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1 Le langage symbolique « à l’oeuvre » : analyse sémiotique d’images ésotériques Émilie Granjon, Chercheure postdoctorale, UQAC (Canada)/Université Jean Moulin (France) Les travaux que je vais vous présenter aujourd’hui découlent de mes recherches doctorales et postdoctorales que je résume ici en quelques mots. Dans le cadre de ma thèse, j’ai mis en place une méthode d’analyse qui permet d’expliquer le fonctionnement de la symbolique alchimique dans un traité alchimique appelé Atalanta fugiens. L’objectif de ma thèse était moins de donner une interprétation des images ou de débattre sur le sens de celles-ci que de mettre au point un modèle explicitant les divers types de processus de symbolisation dans les images alchimiques. Dans la mouvance de ma thèse, j’effectue actuellement des recherches postdoctorales portant sur les mécanismes interprétatifs et les structures de l’imaginaire dans le cadre de divers corpus visuels des XVI e et XVII e siècles. Parce que les gravures ésotériques sont contraintes par des symboliques singulières régies par une problématique du secret (celui de la Nature), elles montrent et disent simultanément ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit. Elles engagent donc le couple « dire » et « montrer » dans un dialogue abscons généré par le clair-obscur des symboliques ésotériques. La philosophie qui se cache derrière l’« ésotérisme » explique la difficulté d’en dire et d’en montrer le sens. C’est la raison pour laquelle il me faut avant tout définir l’ésotérisme. L’ésotérisme englobe un vaste champ définitoire que je ne vais pas circonscrire aujourd’hui. Seule l’approche du philosophe Pierre Riffard retient mon attention pour le présent exposé parce qu’elle offre une analyse critériologique assez large 1 . Le philosophe français inscrit l’ésotérisme dans une réflexion dite « universaliste » et le définit comme « un phénomène social sans être un phénomène culturel 2 ». L’ésotérisme se décline en plusieurs disciplines comme l’astrologie, l’alchimie, la cabale, le tarot, la théosophie, etc. Malgré leurs différences, toutes consistent en une transformation ou une élévation de 1 Je ne veux pas entrer dans le débat « passionnant » entre ceux qui n’envisagent l’étude de l’ésotérisme que sous l’angle historico-critique et ceux qui ne l’entrevoient que sous l’angle universaliste. 2 Pierre Riffard, L’ésotérisme. Qu'est-ce que l’ésotérisme ? Anthologie de l’ésotérisme occidental, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1990, p. 25.

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Le langage symbolique « à l’œuvre » : analyse sémiotique d’images ésotériques

Émilie Granjon, Chercheure postdoctorale, UQAC (Canada)/Université Jean Moulin

(France)

Les travaux que je vais vous présenter aujourd’hui découlent de mes recherches

doctorales et postdoctorales que je résume ici en quelques mots. Dans le cadre de ma

thèse, j’ai mis en place une méthode d’analyse qui permet d’expliquer le fonctionnement

de la symbolique alchimique dans un traité alchimique appelé Atalanta fugiens.

L’objectif de ma thèse était moins de donner une interprétation des images ou de débattre

sur le sens de celles-ci que de mettre au point un modèle explicitant les divers types de

processus de symbolisation dans les images alchimiques. Dans la mouvance de ma thèse,

j’effectue actuellement des recherches postdoctorales portant sur les mécanismes

interprétatifs et les structures de l’imaginaire dans le cadre de divers corpus visuels des

XVI e et XVIIe siècles.

Parce que les gravures ésotériques sont contraintes par des symboliques singulières régies

par une problématique du secret (celui de la Nature), elles montrent et disent

simultanément ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit. Elles engagent donc le

couple « dire » et « montrer » dans un dialogue abscons généré par le clair-obscur des

symboliques ésotériques. La philosophie qui se cache derrière l’« ésotérisme » explique

la difficulté d’en dire et d’en montrer le sens. C’est la raison pour laquelle il me faut

avant tout définir l’ésotérisme.

L’ésotérisme englobe un vaste champ définitoire que je ne vais pas circonscrire

aujourd’hui. Seule l’approche du philosophe Pierre Riffard retient mon attention pour le

présent exposé parce qu’elle offre une analyse critériologique assez large1. Le philosophe

français inscrit l’ésotérisme dans une réflexion dite « universaliste » et le définit comme

« un phénomène social sans être un phénomène culturel2 ». L’ésotérisme se décline en

plusieurs disciplines comme l’astrologie, l’alchimie, la cabale, le tarot, la théosophie, etc.

Malgré leurs différences, toutes consistent en une transformation ou une élévation de

1 Je ne veux pas entrer dans le débat « passionnant » entre ceux qui n’envisagent l’étude de l’ésotérisme que sous l’angle historico-critique et ceux qui ne l’entrevoient que sous l’angle universaliste. 2 Pierre Riffard, L’ésotérisme. Qu'est-ce que l’ésotérisme ? Anthologie de l’ésotérisme occidental, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1990, p. 25.

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l’être par le biais d’une correspondance entre les autres plans de réalité qui façonne

l’univers. Selon le modèle mis en place par Pierre Riffard, tout ésotérisme se compose de

8 invariants3.

L’ésotérisme se fonde sur l’idée que ce qui nous entoure et ce que nous sommes font

partie d’une unité. Ce « ‘pathos moniste’ (sentiment qu’on est une partie du Un

universel : ‘Tout est Un’)4 explique l’adéquation entre les différents niveaux de réalité.

