvait lâarrĂȘter ; il
oubliait et sa poltronnerie et le danger ; il oubliait aussi, quâil nâavait plus son fusil ; sautant dans lefleuve, il rencontra un fragment de lave qui flottait, et sâen servit comme de radeau. BientĂŽt, il sentitun choc sur son Ă©paule ; câĂ©tait une forte branche qui sâĂ©tait dĂ©tachĂ©e dâun arbre voisin de la rive.
« Ah ! murmura le pauvre nĂšgre, massue pour Bob ! »Il ne fut point aperçu par les Ogallalas ; lâattention de tous se concentrait sur lâouverture du
volcan.Au moment oĂč commençait le roulement souterrain, Shatterhand vit le noir sauter sur la rive
opposĂ©e et sâavancer vers les ennemis ; il saisit aussitĂŽt ses armes, se disposant, avec le plus grandsang-froid, Ă tenter une pĂ©rilleuse entreprise.
Les Sioux, nous le savons, avaient reculĂ© Ă lâinstant oĂč le geyser sâĂ©branlait, ils laissaient lesprisonniers sous la garde de deux dâentre eux. Le chef leva la main pour donner un ordre ; OldShatterhand ne lâentendit pas, car le bruit augmentait ; mais il devina que cet ordre Ă©tait meurtrierâŠLe chasseur ajusta son fusil, deux dĂ©tonations retentirent ; puis, rejetant son arme, il prit un autrefusil. Lui seul avait pu se rendre compte des dĂ©tonations, le mugissement de la vapeur Ă©touffait tousles bruits, pour les Sioux.
« Quâon les fasse descendre dans le cratĂšre ! » criait le Lourd Mocassin.Les bourreaux allaient obĂ©ir.Le pĂšre de Martin poussa un nouveau cri dâeffroi. Mais, quelle surprise ! Au moment oĂč les
deux Ogallalas se baissaient pour sâemparer des prisonniers, ils chancellent, tombent et ne serelĂšvent pas.
Le chef rugit quelques paroles impossibles Ă saisir, car lâeau et la lave sâĂ©lancent avec desdĂ©tonations et des sifflements horribles.
Le Lourd Mocassin courut Ă ses guerriers et les frappa de son poing ; ils ne bougĂšrent pasdavantage. Le chef en saisit un par lâĂ©paule, le soulĂšve, son regard rencontre deux yeux Ă©teints etprivĂ©s de vie. La tĂȘte de lâIndien Ă©tait percĂ©e de deux trous ; une balle lui avait traversĂ© le crĂąne.EffrayĂ©, le chef se pencha vers lâautre guerrier, il avait Ă©tĂ© frappĂ© de mĂȘme. Tremblant, le LourdMocassin retourne prĂšs des siens, avec tous les signes dâune profonde terreur.
Les Sioux, au comble de la surprise, sâapprochent des deux morts ; comme leur chef, ilsreculent Ă©pouvantĂ©s.
Le geyser rentrait dans une sorte dâaccalmie, mais un autre bruit, partant du fleuve, vientfrapper les oreilles des Ogallalas ; câest comme le rugissement dâune bĂȘte fauve.
Un ĂȘtre noir et gigantesque, sortant de lâeau, sâĂ©lance vers eux, en brandissant une Ă©normemassue. Ce personnage fantastique, couvert de lâĂ©cume infecte et brunĂątre du fleuve, et dâune masseinextricable de joncs qui pendent, sur son corps, de tous cĂŽtĂ©s, ressemble vraiment Ă un dĂ©mon.
Le brave Bob ne sâĂ©tait pas donnĂ© le temps de se dĂ©barrasser de cette parure, qui ne lui laissaitplus lâaspect dâun ĂȘtre humain. Son rugissement, ses yeux qui sortaient de leurs orbites, ses dentsqui grimaçaient, tout contribuait Ă Ă©pouvanter les Ogallalas.
Il allait, frappant de sa massue, comme un Hercule, faisant tout fuir sur son passage.« Massa Martin ! OĂč ĂȘtre bon Massa Martin ? » hurlait le nĂšgre.« Hourra ! VoilĂ Bob, sâĂ©cria Jemmy. La victoire est Ă nous. Bravo, mon ami Bob ! »En ce moment retentissait, poussĂ© par plusieurs voix, le cri de guerre des Indiens. Ă cet appel
bien connu, les Sioux sortirent de leur engourdissement ; quelques-uns se prĂ©cipitĂšrent dans ladirection dâoĂč venaient les cris ; ils aperçurent alors les Shoshones et les Upfarocas quidĂ©bouchaient au galop. Dans leur effroi, les Sioux ne songĂšrent guĂšre Ă compter leurs ennemis. La
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mort Ă©trange de leurs deux camarades, lâapparition de Bob, lâarrivĂ©e des Indiens ennemis, tout celaĂ©tait plus que suffisant, pour dĂ©terminer chez les Ogallalas, une panique et une dĂ©bandadegĂ©nĂ©rales :
« Fuyons, fuyons ! » criĂšrent-ils, en montant sur leurs chevaux.Jemmy Ă©peronnait sa monture, et faisait signe Ă ses compagnons :« Courage, disait-il, lancez vos bĂȘtes ! »DĂ©jĂ son cheval, le mulet de Davy, le cheval de Frank, obĂ©issaient Ă leurs cavaliers ; les
pauvres animaux effrayĂ©s du tremblement de terre, du bruit, des cris, couraient avec affolement.Houg-peh-te-keh, lâun des chefs, avait reçu de Bob un tel coup de massue quâil en Ă©tait tombĂ©
Ă moitiĂ© assommĂ© ; heureusement pour lui, le nĂšgre lâavait laissĂ© pour se prĂ©cipiter vers son jeunemaĂźtre, toujours liĂ© et couchĂ© Ă terre :
« Bon Massa Martin ! répétait le noir, Bob couper la corde, Bob plus quitter maßtre ! »Pendant ce temps, le chef se relevait en tirant son couteau : il allait frapper le nÚgre par
derriĂšre, lorsquâil entendit le cri des ennemis, et sâaperçut que les siens prenaient la fuite.Le Lourd Mocassin comprit que son seul moyen de salut Ă©tait de les suivre. Rejoindre son cheval,sauter en selle fut, pour lui, lâaffaire dâune minute. Ses armes Ă©taient restĂ©es attachĂ©es Ă la selle ; illança sa bĂȘte vers Baumann, dont la monture sâeffarouchait, et lâobligea Ă le suivre dans une courseeffrĂ©nĂ©e.
Les Sioux Ogallalas, persuadĂ©s quâen remontant le cours du fleuve, ils Ă©chapperaient Ă lâennemi, dirigĂšrent leur retraite de ce cĂŽtĂ©. Sâils arrivaient Ă la tombe des chefs, ils Ă©taient sauvĂ©s,car ils se trouvaient sur un terrain qui offrait une merveilleuse dĂ©fense naturelle. Ils se trompaientdans leur espoir, comme nous le verrons tout Ă lâheure.
On sâen souvient sans doute, Winnetou avait reçu, la veille, dâOld Shatterhand, lâinvitation dese rendre vers la Bouche du diable et de lây attendre. Le chef Apache suivait en tous points cesinstructions.
Tokvi-tey, le chef Shoshone qui lâaccompagnait, essaya en vain, aprĂšs le dĂ©part deShatterhand, de changer lâitinĂ©raire.
« Mes frĂšres attendront ici, dit rĂ©solument lâApache ; les chevaux peuvent encore y pĂąturer, etsur la route que nous suivrons ensuite, ils ne trouveront plus dâherbe. »
« Tu connais donc le chemin ? » demanda le Shoshone.« Winnetou connaĂźt toutes les prairies et les cours dâeau, toutes les montagnes et les vallĂ©es,
de la mer du Sud au Saskotschewan ! »« Mais ne faut-il pas se hĂąter dâarriver au but ? »« Mon frĂšre a dit vrai ; cependant, il ne serait pas bon dâarriver au but avant le temps.
Winnetou sait ce quâil fait ; les braves guerriers des Shoshones peuvent se fier Ă son expĂ©rience ;quâils mangent quâils se reposent, quâils soient sans inquiĂ©tude ! »
LâApache prit son fusil dâargent et disparut entre es arbres. Les Indiens prĂ©parĂšrent leur repasen sâentretenant des Ă©vĂ©nements prĂ©cĂ©dents. Il Ă©tait dĂ©jĂ tard quand Winnetou revint ; il allachercher son cheval, se mit en selle, puis fit signe aux Shoshones de le suivre. Les guerriers serangĂšrent en file indienne, Ă©vitant de laisser, derriĂšre eux une piste trop marquĂ©e.
Winnetou, comme tous ceux de sa race, Ă©tait dâun caractĂšre sombre et taciturne ce jour-lĂ , ilsemblait plus concentrĂ© que jamais ; il prĂ©cĂ©dait sa troupe de quelques pas, et aucun Shoshone nâeĂ»tosĂ© sâapprocher de lui. Tokvi-tey lui-mĂȘme, quoique chef, restait Ă distance.
On marchait donc, sans Ă©changer une parole au travers de la forĂȘt, dont les arbres formaientsur la tĂȘte des cavaliers, un dĂŽme de feuillage impĂ©nĂ©trable aux rayons du soleil ; cette demi-obscuritĂ© disposait au recueillement. Le chant matinal des oiseaux sâĂ©tait tu, quelques craquementsde branches interrompaient seulement, ce majestueux silence.
