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Le mensuel de la littérature contemporaine N°116. Septembre 2010 - 5,50 LE MATRICULE DES ANGES Claro le magicien J. M. COETZEE ALAIN FLEISCHER ÆNCRAGES & CO LAURENT COHEN CLAUDE LOUIS-COMBET P ATRICK LAPEYRE ANNE SAVELLI GIORGIO V ASTA

LE MATRICULE N°116. Septembre 2010 - 5,50 DES … · • Thauma N°7 (Le feu) ... retour du port obligatoire de l’étoile Jaune. On le comprend: ... outre le nouvel opus de Jean

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Le mensuel de la littérature contemporaine

N°116. Septembre 2010 - 5,50 €LE MATRICULEDES ANGES

Clarole magicien

J. M. COETZEE

ALAIN FLEISCHER

ÆNCRAGES & CO

LAURENT COHEN

CLAUDE LOUIS-COMBET

PATRICK LAPEYRE

ANNE SAVELLI

GIORGIO VASTA

ATELIER DE L’AGNEAU (L’)• Ivar Ch’Vavar 32 haïkus • Julien Parent Poèmes cactus

ATELIER IN 8• Franz Bartelt Parures

AUTREMENT• Jesus Moncada Le Testament de l’Ebre

BELFOND• Richard Flanagan Désirer • Geraldine Brooks La Solitude du docteur March

BELLES LETTRES• Eduard Mörike Poèmes : Gedichte

BLEU DU CIEL• Sarah Riggs Chaîne de décisions minuscules dans la forme d’une sensation

• Collectif Le Grand huit • Didier Arnaudet L’Ange mal garé

BUCHET CHASTEL• Kamila Shamsie Quand blanchit le monde

• Fabienne Jacob Corps CASTOR ASTRAL (LE)

• François de Cornière Ces moments-là • Jean Portante Réinvention de l’oubli • Philippe Mac Leod Puissance du mystère

CATAPLUM• Andrès Neuman Le Bonheur ou pas

CÉNOMANE• Jean-Claude Leroy Retrait (suivi de) Voyage autour de mon atelier

CHAMP VALLON• Bernard Jannin Ca sent le tabac • Caroline de Mulder Ego Tango

CHEMINS DE PLUME• Michel Hezard Le Précipice d’être • Ile Eniger Un violon sur la mer

CHEYNE• Mary-Laure Zoss Où va se terrer la lumière

• Éric Ferrari Les Corvéables (suivi de) Les Répondants

CHRISTIAN BOURGOIS• Alan Pauls Histoire des cheveux • Ben Okri Contes de la liberté • Andrew O’Hagan Vie et les opinions de Maf le chien et de son amie

CONTRE-ALLÉES• Sophie Loizeau Son appendice, caudal • Daniel Biga Arbres de-ci de-là

CORMIER• Ki Kang Byung Groupuscules

du vertige DIFFÉRENCE (LA)

• Mireille Calle-Gruber Consolation • Pierre Lepère Le Ministère des ombres

DILETTANTE (LE)• Jean-Philippe Mégnin La Voie marion

ÉCRITURE• Patrice Delbourg L’Odyssée Cendrars • André Derval L’Accueil critique de Bagatelles pour un massacre

ÉDITEUR• Jean-François Coulomb Vendanges tardives

ÉOLIENNE• Camille de Casabianca D’une rencontreau bord d’un lac et de ses suites

• Isabelle Clerc Petit x ÈRE

• Vanessa Place Exposé des faits FARIO

• Serge Airoldi Comme l’eau, le miroir changeant

FAYARD• Anne-Sylvie Sprenger La Veuve du

Christ FÉDÉROP

• Carmen Yanez Paysage de lune froide • Jaume Pont Raison de hasard : poésie 1974-1989

FOLIES D’ENCRE• Moacyr Scliar La Guerre de Bom Fim

FOLIO• Frédéric Ciriez Des néons sous la mer

• Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz : Histoire de Franz Biberkopf

FONDEURS DE BRIQUES• Max Aub Le Labyrinthe magique vol. 3 Campo de sangre ; vol. 4 Campo francés

GAIA• Anne Delaflotte Mehdevi Fugue • Kjell Eriksson Le Cri de l’engoulevent

GALAADE ÉDITIONS• Arnost Lustig Elle avait les yeux verts

GALLIMARD• Nathalie Kuperman Nous étions des êtres vivants

• Salim Bachi Amours et aventures de Sindbad le Marin

• Jean Guerreschi Bélard et Loïse • France Huser La Triche • Michaël Ferrier Sympathie pour le fantôme

• Gaëlle Bantegnie France 80 • Shirley Hazzard La Baie de midi • Marie Nimier Photo-photo • Mamadou Mahmoud N’Dongo La Géométrie des variables

GRASSET• Victor-Lévy Beaulieu Bibi

HARMATTAN• Tristan Cabral Le Cimetière de Sion : de Yad Vashem à Chatila-Gaza

HÉROS-LIMITE• Pascal Omhovère Une vie débutante

HEXAEDRE (L’)• Collectif Emmanuel Peillet photographe

JACQUELINE CHAMBON• Karin Albou La Grande fête

JBZ & CIE• Corine Blue-Bosselet Séparable

JOELLE LOSFELD• Kate O’Riordan Un autre amour • Catherine Rey Les Extraordinaires aventures de John Lofty Oakes

JOSÉ CORTI• Georges Picard L’Humoriste

L’IROLI• Collectif La Lune dans les cheveux

LÉO SCHEER• Alain Farah Matamore N°29 • Claire Fercak/Billy Corgan Chants magnétiques

• Aymeric Patricot Suicide girls • Aurélien Bellanger Houellebecq,

écrivain romantique LIANA LEVI

• Hernan Ronsino Dernier train pour Buenos Aires

• Teddy Wayne Kapitoil LIBELLA/MAREN SELL

• Pascal Mercier Léa LIBRAIRIE NIZET

• Robert Desnos Poèmes en argot LUX

• Duncan Kennedy L’Enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies

MAURICE NADEAU• Bernard Ruhaud Salut à vous ! • Sylvie Aymard La Vie lente des hommes

MÉTAILIÉ• Santiago Gamboa Nécropolis 1209 • Marcel Beyer Kaltenburg

MF• Lucinda Taylor-Callier Anatomie du sommeil

MINUIT (ÉDITIONS DE)• Jean Echenoz Des éclairs • Yves Ravey Enlèvement avec rançon • Jean Echenoz Nous trois • Antoine Volodine Le Port intérieur

NOUS• Milo de Angelis Thème de l’adieu • Philippe Boutibonnes Le Beau monde

NOVINY 44• Nathalie Kuperman Hannah ou L’Instant mort

OLIVIER (L’)• Will Self Le Livre de Dave • Ali Smith Girl meets boy

• Raymond Carver Débutants (Œuvres complètes 1)

• Raymond Carver Parlez-moi d’amour(Œuvres complètes 2)

PART COMMUNE• Didier Jourdren L’Invitation silencieuse

• Jeff Sourdin Ripeur PASSAGE D’ENCRES

• Christophe Lamiot Enos Même quand PASSAGE DU NORD/OUEST

• Rodrigo Fresán Vies de saints • Rodrigo Fresán Mantra

PASSAGER CLANDESTIN• Collectif Désobéir par le rire

PAUPIERES DE TERRE• Mireille Fargier-Caruso Un peu

de jour aux lèvresPETITE CAPITALE

• Christian Du Breuil Melancolia : Récits avec pointe

PHI• Lambert Schlechter L’Envers de tous

les endroitsPHILIPPE REY

• Michiel Heyns Jours d’enfance PIERRE MAINARD

• Pierre Peuchmaurd Le Bureau des épaves et L’Ivre mort de lierre

POINTS-SEUIL• Vincent Borel Baptiste • Matthias Zschokke Maurice à la poule

PRESQUE LUNE• Éric Pessan La Fête immobile • Pascal Juan Conchito

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES• Collectif Frédéric Jacques Temple, l’aventure de vivre

QUAI VOLTAIRE• Katherine Mosby Sanctuaires ardents

QUIDAM ÉDITEUR• Miguel Duplan Un long silence de carnaval

• David M. Thomas Nos yeux maudits ROUERGUE (ÉDITIONS DU)

• Arnaud Rykner Le Wagon • Marie-Sabine Roger Vivement l’avenir

SABINE WESPIESER• Edna O’Brien Crépuscule irlandais • Florence Giorgetti Do you love me ?

SEUIL• Antoine Volodine Écrivains • Bernard Quiriny Les Assoiffées • Yves Bichet Resplandy • Anne Berest La Fille de son père • Thomas Pynchon Vice caché • Jean-François Haas J’ai avancé comme

la nuit vientSTOCK

• Ann Scott A la folle jeunesse • Vassilis Alexakis Le Premier mot

TARABUSTE• Jean-Pierre Georges L’Ephémère dure

toujours VANNEAUX (DES)

• Éric Cassar Instants poétiques VERDIER

• Lutz Bassmann Les Aigles puent • Vincent Eggericx L’Art du contresens • Mathieu Riboulet Avec Bastien

VERTICALES• Olivia Rosenthal Que font les rennes

après noël ? • Maylis de Kerangal Naissance d’un

pont VIVIANE HAMY

• Cécile Coulon Méfiez-vous des enfants sages

• François Vallejo Les Sœurs brelan • Gonçalo M. Tavares Apprendre à prierà l’ère de la technique

ZOÉ• Camilla Collett Les Filles du préfet • Étienne Barilier Un Véronèse

ZULMA• Audur Ava Olafsdottir Rosa candida

LIVRES REÇUS

• Faire part N° 26-27 (Jean-Marie Gleize)

• La Traductière N°28 • Dissonances N°18 (Hubert Haddad, Jean-Pierre Martinet)

• Nunc N°21 (Jean Grosjean) • Revue d’études théâtrales : Hors série 2 (Enzo Cormann)

• Thauma N°7 (Le feu) • Poésie première N°47 • L’ Étrangère N°25 • Kôan N°1 (L’infini) • Anacoluthe N°13 • Passage d’encres N°40 (Pures données) • La Femelle du requin N°34 (Richard Morgiève et Rodrigo Fresán)

• Intervention à haute voix N°46 • Gong N°28

10/18• James Scudamore Fils d’Heliopolis• Tim Lott L’Affaire Seymour • Abha Dawesar Dernier été à Paris • Helen Dunmore La Maison

des orphelins • Paul Doherty Les Trois morts d’Isis • Kate Sedley La Danse macabre • Judy Pascoe L’Arbre du père • Sadie Jones Le Proscrit • Junot Diaz La Brève et merveilleuse vie

d'Oscar Wao • Thierry Dancourt Hôtel de Lausanne

ACTES SUD• Alice Ferney Passé sous silence • Jérôme Ferrari Où j’ai laissé mon âme • Mathias Enard Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants

• Claudie Gallay L’Amour est une île • Laurent Gaudé Ouragan • Javier Cercas Anatomie d'un instant • Véronique Tadjo Loin de mon père

AIRE (L’)• Michel A. Chappuis Caprices romains

AL DANTE• Joumana Haddad Miroirs des passantes dans le songe

• Benoît Ritt Nation AL MANAR

• Amandine Marembert Un petit garçonun peu silencieux

ALBIANA• Ugo Pandolfi La Vendetta de Sherlock Holmes : Les aventures du grand détective en Corse

• François-Xavier Renucci Éloge de la littérature Corse par quelques-uns de ses lecteurs

ALBIN MICHEL• Éric Pessan Incident de personne • Virginie Mouzat La Vie adulte • Anthony Palou Fruits et légumes • Tolstoï Sophie À qui la faute ? (suivi de) La Sonate à Kreutzer

ALLIA• Pauline Klein Alice Kahn • Olivier Benyahia Zimmer • Boris Terk A voice is a person

LES ALLUSIFS• Horacio Castellanos Moya Effondrement

• Sophie Divry La Cote 400 ÂNE QUI BUTINE (L’)

• Anne Letoré Quand le merle blanc... • Jérôme Bertin Robert K • Constant Venesoen Le Paranoïaque • Thierry Rat Sloap

ARBRE À PAROLES• Rose-Marie François Portrait de l’avenir en passant

• Silvia Vainberg De ce bol vide • Francis Chenot De deux choses lunes

ARBRE VENGEUR• Miguel de Unamuno Comment se fait

un roman • Didier Pourquié Les Couilles de Dieu

ART À LA PAGE (L’)• Brige Van Egroo À bouche décousue

02 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

04 AGENDA

05 VU À LA TÉLÉ

06 REPERES

08 ÉVÉNEMENT

10 REVUES

11 POCHES

12 POÉSIE

16 CHOSES VUES

17 TEXTES & IMAGES

28 DOMAINE FRANÇAIS

33 JACQUES SERENA

40 DOMAINE ÉTRANGER

43 TRADUCTION

48 HISTOIRE LITTÉRAIRE

49 LES ÉGARÉS

50 INTEMPORELS

51 COURRIER

52 ZOOM

Entre l’étoile Jaune, les rafles au petit ma-tin et l’exode sur les routes de France,l’été qui s’achève aurait pu nous as-

phyxier de relents nauséabonds s’il n’avait sur-tout constitué le décor d’une insipide farce.Farce triste que cette chasse infâme lancée àl’encontre des Roms au lendemain d’échauffou-rées à Saint-Aignan. La mort d’un Français gi-tan sédentaire tué lors d’une interpellation dela gendarmerie provoque des troubles publics ?Qu’à cela ne tienne : par glissements lexicaux,nommons l’ennemi de l’ordre : le Rom, boucémissaire désigné quand les journaux font leurschoux gras des agissements d’un ministre dubudget et d’une milliardaire fiscalement trèsprotégée. Et lançons, d’un coup de mentonmussolinien, la vindicte et les rafles téléviséespour rassurer un peuple qui avait d’autres in-quiétudes.L’exode de caravanes, repéré aussitôt sur lesroutes de France, n’avait rien à voir avec la pan-

tomime présidentielle : il était dû entièrement àune météo déficiente sur le Nord qui encoura-gea les adeptes du camping à se diriger versles plages du Sud. Tous les tireurs de cara-vanes ne sont pas mauvais. Ouf !Pour l’heure le gouvernement n’envisage pas leretour du port obligatoire de l’étoile Jaune. Onle comprend : sur le poitrail de vingt-trois Fran-çais envoyés conquérir le monde du ballon ronden Afrique du Sud, ces étoiles-là n’ont guèrebrillé. Rappelons qu’elles avaient été glanéesen 1998 par une équipe dite « black, blanc,beurre ». Ça tombe bien, outre le nouvel opusde Jean d’Ormesson, un livre fait la rentrée lit-téraire selon les médias qui confondent tou-jours livre et littérature : celui d’un ancien mé-decin des Bleus qui révèlerait que certains ontpris certaines choses, probablement, même sice n’est pas certain, mais on se comprend eton n’en pense pas moins. C’est dire si la farceest un genre que l’on peut servir longtemps.

Heureusement la rentrée est là qui va nous per-mettre de goûter à des plats autrement plusnourrissants. À commencer par la météoriteCosmoZ qui vaut à son auteur de faire l’objetde notre dossier mensuel. Ce roman, maisd’autres aussi qui arrivent depuis la mi-aoûtchez les libraires, nous offrent la possibilité departager une expérience du monde, d’en nom-mer ses espaces et ses reflets, d’en explorer sagéométrie et d’en rêver ses contours. Ils ne lefont pas sans bousculer nos habitudes, nospréjugés, nos clichés. Troubleraient-ils aussil’ordre public qu’on ne s’en plaindrait pas.Quand l’ordre public sent la charogne, il ne pro-tège plus que les charognards. On vous souhai-terait volontiers une « bonne rentrée », si, parles temps qui courent, « rentrer » ne signifiaitpas trop souvent « reconduite aux frontières ».Ces frontières que la littérature parfois faittomber. Bonnes lectures !

Thierry Guichard

La route du Rom

Sommaire # 116

08J. M. COETZEEÉVÉNEMENT.- Le Nobel sud-africainréinvente l’écriture de soi, dans uneenquête sur un double de l’auteur.

41GIORGIO VASTADOMAINE ÉTRANGER.- Le Temps matérielrevisite les années de plombs. Quand des enfantss’engagent, à Palerme, dans la lutte armée.

Claude Dourguin, Fernando Marías, Stanislas Rodanski, CyrilleMartinez, comte de Caylus, Michel Chaillou, Jean Richepin, MennoWigman, Clara Janés, Pascal Quignard, Franck André Jamme,Pierre Mac Orlan et Gus Bofa, Patrick Lapeyre, Jean-Louis Bailly,Claude Louis-Combet, Linda Lê, Thomas Heams-Ogus, JulieDouard, Célia Levi, Thierry Dancourt, Nicolas Cano, Lionel Salaün,Philippe Fusaro, Anne Savelli, Emmanuel Ruben, Robert Alexis,Jean-Claude Lalumière, Juan José Millás, Roberto Arlt, GiorgioVasta, Goran Petrovic, Hanif Kureishi, Dubravka Ugresic, AmandaSmyth, Per Petterson, Olive Senior, Colin Harrison, Carlo Lucarelli,Amanda Boyden, Rodrigo Fresán, Louise Erdrich, Marc Michel, JensAugust Schade, Philippe Forest.

INDEX

SEPTEMBRE 2010

18CLARO

DOSSIER.- Romancier à l’œuvreprotéiforme, également traducteur etéditeur, sa machine d’écriture tourneà plein régime: des formes inventées,des mécaniques huilées à la rhétoriquela plus folle, teintées d’humour.Parution en cette rentrée de CosmoZ.

Couverture: Olivier Roller

34ALAIN FLEISCHERPAROLE.- Fable mutine et texte detoutes les contrefaçons, Imitationoffre un trompe-l’œil romanesque.

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 03

14ÆNCRAGES & COÉDITEUR.- Depuis 1978, Roland Chopardmarie poésie, arts et livres d’artiste avec destechniques d’imprimerie artisanales.

Pour la troisième année consécutive, la bi-bliothèque départementale des Bouches-du-Rhône organise ses Rencontres de l’édi-

tion indépendante, les 17 et 18 septembre àMarseille, auditorium des ABD Gaston-Defferre,conjointement avec l’Agence régionale du livre.Le timing sera serré pendant ces deux jours. Desdébats autour de la critique littéraire (dont unconsacré à internet, avec des représentants deLekti-ecriture, remue. net, des blogs Bartleby lesyeux ouverts et Biblioblog), des lectures (Marina

Tsvétaïeva, Marcel Moreau, Jean-Pierre Martinet), des rencontres (Éric Pessan,Frédéric-Jacques Temple) – et un joli florilège d’éditeurs de qualité. Une trentaineprésenteront leur travail comme Monsieur Toussaint Louverture, les éditions duLérot, Attila, Finitude, Délit éditions, La Louve, La Fosse aux ours… Trois ques-tions à Régine Bidault, responsable du secteur action culturelle à la bibliothèquedépartementale, dont la particularité est de disposer d'un auditorium, de deux es-paces d'exposition et d'une salle d'actualité accessible au public.

Quel est l’esprit de ces Rencontres de l’édition indépendante ?Il y a cette volonté de mettre en avant le travail d’éditeurs qu’on ne trouve pasnécessairement sur tous les rayons des librairies. L’édition indépendante fait untravail important : elle ouvre des brèches, elle a cette faculté de dynamiser lacréation. Ces gens-là défendent des partis pris, loin des logiques économiques,qu’une collectivité locale doit soutenir.C’est dans cet esprit que lors de ces Rencontres chacun des quinze éditeurs dela région invitera un éditeur de son choix. Certains d’entre eux aiment croiserécritures et arts visuels. Par exemple, André Dimanche invitera Clémence Hiver,les éditions Parenthèses accueilleront Champ Vallon. Il ne faut pas rester cloi-sonné à des logiques de territoire, mais donner une vision large et dynamique del’édition de création. Marier le local et l’ailleurs.

La critique littéraire servira de fil rouge à la première journée.L’an dernier, la jauge de l’auditorium était pleine, avec près de deux cents per-sonnes. Il avait fallu mettre en place un duplex. La journée professionnelle com-prendra une conférence de Bertrand Leclair, et deux tables rondes : sur la placede l’édition indépendante dans la critique littéraire, et sur les liens entre internetet critique littéraire. Avec l’émergence des blogs, internet ouvre de nouvellespistes de parole. Les intervenants questionneront leur légitimité et leur efficacité.

Le lendemain, on pourra assister à plusieurs lectures, dont celles du co-médien Denis Lavant.

Cette année, nous avons souhaité développer cette journée ouverte au public, endonnant plus de matérialité aux choses. C’est plus facile de mobiliser les gensavec des auteurs et des lectures. Le personnel de la bibliothèque a choisi destextes forts, qu’il souhaite partager. Comme Jérôme de Jean-Pierre Martinet (Fini-tude). Comment les servir au mieux ? Les textes ont appelé le lecteur, et non l’in-verse. Denis Lavant est un grand défenseur de Martinet et de Marcel Moreau. Salecture de Tectonique des femmes (Cadex) de Moreau sera accompagnée d’uneprojection de photographies. La lecture du Livre du Chevalier Zifar, superbementédité par Monsieur Toussaint Louverture, sera également suivie d’une discussionavec son traducteur Jean-Marie Barberà. Autre nouveauté : Éric Pessan animeraun atelier d’écriture sur le rapport entre texte et photographie.L’idée est que pendant deux jours nos esprits se dilatent. Que cette édition don-ne à entendre de l’inentendu. Notre mission de médiation, c’est aider à sortir dela banalisation.www.livre-paca.org

AGENDA RENCONTRES, COLLOQUES, FESTIVALS

04 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

L’union fait la forceLe 12/09. À Lauzerte (82),Place aux nouvelles, avec entreautres Marcus Malte, AnnieSaumont, Éric Holder, Marie-Hélène Lafon.

Le 13/09. À Paris (19e), lesauteurs Verticales font leurrentrée en lectures (OliviaRosenthal, Maylis de Kerangal,Brigitte Paulino-Neto), 19h30,Le Point Ephémère.

Du 15/09 au 03/10.À Die et dans la Drôme, 20e

festival Est-Ouest « Sur lestraces du Transsibérien : laRussie invitée », mêlantlittérature, cinéma, arts visuels,lectures musicales (d’aprèsCendrars, Berberova,Tsvétaïeva). Quinze écrivainssont invités parmi lesquelsDimitri Bavilski, LeonidGuirchovitch, AndréïGuelassimov, Patrick Deville,Eugène Savitzkaya.

Du 17/09 au 23/10.À Paris (18e), Le Mardi àMonoprix, de EmmanuelDarley, mise en scène MichelDidym, avec Jean-ClaudeDreyfus, Théâtre ouvert

Du 20 au 25/09.À Strasbourg, les Bibliothèquesidéales accueillent AntoineVolodine, Edouard Glissant,Annie Le Brun & StéphaneAudeguy, Linda Lê, VassilisAlexakis, Mathias Enard, leséditeurs Oliver Gallmeister etMichel Chandeigne, pour desrencontres à l’Aubette, à lamédiathèque André Malraux etdans les librairies. À noter une« Nuit Nabokov » le 24.

Du 22 au 26/09.À Manosque (04), le festivalLes Correspondances invitequarante écrivains dont laplupart figurent à la rentréelittéraire : Jérôme Ferrari,Philippe Forest, Gonçalo T.Tavares, Patrick Lapeyre,

Jacques Abeille et FrançoisSchuiten, Claro, Maylis deKerangal, Mathieu Riboulet,également Colum McCann,Charles Juliet… En soirée, lestraditionnelles « lectures enscène » explorent le patrimoinelittéraire. On pourra y entendreJack Kerouac (lu par JacquesBonnaffé, qui sera accompagnépar la guitare de Theo Hakola),Italo Calvino (par Agnès Jaoui),Mireille Havet (par NathalieRichard) ou encore FrancisScott Fitzgerald à travers leslettres adressées à sa fille (parHippolyte Girardot)…

Du 23 au 26/09. À Guéret(23), Pascal Quignard estl’invité des 5e Rencontres deChaminadour, en compagniede Jean Échenoz, PierreMichon, Régis Jauffret,Antoine Volodine. Lectures,conférences et tables rondes.

Du 24 au 26/09.À Vincennes (94), 5e festivalAmerica autour des villesd’Amérique. Parmi les invités :Gil Adamson (Canada), YanickLahens (Haïti), Enrique Serna(Mexique), Richard Russo, BretEaston Ellis, Craig Johnson,Ron Rash, Claire Messud(États-Unis)…

Jusqu’au 25/09. À Crest (26),l’exposition du peintreAlexandre Hollan rassemble sesarbres, ses Vies silencieuses et seslivres d’artiste (Yves Bonnefoy,Philippe Jaccottet, LouiseWarren). Espace Liberté.

Du 28/09 au 31/10. À Paris(15e), La Compagnie des spectres,d’après le roman de LydieSalvayre, de et avec ZabouBreitman, théâtre Monfort.

Jusqu’au 02/10. À Reims, labibliothèque Carnegie expose135 clichés du philosopheEmmanuel Peillet, cofondateurde l’Oulipo.

Oliv

ier

Rol

ler

Denis Lavant

ne naturelle, nuance. Vinrent Virginie et Lucie. La premièren’aimait pas les caméras, déguerpit, la seconde n’avait ja-mais eu de vie amoureuse, espéra. Au moins, était-ellebonne cuisinière ? demanda Pascal. Ils furent en hélicoptè-re, ils furent à Londres, Lucie en reste émerveillée, espèreencore. Lui voit trop de différence d’âge. L’animatrice s’en-quiert, ne croit-il pas que l’amour puisse venir, avec letemps ? Pascal, sans fard : Oui, mais alors un sacré bout detemps. La voix off encourage Mesdemoiselles, si Pascalvous a touchées…

Le montage a prévu, bien sûr, avant la première coupurepublicitaire une histoire heureuse. Celle de Yoann et d’Em-manuelle entre qui, dès le speed dating, tomba la foudre. Ily eut, pour respecter le concept de l’émission et faire pa-ravent, une Géraldine qui comprit, après trois jours, com-bien elle était de trop. Pour vivre avec Yoann, son blé etses poulets, Emmanuelle a quitté sa Suisse natale et unjob d’assistante commerciale. Ils racontent le coup en sepelotant-bécotant tendrement devant l’animatrice, qui rou-coule à l’unisson. Car ça, c’est de la télé qui donne du bon-heur. A ceux qu’elle filme. A ceux qui les regardent.