Par exemple, entre le microcosme et le macrocosme, les planètes et les métaux ou encore

les planètes et les parties du corps. C’est 1) en organisant des analogies entre eux en

harmonisant des concordances qu’il est possible de progresser et de se transformer. Ces

correspondances ont tout d’abord été mises en mots et en images dans des textes

ésotériques rarement signés du nom de l’auteur réel. De ce fait, il est souvent difficile de

vérifier l’authenticité de la paternité de corpus. Le recours à l’anonymat (utilisation de

l’initiale), au hiéronyme (nomen mysticum, lorsqu’un personnage porte un autre nom que

le sien, Ex : Jésus décide d’appeler Simon « Pierre »), au pseudonyme, à l’homonyme

volontaire, au pseudépigraphe (attribution volontaire d’un livre à un auteur qui n’est pas

l’auteur) et à l’apocryphe (livre attribué à des personnages qui n’ont pas pu les écrire tel

que Noé ou Abraham) traduisent différents types 2) d’impersonnalité de l’auteur. Une

telle mise à distance de la part des auteurs peut, entre autres, s’expliquer par la volonté de

ne pas se révéler au profane. Cette motivation induit la nécessaire 3) distinction entre

profane et initié. La connaissance ésotérique n’est pas destinée à tous, d’où l’utilisation

d’un langage symbolique complexe sur lequel nous reviendrons plus tard pour en

expliquer les modalités sémiotiques. Alors que l’initié voit dans ce langage le coryphée le

guidant vers le chemin de la gnose, le profane quant à lui ne peut entrevoir que l’opacité

du sens. D’emblée l’opposition entre néophyte et adepte semble binaire, toutefois comme

l’explique Pierre Riffard, il s’agit moins d’une binarité que d’une disposition graduelle.

En effet, il existe un statut intermédiaire entre le néophyte et l’ésotériste : l’« initiable ».

Qu’il chemine vers une initiation ou qu’il la vive, l’initiable est un adepte en devenir. Sa

présence dans le paysage de l’initié et du profane rend poreuse la frontière entre les deux

3 Les invariants sont des « structures de pensée », des « « lois » générales de l’organisation mentale.

4 Antoine Faivre, Accès à l’ésotérisme occidental, coll. « NRF », Paris, Gallimard, 1996, p. 38.

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et conditionne la circulation et la diffusion de l’ésotérisme. Sans initiable, l’ésotérisme ne

pourrait perdurer.

A l’origine de cette distinction, entre profane, initiable et initié, se trouve la discipline de

l’arcane et l’obligation de ne pas dévoiler à n’importe qui le secret. Ce dernier est décrit

par Georges Simmel comme une « limite de la connaissance » qui fonctionne comme

processus de préservation d’un savoir exclusif à certains dont la diffusion aux élus

s’effectue par 4) initiations. Les initiations peuvent se faire de maîtres à disciples, mais

aussi par visions ou révélations divines, c’est le cas de l’auto-initiation. Ces initiations

ponctuent un cheminement personnel et font partie d’un enseignement promulgué par

l’intermédiaire d’une science et d’un art tous deux dits « occultes » 5-6. (j’ouvre une

parenthèse pour dire que, dans le contexte qui nous occupe, l’adjectif « occulte » renvoie

uniquement au sens étymologique du mot, occultus signifie « caché », et non pas à

« inconnu », sens qui lui a été attribué plus tardivement). Les sciences occultes sont des

connaissances cachées acquises par un apprentissage théorique. Elles peuvent relever de

la science des 7) nombres – on pense évidemment à l’apport fondamental de Pythagore

qui établit sa philosophie sur des spéculations numérales – des noms, des sons, des

lettres, des cycles, des mouvements, des couleurs. Pierre Riffard distingue les arts

occultes des sciences occultes par l’opérativité du travail : en effet, tout art occulte se

révèle par sa dimension expérimentale. La distinction entre « science occulte » et « art

occulte » ne doit pas laisser penser à une relation d’exclusivité. En effet, la plupart de

disciplines ésotériques dans leur aspect traditionnel sont des arts et des sciences occultes,

en témoigne la kabbale ou encore l’alchimie. Le tout est relié par l’entremise d’un réseau

complexe appelé 8) « le subtil ». Le subtil est certainement le critère de reconnaissance le

plus abscons, parce que le plus difficilement saisissable. « Le subtil n’est pas le caché que

l’on découvre, (…) Le subtil est un entrecroisement. (…) Il n’est pas dans l’objet mais

entre les objets. Le subtil, c’est le jeu des interactions entre les éléments (…)5 ». Le subtil

génère des « forces d’attraction et de répulsion, invisibles mais efficaces6 » qui participe

à la métamorphose de l’être grâce à l’union des opposés et à l’établissement des

correspondances entre les plans de réalité.

5 Ibid., p. 333. 6 Ibid.

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Considérant l’ensemble des invariants qui fonde l’ésotérisme, il est aisé de comprendre

que le seul moyen pour les ésotéristes de donner libre cours à leur imagination féconde et

de parler de leur science et de leur art ait été d’utiliser le langage symbolique, la

particularité de ce procédé étant de donner à voir autre chose que ce qui est montré pour

ne pas être obliger de dire ce qui est secret. J’analyserai les mécanismes énonciatifs

plastiques et iconiques qui façonnent les images symboliques pour démontrer tout

d’abord comment elles disent et montrent la logique ésotérique puis comment elles

montrent ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit dans le discours symbolique

ésotérique. Rapidement et de manière très schématique, j’ouvre une parenthèse pour dire

que j’entends par « signe plastique », les agrégats de couleur, de texture, dans le cas des

gravures, ce sont surtout les lignes, les pointillés, les traits qui, selon leur orientation, leur

vectorialité, leur dimension produisent des effets de profondeur et de sens mais aussi

participent à la formation de l’iconicité de l’œuvre, la dimension iconique soit les formes,

les figures de l’espace de représentation.