Une prairie verdoyante, mais de peu dâĂ©tendue, apparut soudain aux regards des guerriers ; laforĂȘt sây terminait en pointe ; puis le terrain devint si pierreux quâĂ peine pouvait-on y trouver çà etlĂ , un brin dâherbe.
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Winnetou laissa son cheval ralentir le pas ; Tokvi-tey lâeut bientĂŽt rejoint. LâApache luimontra alors une ligne bleue, se dessinant vers lâOuest, et dit :
« Ce sont les montagnes du Feuerloch, derriĂšre lesquelles sâouvre la Bouche du Diable. »Le Shoshone, enchantĂ© de trouver Winnetou dâhumeur plus loquace, rĂ©solut dâen profiter pour
lui adresser quelques questions sur le fameux chasseur des prairies, Old Shatterhand, quâil regardaitpresque comme un ĂȘtre supĂ©rieur, et quâil avait Ă©tĂ© ravi de rencontrer ; la conduite gĂ©nĂ©reuse ducĂ©lĂšbre trappeur envers ses ennemis le plongeait dans lâĂ©tonnement, sa force et sa bravourelâĂ©merveillaient. Suivant le geste de Winnetou, qui dĂ©signait les montagnes, il dit :
« Tokvi-tey nâa jamais parcouru cette contrĂ©e, mais son oreille recueille les rĂ©cits des vieuxguerriers ; il sait que derriĂšre ces monts, se cache la tombe dâun chef dont lâĂąme ne peut entrer dansles chasses Ă©ternelles, quoiquâelle ait appartenu Ă un grand chef qui portait beaucoup de scalpes Ă saceinture. Son nom Ă©tait Kun-pa. Mon frĂšre le connaĂźt ? »
« Non ! Winnetou ne connaßt pas ce guerrier mort !« Kun-pa signifie, dans la langue des Sioux, eau de feu (eau-de-vie). On surnomma ainsi le
malheureux dont il sâagit, parce quâil vendit sa tribu tout entiĂšre aux visages pĂąles, en Ă©change de labrĂ»lante liqueur. Il avait dĂ©terrĂ© la hache de guerre contre les blancs, ses guerriers Ă©taientnombreux ; mais le chef des visages pĂąles vint avec de lâeau-de-vie et demanda Ă parlementer.
On sâassembla entre les deux campements, les discours commencĂšrent ; les EuropĂ©ens firentboire Ă Kun-pa lâeau de feu Ă longs traits. Ce breuvage nâavait jamais mouillĂ© ses lĂšvres ; il but etbut encore, jusquâĂ ce que le mauvais esprit de cette eau se fĂ»t emparĂ© de sa personne. Il trahit alorsses guerriers ; tous furent tuĂ©s, sans en excepter un seul.
« Et leur chef ? » demanda Winnetou, aprĂšs que Tokvi-tev lui eut fait ce rĂ©cit.« Il survĂ©cut ; les hommes blancs lui promirent encore de lâeau de feu, sâil les conduisait dans
les prairies de sa tribu. Il y consentit, les wigwams se trouvaient lĂ , sur ces montagnes. La vallĂ©e dufleuve Feuerloch passait alors, pour la plus fertile de toute la contrĂ©e ; les pĂąturages y Ă©taientabondants, les buffles et les bisons la parcouraient en bandes nombreuses. Câest lĂ que Kun-paconduisit les visages pĂąles, qui fondirent sur les hommes rouges, et les massacrĂšrent avec leursfemmes et leurs enfants. Le chef, pendant ce carnage, buvait de lâeau de feu, jusquâĂ ce quâelle luibrĂ»lĂąt la bouche et les entrailles. Il rugit alors de douleur, il se tordit dans dâintolĂ©rables supplices.Ses cris retentirent dans les prairies, les forĂȘts, et jusque sur la cime des montagnes, de lâautre cĂŽtĂ©du lac de Pierre. Le grand Esprit des hommes rouges habitait le lieu oĂč Kun-pa vendit sa tribu ; ilsortit de sa demeure, sa colĂšre Ă©tait terrible ; il fendit la terre de son redoutable tomahawk, et lâĂąmede Kun-pa fut prĂ©cipitĂ©e dans lâabĂźme, oĂč elle demeure ensevelie. Quand, dans son supplice quidure toujours, Kun-pa se tourne dâun cĂŽtĂ© ou de lâautre, en gĂ©missant, la contrĂ©e tout entiĂšretremble jusquâaux fondements, et lâeau de feu jaillit brĂ»lante, de sa bouche ; elle remplit toutes lescrevasses, toutes les fentes du gouffre ; elle sâĂ©lance, elle bouillonne, elle siffle, elle dĂ©vaste tout !
Si un voyageur isolĂ© essaye de parcourir cet endroit maudit il sâenfuit Ă©pouvantĂ©. »Le Shoshone se tut ; peut-ĂȘtre espĂ©rait-il que Winnetou ajouterait quelques rĂ©flexions Ă ce
rĂ©cit ; son attente fut déçue, car lâApache demeura silencieux ; Ă peine pouvait-on remarquer unimperceptible sourire, se jouant sur ses lĂšvres. Tokvi-tey lui demanda, enfin :
« Que pense mon frĂšre de ce que je viens de lui raconter ? »« Que jamais les faces pĂąles nâont combattu les guerriers rouges au Trou de feu.« Mais la chose est arrivĂ©e, il y a beaucoup de lunes, alors que mon frĂšre rouge ne voyait pas
encore la lumiÚre du jour. »« Tokvi-tey, le chef des Shoshones, ne la voyait pas non plus ; comment peut-il savoir les
choses du passĂ© ?« Les anciens racontent ce que leur ont racontĂ© leurs pĂšres ! »« Au temps des anciens, aucun visage pĂąle nâĂ©tait encore apparu dans les prairies ; mon frĂšre
blanc Old Shatterhand me lâa dit. Quand Winnetou lâa rencontrĂ©, pour la premiĂšre fois, prĂšs dufleuve Feuerloch, il mâa expliquĂ© de quelle maniĂšre se sont formĂ©s ces gouffres, dâoĂč surgissent des
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sources dâeau, chaudes ou froides. Il sait comment les montagnes et les vallĂ©es, les cañons et lesabĂźmes, ont Ă©tĂ© Ă©levĂ©s ou creusĂ©s. »
« Shatterhand les a-t-il vus naĂźtre ? »« En voyant la trace des pieds dâun guerrier ; ne sait-on pas quâun homme est passĂ© par lĂ ? Le
Grand Esprit marque son empreinte dans la crĂ©ation ; les blancs savent la lire. »« Hough ! » sâĂ©cria le Shoshone, Ă©merveillĂ©.« Si tu lâentendais lui-mĂȘme, tu serais encore plus surpris. Dans le silence des nuits, jâĂ©tais
assis auprĂšs de lui, heureux dâĂ©couter ses paroles, car il rĂ©pĂšte ce que dit le Grand Esprit, qui aimeles hommes et qui veut la paix, je le comprends maintenant ; jâimite Shatterhand, je ne tue aucunhomme, parce que tous sont les enfants du Grand Esprit.
« Les hommes blancs sont aussi ses enfants ? »« Oui. »« Ouff ! Pourquoi détruisent-ils leurs frÚres rouges ? Pourquoi leur volent-ils leur pays ?
Pourquoi les chassent-ils de place en place ? Pourquoi sont-ils pleins de ruses, de malice et detromperies ?
« Pour répondre aux questions du chef des Shoshones, il me faudrait des heures, et le tempsme manque ; je veux seulement lui adresser une question à mon tour. Tous les hommes rouges sont-ils bons ? »
« Non, il y en a de bons et de mĂ©chants. »« Old Shatterhand est bon, il aime les hommes rouges et ne vient pas pour la guerre, câest un
chasseur qui se plaĂźt dans nos prairies. »« Mon frĂšre veut-il me dire oĂč il lâa rencontrĂ© pour la premiĂšre fois ? »« CâĂ©tait au Rio-Gila, oĂč paissaient les chevaux des Apaches. Les chiens de Comanches
avaient attaquĂ© nos braves guerriers ; les chefs tinrent conseil, et le lendemain matin, on se mit enmarche contre eux. Winnetou Ă©tait encore jeune, et fut dĂ©signĂ© comme Ă©claireur, car son Ćil Ă©taitperçant, et son oreille aurait entendu le frĂŽlement dâaile dâun insecte dans lâherbe. On lui donna dixcompagnons, il parvint Ă trouver la piste des ennemis. En revenant sur ses pas, il aperçut la fumĂ©edâun campement, et se glissa pour Ă©pier. Cinq visages pĂąles Ă©taient rassemblĂ©s lĂ , Winnetou essayade les surprendre. Un dâentre eux sauta derriĂšre un arbre, il se dĂ©fendit comme un buffle, quatreblancs pĂ©rirent, mais des dix Apaches que Winnetou avait avec lui, pas un nâĂ©chappa⊠Le braveguerrier blanc et Winnetou restaient seuls sur le terrain ; le blanc jeta son fusil et terrassa Winnetou ;le poids de son corps Ă©tait celui dâun ours. Winnetou crut son dernier moment venu, il dĂ©couvrit sapoitrine, afin que le visage pĂąle lui donne plus promptement le coup de la mort ; mais lâhommeblanc jeta bien loin son couteau, et tendit la main au guerrier rouge. Le chasseur Ă©tait Shatterhand,depuis ce jour, il est devenu le frĂšre de Winnetou.