Au fil des histoires, Timothée, malgré sa bonne volonté,tique de plus en plus. Qui a payé les escapades évoquées :à Londres, Paris, Biarritz, Venise ? Et qui s’occupait pen-dant ce temps-là des chevaux, des poulets, des cochons ?Et d’ailleurs, pour une émission sur des agriculteurs, onvoit tout de même très peu, très très peu leur travail...Chut !!! Et le douzième, c’était qui ? La barbe !!!

Chahut soudain. Philippe, 44 ans. Seul ? L’animatrice vientde l’apprendre. Mais Margarida ? Margarida avec qui çaavait l’air de flamber, pendant l’émission et depuis ? Mar-garida avec qui, petits coquins, ils avaient, esquivant lescaméras, échangé en cachette le premier baiser, la pre-mière étreinte ? Eh bien, Philippe en a gros cœur del’avouer, avec Margarida c’est fini. Ce matin même. Justeavant de partir pour ce bilan limousin. Mais pourquoi ? Par-ce que décidément elle ne voulait pas d’enfant, et lui si.Les larmes pointent. Débordent. L’animatrice y va de lasienne. Jusqu’à Timothée qui renifle.Une fois mouché, il y revient. C’était qui le douzième ?Quel emmerdeur ! On l’envoie… Ni chez les Grecs, ni chezles Turcs. Sur Internet, si ça le passionne.

Prénuptial

VU À LA TÉLÉVISIONFRANÇOIS SALVAING

Timothée aura résisté cinq ans. Ce n’est qu’à lasaison 6 qu’il se sera laissé entraîner par un en-tourage estival à jeter un œil sur L’Amour estdans le pré. Bien fait pour lui, l’œil jeté est àprésent noyé de larmes.

L’Amour est dans le pré entre dans la catégorie des émis-sions de télé-réalité, où l’on plonge des personnes réellesdans d’irréelles situations. Ici, des agriculteurs ou agricul-trices, de la trentaine à la cinquantaine, qui, se déclarantlas du célibat, plaie de leur état, doivent choisir d’accueillirdans leur ferme deux invité(e) s. Et tenter de nouer, encinq jours (et en présence donc d’une tierce personne !),une relation durable. En janvier, M6, chaîne entremetteu-se, a présenté à ses téléspectateurs dix hommes et deuxfemmes, presque tous éleveurs, dans le Morbihan ou laMarne, l’Ariège ou la Côte d’Or. Aussitôt, des lettres sontarrivées (avec photos) parmi lesquelles ces agrestes can-didats au bonheur conjugal ont choisi de rencontrer enspeed dating (comble de la modernité urbaine) une demi-douzaine de personnes, dont ils devaient extraire, en uneheure, deux invité(e) s. Résume-t-on à notre retardataire.

Et ce soir, bilan : toute la bande (à une unité près) est ré-unie par M6 dans une vaste demeure limousine et, un parune, chacun(e) est convié(e) par l’animatrice, qui prometd’opérer en douceur, à raconter, que la conclusion en aitété heureuse ou décevante, son aventure. Ils reprennentpresque tous le mot : oui, une aventure. L’animatrice pous-se son pion : que tu ne regrettes pas d’avoir vécue, mêmesi au final… ? Ils protestent avec conviction : Non, non, aucontraire ! L’un trouve le mot que l’animatrice n’aura paseu besoin de lui souffler : Merci, l’émission ! L’animatricetutoie. Ce n’est pas ce qui impressionne favorablement Ti-mothée. Plutôt ses longues jambes brunes dénudées jus-qu’à mi-cuisse qui meubleront avec générosité les tempsfaibles de l’émission.

Le voilà embarqué pour onze récits, avec flash-back.- Pourquoi seulement onze ? Ils n’étaient pas douze céliba-taires au départ ?Toujours à chercher la petite bête, Timothée. On lui expli-quera plus tard. Plutôt que d’évoquer l’absent, intéres-sons-nous aux présents. Le montage ouvre par Sylvie,rieuse éleveuse de chevaux, qui invita dans sa ferme de laVienne Philippe et Frédéric. Chance ou malchance ? Frédé-ric au dernier moment renâcla. De sorte que ce furentavec Philippe cinq jours super. Il avait écrit une lettre sub-tile non moins que parfumée. Il mit sans rechigner la mainà la pâte. Joua et perdit par trois fois au bras de fer avecelle. Sylvie alla jusqu’à le présenter à ses parents. Pas plusloin. Elle ne se sentait, comment dire, pas d’attirance. Aumoment de se séparer elle le lui déclara. Il en pleura. Elleen eut de la peine. Messieurs, conclut une voix off, si Syl-vie vous a émus, écrivez-lui à M6…

Pascal, 38 ans, céréalier, ça fait quinze ans qu’il n’en a pasfréquenté une de près. Il voulait une grosse rousse, à poitri-

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 05

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06 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

REPÈRES

Àcontre-courant des impératifsd’urgence de notre sociétécloisonnée, Claude Dourguinne cesse d’évoquer – et d’invo-

quer – la joie profonde, la volupté phy-sique du départ, de la marche, de cetteespèce de mariage qui se scelle entre ce-lui qui va et le paysage qu’il arpente.« Quelle plus terrestre réalité que le che-min ? » Partout – montagnes, bois,steppes, déserts, plaines – des sentiers,des passages s’ouvrent, s’offrent à nospas comme autant d’invites à s’enfoncerdans la matière nue et sensorielle dumonde. À une œuvre qui n’est qu’unlong voyage au cœur des images et despaysages, des villes et des rivages –d’Ecarts aux Nuits vagabondes (LmdaN°100) en passant par Un royaume prèsde la mer et Escales –, elle rêvait d’ajou-ter un « Livre des chemins ». Avec Che-mins et routes, elle en propose de ma-gnifiques pages.Car les lire donne envie d’emboîter lepas à notre marcheuse, de la suivre surces chemins de plein vent, ces sentesétroites, ces passages à moutons ou cesvoies de bêtes dont elle dit aimer « le se-cret placide, la manière de rappeler auvoyageur qu’il n’est pas unique maître àbord ». De l’accompagner sur ces che-mins matinaux tout chargés encore desmystères de la nuit. Une forme de co-naissance au monde, capable de balayerles humeurs des plus désenchantées, enles confrontant à la transparence augu-rale d’une beauté chaque fois inédite.De ces chemins, qui élargissent laconscience, s’accordent en profondeuraux saisons et aux rythmes de la planè-te, Claude Dourguin nous dit la poésiemouvante, l’appel souvent irrésistible.« Qui aime aller accepte de s’égarer, ne sedéprend de ce goût, sachant diverses, sur-prenantes, les fortunes de la route etconsentant comme par nature aux tenta-

tions. » Cet horizon d’inconnu, cetremblement d’avenir qui se cache der-rière l’inopiné ou l’imprévu fait tout lesel des départs, nous rend à l’innocenceperdue de la bête en nous, ou nous ren-voie à l’imaginaire de l’indien suivantune piste.Qu’il soit écorché ou pierreux, de sableou de neige, qu’il ne mène nulle part –« Holzwege » dit Heigegger – ou suiveun ancien itinéraire militaire, chacun a« son allure, sa couleur propre, un rythmedes pas différent ». « Plus que d’autres lessentiers côtiers sont des méditations enmouvement, remèdes aux “cul de plomb”vitupérés par Nietzsche. » Mais ce quienchante aussi Claude Dourguin, c’estla mémoire de ces chemins, l’imaginaireémotionnel qu’ils suscitent, les mo-ments d’histoire qu’ils charrient, depuisleur manière d’accompagner des façonsde dire et de parler, de construire et dese réunir, jusqu’aux fantômes de tousceux – pèlerins, soldats, marchands,colporteur, chemineaux, étudiants,peintres – qui les empruntèrent. CarChemins et routes est aussi un voyageparmi les livres et les arts, des grandsvoyageurs du XIXe siècle, en passant parles romans de l’Autrichien Stifter, lamusique de l’Allemand Brahms, lespeintres qui descendaient vers le Sudpour découvrir le « Bel paese », AlbertDürer – qui, en quittant l’atelier décou-vrit, le premier, le plein air et « cequ’impose cette nouveauté radicale, le lienentre la lumière et la couleur » – ou Ni-colas de Staël qui, pour toujours, « af-firme les pouvoirs de la route, réduite à ladiagonale blanche, impérieuse, élan, défi,promesse, mirage d’échappée ».Un livre voyageur pour se délivrer desemprises, sentir sa vie soudain sanspoids vibrer à l’unisson d’un paysage.Car « tout ce qui a chance de “changer lavie”, c’est la grand route qui peut le dis-penser. » Une assertion à méditer en rê-vant d’espace et de contiguïtés heu-reuses.

Richard Blin

CHEMINS ET ROUTES DE CLAUDE DOURGUINIsolato, 120 pages, 20 e

Par ses Chemins et routes,

Claude Dourguin nous fait

pénétrer au plus intime

des paysages. Un livre de

voyages et de méditations.

LA LUMIERE PRODIGIEUSEDE FERNANDO MARIASTraduit de l’espagnol par Raoul Gomez, Cénomane128 pages, 15 e

Àl’occasion des cérémonies pour le cinquantièmeanniversaire de la mort de Federico García Lor-

ca, un journaliste rencontre en Andalousie un vieilivrogne qui lui raconte une histoire invraisem-blable. Cinquante ans plus tôt, en pleine guerre ci-vile, ce livreur ambulant découvrait le corps blesséd’un jeune homme, laissé pour mort sur le bord dela route. Grâce aux soins qu’il lui prodiguait, cerescapé du peloton d’exécution retrouvait ses capa-cités physiques, mais demeurait amnésique etmuet. Entre les deux hommes, commençait alorsun étrange compagnonnage de trente ans, fait es-sentiellement d’empathie, mais aussi de placementsà l’hôpital et de fugues, durant lesquelles le jeunehomme deviendrait peu à peu un mendiant.Et ce fut précisément lors d’une de ces longues sé-parations que le vieil homme découvrit, par un deces hasards propres à l’univers romanesque, l’iden-tité de ce jeune homme émouvant : un court-mé-trage sur la guerre civile espagnole lui révélait alorsle vrai visage de Federico García Lorca, un poètedont il n’avait jamais entendu parler, mais qu’il al-lait soudain lire avec une avidité dont lui-même nese croyait pas capable.Comme souvent avec Fernando Marías (Je vaismourir cette nuit et L’Enfant des colonels, tous deuxpubliés par le même éditeur), difficile ici d’inter-rompre sa lecture. On veut savoir, non pas qui estcet homme (on le sait depuis la cinquième lignedu récit), mais comment le vieil ivrogne va retrou-ver son identité, le suivre dans son enquête à la foispalpitante et méthodique, puis dans ses multiplestentatives destinées à rétablir la vérité sur la mortdu poète andalou. Ce sera en vain (la cause étaitperdue d’avance), mais le lecteur l’aura suivi com-me dans un roman policier. Un polar d’un genreparticulier, qui prend souvent les allures d’unhommage envers celui qui demeure aujourd’hui lesymbole de la barbarie franquiste.

Didier Garcia

Voies neuves

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 07

Les pas perdusPour Stanislas Rodanski (1927-1981) comme pour Artaud, vivre c’est bien autre chose que

mener une existence « d’enviandé ». Poètes, ils sont, viscéralement, dans leur mode d’ap-proche de la réalité, dans leur quête d’une expérience perdue de l’exister, dans leur façon de

répondre à l’appel de l’inconnu. De s’y aventurer, le corps éperdu, ne sachant plus qui ils sont ni oùils vont. D’où le registre singulier des écrits de Rodanski – admiré par Breton, Gracq, Jouffroy –,peuplés de puissances mouvantes, hantés par les virtualités amoureuses de la révolte et par unesorte d’esthétique de la convulsion. Comme ici, dans Le Cours de la liberté, un inédit, qui nous en-

traîne sur « le seul des chemins qui ne mène pas à Rome », au fil d’une dériverigoureusement incontrôlée, nous promenant dans un Lyon merveilleux, re-levant d’une « géographie pathologique » et de lieux à l’attraction magné-tique jalonnant le chemin d’une hypothétique révélation. « Je suis – et il fautentendre ici aussi bien le présent du verbe être que celui du verbe suivre –comme un désir en train de se désincarner, une sorte de passion errante àmoitié hors du corps (…). Un compromis entre la démarche de l’ascète sur lechemin de l’absolu et la statue masculine de la liberté. »Un chemin de pas perdus dans un univers où l’apparence est indéfinimentplastique et perméable, faite de familiarité et d’étrangeté, de connivence etd’incandescence. Une sorte d’itinerrance sous les auspices des « deux so-leils jumeaux de la révolte et de la liberté » et d’un moi désancré en quête dela femme réelle et spectrale incarnant l’amour absolu.

Éclat prophétique, ardeur insurrectionnelle, langage s’exaltant – « Écoutez… (…) C’est la voix dusang qui parle, aux limites de la confusion, l’étrange langage de la profondeur obscure de l’être quis’éclaire en la percevant » –, ce qu’écrit Rodanski se tient dans l’ombre d’une réalité impossible àrévéler, ce qui le conduisit à entrer volontairement, à 27 ans, dans un hôpital psychiatrique pourn’en ressortir que mort, vingt-sept ans plus tard.

R. B.LE COURS DE LA LIBERTÉ DE STANISLAS RODANSKI, L’Arachnoïde, 80 pages, 14 e

L’argument du livre aurait pu être très inté-ressant : se basant sur l’histoire du rock, Cy-

rille Martinez se propose de réinterpréter à samanière la scène politique française, le tout surfond de cinéma hollywoodien. Jean-Louis Debré devient alors lesosie parfait de John Travolta, on croise Ringo Starr et FrançoisBayrou, et la constitution de la Ve République est fredonnée surl’air de I wanna be your dog des Stooges d’Iggy Pop. Hélas, ce quiaurait pu être un joyeux bordel surréaliste et subversif s’avère plu-tôt être un blabla soporifique et donne au lecteur l’impression delire du Christine Angot en écoutant un live de Mylène Farmer touten gobant des Lexomil, et les aventures du « jaune sous-marin »beatlesien de Cyrille Martinez ressemblent à s’y méprendre auxmésaventures du Kursk.Sur le fond, la sauce ne prend absolument pas : pour ce que Marti-nez a à dire, deux pages auraient suffi, et hormis quelques phrasesplutôt amusantes, on s’ennuie ferme. Sur la forme, l’auteur a vouluêtre moderne. Jean-Louis Debré s’écrit jeanlouisdebré, et pour fai-re « djeun », Martinez essaie de nous donner l’impression qu’il écritcomme il parle (ponctuation aléatoire, phrases coupées en pleinmilieu, etc). Si ce genre de procédé pouvait faire sens chez Que-neau, par exemple, ici, c’est seulement agaçant. L. S.

CHANSONS DE FRANCE DE CYRILLE MARTINEZ, Al Dante, 112 pages, 15 e

Fausses notes

En 1975, Georges Perros n’est l’au-teur que d’une œuvre relativement

mince : deux volumes de Papiers collés,les Poèmes bleus et Une vie ordinaire.Pourtant la parole de ce « noteur » exem-plaire est précieuse. Graver sur le mur duvent réunit ainsi cinq entretiens quel’homme de Douarnenez a donnés cetteannée-là à Jean Daive dans le cadre del’émission « Les nouveaux entretiens »sur France Culture. On retrouve un Per-ros généreux, sincère, désenchanté, àl’esprit souvent saillant. Que ça soit àpropos de la littérature : « Elle devrait ser-vir à laver un homme, à l’innocenter danssa vie quotidienne », des bistrots où « lebruit de la vie vient se réchauffer », ou deson peu de goût pour la métaphore,« c’est inutile (…) c’est capitaliste ». Lelivre, format à l’italienne, joliment com-posé, comprend aussi un cahier photos,des lettres et un poème inédit.

(Éditions Marcel le Poney, 78 pages, 15 e)

Sous le manteau

La mort nous a délivrés du pluscruel des amateurs. » C’est de

ces mots terribles qu’un Diderotplein de rancœur salua la dispari-tion du comte de Caylus – lequelavait eu l’honnêteté de dire ce qu’ilpensait de l’étude du philosophesur la peinture à la cire… Et cepen-dant, Anne Claude Philippe de Pes-tels de Lévis de Tubières-Grimoard,comte de Caylus (1692-1765) auraété le grand protecteur de l’art enFrance durant la première moitié duXVIIIe siècle. Personnage polyva-lent, Caylus avait d’abord été mous-quetaire de Louis XIV, homme deguerre et d’aventures filant jusqu’àla Porte, puis collectionneur d’anti-quités émérite et, finalement, gra-veur fameux, traducteur de Tirant leBlanc et écrivain fameux. Point tropadepte des philosophes, il leur pré-férait l’amitié de Watteau avec le-quel il dessinait et la compagnie dela Société du bout du banc, assem-blée autour de mademoiselle Qui-nault, où son esprit « cordialementboudeur » faisait merveilles. Là, di-rent les frères Goncourt, « Il est Va-dé avec l’accent de Candide ». Té-moignent L’Histoire de M.Guillaume, cocher (Zulma, 2003),cette « lanterne magique des mœursbasses et libres » (Goncourt), les ex-ceptionnelles Facéties (Plein Chant,1997) et ces Mémoires de l’Acadé-mie des Colporteurs où, sous le pré-texte de filer les marchands delivres interdits, il égrène les his-toires dans une veine délicieuse-ment vibrante, et parfois bien rabe-laisienne. « Il habille aux Halles lacomédie parisienne », a-t-on pu direde Caylus. Et à son tour EdmondThomas habille soigneusement Cay-lus avec l’aide de Paule Adamy d’unlivre superbe, bien replet et riche-ment i l lustré. Comment s’enpasser ?

É. D.

MÉMOIRES DE L’ACADÉMIEDES COLPORTEURS (suivis de)LES ÉCOSSEUSES du COMTE DE CAYLUSÉditées par Paule Adamy, Plein Chant,412 pages, 24 e

Perros à la radio

08 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

ÉVÉNEMENT J. M. COETZEE

D’un été qui ne tient pas sespromesses, on dit qu’il estpourri. Que cette saison ré-putée bénie des dieux semontre avare en bienfaits etl’être en ressort pâli, amoin-

dri, peu apte à la fréquentation harmonieu-se de ses congénères mieux disposés à lajouissance, au bavardage et au joyeux com-merce des corps. Le titre du troisième voletde l’autobiographie fictionnelle de JohnMaxwell Coetzee claque au vent de l’au-tomne qui s’annonce telle une antiphrasedouce-amère. Comme chacun des livres del’immense écrivain sud-africain il laissedans le cœur du lecteur une trace durable,un composé chimique complexe et subtilde désespoir et de compassion.L’été dont il est question ici désigne le belâge que pourrait être l’entrée dans la tren-taine d’un homme nommé John Coetzee,période qui coïncide avec son retour aupays natal, l’Afrique du Sud, afin de veillersur son père installé dans une banlieue mi-teuse du Cap. C’est aussi le temps de lapublication de son premier ouvrage, Terresde crépuscule. Âgé d’une soixantaine d’an-nées, Jack Coetzee, devenu veuf, a une san-té physique et morale chancelante. Unedécennie auparavant, son fils avait fuil’odieuse société sud-africaine et le risqued’être appelé dans les rangs de l’armée enlutte contre la contestation noire grandis-sante. Exilé en Angleterre puis aux États-Unis, John a travaillé dans le secteur infor-matique et poursuivi des étudesscientifiques tout en se consacrant à ses lec-tures et à ses premiers chantiers d’écriture.Ses relations exécrables avec son père nar-rées dans d’autres ouvrages ne laissaientguère envisager la décision d’un tel retour.Dans Scènes de la vie d’un jeune garçon, lepremier volet du cycle autobiographique,l’enfant qu’est alors John Coetzee éprouvepour son géniteur une animosité peu com-mune : « Il n’a jamais réussi à comprendre laplace que tient son père dans leur famille. Enfait, il n’est pas du tout évident pour lui de

Avec L’Été de la vie J. M. Coetzee

réinvente l’écriture de soi. Dans cette

enquête posthume sur un double de

l’auteur, le lecteur trouvera des clés

essentielles pour la compréhension

d’une œuvre majeure, qui questionne

la difficulté de vivre et l’aliénation.

Un cœuren hiver

Vue du Cap

DR

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 09

dont la solitude et la conscience de sasingularité coexistent avec l’espoir éper-du de briser son isolement : « Dans unmonde parfait, il ne coucherait qu’avecdes femmes parfaites, des femmes d’uneparfaite féminité, mais qui auraient au

fond d’elles-mêmes quelque chose desombre qui répondrait à ce qu’il y a enlui de sombre. »C’est cette part-là qui va dominer dansles témoignages recueillis. Il s’en dégageun portrait composite qu’on ne par-viendrait à qualifier vraiment qu’en in-ventant un adjectif qui serait l’exactcontraire d’hagiographique. Le lecteurrodé aux stratégies toujours plus sub-tiles de l’autofiction marche évidem-ment sur des œufs dans sa (re) décou-verte d’un écrivain réputé des plussecrets, dont rien de la vie personnellen’a jamais filtré, même après son acces-sion au Nobel en 2003. Difficile cepen-dant de repousser une question quivient fréquemment à l’esprit : pourquoitant de noirceur dans la peinture de soi,même subtilement désamorcée parl’humour, l’ironie et l’autodérision ? Onse gardera d’avancer des réponses tanton est bouleversé par l’objet littérairequi nous est ici offert.Au plan le plus intime, celui des rela-tions amoureuses, c’est toujours l’austé-rité, les réticences à l’engagement, audon de soi qui sont mises en avant. Ju-lia, qu’il a fréquentée peu de tempsaprès son retour au Cap, assène plus detrente ans plus tard (elle est devenuemédecin et psychothérapeute) un dia-gnostic sans appel : « Dans sa manière defaire l’amour il y avait quelque chose del’ordre de l’autisme. (…) pour ce qui estde leur vie sexuelle, je tendrais à penser(que les autistes) préfèrent la masturba-tion aux rapports réels ». Julia qui se sou-vient cependant de la réaction de Johnlorsqu’elle lui a demandé si, dans le casoù elle n’aurait pas été mariée, il vou-drait l’épouser : « (…) sans mot dire ilm’a prise dans ses bras et m’a serrée si fortque je ne pouvais plus respirer. C’était lapremière fois, autant que je pouvais mesouvenir, que je le voyais faire un gestequi semblait venir droit du cœur. (…)Alors, me suis-je demandé non sans éton-

nement, est-ce que ce pisse-froid éprouvedes sentiments après tout ? » Margot, lacousine bienveillante de John, évoquequant à elle une nuit où ils ont dormiblottis l’un contre l’autre dans la ca-mionnette de ce dernier, tombée en

panne sur une route de campagne :« Pourquoi le corps de son cousin ne par-vient-il pas à la réchauffer ? Et non seule-ment il ne la réchauffe pas, mais on diraitqu’il draine la chaleur de son corps à elle.Est-il de nature sans chaleur, comme il estasexué ? »Les notes tirées des carnets personnelsde John Coetzee apportent d’autres élé-ments qui permettent de mieux com-prendre l’être gelé qu’il était dans cesannées 1970. On le sent déchiré entreson attachement à son pays et son dé-goût pour le système en place et leshommes politiques qui l’administrent ;entre son sentiment filial et son désir deprendre ses distances avec son père quipèse comme un fardeau sur son existen-ce. Il ne dit rien en revanche de ses rela-tions avec ceux dont la parole est consi-gnée ici et qui n’est donc jamaiscontredite. On la sent pourtant porteu-se de toute la réflexion de l’écrivain, detoutes les questions qu’il s’est posées surlui-même et sur le monde où il s’est ef-forcé de trouver sa place sans jamaiséprouver pour lui un vrai sentimentd’appartenance.S’engager pleinement dans une histoired’amour, dans un combat politique,jouir du simple plaisir de vivre, relâchersa vigilance… Autant de gestes queCoetzee ne s’autorise pas. Peut-être Ju-lia voit elle juste lorsqu’elle prétend queles hommes comme lui « ne peuvent pas,ou ne veulent pas, se donner totalementpour la simple raison qu’ils doivent proté-ger leur essence secrète pour leur art ».Il ne peut y avoir de saison des amours,de véritable été pour celui qui s’astreintà observer ses semblables en vue de ré-diger « des rapports d’expert sur l’expé-rience humaine intime ».

Jean Laurenti

L’ÉTÉ DE LA VIE DE J. M. COETZEETraduit de l’anglais (Afrique du Sud)par Catherine Lauga du PlessisSeuil, 319 pages, 22 e

quel droit son père se trouve même là.(…) Il veut que son père le batte et fassede lui un garçon normal. En mêmetemps, il sait que si son père osait porter lamain sur lui, il ne trouverait pas le reposavant de s’être vengé. Si son père venait àle frapper, il deviendrait fou : il serait pos-sédé, comme un rat acculé dans un coin etqui se jette à droite et à gauche en faisantclaquer ses crocs venimeux, trop dange-reux pour qu’on le touche ».Dans L’Été de la vie, les points de vue dedeux cousines de John questionnent sonattitude : « Carol est persuadée que Johnne vaut pas la mise ; et tous les autresCoetzee (…) sont enclins à partager sonavis. Ce qui la distingue des autres, elle,Margot, ce qui empêche tout juste saconfiance de chavirer, c’est, bizarrement lafaçon dont lui et son père se comportentl’un envers l’autre : pas avec affection, ceserait aller trop loin, mais ils se montrentau moins un respect mutuel ». Julia, qui aété la voisine et la maîtresse de JohnCoetzee est catégorique : « Non, biensûr, John n’aimait pas son père, il n’ai-mait personne. Il n’était pas fait pour ai-mer. » Margot et Julia sont deux descinq personnes – quatre femmes et unhomme – qui ont été proches de JohnCoetzee et dont un jeune universitaire,M. Vincent, recueille le témoignage envue de la rédaction d’une biographieposthume de l’écrivain. Ces cinq entre-tiens sont encadrés d’extraits des carnetsde John Coetzee placés en début et enfin d’ouvrage.Le dispositif narratif mis en place pour-rait faire redouter un certain artifice, unéclatement excessif de la narration. Iln’en est rien. Le lecteur abandonnebien vite ses éventuelles réticences pours’engager dans cette découverte tâton-nante et disons-le sidérante d’un hom-me aussi secret que l’est John (Maxwell)Coetzee. La réussite de ce texte, aussipoignant que déroutant, repose engrande partie sur l’équilibre auquel estparvenu l’écrivain : d’une part l’explora-tion portée jusqu’à ses limites de l’inti-mité d’un être et de l’autre la pudeur, ladélicatesse avec laquelle ce dévoilementest mené. Celui-ci était déjà à l’œuvredans les deux premiers volumes de l’en-treprise autobiographique : l’enfant afri-kaner à la sensibilité d’écorché desScènes de la vie d’un jeune garçon, sonamour maladif, exclusif pour sa mère,les « torrents de mépris (qu’) il déversesur sa tête » pour éprouver l’attache-ment qu’elle lui porte ; ou encore, dansVers l’âge d’homme, le jeune homme de20 ans qui va s’exiler en Angleterre et

1960 Agé de 20 ans,quitte l’Afriquedu Sud pourl’Angleterre oùil travaillera pourIBM et étudierala linguistiqueà l’Université

1965 Soutient unethèse de doctorat surSamuel Beckett àl’Université du Texas

1974 Parution deson premier livre,Dusklands (Terresde crépuscule)

1983 et 1999 Reçoitle Booker Prizepour Life and Timesof Michael Ket Disgrace

2003 Reçoit le prixNobel de littérature

REPERES

S’engager pleinement dans une histoire d’amour, dans uncombat politique, jouir du simple plaisir de vivre, relâchersa vigilance. Autant de gestes que Coetzee ne s’autorise pas.