Les images que je vais analyser ont été réalisées grâce à une pratique artistique

singulière : la gravure au burin. La gravure au burin s’effectue en deux temps. L’artiste

grave dans une plaque une représentation qui ensuite est imprimée sur un papier. A l’aide

d’un burin ou d’un stylet, le graveur entaille une plaque de métal, généralement du cuivre

surtout au XVIIe siècle. Il coule ensuite une encre un peu épaisse sur la matrice puis la

nettoie de manière à enlever le surplus et laisser l’encre dans les incisions. Ensuite, le

buriniste place une feuille humide sur la plaque et imprime la feuille à l’aide d’une

presse.

La première partie des analyses se décomposera en deux temps et abordera

successivement les deux étapes de la gravure. J’étudierai donc l’implication du signe

gravé puis du signe imprimé dans l’énonciation de la logique ésotérique. La deuxième

partie sera consacrée au niveau iconique et à son rôle dans la constitution des différents

types de processus de symbolisation engagé dans un corpus spécifique.

Premier temps : la plasticité en jeu

Le signe gravé comme marqueur énonciatif de la logique ésotérique.

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Dès le XIVe siècle, nombre d’alchimistes ont recours au travail de la gravure. Il faut

attendre le XXe siècle pour voir des chercheurs se pencher sur la plasticité de l’œuvre

dans le contexte ésotérique et l’envisager comme un mode d’énonciation de la logique

ésotérique. Le philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962)7 est certainement le

premier à s’être intéressé à la relation entre la production du signe gravé et le discours

alchimique et à avoir considéré le geste artistique (précisément le travail de la matière)

comme une métaphore de l’acte alchimique.

Dans Le droit de rêver, il examine avec minutie et rigueur les processus mentaux qui

régissent la gravure, spécifiquement l’art de la « Taille ». Le graveur n’appose pas

uniquement un trait, une ligne ou une tâche sur son support comme un peintre le ferait.

Grâce à son burin, l’artiste travaille dans les tréfonds de la matrice. Il l’incise, la creuse,

la pénètre. En cela, le travail de la gravure n’est pas une simple action de la main outillée

sur la surface de la plaque, c’est une insertion engendrant une dématérialité créatrice dont

l’intérêt est de faire jaillir une âme. L’artiste anime son corps, précisément sa main qui,

grâce à l’action incisive de l’outil utilisé, pénètre la matière, objet de perfection en

devenir. Bien que le graveur ne s’institue pas automatiquement alchimiste, il opère sur sa

plaque les mêmes opérations transformationnelles que le philosophe hermétique sur sa

matière. De son acte de production transparaissent des procédés qui rappellent ceux que

les alchimistes traditionnels pratiquaient. Car chez l’alchimiste, tout travail commence

par une altération de la matière première. C’est donc en cela que le signe gravé dans sa

production donne à voir la logique ésotérique : au commencement se trouve la séparation.

Les entailles dans la matrice métallique, une fois imprimées sur une feuille de papier,

constituent des variables plastiques qui, sous la forme de traits et de lignes, dessinent un

paysage plastique spécifique.

Le signe imprimé comme marqueur de la logique ésotérique.

Ce paysage plastique, c’est-à-dire le signe imprimé, je l’analyserai dans deux gravures :

tout d’abord comme une variable visuelle témoin de la logique ésotérique puis dans sa

relation avec la dimension iconique comme un mode d’énonciation du double jeu de

monstration et d’effacement de la symbolique.

7 Bachelard, Gaston, Le droit de rêver, coll. « À la pensée », Paris, Presses universitaires de France, 1988, 250 p.

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La première image n’est pas issue d’un traité ésotérique. Elle a été réalisée en 1558

par Pierre Bruegel l’Ancien (1525-1569). Il s’agit de L’alchimiste. Dans cette gravure, le

signifiant plastique joue un rôle sémantique particulièrement intéressant. L’abondance

des traits donne à penser un espace matriciel saturé et par conséquent à voir un espace

pictural tout aussi saturé. En observant la quantité des variables plastiques, leur épaisseur,

leur vectorialité et leur orientation spatiale, on pourra constater un langage spécifique

dans l’utilisation du trait et de la ligne.

Je me suis beaucoup inspirée des travaux du graveur Albert Flocon pour consolider ma

réflexion car il a remarquablement théorisé la plasticité du signe gravé. Dans le Traité du

burin, il élabore une « géométrie visuelle du trait gravé8 » très précise et détaillée. En

incisant sa plaque, le graveur crée en négatif un langage dynamique constitué des tailles

et des contre-tailles qui en positif donne à voir des lignes isolées. Celles-ci se groupent à

d’autres lignes isolées pour produire des énoncés textuels différemment perçus selon la

droiture ou la courbure des tracés, selon leur degré d’entrecroisement (90 degrés

établissant la perpendiculaire) et leur parallélisme. Chacune de ces variations produit un

effet de sens singulier. A partir du moment où les traits sont combinés, il s’institue une

dynamique qui sera appréhendée différemment par l’œil. Chaque changement d’état du

point, du trait ou de la ligne produit une variation plastique appréhendée par des capteurs

8 Albert Flocon, Traité du burin, Paris, A. Blaizot, 1952, p. 85.

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sensori-cognitif qui, une fois traités par le cerveau, homologuent un signifié plastique. Le

cerveau fait correspondre la plasticité perçue et ses modulations à un engramme sensoriel

dont la résultante sera la reconnaissance et la signifiance de la plasticité.

Il est commun d’observer que les lignes rectilignes déterminent une droiture et une

rigidité géométrique idéale pour construire, par exemple, les éléments architecturaux. Les

lignes courbes seront utilisées pour les reliefs, les volumes des paysages et les corps.

L’association de traits parallèles ou perpendiculaires génère ce qu’Albert Flocon appelle

un espace-plan, celle des courbes un espace-volume.

