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Le Liban comme métaphore est un autre chapitre que je mets en ligne de ma thèse, L'évolution de la poésie libanaise après 1982.
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Le Liban comme métaphore1
Ecrit par Nafiss Mesnaoui
La poésie libanaise est une métaphore pour dire le Liban. Par quels mots, par quelles
métaphores les poètes libanais disent-ils le Liban ? Le Liban est exprimé par diverses images
en fait, dont nous relatons que certaines, il est terre d’amour mystique hautement vécu autant
que terre d’espérance. L’expérience de l’exil y est vécue doublement pourtant, le poète est
exilé chez lui à l’intérieur, cependant il part pour quitter son pays natal, sort à l’extérieur afin
de mieux se retrouver, mieux se construire, il s’exile alors dans la langue avant tout. Ce Liban
reste le pays de cèdre, qui dit cèdre, dit emblème du Liban, son symbole, son identité, sa
respiration, dit vie et mouvement, esprit et matière, dit éternité.
Comment alors est connoté ce Liban ?
1. Les métaphores du Liban
1.1. L’amour
1.1.1. Un amour mystique
Le Liban est d’abord une métaphore de l’amour, un amour national, identitaire,
patriotique et civique. De tous les poètes, c’est Ounsi El Haje qui adopte cette métaphore et se
l’approprie pour lui. L’amour mystique devient une caractéristique de son écriture tout au
long de son recueil. Le poète en entretient un rapport mystique avec son pays, il est un faiseur
et donneur d’amour. Il entreprend la défense de son Liban à lui qu’il perçoit et aime à travers
les pupilles de ses propres yeux. Les fragments étudiés sont tirés de son recueil le Banquet
publié en 1994. Le fragment ci-dessus fournit une explication aux prétextes de la jalousie dont
1L’intitulé de ce chapitre est inspiré d’un intitulé de livre d’entretiens avec le poète palestinien Mahmoud
Darwich.
elle est victime sa patrie. L’amour d’Ounsi pour le Liban est une réponse-réflexe à cette haine,
cette jalousie, un affrontement vis-à-vis d’elle. Il construit alors son fragment sur le paradoxe
sémantique de la phrase et de l’image. Le poète, bec et ongles, défend son pays :
« Ils ont haï une nation parce qu’elle souriait
Alors elle s’est mise à rire
Ils l’ont tuée parce qu’elle riait
Alors elle s’est mise à danser.
Ils l’ont déchirée parce qu’elle dansait.
Ses yeux alors se mirent à regorger de promesses et ses fenêtres rayonnèrent.
Ils ont séparé sa main droite de sa main gauche
Parce que ses mains sont le cœur du monde.
Se taire est pire que parler et parler est pire que se taire. Mais viens, installons-nous
entre les pires, là-bas à l’horizon du regard et sous les étoiles du désir. Quant à
l’automne, c’est une porte hermétique et derrière, le printemps de l’illusion diaphane.
»2
Ounsi se fonde dans l’amour de son pays. Attaché à lui, il prend ses marques, s’unit à
lui par la magie et le pouvoir du verbe. Il est habité par le Liban. Il le possède par le pronom
« mon », il est son Liban possédé par lui. Développant un sentiment de tendresse envers lui,
son amour passionné est de genre patriotique, un amour fusionnel dont il vise à obtenir la
réciprocité. L'amour n'est autre chose que la joie, accompagnée de l'idée d'une cause
extérieure, celui qui aime s'efforce nécessairement de se rendre présent et de conserver la
chose qu'il aime. L’aimé c’est cette part d’inexprimable qu’est le Liban. :
« Si la rencontre est miracle, la tristesse l’est aussi. N’est-ce pas étrange que je
m’attriste encore, mon Liban ? Je n’avais pas imaginé, après l’incendie de Dieu, que je
ne nourrirais autrement que de la haine. Or, je suis toujours comme la mer
dépendante de la Lune, la Lune dépendante du soleil, le Soleil dépendant de la nuit et
la nuit dépendante du message de tes yeux.»3
Le poète mêle sa bien-aimée au Liban, elle est partie intégrante de ce Liban. Au plan
grammatical, le morceau commence par le pronom « je. » La rencontre du sujet « je » et
l’objet « te » est ce rapprochement entre le poète et le sujet aimé. La situation d’interlocution
est marquée entre le « je » et le « tu. » Le partage pronominal du Liban fait du « je » un « te »
2 Ounsi El Hage, Eternité volante, anthologie poétique établie et présentée par Abdulkader El Janabi, p. 121. 3 Ibid., p. 121.
au travers un rapport intersubjectif du locuteur et de l’allocutaire. Les adjectifs possessifs
donnent le rythme par leurs effets d’échos graphiques ou phonétiques créant un cadre
rythmique syntaxique. La profondeur du Liban est sondée par le jeu de ses pronoms :
« < Je te mêle au Liban parce que tu es son lait et son miel. Entre toi et lui la relation
du thym au vent. Entre toi et lui il y a mon lit, les paroles de mon lit et les chansons de
l’ultime beauté. Je te connaissais, qui peut maintenant me dire qui tu es ?
Je vis dans notre mémoire future comme vit la pierre sous l’eau.
Un monde où je voudrais vivre et qu’on ne me laisse pas atteindre. Un monde où je
voudrais vivre et qu’on ne me laisse pas atteindre. Un monde où l’on nage dans le
magnétisme des passions. Monde d’envoûteurs envoûtés. Je hais tout ce qui n’est pas
lui. Et lorsque tu me fais signe avant de dormir, je sais alors que nous nous
réveillerons seulement pour vivre l’enivrement de notre extase.
Le déchirement du massacre disparaît en ta présence et ma douleur devant l’assassiné
se métamorphose par toi en résurrection. O bord de mon abîme, ma tentation et ma
victime, je jure qu’il n’y a d’apparition que dans tes yeux, de tempête que sur ton
front, de repos que sur ton front, je jure qu’il n’y a pas de vie, sauf mourir en toi, pas
de paix hors de ton désir, pas d’avenir que sur le flux de tes cheveux, couronne du
monde, bord de mon abîme !
Je jure que tu ne dormis que dans mon rêve
Que tu ne te réveillas que dans mon rêve. »4
Le poète cherche une proximité avec l’objet de son amour. Amant vigoureux, son
amour s’avère un dérèglement des choses et des sens, une transe, une possession, utilisant de
longues phrases comme si dans leur longueur, elles ne pouvaient contenir toutes les affections
du poète. L’amour du pays est prolongé dans l’amour de la bien-aimée :
« Je veux que tu me donnes ce qui n’est pas à moi, car c’est ce qui m’appartient. Je
veux que nous descendions l’un dans l’autre comme le miracle dans le corps, comme
le destin dans l’instant, comme la main de Dieu dans le néant. Je veux que nous
parvenions par l’échange de nos poursuites là où finit notre fuite, ainsi il n’y aura plus
entre nous que la magie d’un exil permanant nous attirant à perpétuité.
4 Ibid., p. 121.
Je me suis engagé, depuis le commencement, sur le bon chemin : ton amour, et alors la
nuit de la Terre peut tourner autour de nous. J’ai toujours connu ma mission : ouvrir
le rideau de l’amour et le fermer, voir dans ce blanc et dans ce noir, le bleu du ciel du
cœur, l’empressement de Dieu, la force recouvrant en plein son inconscience ivre,
scintillante comme un étoile sortie de la grotte des siècles. »5
La bien-aimée devient un substitut du Liban. Ounsi joue sur maints niveaux d’amour,
du coup, au sein de son écriture :
« Ton regard est pour moi la main qui me fait descendre dans mon âme, dépassant ce
seuil difficile.»6
Si le poète évoque le Liban dans ce morceau c’est pour l’allier au « matin », au
commencement, à l’espoir de l’amour qui s’oblige à se confronter à la « rancune » :
« Le matin pénètre chez nous tout étonné. Il n’avait pas pensé qu’il trouverait la
passion transformée en un temple pour la rancune.
Nous recouvrons le matin d’un voile de la soie du Liban. Nous lui murmurons à
l’oreille des mots qu’il ignorait. »7
L’amour est une qualité orientale, libanaise. Quelques poètes arabes modernes sont des
poètes d’amour. Rien que Nizar Kabbani, poète syrien de la région, rien que lui a écrit plus
d’une vingtaine de recueils célébrant la femme, il est dit « poète de la femme », jamais un
nouveau poète arabe n’a psalmodié la femme comme lui, ces poèmes d’amour sonnent partout
chez la jeunesse du monde arabe et beaucoup d’eux ont inspiré musiciens, compositeurs et
chanteurs. Cet amour qui se présente comme une haute sensation, une élévation mystique. Il
se démarque dans le style particulier d’Ounsi, c’est que le poète en a vécu de tout ces sens
particulièrement, distinctement de manière qu’il marque son originalité dans l’amour.