« Winnetou et Shatterhand ne se sont plus quittés, sans doute ? »« Old Shatterhand retourne quelquefois dans son pays, mais la prairie le rappelle toujours, et il
y retrouve son frĂšre. Le chasseur a sauvĂ© la vie de Winnetou, qui donnerait la sienne avec joie, pourson frĂšre blanc. Winnetou et Shatterhand ont souvent combattu ensemble, contre de nombreuxennemis ; ils ont toujours Ă©tĂ© vainqueurs. Depuis que Winnetou a rencontrĂ© son frĂšre, il connaĂźtlâamour du grand Esprit pour tous ses enfants, auxquels il dĂ©fend de verser le sang. Le CrĂ©ateur dela terre a envoyĂ© son fils JĂ©-su pour rĂ©unir, dans la paix, tous les hommes, les visages pĂąles et lesvisages rouges. Si la loi du Grand-Esprit Ă©tait obĂ©ie, tous les guerriers enterreraient la hache deguerre, et fumeraient ensemble le calumet de paix. Le chef des Shoshones comprendrait cetteparole, si Shatterhand la lui expliquait ; Winnetou ne sait pas encore parler comme son frĂšre blanc ;mais Winnetou marche, allant du nord au sud, de lâest Ă lâouest, de tribu en tribu, pour dire auxhommes de sa race, que tous sont fils du grand Esprit. Que les guerriers rouges fassent rĂ©gner lapaix au milieu des prairies, et les embĂ»ches des blancs mauvais, ne seront plus Ă craindre ; ceshommes cruels disparaĂźtront pour toujours. Tokvi-tey, le chef des Shoshones, rĂ©flĂ©chira sur cesparoles, hough ! »
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Winnetou, en achevant ces mots, Ă©peronna son cheval, pour lui faire regagner lâavance quâilavait perdue ; il ne prononça plus une syllabe, pendant la suite du trajet.
Ses prĂ©visions se rĂ©alisaient ; le terrain restant Ă parcourir demeurait aride et sans vĂ©gĂ©tation ;dâaspect plat, il offrait des affaissements et des ravins profonds, qui forçaient les cavaliers Ă denombreux dĂ©tours. Le soleil dardait dâaplomb ses rayons sur la petite troupe, laquelle allait au pas,afin de mĂ©nager les chevaux, car on prĂ©voyait une chaude alerte pour le lendemain.
Ainsi se passa une partie de la journée. Le soleil était à son déclin, quand on atteignit le piedoccidental des montagnes du Feuerloch.
Au fur et Ă mesure que lâon commençait Ă monter, le sol devenait plus fertile ; il donnaitnaissance, en certains endroits, Ă de petits cours dâeau, dont une herbe fournie tapissait les bords.
Winnetou dirigea sa troupe sur une vallĂ©e entourĂ©e de hautes montagnes ; il sây trouvait desarbres et un petit bassin dâeau fraĂźche. LâApache prit son cheval par la bride, puis lui fit traverserlâeau, aprĂšs sâĂȘtre assurĂ© que les autres guerriers pourraient suivre son exemple. Personne ne luidemanda oĂč il pensait Ă©tablir le campement. En sortant du petit Ă©tang, il remonta en selle, etpoursuivit sa route, toujours suivi des siens.
La vallĂ©e sâĂ©trĂ©cissait en montant ; elle Ă©tait bornĂ©e par un cours dâeau qui coulait du sommetde la montagne. BientĂŽt les cavaliers trouvĂšrent une forĂȘt sauvage, que des pieds humainssemblaient nâavoir jamais parcourue.
Mais lâApache connaissait sa route, il la poursuivit sans hĂ©siter, comme sâil avait Ă©tĂ©mystĂ©rieusement guidĂ©. Tout Ă coup, un craquement, aussi fort quâune explosion de dynamite,retentit aux oreilles des guerriers, les chevaux sâĂ©pouvantent et se cabrent ; une suite noninterrompue de pĂ©tards succĂšde Ă ce bruit ; enfin un roulement, pareil Ă un feu de peloton et mĂȘlĂ© decrĂ©pitements, de bourdonnements, de sifflements Ă©tranges.
« Ouff ! sâĂ©cria Tokvi-tey, quâest ceci ? »« Câest Kun-tui-temba, la Bouche du Diable, rĂ©pondit Winnetou ; mon frĂšre a entendu le bruit
de sa fureur ; il va maintenant la voir cracher. »LâApache fit encore quelques pas, puis, sâarrĂȘtant, se tourna vers les guerriers rouges, et leur
montra du geste lâabĂźme qui sâouvrait devant eux ; les Indiens sâapprochĂšrent.Une muraille de rochers gigantesques se dressait devant eux ; Ă la base se dĂ©roulait la vallĂ©e
du fleuve Feuerloch. Sur la teinte sombre des roches se dĂ©tachait la blancheur dâune colonne dâeaudâenviron cinquante pieds de hauteur, surgissant de terre, et formant, Ă son sommet, une sorte dechapiteau irisĂ© de mille couleurs ; un lĂ©ger nuage de vapeur voilait ce jet Ă©norme, car lâeau est trĂšschaude au sortir de la source. Un cri dâadmiration sâĂ©chappa de toutes les poitrines ; le chef desShoshones, sâadressant Ă Winnetou, lui demanda :
« Pourquoi mon frĂšre nomme-t-il ceci : la Bouche du Diable ? Ne devrait-on pas plutĂŽtlâappeler : la Bouche du Ciel ? »
« Non, car le mauvais esprit y habite. »« Tokvi-tey nâa jamais vu pourtant rien dâaussi beau ! »« Que mon frĂšre ne sây fie pas ; les choses mauvaises ont souvent une belle apparence ; mais
un homme prudent prend le temps de juger. »Les yeux ravis des Indiens contemplaient encore ce spectacle, lorsque soudain retentit une
dĂ©tonation, semblable au roulement de la foudre ; toute la scĂšne changea.La colonne dâeau retomba sur elle-mĂȘme ; pendant quelques instants, le bassin dâoĂč elle
sortait redevint absolument calme. BientĂŽt on entendit un mugissement sourd et continu, de cebassin profond, sâĂ©lancĂšrent, prĂ©cĂ©dĂ©s par quelques rares trĂ©pidations, des jets de vapeur. Lessecousses se rapprochĂšrent de plus en plus, jusquâĂ ce quâelles donnassent naissance Ă une colonnede fumĂ©e, et Ă une masse de lave, projetĂ©e presque aussi haut que la colonne dâeau qui, peu deminutes auparavant, Ă©merveillait les spectateurs. Le tout, accompagnĂ© de bruits sinistres, pareil Ă des plaintes et Ă des gĂ©missements ; on eĂ»t pu se croire Ă lâentrĂ©e de lâenfer !
« Affreux ! sâĂ©cria Tokvi-tey, se bouchant le nez ; le plus brave des guerriers ne pourrait
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supporter une telle odeur ! »« Hé bien, demanda Winnetou, en souriant. Mon frÚre veut-il encore nommer cet endroit : la
Bouche du ciel ?« Ah ! puissent tous les ennemis des Shoshones sây engloutir ; câest la demeure du malin
esprit ! Partons dâici ! »« Câest ici que mes frĂšres doivent camper ! »« Ouff ! »« Shatterhand a fixĂ© le lieu de notre halte, le gouffre ne vomira plus aujourdâhui ; mes frĂšres
nâont point Ă sâeffrayer. »« Les Shoshones obĂ©iront Ă Winnetou ; ils ont foi en sa parole ! »LâApache conduisit alors ses compagnons un peu plus loin, Ă lâangle des rochers, sur un
terrain volcanique oĂč croissait quelque vĂ©gĂ©tation Ă©pineuse, et oĂč dâĂ©normes blocs de lave gisaientdissĂ©minĂ©s :
« Mon frĂšre Winnetou ne voit-il pas que cette route est dangereuse ? Les pieds enfoncent Ă chaque pas ! » sâĂ©cria Tokvi-tey.
« Il nây a pas dâautre chemin, rĂ©pondit lâApache ; mais Winnetou connaĂźt les places et soncheval est prudent ; que ses frĂšres le suivent, quâils prennent garde ; souvent la terre nâest pas plusĂ©paisse que la main ! »
« Mon frĂšre nâenvoie-t-il pas un message Ă Shatterhand, avant dâĂ©tablir le campement ? »« Inutile, les Ogallalas arriveront ici, avant Old Shatterhand. »Winnetou poussa son cheval vers la montagne ; sâabandonnant entiĂšrement Ă lâinstinct de
lâanimal. Les Indiens le suivirent non sans terreur ; mais quand ils virent lâadresse avec laquelle lecheval du chef Apache Ă©vitait les mauvais pas, ils se rassurĂšrent un peu.
« Mes frĂšres ne doivent pas se suivre de trop prĂšs, dit Winnetou, afin de charger le sol lemoins possible, en mĂȘme temps. Si un cheval menace dâenfoncer, on le tirera vivement en arriĂšre. »
Heureusement, ce danger ne se présenta pour personne, et la petite troupe atteignit le fleuvesans encombre.