Dans la gravure de Bruegel, notamment dans la zone de gauche, les espaces-plans et les

espaces-volumes s’entremêlent au point de rendre difficilement lisible la dimension

iconique. D’emblée, l’œil capte une surcharge plastique conditionnée par l’utilisation

abondante de traits et de courbes. Le remplissage plastique provoque un effet de

saturation opérant dans un premier temps un encombrement visuel. Remarquons que cet

encombrement ne couvre pas l’ensemble de l’espace de représentation. D'ailleurs, on

constatera un peu plus tard que cette disposition plastique influe sur la reconnaissance des

figures et des formes. Le schéma semi-symbolique établissant une relation entre les

espaces plastiques saturé/non-saturé et les notions d’opacité et de transparence me permet

de rendre compte d’une homologation intéressante entre le niveau plastique et le niveau

iconique. Les zones saturées sont perçues par le cerveau comme des zones de tension

parce qu’elles rendent difficiles la distinction des formes iconiques et empêche par le fait

même la reconnaissance iconique. Les zones non saturées produisent une identification

iconique plus rapide et plus facile. Le regard est donc automatiquement orienté vers les

zones plus claires et détourné des zones de tension rétinienne. En résumé, ces stratégies

de saturation / non-saturation sont ingénieusement mises à contribution pour marquer et

masquer l’iconicité. La surcharge plastique engendre une illisibilité iconique alors que le

travail épuré de l’agencement de la ligne et du trait concorde avec une meilleure

accessibilité iconique.

La saturation plastique opère une opacité qui rend plus difficile la lecture iconique de

l’alchimiste à droite et de son laborantin à gauche que celle de la femme et du souffleur

(faux alchimiste) au centre et en arrière-plan traités quant à eux par un remplissage

plastique moins saturé. Deux interprétations peuvent être faites de ce tableau. D’une part,

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Bruegel, qui entretenait des liens étroits avec l’alchimie, dénonce le travail des

souffleurs9 et des hyperchimistes10, ces faux alchimistes qui étaient stimulés par un

intérêt commun : l’appât du gain. Ce faisant passer pour des alchimistes, ils prétendaient

pouvoir produire de l’or, soigner ou encore prolonger la vie. La femme située à gauche

du souffleur montre que sa bourse est vide. On la voit en arrière-plan demander l’aumône

à l’homme sortant de l’hospice. Le véritable travail de l’alchimiste n’est pas de produire

de l’or monnayable et n’est certainement pas non plus affaire publique. Il se fait loin des

regards dans l’isolement d’un laboratoire. Comme il ne doit pas être accessible à tous, il

est ici traité par une surabondance plastique qui rend difficile la lisibilité iconique

jusqu’au point de ne pas reconnaître quelle phase opérative est représentée. D’autre part,

on pourrait lire dans ce tableau un conseil de prudence face à la destinée possible de celui

qui pénètre dans l’art d’Hermès. Comme l’explique Jean Biès, « L’alchimie peut

conduire à la misère, à la démence ou à la sagesse11 ». La misère et la démence étant la

destinée la plus courante, elle est représentée dans la clarté plastique, la sagesse étant la

plus difficile à atteindre et nécessitant plus de travail, elle est montrée par dans l’ombre

de la saturation plastique, comme si l’auteur avait voulu davantage la voiler.

Passons maintenant à la deuxième image qui est issue d’un corpus théosophique. Il s’agit

du frontispice du Theosophische Wercken de Jacob Boehme publié à Amsterdam en

1682.

9 Le souffleur est celui qui « ignorant les secrets de l’art alchimique, s’efforce de les retrouver empiriquement ». (Serge Hutin et Michel Caron, Les alchimistes, coll. « Le temps qui court », Paris, Seuil, 1959, p. 78. 10 Les hyperchimistes sont ceux qui voulaient transformer les opérations alchimiques en procédés chimiques pour créer de l’or. (Ibid., p. 90). 11 Jean Biès, Les alchimistes, Paris, Philippe Lebaud, 2000, p. 50

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Dans cette gravure, la nature du trait varie selon son épaisseur (allant de fin et léger à

large et épais), selon sa longueur (court pour le trait / long pour la ligne) et aussi selon sa

continuité définissant la ligne ou sa discontinuité définissant le pointillé. Traits, lignes et

pointillés s’entrecroisent pour donner lieu à différents énoncés textuels qui, nous l’avons

vu, sont tributaires de l’opposition entre les lignes droites et les lignes courbes, de leur

degré d’entrecroisement et/ou de leur parallélisme.

• Selon la terminologie du Groupe Mu, groupe de sémioticiens belges, la ligne

isolée, lorsqu’elle est fermée, est appelée ligne-contour. Dans cette gravure, plusieurs

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lignes-contour sont utilisées pour figurer des formes que nous pouvons aisément

identifier : ce sont les cercles, les lettres et les chiffres.

Les lignes groupées n’opèrent pas le même effet et produisent d’autres catégories

sémantiques. Relevons ici deux types de groupement : les entrecroisés et les parallèles.

• Les lignes entrecroisées s’enchevêtrent de manière à dessiner des formes

figuratives. C’est ainsi qu’elles sont utilisées pour représenter des volumes, des reliefs,

des perspectives que nous sommes en mesure d’identifier sur la base d’une

reconnaissance perceptivo-cognitive en fonction d’un engramme mémoriel. Nous voyons

un œil, une planète, une poignée d’épée, une couronne, une trompette, un sceptre et une

branche d’olivier.

• Les lignes groupées se donnent à voir également sous la forme de petits traits

disposés les uns à côté des autres qui dessinent des cercles-solaires et ou des étoiles.

Présentés ainsi, ils donnent l’impression d’être parallèles. A l’origine de ces traits se

trouve un geste incisif léger qui lors de l’impression révèle un trait d’une grande finesse.