En couverture, Raymond Guérin prend un bain. Tête à binocles sortant desflots. « Je ne peux plus vivre pleinement heureux si je suis privé de soleil », confesse

l’auteur des Poulpes dans ces pages extraites d’un recueil inédit, mêlant notes devoyage et humeurs estivales, du Pyla à la côte ligure, pendant l’été 1937. Les édi-tions Finitude, elles aussi, ont profité des beaux jours. Pour lancer une revue. Aprèsavoir rangé le grenier. Capharnaüm proposera ainsi des « fonds de tiroirs », « sansbla-bla, sans chichi, loin des coupeurs de cheveux en quatre de l’Université », insistel’éditeur bordelais, annonçant une périodicité sans périodicité. On retrouve cette li-berté au fil des textes – toujours rafraîchissants.Eugène Dabit saisit l’atmosphère de Prague et de l’improbable Bab-Debar au Ma-roc, Marc Bernard, accompagné de sa chère Else, s’amuse des taxis madrilènes,Georges Arnaud, le père du Salaire de la peur, imagine une mystérieuse hécatombe qui frappe les ser-vices secrets de Bornogovie : « La version officielle parlait d’arrêt du cœur : formule qui a cet avantage den’être jamais tout à fait un mensonge. » L’œil moqueur, Georges Hyvernaud déambule dans les alléesd’un château de la Loire. Suivons le guide. Ajoutons les proses de Jean-Pierre Martinet (« Vous savez,les pessimistes ne sont jamais déçus. ») et Robert Louis Stevenson, autres pensionnaires d’un cataloguequi aime tant les écritures dissidentes et impeccables.

P. S.CAPHARNAÜM N°1 – 94 pages, 13 e (éditions Finitude)

Pasolini à vifAlors qu'en France Pa-

solini est surtoutconnu (célébré ?)

comme cinéaste et parfoiségalement comme roman-cier, il est sans doute, en Ita-lie, avant tout considérécomme un poète. Ce der-nier numéro de la « revuepoétique et littéraire » Diérèse

nous offre l'occasion de découvrir les poèmesd'une période cruciale de son existence. Alorsqu'il enseigne à Casarsa, au cœur de son Frioulnatal (lieu maternel, idyllique et comme encoreintact), il est accusé de corruption de mineurs surcertains des élèves dont il a la charge – et doitalors, avec sa mère, se réfugier à Rome (notonsqu'il est également exclu du Parti communisteitalien). Les poèmes traduits ici, qui datent desannées 1948-1953, témoignent donc des obses-sions et tourments de la crise qu'il doit alors su-bir. La chair, il doit se l'avouer, est bien pour lui« sexe esclave » et le désir « blasphème », mais ils'interroge : a-t-il véritablement mérité le « lyncha-ge » qu'il pressent – pour cet « amour contenu,étonné d'être une faute » ? La solitude lui est à lafois une malédiction et un don – mais parfois lesuicide menace, quand au-dessus de lui se dresseun « crucifix de honte ». L'exil l'éloigne de la « jeu-nesse donnée et volée », des fêtes et bals campa-gnards, des « calculs de lumière » sur les rives du

Tagliamento et des « garçons » avec leur« acidité/de violette » – mais la découverte de Ro-me donne naissance à des sortes de poèmes-pay-sages (tableaux à la fois vivants et figés par les mé-taphores), où le fantasme se mêle au réel dans « lafête du flâner et regarder ». Écrire (c'est pour luiune pratique quotidienne, ces poèmes constituentun véritable Journal – ce sera leur titre) permetalors de cerner un peu mieux « la vie indicible » etde répondre à ce précepte intime : « Il faut brûlerpour arriver/consumé au dernier feu ».Peut-être tout aussi tragique, mais fortementteintée d'une ironie bienvenue, est la voix qui sefait entendre ensuite : celle de Durs Grünbein,présenté ici comme « le poète allemand le plusconnu de sa génération ». Les quelques poèmes icitraduits éveillent en effet notre curiosité : médita-tions, anecdotes ou choses vues, le ton est à l'hu-mour noir métaphysique, le désespoir retenun'empêche pas la « magie des syllabes », la poésieétant bien « un guide touristique, le meilleur, lorsde l'exode du fond de la nuit humaine »… La revueoffre également un ensemble de poèmes d'auteurscontemporains (remarquons, par exemple, un ex-trait de la dernière œuvre, encore en travail, dePierre Oster) et un nombre appréciable de notescritiques – là encore consacrées avant tout à lacréation poétique française d'aujourd'hui.

Thierry CecilleDIERESE N°48-19 (printemps-été 2010)256 pages, 12 e (8, avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière

Les débuts de Finitude

Quelles sont les motivations intimes oufactuelles qui, depuis le 16 décembre

1980, obligent Pierre Bergounioux à extrai-re du cours de son existence les matériauxsubstantiels de ses Carnets de notes ? Unentretien captivant accordé à la revue LesMoments littéraires, ainsi que des extraitsdu journal de Raymond Bergounioux (sonpère), apportent quelques embryons de ré-ponses. Tiraillé entre âpre économie du ré-cit et impératif scriptural du diariste, l’au-teur d’Un peu de bleu dans le paysageavoue, par exemple, demander « aux chosesle nom qu’elles avaient refusé à (ses) devan-ciers », travailler à « secouer les hypothèques,les mainmises et autres mains-mortes dont(il) est né grevé ». Plus avant, au-delà del’« aval de l’humanité », toujours incertain,Bergounioux énonce ceci que l’écriturejournalière permet de cerner la « totalité deceux qu’on a été ». Et ce pour mieux « mé-diter et cognoistre »…LES MOMENTS LITTÉRAIRES N°24, 127 p.,12 e (BP 175 92186 Antony cedex)

Le revue Penser/rêver, fondée en 2002 parle psychanalyste Michel Gribinski, a la

particularité de proposer aux penseurs, es-sayistes, historiens, mais aussi écrivains, dessujets d’approche tels ce « Quand la nuitremue » ou « Un petit détail comme l’avi-dité ». C’est la formation psychique et seseffondrements que la revue entend interro-ger : dans ce nouveau numéro le presquedérangeant « À quoi servent les enfants ? »est passé au crible. À l’usage que l’on feraitde l’enfant répond la possibilité d’en faireun outil serviable, une élite possible, voirecelle de l’anéantir, ce que montre Jean-François Daubech à partir des massacres del’histoire biblique. Josef Ludin développel’idée que si le « choix de l’enfant » crée lemalaise là même où l’enfant appartient àune « espèce d’antan », l’idée de s’en débar-rasser a toujours accompagné l’homme.Christian Doumet donne l’autre version decette hantise à partir du texte de Michaux,Tu vas être père. On retiendra aussi le textebouleversant de Ira A. Hirschmann (datantde 49) sur les recherches d’enfants enlevés,placés et déportés par les nazis en vue derepeupler la race allemande, ainsi qu’untrès dense entretien avec Pierre Bergou-nioux sur paternité et filiation.PENSER/REVER N°17, 300 p., 20 e (L’Olivier)

En bref

REVUES

10 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 11

POCHES

Un titre est parfois trompeur :qui s’imaginerait trouver ici,autour de quelque domestiquechez Montaigne, une reconsti-

tution historique, au pire téléfilm encostumes, au mieux méditation et re-création subjective (pensons à la bellecollection « L’un et l’autre » à laquelleChaillou d’ailleurs collabora) en serapour ses frais. C’est un labyrinthe qu’ilnous faut ici explorer, apprivoiser – etsans autre fil d’Ariane que la curiosité,rapidement mise en appétit, et le plaisirdu texte.C’est un dimanche d’automne, le 23septembre 1980 (le livre parut, initiale-ment, en 1982), nous sommes à Saint-Michel-de-Montaigne et dans les vil-lages avoisinants, il y a bien une sortede domestique, un jardinier, un hom-me à tout faire plutôt, là-bas, dans cequi reste du château, on le prénommeAlex. Il a une femme, qui vaque aux oc-cupations du ménage et qui surtout – sil’on ne s’égare pas dans les prénoms –guide, au château et jusque dans la li-brairie (la bibliothèque) de Montaigne,des touristes qui tentent de lire les ins-criptions latines et grecques à demi ef-facées sur les poutres du plafond (ainsi,de Terence : Homme, je m’intéresse àtout ce qui tint à l’homme). On croiseaussi un curé, un ivrogne tenancierd’auberge (L’Amérique !), des chasseursavec leurs chiens, des vieilles remâchantde vieux ragots. Au milieu de cette fau-ne assez exotique se promène le person-nage principal (employons ce terme parcommodité), Gabriel, installé là depuisune semaine déjà, simple admirateur deMontaigne ou universitaire, historien,personne ne le sait précisément, qui va-gabonde, interroge, enquête, fait la sies-te dans la chaleur de l’après-déjeuner,

consulte distraitement les cent volumesde sa « bibliothèque de vacances », épar-pillés à travers la chambre de son hôtelmodeste, mais aux fenêtres s’ouvrantsur le vaste paysage.On l’aura compris sans doute : le filnarratif est bien mince, l’action(presque inexistante donc) se concentresur une journée, les heures s’égrenant,marquées par les variations de la lumiè-re de l’automne commençant, lescloches de l’église, les activités de cha-cun. L’essentiel est ailleurs : Chaillouentremêle ici, avec une sorte d’appétitd’ogre, les hommes et les bêtes, les pay-sages et les objets, et les siècles aussi.Sans crier gare, il passe de ce présent de1980 (mais qui nous semble plusproche du temps de Montaigne que dunôtre !) à ces années où l’ancienconseiller au Parlement de Bordeaux seretira, « l’an du Christ 1571, à l’âge de38 ans », une fois sa tâche accomplie,pour se livrer, lui aussi, au plaisir derassembler, sur du papier, avec desmots, les bribes de ses pensées, d’essayerson esprit sur toutes les matières qui, auhasard, s’offriraient à lui. Puis d’autrestemps encore viennent ici se superpo-ser, d’autres couches d’existence se mê-ler : l’enfance de Gabriel ou d’Alex, lesaïeuls ou les descendants de Montaigne,les visiteurs qui, au fil des siècles, redé-couvrirent ce château presque complè-tement détruit et qui laisse donc librecours aux imaginations fertiles.Chaillou, pour tisser ce complexe tissude temps, (« je m’emmêle, moi l’informe,le serf d’une imagination de combiend’âmes ») doit aussi inventer unelangue : elle concourt, au début, à nousdésarçonner, nous laisse perplexe (s’agi-rait-il seulement de tics d’écriture, depréciosités ?) – mais peu à peu nous em-porte. Drue et précise à la fois, mêlantavec gourmandise les noms propres despaysans et des rivières, des lieux-dits etdes produits des champs, archaïque etartiste (quelque chose de Michon et desfrères Goncourt en même temps), elledoit, lente en bouche, se déguster –comme un Bergerac robuste ou unEntre-deux-mers fruité.

Thierry Cecille

DOMESTIQUE CHEZ MONTAIGNEDE MICHEL CHAILLOUGallimard, « L’imaginaire », 277 pages, 7,50 e

Parcourir l’espace, c’est aussi,

souvent, fouiller le temps :

Michel Chaillou nous permet

d’en faire l’expérience,

sur les terres de Montaigne,

aux bords de la Dordogne.

Essais de mémoire

LA GLUDE JEAN RICHEPINJosé Corti, 254 pages, 10 e

La pose sereine et bourgeoise de la maturitécontredit le regard féroce des jeunes années :

c’est ce qui surprend dans les quelques portraits deJean Richepin (1849-1926). Le militant rebelle ré-puté anarchiste a laissé place à l’Académicien tentépar la politique et rattrapé par les honneurs. Trèspopulaire de son vivant, l’écrivain aujourd’hui unpeu oublié, a eu une vie littéraire foisonnante.Poète, chansonnier, romancier et dramaturge, iln’a eu de cesse d’évoquer ses grandes passions : lamer, le petit peuple. Dans La Glu (1881), romanemblématique de cette fin de XIXe siècle, il décritla chasse aux hommes menée par une courtisane.L’ogresse pousse ses victimes à la ruine, au déshon-neur et à la folie. Celle qui se surnomme la Glu(comprendre aussi la goule ?) sait manier « les déli-cieuses tortures des désirs avortés » avec « la suavitéendormeuse de certains poisons lents ». Le drame apour cadre une Bretagne où l’on parle patois ets’habille en costume local. Du simple pêcheur aumédecin et jusqu’au comte, personne ne résiste àcette icône de femme fatale à la sexualité sadiqueet perverse. Elle illustre le propos des philosophesmisogynes comme Schopenhauer, qui décrit lesfemmes comme « le sexe second à tous égards ». Ellesert d’épouvantail dans la pure tradition des ro-mans d’apprentissage de l’époque où il s’agit desauver un genre masculin exposé, pense-t-on, à ladépravation. La Muse des Romantiques s’est muéeen Vampire des Décadents. Une pointe de mystèremaléfique, l’attraction de l’androgynie (« une grâceéquivoque » « moins de femme que d’hermaphrodi-te ») : tout y est, jusqu’au bestiaire diabolique tra-ditionnel (la chienne, le serpent, le singe, lachèvre). La Glu n’a certes pas révolutionné la litté-rature, mais il illustre à merveille une misogynieparoxystique qui traverse les arts, dont Richepins’est fait le héraut : « Ah ! les femmes ! Comme on se-rait heureux sans ces garces-là ! ».

Franck Mannoni

12 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

POÉSIE CRITIQUE

L’une des caractéristiques de la poésie néerlan-daise, nous apprend Henk Pröpper dansl’anthologie Le Verre est un liquide lent (Far-rago, 2003), c’est qu’elle n’a « pas peur d’être

antipoétique ». Les poèmes qui s’y fabriquent« n’évite (nt) pas les phrases ordinaires, les mots ordi-naires ». Ce qui, ajoute-t-il, ne les empêchent pas detourner « rond comme s’il devait en être ainsi ». Cettedernière hypothèse ne peut en aucun cas se rappor-ter à Menno Wigman: sa poésie ne cesse de grefferla laideur du monde à un sublime au ras du trot-toir. Son répertoire d’images est comparable à la ri-chesse d’une poubelle de cuisine où se mélangent,un jour, une peau d’orange à des publicités demarques d’électroménager, un autre un emballagede Mac Do avec un brouillon de traduction. Letout, dirons-nous, à la sauce d’undandysme qui emprunte au déca-dentisme fin-de-siècle la glorificationironique du mal ou l’éloge de la ré-pugnance générale où nous plonge lemonde d’aujourd’hui. Le titre decette anthologie (qui couvre unebonne décennie des publications deWigman) frotte « la patine du mot droefenis (afflic-tion) à la modernité » du néologisme « copyrettes »(magasin de photocopies), pour qu’une sorte d’étin-celle électrique vienne éclairer (dans le clignotementd’un néon) notre présent. Il n’y a pas ainsi de nos-talgie chez Wigman, mais l’idée qu’il faut trempersa plume dans l’encre du passé pour que la poésieréinvente son style dans les marges de sujets nonclassiques. C’est une façon de dire qu’il n’y a pas deprogrès en littérature, mais un perpétuel réemploi,décalé, rincé, déplacé de toute forme d’héritage.L’été, toutes les villes puent (1997), son premierlivre, est peut-être le plus marqué par l’imaginaireet le langage des poètes décadents, mais assez viteles images du monde contemporain heurtent les« noms bordés de noirs », les volontés de « catas-trophes divines », « les trappes de la nuit », les par-

fums lourds, les regards lubriques : le « métro heur-te le front du jour. (…) / Un homme/tousse comme sison âme était une passoire./L’automne dans son pan-talon ». Ailleurs le narrateur arrive à « un passageclouté/où je lus les fissures dans l’asphalte ».Tout se combine, chez Wigman, à partir de cet artde suivre les traces (plutôt que les signes), car ellessont seules à faire rêver (au sens nervalien). Dumoins transfigurent-elles le langage ordinaire,font-elles exploser les stéréotypes de la communi-cation pour que le poème soit lui-même la traced’un reste de monde, de sa puanteur de charogne àla violente énergie qu’il déploie à faire exister. Lespleen répond au poème « Pas ça », la honte (« Pis-cine Den Dolter ») à l’émotion d’une vie brisée(« Devant le cercueil municipal de Madame P. ») :

« D’abord une ambulance mourut àla vue./Puis un petit tas de gens sedésagrégea.// Un garçon, précieuxcomme un hanneton, retira/galam-ment sa lame des côtes dequelqu’un/(…) Et puis le soir re-tomba peu à peu dans/la mélancolieet la télé, la lame disparut,// et il

sortit sans éclat de ce poème./Il n’y avait pas d’in-trigue, pas même de musique ».Avec un lyrisme froid, désabusé, parfois affublé degrotesque, Wigman construit une poésie qui endu-re la « réalité rugueuse » (Rimbaud). Avec le risqued’être piétinée par des quidams pressés et costumés,elle se relève et chantonne, sourire parfois jaune : siles « caves dans les yeux de Gaspard Hauser », ce« prince bâtard » et sa « mort de chien », ne sont pasoubliées, c’est parce que « tout fleurit à mort » face àceux qui n’ont pas de langage, juste avant que nerésonne ce : « Assez, assez. Maintenant, plus depoèmes./Le jour est comme un jour, et voilà tout ».

Emmanuel Laugier

L’AFFLICTION DES COPYRETTES DE MENNO WIGMANTraduit du néerlandais par P. Gallissaires et J. H. Mysjkin,Cheyne, « D’une voix l’autre », 112 pages, 20,50 e

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My beautifulcopyretteTraducteur de Baudelaire et de

Nerval, Menno Wigman élabore

une poésie dandy où se mêlent les

mondes de la littérature décadente,

le Burger King et la rage punk.

La laideur dumonde et unsublime au rasdu trottoir.

LIVRE D’ALIÉNATIONS(précédé de) L’ILEDU SUICIDEDE CLARA JANÉSTraduit de l’espagnol par Julie Delabarre etSolange Hibbs, Délit éditions, 117 pages, 16 e

Àl’origine, il y a une œuvre protéifor-me. Une œuvre foisonnante et érudi-

te, nourrie des multiples traductions entre-prises par cette formidable passeuse qu’estClara Janés. On lui doit notammentd’avoir ciselé la langue d’écrivains tels Sei-fert et Golding, Duras et Sarraute. Maisc’est à un autre auteur cher à la poétesseespagnole qu’il faut faire référence pourprésenter ce recueil – le premier publié in-tégralement en France. Derrière ce tran-chant Livre d’aliénations se cache en effetl’ombre tutélaire de Vladimír Holan. Celledu père de Douleur et de sa réflexion sur legenre humain et l’isolement. Les textes deJanés se font également l’écho intimed’une pensée du néant. En hommage aureclus de Prague, ils érigent la langue pourconjurer l’humiliation et le crime : « en cetinstant je le décide,/je ferai don de mesyeux/même si doit les porter/mon assassin. »Certains verront exprimée dans L’Île dusuicide une même désillusion quant aupouvoir de l’écriture à restaurer le lienavec un monde qui semble de plus en pluslointain. Les figures récurrentes de l’insu-larité et du corps désagrégé viennentd’ailleurs souligner une poétique de lamarge qui est aussi anathème du poète. Laquestion n’est plus tant de se demander àquoi bon écrire mais plutôt de savoir s’ilest encore une raison, un sujet. Quelqu’unà qui s’adresser enfin, qui aurait échappé à« la roue mathématique de la matière ». Lerecueil se reçoit dès lors tel un cri poi-gnant, où s’exprime « la douleur desfemmes/qui sans défense se fanent ausoleil/des balcons,/celle des hommes solitaireset timides/qui se blottissent/près des poêles/ounoient leurs yeux/dans les verres de vins. »Voici donc une œuvre rageuse sur les« sourires vaincus », à mille lieux de l’hygié-nisme moral et des certitudes surannéesvéhiculées par une société malade.

Benoît Legemble

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 13

Une parole étrange et étrangère,peuplée de présences sans âge.Dense, vibrant d’angoisse ar-dente, ce qui nous parle là, re-

lève de l’inconsolation, de l’insoute-nable. C’est de l’Alexandra qu’il s’agit,d’un monologue dramatique de près de1500 vers, dû à un poète tragique, né en320 av. J.C., et qui vécut à Alexandrie.Un texte qu’a traduit Pascal Quignard,en 1971, à la demande de Paul Celan.« Il avait voulu que je traduise Lycophronen raison de la version de Calixte Rachet,qu’il avait lue et que Mallarmé citait àdeux reprises dans sa correspondance. »Alexandra, c’est Cassandre, la plus belledes filles du roi de Troie, Priam. Apol-lon, qui l’aimait, lui accorda le don deprophétie, mais se voyant repoussé, il lacondamna à toujours prophétiser la vé-rité sans être crue. Reléguée par son père– afin que les Troyens ne puissent l’en-tendre – en haut d’une tour dominantla mer, elle voit le bateau de Pâris s’éloi-gner, et sa parole soudain s’exalte. Elleparle, dévoile ce qui sera le sort des sienset l’histoire de la Grèce après le raptd’Hélène par son frère. Mais quelqu’una tout entendu et va s’empresser d’allertout rapporter au roi. Suit alors le mo-nologue d’Alexandra, s’ouvrant sur un« Hélas », et se terminant sur une inter-rogation : « Pourquoi parler (…) labouche mâchant un vide répercuté ? »On comprend ce qui a pu séduire Qui-gnard qui venait de terminer un essaiconsacré à Maurice Scève : La Parole dela Délie. Réputé obscur, comme Scève,justement, comme Mallarmé ou Gon-gora, Lycophron, ne pouvait que luiplaire. Une parole nue, qui semble errerdans « l’insaisie des signes », qui a labeauté d’un bijou barbare et d’une apo-

calypse que rend désirable son obscurevérité. Parole exaltée brassant le sublimeet le sordide, l’épouvante et le tumulte,le crime et la vengeance. Ce n’est que« ruine de chair », « enlacements rassasiésconsanguins », « colombe violentée », dou-leurs, dépouilles, massacres.Une succession de scènes qu’éclairecomme à contre-jour la phosphorescen-ce d’un texte dont Pascal Quignard sou-ligne la constante hauteur de ton, labrusquerie métaphorique, la syntaxe enlabyrinthe, les périphrases érudites.Concision, laconisme, langage chiffrécomme un rébus, rythmique émotive,derrière lesquels on devine l’être éperdude celle qui parle sans pouvoir être en-tendue. Cassandre dit « l’horreur du liensocial. Personne ne la croit. Le déprimé ditla vérité du réel. Personne ne le croit. Ceuxqui survécurent, revenant des camps d’ex-termination, provoquèrent la même incré-dulité – trois mille ans plus tard. » Com-me l’oncle de Quignard, un rescapé deDachau, qui lui réapprendra à parler et àmanger. Car Quignard a été un peu au-tiste, à deux reprises, et anorexique,comme on l’apprend dans les réflexionsqui suivent sa traduction, et soulignentl’horreur et l’aveuglement des hommes,hier comme aujourd’hui.Mais l’année passée à vivre dans l’œuvrede Lycophron a aussi permis à Quignardd’écrire quelques poèmes qui « n’étaientpas vraiment de moi mais plutôt desmembres fantômes arrachés à l’ombre deLycophron. » Publiés sous le nom de Zé-tès – « Celui qui cherche » –, il les ac-compagne de textes où cherche à com-prendre l’impulsion qui pousse à dire.Séquences où l’on retrouve son goûtpour les « reliefs de table non balayée »,les angles morts de la langue. Son amouraussi des débuts, son besoin de fouillerla langue jusque dans ses étymologies lesplus secrètes, de faire revenir « les aty-piques, les asociaux, les féroces, les précoces,les fauves ». La nécessité d’affronter letrouble, la déraison, l’animalité, qui pré-cèdent l’écriture. « Ecrire ce n’est pastransmettre. C’est appeler. » « Tout ce queje fais s’efforce de désorner, de désublimer,de rejoindre le continuum sans cesse ana-chronique, (…) de ce qui, indomptable,est demeuré inconscient dans le corps. »

Richard Blin

LYCOPHRON ET ZÉTES DE PASCAL QUIGNARDPoésie/Gallimard, 336 pages, 7,70 e

Dans le sillage de sa

traduction de Lycophron –

Alexandra, dont Henri

Michaux connaissait par

cœur les cent premiers vers

– Pascal Quignard nous

donne son art poétique.

AU SECRETDE FRANCK ANDRÉ JAMMEIsabelle Sauvage, 103 pages, 17 e

On épouse facilement et en douceur la vagueclapotante, mélodieuse, de ce recueil en forme

de « listes ». C’est ainsi que le poète baptise ses créa-tions, à cause peut-être de leur facture nominale :chacune, en « obsession pure/de la description »,nomme, approche, cherche à dire une entité, abs-traite, ténue et volatile, qui affleure à l’esprit sousforme d’image. Ce sont telles des hallucinations oudes « apparitions », – « un troupeau de chats/habiles àfaire des grimaces », ou « une lande sansbut/vaine/muette », à la fois récurrentes et non iden-tiques ; et on savoure chaque retour de thème, oude structure, sous la forme d’une variation à la foisassez proche d’une déjà lue pour faire jaillir le senti-ment de familiarité, et assez différente pour qu’onapprécie l’écart, l’éclat du neuf, et que l’on pressen-te une possibilité – excitante – de variations à l’infi-ni. Ainsi : « les grandes louves/au bout de la ville// quienseignent/à leurs enfants/la tolérance » reviennent-elles plus tard en « grandes louves/au fond du parc//qui apprennent à leurs enfants/quelque chose/commeune préférence absolue/pour la paix », et plus loin en-core comme « les grandes louves/au bout de la scène//qui enseignent/à leurs enfants/une variété de noblesse »– et ce n’est pas, ce n’est jamais, terminé.Il se joue ici une sorte de dédramatisation de la pa-role poétique. Dans un geste de l’écriture déjàconnu mais réussi Franck André Jamme la libère,tout en la maîtrisant parfaitement ; dans un dé-pouillement extrême de la forme, s’astreignant àune colonne mince, aérée et plutôt brève, il nechoisit pas mais multiplie les possibilités finales.Mais, lorsqu’il retravaille à plusieurs reprises lesmêmes objets, scènes ou obsessions, le lecteur n’estpas dupe, sous les apparences de légèreté, de la gra-vité de certains d’entre eux : le silence, le rite, leréel exact jusqu’au vertige, les mots employés « à laplace d’autres mots », ou encore le temps, « la petiteroue/se mettant à tourner à l’envers/pour hurler quenon// rien ne recommence/vraiment ».