Lâeau avait, Ă cette place, un degrĂ© de chaleur inaccoutumĂ©, sa surface Ă©tait huileuse, et dâuneteinte chatoyante, jaune, gris-bleu, etc., tandis quâun peu plus loin, les vagues devenaient limpideset transparentes. On trouva un guĂ© que les chevaux traversĂšrent aisĂ©ment, puis Winnetou fit faire Ă sa troupe, une seconde Ă©volution, qui la ramena vers la Bouche du diable.
LâĂ©ruption avait cessĂ© ; on sâavança sur les bords de lâorifice avec prĂ©caution ; lâon constata,en regardant au fond, que la surface du gouffre avait repris son calme. Rien nâeĂ»t fait soupçonnerquâune terrible Ă©ruption sâĂ©tait produite quelques minutes auparavant.
Winnetou dĂ©signant un groupe de rochers, derriĂšre la Bouche du diable, apprit Ă sescompagnons, quâen ce lieu mĂȘme, se trouvaient les tombes des trois Ogallalas tuĂ©s par Shatterhand,et la petite troupe se dirigea vers ces roches, dont la base formait une sorte de cercle, dâun demi-mille dâĂ©tendue.
Leurs flancs Ă©taient tellement escarpĂ©s, quâil eĂ»t Ă©tĂ© impossible de les gravir. De nombreuxtrous, remplis de lave et dâeau bouillante, en rendaient lâaccĂšs pĂ©rilleux ; il nây croissait ni herbe, niplante dâaucune sorte.
Au centre de ces roches sâĂ©levait un monticule en forme de cĂŽne ; composĂ© de pierres et delave dessĂ©chĂ©e ; sa hauteur atteignait au moins quinze pieds ; il pouvait en compter dix de largeur etune vingtaine de longueur. Au sommet, on avait plantĂ© plusieurs lances, ornĂ©es dâĂ©tranges paruresde guerre : colliers, scalpes, etc., et disposĂ©es en trophĂ©es funĂšbres :
« Ici, dit Winnetou, sont enterrĂ©s le Brave buffle et le Feu dĂ©vorant, les plus forts guerriers desOgallalas. Old Shatterhand les a tuĂ©s de son poing formidable ; ils sont lĂ , assis sur leurs chevaux,leurs armes placĂ©es sur les genoux, le bouclier Ă la main gauche, et le tomahawk Ă la droite. Le nomdu troisiĂšme guerrier nâest pas connu, car il avait perdu son amulette. Câest sur cette hauteur quâOldShatterhand se tenait Ă cheval, avant de livrer ce terrible combat, oĂč il frappa lâun aprĂšs lâautre, les
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Ogallalas ; il nâeut pas voulu verser leur sang, mais il devait dĂ©fendre ; le Grand Esprit leprotĂ©gea. »
En disant ces mots, Winnetou dĂ©signait, Ă droite, la muraille de rochers formant, sur cettehauteur, un avancement dâenviron quatorze pieds, Ă laquelle Ă©taient adossĂ©s quelques blocsrocailleux, de hauteur dâhomme. Les Shoshones poussĂšrent un Ouff admiratif ; les prouesses dutrappeur leur semblaient merveilleuses.
Leur chef sâavança lentement prĂšs des tombes, quâil mesura du regard, puis demanda Ă Winnetou :
« Mon frĂšre sait-il quand les Sioux Ogallalas seront ici ? »« Peut-ĂȘtre ce soir. »« Alors, ils trouveront la tombe de leurs chefs dĂ©truite, et les ossements des morts jetĂ©s dans la
Bouche du diable pour que les Ăąmes des trois chefs rejoignent, dans lâabĂźme, celle de Kun-pa.Prenez votre tomahawk, Tokvi-tey donnera le premier coup. »
Il allait descendre de cheval, lorsque Winnetou lâarrĂȘta :« Que mon frĂšre laisse en paix ces os, cria-t-il les trois guerriers ne sont pas tombĂ©s sous sa
main ; leurs tombes appartiennent Ă Old Shatterhand qui nâenleva point le scalpe des morts et quivoulut les ensevelir lui-mĂȘme. Un brave ne profane pas les restes des dĂ©funts, il doit craindre leGrand Esprit pĂšre de tous. Que mes frĂšres rouges renoncent Ă cette affreuse coutume ! »
« Winnetou dĂ©fend les cadavres de ces chiens ! »« Oui, Winnetou protĂšge le repos des morts mĂȘme contre son frĂšre, son ami, et personne
encore, nâa vaincu Winnetou ! Mes frĂšres ont vu la tombe des trois chefs ; quâils me suiventmaintenant, il est temps dâĂ©tablir le campement. »
Le chef apache tourna bride vers la Bouche du Diable, sans regarder derriĂšre lui ; mais tel Ă©taitson ascendant, que Tokvi-tey baissa la tĂȘte, et obĂ©it sans rĂ©pliquer ; les siens lâimitĂšrent.
La nuit commençait Ă tomber, quand les cavaliers atteignirent les abords de la Bouche dudiable. MalgrĂ© ce terrible voisinage, il coulait, en cet endroit une source froide et limpide, dont leseaux, aprĂšs avoir serpentĂ© dans la vallĂ©e, rejoignaient le fleuve. Le lieu du campement nâavait riendâagrĂ©able, mais Winnetou ne sây arrĂȘtait pas sans rĂ©flexion. Il attacha son cheval, roula sacouverture en guise dâoreiller, et se prĂ©para au repos. Les Shoshones sâassirent en cercle, devisanttout bas ; leur chef vint se coucher prĂšs de lâApache. Celui-ci ne lui adressa point la parole ; ilfeignit de dormir pendant plusieurs heures ; enfin il se leva, saisit son fusil, et dit Ă Tokvi-tey :
« Mes frĂšres peuvent reposer en paix, Winnetou veille sur le camp. »Il sâĂ©loigna au milieu de lâobscuritĂ©. Les Indiens, Ă©tonnĂ©s de ce brusque dĂ©part, ne purent
guĂšre se livrer au sommeil ; Winnetou revint vers le milieu de la nuit ; il les instruisit, en peu demots, de la situation :
« Kon-peh-te-keh, le Lourd Mocassin, campe avec ses guerriers Ă lâEau du diable, dit-il ; il afait prisonniers le chasseur dâours et cinq de ses compagnons, ainsi que nos frĂšres qui nous ontabandonnĂ©s imprudemment. Old Shatterhand se trouve dans leur voisinage. Mes frĂšres peuventdormir, Winnetou et Tokvi-tey agiront vers lâaurore, prĂšs de lâEau du diable, hough ! »
Il se coucha. Cette nouvelle rĂ©jouit les guerriers, mais aucun dâeux ne donna le moindre signequi trahit leurs impressions. Les Shoshones acceptaient la perspective sanglante qui sâoffrait Ă eux,pour le lendemain matin ; ils ne songeaient mĂȘme pas au pĂ©ril ; câĂ©taient de braves guerriers ; ilssâendormirent, aprĂšs avoir postĂ© des sentinelles autour du camp.
Le matin blanchissait Ă peine, quand Winnetou Ă©veilla le chef des Shoshones et descendit aveclui, vers le fleuve ; ils supposaient que les Sioux ne se mettraient pas en marche, avant le lever dusoleil.
Entre la Bouche du diable et lâEau du diable, il y a une distance dâenviron un mille anglais.Quand les deux Indiens arrivĂšrent Ă ce dernier endroit, il faisait assez clair, pour quâils puissentdistinguer tous les dĂ©tails du paysage.
Le fleuve dessinait une courbe, non loin du campement des ennemis. Masqués derriÚre un
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angle de rochers, Winnetou et son compagnon examinĂšrent Ă loisir, ce qui se passait chez les Sioux.Ceux-ci dĂ©jeunaient ; Winnetou, aprĂšs les avoir approximativement comptĂ©s, regarda dans ladirection du chemin que devait prendre Shatterhand, puis murmura Ă lâoreille du chef desShoshones :
« Ouff ! Shatterhand est arrivĂ© ! »« Mon frĂšre le voit ? » demanda Tokvi-tey, du mĂȘme ton.« LĂ -haut, sur le rocher. »« Les arbres le cachent. »« Oui, mais mon frĂšre nâaperçoit-il pas les corneilles, planant au-dessus des branches.
Quelquâun les a effarouchĂ©es ; Shatterhand seul peut ĂȘtre ici, il descend Ă lâombre de la forĂȘt pourattaquer lâennemi. Retournons donc Ă la Bouche du diable, oĂč nous attendrons les Sioux, queShatterhand va mettre en fuite. HĂątons-nous. »
Tous deux revinrent en courant vers les hommes auxquels Winnetou donna les instructionsnĂ©cessaires ; tous se prĂ©parĂšrent au combat. Lâennemi devait ĂȘtre pris ainsi entre deux feux.
Au mĂȘme moment retentit un sinistre craquement souterrain :« LâEau du diable Ă©lĂšve la voix ! dit Winnetou ; la Bouche du diable sâouvrira bientĂŽt. Que
mes frĂšres sâĂ©cartent Ă gauche.Presque au mĂȘme instant on entendit le cri de guerre des treize Shoshones et des Upfarocas,
compagnons de Shatterhand, qui attaquaient les Sioux.Ainsi que Winnetou lâavait prĂ©vu, lâĂ©ruption de la Bouche du Diable commença, vers la mĂȘme
heure que la veille, quand ils Ă©taient arrivĂ©s. Au milieu dâun bruit effrayant la colonne dâeau sâĂ©levaen large gerbe. Cette circonstance fut favorable Ă Winnetou et Ă ses guerriers, car les Sioux nepouvaient les apercevoir, Ă travers les vapeurs de lâeau. Le chef apache fit un Ă©cart assez grand, quilui permit de distinguer ce qui se passait dans les environs. La troupe ennemie, prise de peur, couraitsans ordre, et se dirigeait vers la Bouche du diable !