Ce trait est tellement ténu qu’il en est presque imperceptible. Cette imperceptibilité

plastique, doublée d’une constance du rythme institué par l’équidistance entre chaque

trait, renforce la sensation de transparence. Inséré parmi des traits beaucoup plus dense et

épais, le groupement des traits courts et parallèles devient presque invisible. L’ensemble

de traits juxtaposés, parce qu’il réalise un effet de transparence, donne à voir la

dimension divine. Cette stratégie plastique se trouve souvent représentée dans les œuvres

de nature religieuse pour signaler la sainteté de certains personnages ou la divinité. Le

Couronnement de la Vierge de Fra Angelico datant de 1435 en est un remarquable

exemple. (Acte gravé dans le champ pictural)

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Revenons à la disposition vectorielle des traits dans le frontispice du Theosophische

Wercken. Ces traits ne sont pas tout à fait parallèles. Si l’on poursuit le tracé de chacun

d’eux, ils se croiseraient en un centre dans lequel sont représentés des voyelles dessinées

en pointillés et un œil réalisé par des traits plus appuyés.

• Intéressons-nous à la plasticité du pointillé qui dessine les voyelles. Le pointillé

produit aussi un effet de transparence induisant ici une stratégie d’effacement. Bien qu’il

forme les lettres, il provoque simultanément et paradoxalement une volatilisation de

celle-ci. Seules les voyelles subissent un tel traitement, les consonnes sont dessinées par

des lignes-contours. Pourquoi un tel traitement ? Première hypothèse : dans cette

disposition symbolique, nous pourrions avancer que les voyelles sont moins importantes

que les consonnes. Cette hypothèse est rapidement mise en échec tout d’abord par le fait

que malgré leur transparence – elles sont dessinées en pointillé –, les voyelles sont

insérées dans le cercle-solaire divin qui les met en évidence. La deuxième hypothèse est

que le pointillé produit la transparence pour dissimuler une importance. Cette proposition

a d’autant plus de poids que nous savons que Jacob Boehme a puisé nombre de ses

réflexions dans la mystique juive laquelle via la cabale accorde un statut fondamental aux

voyelles, notamment par rapport aux cinq modifications du son.

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L’utilisation du pointillé peut opérer une stratégie sémantique différente en devenant le

marqueur énonciatif de la théorie des correspondances, on se rappellera qu’il s’agit d’un

des invariants de la définition de l’ésotérisme proposée par Pierre Riffard. Dans la partie

centrale de l’image se trouve un œil entouré de deux triangles dessinés en pointillés. Il ne

s’agit pas de n’importe quel triangle, mais de triangles équilatéraux dont les trois angles,

parce qu’ils sont égaux, établissent une harmonie entre ce qu’ils représentent. Il peut

s’agir d’un équilibre entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou encore entre le corps, l’âme

et l’esprit. Les deux triangles sont superposés l’un à l’autre et sont dessinés dans deux

directions opposées. Le plus petit est intégré dans le plus grand. Le premier pointe vers le

haut et représente selon l’iconographie chrétienne, la Trinité, soit le plan divin (Père, Fils

et Saint-Esprit) (c’est aussi le feu et le masculin). Le deuxième soit le plus grand, pointe

vers le bas ; il représente le monde matériel, c’est-à-dire le plan humain (c’est aussi l’eau

et le féminin) et décrit un lien entre le corps, l’âme et l’esprit. Si la dimension divine et la

dimension humaine sont traitées avec la même variable plastique, le pointillé, c’est pour

rendre compte de la relation analogique qui les réunit et nous rappeler selon la célèbre

maxime de Démocrite que « Le semblable se rapproche du semblable12 ». Le triangle

divin est inclus dans le triangle humain parce que selon la logique de l’ensemble des

disciplines ésotérismes, c’est par l’homme et en l’homme que se donne à voir le divin.

Dans le même ordre d’idée, on peut expliquer la présence du pointillé à l’intersection du

niveau supérieur et du niveau intermédiaire. Alors que les deux cadrans de la section

intermédiaire sont dessinés par des lignes-contour, au niveau de la fleur de Lys13 ces

dernières deviennent des pointillés donnant à voir une circulation possible entre les deux

niveaux. Le pointillé rend compte de la porosité des frontières entre l’humain et le divin

et de ce fait exprime la logique de la théorie des correspondances. Ici, le pointillé rend

très bien compte de la première maxime de la Table d’émeraude, texte de référence de la

philosophie alchimique: « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est

en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose ». Qu’il

établisse la plasticité des triangles et ou celle d’une partie des cercles, le pointillé est

12 http://pagesperso-orange.fr/pensee.sauvage/L2/alchimie/bacon.html, chapitre VII, petit traité d’alchimie intitulé miroir d’alchimie 13 La fleur de lys située à la jonction des deux zones est également placée entre le 12 et le 1 et le Z et le A.

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utilisé pour établir la théorie des correspondances mais de manière différente. Dans le

premier cas, il désigne une identité, dans le deuxième cas une zone de transition.

Certains pourraient être étonnés de me voir associer le plan humain à la zone

intermédiaire et non pas uniquement à la section inférieure de l’image. Cette

interprétation se justifie par l’une des précisions que j’ai apportée tout à l’heure au sujet

de l’opposition entre profane et initié : en introduisant le statut de l’initiable. Je pense que

cette zone intermédiaire est celle de l’initiable et de l’initié. N’étant plus profanes, on

comprend qu’ils soient séparés du plan humain par des lignes-contour dessinant la

frontière. Étant dans une démarche de transformation, ils sont reliés au divin par le

pointillé, marqueur d’une zone de passage singulière exprimant ainsi la liminalité

ésotérique. Cette section intermédiaire est le lieu où s’exprime le travail ésotérique, il

s’agit du lieu de l’initiation ou du lieu du Grand Œuvre.