Marta Krol

Parole d’origine

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ÉDITEUR ÆNCRAGES & CO

Roland Chopard se réjouit de l’ouverture prochained’une médiathèque, à Baumes-les-Dames (Doubs),dans les murs de l’ancien Palais de justice. C’estque les locaux de sa maison d’édition, prêtés gra-cieusement par la Ville, jouxtent cet imposant bâti-ment du XVIIIe siècle. L’éditeur imagine de fruc-

tueuses collaborations. Promouvoir la poésie, les arts plastiques etles techniques d’imprimerie artisanales : trois versants qui fondentl’identité d’Æncrages & Co. Depuis trente ans, des Vosges oùl’aventure débute (il y enseignait le français dans un lycée profes-sionnel) à son arrivée à Baumes-les-Dames en 2004, RolandChopard privilégie des supports de qualité. Des livres réalisés entypographie et reliés à la main. Sur de beaux papiers. Ils sont si-gnés Bernard Noël, Jean-Luc Parant, Michel Butor, Joseph Gu-glielmi, Philippe Claudel ou encore Armand Gatti. Avec leconcours, souvent, d’artistes comme Jean-Michel Marchetti, Co-lette Deblé, Robert Groborne, Joël Leick. « C’est un travail d’unautre âge, ce qui fait son charme », dit-il. « Théoriquement on n’aplus le droit de toucher du plomb à cause du saturnisme. Alors je faisdes prises de sang de temps en temps. »Æncrages & Co, « un jeu sur ou avec les mots, comme le faisait Ed-mond Jabès », s’apparente à un sacerdoce. Malgré les tuiles. Enmai 2007, l’incendie d’un atelier de peinture se propage à celuide notre hôte. Plus de 20 000 ouvrages partent en fumée. Del’ensemble du catalogue (200 titres alors), il ne reste rien. « Il afallu aussi racheter des machines. » Trois mois plus tard, la collec-tion « Phoenix » était créée, et signifiait un nouveau départ.

D’où est venu votre désir de poésie et d’édition ?Le côté autodidacte, c’est très important. Personne ne lisait dansma famille. Je suis né dans un patelin, près d’ici, en Haute-Saône,qui comptait deux paysans et une église. Autant dire que je n’aipas beaucoup le sens de l’orientation, je me paume partout(rires). Après le certificat d’études, j’ai intégré un lycée techniqueoù je travaillais sur des tours, des fraiseuses, mais j’ai été viré,malgré un premier prix en français : « pas doué pour latechnique », paraît-il. Par des chemins détournés, j’ai eu la chancede suivre ensuite des études de lettres à la faculté de Besançon de1968 à 1972. J’ai fait une maîtrise sur les procédés rhétoriques deRaymond Roussel. C’est costaud Roussel. Il n’y a rien de plusabstrait et de farfelu. Mais ça me plaisait. Longtemps mon rêved’éditeur fut de publier ses Impressions d’Afrique, en couleurs, se-lon la volonté de Roussel (que réalisera Jacques Sivan chez LéoScheer, en 2004, ndlr)J’ai découvert la poésie contemporaine grâce surtout à l’émissionde France Culture « Poésie ininterrompue » de Claude Royet-Jour-noud. Parallèlement, j’assistais chaque été aux Rencontres poé-tiques de la Chartreuse à Villeneuve-lez-Avignon animées par GilJouanard et Marie Jouannic. C’est là que j’ai vu Jean-Luc Parant,Bernard Noël, Bernard Vargaftig, ou encore Jacques Roubaud quilisait des poèmes indiens avec Florence Delay. Ce fut le déclic.Écrire de la poésie était ma passion. J’envoyais des manuscrits auxgrandes maisons et collectionnais les refus. De cette frustrationest née sûrement mon envie de créer une maison d’édition. Defabriquer des livres. En 1977, je me suis inscrit en étudiant libre à

14 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

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Basé près de Besançon,

l’éditeur-imprimeur

Roland Chopard publie

des ouvrages (poésie,

récits et livres d’artiste)

dans la grande tradition

de la composition

typographique.

Un savoir-faire (et une

endurance) au service des

expressions artistiques.

L’atelier contemporainL’équipe d’Æncrages & Co, de gauche à droite : Roland Chopard, Simon Pasquier, Steve Seiler

C’est important de ne pas passer à côté de cesgens-là.

Parallèlement à la publication de livres depoésie, vous organisez des performances…

C’est Joêl Leick qui a lancé en 1994 au théâtrede Thionville ce projet de performances, asso-ciant poésie, musique et peinture. L’idée est deréaliser un livre d’artiste en public. « Les Rémi-niscences » sont préalablement imprimées dansl’atelier d’Æncrages, et c’est au moment de lalecture que la couverture et les pages du livre enformation sont confiées à l’artiste qui intervientpicturalement en tenant compte de la musiqueet de la poésie qu’il entend. Le but est de réaliserdouze exemplaires en une heure. Nous organisons une performan-ce chaque année. La dernière a eu lieu en mai à Ferney-Voltaire,dans le château de Voltaire, avec Michel Butor et Olivier Delhou-me, au son de flûtes japonaises.J’aime bien combiner différents arts. Ces expériences permettentun décloisonnement des moyens d’expression. Elles donnent enmême temps au livre sa véritable valeur. Nous avons apparem-ment quitté la galaxie Gutenberg, mais il existe encore des lieuxde résistance ! Vous savez, lors du dernier Marché de la poésie àParis, je n’ai jamais autant vendu de livres d’artistes…

La parution l’an dernier de l’Anthologie du projet MW, quiréunit 80 chansons de Robert Wyatt, illustrées par Jean-Michel Marchetti, était accompagnée d’un CD de PascalComelade. Comment est né ce projet ?

Il vient de Marchetti. Quand il peint, il écoute Wyatt. On lui aenvoyé le livre que l’on a réalisé avec Charles Juliet, Cette flammeclaire. Voilà notre travail : peut-on avoir des textes ? Il a sélection-né seize chansons. Nous lui avons apporté le premier volume, en1997. De cette collaboration naîtront quatre autres volumes. Surle CD de l’anthologie, Wyatt explique son secret de composi-tion : « écouter quelque chose qui n’existe pas ».

Æncrages & Co revit pleinement depuis l’incendie. Vousavez lancé une nouvelle collection « Oculus » où les plasti-ciens prennent cette fois la plume.

Après l’incendie, il a fallu réagir, repartir de zéro. Tout le stock aété détruit. Notre assurance couvrait correctement les expositionstemporaires, mais assez mal nos actifs. J’ai estimé à 150 000 e lemontant non remboursé par l’assurance. La mobilisation autourde nous a créé une nouvelle impulsion. Nous avons publié depuisune vingtaine de livres en comptant les rééditions des deux ou-vrages de Philippe Claudel, Mirhaela et La Mort dans le paysage, etKreisen/Cercles de l’Allemande Rose Ausländer.Après « Oculus », nous lançons cet automne la collection « Lyre »,avec un livre d’Yves Bergeret autour de son travail avec les paysansDogons au Mali, agrémenté d’un CD.

Comment jugez-vous le travail des institutions en faveur dela littérature ?

Le CRL Franche-Comté et la Drac sont très dynamiques. Le rôled’un CRL, c’est de faire aimer le livre, non ? C’est grâce à son im-pulsion qu’une nouvelle structure de diffusion-distribution, laML2D, a vu le jour en 2009. Nous sommes une vingtaine d’édi-teurs adhérents, et pas seulement issus de la région.L’avenir ? Je gère Æncrages un peu comme un paysan (rires).Mon rêve est de finir comme Orange Export Ltd, lorsque Flam-marion avait publié une anthologie (1969-1986) de son travail.Mais y a-t-il un âge de la retraite pour les éditeurs ?

Propos recueillis par Philippe Savary

l’École de l’image d’Épinal, puisque j’étais déjà enseignant, pourapprendre la typographie.

L’aventure d’Æncrages & Co démarre en 1978 sous la for-me d’une revue. C’était dans quelles conditions ?

J’ai lancé Æncrages & Co avec un ami vosgien, Gilbert Villemin,qui était marin. On voulait faire quelque chose autour de l’art etde la poésie. Il y eut huit numéros. Mais les poètes publiés dans larevue ont vite désiré faire des livres. En 1980 paraissait le premiertitre, La Couleur des yeux de Jean-Luc Parant. Qui cumulait doncson travail de poète et d’artiste. Au début, tout était réalisé àl’école d’Épinal. C’est après le Parant que j’ai acheté une petitepresse à platine et deux linotypes. La revue s’est arrêtée en 1988.

Associer des poètes et des plasticiens était un parti pris ?J’ai longtemps hésité entre l’écriture et la peinture. Pendant mesétudes, j’ai découvert l’art contemporain grâce à un professeurformidable, Maurice Besset, qui était l’ancien conservateur dumusée d’Art moderne de Paris, et le légataire testamentaire de LeCorbusier. Il nous emmenait voir des expositions à Paris, notam-ment une grande rétrospective Yves Klein. Cela m’a marqué.Je cite toujours la formule de Paul Éluard, extraite de Donner àvoir : « La poésie est un art, c’est même le premier des arts. » Je metsla poésie et les arts plastiques sur le même plan, sans hiérarchie.Le roman est tellement riche qu’il peut se passer d’images. J’ai luCéline sans Tardi. Le fait de composer des livres avec des carac-tères mobiles en plomb limite aussi la longueur des textes.Soixante pages, c’est déjà énorme pour moi.

Comment définir votre ligne éditoriale ? Il existe de grandsécarts entre Matthieu Messagier et Charles Juliet, LuisMizón et Jacques Rebotier…

J’essaie de présenter une sorte de panorama de la poésie. Mais je nevais pas dans les extrêmes, comme la poésie sonore type Heidsieckou le formalisme pur type Oulipo. J’ai toujours cherché ce qui meparaît contemporain dans l’écriture. J’ai publié par exemple leCummings où il y a des sonnets qui ne comptent qu’une lettre, làça m’amuse, car c’est une contestation terrible du sonnet. J’aimeautant la poésie de Claude Faïn, très rigoureuse, voire abstraite, siproche de celle de Jabès, que la poésie délirante de Jean-Luc Pa-rant. Je fonctionne par curiosité, par coups de cœur. Les Zozios deJacques Demarcq m’intéressent. Tout comme Jean-Pierre Verheg-gen que j’ai écouté récemment à Besançon, ou encore AntoineEmaz que j’ai découvert au festival Midi Minuit poésie à Nantes.Je découvre un auteur et j’ai envie de faire un truc avec lui. Je n’aipas de théorie. La dimension humaine de la rencontre est impor-tante. Les tensions idéologiques dans les années 70 m’ont plutôtrefroidi. C’était l’époque des revues Change, TXT, Tel quel. Defortes personnalités. Il y avait de l’attirance, mais aussi de la répul-sion. Avec Æncrages, j’ai cherché à me dégager de ces luttes-là…Moi, j’étais tendance communiste. À la fac de Besançon, la batailleau sein de l’UNEF entre communistes et trotskistes était vive. J’aimême failli me bagarrer avec Jean-Luc Mélenchon pour une his-toire d’affiche (rires). « Ne mélanchons pas les torchons avec lesSoviets », lui ai-je dit. Il manquait un peu d’humour…

Vous travaillez plutôt avec des écrivains reconnus. Quelconseil donneriez-vous à un jeune poète ?

J’ai lancé quelques auteurs : Olivier Apert, Sylvain Courtoux, Da-niel Pozner. Même si certains l’oublient un peu vite. Je reçois unou deux manuscrits par mois. Je suis même passé à côté d’un ma-nuscrit de Christophe Tarkos et de Valérie Rouzeau… C’est sou-vent moi qui sollicite. Quand Bernard Noël ou Michel Butor vousfont confiance, c’est tentant. Je vais réaliser prochainement unlivre avec Claude Louis-Combet autour du peintre Pierre Bassard.

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CARTE D’IDENTITÉ

Æncrages & Co1, rue Faivre d’Esnans25110 Baumes-les-Dames

Création en 1978220 titres au catalogue10 titres par anTirage moyen : 500 exMeilleure vente : Anthologiedu projet MW de Robert Wyatt(1100 ex)Chiffre d’affaires : 30 000 eDiffusion-distribution : ML2D

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CHOSES VUESDOMINIQUE FABRE

Sur le boulevard Massena, un Sri-Lankais avec deux éta-lages, un de chaque côté du boulevard. Il s’est employétout l’été à cavaler de l’un à l’autre, il tenait tout seul deuxstands différents (son cousin est malade). Dégage de làton truc, je veux plus le voir quand je reviens ! Retourner lecarton, rentrer les fruits dedans, foncer vers le métro.Puis, quand la voie est libre, rouvrir le carton, ressortir lesfruits, attendre le client qui vient, ou pas. Juste un peu plusqu’avant, on dirait. Pourquoi ? Il vend des ananas, des me-lons et des mangues. Les mangues sont assez bonnes,mais pas les ananas. Les melons sont moyens.

Juste à hauteur des Maréchaux, au coin de la rue Nationa-le et de l’avenue, un homme s’est installé dehors sur laportion de trottoir vide. Il est resté là près d’un mois.Chaque jour il rapportait des choses nouvelles, sur un car-ton posé contre le mur aveugle, il avait écrit : ces affairesappartiennent à Michel Tamalet, Sdf, sans profession. Ilécrivait chaque jour la date, puis la rayait. Ça gagnait duterrain, son trottoir, les dates de cet été. Des cartons, unréchaud, deux caddies pleins, des meubles, des couver-tures, des couettes, et par-dessus les couettes, il avait ins-tallé trois grands parapluies ouverts (on a eu un été à ou-blier ses parapluies). Sacré Michel Tamalet. Personne netouchait à ses possessions sur son triangle d’asphalte. Il apourtant disparu mi-août, corps et biens. Une seule chaiseest restée, vide, au point de jonction de la rue Nationale etde l’avenue d’Ivry, juste devant le terminus du tramway.Elle a encore tenu plusieurs journées sans personne pourla prendre. À cet endroit on est vraiment au beau milieude quelque chose, mais de quoi exactement ? Pourquoiétais-je si sûr qu’il allait revenir ? Puis, elle a disparu aussi.Un été.

Ils ont agrandi l’Arche des avenirs, qui est un centre d’ac-cueil où le monde entier semble faire la queue. Le matin,après le café, les hébergés traversent la rue pour papoteren multilingue dans le square Ulysse Trepat (médecin alié-niste à la Salpêtrière), dormir encore un peu et retenterleur chance quelques heures plus tard : une nuit dans unlit propre quelque part. Files d’attente de la porte d’Ivry.Juste un peu plus longues qu’avant. En remontant l’ave-nue, chaque matin, l’entreprise Cegarem, au pied d’unetour où deux ou trois cents Africains font plusieurs heuresde queue. Ils patientent, ressortent avec des colis, oubien, sur un petit papier, les coordonnées d’un endroit oùon trouve à s’embaucher. Ils bavardent et ils rient. On dé-passe Hyper Asiat Gel et, juste après la rue du Disque,avant le magasin des frères Tang, on avance sans oseraborder le bonze qui regarde aujourd’hui la pluie, hier letemps instable, et encore avant le soleil, avec son petittambour, sa longue écharpe orange et aucun mot. On partà la rencontre de ces gens, on gamberge sous les sopho-ras qui ont jauni tout le quartier, on pourra peut-être re-trouver Michel Tamalet ? Ça passe vite un été à la ported’Ivry : j’ai fait des beaux voyages sans trop bouger.Quelque part pourtant, on n’est pas mécontent de sep-tembre, sinon, avec qui partager tout ça ? Comme quoivous m’avez manqué.

Mangueset maïs

Il se passe de drôles de choses sur les trottoirs à laporte d’Ivry. De mi-juillet à la pluie du 15 août on au-rait dit que tout le monde déménageait autour denous. Devant le foyer des travailleurs migrants d’en fa-ce, plusieurs montagnes de carton ! Parfois, la nuit,quelqu’un passait en ramasser qui préparait son tour

dans le grand chambardement : dans toutes les rues duquartier des choses, des vieilles, des inutiles, à ramasser.À la cité Massena rouge, juste en face de chez moi, un jeu-ne couple est arrivé. Etait-ce la crémaillère qu’ils ont fêtécomme ça ? Ce soir-là elle avait allumé partout dans sonappart des petites bougies colorées. En bas, sur leur trot-toir, les Africaines en boubou qui font une sorte de miseen commun des repas palabraient et riaient très fort sanssavoir. Deux heures du matin, le 10 août à la porte d’Ivry.Les bougies n’étaient pas toutes éteintes quand je me suislevé. Elle en avait mis aussi sur le rebord de la fenêtre. Ellefait son ménage en chantant. Elle danse toute seule. Elleva courir le soir. Elle sourit à des gens qu’elle ne connaîtpas, elle est comme en villégiature à la porte d’Ivry. Tou-jours ces petites bougies dans l’appartement, vers le soir.J’espère qu’elle dansera longtemps dans la cité Massenarouge, et que son bonheur va durer. J’espère revoir sesbougies sur le bord, tôt le matin.

Du coup l’été dans le quartier beaucoup de gens font de larécup à plein temps. Les Asiatiques sont bien organisés,ils portent des gants en plastique et poussent des caddiesdu géant Massena. La plupart des autres gens utilisentune poussette, avec des cabas accrochés de partout, etune fois, dans une grande poussette de nourrice, à la pla-ce du fond, un vrai bébé dormait au milieu des vieux tré-sors. Gitans de la porte d’Ivry. Un peu plus rejetésqu’avant. Devant le foyer africain, des flics ont décidé d’in-terdire le maïs que les Maliens vendent pour presque rien,avec un entrain un peu plus excessif qu’avant, ou est-ceque je me trompe ? Dégage ton bordel, je veux plus te voirquand je reviens ! La fliquette chargée de les avertir, assezgrossière au demeurant, était épaulée par deux musculeuxcrétins dans sa mission sécuritaire : interdire la vente demaïs grillé car elle menace Paris, la France, l’Occident !Avec mon voisin russe du Château des Rentiers on a sug-géré à la policière de désobéir, mais bon, son légendairecharme slave n’a pas fonctionné ce coup-ci, et on a vitetrouvé refuge au café Pourpre, entre bavards bons à rien.

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Regardez, mon vieux, cette bellemachine. Est-ce net, est-ce intelli-gent, est-ce discipliné ? » C’est ain-si que le capitaine Karl qualifie

l’U-713, « hyper-poisson créé par la scienceallemande ». Pour quoi ce sous-marin ? Ily a bien un « GRAND BUT », mais Karlne sait pas trop lequel : « La mission que jevous confie et dont je vous sens capable deporter le fardeau est de telle importance queje ne peux vous la communiquer », dixit leKaiser lui-même. Voilà qui n’empêchepas de torpiller « à tout hasard, ou plutôtpar principe », et, ce faisant, de relevermélancolique l’étendue des ignorants –« je ne pouvais m’empêcher de mesurer l’ef-fort qu’il nous restait à fournir pourconvaincre le monde de notre supériorité in-tellectuelle » – et l’incurie même de laCréation – « Le fond de la mer manqued’organisation », note encore Karl dansson livre de bord.Il est donc loisible de juger, et la préfacede cette belle édition le fait très bien, quele récit de Mac Orlan prenait en ligne demire sentiment national et carnages High-tech, à l’heure (1917) où l’on mesurait as-sez les ravages de l’un et l’autre. On peutmême reconnaître, dans ce sous-marin deguerre qui vient à donner des « signes d’in-dépendance intellectuelle », l’ancêtre de nosTerminators, très près des modernités sati-riques ou d’anticipation. Pourtant, le lec-teur d’aujourd’hui est tenté de ranger l’U-713 dans le magasin des expérimentationsfin-de-siècle. « Dans cet étui d’acier, leshommes d’équipage soigneusement spécialisésformaient corps avec le sous-marin, occu-

pant, dans ses flancs, le rôle que des viscèrespeuvent jouer dans notre physiologie » : se re-connaît là certain goût très 1900 des hy-brides, en même temps que celui des réfé-rences (du Bateau Ivre à Marcel Schwob,en passant par Wilde et Apollinaire) et desorgies de vocables (en une page : « coeru-léenne », « water-ballast », « étambot »,« bouline », « balunaux », « pétrolin »). Celafait le style Mac Orlan, et, selon Artaud,son « fascinant cachet d’irréalité presque lo-gique » – cachet que noircit ici Gus Bofa,considéré désormais comme l’un des illus-trateurs majeurs du XXe siècle. Le termed’illustration est trompeur : le livre res-semble davantage à une création à quatremains, Bofa suivant son propre fild’images et de légendes, ajoutant ici undentiste « dont il n’est pas parlé dans letexte », là un « poisson-moche » inédit.Fantastiques créatures, silhouettes toutesde vanité ubuesque, cela s’agence libre-ment et à un texte non moins incontrô-lable, nouvelle hybridation qu’on peutencore parer de curieuses parentés biogra-phiques : les deux auteurs sont tous deuxrevenus blessés des tranchées, tous deuxconnus sous des pseudonymes (GustaveBlanchot dit Gus Bofa, Pierre Dumar-chey dit Mac Orlan), ont tous deux habi-té (presque) la même portion de tempsterrestre (1883-1970 pour l’un, 1883-1968 pour l’autre).

Gilles Magniont

U-713 OU LES GENTILHOMMES D’INFORTUNEDE PIERRE MAC ORLAN ET GUS BOFAÉditions Cornélius, 156 pages, 19 e

TEXTES & IMAGES

Mac Orlan + Bofa = U-713,

« mélange de chair soumise

et d’acier conscient », de 14-18

et de fin-de-siècle, de prose

tarabiscotée et de crayon gras.

LE TROP GRAND VIDED’ALPHONSE TABOURETDE SIBYLLINE, JEROME D’AVIAU,CAPUCINEÉditions Ankama, 192 pages, 14,90 e

Alphonse : c’est-à-dire un « tout petit machin »qui se réveille un beau matin dans une clairiè-

re, ignorant de son identité et d’à peu près tout,hors ce que lui a enseigné un mystérieux géant, « leMonsieur ». Mais ce Monsieur juge bien vite Al-phonse mal élevé, et l’abandonne à sa clairière. Delà ces presque deux cents pages – où notre hérosrudimentaire découvre la liberté, l’ennui, son refletdans l’eau (« Esnohpla »), la solitude et le « chagrindu vide de tout », un hobby qui remplit ce vide etfinit par susciter une « crise d’enthousiasme », maisl’ennui encore, puis « être tout seul à deux », puisl’amour parfait, mais « l’ennui qui s’est installé »,etc. Errances, attentes, perplexités, rencontre dedivers « je-ne-sais-quoi » : c’est un peu Alain Sou-chon qui rencontre Vladimir et Estragon, celatient évidemment du récit initiatique parseméd’attachantes naïvetés de langage. Si ce genre d’al-bum jeunesse a déjà ses étoiles, Alphonse et sonTGV échappent heureusement au Claude Pontibis, par la grâce notamment de la très inventivecomposition des planches : insertion originale desdialogues (Capucine pour le lettrage), exploitationsubtile du noir et blanc (Jérôme d’Aviau pour ledessin), pages tour à tour muettes et bavardes,vastes panoramas, rétrécissement soudain duchamp, ribambelle de petites cases narratives, ré-duction du trait et fouillis de décors, toute cettescience de l’alternance et des univers graphiquessert au mieux les motifs du plein et du vide quisont au cœur du livre. Et quand celui-là se refermesur la réplique « Et moi, je vais essayer par ici » (Si-bylline pour le texte), jolie clôture en demi-teintequi déjoue les morales univoques, la tentation estgrande de refaire ce bout de lecture en compagnied’un petit machin.

G. M.

Les eauxtroubles

DOSSIER CLARO

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Écrivain, traducteur et éditeur, Claro publie en cette rentrée CosmoZ, un des livres les plus

impressionnants de ces dernières années. Le fruit de toute une vie consacrée à la littérature,

comme arme créatrice de soi-même. Pour devenir ce que l’on est.