« Ouff ! les voici ! cria Winnetou. Que mes frĂšres se cachent derriĂšre lâeau fumante et laissentpasser lâennemi. Pas de coup de feu ! »
Les Sioux les plus agiles ne tardÚrent pas en effet à gravir la pente qui conduisait à la Bouchedu diable. Winnetou se montrant soudain, poussa alors un cri, répété par la voix de tous lesShoshones. Les ennemis, voyant toute issue impossible, abandonnÚrent leurs montures, pouressayer de se cacher dans les rochers.
DerriĂšre ces premiers fuyards, apparut presquâaussitĂŽt un groupe compact de cavaliers,composĂ© de Sioux et de blancs, courant au grand galop. Au centre, se trouvaient le chef desOgallalas, Baumann, le chasseur dâours et Frank.
Le nĂšgre Bob avait rĂ©ussi Ă couper les liens de Vohkadeh et de Martin Baumann. Ceux-cipoussĂšrent des cris de frayeur, en voyant le chef des Sioux entraĂźner le chasseur dâours dans sa fuite.Frank, averti par cet appel dĂ©sespĂ©rĂ©, comprit quel danger courait son maĂźtre. Quoique liĂ©, il parvintĂ diriger son cheval prĂšs du nĂšgre, et lui cria !
« Coupe mes liens, Bob, vite ! »Bob obĂ©it. Frank descendit aussitĂŽt de sa monture, saisit le tomahawk dâun des deux Sioux tuĂ©
par Old Shatterhand, remonta en selle, et se mit Ă la poursuite du chef ennemi.Bob nâavait pas de cheval. Les membres de Martin et de Vohkadeh Ă©taient tellement endoloris
par les cordes quâils ne pouvaient leur rendre aucun service ; ils se lamentaient tout haut, Jemmy lesentendit !
« Retournons, dit-il à Davy, le Sioux emmÚne Baumann. »Bob les délivra encore de leurs liens. Jemmy saisit alors le couteau, et galopa pour rejoindre
Frank. Davy, sans armes, le suivait.Ce fut en ce moment que les Shoshones et les Upfarocas apparurent soudain. Amis et ennemis
se trouvÚrent confondus. Old Shatterhand arrivait aussi, ramenant le cheval abandonné par Bobauquel il le rendit.
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Lâespace compris entre la Bouche du diable et lâEau du diable offrait un spectacle Ă©trange.Sioux Ogallalas, Shoshones, Upfarocas, blancs, tout le monde criait Ă lâenvi, chacun trop occupĂ© desoi pour songer aux autres ; tous essayant de sauver sa propre vie. Quant Ă nos amis, leur uniqueprĂ©occupation Ă©tait de dĂ©livrer Baumann.
Old Shatterhand, debout sur ses Ă©triers, son fusil Ă double coup Ă la main, venait le dernier,mais son cheval volait ; il atteignit bientĂŽt les Upfarocas et les quinze Shoshones :
« Doucement ! leur cria-t-il, en traversant auprĂšs dâeux. Contentez-vous de poursuivre lesSioux. Winnetou est lĂ -haut, il ne les laissera pas passer ; aucun dâeux nâĂ©chappera, ne tuezpersonne ! »
Puis il continua sa course, dépassant amis et ennemis. Les sabots de son cheval brûlaient laroche.
Le cheval de Frank Ă©tait loin de possĂ©der les mĂȘmes qualitĂ©s que celui de Shatterhand ; maisson cavalier lâexcitait tellement de la voix et des Ă©perons quâil semblait aussi, avoir des ailes. IlrĂ©ussit Ă rejoindre le chef des Sioux Ogallalas ; et poussant sa monture Ă ses cĂŽtĂ©s, le tomahawk aupoing, il lui cria :
« Chien ! Tu verras à qui tu as affaire ! »« Rat que tu es ! » vociféra le chef indien, qui se retourna et para le coup de Frank ; puis il tira
le couteau pendu Ă sa ceinture, et le brandit au-dessus de la tĂȘte du petit homme :« Frank, prenez garde Ă vous ! » cria Jemmy en accourant.« Je nâai pas peur dâun Peau-Rouge, » dit fiĂšrement lâEuropĂ©en.Il recula son cheval, pour Ă©viter le couteau, puis, dâun saut rapide, il se jeta Ă terre, et
sâĂ©lançant sur lâOgallala, le tira vivement par le bras.Le chef rugit de colĂšre ; il essaya de se dĂ©gager sans y rĂ©ussir, car Frank le serrait comme avec
des tenailles :« Ne le lĂąche pas, rĂ©pĂ©tait Jemmy, jâarrive Ă ton secours ! »Tout cela sâĂ©tait fait en moins de temps quâil nâen faut pour le raconter. LâOgallala tenait
toujours son couteau de la main droite, et de lâautre la bride du cheval de Baumann ; il se soulevasur sa selle, se tourne en tous sens, mais en vain ; il ne rĂ©ussit pas Ă se dĂ©gager de lâĂ©treinte deFrank.
Baumann Ă©tait liĂ© Ă©troitement, et ne pouvait sâaider, mais il encourageait Frank de la voix etdes yeux. Câest alors que Jemmy les rejoignit, suivi de prĂšs par Davy ; il poussa son cheval auprĂšsde celui de Baumann, et, avec le couteau de Bob, coupa les cordes du chasseur dâours :
« Hallo ! Victoire ! sâĂ©cria-t-il ; dĂ©gagez votre bride des mains du Peau-Bouge ! »Baumann essaya de le faire sans y rĂ©ussir ; il nâen avait pas la force. Jemmy aurait voulu lui
donner son couteau, mais il en fut empĂȘchĂ© par lâarrivĂ©e de quelques Sioux qui, en fuyant, sâĂ©taientaperçus du danger qui menaçait leur chef. Deux dâentre eux tombĂšrent sur Jemmy, un troisiĂšmeessaya de se jeter sur Frank, lequel nâavait plus les bras libres ; mais Davy lança son cheval contrelâIndien, et le fit tomber rudement :
« Hourrah ! AllĂ©luia ! sâĂ©cria Frank, nous sommes sauvĂ©s ! »Davy sâefforçait de saisir le Peau-Rouge pour le jeter bas, lorsquâil se produisit tout prĂšs
dâeux, une si terrible explosion, que leurs chevaux reculĂšrent effrayĂ©s. Davy se maintintdifficilement sur le sien ; Jemmy avait grandâpeine Ă se dĂ©fendre contre les deux Indiens ; il futlancĂ© en bas de son cheval, ainsi que Baumann.
Le groupe de cavaliers venait dâarriver Ă la Bouche du diable, et la dĂ©tonation, dont leschevaux sâĂ©taient effrayĂ©s, Ă©tait produite par le jet de la colonne dâeau. Le cheval du chef allaitsâengager Ă gauche, vers le fleuve, quand Old Shatterhand apparut sur ce terrain mouvant.
Il avait eu, dâabord, lâintention de secourir le brave Frank ; mais il dut changer dâavis, enapercevant les deux Indiens, qui pressaient Jemmy, descendre de cheval pour lâattaquer plusvivement encore. Il arrĂȘta sa monture, puis de la crosse de son fusil, Ă©tourdit les deux Ogallalas enles frappant par derriĂšre Ă la tĂȘte. Winnetou avec les Shoshones, se tenaient toujours dans lâespace
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compris entre la Bouche du Diable et le fleuve, sâefforçant de ne pas laisser passer les Sioux et deles refouler dans la vallĂ©e des tombes ; le brave chef y rĂ©ussit. Les fugitifs, apercevant la petitetroupe, se jetĂšrent presque dâeux-mĂȘmes dans cette vallĂ©e. LâApache pouvait Ă peine se rendrecompte de tous ces mouvements ; mais il voyait, Frank, toujours Ă cheval derriĂšre le LourdMocassin lâĂ©treignant de ses deux bras. Ce fut dans cette direction quâil lança sa monture, suivi parquelques Shoshones.
Le chef des Sioux sâaperçut du danger, la colĂšre et lâanxiĂ©tĂ© dĂ©cuplĂšrent ses forces, il finit parrepousser Frank et se jeter sur lui :
« Meurs ! » rugit-il en brandissant son couteau ; Frank se baissa assez vite, pour faire dĂ©vierlâarme. Le petit homme se souvenait du fameux coup de poing de Shatterhand ; de la main gauche ilsaisit lâIndien Ă la gorge, il le frappa de la droite, Ă la tempe ; mais, en luttant, les deux adversairessâĂ©taient avancĂ©s sur le bord du fleuve, et dans la chaleur de lâaction, ils tombĂšrent au milieu delâeau.