Grâce à cette gravure, nous avons vu comment les variables plastiques pouvaient nous

permettre de saisir la logique critériologique de l’ésotérisme au sein d’un corpus

théosophique et parfois même qu’elles pouvaient participer à un double jeu de

monstration et d’effacement (le traitement en pointillé des voyelles). Je souhaite analyser

plus en détail ce double jeu dans une autre image : la première gravure du traité

alchimique Atalanta fugiens écrit par Michael Maier publié en 1617 à Oppenheim en

Allemagne.

L’étude des signes plastiques de ladite gravure nous montre comment le graveur, en

l’occurrence Mathieu Mérian, arrive subtilement à marquer le contenu symbolique tout

en le masquant, et ce, grâce à une stratégie plastique. Entrons dans la dimension plastico-

iconique de la gravure I et examinons plus particulièrement le personnage qui domine la

composition. Au premier plan, on perçoit une forme identifiée comme étant un

« homme ». Au niveau iconique, les sous-entités /muscle/, /torse/, /moustache/ orientent

l’identification /être masculin/. Or, en portant plus attention à son ventre, on remarque

une forme bien étrange, qui donne à voir la silhouette d’un enfant, du moins ce qui

ressemble à un fœtus. Cette forme iconique est incluse dans celle de l’homme. Les traits

plastiques qui construisent la figure de l’homme sont nombreux et un important travail

est effectué au niveau de l’orientation de ceux-ci, dans la manière dont ils se croisent,

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dans leur densité, mais aussi au niveau des pointillés qui figurent le relief de la

musculature du corps humain. Le tracé curviligne épouse parfaitement les courbes

extérieures du corps et les pointillés dessinent minutieusement chaque détail des muscles

et des rondeurs. Sur la partie droite de l’homme, des traits plus petits s’imbriquent pour

accentuer la forme du relief charnel et créer quelques zones d’ombres. La juxtaposition

de ces éléments plastiques témoigne d’un réalisme élevé et contribue grandement à la

reconnaissance du signifié « homme ». Mais le « remplissage » plastique fait de traits

entrecroisés, si généreux soit-il, est fondamentalement déroutant. Déroutant, car tout en

organisant les variables plastiques du mimétisme iconique, il simule une autre forme

iconique introduite dans l’abdomen de l’homme. Autrement dit, c’est l’enchevêtrement

des traits qui, au niveau iconique, modélise le bas ventre de l’homme en rendant compte

d’ombres et de reliefs et qui, en même temps, masque la lisibilité de l’embryon.

L’organisation des variables plastiques conditionne et induit la perception que le lecteur

aura de la ligne-contour dessinant la forme fœtale insérée dans le signe iconique

« homme » qui, au premier coup d’œil, ne semble pas porter d’enfant en son ventre. Par

conséquent, la dimension plastique des signes iconiques fait en sorte que le lecteur ne

verra probablement pas d’emblée, mais seulement un peu plus tard, que cet homme porte

un enfant. La clé interprétative de cette gravure se trouve précisément dans la présence du

fœtus. Car l’homme enceint représente, au niveau microcosmique, l’adepte qui, à l’image

d’un dieu (macrocosme), est détenteur d’une promesse de devenir alchimique, le fils des

Sages, c’est-à-dire d’une semence de perfection.

Jusqu’à présent nous avons vu avec l’étude de la gravure de Bruegel comment la

dimension plastique fait écho à la logique ésotérique puis, avec le frontispice de Jacob

Boehme et la première gravure de l’Atalanta fugiens de Michael Maier que la relation

plastico-iconique peut être convoquée dans un double-jeu de monstration et de

dissimulation de la symbolique. Dans la dernière partie de ma présentation, je me

concentrerai sur la dimension iconique, c’est-à-dire sur les formes et les figures, et sur les

différentes stratégies utilisées pour montrer ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être

dit dans le discours symbolique alchimique.

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Deuxième point :

Pour mieux comprendre les deux prochaines analyses sémiotiques, il est important de

préciser que la symbolique alchimique opère une sémiose qui s’effectue par un renvoi

sémantique entre signifiés. Le renvoi sémantique, bien que perçu et utilisé différemment

selon le destinateur, est régi par un lien analogique entre les deux parties du symbole. Ce

dernier étant modalisé par une polysémie évidente, les alchimistes ont utilisé des espaces

narratifs variés pour complexifier la symbolique et produire différents niveaux de

symbolisation. J’appelle espaces narratifs les espaces de référence nourrissant la

symbolique alchimique : il peut s’agir de scènes de vie quotidienne, de mythologie,

d’alchimie, etc. Les espaces narratifs déterminent différents niveaux interprétatifs qui se

répartissent sur ce que j’ai appelé une échelle de symbolicité et graduent selon des degrés

de symbolicité. L’échelle de symbolicité établit des variations interprétatives qui se

distinguent entre elles selon des taux de symbolicité. Le taux de symbolicité statue sur la

complexité du système interprétatif et détermine une variation de principe analogique

reliant le motif iconique représenté et le message symbolique afférent. Ces derniers sont

unis par une propriété lexicale commune qui, selon le contexte de symbolisation, soit

l’espace narratif mythologique, alchimique, géométrique, etc., rend compte d’un degré de

symbolicité. Ce faisant, le contexte de symbolisation conditionne l’intensité du rapport

analogique. Certains renvois de sens sont tributaires d’un faible taux de symbolicité, le

lien analogique entre le motif iconique représenté et le message symbolique afférent est

alors facilement compréhensible, d’autres occasionnent un fort taux de symbolicité, le

lien analogique est par conséquent plus difficilement perceptible. Comme j’ai assez peu

de temps pour faire une analyse exhaustive, je m’attarderai sur l’explication des

processus de symbolisation des deux extrémités de l’échelle.