Mais il n’est pas le premier poète d’amour de son époque, il le traverse seulement, en
lui consacrant juste quelques poèmes. Cet amour prend-il sans doute source dans le
christianisme gnostique d’Ounsi, en rapport étroit avec l’amour dans la Bible. Le Dieu
biblique se présente comme un dieu d’amour qui a communiqué son amour aux hommes,
ceux-ci doivent en retour s’aimer les uns les autres. L’amour ne demeura-t-il pas parce que
dans la vie éternelle tout sera amour et tout se fera dans l’amour ? La première lettre de
l’apôtre Paul aux Corinthiens met l’accent sur cette qualité. Si l’homme n’a pas d’amour, il
n’est rien de plus qu’un métal qui résonne. Qui aime est patient et bon, ne se réjouit pas du
mal, il se réjouit de la vérité. L’amour est éternel, divin, perfection.
5 Ibid., p. 123. 6 Ibid., p. 123. 7 Ibid., p. 124.
Saint-Jean écrit dans sa première lettre évangélique, celui qui n’aime pas est encore
sous le joug de la mort. L’amour vient du Seigneur. Quiconque aime est enfant de Dieu et
connaît Dieu. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu. L’amour consiste en ceci : c’est Dieu
qui nous a aimé le premier.
Il est lui le Liban, il grandit avec lui, Ounsi, ou s’abaisse avec lui. Il vit un des plus
hauts degrés d’amour, celui que l’on offre pour la patrie, il le connaît bien, le Liban, reconnaît
sa valeur, son statut, son originalité, dépend de lui dans ces sentiments et affections. Pour
Ounsi, le Liban est sacré, adoré, saint, vénéré, partie grande de soi que l’on ne peut détacher
de soi, il arrose son Liban par l’amour. Rien par contre n’est sacré pour les nihilistes, la joie
réside dans l’acte de créer, de désaimer. Désaimer, c’est désacraliser, en créant. Ounsi se situe
loin de ces poètes arabes qui ne sont guère nationalistes.
« L’amour est fleur de compassion
Le ciel toit de prison
Mais rien ne m’étouffe
Car ma chambre est sans murs
Et suspendue entre ciel et terre. »8
Si son amour est mystique, c’est qu’il adhère lui aussi à son gré à la doctrine du
mysticisme comme d’autres poètes du Liban ou du monde arabe. Le poète mène une stratégie
mystique au long du recueil. Abdulkader El Janabi qui établit et présente une anthologie
poétique en français d’El Hage montre, en fait, dans sa présentation intitulée « Un oiseau
migrateur derrière la porte », que tournant le dos à la rhétorique qui caractérise inlassablement
la littérature arabe, Ounsi livre la langue à de nouvelles d’expérimentation, les plus possibles.
il démolit la phrase sur le plan syntaxique tout en levant le voile de l’éloquence laquelle
dissimule la vérité de l’oppression :
« La poésie de ce gnostique chrétien, dont la prose riche et intense est un site
d’illumination, s’offre en dernier lieu comme le vécu problématique de l’altérité dans
la culture musulmane dominante. Elle conjugue l’équivoque entre Je et l’autre. Le
blasphème et la dévotion, l’harmonie et le déchirement, l’érotisme et la mort, et
rumine ce qu’elle a dans la panse de l’abîme. Sa violence et dans sa fragilité. Chaque
mot et terre puis ombilic. Le verbe, ici, se transforme en énigme, fleur offerte à toutes
les brises. »9
8 Ibid., p. 115. 9 Ibid., p. 11.
1.1.2. L’espérance
Stétié prend le plaisir de partager cet amour du pays avec le poète arabophone. Il
déclare lui aussi qu’il est épris du Liban, à sa façon pour des raisons subjectives. Le Liban
n’est pas de ces patries arides d’amour, d’amabilité et de chaleurs humaines, il est un pays qui
donne à son citoyen et de retour le poète fête cet amour :
« J’aimais le Liban pour tout ce qu’il m’avait donné spontanément, et déjà rien qu’au
niveau de son paysage, de vigueur et d’intensité poétiques ; je l’aimais pour son sens,
voire son instinct des nuances religieuses ou, pour mieux dire (car le religieux n’est pas
mon fort), plus généralement spirituelles ; je l’aimais pour la préférence qu’il voulait à
la portée de l’humain face aux idéologies dévoreuses qui se partageaient la région et
une bonne partie du monde. »10
Stétié ouvre son introduction à sa première traduction du Prophète de Gibran par une
idée qui donne sens à cet amour. Le Liban est un pays nécessaire à la naissance d’un poète car
il est pays de spiritualité, de brassage et de rencontre :
« Gibran du Liban. Aurait-il pu naître ailleurs ? C’est peu probable. Il fallait à ce poète,
qui est un sage, une terre pétrie de spiritualité(s) pour qu’il parlât. »11
A l’image exacte de son pays est le poète, trait pour trait, un phœnix qui meurt
consumé sous l'effet de sa propre chaleur pour enfin renaître de ses cendres, symbolisant la
résurrection dans le cycle des renaissances, le long de cette côte de légendes, la Phénicie, de
ce « Liban-synthèse », endroit d’un « laboratoire » inachevé, lieu du doute et du dialogue. Un
Liban occidental et oriental par juxtaposition. Giovanni Doloti note que Rimbaud l’appelle
aussi un « Liban de rêve. »12
Cet amour se change en inquiétude dans le vertige de la guerre pour Stétié :
« Voici donc que tu n’es plus, pauvre Liban, chanté par la fiancée du Cantique. Voici
donc, pauvre Liban, mon pays, que tes amis, pour ne pas sembler te pleurer, se
recueillent à ton chevet, et prient. Voici planer sur toi, dans l’émiettement provoqué de
tout ce que tu fus, l’heure des ténèbres. L’heure des ténèbres aura donc sonné pour toi,
pauvre Liban, pour toi dont le nom signifie montagne de Lait, Eclatante blancheur.
Voici donc, Liban que ton lait a tourné et que la blancheur s’est ternie. Et les oiseaux
10 Europe, « C’est au miroir de la poésie qu’une langue se prouve », entretien de Stéphane Barsacq avec Salah
Stétié, n° 967-968, p. 163. 11 Giovanni Doloti cite Stétié, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 46. 12 Ibid., p. 30.
de Dieu eux-mêmes, qui aimaient la limpidité égale de ton ciel pour qui peut-être fut
crée le mot azur. »13
Giovanni Doloti cependant montre que Stétié n’abandonne jamais l’espérance qui
s’avère une nécessité. Il a sans cesse su que son pays se sauverait. Des cendres du Liban renaît
la poésie par vocation essentielle. La sienne en est une preuve patente et c’est cela le rôle de
l’humain, du poète.
1.2. Le feu
1.2.1. La flamme
De quelle flamme brûle le poète ? De quel feu se consume-t-il ?
Pierre Brunel remarque dans la préface d’En un Lieu de brûlure intitulée « Salah
Stétié sur sa vie » que la métaphore du feu est fort bien développée chez le poète. Dominique
de Villepin, l’ami, rappelait, dans le numéro spécial Nunc consacré en mars 2008 à Salah
Stétié, cette confidence que lui avait faite l’ancien ambassadeur du Liban. Il n’était pas
l’ambassadeur d’un pays, il était l’ambassadeur d’un incendie plutôt. L’ambassadeur du feu
qui embrasa ce pays au cours de longues années de guerres civile ou régionale et qui de nos
jours n’est pas éteint. Le feu est un créateur de cohérence.
Le poète parlant de lui-même : « le représentant officiel d’un petit pays qui partait en
flammes : le Liban. »14
Fiançailles de la fraîcheur en 2002, est un recueil de « fraicheur », il
fallait garder le cœur et la tête froide. La poésie agit à « contre-brûlure » selon l’expression de
Pierre Brunel. Le lieu de brûleur n’est pas seulement le Liban mais le monde, le cosmos, la
vie en général. Ce recueil est un antidote au feu, le remède, une ordonnance que prescrit le
poète pour lui-même. Il enterre le feu, convoite l’eau, une eau restauratrice : « Enterrer le feu,
c’est rêver d’eau. »15
Mais voilà le feu qui peut rejaillir à chaque moment, inextinguible reflétant le pays et
ses brûlures conduisant cependant à la limpidité, à l’éclat. Le feu est le Liban, dans deux
recueils de poésie de Stétié Fièvre et guérison de l’Icône, et L’Autre côté brûlé du très pur
bien avant. Dans la première édition de ses œuvres complètes surgit cette métaphore. Le poète
13 Giovanni Doloti cite Stétié, Ibid., p. 49. 14 Salah Stétié, La Nuit de substance, p. 57. 15 Salah Stétié, Signes et singes, p. 20.
choisit d’intituler délibérément ses œuvres complètes édités chez Robert Laffont En un Lieu
de brûlure en vue de mettre ses écrits dans le contexte du feu, de la brûlure.