Winnetou accourut alors, descendit de cheval, prĂ©para son arme, et se pencha sur lâeau, Ă lasurface de laquelle on ne distinguait plus quâune masse confondue dans lâĂ©cume des flots. Lechapeau de Frank flottait non loin de la rive ; un Shoshone le ramena Ă lâaide de sa lance ; enfin latĂȘte emplumĂ©e de lâIndien Ă©mergea sur lâeau, puis celle de Frank. Le chef nâĂ©tait quâĂ demi-assommĂ© ; il nageait avec un reste de vigueur, Frank le poursuivait Ă outrance ; il le saisit par lescheveux, pour le forcer Ă plonger ; tous deux disparurent de nouveau ; lâonde sâagita un instantautour dâeux ; un bras de Sioux se montra, ensuite ce fut autour des deux jambes de Frank. La luttecontinuait sous les flots ; Winnetou ne pouvait viser lâun des deux combattants sans risquerdâatteindre lâautre. Old Shatterhand, Jemmy, Davy et Baumann arrivaient en ce moment. Le premierallait se dĂ©barrasser de ses armes et de ses vĂȘtements, pour se jeter dans le fleuve, lorsque Frank,montrant la tĂȘte, cria :
« Y est-il encore ? » Et, sans attendre de rĂ©ponse, replongea intrĂ©pidement.Au bout de quelques secondes, il revint Ă la surface, tenant lâIndien par les cheveux, puis
regagna lentement le rivage, oĂč il fut accueilli avec des exclamations de joie. Pour lui, il criaitencore plus haut que les autres ; il sentait en lui, lâĂ©toffe dâun hĂ©ros !
« On peut mâappliquer les paroles de CĂ©sar, disait-il ; Fendi, findi, fundi ! »« Veni, vidi, vici ! rectifia Jemmy en riant, mais cela ne fait rien Ă lâaffaire ! »« Notre brave Frank ! sâĂ©cria Shatterhand, nous lui devrons lâavantage de cette journĂ©e !
Donnez-moi la main, mon cher Frank ! »Celui-ci secoua de toutes ses forces la main du brave chasseur des prairies :« Ah ! dit-il, vous me rendez bien fier ! »Winnetou vint aussi tendre la main au vainqueur ; il répéta deux fois :« Voilà un homme, voilà un homme ! » puis il fit signe à Old Shatterhand, et remontant en
selle, se dirigea, avec ses Shoshones, vers la Bouche du diable, Ă lâentrĂ©e du passage oĂč les Sioux nemanqueraient pas de se rĂ©unir.
Ce passage Ă©tait gardĂ© par le chef des Upfarocas et Moh-aw, le fils du chef des Shoshones,accompagnĂ©s de quelques guerriers. Quand le gĂ©ant des Upfarocas apprit que le Lourd Mocassin,son ennemi mortel, avait Ă©tĂ© vaincu, il courut sur le bord du fleuve pour le voir. Il y arriva, lorsqueShatterhand faisait lier le prisonnier, qui commençait Ă reprendre ses sens. LâUpfaroca sauta en basde son cheval, et, brandissant son couteau, sâĂ©cria !
« Ah, chien ! rends-moi mon oreille !... Ă moi ton scalpe, aujourdâhui ! »Shatterhand lâĂ©carta vivement :« Le prisonnier appartient Ă un guerrier blanc, dit-il, personne ne le touchera ! »LâUpfaroca grommela quelques menaces, mais lâĂ©nergie de Shatterhand lui imposait trop, il
nâosĂąt passer outre.Baumann sâĂ©tait jetĂ© dans les bras de Frank ; tous deux pleuraient de joie !« Je te dois tout ! disait le chasseur dâours. Mais comment as-tu pu rĂ©unir une troupe aussi
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nombreuse pour tâaider Ă me dĂ©livrer ? »Frank nâavait pas le temps dâentrer dans beaucoup de dĂ©tails :« Vous remercierez mes compagnons, dit-il, moi, je nâai fait que mon devoir ! »En ce moment, les cinq autres prisonniers des Sioux arrivaient avec Martin, Vohkadek et Bob.
Le chasseur dâours alla Ă leur rencontre ; quand le nĂšgre aperçut son maĂźtre, il descendit de cheval,courut Ă lui, se jeta Ă ses genoux, et, saisissant les mains de Baumann, sâĂ©cria en pleurant :
« O Massa, cher, bon Massa Baumann ! Enfin, Bob revoir bon Massa ! Massa Bob mourir dejoie ! »
Baumann le releva, il voulait lâembrasser ; le nĂšgre se recula :« Non, Massa pas embrasser Massa Bob ! Bob avoir tuĂ© bĂȘte puante, sentir toujours
mauvais ! »« Peu mâimporte ! Tu as contribuĂ© a ma dĂ©livrance, je veux tâembrasser ! »Le nĂšgre, tout heureux, ne rĂ©sista plus, aprĂšs quoi Martin sauta au cou de son pĂšre. Leurs
compagnons les laissĂšrent un instant, tout Ă leur joie :« Mon enfant ! mon fils ! rĂ©pĂ©tait Baumann. Ah ! comme jâai eu peur pour toi⊠comme jâai
souffert ! Regarde, tes bras sont déchirés par les cordes ! »« Et les tiens, mon pauvre pÚre ! Ils me font plus mal que les miens ; mais tu guériras, nous te
soignerons⊠Toute cette misĂšre est passĂ©e, viens remercier avec moi, ceux qui, au pĂ©ril de leurpropre vie, ont sauvĂ© la tienne ! Avec Vohkadeh, mon ami, tu connais, depuis hier, Jemmy et Davy ;voici maintenant Old Shatterhand, notre guide, notre chef ; câest grĂące Ă lui et Ă Winnetou que noussommes tous en libertĂ©. Comment pourrons-nous jamais leur tĂ©moigner assez de gratitude ? »
« Je le sais, mon fils, et je mâafflige de pouvoir si peu⊠Merci, oh merci, mes braves amis ! »Il tendit les deux mains Ă Old Shatterhand ; des larmes de reconnaissance perlaient sur ses
joues. Shatterhand serra doucement ces mains endolories puis, montrant le ciel Ă ses compagnons, ildit dâun ton affectueux :
« Ne nous remerciez pas, mais rendez grĂąces Ă Celui qui nous a protĂ©gĂ©s, dans notre Ćuvre dedĂ©livrance. Nous ne sommes que ses instruments, aussi allons-nous tous le bĂ©nir, en rĂ©pĂ©tant le beaucantique de notre pays, celui quâon nous faisait chanter Ă lâĂ©glise, quand nous Ă©tions enfants :
« Jâai criĂ© au Seigneur, dans ma dĂ©tresse.Ah ! mon Dieu, entends ma voix ;Sauve-moi, toi, mon divin Sauveur ;Fais descendre, sur moi, ta misĂ©ricorde,Alors, je te rendrai grĂąces, ĂŽ mon Dieu !BĂ©nissez, bĂ©nissez, avec moi, le Seigneur ;Chantons Ă la gloire de notre Dieu !
Shatterhand sâĂ©tait dĂ©couvert ; il prononçait ces pieuses paroles, lentement et Ă haute voix.Tous les blancs se dĂ©couvrirent comme lui ; un fervent et sonore « Amen » sortit de toutes lesbouches.
Le chef des Sioux, couchĂ© Ă terre, regardait cette scĂšne avec surprise, ne sachant quâen penser.Pour lui, il se considĂ©rait comme vouĂ© Ă la mort la plus cruelle. On lâemporta bientĂŽt dans la vallĂ©edes tombes, oĂč une partie des Shoshones et les Upfarocas se trouvaient encore. LĂ , on lâassit sur uneroche.
Old Shatterhand et le chef apache se dĂ©tachĂšrent du gros de la troupe, pour aller enreconnaissance autour de la vallĂ©e ; ils ne tardĂšrent point Ă apercevoir les Sioux, qui semblaientdiscuter vivement entre eux ; il Ă©tait clair que lâaccord ne rĂ©gnerait pas longtemps parmi cette troupeeffarĂ©e. Shatterhand et son compagnon revinrent prĂšs de leurs alliĂ©s Tokvi-tey leur demanda :
« Que dĂ©cident mes frĂšres ? »« Nos frĂšres rouges doivent tous prendre part Ă la dĂ©libĂ©ration, rĂ©pondit Shatterhand ; câest
pourquoi nous allons fumer ensemble le calumet du conseil ; mais avant, je veux parler Ă Houh-
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peh-te-keh, le chef des Sioux Ogallalas. »Le vieux chasseur et Winnetou descendirent de cheval. Un cercle sâĂ©tait formĂ© autour du
prisonnier. Shatterhand sâapprocha de lâIndien et lui dit :« VoilĂ le Lourd Mocassin tombĂ© entre nos mains ; toute rĂ©sistance est inutile, toute fuite
impossible, mais le chef peut sauver la vie de ses hommes. »Il attendit une réponse ; le chef restait silencieux, les paupiÚres fermées. Shatterhand
poursuivit :« Mon frĂšre rouge a-t-il compris mes paroles ? » LâIndien ouvrit les yeux, jeta sur son
interlocuteur un regard plein de haine, et cracha pour toute rĂ©ponse :« Le chef des Ogallalas me prend-il pour un animal galeux, quâil ose cracher sur moi ? »« Wakon-kana, vieille femme ! » grommela le Lourd Mocassin.CâĂ©tait une grave offense pour Old Shatterhand et ceux qui lâentouraient. LâOgallalas voulait
peut-ĂȘtre attiser la colĂšre de ses ennemis, espĂ©rant une mort plus prompte. Old Shatterhand repritavec calme :
« Le Lourd Mocassin est devenu aveugle. Il confond un vaillant guerrier avec une vieillefemme ; jâai pitiĂ© de lui ! »
« Mille chiens ! » cria le prisonnier.Dire Ă un Indien quâon a pitiĂ© de lui, câest lâoffenser mortellement, câest pourquoi le Peau-
Rouge jeta une nouvelle et plus grossiÚre injure à la face de Old Shatterhand.Quelques-uns des Indiens présents firent entendre des murmures de colÚre, Shatterhand les
regarda sĂ©vĂšrement, et, Ă leur grande stupĂ©faction, se mit Ă couper les liens du Lourd Mocassin :Le chef des Ogallalas peut se lever, dit-il ; ce nâest ni Ă un chien ni Ă une vieille femme quâil a
affaire. »LâIndien se redressa. Quoique habituĂ© Ă cacher ses impressions, il ne pouvait nĂ©anmoins
dissimuler son embarras. Au lieu de répondre à ses insultes par la vengeance, on lui Îtait ses liens !Son ennemi était-il fou, ou bien atrocement rusé ?