Je prendrai deux exemples de l’Atalanta fugiens qui représentent une scène de vie

quotidienne et un récit mythologique et démontrerai que, dans les deux cas, le trajet

sémantique n’est pas modalisé de la même manière, car il montre tantôt ce qui peut être

dit, tantôt ce qui ne peut être dit. Par exemple, il est plus aisé de comprendre ce que

signifie une femme qui lave son linge (blanchissage des métaux) que de faire un lien

entre l’histoire d'Œdipe et les stades opératifs hermétiques.

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La gravure III présente une femme lavant du linge. Précisément, l’image montre une

femme qui insère de l’eau dans le bac contenant supposément le linge sale. De ce grand

baquet, l’eau s’évapore en fumée, les saletés plus lourdes vont au fond de la cuve et se

déversent dans un seau par le robinet inséré dans la paroi du contenant. L’eau bouillante

agit sur les impuretés pour les dégager, les délier, les séparer. Ce procédé tel que décrit

correspond exactement à celui du blanchissage de métaux et plus précisément de la

matière première. En effet, selon la tradition opérative de l’alchimie traditionnelle, la

matière première, une fois trouvée, doit être nettoyée et libérée de ses imperfections.

L’analogie entre le blanchiment du linge et celui des métaux est suffisamment claire pour

prétendre que dans cet exemple le processus interprétatif possède un faible degré de

symbolicité.

L’utilisation d’un récit mythologique est plus difficile à interpréter que le

glissement sémantique entre le nettoyage du linge et le blanchissage des métaux. Plus

difficile, car le récit mythologique recourt déjà intrinsèquement à un processus

interprétatif. L’alchimiste s’approprie les mythes pour ensuite les décontextualiser, les

réinvestir et les actualiser dans une autre sphère, tributaire de la pensée alchimique. Et

c’est par une distorsion du mythe qui tient lieu d’une démythologisation partielle ne

gardant que l’unité sémantique pertinente que s’effectue l’opération symbolisante.

Voyons concrètement, dans la gravure XXXIX, comment s’opère la relation

analogique entre le discours hermétique et le mythe d’Œdipe.

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L’image montre plusieurs personnages : un enfant, un homme, un vieillard, un roi, une

reine, une femme-serpent (ou une femme dragon) et un guerrier. Compte tenu de cet

inventaire, l’identification du récit ne se donne pas d’emblée. À bien y regarder, plusieurs

éléments enclenchent la reconnaissance du mythe d’Œdipe. Le groupement figuratif du

premier plan, c’est-à-dire l’enfant, l’homme et le vieillard est révélateur puisqu’il

représente la solution de l’énigme14 posée par le Sphinx à Œdipe. Outre ce groupement

figuratif, d’autres motifs iconiques, correspondant à des passages variés dudit récit,

viennent confirmer la lecture : en effet, nous pouvons voir un personnage braquant une

épée contre un autre (Œdipe tue son père, le roi), et le même personnage tenant la main

d’une femme (Œdipe s’unit à sa mère, la reine). La difficulté de reconnaître de manière

claire ce récit mythologique tient de la présence d’un être hybride inhabituellement

représenté. Le Sphinx, qui pose la célèbre énigme au jeune homme, ne correspond pas ici

à la figure iconique traditionnelle. Qu’il soit issu de la mythologie grecque ou de la

mythologie égyptienne (qui du reste a inspiré la forme du monstre grec), il est toujours

dessiné sous les traits d’un lion ailé à tête et à buste de femme. Or cette description ne

concorde pas avec la femme-serpent représentée dans la gravure, dont il ne fait aucun

doute qu’il s’agisse du monstre, comme en témoigne le titre de l’emblème « Œdipe, ayant

vaincu le sphinx et mis à mort son père Laïus [sic], fait de sa mère son épouse15 ». Cette

créature, telle que figurée dans la gravure XXXIX, représente, d’après la mythologie

14 Souvenons-nous de la célèbre énigme du Sphinx : « Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes, le midi et à trois pattes le soir ? ». Pour plus de détails, lire Œdipe-roi de Sophocle (trad. de Ch. Georgin, Paris, Hatier, 1961). 15 Michael Maier, op. cit., p. 288.

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grecque, Échidna, un être hybride mi-femme, mi-serpent (ou mi-dragon). De ses ébats

amoureux avec le chien Orthros serait née la Sphinge, masculinisée en Sphinx chez

Hésiode. Dans la gravure XXXIX, nous assistons donc à une substitution de la forme

iconique représentée, Échidna, à la créature du récit mythique convoqué, le Sphinx. Mais

cette substitution n’en est pas réellement une. Il s’agit plutôt d’un amalgame entre

Échidna et le Sphinx. En effet, les deux doivent être conjointement considérés dans cette

représentation. Sous la forme d’Échidna, c’est-à-dire mi-serpent ou mi-dragon, c’est la

matière de l’œuvre alchimique qui est nommée et définie. Chez les alchimistes et Dom

Antoine-Joseph Pernéty le rappelle très bien, le dragon désigne la terre : « cette masse

informe et indigeste qui cache dans son sein la semence de l’or16 ». Cette combinaison

mythique est doublement fascinante, puisque, d’une part, elle souligne le jeu de

l’alchimiste qui se complait à déjouer l’interprétation de la symbolique, et d’autre part,

elle met en évidence l’intelligence du stratagème symbolique utilisé par les adeptes,

stratagème qui s’effectue sous la forme d’un amalgame interprétatif, parfois au sein du

même espace narratif. En plus de personnifier la matière première, cette femme-serpent-

sphinx en est la protectrice. Elle a donc une double fonction : celle de matière et de

gardien empêchant les non-initiés d’accéder à la connaissance puisque, dans les traditions

égyptiennes, le sphinx est placé à l’entrée des pyramides, lieux de mystères, pour

préserver les connaissances sacrées.