Alphabet madman

Auteur de livres singuliers qui brassent dans des stylestoujours différents des corpus hétérogènes, traduc-teur inspiré de grandes voix de la littérature anglo-saxonne (de Rushdie à Pynchon, en passant par Co-oper, Vollmann ou Danielewski), membre ducomité de rédaction de la revue Inculte et codirecteur

de la collection « Lot 49 » aux éditions du Cherche-Midi, Claro estun ogre. Un ogre dévoreur de livres, ce qui le rendrait proche d’êtrecannibale tant le bonhomme semble constitué lui-même des mil-liers de livres lus. Pour la deuxième fois depuis son premier romanparu en 1989, Claro fait partie des auteurs de la rentrée.Le Parisien (il est né dans le Val-de-Marne en 1962), passe ses va-cances estivales à l’ombre de la croix de Lorraine qui marque àColombey-les-deux-églises le mémorial Charles-de-Gaulle. En réa-lité, l’ombre n’atteint pas le hameau perdu à quelques kilomètresde là, où avec sa femme Marion et les frères de celle-ci, il a achetéil y a une quinzaine d’années la maison d’un fermier… et de sesvaches. Depuis, l’auteur de Madman Bo-vary retape la demeure, loin des bruits dela capitale qu’il retrouvera quelques joursaprès la sortie de son livre.L’homme porte barbe noire et yeux demême; les idées peut-être aussi si l’on sefie à l’adage qui voudrait que l’humoursoit la politesse du désespoir. Un humourservi aussi bien par un verbe rapide qu’unclavier agile. Mais à le lire, nulle traced’idées sombres : au contraire le désir etl’énergie ensemencent ses livres d’une pro-se aux accents multiples, gourmande, élec-trique, ludique et érigée comme un golem.Jusqu’en 2001, année de parution de satraduction de Furie de Salman Rushdie (Plon), Claro s’est appeléChristophe Claro. On ne sait à quel champ d’honneur le prénomest tombé. « Ça n’a pas d’intérêt. Mais depuis, je m’appelle seule-ment Claro. » Sa femme l’appelle ainsi, sa fille (espiègle comme sil’espièglerie était génétique) également, alors va pour Claro etnous voilà tous, lecteurs, ses intimes.Dès son enfance à Chevilly-Larue, les livres sont là. Troisième etdernier enfant d’une famille qui comptait deux sœurs, nées un etdeux ans avant lui, il semble grandir dans un roman de LaurentMauvignier : le père travaille dans les assurances, la mère cessetoute activité professionnelle le temps d’élever les enfants puistravaillera dans une maison d’édition juridique à Paris. À ceciprès que toute la famille témoigne d’une véritable passion pour lelivre et la littérature : « mon père a toujours écrit de la poésie sans ja-

mais publier, ma mère était une grande lectrice qui m’a fait lire destas de choses. » Un « culte de la littérature » alimenté par l’amitiéde son père avec le poète algérien Jean Sénac (assassiné en 1973).« Mon père était fou de Baudelaire et m’a fait découvrir la poésie duXIXe siècle. »Les premières lectures sont maternelles et romanesques : « ma mè-re m’a vite fait découvrir les grands auteurs de la science-fiction, deschoses plus intéressantes que Jules Verne que je lisais, car Jules Verne,c’est très mal écrit. J’ai donc découvert le roman sous l’angle de l’ima-ginaire le plus débridé. » Ajoutez à cela qu’elle aimait lire à voixhaute : « je ne conçois pas l’écriture sans une pratique orale de la lec-ture. » Et jeune lecteur, le gamin souhaite écrire de la S.-F., évi-demment.À 11 ou 12 ans, il reçoit un beau cadeau de son père : une machi-ne à écrire Brother Deluxe qui le fascine. Il écrit donc des romans« nullissimes » entre 11 et 15 ans. Des manuscrits de S.-F. et defantastique qu’il donne à relier à sa grand-tante dont c’était le

métier. Quel genre d’histoires ? « Des récitspossiblement navrants : l’histoire de la mortréfugiée dans un arbre qui refuse de gratifierl’humanité de mille décès. On arrivait vite àune situation de surpopulation qui a fait queles gens venaient la supplier de reprendre sontravail pour assurer un équilibre normal. »Plus tard, l’une de ses sœurs lui fait décou-vrir Rimbaud. À 15 ans il jette le roman auxorties, et bonjour, bonjour la poésie.On est en Champagne, on se croirait à Épi-nal : le tableau vire au chromo. L’enfance etl’adolescence ont-elles réellement été aussiidylliques ? « Non, il y a eu des côtés plussombres aussi. Mes parents, quand j’étais en

seconde sont allés s’installer à Paris, nous laissant vivre seuls en ban-lieue, moi et mes sœurs. » On essaie d’imaginer trois lycéens rendusautonomes par les aléas de la vie…En première, il se « lâche au niveau littérature. Je lisais tout, maisde façon didactique. Je prenais une sorte d’abécédaire de la littératu-re française et je lisais dans l’ordre chronologique de ce qu’il fallait li-re. » Les Grecs, puis le XVIe siècle, puis le XVIIe et jusqu’au XXe.Au lycée de Fresnes, Claro trimballe des lectures peu communes.Sa sœur lui a donné une liste de livres dans laquelle figure L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. « J’ai acheté ce bouquin en 1978. »Retenir la date de cette lecture en dit long sur l’importance qu’el-le eut, qu’elle a encore. « Je n’avais pas les outils philosophiquespour comprendre, mais le livre m’a fait une impression vraiment mo-numentale et m’a servi de vade-mecum. Le livre évoque Beckett, Ar-

« Artaud est resté

comme une conscience

morale. Son refus des

origines, de la cellule

familiale, est quelque

chose que j’ai pris au

pied de la lettre ».

pourrais comprendre comment çamarchait. Artaud est resté commeune conscience morale. Son refusdes origines, de la cellule familiale,la nécessité de tout couper, estquelque chose que j’ai pris au piedde la lettre ; ça m’a aidé à faire unecoupure avec ma famille, ses ori-gines. Je ne me suis jamais senticoncerné par l’origine. J’ai toujourspréféré le concept deleuzien du “de-venir”, c’est quelque chose qui est àl’œuvre dans tout ce que je fais :comment on devient ce qu’on est. »Lecture d’Artaud appuyée par lalecture, la relecture et les annota-tions portées à L’Anti-Œdipe puisau tome suivant de Deleuze etGuattari, Mille Plateaux qui « aété mon fil directeur. » Dans lafoulée il lit Guyotat dont il vasuivre toutes les publications, puisCéline qui aura aussi son impor-tance.Si, vivant seul à Fresnes son an-née de terminale, il se laisse aller àune vie passablement dissolue, àpeine entré en hypokhâgne au ly-cée Lakanal de Sceaux, il com-prend qu’il ne pourra pas « passermes soirées à picoler. J’ai adoré laprépa, parce qu’on te filait des bi-bliographies monstrueuses qu’il fal-lait avaler en un ou deux mois.J’avais deux ou trois ans pour me

structurer et combler mes lacunes. » Il passe en khâgne sans le désirde devenir prof, échoue au concours, redouble, mais délaisseraquelque peu les cours de sa troisième année à Lakanal : « ce que laprépa m’a enseigné, c’est la rigueur. Apprendre à lire et à lire vite.J’avais besoin de comprendre la méthode pour faire ce que j’avais àfaire. Mon projet n’était pas de m’habiller en noir et d’aller déclamersur des tombes. Je voulais mener à bien mes recherches, mais sansprojet professionnel. » Il abandonne khâgne, s’inscrit à la Sorbonneoù la littérature n’est décidément pas contemporaine. Déçu, ilabandonne les bancs de l’Université pour travailler, en 1983, à lalibrairie Mots et Images, sise place Saint-André des Arts, « pour

taud. Je ne connaissais pas Artaud, donc je suis allé l’acheter et jesuis tombé dedans. Je pense que ça a été ma plus grosse lecture for-matrice. Je n’ai pas de souvenir de moi en première où je ne metrimballe pas un livre d’Artaud, je m’étais même confectionné unpetit sac au format Gallimard pour y mettre tout le temps un titred’Artaud. »Peu porté sur le champ de la religion ou de la foi, Claro n’userapas du terme de « révélation ». « Avec Artaud, j’ai compris alorsque les raisons pour lesquelles j’étais attaché à la littérature et pourlesquelles j’allais le rester n’étaient pas gratuites. Ce n’est pas un jeu.Ce n’était que dans l’exploration du rapport corps/langage que je

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DOSSIERCLARO

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être en contact avec ce qui s’écrivait alors ». S’il connaissait déjà bienles livres, il y rencontre l’édition. Il découvre ainsi les éditionsP.O.L qui viennent de publier Emmanuel Carrère. Chaque soir, ilrentre chez lui avec une dizaine de livres à lire, à démonter pour encomprendre le fonctionnement. Il travaillera là jusqu’en 1985.L’année précédente il a écrit un « premier roman » dont il a en-voyé le manuscrit aux éditions de Minuit : Jérôme Lindon luiconseille de ne pas publier ce livre, mais de lui envoyer le pro-chain manuscrit. « J’ai persisté et j’ai trouvé les éditions Arléa.C’était à l’origine une librairie de livres anciens, « “Les Fruits duCongo” que je fréquentais et qui était dirigée par Claude Pinganaud.Je claquais toute ma paye en éditions originales. Caude Pinganaudm’a fait découvrir toute une littérature des années 50. C’est un pas-sionné de cuisine et de vins aussi et il m’a ouvert sur plein de choses.Quand j’ai su qu’il montait sa structure éditoriale, je lui ai amenémon manuscrit et il m’a donné très vite une réponse positive. »Ezzelina est le septième titre des éditions Arléa. Le livre sortquelques jours après la mort de son père. « Il a eu le temps de voirles exemplaires sortis d’imprimerie sur son lit d’hôpital ; ça a été uneespèce de passation de pouvoir symbolique… Il a aimé le roman. Samort a été brutale. »En 1986, Claro obtient un poste de correcteur pour les éditions duSeuil, « ce qui me permet de rester en contact avec ce qui se publie aujour le jour ». Depuis cette époque, il lit rarement pour le seul plai-sir et « aujourd’hui je finis rarement mes livres :je lis un livre pour savoir comment il fonctionneet une fois que j’ai compris comment il est fait,j’ai tout de suite envie de passer à un autre. Mê-me pour une traduction, je lis rarement le livre enentier avant de me lancer dans sa traduction. »Justement, sa première traduction, il l’a faite ily a vingt ans tout juste. Chargé de corriger lesépreuves de L’Arc-en-ciel de la gravité de Pyn-chon qui doit ressortir au Seuil (après une pre-mière édition chez Plon), il outrepasse sa mis-sion, compare le texte français à l’original,note ses désaccords avec la traduction de Mi-chel Doury et révèle des passages manquants. Denis Roche leconvoque pour lui annoncer qu’il est viré en tant que correcteur,mais lui demande de faire une fiche de lecture sur Kilomètre zérode Thomas Sanchez. « Je ne savais pas ce qu’était une fiche de lectu-re. J’ai fait une analyse deleuzienne du livre, ce qui a dû atterrer lecomité de lecture, et je leur ai traduit une dizaine de feuillets, ce quine m’était pas demandé. Denis Roche me propose alors de traduire lelivre moi-même. Je refuse, n’étant pas traducteur, me considérant nulen anglais. Il me laisse l’été pour y réfléchir. »À nouveau, on laissera le terme de révélation dormir dans le cor-pus religieux. Il n’empêche, l’été est propice à la germination : serappellent à lui les souvenirs de l’adolescence, de son premierdisque acheté, un album des Beatles, qui nécessite l’acquisitiond’un dictionnaire anglais-français pour traduire les paroles deschansons. Ce qu’il fera pour cinq ou six albums, et même, unpeu plus tard pour une pièce d’Edward Albee. Au retour de l’été,il accepte donc la proposition de Denis Roche (« quelqu’un qui aénormément compté dans ma vie ») et traduit donc Thomas San-chez. Commence ainsi une vie de traducteur.« Du coup, en bon ex-khâgneux très laborieux, je me suis passionnépour la littérature américaine, notamment pour les post-modernes,Pynchon, Coover, etc. et notamment Le Courtier en tabac de JohnBarth, un roman énorme que je propose à Denis Roche qui accepte(1200 feuillets écrits dans la langue du XVIIe siècle). » La traductionachevée, la publication est repoussée, puis finalement annulée. Cen’est que plusieurs années après que le Serpent à plumes le pu-

bliera, en 2002. « J’étais tombé amoureux de la traduction, et je nelisais plus que de la littérature américaine, mais je ne pouvais pas lâ-cher la correction pour ça, puisque ça ne marchait pas assez pour envivre. J’envoyais des CV partout et j’ai eu du bol : j’ai rencontréJean-Baptiste Baronian qui travaillait à l’époque au Fleuve Noir oùil voulait monter une collection de polars atypiques. Il m’a donné destraductions à faire : un livre par mois à traduire. Là j’ai vraimentappris à travailler en méthode : ne pas attendre trois jours pour m’ymettre, faire tant de feuillets par jour et ne jamais déroger à la disci-pline. Ce fut une belle école. » Il enchaîne des traductions « ali-mentaires », dont celle des mémoires de Margaret Thatcher, « dé-couvre avec le métier d’éditeur, le rôle (non rétribué) de passeur quicherche le bon éditeur, le harcèle. J’ai mis six ans pour trouver l’édi-teur français de Vollmann : Brice Matthieussent. À partir de là, montravail de traducteur a changé. » Claro devient une signature de latraduction, sans pour autant parler très bien l’anglais…Au Fleuve noir, avec Jean-Baptiste Baronian, il s’occupe d’unecollection (sans nom) dédiée au polar français. Il y publiera sonÉloge de la vache folle en 1996, « un livre ni fait ni à faire », rit-il.L’année suivante il inaugure avec Livre XIX le catalogue des édi-tions Verticales et son projet global : raconter l’histoire depuis leXIXe siècle jusqu’à aujourd’hui par les chemins multiples de la lit-térature. Succéderont Chair électrique qui mêle la vie du magicien(déjà un magicien) Houdini et l’invention de la chaise électrique,

Madman Bovary qui s’ancre dans leroman de Flaubert, CosmoZ doncqui ouvre l’exploration du XXe

siècle de feu et de sang.Débutée en 1989, l’écriture deLivre XIX lui prend quatre années.Il propose le manuscrit à P.O.L quile refuse. Il est alors un grand lec-teur d’Hubert Lucot, des poèmesde Dominique Fourcade ; « j’ai tou-jours estimé que la littérature devaitêtre expérimentale. » Ami d’Yves Pa-gès de longue date, ce dernier lui

fait rencontrer Bernard Wallet qui souhaite monter les éditionsVerticales. Prières d’exhumer d’Yves Pagès et Livre XIX lancentdonc les éditions. « J’étais persuadé d’avoir écrit un très bon livre, etj’ai essuyé les plâtres dans les grandes largeurs. Ils n’ont pas dû envendre 500 exemplaires : ça a été assez dur à vivre. Mais ça remet leschoses à leur place : je sais qu’avec le genre de livres que j’écris jen’aurai jamais un grand succès. »En 2002, alors qu’il vient de traduire le monumental La Maisondes feuilles de Danielewski, Jérôme Schmidt et Mathieu Larnau-die le contactent pour figurer au sommaire d’une nouvelle revue :Inculte. Ce n’est que trois numéros plus tard qu’il se rendracompte qu’ils l’ont mis d’office au comité de rédaction. Il publie-ra, aux éditions éponymes, son Clavier cannibale, recueil de textesautour de la traduction, l’écriture, les Américains… Inculte, Cla-ro se lie d’amitié avec Mathias Enard et c’est presque tout natu-rellement que CosmoZ sort chez l’éditeur de Zone : « BernardWallet parti de Verticales, je me retrouvais dans la situation d’êtrepublié par Yves Pagès mon meilleur ami, ça me posait un problème.Je voulais aussi changer d’horizon et comme j’avais travaillé avecMarie-Catherine Vacher pour la publication de quatre Vollmann, jeconnaissais la qualité de son travail chez Actes Sud. »Cet automne, dans la collection « Lot 49 » qu’il codirige avec Ar-naud Hofmarcher, Claro publiera un roman de Richard Gross-man, grand pote du regretté Raymond Federman : The AlphabetMan. Ça pourrait être l’autre nom de Claro : l’homme alphabet.

Thierry Guichard

Chargé de corriger les

épreuves de L’Arc-en-ciel

de la gravité de Pynchon,

il outrepasse sa mission.

Commence ainsi une vie

de traducteur.

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 21

Au visage du premier enfileur de perlesqui persistera à dire que la littératurefrançaise (malgré Senges, Audeguy,Rolin, Deville et tant d’autres) est

anémiée autour du nombril de ses auteurs,vous pourrez lancer les cinq cents pages deCosmoZ. Si ça ne l’assomme pas, ça fera de luiun ami. Car, au risque de paraître péremptoi-re, disons-le tout de go : CosmoZ est une œuvremagistrale dont on souhaite que chacun la ren-contre. Porté par une langue en perpétuelleéruption, le roman ravit au sens où il transpor-te son lecteur comme la tornade le fait de Do-rothy dans le conte de Baum et le film de Vic-tor Flemming (1939). « La tornade arrive vite,trop vite, et Dorothy s’appelle toujours Dorothymais le nom des choses qui forment le lexique deson quotidien n’est déjà plus le même, la botte depaille ne s’appelle plus botte de paille mais écla-boussure, démence, effusion ; la porte de la mai-son n’est plus une porte mais un abîme verticalqui se rebiffe puis file dans les airs (…) ». Onverra qu’au terme du livre, le monde, du côtéde Los Alamos, aura perdu le sens de toutlexique…La langue, ici, tient donc lieu de tornade, et vatransporter Dorothy, Oscar Crow l’épouvan-tail sans cerveau et Nick Chopper le bûcheronen métal du conte au cœur des tranchées etdes Ardennes où la première sera envoyéecomme infirmière, le second commotionnépar la chute d’un obus qui démembrera letroisième. « Il avait vu un sergent parler à unrat pendant des heures, tandis que l’animal se re-paissait de ses tripes, encore vaporeuses sur ses ge-noux laqués de givre. »Avec les jumeaux munchkins Avram et Eizik,devenus de ce côté-ci du miroir deux nains defoire à la mode Barnum, nos héros vontéprouver dans leur chair la déliquescence dumonde moderne : la guerre, la montée des ra-cismes évoquée par l’implacable descriptiond’un congrès d’eugénistes américains, la bom-be atomique dont l’explosion va clore les(més) aventures de Dorothy de la même fa-çon que la tornade les avait débutées.Si le roman excelle à tendre des lignes paral-lèles entre le conte de Baum et l’Histoire, àles sectionner par des faits historiques avérés

(relisez le livre avec Google à por-tée de souris pour saisir le travailde documentation que cela suppo-se), il vaut plus encore pour lalangue qui le traverse. Ou devrait-on dire les langues, tant les variations, du co-mique au tragique, du il au je, du lyrique auténu, irradient la lecture. Virtuose d’une rhé-torique qui ne récuse aucune de ses formules,Claro tire son lecteur de surprises en plaisirs.Il jointe des pans entiers du réel aussi hétéro-gènes que l’élevage des poules (où l’on voit :« la sotte geline (…) qui trottine comme si levent la giflait des deux côtés à la fois (…), laHambourg, dorée, (…) qui pond comme Socra-te doute »), la chirurgie plastique, le mondedes freaks, Hollywood, Walt Disney, l’avia-tion publicitaire, l’horlogerie qui voit, avec laPremière Guerre mondiale les montres à bra-celet détrôner celles à gousset qui « se sont ré-vélées trop fragiles (…) : les reptations au fonddes tranchées avaient vite eu raison de leurs déli-cats mécanismes. Les soldats eurent donc l’idéede les attacher à leurs poignets ». Il pousserason exploration jusqu’au cœur d’Auschwitz,dévoilant le sort des enfants qui s’y entassè-rent et dont les ombres font un écho lugubreà la joie colorée des Munchkins dans le filmde Flemming. On ne chante pas tout à fait les

mêmes chansons ici que là-bas, « over the rainbow ».Si la charge est forte, aupoint d’en être terrifiantequand on songe que parfois,

le discours d’un chef d’État à talonnettes ré-sonne étrangement avec celui de l’eugénismeaméricain de l’entre-deux-guerres (par ces« bouches que déforme la peur de soi, du soi bâ-tard blotti dans le soi policé »), elle n’apparaîtjamais comme un objectif du roman. Lalangue, ici, n’est pas un instrument pour ra-conter des histoires : elle est un aimant qui ras-semble autour d’elle les grandes forces d’unsiècle occupé à se brûler.Le roman n’en est pas moins excitant par lajouissance que ses inventions procurent : desmétaphores inattendues, des images surpre-nantes (« nous signons (…) d’une encre qu’en-vierait la plus vaniteuse des seiches »), des colli-sions sémantiques créatrices de sens. Ainsi,évoquant la vie à Auschwitz d’où aucun desdeux nains jumeaux ne reviendra : « Oh lapoésie nous restait sur l’estomac, comme unepierre. Et là-bas, à Auschwitz, certains en ava-laient. C’est pour dire, se tait Avram. »On en reste bouche bée.

T. G.COSMOZ Actes Sud, 484 pages, 22,80 e

Inversant le processus féerique du Magicien d’Oz qui envoie une gamine du Kansas dans le fabuleux

pays des Munchkins, Claro téléporte les personnages du conte de Frank Baum vers le monde réel.

Une manière ébouriffante d’envisager la première moitié du XXe siècle.

En chair et en Oz

La langueagit commeun aimant.

DOSSIERCLARO

22 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

d’autres choses. C’est à partir de là peut-être que j’ai commencé àchanger.Et, j’ai découvert que ce que j’aimais dans la vie, c’était l’humouret que jusqu’à l’écriture de l’Éloge de la vache folle je m’étais inter-dit d’en mettre dans mes livres. Le polar a commencé à assouplirles choses. Ce sont souvent les livres que l’on considère commemineurs dans son parcours qui débloquent les nœuds. Un écri-vain considère toujours que ses livres sont ratés… Mais c’est inté-ressant d’essayer de voir en quoi ils le sont.

Vous êtes très présent sur le net, via un blog (Le Claviercannibale) et Facebook : cette production considérable detextes marque-t-elle une sorte de boulimie d’écriture, unbesoin organique, physique, vital d’écrire ?

Je ne sais pas si on peut parler de besoin. Plutôt de désir. L’intérêtde ces diverses pratiques, c’est qu’elles permettent des variationsdu principe d’écriture : formats différents, pérennité variable, etc.Le clavier est cannibale, par essence : il y a non seulement le plai-sir de la frappe, physique, musical, aérien, mais aussi cette néces-sité de ne jamais rompre le rapport à l’écrit, sous quelque formeque ce soit. Parce que l’écriture est un devenir permanent, j’y voisun champ d’existence plus que palpitant. C’est une mise àl’épreuve, un éprouvement du soi à venir incessant. Le fantasmeaussi d’être en adéquation dynamique avec ce qu’on devient, dene plus faire qu’un avec le geste tabulateur.

Dans le livre Le Clavier cannibale, vous citez Proust pourdire que la volupté passe par l’étrangeté. Le confort et laconsolation passeraient eux plutôt par le retour du même(la ritournelle) qui explique le succès de certains livres danslesquels le lecteur n’est jamais perdu. Viser l’étrangeté,n’est-ce pas un travers des vieilles avant-gardes ?

Je ne sais pas si les vieilles avant-gardes nous ont légué certainstravers, mais si « viser l’étrangeté » en fait partie, alors je veuxbien de cet héritage, à condition toutefois de moduler le projet. Ilne s’agit pas de se lancer dans une chasse à l’interlope, mais àmon sens, de produire un texte qui soit à la fois autonome struc-turellement (qui n’emprunte pas sa forme à des gabarits préexis-tants) et pertinent organiquement (qui fonctionne avec les autrestextes et le fantasme historique). Est-ce un travers ? J’aurais mau-vais jeu de conspuer l’idée de transversalité… Je ne connais pas

Des phrases inouïes, des formes inventées, des mécaniques huilées à la rhétorique la plus folle, teintées

d’humour et chromées par toutes les nuances de la langue : quand Claro soulève le capot de sa machine

d’écriture c’est un V12 qu’il dévoile. Puissance, nervosité, souplesse. De quoi voyager vite et loin.

Jouissancedu nouveau

Écrivain à l’œuvre protéiforme, Claro parle de la lit-

térature comme si elle était l’air qu’on respire. Il necherche pas ses citations, n’hésite pas : son flot deparole, plus fluide que lorsqu’il s’agit de parler de savie, prend les questions qu’on lui pose comme unskieur efface les piquets rouges et bleus d’un slalom

olympique. La pensée file vite rebondissant sans cesse sur dessaillies humoristiques qui tentent d’atténuer toute sacralisationdu geste d’écrire. On en oublie les tentatives de la chaleur d’aoûtà se faire canicule, on en oublie l’heure et que le soir arrive. Ilfaudra poursuivre et passer de l’oral à l’écrit, mais aussi bien, onpourrait l’interroger sans fin.

On est frappé par la diversité stylistique et thématique devotre œuvre romanesque. En outre, vous traduisez diffé-rentes langues singulières (celle de Pynchon, celle de Rush-die, celle de Vollmann, etc.). Si, chez Pynchon, la paranoïajoue le rôle de moteur littéraire, ne serait-ce pas une formede schizophrénie qui anime vos différentes écritures ?

La « schize » – si l’on veut bien réinjecter un peu de ludisme dansle terme… – est à la fois partition et moteur. Partition, parce qu’ilfaut une méthode pour éviter que se chevauchent des régimesd’écriture différents. Ce qui doit passer, transiter, migrer, quandon passe d’une traduction à l’autre ou de la traduction à l’écriture,ce ne sont pas des images rémanentes de style, des motifs, mais desformes d’énergie. Donc, il faut non seulement opérer une arbores-cence entre les tâches, mais faire en sorte qu’il n’y ait pas contami-nation mimétique tout en permettant des transferts de flux. Au-trement dit, et plus simplement, éviter le plagiat mais profiter dela vague. Traduire est une forme de gymnastique, qui permet detester des mouvements inédits, d’essayer des postures moins évi-dentes. De même, l’écriture régénère et assouplit le rapport au tex-te. Le Schizo et les langues de Wolfson pourrait être lu comme unemétaphore du travail d’écrivain-traducteur…

Dans cette variété des livres que vous avez écrits, il y a un po-lar. Que vous a apporté l’écriture d’Éloge de la vache folle ?

J’ai toujours été ulcéré par le côté pompeux de ce que j’écrivais,qui venait d’une difficulté à introduire le poétique dans le roma-nesque. Le poétique arrivait avec ses pompes… Le passage par lepolar m’a montré que je pouvais assouplir mon écriture, essayer

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de projet plus excitant que celui qui consiste à « produire de lavolupté », ce qu’était censé faire le Dieu de Spinoza, après tout.

Vous désignez vos livres comme étant des livres-machines.Ça fait penser autant au structuralisme (qui voulait que letexte mette en place une sorte de mécanique productrice delui-même) qu’à Mason et Dixon de Pynchon que vous aveztraduit et qui évoque la science des automates. D’où vientce désir de construire des livres-machines ?