Son feu est un feu qui émane du corps, un feu sexualisé, dans ce frottement entre mots
et sons :
« Ah ! nous soit feu la cruche de ce corps
A quoi nous buvons par douleur et patience
Sous les milliers d’astres de l’âge allégé
Où nous allons soumis aux arches vives
Tout ce nuage »16
Une impression de brûlure traverse les pages du recueil. Ce qui germine brûle. Un
champ sémantique qui se rapporte au feu traverse le recueil jusqu’à la fin… feu est non-fin.
Cette métaphore du feu qu’il reconstruit et déconstruit maintes fois…. Un feu souvent coloré
de toutes les couleurs, feu vital invisible tantôt… tantôt il est feu externe mécanique…
Chaque objet a son feu. Par une sensation de soulerie, le poète y mêle le nu et le corps… En
ce fragment justement, beaucoup de sentiments y sont mêlés… il est tableau de juxtaposition.
Au plan rythmique, dans le poème suivant, Stétié met le mot « brûle » deux fois à la
rime puis le mot « feu », contrastant avec le mot « neige » placé pareillement deux fois à la
rime. Le principe de contradiction poétique, deux mots de sens contraires à la rime, souligne
la ponctuation sonore du vers et fait la soudure entre les deux propositions du fragment, le
sizain et le quintile. Le vers devient un moyen d’interroger l’inconnu selon Claudel. Stétié
désobéit aux règles classiques, son vers est libre comme sa rime :
« Il y a contre mon cœur un enfant qui un peu brûle
Comme un enfant de neige
Sa nature est de neige et sa larme me brûle
Où se défait la neige
Il y a face à l’esprit une larme de neige
Et sa lumière et larme
Lampe de neige et larme de matinées
Et précieux lit du jour
Où flambe imaginairement le feu
de cette femme éblouie qui brûle vive
au nom de tous à l’avancée »17
16 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 11.
Nouveau Prométhée, Stétié allume une flamme qui réchauffe et réconforte. La flamme
serpente, feu idéalisé et pureté. Stétié apostrophe la flamme. Mode de feu, le poète s’offre à la
flamme en signe de fusion avec la lumière initiale du monde. On enflamme quand on aime.
« L’amour n’est qu’un feu à transmettre. Le feu n’est qu’un amour à surprendre. »18
Le poète
s’évade des autres formes :
« Ô flamme de tout le monde ô décisive
Où nous allons entrer par visage
Et toute clé infiniment brûlante
En notre main de givre ou bien de songe
Ici dans un linge très pur qui tien le feu
Comme un présent absent d’écriture
Attendant près du nid farouche une colombe
Et le secret de son amour en sang »19
Pourquoi le feu ?
Agréable, familier, en tant que substance, il est parmi les plus valorisés. Ce que recèle
le feu a le germe de la vie, il est un élément qui agit au centre de chaque chose. Il réchauffe et
réconforte. Tout ce qui change vite s’explique par le feu. Avec le feu, tout change. C’est un
dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais, il peut se contredire : pour Bachelard, il est donc un
des principes d’explication universelle :
« Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il
vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour.
Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la
vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir les
deux valorisations contraire : le bien et le mal. »20
La poésie, c’est La Saison passé en enfer, une expiation de la douleur, une purification
naturelle, divine plus qu’elle est plaisir parfois selon le cas. Le poète, à l’instar de Rimbaud,
est voyant par l’éclat de ses yeux pétillants, brillants, pénétrants et par la luminosité et l’éclat
de son âme. Ce qu’appelle Gibran, dans son livre semi-prophétique semi-religieux Le
Prophète : regarder par intuition. Le poète aperçoit les choses par le troisième œil, un œil
interne, symbolique.
17 Ibid., p. 26. 18 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, p. 53. 19 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 35. 20 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, p. 23.
Stétié écrit : « Poésie : l’inaperçu devenant l’invisible. »21
Le feu est libérateur du
même titre qu’il illumine : « La poésie est l’incendie des aspects. »22
Stétié écrit dans « Ur en
poésie », « se faire de mots un feu. »23
Le mouvement de toute poésie, c’est dire de toute vie,
est vers le feu.
Dieu, qui a crée l’homme à son image, est feu dans la Bible. Le feu est le signe de la
présence de Dieu, sa théophanie. A la rencontre avec Moïse, la montagne de Sinaï était toute
fumante parce que le dieu est descendu dans le feu. Le Liban est le dieu vénéré de Stétié, son
feu.
Il y a dans l’économie de la phrase chez Stétié une explication, il cherche à éviter la
brûlure de ce feu.
Doloti remarque combien de fois Salah Stétié a-t-il surnommé l’expérience poétique
« l’incendie des aspects. »
La poésie caresse ce qui reste après la brûlure, ce qui la justifie. Ce qui reste après le
passage démolisseur du feu c’est le cœur sanctifié. La poésie éclot de la cendre, elle est
séquelle de la combustion. Le poème illumine, embrase la matière noire du cosmos, par les
étincelles du feu il compense le chaos originel. La poésie comme le feu est de substance
nocturne. La poésie est cet éclair dans le moment, elle est éclat et illumination, elle se
substantifie d’espérance. Libérateur, le feu est manifestation de l’Esprit par l’effusion de ses
signes.
1.2.2. La « cécité » poétique
Par excès de lumière et de feu, la poésie est un métier aveugle, l’aveugle est un voyant
qui ne voit pas. Dans le Talmud le non-voyant voit mieux. Chez Stétié la cécité est liée à
l’acte poétique, si le poète est aveugle, la poésie est lampe :
« Debout entre les yeux et leurs prunelles
Sont les limpides morts »24
Qui ose dire que la poésie est toujours lumière ? Son chemin peut s’avérer obscur, son
action peut s’accomplir dans l’obscurité, les ténèbres. « Le noir de l’œil », c’est ce qui
empêche de voir, de capter l’apparent. Le poète lui, va vers le sens caché, secret,
21 Salah Stétié, Signes et singes, p. 18. 22 Ibid., p. 19. 23 Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Ur en poésie », p. 339. 24 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 34.
impénétrable. Comme le souligne Caroline Fourgeaud-Laville, l’acte poétique chez Salah
Stétié est lié profondément à la « cécité » :
« il n’y a pas d’amour, enfant, le noir de l’œil
Est comme un puits déserté par les colombes
qui brille de l’éclat parti des combes »25
L’absence de lumière s’avère aussi lumière. Dans l’obscurité la poésie attend la lampe,
crée l’étincelle, l’éclat, la lumière :
« De ce côté du jour sa cécité
Rompue de roses fraîches. »26
La poésie cristallise la mémoire : elle la rend claire comme le feu. L’énergie poétique
émane d’un feu intérieur. La poésie alors brûle comme le feu.
« Et l’on apportera le feu du linge
Que le feu va reprendre, disparus
Le feu, le linge, et seulement l’esprit
Est une épée avec le sang d’une colombe
Comme est l’éclat de l’arbre, la colombe
Elle aussi dans la disparition disparue »27
La poésie de Stétié est elliptique, essentielle et purificatrice. L’acte poétique peut
s’avérer immolation. Giovanni Doloti cite Stétié : « Le mouvement de la poésie, c’est dire de
toute vie, est vers ce feu. »28
La poésie est captage de la lumière. Ce texte distinctement écrit
en italique en fournit l’exemple, la terre s’apparente à la lumière. Dans l’obscurité, la poésie
attend la lampe. Le travail du poète se présente alors dur, impossible, vulnérable, son métier
n’est pas n’importe lequel :
« Dure lampe ici fichée, ici, lumière. Qui, lampe et lumière, qui de l’une – outil de l’autre ? La
terre est vierge et, terre, elle s’interrompt. Dure lampe soudain fichée dans la mer…
L’écume (si elle se retire)… La terre (- si elle se retire)… La terre (- si elle se retire) … la nuit,
la jeune nuit – terre, écume, parole. Guerrière à la recherche d’une guerre, tout clair fil enfin à
sa portée. Une lampe, n’ayant jamais éclairé, éclaire.
25 Salah Stétié, Fièvre et guérison de l’icône, p. 81. 26 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 33. 27 Ibid., p. 33. 28 Salah Stétié, Giovanni Doloti, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 89.
Sein, la lampe le regardant : dure lampe. Ambiguë chantante écume, en extinction, joliesse,
Lampe, ô vulnérable, ô noir outil, aidant la lumière incréée à s’endormir-dormir dans les
origines de la mort. »29
Tout poète joue, jongle avec le feu, consomme le feu, se consume dans le feu, le
métier du poète étant à haute brûlure.