Revenons maintenant au premier plan de l’image. La solution de l’énigme représentée

sous la forme de l’enfant, de l’homme et du vieillard identifie la composition de la

matière première et ouvre la porte permettant d’accéder au premier mystère alchimique.

Pour les alchimistes, cette matière participe de l’union des quatre éléments, c’est-à-dire

l’eau, la terre, le feu et l’air. En cela, elle est soutenue par les quatre « pattes » de

l’enfant. Les quatre éléments sont liés par un cinquième, le cercle qui représente l’unité

primordiale, l’androgyne originel, soit l’unification des opposés, soufre et mercure, donc

les deux « pattes » de l’homme. Les trois « pattes » du vieillard signalent, quant à elles,

les trois principes qui structurent la matière première, c’est-à-dire l’âme, le corps et

l’esprit. Par conséquent, la structure de ladite matière est sommairement « dévoilée ».

16 Dom Antoine-Joseph Pernéty, article « dragon », Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve les allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques expliqués, Paris, Delalain-l'aîné, 1787, p. 97.

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Composée des quatre éléments, elle constitue une quiddité binaire en procédant à l’union

des trois substances. Et ces chiffres sont clairement dessinés sous les formes

géométriques inscrites sur le front de chacun des trois personnages.

La gravure XXXIX définit la matière première comme une masse informe et

chaotique avec la femme-serpent-sphinx, décrit ses compositions principielles avec la

solution de l’énigme et aussi présente les deux grandes étapes opératives que la matière

première doit subir pour parvenir à la pierre philosophale. Ces derniers éléments nous

sont donnés par les deux autres temporalités du récit d’Œdipe : en arrière-plan, le

personnage d’Œdipe brandit une arme contre un roi (son père) et, plus haut, s’unit à une

reine (sa mère). En termes alchimiques, ces deux étapes dessinent d’une part le processus

de séparation, d’autre part de celui d’unification. Ainsi l’explique Michael Maier :

Œdipe est accusé de parricide et d’inceste, les deux crimes les plus affreux que l’on puisse imaginer, et qui cependant l’ont porté au trône (…). Il tua en effet son père qui ne voulait pas lui céder le passage, et épousa sa mère, la reine, épouse de Laïos. Toutefois, ceci n’a pas été écrit comme une histoire ou un exemple à imiter, mais inventé et présenté allégoriquement par les philosophes pour les secrets de leur doctrine. Les crimes rapportés se rencontrent en effet tous deux dans cette œuvre ; car le premier agent, ou père, est renversé et terrassé par son effet, ou fils, puis ce même effet s’unit à la seconde cause jusqu’à devenir une seule chose avec elle ; ainsi le fils est uni en mariage à sa mère et il s’empare du royaume de son père comme en vertu du triple droit des armes, de l’alliance et de la succession.17

La correspondance analogique réalisée par Michael Maier entre les moments où Œdipe

tue son père, épouse sa mère et ceux qui relatent l’évolution transmutatoire par la

séparation et l’union, procède à une herméneutique des figures archaïques constitutives

de l’inconscient collectif. À l’image du processus identitaire d’Œdipe, celui de

l’alchimiste passe par une intégration psychologique de l’évolution de la matière

première qui s’effectue nécessairement par une disjonction du même (tuer le père) et une

symbiose avec l’autre (épouser la mère). Ceci n’est pas sans nous rappeler les travaux du

psychanalyste autrichien Sigmund Freud qui, quelques siècles plus tard, recourt à un

emploi similaire de la structure archétypale œdipienne, sous le nom de complexe

d’Œdipe, mais cette fois-ci pour rendre compte, au niveau psychanalytique, du

développement identitaire de l’homme.

17 Michael Maier, op. cit., p. 292.

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Force est de constater que les processus de symbolisation engagés dans les deux gravures

ne présentent pas les mêmes complexités sémiotique et symbolique. Pourquoi une telle

différenciation de processus de symbolisation ? Pour répondre à cette question, reprenons

nos deux exemples.

La gravure III représente une des phases opératives, précisément, celle qui consiste en

la séparation des principes alchimiques. Les adeptes n’ont jamais eu de difficultés à

parler de ces phases que celles-ci procèdent de la sublimation, de la calcination, de la

putréfaction etc. Étant accessibles dans les textes alchimiques, elles sont données à voir

dans les gravures de l’Atalanta fugiens sous la forme d’un faible taux de symbolicité.

Si la gravure XXXIX possède quant à elle un taux de symbolicité élevé, c’est pour

masquer l’identité réelle de la matière première, un des éléments stables non révélés du

processus alchimique (autrement que par l’initiation). Le fait de savoir que la matière

première est une masse chaotique composée de soufre et de mercure réunissant les quatre

éléments ne nous permet pas de savoir qui elle est ?

Je finirai ma présentation en disant que les processus de symbolisation donnés à voir

dans les gravures de l’Atalanta fugiens sont conditionnés par les exigences du secret

alchimique qui tiennent moins à l’ordre chronologique des phases opératives qu’à

l’identité de l’agent initial, la matière première, et de l’agent final, la pierre philosophale.

Ce qui peut être dit est montré par un faible taux de symbolicité aisément accessible et ce

qui ne peut pas être dit est montré par un taux de symbolicité plus difficilement

accessible car conditionnel à la connaissance du récit mythologique. C’est ainsi que les

images symboliques permettent aux ésotéristes de pallier leur interdiction de dévoiler leur

art et leur science sans pourtant risquer d’être compris par tous.