C’est une réflexion philosophique qu’on trouve notamment dansDeleuze : quelqu’un ce n’est pas juste une psychologie produitepar le triangle œdipien ; c’est une personne en devenir et aussitraversée par multitude de choses. On n’est pas un noyau stable,on est traversé par des courants de l’histoire, par des éléments dulangage. C’est une façon plus positive, je trouve, de voir l’être ; onne fait que se machiner à plein de choses, on se machine au faitd’être père, d’être époux, d’être ami etc., on n’est jamais la mêmechose. Ça permet d’évacuer la psychologie qui est le grand fantas-me du roman bourgeois.Le biographique ne m’intéresse pas, et je n’en ai pas besoin pourfaire tourner la machine. Je trouve plus intéressant de considérer ledevenir. Parce qu’au final, ce qui est le plus important pour moi –et ce qu’un roman doit être –, c’est l’aventure d’une langue.La littérature, c’est toujours mettre la langue à l’épreuve de toutesses forces : comment on décrit un champignon atomique, com-ment une tranchée, etc. Sans tomber dans le cliché. Le cliché esttoujours là : tout a été déjà écrit, il y a toujours une façon prépro-grammée de décrire les choses, une écriture déjà-là et c’est trèsdifficile d’en sortir. Il me semble que l’écrivain a deux choses àfaire : éviter le cliché qui vient facilement avec la narration d’au-tant qu’elle aborde des sujets éculés (adultère, déchéance familia-

le, etc.) qui charrient un corpus de textes, d’expressions toutesfaites ; et se méfier de son propre style. Ça c’est terrible : pour unpremier livre, tu mets au point une écriture très personnelle. Ellefonctionne au deuxième livre, mais un peu moins. Parce qu’ilfaut que l’écriture bouge si tu conçois bien sûr chaque livre com-me un objet, une machine différente. Sinon l’écriture devient unstyle et tu te parodies toi-même. C’est le paradoxe de l’écrivain : ilse battit une écriture, mais après il doit se battre contre elle. Tousles écrivains le sentent quand ils commencent à se parodier. Ilsabordent une scène, une réflexion, et à l’avance ils savent com-ment ils vont l’écrire, comment ça va fonctionner. C’est un peuembêtant, parce qu’au bout d’un moment, l’écriture ne peut plusrien générer. Il faut toujours faire bouger les choses. On n’est pasforcé de changer radicalement de style d’un livre à l’autre, mais ilfaut se déplacer. Un écrivain comme Patrick Deville, parexemple, a changé du tout au tout en passant des éditions de Mi-nuit aux éditions du Seuil. Il a eu besoin de se renouveler. Le pireennemi de l’écrivain, c’est son style. Tu n’écris pas pour faire car-rière, tu écris pour un livre qui va voyager un peu entre les lec-teurs. C’est le livre qui est censé créer des lecteurs, pas l’auteur.

On est là à l’opposé de la pensée dominante qui veut qu’unécrivain trouve sa voix et ses lecteurs…

Peut-être que Modiano c’est toujours génial, mais globalementc’est toujours la même voiture et elle commence à être patinée.Ce qui se passe, c’est que l’écrivain commence à se faire une idéementale de son lectorat et se met à écrire pour lui, inconsciem-ment. Mais ça fait des censures.Pour moi, le livre n’a pas de lecteurs à l’origine. C’est lui-mêmequi va fabriquer son lecteur. Le lecteur ne sait pas ce qu’il va ytrouver et il doit apprendre à lire chaque livre. J’aime bien qu’un

DOSSIERCLARO

lecteur de mes livres ne sache pas comment faire et quece soit la lecture qui le lui apprenne. Quand tu com-mences à lire Proust, tu commences à apprendre unelangue.

Mais Proust ne changeait pas de style d’un livre àl’autre…

Non, mais si tu passes de Balzac à Proust ou de Proust àBalzac, tu réapprends une autre langue. J’aime cette idéedeleuzienne selon laquelle on écrit une langue étrangèreà l’intérieur de la langue maternelle.Un livre est un objet pour lequel je dois créer unelangue, non pour le seul plaisir de changer, mais pourqu’elle soit adaptée à l’objet et pour ne pas marcher surmes propres traces.Son écriture, on peut l’analyser : on a quand même dif-férentes façons de faire des métaphores ou de les refuser,de faire des phrases longues ou des phrases courtes. Si tuvis juste avec une langue acquise, un peu comme dans latraduction, tu vis avec un lexique assez réduit, des au-daces grammaticales limitées. Tu peux t’en contenter etfaire de petites variations, c’est une autre conception dela littérature. Ça marche quand l’objet ne change pas :l’écriture atypique d’un Chevillard y parvient.

Vous usez d’une palette rhétorique très étendue àl’opposé d’une littérature « blanche ». Commenttravaillez-vous cette rhétorique ?

L’écriture est, avec le sexe (et sans doute la cuisine), unedes façons les plus excitantes de dire/faire plusieurschoses à la fois. Ce que j’aime, dans le déroulé d’unephrase, c’est quand elle parvient à un équilibre, certesinstable, entre musicalité, cacophonie, auto-réflexivité etligne de fuite. J’aime aussi cette idée que la phrase (ou leparagraphe) soit conçue comme un « événement » – au-trement dit, quelque chose d’à la fois dynamique et plu-riel. On peut dans le même mouvement prolonger l’élandiégétique, activer le nerf zygomatique du lecteur, pro-duire une émotion inédite à partir d’un objet a prioridistancié, relancer la donne de la lecture, etc. Mon goûtpour l’énoncé « feuilleté » est certainement lié à mes lec-tures, lesquelles me poussent vers une littérature de l’ex-cès, une prose gourmande, cannibale, où l’expérience se vit à plu-sieurs niveaux. Une prose est avant tout l’expression d’unephysique de la langue, et à ce titre elle est en bonne partie instinc-tive, aucune « note préparatoire » ne peut en conditionner la ten-sion sinusoïdale. Et puis c’est le texte aussi, bien sûr, qui dicte sespropres régimes d’écriture, d’énonciation, c’est son projet globalet organique qui permet de produire des enchaînements imprévi-sibles, par relance, association, dépliage, etc. Les anciens sont tou-jours les fantômes de demain.

De même le corpus lexical aborde chez vous des champstrès variés (scientifiques, philosophiques, lettrés, popu-laires…). Doit-on y voir une défense de la langue françaisepar l’utilisation de tout le lexique ?

Là encore il s’agit à la fois d’une histoire littéraire personnelle(découverte de Lautréamont, des post-modernes américains) etd’un besoin de se coltiner à cette fabuleuse farce qu’on appelle leréel, et qui est constitué d’une meute de langues, de sociolectes,d’idiolectes, de jargons, tous visant à des effets de réel plus qu’àune reconstitution en décor naturel. Bien sûr, tout jargon, aussi

obscur ou technique soit-il, contient une intensité poétique plusou moins latente, surtout quand on le retravaille de l’intérieur.Écrire, c’est bien souvent, et nécessairement, intervenir sur deslangues déjà existantes. On appréhende le monde par ses babils.On fait bégayer les langues, on les pince, les mord. Plus le projetglobal du livre est vaste, plus le recours à des « infra-langues » estrequis : l’humour peut y gagner autant que l’indécrottable pen-chant à l’instruction qui est un des apanages du roman.

Bien que certains de vos livres s’appuient sur l’Histoire(Livre XIX) ou une œuvre ancienne (Madman Bovary),d’autres comme Black Box Beatles affichent une modernitérevendiquée. Et un livre comme Enfilades mêle dans sesdifférentes voix, le classique au résolument moderne. Quel-le importance accordez vous à l’injonction d’être « résolu-ment moderne » ?

S’il faut reprendre un mot d’ordre poétique, je préférerais celuiqui veut que « la poésie doit être faite par tous » – en ce sens, jepense que la fiction a tout à gagner en se branchant sur le fluxpoétique, qui lui permet d’éviter l’enlisement dans le terreau ro-

24 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

On le voit dans vos réponses, l’écriture chez vous s’accom-pagne d’une pensée de l’écriture, d’une théorie. Cette théorieprécède-t-elle l’acte d’écrire ?La théorie, je la vois davantage comme un produit vibratile de lapratique, avec là encore, au sein même de la théorisation, la ten-tation de l’écriture. Je trouve que Deleuze et Foucault sont desvrais stylistes, et ce parce que leur mode de pensée est indissocia-blement lié à une pensée de l’écriture. Penser l’écriture, c’est in-évitable, c’est comme de vouloir faire du funambulisme sans ac-cepter, même distanciée, l’idée de vertige. La théorie est pourmoi le vertige indispensable à une traversée des apparences.

Vous faites partie du collectif Inculte et êtes membre ducomité de rédaction de la revue du même nom. Que vousapporte ce compagnonnage ?

Des avantages en nature. (Rires) Inculte, c’est un laboratoire-gymnase : on se permet des contorsions et des sauts qu’on ne fe-rait pas forcément chez nous. Ce qu’il y a d’intéressant dansl’aventure collective, c’est sa façon de rappeler que l’amitié est aucentre de la philosophie. C’est le contraire des meutes décritespar Canetti dans Masse et Puissance : on est plutôt dans une galè-re, chacun rame, et de temps en temps on heurte un galion. Pasla peine en fait de savoir na-ger. Il suffit d’être inculte : àmi-chemin entre un idiotfaulknérien et une blattekafkaïenne. Ça fonctionne,en plus !

Vous évoquez souventle roman bourgeoiscomme modèle à ne sur-tout pas suivre. Y a-t-illieu de mener une guer-re contre lui, de relan-cer des batailles d’Her-nani ?

Oh non. Le roman bour-geois a un épiderme sisouple et une armature si flexible que rien ne peut l’obliger à boi-ter ou ramper. Il survit à égale distance entre paresse intellectuelleet croyance dans le génie domestique de la langue. Sans lui, la lit-térature serait pareille à un cobra qui ne croit pas aux mangoustes.C’est un genre fade, certes, mais qui prête plus à rire que n’impor-te quel usurier. Il est le seul capable de se parodier sans s’en rendrecompte. Quand on pense qu’il existe un livre intitulé Le Romanbourgeois, signé Furetière, et qui est aussi faramineux que TristramShandy…

Dans CosmoZ qui vient de paraître, la langue démesurées’exhibe comme un corps exhiberait ses parties et son tout.N’est-ce pas paradoxal de refuser le biographique et d’ex-poser autant sa langue-corps ?

(soupirs) Au début le livre est un objet mécanique, mais ensuite,dans l’écriture, il y a un changement de régime et il devient orga-nique. Tu vois presque ton livre marcher tout seul, parce qu’il estdevenu comme un organisme vivant qui va créer ses propres voix.C’est la preuve que l’écriture produit du corps, plutôt que lecontraire. Ce n’est pas un corps abstrait, ce n’est pas un corpsconcret, c’est entre les deux.L’écriture, chez moi, est une activité extrêmement physique. Il ya une violence de la langue. Elle n’est pas forcément au service

manesque. La question de la modernité n’est donc pas à situer surle terrain, mouvant, du rapport au réel (sinon, comme disait Pier-re Senges, le grand roman réaliste parlerait de marins chinoispuisque la terre est essentiellement constituée d’eau et que lesChinois sont majoritaires…), mais du côté du rapport à lalangue. Dès qu’on sacrifie à une écriture dite « en prise » sur leréel, en accumulant les effets de manches naturalistes, on loupel’essentiel : les puissances du faux et la violence à l’œuvre danstoute escarmouche linguistique. Écrire c’est lutter contre cettepropension à laisser la langue lambda faire le sale boulot, mêmeavec des mains propres. Moderne : je crois que ça veut dire « en-ragé méthodique ».

L’ouverture de Black Box Beatles qui évoque le monde entrain de mourir fait écho au sentiment laissé par Livre XIXet plus encore CosmoZ où l’on assiste à la fin d’une huma-nité supplantée par les conséquences de la révolution in-dustrielle et des idéologies qu’elle a engendrées. Dans vosromans, ne vous faites-vous pas l’archiviste d’un monde entrain de disparaître ?

La tentation cosmogonique est souvent liée à la geste fictionnelle,c’est pour ainsi dire incestueux. Je pense plutôt que la fiction abesoin de se confronter au chaos pour mieux appréhender le pro-cessus de création. La fascination du pire est tellement portée auxnues par les mouvements sismographiques de l’Histoire qu’on nepeut qu’essayer de définir d’autres débuts et d’autres fins. Mais lesimple fait de dégager de nouvelles articulations, de proposer unepériodicité différente, c’est déjà nier la fin et souligner son exis-tence en tant que fantasme. Il existe un roman peu connu de Bar-busse où le locataire d’une chambre essaie de calculer le volumede l’univers. C’est dérisoire et vertigineux. Le monde n’est pas entrain de disparaître : c’est la disparition qui est devenue notremonde. Voilà pourquoi il est important de faire des copies desauvegarde : bref, d’écrire différemment.

Ce sentiment, qui peut passer pour très pessimiste, estcontrebalancé sans cesse par de l’humour, du comique. Àquoi sert cet humour ?

L’humour, chez moi, sert souvent à prendre des distances avecl’énonciation, qui court toujours le risque d’être pompeuse, im-bue de son aspect ouvragé, etc. La langue se plaît souvent à mo-quer le locuteur, il faut donc riposter à certains endroits straté-giques afin que le combat soit équilibré. Et puis il est intéressantd’injecter du rire dans le pathos, non pour le neutraliser, maispour le rendre encore plus palpable, plus sensible. De toute fa-çon, en écriture, la question du pessimisme est réglée d’entrée dejeu : le livre aura une fin, et cette fin sera autre chose pourtantqu’une mort.« Échouer mieux » est, doit être, une entreprise jubilatoire. Dèsque le style s’auto-célèbre, un caniche savant se doit de fairequelques tours de piste, ça remet les choses à leur place.

Enfilades fait penser à La Vie mode d’emploi de GeorgesPerec. Utilisez-vous parfois la contrainte ?

Ça m’arrive, mais en général j’évite de la mettre en avant. Lacontrainte est plus virulente quand, telle une bactérie, elle de-meure cachée. Elle sert avant tout à structurer certains liens de fa-çon infra-dermique. En outre, je crois qu’un livre produit à sa fa-çon toute une série de contraintes – il revient donc à l’auteur deleur prêter attention et de les considérer comme les garants d’unecohérence cachée, qui néanmoins permettra de renforcer laconsistance du plan.

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« “Échouer mieux” est,

doit être, une entreprise

jubilatoire. Dès que le

style s’auto-célèbre,

un caniche savant se

doit de faire quelques

tours de piste, ça remet

les choses en place. »

26 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

d’une violence décrite, mais elle est là, puisqu’il y a cette violencedu cliché auquel on essaie d’échapper et parce qu’elle est en trainde s’attaquer à des objets fuyants qui sont tout sauf de la psycho-logie. Je décris le XXe siècle dans CosmoZ : c’est assez violent aveccette décomposition des corps, mais c’est la déliquescence dusiècle dans lequel mes personnages vivent.Je parle très peu de sexualité dans CosmoZ, je m’en suis renducompte après. J’ai peut-être appris que c’était trop limité de pen-ser que le discours sur le corps ne devait passer que par un dis-cours sur les humeurs, la sexualité, la pénétration. Ce que je fai-sais beaucoup auparavant, puisque j’avais un projet« pornographique ». J’y reviendrai peut-être sous d’autres angles.Là, j’ai travaillé sur d’autres visions du corps : le corps mécaniquedu bûcheron, le corps vide del’épouvantail, l’homme de pailleauquel le poème de T.S. Eliotque je cite fait plus qu’écho. Cepoème, par arborescences, struc-ture tout le livre.J’avais aussi l’objectif de dire queles gens n’avaient pas le choixdans ce siècle : ça renvoie à cetteidée de millions de gens quin’ont pas eu leur mot à dire nimême leur corps à remuer. C’estune évidence historique. C’estaussi pour ça que mes person-nages, quand ils arrivent à agir,ce n’est que pour organiser etréaliser leur propre disparition, dans une logique qui leur est na-turelle : je suis un homme mécanique alors je me démonte, je suisun homme de paille alors je me mets le feu.

Une autre forme de corps qui revient chez vous assez sou-vent, c’est le corps des freaks (monstres de foire). Pourquoicette obsession ?

C’est un folklore qui existait déjà dans Chair électrique (et qu’oncroise aussi dans Madman Bovary, ndlr) Les freaks, comme ilssont liés à l’exhibition, à la magie, à la représentation, c’estquelque chose qui fait sens, puisque c’est un corps devenu autrechose à l’intérieur du monde de la magie qui fonctionne pourmoi comme une métaphore de l’écriture. Il y a bien sûr le film deTod Browning (Freaks est sorti en 1932, ndlr). L’écriture, c’est dela magie : tu escamotes des choses, tu fais croire que ceci est cela,c’est le lapin qui sort du chapeau. La figure du magicien, c’estaussi la figure du démiurge, c’est un rappel de la présence de l’au-teur. Sauf que parfois, tu as envie que les tours de magie se pas-sent mal, que le rideau soit tiré et qu’on voie le magicien, qu’onvoie parfois les ficelles de même que je voulais qu’on voie le fonc-tionnement de la langue.Avec CosmoZ, j’ai réussi à ne plus faire ce que je faisais où lalangue avait besoin de se mettre en scène pour montrer justementau lecteur qu’il y a de la langue. Là ce n’était pas la peine, ellepouvait trouver un équilibre, une fluidité, d’autant plus qu’ellerassemble des éléments très disparates.

Comment bâtissez-vous la structure de vos romans ?Pour CosmoZ, sur cinq ans de travail, je pense qu’il y en a eu troiset demi ou en parallèle je fais un travail de documentation, re-cherches, lectures et en même temps, j’essaie d’avancer dans leplan. En fonction des éléments que je trouve dans ma documen-tation, mon plan se nourrit, s’étoffe et à un moment j’essaie d’ar-river à une structure d’une vingtaine de chapitres où j’associe à

chaque chapitre des motifs, des fonctionnements, des couleurs.J’essaie de savoir où je vais tout en me laissant une marge de ma-nœuvre pour accueillir des choses qui vont arriver par l’écriture etqui vont modifier la donne. Avant je cherchais le dysfonctionne-ment qui allait faire dérailler le livre pour qu’il se termine engrincements, en rouages qui tombent. Avec CosmoZ, je voulaisque le livre m’apprenne une autre logique plus forte qui pouvaitsoutendre les choses de façon plus subtiles. J’avais vingt dossierspour vingt chapitres et en cours de route, j’ai abandonné deschoses, raccordé deux dossiers en un seul. Par exemple, je voulaisfaire un truc important sur la bombe atomique et en fait quand jesuis arrivé là, je me suis aperçu que je n’avais pas besoin d’écriretout le fonctionnement et qu’au contraire le livre arrivait vers une

sorte d’aporie, de silence, de tensionpoétique et qu’il fallait au contraire res-serrer.J’ai eu le même fonctionnement pourLivre XIX et pour Chair électrique. J’aimebeaucoup le moment où tu as énormé-ment de matières et où tu dois trancher,parce que tu ne peux pas tout mettre, ilne faut pas que tout se déverse.

C’est la vitesse de l’écriture qui per-met d’éliminer une partie de la do-cumentation ?

Oui, la langue fait son propre chemin etc’est comme un processus chimique : elleva faire réagir certains éléments et

d’autres ne donneront rien. C’est la langue elle-même qui saitqu’avec telle couleur, tel thème, ou telle sensation, elle peut enfaire quelque chose dans la logique du livre.

À quel moment est née et comment s’est imposée l’idée devous appuyer sur Le Magicien d’Oz de L. Frank Baum pourécrire CosmoZ et raconter la première moitié du XXe siècle ?

Début 2005, un petit déclic s’est produit, sûrement après avoir luque Frank Baum souhaitait que son roman paraisse le 1er janvier1900. Je me suis dit qu’il y avait un signe « inaugural » et très vitetoutes sortes d’éléments sont entrés en lice et en résonance, la tor-nade jouant comme une métaphore du champignon atomique,les corps souffrants des personnages trouvant leur niche dans laboucherie mondiale, etc.Très vite, quand une matrice se forme, les liens s’ébranlent d’eux-mêmes comme des insectes pris dans une toile d’araignée – il fautjuste de ne pas tout dévorer tout de suite, laisser certains com-mensaux tenter leur chance ailleurs, ne pas faire le dégoûté de-vant telle ou telle proie. Une question de perspective, presque deparallaxe.

Le roman part d’une bleuette pour les enfants et nousconduit jusqu’au cœur des camps de concentration. Quecherchez-vous à montrer dans ce parcours ?

Il y a dans le roman de Baum, comme dans nombre de contes,une part de cruauté assez aisément discernable, et la descriptionde communautés « idéales », vivant en camps retranchés (lesMunchkins, les habitants de la Cité d’Émeraude) résonne néces-sairement d’échos concentrationnaires à nos oreilles contempo-raines. De plus, le parallèle parc d’attraction/camp de concentra-tion est souvent pertinent, d’un point de vue fictionnel ou mêmethéorique, pour articuler divers niveaux d’interprétation de lamodernité émergente. Il suffit de lire Le ParK (Allia, 2010), deBruce Bégout, pour s’en convaincre. Et puis il y avait des enfants

« Je décris le XXe siècle dans

CosmoZ : c’est assez violent

avec cette décomposition

des corps, mais c’est

la déliquescence du siècle

dans lequel mes

personnages vivent. »

DOSSIERCLARO

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 27

Le fil rouge tissé par l’Histoire et les pérégri-nations des personnages du Magicien d’Ozdonne une unité plus dense qu’habituelle-ment dans vos précédents livres. N’est-ce pasle symptôme d’une acceptation de la narra-tion qui semblait rejetée dans les précédentsromans ?

Pour CosmoZ, j’ai voulu rompre avec l’idée d’unroman-patraque, d’un roman qui se détraque etexhibe ses dysfonctionnements, même dans unbut jubilatoire. Le projet était chronologique,comme c’était également le cas pour Livre XIX,mais comme cette fois-ci je partais d’une matricenarrative classique – le bon conte de MisterBaum… –, il était important de ne pas briser lefil rouge et de suivre la tribu des « Oziens » dansses diverses stases plus ou moins atomiques – ag-glutination, fusion, turbulence, scission, explo-sion… – et tenir à bout d’octet, si je puis dire, lesdeux voix de l’intime et de l’Histoire. Je penseque ce livre marque un changement dans montravail. À moi maintenant de me méfier de la ru-dimentaire confiance que m’a inspirée la confec-tion de ce texte. Voilà pourquoi, dans le pro-

chain, il sera question des sex-shops et du Saint-Esprit. Ça devraitpermettre des gigues d’un autre calibre…

Propos recueillis par Thierry GuichardPhotos : Olivier Roller

à Auschwitz, beaucoup d’enfants. L’adulte écrit des bleuettespour les petits, mais il les extermine aussi bien sans état d’âme.Les contes parlent souvent de dévoration, d’ogres, d’enfants cap-tifs – ils sont en cela plus réalistes que bien des romans pouradultes consentants…

Considéreriez-vous CosmoZ comme un roman cyberné-tique du fait de son arborescence, de la manière avec la-quelle il rassemble des sujets aussi divers que l’élevage despoules, l’horlogerie, l’invention du fil barbelé, les premiersacteurs du cinéma parlant, l’eugénisme ou la physique nu-cléaire ?

Il serait rassurant de penser que l’arborescence est exclusivementl’apanage du réseau, mais la conception d’un objet à ambitionpolyphonique – qu’on pourrait qualifier de « roman poly-son »…– remonte à la mère de Mathusalem, dont hélas le nom ne nousest pas parvenu. C’est plus notre fréquentation de la grande foirehypertextuelle, avec ses liens à ressort, qui contamine notre visiondes œuvres panoptiques. Un jour nous finirons par trouver queles scribes égyptiens anticipaient l’internaute avec leur air loboto-misé… Plus sérieusement, un roman est un attracteur étrange –gare aux particules égarées !

• CosmoZ, Actes Sud, 2010• Mille milliards de milieux (photos de Michel Denancé), Le Bec en l’air, 2010• Le Clavier cannibale, Inculte, 2009• Madman Bovary, Verticales, 2008• Vers la grâce, association Minuscule, 2007• Black Box Beatles, Naïve, 2007• Bunker anatomie, Verticales, 2004• Chair électrique, Verticales, 2003• Tout son sang brûlant, La Pionnière, 2000• Enfilades, Verticales, 1998• Livre XIX, Verticales, 1997• Éloge de la vache folle, Fleuve noir, 1996• Le Massacre de Pantin, ou l’affaire Troppmann, Fleuve noir, 1994• Dialogue entre un certain Du Casse et Jean-Baptiste Troppmann,assassins, La Pionnière, 1993• Insula Batavorum, Arléa, 1989• Ezzelina, Arléa, 1986

BIBLIOGRAPHIE

« Les contes parlent

souvent de dévoration,

d’ogres, d’enfants captifs -

ils sont en cela plus

réalistes que bien des

romans pour adultes

consentants. »

CRITIQUEDOMAINE FRANÇAIS

28 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

Il y a quelque chose qui tient de la grâce dans lesromans de Patrick Lapeyre. Une fluidité délica-te et musicale, mélodique plutôt que sympho-nique, une forme d’évidence dans l’apparition

des personnages, une ligne claire dans la narration.Dans une linéarité bordée par le vide, le récit avan-ce presque benoîtement, quand bien même c’estvers le gouffre qu’il nous conduit.C’est un plaisir diffus que procure la lecture de LaVie est brève et le désir sans fin, comme si une voix àla tessiture profonde et équilibrée nous racontaitune histoire déjà connue. On écoute la voix, onoublie l’histoire.Blériot a la quarantaine et son feu semble éteint, ilvivoterait mal de traductions techniques s’il n’avaitsa femme. Sabine chante parfois duNancy Sinatra, voyage beaucoup,elle est une sommité du monde del’art contemporain, elle porterait laculotte du couple, s’il y avait encoreun couple : « Blériot ne sait pasquand ils ont commencé à s’éloignerl’un de l’autre. Le jour où il s’en estaperçu, c’était déjà fait. » Lapeyre pose ses phrasescomme on voit parfois que sont posées en vitrinedes paires de chaussures. C’est que Blériot, trèssouvent, est un observateur passif du monde. Sipassif qu’il semble toujours comme sous verre, te-nu dans un cadre assez bien fait pour lui : peuvoyant. Il a hérité du caractère paternel, si on peutappeler ça un caractère. Il y a deux ans, quandcommence le roman, que Nora est partie. Elle,c’est le contraire de Blériot, jeune et vive, inquié-tante dans ses sautes d’humeur. Elle a été sa maî-tresse et même si Lapeyre nous le dit, on a du malà le croire. Franco-anglaise, elle l’a quitté pourLondres et un trader américain qui pourrait êtreune autre version de Blériot quand Nora, à sontour, le quitte. De retour à Paris elle se signale àBlériot qui découvre que son cœur peut encorebattre. Les deux amants reprennent leurs joutes

amoureuses dans les hôtels, et lui ses mensonges àSabine dont on sait avant lui qu’elle sait. Le thèmede l’adultère tourne comme le mécanisme d’unehorloge : petits rouages bien huilés qui font que lesaiguilles repassent par les mêmes heures mais quivont s’enrayer avec le temps.D’autant que Nora est mortifère et instable (elle re-tournera à Londres voir son trader, reviendra à Pa-ris : on pourrait l’appeler Eurostar) autant que Blé-riot est lâche et fuyant. Incapables l’un et l’autre derésister au soleil noir qu’ils sont l’un à l’autre, ils fe-ront de leur désir l’instrument de leur naufrage.C’est alors que la légèreté du livre se fait plus cruel-le, par contraste avec ce que Nora et Blériot vivent.Il fallait ça pour échapper à la futilité du livre.