« Ăcartez-vous, commanda Shatterhand aux assistants. Ils se reculĂšrent, et le Sioux put jeterun regard sur la vallĂ©e. Il vit les siens, rĂ©unis prĂšs de la tombe des chefs. Ă leurs mouvements, ondevinait aisĂ©ment quâils dĂ©libĂ©raient avec animation. Son Ćil sâĂ©claira ; il Ă©tait libre ; coureurrenommĂ©, il pourrait sâĂ©chapper et rejoindre ses guerriers, ou du moins pĂ©rir sous les balles, au lieude rester exposĂ© Ă dâaffreux supplices.
Old Shatterhand comprit sa pensĂ©e ; il lui dit :« Si le Lourd Mocassin songe Ă sâenfuir, quâil me regarde bien, me reconnaĂźt-il ? »« Un homme ne regarde pas un loup pelĂ© ! rĂ©pondit le sauvage.« Il nây a point de loups ici ; mon frĂšre rouge peut, sans se compromettre, regarder Winnetou
et Shatterhand. »« Ouff ! sâĂ©cria le prisonnier, au comble de lâĂ©tonnement, et tandis que son regard errait de
lâun Ă lâautre, son visage exprimait une sorte de respect. Old Shatterhand poursuivit :« Tous mes compagnons sont de braves guerriers voici Tokvi-tey, le chef des Shoshones, et
Moh-aw son fils. PrĂšs dâeux, Kanteh-pehta, lâinvincible guerrier des Upfarocas. Plus loin, Davy,Jemmy, et tant dâautres, quâil serait trop long de nommer. »
En ce moment, dâailleurs, il se fit un craquement soudain dans le sol ; les chevaux se cabrĂšrentles hommes poussĂšrent des cris dâeffroi ; puis, un bruit continu, semblable Ă un mugissement,rĂ©sonna par toute la vallĂ©e et la terre trembla. Une vapeur tantĂŽt gris-bleu, tantĂŽt couleur de soufreou rouge sang, sâĂ©leva de tous les orifices, suivie dâune Ă©mission de lave mĂȘlĂ©e de roches, quiobscurcit lâatmosphĂšre, en lâimprĂ©gnant dâune odeur insupportable.
On ne voyait pas Ă vingt ou trente pas devant soi. Un dĂ©sordre indescriptible se fit danslâassemblĂ©e les chevaux couraient çà et lĂ , les hommes criaient et se heurtaient mutuellement. LesSioux Ogallalas hurlaient dans le lointain ; leurs chevaux sâĂ©taient Ă©chappĂ©s et sâĂ©lançaientdâinstinct, vers la gorge du campement ennemi. Plusieurs dâentre eux tombaient au fond de trous,
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subitement ouverts, ou périssaient sous les flots de lave.Old Shatterhand conservait son sang-froid au milieu de ce désarroi général. DÚs la premiÚre
dĂ©tonation, il avait saisi le bras du chef des Ogallalas et le maintenait de son poing vigoureux ; maisil dut le lĂącher pour Ă©viter un jet de lave. En sâĂ©cartant il rencontra Jemmy qui courait ; tous deux seheurtĂšrent et tombĂšrent Ă la fois. Shatterhand essaya de tirer le malheureux Jemmy par la main ;pendant ce temps, les chevaux des Sioux arrivaient au galop, renversant tout sur leur passage.Jemmy et Shatterhand eurent assez de sâoccuper dâeux-mĂȘmes, le prisonnier fut complĂštementabandonnĂ©.
Le Lourd Mocassin, Ă©pouvantĂ©, nâavait fait aucun effort pour Ă©chapper aux mains dâOldShatterhand ; cependant, dĂšs quâil se sentit libre, un cri de joie instinctive sâĂ©chappa de ses lĂšvres etle trahit ; au moment oĂč il fuyait, Bob sâĂ©lançant aprĂšs lui le frappa Ă la tĂȘte dâun terrible coup decrosse de fusil. Le Lourd Mocassin, ramassant une arme laissĂ©e Ă terre, se dĂ©fendit encore avecvigueur ; Bob fut renversĂ©. Comme le nĂšgre se relevait, un des chevaux Ă©chappĂ©s le fit choir denouveau.
« Indien partir ! Au secours. » criait le noir tout meurtri, en faisant des efforts incroyables pourse remettre sur ses jambes.
Le Lourd Mocassin courait toujours. Martin, qui lâavait aussi aperçu, le poursuivait, cherchantĂ venger son pĂšre.
Sans se retourner, le chef Sioux concentrait toute son attention sur le chemin Ă prendre ;dâabord il se dirigea vers les tombes, mais une Ă©norme bouche de vapeur qui venait de sâouvrir luibarra le passage ; tournant vers la droite, il crut pouvoir rejoindre plus facilement les siens. Il setrompait, le terrain mouvant flĂ©chissant Ă chaque pas ; dâailleurs le malheureux commençait Ă sentirde terribles douleurs de tĂȘte ; son pas sâalourdissait, des nuages passaient devant ses yeux. Il sereposa un instant, comprenant vaguement quâil Ă©tait pour suivi et cernĂ©, il voulut tenter de reprendresa course, car il nâavait pas dâarmes et supposait que ses adversaires en Ă©taient pourvus. Mais oĂčfuir ? OĂč se rĂ©fugier ?
Devant lui, derriĂšre lui, autour se creusaient des trous bĂ©ants et profonds, ses forcessâĂ©puisaient, il se sentait perdu.
Enfin lâIndien aperçut une roche gigantesque coupĂ©e par des degrĂ©s naturels et dontlâascension ne lui parut pas impraticable. LĂ seulement, pouvait ĂȘtre le salut ; il rĂ©unit toute sonĂ©nergie et se mit Ă grimper. Un nuage de vapeur lâenveloppa un instant, puis tout sâĂ©claircit denouveau.
Un cri dâangoisse fit alors rĂ©sonner les nombreux Ă©chos de la vallĂ©e. Bob, Ă©perdu, appelait sonjeune maĂźtre :
« Massa Martin ! répétait le noir, bon Massa Martin, Rouge vouloir tuer Massa Martin, Bobtuer Rouge !
Il dĂ©signait, en mĂȘme temps, du geste, le rocher dont nous venons de parler, vers lequel ilcourait de toutes ses forces. On vit, en effet, le Lourd Mocassin et Martin engagĂ©s dans une lutteaffreuse. Le Sioux avait pris Martin Ă bras le corps, et sâefforçait de le prĂ©cipiter dans le vide. IlĂ©tait trop affaibli ; Martin rĂ©ussit Ă se dĂ©gager ; se reculant quelque peu, il bondit sur son adversaire,qui perdit lâĂ©quilibre ; les deux mains de lâIndien battirent lâair. Le malheureux chercha un appuipour ses pieds, mais le terrain manqua tout Ă coup, le Lourd Mocassin roula au bas du rocher et delĂ au fond dâune des crevasses bĂ©antes.
Amis et ennemis furent témoins de ce spectacle ; les compagnons de Martin applaudirent. Auloin les Sioux, qui avaient reconnu leur chef, poussaient de longs gémissements. Bob, fou de joie,escaladait les roches, pour aller baiser les mains de son jeune maßtre ?