2. L’exil
Ce sous-chapitre comme le suivant est une reprise des métaphores du Liban entamée
au précédent.
2.1. L’exil vécu de l’intérieur
2.1.1. L’étrangeté
Le poème de Joumana Haddad est de onze strophes variant de vers, il se présente
comme une vocation de la figure de l’étranger. Il est un sentiment pas un fait, traduit par
Abdulkader El Janabi et publié dans une anthologie féminine avec la version originale à côté,
intitulé : « Ton pays, cette nuit brûlante », mais son contenu suggère le contraire. La poétesse
est étrangère à son propre pays. Elle destine le poème à l’étrangère qu’elle est, et par là à toute
étrangère. Le poème ne peut pas être saisi en dehors du contexte de l’écriture féminine et la
cause féminine, Joumana en fait, se sent étrangère par rapport à son statut de femme arabe et à
sa condition humaine de femme arabe. S’exprime alors vite l’écriture de la négation et du
refus, une anti-écriture ; la poétesse veut surprendre, bouleverser, bousculer, secouer les idées
superficielles, mortes qui sont devenues des clichés, dire non. Un rôle toujours noble de la
bonne et de la vraie poésie.
Elle l’exprime par un jeu sonore des mots, le calembour : « l’étrangère » est
« étrange. » En colère, Joumana n’est pas contente de sa situation, de sa vie. Mené d’une
malice d’emboîtement, le poème se propose comme une question qui en suscite d’autres. Les
phrases autant interrogatives qu’exclamatives fournissent au poème une tonalité lyrique et
intensifient l’étrangement inquiétant, Joumana est hors le vécu, hors le moi, le « tu-ton »
anonyme remplace le « je-mon » plausible, la poétesse à l’incipit n’apostrophe que sa propre
29 Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Ur en poésie », p. 322.
personne, vivant un dédoublement, elle le vit de surcroît sur « une terre étroite », qui est
cependant vaste « que le torse de l’amant. » Se confrontant à l’angoisse des choses refoulées
qui retournent, à l’étrangement inquiétant, dans ce poème, il est question d’« âme », dont les
tristesses forgent son « or », la sienne, la poétesse entreprend un vagabondage sidéral dans la
« nuit. » C’est la toute puissance du moi qui chante sa gloire quand « la chaire » rassasie à
satiété « son désir. » Son « pays » n’a pas de « nom » car il dépoétise en marchandisant la
haine.
Contrairement à ce qu’on le pense, la poétesse n’est pas « rebelle » mais une douce
victime, elle n’est pas « révolte » mais « égarement. » Exténuée, souffrante, elle se fonde dans
le néant de l’absence à la fin tombant ses masques - un nirvana poétique où elle s’efface
relativement - auprès d’elle-même, du lecteur et du monde, c’est sa réussite car si elle parvient
à s’échapper du poème, elle s’échappe à la douleur du désir de l’engendrer et du double désir
d’exister par lui avant tout, l’objectif est conquis :
« Qui es-tu ô étrangère ?
Tes masques qui effacent les traits des tourments
Sont fenêtre aveugle
Tu voles le sommeil
Par l’avidité des coureurs à l’éclair.
De la luxure de tes rêves, les frissons émergent
Tu es vouée à l’enfer de la chair
Et sur le vase, ta fêlure s’ouvre
Comment ta solitude peut-elle reposer
Au fond du cœur
Malgré des journées grouillantes de noms ?
Comment ta tristesse peut-elle revêtir les paupières
Et tes soirées abyssales
Arracher le visage du gouffre ?
Qui es-tu ô souvenir étrange au toucher
Racine étrangère à la fuite ?
Ô toi relâchement aussi obscur
Que la densité du nuage
Effacement semblable à l’essence !
Un arbre ne t’a mûrie Tes portes closes sont étanches
Mais tu es tendre comme un plaisir qui s’ouvre
Tu sors du jardin de la vie
Pour te protéger de tes ombres.
Préférant vagabonder parmi les étoiles
Et là tu répands ton eau pour pécher
Ta tête profondément.
Les tristesses, ô étrangère, ne sont ni ta source
Ni l’estuaire
Elles sont plutôt le voyage qui fait l’or de l’âme.
Dis comment ton imaginaire garde-t-il l’Essence ?
Comment à l’aube tes désirs se cicatrisent-ils
Et enflamment-ils ta soif à te dénuder ?
Comment chaque lever du soleil peut-il avoir
Son couteau ? Ô étrangère !
Comment oses-tu ?
Ton ciel qui demeure haut
Adoucit l’ennui
Le baigne d’un goût obscur
Tel l’horizon vaincu.
Tu te perds dans la nuit
Et dans les lieux de passage
Quant à ton ombre,
Elle recherche tes mains multiples
Et avec toi oscille l’arc de la volupté.
Tu es étrangère et tu le sais
Tu te brise sur ton ombre et sur quelques mur
Puis tu attends l’accomplissement du voyage.
Où appuies-tu donc ton étoile
Lorsque les ténèbres te touchent
Où brilles-tu ô astre étrange ?
Ton pays est cette nuit brûlante
Nul soleil n’est là pour l’étreindre
Au bord de la présence dansent les branches ivres
Chaque fois qu’une main s’apprête à partir.
Ô étrangère ! ton pays n’a pas de nom,
Et pas de fin non plus
Ton âme repousse plus loin l’instant de l’arrivée
Chaque fois qu’il approche.
Ta chair avide se rassasie à son désir
Comme un désert qui s’extasie de son sable assoiffé
Etroite est la terre étroite, mais elle est plus vaste
Que le torse de l’amant
Et pour que pleuve la lune,
Une goutte de nudité suffit.
Comme tu es étrange, ô étrangère !
Ta solitude légère, tu la portes
Comme un sein qui n’a pas franchi
Le seuil de l’imaginaire.
Ta pâleur te garde ô étrangère en désordre
Les visages clos t’attendent dans l’ombre
Ton humeur jonche le sentier secret
Et ton âme dans la nuit
Pleure l’accomplissement de son délire.
Ô étrangère, mon âme, qui es-tu ?
On te prend pour la rebelle
Mais tu n’es que lubricité qui se transperce
Et ce qu’on prend pour révolte
N’est que vertige d’égarement.
Les masques, ô mon étrangère, débordent à tel point
Que mon visage s’efface. »30
Il y a une conscience différente de la perception patriotique chez les poètes libanais :
Joumana ne se sent nullement libanaise, elle par contre qui est née à Beyrouth au Liban. Ses
idées illustrent sa poésie souvent. Le sentiment patriotique l’exaspère, elle appartient aux gens
qu’elle aime et aux situations qu’elle vit. Ses racines sont affectives, intellectuelles, et elle en
découvre chaque jour davantage de nouvelles ; ce n’est uniquement que le hasard qui l’a fait
naître libanaise et chrétienne, explique-t-elle à l’occasion d’un entretien qu’elle donne au
Nouvel Observateur. Elle est ainsi de ces poètes qui appartiennent à des concepts et non à un
drapeau.
Son mode de vie est nomade, cependant la poète revient de son exil pour hériter la
femme qu’elle a enfantée :
« L’errance est ma boussole et l’exil ma demeure
Aucun facteur ne sonne à ma porte
Aucune maison ne mène à ma fenêtre
Et aucune fenêtre sinon l’illusion d’une fenêtre »31
2.2.2. Un passage
Le poète réfléchi sur son exil un petit moment de « Quête », il tente de récupérer sa
partie déchirée, son sentiment est accentué par une perte spirituelle, un abandon de la foi, un
manque de la grâce, celle qui vient d’en haut, du ciel :
« Au fond de quel dieu
Suis-je exilé ?
Sans cesse je sacrifie l’effigie
Qui ne porte plus mon nom
Je suis déchu en moi et vertigineusement
Expulsé de la nuptiale violence.
Je trébuche sur mon souvenir le tien
Partout où je vais.
Où es-tu que je ne sache te rejoindre ?
30 Abdulkader El Janabi, Le Verbe dévoilé, Petite anthologie arabe au féminin, pp. 61-67. 31 Joumana Haddad, Le Retour de Lilith, p. 37.