Il n’est pas certain que cette histoirenous passionne. Nora ne nous sé-duit pas, mais elle pourrait nousémouvoir. Blériot nous fait l’effetd’un verre d’eau après le café, Sabi-ne ne recueille pas même notrecompassion.Mais il y a cette manière si particu-

lière que Patrick Lapeyre a de poser les jalons deson histoire et ses phrases surprenantes quiéveillent l’intérêt lorsqu’il décrit au bord des routesles publicités « de hamburgers à l’horizon qui exci-tent la convoitise des enfants et démoralisent les ani-maux », ou lorsque au bord d’une piscine « descouples sommeillent paisiblement, leurs corps alignéscôte à côte comme des violoncelles posés sur des ser-viettes de bain. »On aimerait voir ce talent au service de sujetsmoins convenus, ou que ce style, si impeccablequ’il en semble propre, ose sortir de sa sphère do-mestique. Ce serait peut-être le prix à payer pourfaire d’un livre agréable, un livre nécessaire.

T. G.

LA VIE EST BREVE ET LE DESIR SANS FIN DE PATRICK LAPEYREP.O.L, 344 pages, 19,50 e

©Jo

hn F

oley

/PO

L

Paris-Londresaller-retourLe roman de Patrick Lapeyre a

la délicatesse d’une maison de poupée

dans laquelle se jouerait le drame d’un

adultère condamné à l’échec. On le lit

avec plaisir, mais sans nécessité.

Que ce styleose sortir de sa sphère domestique.

VERS LA POUSSIEREDE JEAN-LOUIS BAILLYL’Arbre vengeur, 170 pages, 13 e

Ceux que la musique semble avoir choi-sis pour s’incarner se révèlent parfois

de vrais Quasimodo. Ainsi Loué, Paul-Émi-le de son petit nom composé, laid entre leslaids, « physionomie veule » abritant pour-tant une sensibilité pianistique inédite. Cepersonnage tout droit sorti de l’imaginationde Jean-Louis Bailly a un don, celui de su-blimer les partitions qu’il interprète. Ce vir-tuose au répertoire sans limites a de l’ordans les doigts : « Pour lui, la musique n’ajamais été un animal de cirque, une ennemie,un défi. Elle est son liquide amniotique. Il ybaignait avant de voir le jour. (…) Aucunemusique ne le surprendra jamais, il est la mu-sique ». Mozart, Beethoven, Rachmaninov,rien ne saurait lui résister. Bailly nous ra-conte avec une tendresse manifeste l’ascen-sion et le déclin de ce prodige du clavier. Ill’évoque de son vivant mais égalementaprès. Comment ça, après ? Comprenezqu’il y a une vie post-mortem dont le corpsn’est plus l’acteur mais l’objet.Avant le récit proprement biographique,Bailly, en effet, s’est mis en tête d’entamerchaque chapitre par une description du ca-davre de Loué en décomposition. Ces pas-sages nous montrent les différents stades dela putréfaction, cet « assidu chemin vers lapoussière ». Glauque et saugrenu, pensera-t-on de prime abord et on aura partiellementtort. Saugrenu, d’accord, mais glauque, pasdu tout. Dans ces méditations sur la mortau travail, Bailly fait preuve d’un ton pin-ce-sans-rire assez remarquable de maîtrise.Et il a beau dire : « Jamais, tout au long deces pages, nous n’avons eu l’intention de fairerire, ni même sourire, aux dépens de Paul-Émile Loué, qui fut un grand artiste et unpersonnage touchant », Bailly, tout de mê-me, nous titille souvent les zygomatiques.Bref, ouvrez ce livre sans répugnance, il esttout sauf morbide. Point n’est besoind’être croque-mort (ni d’ailleurs méloma-ne) pour y trouver du plaisir ; il suffit de selaisser porter par une petite musique quiadoucit les morts.

Anthony Dufraisse

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 2 9

On savait que l’œuvre de chair,et la langue de feu et de dé-sir, qui caractérise les récits etles fictions de Claude Louis-

Combet, ne pouvaient que s’être déve-loppées sur un substrat de sensationspremières, tout un vécu obsédant et re-montant à la plus profonde enfancedont Le Livre du fils est l’aveu et laconfirmation. En deux parties, il y dittout ce que « le corps d’écriture » doit au« corps maternel », comment s’estconstituée cette réserve d’émotions qui– conjuguée à la culture d’une intériori-té rêveuse, et à « la nuit démonique deses désirs » – allait trouver dans l’œuvreà venir issue et forme.Commencement, origine, mère, femme,sexe, ces mots, Claude Louis-Combeten ferait volontiers le sésame d’un re-tour au paradis originel. « Il y avait eule clos du clos en son infinitude et le ber-cement, et la tendresse indicible des paroisdu monde confondue avec la même ten-dresse du corps en flottaison etexpansion. » Pulsion de retour nourriepar l’imaginaire de la mémoire, les sou-venirs de « l’océanique intimité du corpsmaternel », les « sucs profonds et irrem-plaçables de la femme en son animalité etsa végétalité », tous ces moments « ar-chaïquement poétiques » de douceur ca-piteuse dont l’enfant capitalisait en sesprofondeurs l’extrême satisfaction.Une mère rapidement veuve, impu-dique « par négligence et indolence », aveclaquelle le fils vécut – jusqu’à son départpour le petit séminaire – dans une pro-miscuité « excitante et troublante » au-tant que pleine de pièges, d’interdits, derites et d’illusions. Une mère qui, aprèsavoir été « sa jouissance puis son trouble etsa tentation », devint sa souffrance. « Elleétait le mal installé en lui comme un prin-cipe d’existence. » Puis vint l’amante, quiavait exactement l’âge de la mère, « en

était la fleur accomplie, en toute liberté degoût et d’appétit ». Un amour salvateurmais inséparable d’un « noyau infran-gible et inépuisable d’expérience incestueu-se, si l’on peut appeler expérience l’ardente,l’obstinée, l’unique et idéale aspiration del’être tout entier à retrouver pour s’yfondre et s’y perdre, le cavum charnel desorigines, antérieur absolu. » Un amourtranscendé par la capacité de l’amant àpercevoir le sacré dans la dénudationamoureuse, le dévoilement du sexe, larévélation toujours neuve de la beauté,mais un amour hanté par l’irrémissiblesentiment du péché.Au commencement donc, la sensation,puis le désastre de la relation à la mère,et l’échec de la relation au Dieu chré-tien. D’où l’invention d’une essenceuniverselle de la féminité maternelle –celle qui avait provoqué les mythes etles cultes des civilisations abolies et lesrêves et les délires des poètes, des fouset des mystiques. Et l’entrée en écriture,pour combler le vide et le silence, pouraccueillir, en leur « nocturnitéessentielle », les fantômes de la mère dé-sirée, de la mère dévorante, de la mèreabsente. Pour orchestrer l’infini du dé-sir selon une démarche entièrement ins-pirée du modèle amoureux-érotique.Il faut parler de l’écriture comme ducorps, nous dit Claude Louis-Combet,« comme d’une chair de verbe associée àla chair de l’homme, comme d’une projec-tion fantasmatique et symbolique, issuedu désir et de la douleur du vivant, etchargée de toutes les traces et empreintesvéhiculées dans le flux de la mémoire or-ganique ». Le texte a partie liée avec lecorps – avec le souffle, la voix, le chant,la plainte, le cri, la pression des organeset la tension des muscles. « Il est laconcrétisation rythmique des échanges vi-taux et des émotions de fond. » Texte ou-vert à tous les vertiges pour mieux s’ap-procher de l’origine en portant les motsà leur plus haut degré d’intensité incor-ruptible… même si c’est un leurre, sinulle sublimation ne compensera ja-mais le renoncement à la jouissance dupassage à l’acte. Une façon de sacrifiersa vie à l’invisible, que Claude Louis-Combet assume en toute lucidité tant ilsait que jamais l’écriture ne comble « leshiatus de la réalité ».

Richard Blin

LE LIVRE DU FILS DE CLAUDE LOUIS-COMBETJosé Corti, 112 pages, 14,50 e

Voyage au cœur des racines

charnelles de l’écriture,

Le Livre du fils éclaire

les origines de l’œuvre

d’amour nocturne

de Claude Louis-Combet.

Proses du fils

yne

dere

CRONOSde LINDA LÊChristian Bourgois, 168 pages, 16 e

Cronos s’ouvre sur une scène violente : un soldattabasse puis exécute un homme coupable d’avoir

oublié l’heure du couvre-feu, absorbé par la lectured’un livre. Un acte abject mais habituel à Zaroffcity,en proie au despotisme du « Grand Guide » Zaroff etde son ministre de l’Intérieur et de la Justice, Karaci,pervers et craint de tous. La narratrice principale,Una, a été forcée d’épouser ce dernier pour sauverson père. Accablée de dégoût et de souffrance, ellesortira de son im-mobilisme en pre-nant consciencede son erreur :« C’était un mar-ché de dupes, carj’ai mis le doigtdans l’engrenage del’assujettissement ».Cette fable noire,hors du temps, dé-crit avec justesseles excès bien réelsdu pouvoir : vulga-rité des domina-teurs, richesses détournées, impunité, atmosphère dedélation, individualisme éhonté. Gageons que LindaLê, qui s’avoue plus contemplative que combative, n’apas cherché à écrire un pamphlet. Pourtant une phrasecomme « (Karaci) a dératisé la ville : nous sommes assi-milés à des rongeurs prolifiques qu’il faut exterminer »fait un troublant écho à notre actualité. C’est que lesmots et leur usage sont au cœur de ce roman. Si Una a« quelque consistance intérieure », c’est grâce aux mots,ceux des écrits de son frère en exil, ceux des opposantsclandestins, « utopistes » dont fait partie X qui va bou-leverser sa vie. Usant d’un vocabulaire simple, d’ex-pressions courantes voire stéréotypées, Linda Lê suggè-re que l’uniformisation de la parole provoquel’avilissement de la pensée, mais aussi que l’essentiel sepasse dans la charge des mots, la force de leur énoncé,et non dans l’originalité de figures de style.Enfin, arrêtons-nous sur deux références significa-tives : Zaroff, qui renvoie au film où ce comte organi-sait dans son île de sadiques chasses à l’homme deve-nu proie ; Cronos, qui est le dieu grec (« à l’espritretors » selon l’Iliade) dévorant ses propres enfantspour ne pas être détrôné. Une vision difforme de lafamille, opposée à celle d’Una qui vit grâce à l’amourporté à son père, à son frère et à un jeune garçon vifqu’elle adopte comme un des siens. Avec eux LindaLê transmue ce conte symbolique en récit incarné,insufflant à son mythe sentiments et forces de vie.

Pascal Jourdana

Oliv

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Rol

ler

CRITIQUEDOMAINE FRANÇAIS

30 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

Des Chinois dans les Abruzzes.Cent seize, et quelques. Parfoismoins, parfois plus au gré desinternements. Nous sommes

entre 1941 et 1943, égarés dans l’Italiemussolinienne, et cette histoire étrangesert de trame au premier roman deThomas Heams-Ogus. Avec lui, nousvoyageons dans cette vilaine aventurecomme au cinéma. D’abord un longtravelling pour guider les yeux et l’espritdu lecteur dans ce sud où les gens savent« les émigrations en masse ». Puis deszooms avant, des extérieurs jours, desintérieurs nuit, et enfin un zoom arrièreet à nouveau un beau travelling de vasteampleur pour poser les dernières ques-tions et balayer avec le stylo-caméra unmausolée de papier où figurent les nomsde ces Chinois oubliés.Quelle fut leur histoire ? Elle tientd’abord à un délire fasciste supplémen-taire dans cette Deuxième Guerre mon-diale qui n’en fut pas avare. Une idéesimple, « peut-être enivrante » qui germaun jour « de rassembler en un lieu tous lesChinois d’Italie ». Ce fut Isola del GranSasso, dans un sanctuaire un peu àl’écart du village au bout d’une pentedont l’ascension « laissait monter la tris-tesse en soi ». Les Chinois venaient tousde villages voisins de Tche Kiang. Ilspartageaient les mêmes codes, l’universdes signes, les habitudes mais aussi lesquerelles, les conflits personnels. Undéchirement avait déjà eu lieu en quit-tant leur terre natale, en voyant le der-nier trait des côtes chinoises s’évanouirà l’horizon. Cela s’appelle l’exil. Main-tenant, ils vivaient un autre exil inté-rieur victime des fascistes qui les résu-maient à « une irruption collective ethomogène », comme des « signes d’uneprésence compacte », « concentrés là pourqu’ils soient ce qu’on voulait qu’ilssoient ». Alors une vie plus ou moinscontrainte s’installe. Les Chinois béné-

ficient d’une certaine liberté. Ils peu-vent sortir, travailler, se rendre dans laville la plus proche à trente kilomètresmais au fond, ils vivent scrutés, « atten-dant l’engloutissement des jours », loin departout, près de nulle part et avec lerappel permanent qu’ils ne sont que des« vies permises ». « Détenus sans chaîne,leur vie était une mise en scène, ilsjouaient des rôles sur des tréteaux ». Lespopulations abruzzaises manifestent-elles peu à peu une sympathie pour lesinternés, Mussolini rappelle tout lemonde à l’ordre : « Ces individus sontdangereux et il faut leur en faire le procèsd’intention ».Ces faits, ces vies écrasées, niées, dontles jours ne sont que des fragments, sesont perdus dans les mémoires et sesont « dérobés au récit » possible. Etpourtant, Thomas Heams-Ogus fait cerécit.Sans convoquer les bannières, les tribu-naux internationaux, les grands témoinset les idéologies, simplement une litté-rature au plus près des faits, des senti-ments et des interstices historiques, ilévoque ce malheur silencieux des Chi-nois perdus dans un trou, assomméspar un soleil noir, jusqu’au jour de la li-bération. Elle aussi est un mystère.Comment sont-ils partis ? Personnen’est vraiment en mesure de le dire.Une ombre succède à une ombre. Cer-tains subissent les Allemands et à nou-veau les camps, d’autres meurent,d’autres disparaissent dans le décor.Heams-Ogus s’emploie à restaurer lafresque abîmée, capable de dire, un des-tin, une anecdote, un chemin, ce qu’ilsait du réel sans chercher à le forcer. Ilouvre avec délicatesse une parenthèse. Ilévoque, en les respectant, les silencesentre les communautés et soudain lamagie, triste magie, de ce regard entrece Chinois et cette Italienne. « Le chocde deux regards ». Il écrit : « Ils se confiè-rent la responsabilité de leurs visages, etleur choix de ne pas s’éviter, d’accepter cetinstant désarmé. Dans ce moment sansdurée, face à face, ils se donnèrent leursblessures. Elle, ce frère parti ailleurs, enémigrant pointillé, ce bloc d’absence. Lui,sa détresse de souffrir loin ».

Serge Airoldi

CENT SEIZE CHINOIS ET QUELQUESDE THOMAS HEAMS-OGUSSeuil, 130 pages, 15 e

Thomas Heams-Ogus exhume

le destin de ces Chinois

d’Italie qui subirent, pendant

la guerre, l’absurdité

du régime mussolinien.

Geôle à ciel ouvert

APRES L’ENFANCEDE JULIE DOUARDP.O.L, 324 pages, 19,50 e

Julie Douard entre en littérature avec un romanau goût âpre, qui n’a rien à envier à la petite fu-

sée littéraire qu’avait été Truismes en son temps.Dans les premières lignes, Etienne, le narrateur, ra-conte la scène de sa conception et de l’union des au-teurs – alors futurs – de ses jours, un patron et sonobligée. Sans crier gare, on se retrouve donc dansun vaudeville un peu noir, ou une histoire vrai-ment glauque, à la prose bien cirée, et dont le leit-motiv serait que la morale est une « affaire de petitsarrangements ». Ce livre n’a pas fini de nous dessa-ler, entre histoire d’amour et de dépucelage surfond de cabane à frites belge et de pièce de théâtresur des moines fornicateurs, et galerie de person-nages tous plus burlesques les uns que les autres. Lefrère, glouton, la nourrice, perverse, la sœur, psy-chopathe, la prof, nymphomane. Entre autres. Ré-cit d’initiation qui commence dans la joie et la fé-rocité, le premier roman brillant de Julie Douardretrouve pourtant bientôt des chemins bien tracés.Ceux des récits joueurs du dix-huitième siècle, deCandide à Jacques le Fataliste. De façon significati-ve, l’organisation d’une représentation théâtralepar une troupe de lycée est l’un des pivots narratifsdu roman. Le théâtre comme mise en abyme etcomme miroir aux alouettes permettant de nom-breux « décrochages » narratifs, cela n’est pas nou-veau. Notre appétit et notre curiosité, stimulés parla douche écossaise du ton acide et bienfaisant dudébut, s’en émoussent quelque peu.Classique, l’écriture l’est également. Millimétréemême. Des éléments, tels que les noms des person-nages, apparaissent au détour d’une phrase, l’ex-pression est dense, balancée, les adjectifs sontidoines. Elle va de pair avec le découpage du livreen courts chapitres, dont les titres donnent, à euxseuls, ample matière à rêver et à « s’en raconter ».Ils donnent au roman un tempo allègre qui permetde conserver malgré tout l’attention du lecteur.Agaçant, certainement. Prometteur, on le souhaite.

Chloé Brendlé

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 31

DES PLANS SUR LA MOQUETTE JACQUES SERENA

Je passe avec elle une soirée intense. Avec biensûr son joli corps au goût aigre doux de yaourtbulgare, mais pas seulement. Avec aussi ceschoses qu’elle dit. Il se trouve qu’elle a dû ré-cemment, comme moi, comme des flopéesd’autres, passer devant un de ces tribunaux ex-

péditifs d’aujourd’hui, avec ces pseudo-juges de proximité.Nous comparons nos expériences, comment on ne nous apas laissé en placer une, leur ton systématiquement iro-nique. Et elle enchaîne. Pourquoi à l’origine l’homme a eubesoin d’inventer quelque chose pour tenter de stopperl’engrenage sans fin des vengeances. Calmer le jeu étaitd’autant plus crucial que, comme on sait, le désir de ven-geance, une fois déclenché chez un être, entraîne en lui deschangements corporels qui le disposent à l’assaut. Et cettedisposition violente ne se dissipe pas en deux temps troismouvements, il ne faut pas croire, c’est beaucoup plus longà apaiser qu’à déclencher. Surtout, soit dit en passant,quand chaque jour apporte de nouvelles raisons de péterles plombs, bref. Le problème c’est que, une fois bien outré,l’enragé risque de s’en prendre à n’importe quoi, n’importequi, un abribus, un fonctionnaire, des chaises. Ce qui pourrafaire désordre, sale, et même assez mauvais genre. Et l’usa-ger moyen aura beau jeu de rabâcher, avec ses élus, queces rages sont déraisonnables. Pas tant parce que la ragemanquera de raisons, mais parce que celles-ci seront diffi-ciles à alléguer devant des débris de chaises. A se deman-der si l’usager moyen et ses élus ignorent qu’une fois le dé-sir de violence enclenché, il est terriblement difficile àarrêter, et si l’objet de la rage est inatteignable, la rage aus-sitôt se trouve une cible de rechange, cible qui n’aura aucuntitre particulier à s’attirer ses gnons, sinon qu’elle sera bête-ment là, à portée. Depuis Conrad Lorenz, on sait que ce ticde se donner des salauds de rechange n’est pas notre lotexclusif de pauvres bestioles humaines, il parle quelque partd’un poisson qui, si on le prive de ses ennemis naturels, seretourne et amoche salement sa propre famille. Un peucomme nos copines, maintenant que j’y pense, celles qui,n’osant pas dire à leur mère qu’elles ne veulent plus allertous les samedis au salon de thé avec elles, un beau soirjettent nos habits par la fenêtre. Bref, m’a-t-elle encore dit,pour en revenir à elle. Pour éviter l’enchaînement des ven-geances, les sociétés primitives ont imaginé la justice rituel-le, qui serait admise, reconnue et calmerait les deux parties.C’était bien trouvé. Chaque camp choisissait ses cham-pions, en avant pour le bourre-pif et que le meilleur gagne.En pimentant l’affaire avec Dieu qui aurait voulu la victoire,le tour était joué.Ça nous semble un peu rudimentaire, aujourd’hui, voirefranchement risible, mais on débutait, tâtonnait. Et l’intérêtpragmatique était flagrant : ce n’était déjà plus tant au cou-pable qu’on s’intéressait mais aux victimes non vengées.Parce que c’était d’elles que venait le danger. Il fallait don-ner à ces victimes une satisfaction bien mesurée, qui cal-merait leur désir de vengeance. Il ne s’agissait déjà pastant de juger du bien ou du mal, pas de balancer pour trou-ver le plus juste, il s’agissait déjà de préserver la sécuritédu groupe en coupant court à la vengeance. Au mieux, parune conciliation, une sorte d’arrangement à l’amiable, aupire, si on tenait absolument à cogner, que ce soit au

moins par une rencontre organisée de façon que la violen-ce ne se propage pas. Une rencontre en champ clos, dansdes règles établies, entre adversaires déterminés. Un af-frontement qu’on dirait une fois pour toutes. Perdant et ga-gnant devant admettre l’issue voulue par Dieu et basta. Dé-jà pas si mal, comme combine, pour un début. Sur la bonnevoie du système actuel. Le hic, parce que hic il y a, c’estqu’il y a peut-être eu, au cours de l’évolution, un momentoù les tribunaux étaient des lieux où des êtres essayaientde comprendre, de décider pour le mieux des parties et dela paix sociale, et leurs décisions, même contraignantes,pouvaient encore être acceptées. Tout s’est sans doute gâ-té avec ces pseudo-juges de proximité, quand aucun préve-nu n’a plus pu comprendre des sentences grossièrementiniques et inhumainement contraignantes. Quand on s’estpayé sa tête sans vergogne, quand on a doublé systémati-quement sa peine s’il avait l’air de s’offusquer. Alors le dé-sir de vengeance est revenu, plus fort que jamais. Quandest devenu par trop flagrant que ces jugements n’avaientplus comme but qu’écraser, démontrer qui était le plus fortet capter au passage un maximum d’argent. Et là, elle meregarde et je la regarde. Et nous découvrons nos airs d’irré-conciliables.

Une foisenclenché

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CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

Découpé en quatre chapitrescomme autant de saisons, In-termittences invite le lecteur àsuivre le marathon d’un jeune

artiste en quête d’une reconnaissance sy-nonyme d’ouverture de droits – et doncde temps alloué à la création. Chaquesaison apportera son lot d’illusions et dedéceptions. Des rôles de figurant au ca-chet mal payé jusqu’aux travaux de ma-çonnerie pour combler les fins de moisdifficiles, il n’y a qu’un pas. Le narrateurfinira par le franchir, dans l’espoir duprécieux sésame. L’intermittence prendpeu à peu la forme d’une obsession, sor-te de Graal moderne pour un artiste quien fait progressivement son moulin mo-derne lui permettant de réaliser son« grand œuvre ».Avec réalisme, Celia Levi (auteur desInsoumises, Tristram, 2009), dénude lesfils d’un système bâti sur la soumissiondes plus démunis. Il en va ainsi, dèsl’ouverture du livre, pour ces figurantscondamnés à accepter les miettes desacteurs : « il y a une hiérarchie. Nous nemangeons pas avec les acteurs, et surtoutnous ne mangeons pas la même chose. Ilsmangent des plats raffinés sous une tentequ’on appelle “Barnum”, nous mangeonsdes plats froids, comme de la salade desurimi qui baigne dans de la mayonnaisede dernière qualité. » C’est justementl’envers d’un décor en carton-pâte quenous donne à voir la romancière. La sa-tire touche alors le monde de l’art deplein fouet, dont on pointe l’iniquitéstructurelle et l’autosuffisance jargon-neuse : « Sur le plateau, ils ne parlent quede films, enfin, ils parlent surtout des ac-teurs. Ils citent des noms comme s’ils ti-raient à la mitraillette. Je ne connais au-cun des comédiens dont ils parlent. C’estdrôle, ils ne parlent jamais du film en gé-néral. C’est un peu comme si pour analy-ser un tableau, on ne parlait que de lacouleur sans mentionner la composition

ou le trait. » Ailleurs, il s’agit de pointerdu doigt l’impossibilité d’avoir des re-vendications sociales, sous peine d’êtreremercié et de voir encore un peu pluss’envoler le très convoité statut. Àmoins d’être acteur ou, comme l’im-probable Pauline – la compagne dunarrateur – de vivre aux crochets de pa-rents à l’assise financière conséquente.Ce dernier personnage « pourrait ne pastravailler », comme le précise le narra-teur. Mais elle fait ça par jeu, avantd’arrêter pour une nouvelle lubie de lamême façon qu’elle mit fin à une car-rière prometteuse de pianiste classiquepour la flûte à bec, « après avoir écoutél’album Spirits de Keith Jarrett ».Le roman est ainsi peuplé de person-nages truculents, loufoques parfois,mais toujours attachants car incarnantun certain onirisme. On pourrait à cetitre renvoyer aux amis marginaux dePauline. Une bande haute en couleurvivant dans le salpêtre, où cohabitentun géant, un dresseur de rats et unborgne africain. De joyeux freaks chezqui il reste une place pour Noël, lors defestivités déridées où le protocole n’aplus lieu d’être. Mais le poids du réelest trop important, et le narrateursemble peu à peu trouver une échappa-toire dans des visions, des hallucina-tions qui se font de plus violentes à me-sure que la fracture sociale se creuse.L’intrusion progressive du fantastiquepermet ainsi de dissoudre les différentesstrates d’objectivité et de diluer la soli-tude moderne, à l’image de la mère dunarrateur, noyée par les images proje-tées inlassablement par le téléviseur. Etl’art de gagner en humanité, quand lamasse des procédures et autres formu-laires révèle son absurdité. Le narrateuropposera alors sa délicieuse folie poé-tique à ce monde sans queue ni tête. Làoù les autres constatent un incendie, lepeintre contemple la perfection chro-matique. Il cherche l’Absolu, « l’imagi-nation, le fantasme, mais cela doit êtrecaché derrière les orbites, dans le pli, l’in-terstice ». L’intermittence d’une vie pri-se au piège ?

Benoît Legemble

INTERMITTENCES DE CELIA LEVITristram, 124 pages, 14 e

Dans un journal intime aux

allures de roman choral, Celia

Levi évoque les turpitudes

administratives d’un artiste

sans statut fixe.