« Brave jeune homme ! murmura Jemmy, il mâa fait trembler. Et vous, Frank ? »Frank criait « hourrah ! » Tous vinrent fĂ©liciter Martin, qui descendait du rocher :« Messieurs, dit Shatterhand, avant de fĂȘter notre jeune hĂ©ros, occupons-nous de terminer nos
affaires ; laissons les chevaux pour le moment ; il serait impossible de les réunir ; je vais
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parlementer avec les Sioux, Winnetou mâaccompagnera, attendez-nous ici, je voudrais Ă©viter denouvelles luttes. »
Le cĂ©lĂšbre trappeur et le chef apache se rendirent vers les tombes, derriĂšre lesquelles les SiouxsâĂ©taient rĂ©fugiĂ©s. Les blancs, trouvant quâon sâĂ©tait suffisamment battu, dĂ©siraient vivement uneentente ; les Indiens se montraient moins accommodants. Parmi les blancs, le chasseur dâours et sescinq compagnons de captivitĂ© eussent Ă©tĂ© disposĂ©s Ă tirer vengeance des mauvais traitements quâilsavaient subis. Jemmy crut devoir haranguer les assistants et leur exposer les avantages de la paix,car, disait-il, personne ne peut prĂ©voir lâissue dâun nouveau combat qui, en tous cas, coĂ»teraittoujours beaucoup de sang. En maniĂšre de conclusion, il ajouta :
« Les Shoshones et les Upfarocas sont de braves guerriers ; aucune autre tribu ne saurait leurĂȘtre comparĂ©e, mais les Sioux sont nombreux comme le sable du dĂ©sert ; ils ne sont pas Ă dĂ©daignercomme ennemis. Pensez que vous Ă©tiez vous-mĂȘmes, tombĂ©s entre nos mains ; Shatterhand etWinnetou ont enlevĂ© Tokvi-tey et son fils Moh-aw du milieu de leur camp, et Les Cent Tonnerres aĂ©tĂ© vaincu au muh-moha. Nous aurions pu anĂ©antir tous vos guerriers ; nous ne lâavons pas fait,pour obĂ©ir Ă la loi du Grand-Esprit. Que mes frĂšres rouges essaient de goĂ»ter eux-mĂȘmes de la joiequâon Ă©prouve en pardonnant. Jâai dit ! »
Ce petit discours produisit sur les auditeurs une certaine impression. Baumann et sescompagnons lâaccueillirent sans protestation ; ils se dĂ©clarĂšrent mĂȘme prĂȘts Ă oublier les mauvaistraitements de leurs ravisseurs. Les Indiens se turent ; un seul, le chef des Upfarocas, voulutprotester :
« Le Lourd Mocassin a mutilĂ© ma face, les Sioux doivent payer pour leur chef ! » dit-il.« Le Mocassin est mort ; la lave a brĂ»lĂ© son scalpe ; tu es vengĂ© ! »« Les amulettes des Upfarocas sont toujours aux mains des Ogallalas ! » grommela le chef.« On vous les rendra. Dâailleurs, tu es fort ; plus dâun ennemi tombera encore sous ton
tomahawk. Lâours puissant et fier dĂ©daigne les faibles animaux. »Cette comparaison flatta le gĂ©ant, qui ne rĂ©pliqua point.Old Shatterhand et Winnetou revinrent bientĂŽt, suivis, au grand Ă©tonnement de tous, par les
Ogallalas dĂ©sarmĂ©s. LâĂ©loquence des deux amis avait remportĂ© cette victoire. Les Sioux, du reste,paraissaient accablĂ©s par leur dĂ©faite et par la perte de leur chef. Jemmy sâempressa dâapprendre Ă Shatterhand le rĂ©sultat de son propre discours ; le chasseur lui serra la main et, sâadressant auxOgallalas, leur dit solennellement :
« Les guerriers des Sioux se sont soumis, sur la promesse dâobtenir la vie sauve ; cettepromesse, nous la tiendrons, mais les visages pĂąles, les Shoshones et les Upfarocas veulent faireplus encore. Le Lourd Mocassin est mort, et avec lui, ceux qui sâapprĂȘtaient Ă devenir les bourreauxde Vohkadeh et de Martin ; nâest-ce pas assez pour la vengeance ? Que mes frĂšres les Ogallalasreprennent leurs armes ; nous les aiderons Ă rassembler leurs chevaux. La paix rĂ©gnera dĂ©sormaisentre nous ; tous, nous la jurerons sur la tombe des chefs Ogallalas ! La hache de guerre y seraenterrĂ©e, puis, nos frĂšres rouges retourneront vers leurs prairies, oĂč ils raconteront comment ils ontĂ©tĂ© traitĂ©s par les faces pĂąles enfants du grand Manitou, qui aime tous ses fils, et ordonne quâilssâaiment aussi entre eux ; quâils soient bons, mĂȘme envers leurs ennemis, quâils vivent en paix avectous ! »
Les Sioux, étonnés, osaient à peine en croire leurs oreilles ; mais quand on leur eut rendu leursarmes, ils entourÚrent Shatterhand, en poussant des cris de joie et de reconnaissance.
Les amulettes furent rendues Ă©galement aux Upfarocas ; les chevaux qui ne sâĂ©taient pasbeaucoup Ă©loignĂ©s furent assez vite rĂ©unis. AprĂšs avoir pris quelque repos, on enterra les deuxSioux, tuĂ©s par Shatterhand, dans le voisinage des tombes ; aprĂšs quoi, les Indiens et les blancsquittĂšrent la vallĂ©e, tĂ©moin de tous ces Ă©vĂ©nements, pour aller camper dans un lieu moins dangereuxet moins malsain, sous lâabri des arbres dâune antique forĂȘt.
Le soir, autour des feux, tout le monde fraternisa sans arriÚre-pensée. Les faces pùlesdevisÚrent longtemps ensemble, se racontant les divers incidents de cette périlleuse expédition,
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Frank dit Ă Jemmy :« Vois-tu, mon vieux, le plus beau de notre histoire, câest encore la fin ! Je crois quâon peut la
résumer en deux mots : « Ne rien craindre, aimer ses frÚres, bien se battre au besoin, mais préférertoujours la paix et le pardon, à la vengeance. » à présent vive la joie que donne le bon Dieu, quandon a fait son devoir ! »
25/03/2020
EMILE COLIN â IMPRIMERIE DE LAGNY
Scan : winnetou.fr
Winnetou.fr à corrigé, dans la mesure du possible les erreurs typographiques.
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Notes winnetou.frL'histoire « Le fils du chasseur d'ours » est parue pour la premiÚre fois dans le premier
numéro du magazine « Der Gute Kamerad » (Le bon camarade). La suite du récit a été publiéeensuite dans les 38 numéros suivants de janvier à septembre 1887. C'était le premier récit que KarlMay a écrit spécifiquement pour les jeunes lecteurs.
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Pour le contexte gĂ©ographique du roman et en particulier pour le parc de Yellowstone, KarlMay a utilisĂ© « The Pacific Tourist - Adams & Bishop's Illustrated Trans-Continental Guide ofTravel from the Atlantic to the Pacific OcĂ©an », un guide de voyage de l'Union Pacific de 1884.Karl May dĂ©crit le parc lui-mĂȘme d'aprĂšs « Die neuentdeckten Geyser-Gebiete am oberenYellowstone und Madison-River » tirĂ© des « RĂ©cits de Petermann » (1872) ainsi qu'Ă l'aide ducompendium « Nordamerika, seine StĂ€dte und Naturwunder, sein Land und seine Leute » de E. v.Hesse-Wartegg (Leipzig 1880). Pour la figure du guerrier mandan Vohkadeh Karl May s'est inspirĂ©de livre de Georges. Catlin : « Die Indianer Nord-Amerikas » (Leipzig 1848).
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Les Shoshones sont un peuple autochtone amĂ©rindien des Ătats-Unis. Ăgalement appelĂ©sSnakes ou Gens du serpent, ils sont proches des PaĂŻutes, des Comanches et des Utes. Ă l'arrivĂ©e despremiers colons europĂ©ens, ils occupaient une grande rĂ©gion du Grand Bassin et des GrandesPlaines. Ils adoptĂšrent rapidement le cheval43.
Les Oglalas ou Oglala Lakota sont l'un des sept clans indiens qui forment la tribu desLakotas. Cette entité est apparue au XVIIIe siÚcle. Au début du XIXe siÚcle, les Oglalas se séparentdes autres Sioux Lakotas vers 1830, ils rassemblent quelque 3 000 membres44.
Upsaroka : Les Crows, Ă©galement appelĂ©s Corbeaux, Absaroka ou AbsĂĄalooke, sont unetribu amĂ©rindienne qui vivait historiquement dans la vallĂ©e de la riviĂšre Yellowstone, et qui ont Ă©tĂ©dĂ©portĂ©s par le gouvernement des Ătats-Unis dans une rĂ©serve au sud de Billings (Montana). Lenom « Ap-sa-ru-ke » ou « Ap-sa-ro-ke » se rĂ©fĂ©rait Ă l'origine Ă un oiseau ressemblant Ă un corbeau.La tribu Absarokee est officiellement appelĂ©e aujourd'hui la nation Crow45.
Les Mandans sont de langue siouanne, comme leurs alliĂ©s les Hidatsas. Ils pourraient avoirĂ©tĂ© au XVe siĂšcle le premier peuple siouan Ă sâinstaller dans les Plaines du nord, venant de la rĂ©gionde lâOhio et se dirigeant vers les sources du Mississippi. Ils auraient ensuite atteint le Missouri etremontĂ© le fleuve jusquâĂ lâendroit oĂč il change de direction vers lâouest. Câest lĂ quâau milieu duXVIIe siĂšcle, les Mandans ont leurs premiers contacts avec les Blancs. Les Mandans sonttypiquement des Indiens des Prairies, vivant Ă la fois de lâagriculture comme ceux du Nord-Est et dela chasse au bison comme ceux des Plaines46.
43 Source : https://www.wikiwand.com/fr/Shoshones44 Source : https://www.wikiwand.com/fr/Oglalas45 Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Crows46 Source : http://nationsindiennes.over-blog.com/2015/08/mandan.html
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Le parc national de Yellowstone en 1898
Source de la carte : https://www.davidrumsey.com/luna/servlet/workspace/handleMediaPlayer?lunaMediaId=RUMSEY~8~1~24269~880087
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