Où es-tu sinon en ma chair renversée
Car nous sommes le viol qui s’ignore
Et l’accouplement qui ne s’épuise jamais. »32
Seule l’écriture est antidote pour Sobhi Habchi, guérit contre le sentiment de
l’étrangeté, une contestation de la haine et de la tyrannie :
« Exil,
poussière,
ombre,
j’écris,
j’écris
pour remplir un âge sans astre. »33
Adonis s’explique dans La Prière et l’épée : à partir du moment où l’homme prend
conscience de sa différence, car l’exil réclame une prise de conscience, il se sent étranger chez
lui, c’est-à-dire qu’il n’est satisfait ni du climat familial, ni de son travail, ni de ses conditions
de vie. Il se sent marginal. Ensuite, sa conscience se développe et là, il saisit qu’il est étranger
au sein du milieu culturel qui l’entoure, étranger dans son propre pays. Adonis rajoute au
Regard d’Orphée, l’exil ne s’impose pas à l’homme de l’extérieur, il est « un mouvement
interne au sens où l’exil est naturel. L’homme naît exilé. »34
A ce moment, l’exil finit d’être
réduit à une acception politique.
En outre, celui qui crée est toujours en exil. Pour cette raison ceux qui créent ne se
sentent pas l’exil. Il est en eux.
Nous recueillons deux extraits illustratifs. De « Toucher la lumière » :
« La parole est demeure dans l’exil
chemin dans la patrie. »35
Puis un aphorisme d’une série de ce genre « Au sein d’un alphabet second » :
« Il est sorti dans sa solitude, il est entré dans l’exil. »36
2.2. L’exil hors du Liban
2.2.1. Partir
32Jad Hatem, Enigme et Chant, p. 29. 33Sobhi Habchi, Age de guerre et autres thrènes suivi de Mourir à la place de Dieu, p. 178. 34 Adonis, Le Regard d’Orphée, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 91. 35Adonis, Toucher la lumière, tr. Anne Wade Minkowski, p. 77. 36 Ibid., p. 45.
Makhlouf brode, amplifie une métaphore du migrant, d’abord dans Mirages ensuite
dans Lettres à deux sœurs.
Dans tout le passage à tonalité lyrique, plaintive, Makhlouf analyse poétiquement les
causes du départ sans négliger les horizons. Il conclut, par conséquent, la perte et
l’effacement du partant :
« On part pour s'éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l'autre versant du matin.
On part à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter nos alphabets.
Pour charger l'adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l'horizon, déchirant nos
destins, éparpillant leurs pages avant de tomber - quelquefois - sur notre propre
histoire dans d'autres livres.
On part vers des destinées inconnues. Pour dire à ceux que nous avons croisés que
nous reviendrons vers eux et que referons connaissance. On part pour apprendre la
langue des arbres qui, eux, ne partent guère. Pour lustrer le tintement des cloches dans
les vallées saintes. A la recherche de dieux plus miséricordieux. Pour retirer aux
étrangers le masque de l'exil. Pour confier aux passants que nous sommes, nous aussi,
des passants, et que notre séjour est éphémère dans la mémoire et dans l'oubli. Loin
des mères qui allument les cierges et réduisent la couche du temps à chaque fois
qu'elles lèvent les mains vers le ciel.
On part pour ne point voir vieillir nos parents. On part dans la distraction de vies
gaspillées d'avance. On part pour annoncer à ceux que nous aimons que nous aimons
toujours, que notre émerveillement est plus fort que la distance et que les exils sont
aussi doux et frais que les patries. On part pour que, de retour chez nous un jour, nous
nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout où nous
sommes.
On part pour abolir la nuance entre air et air, eau et eau, ciel et enfer. Nous riant du
temps, nous contemplons désormais l'immensité. Devant nous, comme des enfants
dissipés, les vagues sautillent pendant que la mer file va entre deux bateaux. L'un en
partance, l'autre en papier dans la main d'un petit.
On part comme un clown qui s'en va de village en village, emmenant ses animaux qui
donnent aux enfants leur première leçon d'ennui. On part pour tromper la mort, la
laissant nous poursuivre de lieu en lieu. Et on continuera de faire ainsi jusqu'à nous
perdre, jusqu'à ne plus nous retrouver nous-mêmes là où nous allons, afin que jamais
personne ne nous retrouve. »37
Hanté par le même sujet, la même énigme, la métaphore est reprise à l’occasion d’un
autre recueil de poésie d’Issa Makhlouf et devient propre à l’imaginaire poétique du poète. Le
poète semble continuer la besogne de l’image qu’il a entamée dans le recueil antécédent,
publié il y a quatre ans déjà, ou répondre à celle-ci. Le mode du verbe employé, au début et à
la fin du passage, est le présent de l’indicatif à valeur gnomique – atemporelle - indiquant une
vérité générale, une série de vérités qui s’enchaînent. Le poète décrit maintenant l’état du
départ alors qu’il tentait d’expliquer précédemment ses prétextes par une série de
comparaisons et métonymies mise à l’incipit du recueil Mirages. Issa Makhlouf complète ce
qu’il a manqué d’écrire dans « partir ». Il compare maintenant le visage qui passe à la lampe
qui s’éteint mais sa lumière persiste, entreprenant des emprunts au champ sémantique de la
nature. Les questions rhétoriques qu’il emploi ne changent pas de l’ordre des choses. Ce n’est
pas la peine d’y attendre.
Le partant nait de nouveau, éclot comme un rossignol, se transforme, se débarrasse de
la malédiction l’ayant tant hanté et handicapé, il cesse d’être ce qu’il était avant. Makhlouf
décrit l’état du partant après son départ. Celui-ci ne plie bagage, dans un désir de délivrance et
d’indépendance, qu’après avoir longtemps attendu en vain. Le partant est, maintenant, libre
comme le vent, c’est son choix, son droit de déserter le lieu où on a tant vécu. Ses emprunts
ainsi n’ont pas de trace s’effacent, marquant une sorte d’intertextualité avec un verset du chef-
d’œuvre du grand sage chinois, Lao-Tzeu La Voie et sa vertu : “qui marche bien ne laisse pas
de trace” :
« Celui qui part, laissons-le partir. Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son
cours, à contrer la pérégrination du nuage. Celui qui part, même s’il nous revient un
jour, ne reviendra plus. Car son retour se sera effectué du côté de l’absence dont il
nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis un mystère lové dans son visage.
Le visage passe, et sa beauté demeure. La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.
Celui qui part, laissons-le partir. Ne le suivons pas à la trace, ne l’appelons pas, et
n’ayons nul regret de ne pas lui avoir dit le dernier mot.
A quoi bon l’attendre, alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?
37 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, pp. 11-12.
En dehors de l’attendre, nous n’avons plus besoin de l’autre. Nous en avons fini avec
lui comme lorsque nous refermons un livre et nous abandonnons au sommeil. Puis, à
notre réveil, nous voyons passer le temps, accompagné de nos corps poignardés mais
ne paradant pas de sang.
Celui qui part, laissons-le partir.
(<) Celui qui part, laissons-le partir et ne suivons pas ses traces. Dorénavant, ses
traces disparaîtront. Et il sera libre comme le vent. Celui qui part ne sait pas qu’il part.
Il s’engage dans la même voie qu’il part. Il s’engage dans la même voie qu’il a
empruntée pour venir.
Laissons partir celui qui veut partir. Ne voyons-nous pas qu’il est gravé en nous tel
qu’il était à la fleur de l’âge, lorsqu’il fut ?
Celui qui part, laissons-le partir en paix. »38
Le poète entreprend une mise en exergue du partant et non du départ, à travers sa
défense. Le poète est avocat du diable-partant qui s’achemine à petits pas vers des Mirages où
il sonde la nature, ses éléments, ses chants et ses énigmes… tout est pris en charge par une
prose riche et dense poétiquement qui d’emblée interpelle le lecteur avec sensitivité. Tout
l’objectif tracé est de capter ce qui fait vibrer. Le parcours réalisé donne libre court à une
méditation ample conduisant à la lumière et l’illumination pour celui qui a soif de vérité et
que seul la paix de l’expérience du voyage puisse le désaltérer. L’errance… le vagabondage se
muent en quiétude enfin.
Galceran de Saint-Picq montre à propos que nous n’avons pas affaire à des histoires,
mais plutôt à des mirages au sens premier et métaphorique du terme :
« Makhlouf développe ce thème du voyage, de l’absence, comme on file une métaphore, et il
parvient à le faire sonner, à le colorer au-delà de toute attente(<)
L’écriture de Makhlouf n’est pas une écriture facile. Il procède parfois par sauts thématiques,
métaphoriques, suivant en cela davantage les affections du poète que la chronologie ou l’ordre
du réel. Dans ces petits tableaux, ces brèves scènes, la logique qui préside est à découvrir dans
les nécessités propres au style. Le réalisme n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus fidèle au réel.
Chaque morceau fait un effort pour réinventer son propre univers, sans être oublieux de ceux
qui précèdent. L’unité profonde du recueil tient donc essentiellement à la langue pratiquée :
simple, dépouillée et n’hésitant pas à mêler l’abstrait au trivial. On se perd malgré tout souvent
au milieu de toutes ces images qui se croisent et se répondent.» 39
38 Issa Makhlouf, Lettres aux deux sœurs, tr. Abdellatif Laâbi, pp. 120-121. 39 Source : le site d’Issa Makhlouf, « Autour de Mirages », articles sur le recueil.
Nous ouvrons une parenthèse sur le sens du mot vu par Tahar Ben Jelloun. Dans
Partir, un récent roman de Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain d’expression française né en
1944 et obtenant le prix Goncourt pour La Nuit sacrée en 1987, le sujet de l’exil, de
l’émigration revient. Partir défend tout ceux qui se trouvent, bon gré mal gré, forcés à quitter
le pays. « Partir » est un verbe plus fort qu’« émigrer » ou « s’exiler » : il donne à voir le
mouvement, la détermination, laisse même imaginer le non-retour, affirme Tahar Ben Jelloun
dans une interview à propos de la sortie de son dernier roman. On part pour revenir dans de
bonnes conditions ou pour y rester.
Ben Jelloun met en scène un poète. Partir, c’est retrouver soi et la liberté perdue et
séquestrée. Nâzim Hikmet, le grand poète de la Turquie, renaît alors. Il est d’ailleurs un poète
estimé de Ben Jelloun, lui-même poète, qui a commencé sa carrière par la publication de deux
recueils de poésie, après son célèbre roman Harrouda. « Partir », verbe transitif indirect, c’est
le substantif qui revient le plus souvent dans le monologue de Moha afin d’insister sur le
désespoir de ceux qui n’ont pas envie de rester et de se confronter à une réalité si amère et si
douloureuse. Nul n’est prophète dans son pays. La voix de la contestation retentit vite dans le
monologue de Moha qui parlant tout seul dans un café affirme sa folie et sa démence. Être
sage c’est synonyme d’être fou.
Le narrateur l’évoque pour la première fois au vingt-troisième chapitre pour dire qu’un
nouveau-né s’est fait baptiser Nâzim afin de rendre hommage au poète turc. Ses parents
l’avaient appelé Nâzim en mémoire du poète turc Nâzim Hikmet. Grand de taille, brun, les
yeux clairs, arborant une épaisse moustache, il travaillait comme serveur dans un restaurant
dit oriental. Nâzim avait quitté son pays dans des conditions obscures, tantôt il disait que
c’était pour des raisons politiques, tantôt pour des raisons familiales. Rapidement, ce jeune
homme prend, dans le roman, l’image de Nâzim Hikmet, devient même son incarnation :
homme de l’amour, de la poésie et du défi. L’Espagne représente pour le Nâzim fictif ce qu’a
représenté la France pour Tahar Ben Jelloun, un espace pour s’épanouir. Le personnage de
Ben Jelloun s’exprime ainsi, confesse : qu’il n’est plus cerné lui et sa bien-aimé, par ses
interdits, par ses traditions, il est certain que le fait d’avoir quitté leur pays respectifs leur a
permis d’être eux-mêmes, ils s’aiment sans avoir peur du regard des autres, sans craindre les
paroles médisantes des voisins et des hypocrites, l’Espagne les libère, alors elle la Marocaine,
lui le Turc, nous vont se marier et oublier d’où ils viennent.
Nous avons trouvé de notre recherche que Nâzim Hikmet, le vrai, qui est par
excellence homme de la femme, de l’amour et du vin, défend à sa poésie, ceux qui veulent
partir quant à lui, c’est leur droit, étant lui-même un poète du départ affirme-t-il déjà dans son
poème intitulé « Autobiographie ». Il est né pour partir, lui qui est hanté par l’écriture :
« Je suis né en 1902
Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale
Je n’aime pas les retours. »40
Le choix de Ben Jelloun s’est porté sur Nâzim Hikmet parce que ce dernier a sacrifié
toute sa vie pour son art et sa création. C’est l’exemple du poète voleur de feu qui met en
danger son existence pour éclairer les autres et les guider vers un monde plus sûr et plus
pacifique où rêve et réalité peuvent se côtoyer. Partir, est une contrainte, c’est une réaction
contre toutes les formes de répression dans le pays. Tahar Ben Jelloun a peint une vie fictive
de Nâzim Hikmet, dans Partir, tout en s’inspirant des vrais événements et faits de sa vie mais
aussi de l’œuvre riche et féconde du poète turc.
2.2.2. L’infini des choses
L’exil est un passage vers l’infini des choses, il est une attitude envers le monde. Stétié
explique l’exil dans la relation qu’entretiennent la poésie et la pensée : « La pensée expatrie.
La poésie rapatrie. L’exil tient la douane. »41
L’exil écrit Salah Stétié est :
« Une attitude devant le monde, devant la société, devant la langue, plus qu’un
déplacement physique. »42
Olivier Houbert en étudiant l’œuvre de Stétié, évoque l’exil, il est une traversée. Stétié
est ce « Migrateur » du « déplacement » :
« Déplacement d’une culture vers une autre culture, déplacement d’une langue vers
une autre langue, déplacement d’un souffle vers un autre souffle, la vie du migrateur
est faite de traversée, de passages et de rencontres. »43
Adonis montre quant à lui dans « L’Autre chemin vers le moi » tiré de La Prière et
l’Epée, qu’on peut être amené à rompre avec son pays pour mieux lui appartenir. Cette forme
de séparation est un lien qui permet de s’affirmer dans la différence. L’individu change de
pays, de langue et de culture. A ne pas confondre cette attitude avec l’émigration vers un pays
40 Nedim Gürsel, Nâzim Hikmet et la littérature populaire turque, p. 11. 41Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Carnets du méditant », p. 703. 42Doloti citant le poète, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 56. 43 Collectif, Usage de Salah Stétié, Etudes, hommages, poèmes, textes inédits du poète, p. 205.
qui offre des conditions de vie plus agréables. Dimitri T. Analis le poète grec explique à
Adonis à la dernière lettre de leur correspondance, qu’au fond nous sommes à la recherche
d’un lieu qui soit pour nous une véritable demeure, or les villes quelles qu’elles soient, en fait,
ne sont que des escales, des haltes et non des demeures. Le poète dans sa profondeur ne vit
dans aucune ville. Sa demeure reste l’errance :
« De toutes les patries, la plus haute est l’exil
Exil, notre liberté libre »44
La thématique retourne d’une manière symbolique à l’occasion d’un des récents
recueils d’Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, qui relate à plusieurs
voix comme son titre l’indique, l’histoire d’une femme esclave et de son fils, « exilée pour
avoir brisé ses chaînes. »45
Elle devient prophète. Effectivement nous ne savons pas grand-
chose sur Agar, mère d’Ismaël, par les écris apocryphes qui se sont centrés sur la descendance
de Sarah la première épouse. Agar est expulsée après l’accouchement de Sarah. La draperie
s’ouvre sur la vieillesse du patriarche Abraham et la stérilité de Sarah. Ce n’est que dans autre
texte, biblique, mentionne Houria Abdelouahed à la postface, que les Arabes entraperçoivent
comme une ombre celle qui figurera leur mère.
Beydoun voit en exemple que l’exil palestinien est devenu chez Mahmoud Darwich
une odyssée universelle. Il était capable d’en créer une épopée palestinienne à lui seul. Du
moment où il à posé la question palestinienne comme question métaphysique existentielle.
L’exil nie l’exil… il y a un enracinement dans tout déracinement. Exilé, arraché, déraciné. Le
poète est porte-parole, par essence, d’un exil. Darwich, écrit à la préface de ses œuvres
complètes éditées chez Poésie-Gallimard :
« L’origine de la poésie est sans doute une : l’identité de l’homme, depuis le passé de
son exil jusqu’à son présent exilé. »46
L’exil peut être une condamnation de la mort. Au lieu d’assassiner le poète il est
condamné à l’exil. Sobhi Habchi lie l’exil à un constat politique forcément :
« Donne à l’étranger
le pain et le breuvage
qui font oublier
les nuits du Tyran. »47
44Adonis et Dimitri T. Analis, Amitié, Temps et Lumière, Lettres de la méditerranée, p. 64. 45 Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, tr. et postface Houria Abdelouahed, p. 7. 46Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, tr. Elias Sanbar, p. 12. 47 Sobhi Habchi, Dans Le demeure de l’Absent, p. 71.
Néanmoins, l’exil de certains poètes libanais loin du pays contrairement à celui vécu
dans la Bible par le peuple élu, n’est pas châtiment, dispersion, perte, captivité vécue comme
une défaite, telle une tristesse d’arrachement de la terre promise, faute de dévotion et
d’obéissance aux commandements de Dieu, et ce, à cause de la corruption et l’infidélité à
l’alliance. Cet exil n’est pas religieux ni vécu comme défaite. L’arrachement du cèdre est
libération, volonté consciente subjective.
Tout départ est un arrachement. Le cordon ombilical est coupé. Le peuple libanais est
un peuple migrateur, qui s’est éparpillé dans les quartes coins de la terre, il a pu déclarant le
premier ministre Rafik Hariri dans l’un de ses discours, s’intégrer à l’extérieur, apporter
originalement au pays d’accueil, y réaliser ses rêves.
2.3. L’exil dans la langue
Si l’homme ne peut pas appartenir à une société ou à un parti politique, écrit Adonis, il
vaut mieux qu’il appartienne à la liberté et à la langue. La vraie patrie du poète, c’est la
langue, le poète appartient à l’Histoire qu’il contribue à créer par son œuvre. Son
appartenance est à la langue et non à une patrie car le lieu est empoisonné par le régime. Tout
ce qui participe à sa libération et délivrance, même s’il est ailleurs ou lointain, est sa patrie.
« En fait, l’exil est la véritable patrie du créateur. »48
Le poète vit davantage son exil dans la
langue qui s’avère l’unique à se doter de la possibilité de le tenir et le câliner. Le poète ne
peut être soutenu et bercé que par la langue. Qui que ce soit : la famille ou le foyer ne peuvent
le contenir. Le poète se libère du sens de la patrie et du Lieu. La poésie est sa patrie. « Le lieu
quel qu’il soit est un exil pour le poète. »49
Ce sentiment de l’exil accroît avec la conscience
du poète qui naît en quelque sort exilé.
Adonis déclare dans son entretien avec Jean-Yves Masson figurant, dans La Prière et
l’épée, qu’il écrit dans une langue qui l’exile. Une mère qui exile son fils dès qu’il commence
à remuer ses côtes dans son sein, c’est une métaphore symbolique du rapport entre le poète
arabe et sa langue. « Au commencement était non pas le verbe, mais l’exil. »50
Le poète n’a
dans son confrontation avec « l’enfer du monde » nul asile que l’exil. Cependant poursuit
Adonis, la prophétie islamique a fondé à partir de ce mythe un autre début. Elle a délogé la
langue de son exil sur la terre, en bas, pour la marquer ensuite dans la patrie de la révélation,
48 Adonis, Le Regard d’Orphée, conversations avec Houria Abdelouahed , p. 89. 49 Ibid., p. 91. 50 Adonis, La Prière et l’épée, choix et présentation par Anne Wade Minkowski, tr. Leïla Khatib et Anne Wade
Minkowski, p. 355.
en haut, à savoir le ciel. C’est pour cela que la vie arabe fut dès le début un double exil : un
exil de la langue ainsi qu’un exil de l’institution religieuse.
La poésie n’est nullement un paradis perdu, elle est au contraire une question qui mène
toujours à une autre question et ainsi...
Cet exil courageux, intrépide et somptueux dans la langue est illustré singulièrement
dans ce fragment que nous avons recueilli de Toucher la lumière et où Adonis se permet de
naviguer en errance dans l’alphabet de sa langue qu’il interroge par ses six sens afin de
l’apprivoiser et la discerner pour lui. Il resplendit ainsi sans cesse dans « l’architecture » de
son exil :
« Que feras-tu de moi, alphabet ?
Devrai-je écrire avec les pieds de Hâgar ?
Avec la soif d’Ismail et son errance ?
M’as-tu prédestiné à ne jamais m’abriter ailleurs
que sous l’arbre de l’enfer ?
Dis : je suis l’étranger et j’excelle dans l’architecture de l’exil
Dis : mieux vaut pour moi danser avec cette poussière
Et dis : j’écrirai mon poème ultime
sur la feuille ultime
de cet ultime papyrus. »51
3. Le cèdre
3.1. Porter l’arbre
Michel Khalil Hélayel poète de langue française pénètre une zone thématique non
explorée à savoir l’arbre. Hélayel s’approprie le thème de l’arbre. Dans son recueil intitulé
L’Arbre : son nom, préfacé par Jean Mambrino. Plusieurs poètes témoignent à la fin du
recueil de son originalité et de sa hauteur, de vue ce recueil correspond à des moments de
méditation différents allant du vingt janvier quatre-vingt trois au vingt-deux mars quatre-vingt
neuf, l’ordre chronologique étant respecté d’un fragment à l’autre dans le recueil.
51 Adonis, Toucher la lumière, tr. Anne Wade Minkowski, p. 106.
Jean Mambrino écrit dans la préface : Michel Khalil Hélayel est d’abord un
observateur, donc, il perçoit le souffle dans la parole. Une « respiration comme le vent dans
l’arbre, qui monte des racines, de la terre des morts »52
; Le poète éprouve un besoin vital de
donner libre cours à ses sentiments d’où la sobriété, sans oublier une frugalité. Dans une
langue chaude, bucolique, affable et gentille, il y en a « l’éventail des branches. »53
Ainsi
revient l’Arbre de mémoire presque sans limite : « Le cèdre millénaire semble en-deçà de
l’histoire historienne. »54
C’est de cette impénétrable profondeur que prend racine l’arbre
porteur de promesses et de semences.
Hélayel précise :
« Ce n’est pas l’arbre qui porte le rossignol
Mais le rossignol qui porte l’arbre »55
Il le cerne de profondeur afin de le saisir. L’arbre surgit du cœur de la terre pour
ensuite accompagner l’oiseau. Rouben Mélik, explique qu’à partir de ces deux vers s’expose
« la démarche poétique » de Hélayel lequel est en quête inlassablement « du secret de l’être »
ainsi que de l’adoucissement et de « l’épanouissement de l’âme » :
« Pour voir le cœur de mon arbre
J’ai volé haut dans ses racines »56
Il l’appelle par son nom plusieurs fois dès « célébration », poème titré par rapport aux
autres. Cet arbre, il le nomme, il est le cèdre, l’unique nom d’un arbre mentionné dans le
recueil. Arbre biblique parmi d’autres - ils ne sont pas tous libanais ces arbres cités dans la
Bible. Le cèdre est un arbre paradisiaque sorti de l’invisible des choses. Le Liban est un
visible sorti de l’invisible :
« Ô Cèdre
En toi je suis toi
Invisible-visible
Et mon nom est celui
De l’invisible-visible »57
Le cèdre est dessiné même dans le drapeau du Liban, à partir de 1943 ; Le Liban
devient le pays du cèdre par métonymie, alors qu’en fait l'Etat moderne, tel qu'il existe
aujourd'hui avec ses frontières a été créé en 1924 quand le pays était sous mandat français. Et
52 Michel Khalil Hélayel, L’Arbre : son nom, p. 6 53 Ibid., p. 6. 54 Ibid., p. 6. 55 Ibid., p. 9. 56 Ibid., p. 35. 57 Ibid., p. 49.
c’est Clemenceau, qui en dessine les frontières. Le drapeau est composé de trois bandes
horizontales, deux rouges en haut tandis qu’une en bas, elles représentent le sacrifice pour
l'indépendance ; une bande blanche faisant le double d'une bande rouge représente la paix. Le
cèdre situé au centre du drapeau est quant à lui l’emblème par excellence du pays, c’est le
cèdre même du pays. Son bois, aurait servi à la construction du fameux Temple de Salomon à
Jérusalem, il servait également pour la construction de ces navires légendaires des marins
phéniciens.
Hélayel accroit le sentiment d’éternité en laissant pousser l’arbre biblique en le
lecteur :
« Qui sent pousser en lui
Les arbres de son arbre
Connaît l’éternité »58
Le poète consacre à l’arbre tout le recueil, chaque fragment en parle. L’arbre est le
noyau de chaque fragment. L’arbre est un Dieu qui n’est pas comme les autres, aimé, adoré, le
poète choisit son Dieu, fasciné, ébahi de lui. Pour lui il faut écarter quiconque n’aime pas ce
« dieu » terrestre. Le poète s’unit à lui, lui-même cet autre. Son double :
« Arbre
Je suis ton double
Je suis épris de toi
Je monte
Tu es dans mon corps
Dans ma voix
Et la vie avec toi
Devient mon père dans ma mère
Devient un moi
A n’en plus finir »59
L’union avec l’arbre se maintient. Le poète dit ailleurs que sa tête de cèdre « saigne. »
Qu’il se voit en le cèdre, il se voit en même temps que lui dans un jeu de reflet mystique. Cela
58 Ibid., p. 41. 59 Ibid., p. 32.
est traduit par un jeu des pronoms personnels, le « moi » rime avec le « toi », il devient le
« toi », les deux pronoms ne sont qu’un seul par un rapprochement sonore déjà :
« Une longue sous-vie en moi vit cette loi :
Je dis moi
Pour devenir moi
Je dis toi
Pour devenir toi
Je meurs
Parce que je ne meurs pas
Je ne meurs pas quand je meurs
Parce que tu es mon cœur »60
L’arbre désignant toujours le cèdre dans le recueil. Quand l’arbre devient la métaphore
du Liban :
« Je vois un arbre
Je pense à mon pays
Je vois un arbre
Je pense à mon père
Je pense à ma mère
A ma sœur
A mes frères
Je vois des fleurs tomber
Je pense à mon visage
Je vois des fleurs tomber
Mais je n’y pense plus
Car je pense à nous
Car je le vois en tout
Car je le vois partout »61
60 Ibid., p. 46. 61 Ibid., p. 23.
Si Hélayel défend l’arbre, c’est qu’il défend tout simplement le pays. Ce n’est pas de
travailler les mots qu’il s’agit mais de bien mâcher la respiration, de lui donner sa clarté, son
énergie interne et externe :
« Mon arbre est vivant
Même s’il est rangé par les vers
Mon éveil le lève
En secret par les pieds
Le dresse près de moi
En moi
Dans ma chair
De ma chair
Je le vois »62
Le cèdre c’est l’âme même du Liban, arbre solide, exhalé, unique dans ce genre,
millénaire. Ces racines sont au cœur de la Terre-Mère nourrice, paradisiaque, il est sacré et
saint, il donne vie et santé. Voilà alors la trinité du recueil : le cèdre, le Liban et le poète ne
font qu’un.
3.2. La négation de l’arbre est l’immortalité
Le poète maudit l’arbre parfois:
« Arbre
Tu n’es pas une famille
Je te maudis »63
Mais l’arbre continue de pousser pendant la mort :
« Sur mes lèvres
A travers la mort
L’arbre pousse
Je suis le lieu
Qui germe
62 Ibid., p. 27. 63 Ibid., p. 34.
Le temps
Qui prend le large
Le temps
Qui prend le temps
L’absent
Qui n’attend pas »64
L’agonie de l’arbre est rachetée par l’espoir de le revoir germer et grandir. Le poète
redonne la fécondité à l’arbre. Qui dit fécondité dit immortalité. Du même que c’est l’oiseau
qui porte l’arbre, c’est le poète qui donne oxygène à l’arbre et non l’inverse. Vénus Khoury-
Ghata a écrit « Celui qui mourait adossé à l’arbre appartenait à l’arbre. » L’arbre est inscrit
dans la chaire du poète :
« Mon arbre est vivant
Même s’il est rongé par les vers
Mon éveil le lève
En secret par les pieds
Le dresse près de moi
En moi
Dans ma chair
De ma chair
Je le vois »65
L’arbre trône, sa répétition trois fois dans le même vers sans marque de ponctuation,
l’unique vers à la page souligne sa divinité : « L’Arbre est le chemin de l’Arbre vers l’Arbre
»66
Le recueil est tout entier sans ponctuation, celle-ci liée à la matérialité de la poésie. Le
lecteur perçoit qu’il ouvre en quelque sorte les mots et les phrases à la liberté, à l’envol.
Hélayel en effet, nous donne tout un nouveau monde, par plaisir le lecteur n’est pas obligé de
s’arrêter ou plutôt il s’arrête quand il veut, respire comme il veut. Le poète n’est traversé ni
d’hésitation ni de rature. Cette poésie travaille à réorganiser matériellement la production d’un
sens inédit. L’absence de ponctuation entraîne l’inondation du sens, son afflux. Les fragments
64 Ibid., p. 40. 65 Ibid., p. 27. 66 Ibid., p. 43.
et les signes suivent le flux de la conscience et de l’éros. Le poème est un acte érotique, son
arabesque n’a pas de ruptures.
L’arbre est une allégorie de la perfection, de la prospérité et du bonheur qu’attend le
poète :
« Quand nous serons L’Arbre
Nous aimerons de toute la force de l’Homme-Dieu
Et nos chants seront notre voûte »67
Le poète entreprend la description d’un arbre plutôt symbolique, invisible, il est la
vérité et le souffle :
« Mon arbre est un bois sec déraciné
Mais il est toujours vert
Il n’a pas de forme
Il n’a pas de contours
Il est la vie de toutes les formes
Il est la forme du sans forme
Le terrain de tous les contours
L’au-delà
Pour la terre
Le ciel de la vérité
Son souffle se mêle s’unit à l’air
Tel qu’il a été avant qu’il ne soit né
Il se résorbe en moi
D’où il a émané »68
3.3. L’identification
Jean Grosjean remarque que le poète s’identifie au cèdre du Liban. A son tour le cèdre
du poète se met à vivre. Mais le poète éclopé apprend du cèdre millénaire à rester ferme,
debout défiant les contraintes. La comparaison prend un sens dramatique et combien
émouvant chez Hélayel remarque Jean Rousselot, l’identification entre l’exilé et l’arbre qui
symbolise la patrie ayant un caractère à la fois consanguin et transcendantal. Helayel creuse
plus profondément dans le creux du sens.
67 Ibid., p. 50. 68 Ibid., p. 31.
L’identification se réalise dans le fragment ci-dessus encore à travers l’union avec le
cèdre. L’amour est le fruit de l’union :
« Elle est née en moi
Je suis né en elle
Au creux de l’arbre je la voix
Elle me voit au creux de l’arbre au creux de l’arbre
Du creux de l’arbre elle sort
Elle sort de moi à moi
Elle est l’arbre elle-même
En elle j’en ai le goût de la source
En moi elle a le goût de la fontaine
Avec elle j’ai fait l’amour avec beaucoup de verve
Saisi par le plaisir de l’horizon du devenir
Avec moi elle a fait l’amour avant de voir le jour
Le jour de voir le jour
Elle lutte elle croit en moi
Je lutte je crois en elle
Sa force elle est moi
Ma force elle est en elle
Elle n’arrive nulle part
Elle arrive en moi
Je n’arrive nulle part
Elle arrive en moi
Je n’arrive nulle part
Je n’arrive qu’en elle
Elle veut de moi ce que je veux d’elle
Elle a le sang qui coule comme une mère
Elle est ma mère ma terre
Qui meurt et qui renaît
Qui renaît et qui meurt
Avant de faire un bon
Avant d’être tempête
Avant après dans la tempête.
Elle est ma mère ma terre
Elle est aussi mon père
Et qui n’est pas ma mère mon père
Est tueur de ma mère
Est tueur de mon père
Et qui n’est pas ma terre
Est tueur de ma terre le cèdre
Est tueur de la terre »69
Hélayel ne manque pas de reprendre la métaphore de l’exil à son tour. « Tous les
arbres sont migrateurs »70
écrit Vénus Khoury-Ghata. Jacques Gaucheron écrit dans le
témoignage sur le recueil que ces poèmes consacrés à l’arbre tels « une présence lointaine »
marquée dans le cœur, expriment fortement l’exil mais aussi l’espoir. L’arbre est une
métaphore pour dire le pays du cèdre.
L’arbre du recueil n’est rien d’autre que « l’exil. » Il est ce pays impossible de
retrouver, de palper dans l’espace et dans le temps :
« Mon pays où vais-je le trouver mon pays
C’est dans mon pays
A partir de là d’ici
A travers la fenêtre
Qu’on m’a conduit au bout de la nuit
C’est dans mon pays
A partir de là d’ici
A travers la fenêtre
Au-dedans de la porte sans porte
En dehors qu’on a préparé la mort de ma porte
La tombée de mon aujourd’hui
Où donc est-il mon pays
Je ne sais pas encore où partir
Avez-vous vu un arbre qui est un exil
Mon pays où vais-je le trouver mon pays
Comment va-t-il m’accueillir »71
69 Ibid., p. 15. 70 Vénus Khoury-Ghata, A quoi sert la neige ?, p. 15. 71 Michel Khalil Hélayel, L’Arbre : son nom, p. 44.
Salah Stétié loue le recueil qui a fait l’objet, entre autres, d’une lecture à la Revue
Parlée du Centre Georges Pompidou le 27 mai 1987, il écrivait à propos que le Liban a bel et
bien besoin de livres de cette qualité, liés à l’engagement de l’homme dans sa terre et dans
son âme.
Le Liban est le mot, au commencement avait le mot, il est le commencement
renouvelé, dit comme métaphore, vu qu’il s’avère amour, sacré, mystère, il est une
abstraction, plus senti que vécu, pays aimé, vu qu’il est au fond du cœur… Le sentiment
d’exil débarrasse le poète du complexe de la nativité, de son appartenance à une terre. Tout
exil est désamour en revanche. Le poète s’exile afin de mieux montrer sa cause, ses écrits,
servir la vérité, en trouver d’autres, l’exil est une quête plus qu’il est but. Le cèdre apprend au
poète à rester debout, à demeurer ferme et rêveur où il soit ; donnant vie et éternité, le poète
est cet arbre.