Raison sociale

JARDIN D’HIVERDE THIERRY DANCOURTLa Table ronde ; 169 pages., 17 e

Pascal Labarthe, un écrivain documentaireparisien, est venu à Royan, station balnéaire de la

côte atlantique un brin mélancolique, pour recueillirdes informations et s‘imprégner de la ville. Il y ren-contre la belle et énigmatique Abigail, qui vit et tra-vaille, seule, dans une grande demeure au milieu d’unparc et de sa piscine ; là, « sur la surface verte et som-bre, étale, pétrifiée, flottaient des lentilles d’eau et desnénuphars, que survolait une libellule ». Mais PascalLabarthe tente aussi d’oublier la fugitive Helen, aveclaquelle il a connu une trop brève histoire d’amour.Jardin d’hiver est un roman d’atmosphère, très modi-anesque dans ses motifs : l’importance accordée auxdécors, la nostalgie qu’ils inspirent et les murmuresde l’Histoire qu’ils permettent ; les personnages mys-térieux, interlopes, parfois fuyants, et un narrateurlui-même assez flou. Cette ressemblance avecl’univers de Modiano est une qualité – les descrip-tions des lieux sont souvent belles. C’est aussi un peusa limite, le texte n’échappant pas toujours à uneforme de fadeur. D. D.

BACALAODE NICOLAS CANOArléa, 139 pages, 15 e

Vincent, « la quarantaine flasque », professeur defrançais dans un lycée privé, a le coup de foudre

pour un de ses jeunes disciples. Au même moment,et pour la première fois, il comprend « qu’il est en âged’être le père de chacun de ses élèves ». Tétanisé par sondésir et ses fantasmes, il reste, dans un premiertemps, comme en apesanteur, « cerné de frêles paren-thèses ». Ses interrogations et ses atermoiements mi-ment le questionnement précieux de La Princesse deClèves, qu’il fait étudier à sa classe. Le premier ro-man de Nicolas Cano et celui de Madame de La-fayette dialoguent alors dans un jeu de compositionsubtil. Lorsque l’intrigue s’enflamme à l’occasiond’un voyage à deux au Portugal, Nicolas Cano yajoute toute la problématique des névroses et de lapulsion dans une langue charnelle et crue. Unetransposition moderne de l’éternelle question du dé-sir, passionnelle et désespérée. F. M.

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 33

Souffrant de neurasthénie et d’hal-lucinations visuelles, Loïc Roth-man, historien-chercheur four-voyé, met un terme à sa brève

carrière professorale, ne s’accommodantplus de l’inexpressivité estudiantine. Aprèsavoir fait une thèse de doctorat sur les af-fiches de propagande pétainiste et s’être in-téressé à la correspondance entre Céline etl’agent de la collaboration française Fernandde Brinon, il tente de soigner son « ataraxietombale » en rédigeant une histoire de labourgeoisie occupée. Une bourgeoisie pari-sienne avide de plaisirs qui ne voyait aucuninconvénient à ce que coït et mitraillettess’acoquinent. Un événement saillant va sen-siblement aiguiller ses investigations : la pré-sence, à l’Institut Braque qu’il a réintégré entant qu’archiviste, parmi la bibliothèqued’un certain Germain Nimier, psychiatre etami de la résistance, d’un document histo-rique où abondent mots d’araméen, versetsbibliques, sceaux et diverses graphies. Dansl’une des nombreuses librairies catholiquesdu 6e arrondissement de Paris, bien quetout en lui « répugne au numineux », l’an-nonce d’un colloque intitulé « L’âme et letemps » l’invite à forcer la rencontre d’unspécialiste de l’angéologie.D’un chapitre à l’autre, la première partie

de Sols change de point devue narratif, comme poursignifier l’inadéquation fon-damentale des récits deS.G. et de Loïc Rothman,le caractère à la fois inéditet improbable de leurconfrontation. Le 3 mars 2006, une fois saconférence sur la mortalité angélique par-achevée, S.G. est, à deux reprises, apostro-phé par l’archiviste qui évoque l’exécutiondu chef milicien Frège par le docteur her-maphrodite Liosa Roméro. Habitué à cô-toyer de « grands obsédés d’alchimie, ésoté-rismes, gnoses (ou) disciplines de l’arcane »,celui dont la passion est née le jour où unveuf épileptique lui parla des Zatras – abo-rigènes dont les femmes « étaient censées dé-féquer toutes sortes de créatures surnaturelles »– avoue avoir été déconcerté par l’« étrange-té en coin » de Loïc. Cependant, parce qu’ilpeut se prendre d’affection pour un épicierde la nuit originaire de Tunisie et qu’il rêved’une « communauté curieusement cimentéepar la dissemblance », S.G. ne saurait refuserle confort de son salon à l’intrépide histo-rien. Quand bien même la connaissanceaurait longtemps été « fille de la dévotion »,et l’angéologie plus soucieuse d’altérité,notre théologien, lecteur avisé de Gershom

Scholem, acceptera d’entendre Loïc. Com-me il acceptera, une fois reçu un « jeu dephotocopies » du fameux document de Ni-mier, de décrypter ses éléments mystiques,spirituels et théologiques.Texte augmenté dans le texte, la deuxièmeet avant-dernière partie de Sols, n’est autreque le fruit de l’analyse inconciliable me-née, et par S.G., et par Loïc Rothman. Unintellectuel-philosophe, conteur radiopho-nique, y fait le récit de son existence reclusedans le Paris des années noires. Nos deuxérudits annotent et commentent ; LaurentCohen nous transforme en acrobates dudétour curieux de pénétrer les messages se-crets de cet homme qui, parce que pourbeaucoup un singe et un anti-citoyen –rappelons-nous que des concours sur le sortà réserver aux Juifs étaient alors organisés –,multiplie les identités. Logé clandestine-ment par un ami et sa sœur dès février1940, lui, l’inconnu dont le combat, à l’au-be sinistre du 14 juin, ne s’exprimait qu’àtravers l’étude du Talmud de Babylone, de-mandera à ce qu’on lui fournisse le « maté-riel de propagande ordinaire » : Le Pilori di-rigé par Robert Pierret, la théorie deCharles Maurras, les œuvres de l’abbé Fla-vien Brenier. Pierret, Charles Maurras, Fla-vien Brenier et toutes les feuilles de choudes antisémites notoires corroborant

l’énoncé de l’Ecclé-siaste selon lequel la« supériorité de l’hom-me sur l ’animal estnulle ».S’il n’est pas sans rap-peler l’écriture ency-clopédique de Pierre

Senges, Sols frappe par l’originalité de l’usa-ge des savoirs qu’il convoque. De scolies ennotes de bas de page, la lecture est conti-nuellement dévoyée, puis titillée par uneaccumulation croissante de références. Sé-raphins et démons ; Lilith (goinfre de sper-me d’adolescents) et l’Archange Métatron ;reîtres de la « France vraie » et résistants ;sciences humaines et Kabbale ; sols (septciels séparant l’homme de l’infini) et sous-sol (celui où sont terrés des disciples duhassidisme), Walter Benjamin et Brasillach,etc. : Laurent Cohen oppose les contrairesdans un roman où le sens même échappe àtoute prise définitive. Où l’Histoire flirteavec la folie. Et où l’homme, fût-il à l’ima-ge de Job ou de Loïc, emporte jusque dansla révolte et le sommeil de la raison le secretdes forces antagonistes qui le minent etl’animent.

Jérôme Goude

SOLS DE LAURENT COHENActes Sud, 165 pages, 18,80 e

À travers l’exégèse d’un document intriquant signes religieux et

Occupation, Laurent Cohen livre un premier roman subtil en diable.

La chute de l’ange

Sols frappe parl’originalité del’usage des savoirsqu’il convoque.

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34 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

Afin de parfaire ses recherches sur un phénomènequi menace paroles et désir d’extinction, un jeuneuniversitaire, Anton, renonce à ses congés d’été au-près de Lucia en acceptant un poste de gardiendans une maison de maître. Aux confins de la Mit-teleuropa, chez le mystérieux comte Spiegel, veuf

dont la bibliothèque regorge, entre autres, d’ouvrages consacrésaux « animaux imitateurs et aux imitateurs humains des animaux ».Sur les conseils éclairants de Josef Kalman, professeur à la retraitequi dispense encore son savoir dans le mouvement de basculed’un rocking-chair, Anton s’adonne à l’étude du face-à-face entrela Révolution française et l’histoire de la destruction du peuplejuif. Parce que la « fiction peut prendre la place des faits réels et deleur analyse, en direction d’une même vérité mais par d’autresvoies », Anton crée, du moins est-il tenté de le croire, la figured’un mime précoce, sa fabuleuse destinée. Ce pour, de façon allé-gorique, cerner en quoi tout ce qui fait frémir l’époque contem-poraine – l’hystérie des golden boys, la béatitude des aficionadosdu ballon rond, les viols collectifs, les grèves d’ouvriers, etc. – re-lève d’une espèce de réflexe généralisé d’imitation.En conjuguant sérieux et farcesque, Alain Fleischer, dont l’écritu-re est d’une fluidité rythmique, offre aux lecteurs un véritabletrompe-l’œil romanesque. Un trompe-l’œil sur les pages blanchesduquel l’apparition-disparition de Nell, a priori sœur jumelle deLucia et initiatrice des plaisirs inédits d’Anton, ne pourrait êtreque le miroitement d’une autre présence à soi-même. Où un per-sonnage issu d’un conte universitaire aurait la possibilité inouïede passer de la fiction dans le réel politique et où la répétition

d’un quintette ne serait qu’une vraie création musicale. À deuxpas du Centre Pompidou, monument décrié du fait peut-être desa non-conformité à l’esprit haussmannien, stature imposante etregard d’Argus, Alain Fleischer, après avoir déposé sur la table ducafé un exemplaire de Gauguin dans la maison du Jouir (éd. duHuitième Jour, 2010), libère une parole où perce un savant mé-lange de grave lucidité et d’émerveillement enfantin.

Pour quelles raisons votre nouveau roman repose-t-il surune réflexion phénoménologique du processus d’imitation?

Disons que ça renvoie à ce sentiment persistant selon lequel la so-ciété en général, aussi bien des êtres particuliers que je peux ob-server que ce que je perçois du monde à travers la presse, la télévi-sion, vit dans une sorte d’imitation continue. Et que même lessentiments a priori les plus forts, comme le malheur et le bon-heur, peuvent être imités. Certains fondent une famille, font desenfants, vivant dans l’imitation d’une image stéréotypée du bon-heur familial. Lors de la victoire de l’équipe de France de footballen 1998, je me suis, fort heureusement, senti exclu du « On a ga-gné ». Ce « on » collectif est effrayant. Qu’est-ce qu’ « on » a ga-gné ? Cette démonstration de joie m’a fait penser à des manifesta-tions dont les causes semblaient être plus sérieuses, comme lalibération de Paris. J’imagine la liesse populaire alors, même sil’euphorie ne pouvait pas être tout à fait pure. Pour des raisonspersonnelles, dont je reconnais qu’elles ne concernent pas forcé-ment tout le monde, je vois dans l’Holocauste, quelque chosed’irréversible, qui fausse tout, l’histoire, le bonheur absolu… lemalheur même.

ENTRETIENALAIN FLEISCHER

Roman de toutes les

contrefaçons et fable

mutine, Imitation

d’Alain Fleischer brise

les vieux miroirs

aveuglants d’une société

contemporaine en proie

à l’identification

de masse.

La singerie collective

DR

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 35

Le début de l’intrigue d’Imitation est situé entre les « li-mites orientales de la puszta et les montagnes de Bihor, enEurope centrale, un espace géographique qui hante l’essen-tiel de vos textes…

Il m’arrive de souhaiter situer un roman à Paris, ou ailleurs. Etbien, chaque fois ça ne prend pas, me rebute. Je n’y crois pas.Or, dès que je décide de le déplacer en Europe centrale, çamarche instantanément ! L’Europe centrale est le lieu de mes ori-gines. Je suis né en France en 1944, mais ce lieu a toujours étéprésent, comme une profondeur de champ. Soit à travers lesnombreuses évocations de mon père quand il me parlait de sajeunesse, soit dans son accent et celui de sa sœur, les deux seulssurvivants de la famille. J’ai mis du temps à découvrir la Hon-grie. Mes parents ne m’y ont emmené qu’en 1957 ; j’avais 13ans. Là, dans ce pays où j’aurais dû avoir de la famille, j’ai com-mencé à chercher des fantômes, des spectres, et n’ai jamais vrai-ment cessé d’en chercher. Je me rends compte que je dois beau-coup à cette partie du monde qui me fascine et qui suscite chezmoi une grande mélancolie. Quand je vais en Hongrie, ou enBohème, je retrouve bien sur des lieux, la plaine du Danube, lesforêts, la puszta, mais non le monde juif d’Europe centrale que lepeuple allemand a exterminé.

Justement, un chapitre établit une liste vertigineuse dechiffres et de toponymes inhérents à l’histoire de la Shoah,à peu près sept pages…

À dire vrai, j’ai dû réduire un peu ce passage. J’avais davantage dechiffres. Tout d’un coup, je me suis dit que ça devenait une choseun peu bizarre d’entrer dans un tel décompte réaliste. Ce qui m’apermis d’en venir à ce dénombrement, c’est la bibliothèque. Labibliothèque du comte Spiegel est l’espace où l’on trouve lesécrits les plus fantaisistes, les fictions les plus échevelées, et, enmême temps, la mémoire précise, souvent terrible, de ce qui a étéconsigné. Il y a là un effet volontaire de réel qui m’a semblé né-cessaire au vu de la partie lyrique d’Imitation, celle qui convoquedes spectres, des personnages dont on ignore qui ils sont, maisqui hantent des lieux qui sont bien ceux d’une tragédie réelle.

Lyrique et étrangement inquiétant : un chemin censéconduire Anton à la maison du comte Spiegel ne « se maté-rialise point par une voie qu’il tracerait sur le sol ». N’y a-t-il pas là une dimension proprement kafkaïenne ?

Kafka est certainement l’auteur qui m’a le plus influencé. J’aipour lui une affection étrange. J’ai l’impression de l’avoir réelle-ment connu. Mon père et mes oncles, quand je revois des photos,avaient quelque chose de lui physiquement : noirauds, de grossourcils, les yeux clairs… Je suis très sensible à sa littérature, com-me à l’essentiel de la littérature tchèque et hongroise. Et j’estimeaussi tout particulièrement un de ses contemporains : l’auteur juifpraguois Hermann Ungar dont Ombres Blanches a republié cer-taines œuvres. Je suis tombé sur l’édition originale d’Enfants etmeurtriers dans un marché aux puces, par hasard. Le titre m’aplu. Je l’ai lu et me souviens l’avoir immédiatement conseillé àHervé Guibert et Mathieu Lindon. C’est Guibert qui, ensuite, ena parlé à Christian Thorel qui a lui-même fait des recherches envue d’une réédition.

Le comte Spiegel (le miroir en allemand) n’est-il pas luiaussi secrète mystification, pure surface réfléchissante ?

Spiegel est en effet un personnage-surface dans lequel l’autre seregarde. Son existence est douteuse, de même qu’est douteuse cel-le de la sœur jumelle de Lucia, Nell. J’ai veillé à ce que deux lec-tures du texte soient préservées : soit il y a effectivement deux

Une contrefaçon dont les origines remonteraient, selon lesthèses du professeur Josef Kalman, à la Révolution française.

Oui, la France, pour des raisons qui tiennent autant à la géogra-phie – elle est la pointe du continent la plus avancée vers l’ouest –qu’aux événements historiques, s’est érigée en modèle. La Révo-lution française étant en effet, à mon sens, l’événement qui crée leprototype des révolutions ultérieures. Toutes (la prise de pouvoirdes Ayatollahs en Iran, la révolution cubaine, la révolution chi-noise, etc.) sont des imitations de ce qui dans l’âme des Françaisest un motif à la fois de fierté et de mélancolie en ce sens que Pa-ris a été tout ensemble le théâtre de la fin des privilèges accordés àla noblesse, au clergé, et celui du massacre d’hommes et defemmes coupables d’être nés de sang noble. À partir du 14 juillet1789, l’imitation commence. Les bourgeois enrichis ne singe-ront-ils pas les anciens aristocrates ? Aujourd’hui, l’Élysée n’est-ilpas une cour ?

Diriez-vous que l’« Histoire de Mimmo », mise en abymedu fruit des recherches originales d’Anton, agit contre cetteinclinaison maladive au Même?

En fait, j’ai commencé à écrire Imitation à partir du narrateurAnton et de sa relation avec Josef Kalman, son professeur, et jeme suis très vite rendu compte que ce n’était pas tout à fait celaque je voulais faire. Il fallait que je sauve un autre livre. L’autrelivre possible est l’ « Histoire de Mimmo ». Histoire qui sembleinitialement ne relever que de l’imaginaire, alors qu’au final uneconfluence entre la fabula et la réalité complique sensiblement leschoses. Anton n’imite donc apparemment personne. Il n’imitepas, c’est sûr, les modèles connus des thèses universitaires. Il s’endémarque probablement parce qu’il serait à l’étroit dans les règlesd’un travail universitaire classique. Il s’émancipe de cescontraintes et de ces limites dans cette forme qui est la plus ou-verte de toutes qui est celle de la fiction.

En dehors des chapitres consacrés à l’« Histoire deMimmo », Imitation est composé de carnets dont la sommedes sous-titres renvoie au cycle des saisons. Serait-ce un clind’œil formel au thème central de votre roman?

Tout ça n’est pas prémédité. Je suis incapable de projeter dansune espèce d’irréalité d’avant l’écriture le plan d’un livre. C’est letravail de l’écriture qui m’amène les personnages, me fait décou-vrir les situations, la temporalité. Il y a probablement en moi unestructure mentale récurrente qui fait que même si je ne l’ai pasprévu, c’est comme ça que ça se structure. Je suis sans doute ob-sédé par certains aspects formels. J’ai été l’élève de Barthes, deGreimas et de Lévi-Strauss. J’ai fait partie de ces générationsd’étudiants fascinés par le structuralisme, par les sciences hu-maines et la linguistique. J’ai même pensé faire une carrière uni-versitaire, mais s’est imposé à moi un impératif plus importantqui était celui d’être un écrivain, un cinéaste. Je pense pourtantque je n’ai jamais abandonné cette formation. En littérature, jem’aventure donc sans aucune idée préconçue de la forme. Par-fois, j’ai l’impression que ça va être succinct et je me retrouveavec un texte de 500 pages.Vous voyez, quand j’ai écrit L’Amant en culottes courtes, je mesuis dit que ce serait une petite anecdote, un petit souvenird’adolescence, qu’il n’y avait pas là matière à en faire un groslivre. Or, en écrivant, j’ai redécouvert une quantité de choses queje ne savais pas avoir été conservée par ma mémoire. C’est in-croyable, j’étais en mesure de résumer cette histoire d’adolescen-ce en quelques mots, tout en ignorant à quel point, si je m’y pen-chais vraiment, je pouvais y retrouver un luxe de détails, depersonnages et de lieux.

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ENTRETIENALAIN FLEISCHER

jeunes femmes, soit l’une n’est que le dédoublement fantasma-tique, ostensiblement altéré, de l’autre.

En effet, avec l’une Anton connaît l’amour, avec l’autre lajouissance sexuelle. Quels sens donnez-vous à l’érotisme fu-ribond qui travaille Imitation et, plus généralement, votreprose ?

Mon personnage masculin se révèle systématiquement dans unerelation érotique avec une ou – parce que le couple est une choseessentielle, mais qu’il constitue une sorte d’enfermement dontseul un élément tiers, et plus précisément un troisième personna-

ge, autorise l’ouverture oul’éclatement ou la reconfigura-tion –, plusieurs femmes. Je suisassez vite en manque de scènesérotiques quand j’écris, simple-ment parce que l’économie libi-dinale est au centre de tout etinscrit chacun des protagonistesdans la temporalité. Voilà pour-quoi Prolongations se refermesur une sorte de coït permanentqui maintient le personnage envie. Hors de cette conjonctionavec un autre corps, il meurt.Toutefois, je suis réfractaire à cequ’est trop souvent l’érotisme

en littérature contemporaine. Érotisme qui consiste à recourir àun vocabulaire volontairement outrancier, soumis à une désigna-tion triviale des organes ou des actions qui ne fait bander person-ne. Je trouve beaucoup plus forte, saisissante, troublante, l’explo-ration de l’érotisme à travers l’exploration de la langue. L’annéedernière, à la demande d’Atlas, une association des traducteurslittéraires, j’ai fait une conférence inaugurale sur le thème « Tra-duire Éros ». J’avais intitulé mon propos « Pour un Éros gram-mairien ». Peu sensible à l’hypocrite distinction entre pornogra-phie et érotisme, j’ai cependant besoin que la chose sexuelle nesoit pas de l’ordre du lexique, mais de l’ordre de la syntaxe.

Si la sexualité autorise l’écart, à la fin de votre roman, lamusique introduit, par l’entremise d’une répétition duQuintette en do de Schubert, de l’inimitable. Pourquoiavez-vous choisi ce morceau ?

Au moment où j’étais en train d’écrire la fin d’Imitation, où jetournais autour du pot, j’ai ouvert la radio, et qu’entends-je ? Uneinterprétation de ce Quintette en do de Schubert. Instantanément,je m’interromps, me tiens debout face au poste sans plus bougerjusqu’à la fin, bouleversé… Je cherchais quelque chose de cet aca-bit, né de rien, dont on ne comprend pas comment c’est apparudans le cerveau de quelqu’un : une invention qui réponde à l’imi-tation.

Spiegel, mais aussi Fleischman (la chair), Lucia (la lumière)et Nell (Petronella, l’éclat du soleil), chez vous les nomspropres excèdent la simple désignation d’un personnage…

Les noms, c’est étrange que vous m’en parliez, personne ne les re-

marque jamais. Voilà une chose très importante pour moi. J’ai dumal à donner des noms qui seraient gratuits. Ce choix est décisif.Et c’est vrai que j’y porte un certain soin. Je ne cherche pas àmaîtriser ça, je ne fais pas de recherches spécifiques. Seulementj’aime tisser un système de relations à l’intérieur du texte. DansImitation, certains noms signifient, comme Fleischman ou Spie-gel qui, comme vous le suggériez tout à l’heure, en allemand, ren-voie au miroir ; d’autres ont à mon oreille un réel pouvoir d’évo-cation qui ne fonctionne peut-être pas dans toutes les langues. Jepense qu’un nom de famille, voire l’ensemble, nom et prénom,est déjà un début de roman. Ce qui m’a longtemps frappé, et mefrappe aujourd’hui encore, c’est le génie de Marguerite Duras. Aumoyen de deux, trois mots, Anne-Marie Stretter, Lola ValérieStein ou l’ex-vice-consul de France à Lahore, Duras fait récit. Àtravers La Nuit sans Stella, j’ai développé une petite théorie sur lesnoms et les physionomies, tout ensemble variés et limités. Ce quiest drôle et m’interpelle, me sidère, c’est que des gens portent desnoms dont la signification est intrinsèquement liée à ce qu’ilssont, paraissent : le chorégraphe Marius Petipa (rires).

À la page 91 de L’Empreinte et le tremblement, vous dites quevous écrivez tous vos livres en les dictant à votre compagne.Avez-vous eu recours à cette méthode pour Imitation?

Oui, j’ai expérimenté cette technique il y a maintenant quinze anspour La Nuit sans Stella, un livre qui devait accompagner une ex-position que je faisais en Arles pendant les Rencontres de la pho-tographie. Je n’avais alors pas pris conscience que celui-ci devaitêtre livré avant l’exposition. Un jour, je reçois un coup de fil deséditions Actes Sud m’invitant à rendre mon texte dans les 48heures. Je n’avais pas écrit un mot. C’est à ce moment-là que Da-nielle, ma compagne, m’a proposé que je lui dicte pour aller plusvite. J’ai tout de suite répondu que ça me semblait tout à fait im-possible, que je ne pouvais pas imaginer d’écrire en présence dequelqu’un, qui plus est la personne la plus intime pour moi. Etpuis je me suis quand même laissé aller. Ça a été immédiatementfascinant d’écrire sans inscrire, de libérer totalement le corps dutravail de l’écriture. Car l’écriture est aussi physique : la main tra-vaille, le bras, le dos, l’œil, tout le temps. Il y a une attention àl’inscription, aux fautes de frappe. L’écriture peut être ralentie,voire parasitée, empêchée. La dictée est une sorte de proférationdans un espace sans résistance. Il suffit de garder en mémoire latrame, aussi longue soit-elle. Et je me suis rendu compte que mê-me si je dicte des phrases qui courent sur deux pages, à chaquemoment, je sais où j’en suis de la syntaxe, de la ponctuation et durythme. C’est un idéal d’écriture qui rétablit cette priorité musica-le de la langue. Puis arrive un moment où j’ai besoin de voir. Jepeux comparer ce processus à la photographie argentique. Le textese révèle de la même manière qu’une photo, à savoir après sa sai-sie. Chaque livre est une prise de vue, une prise de texte.J’aime citer Sartre qui, quand un journaliste lui dit qu’il pourracontinuer à écrire en dictant au moment où il devient aveugle, luirétorque que le style se regarde. Pour moi, il s’entend, puis se re-garde.

Propos recueillis par Jérôme Goude

IMITATION D’ALAIN FLEISCHER, Actes Sud, 343 pages, 22 e

« Je suis assez vite en

manque de scènes

érotiques quand j’écris,

parce que l’économie

libidinale inscrit chacun

des protagonistes dans

la temporalité. »

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 37

Si les merveilleuses aventures deTom Sawyer et d’HuckleberryFinn, cent trente ans plus tard,suscitaient une suite, cet ou-

vrage pourrait y prétendre. Billy, le hé-ros de 13 ans, issu d’une famille de pay-sans, vit à Standford, village derednecks, ploucs butés, cupides, repliéssur eux-mêmes. « Non, par étrangers,j’entends des types de l’autre rive du Mis-sissippi, sans même aller jusqu’à l’Iowa oul’Illinois, des gars d’un autre comté, desgens pas comme nous, des gens d’ailleurs,des étrangers, quoi ! » Le fleuve fait pal-piter le cœur du jeune garçon. Il y flânedes journées entières, pêche, s’yconstruit.De même, si Cimino et Coppola envi-sageaient d’illustrer un nouvel épisodede Voyage au bout de l’enfer et d’Apoca-lypse Now, ce roman pourrait suggérerun scénario très cinématographiquedans son approche, ses descriptions.D’emblée, la qualité de l’écriture sur-prend, à la fois par sa dimension didac-tique, sa volonté de rendre compte auplus près d’événements, anecdotes, réfé-rences culturelles, historiques ainsi quepar sa propension à la contemplation,l’énonciation du flou, du fugace, dumerveilleux. La qualité des imagesémeut, le grain des mots itou. Les cha-pitres semblent alterner les contrastes :netteté maximale, solarisation, hyper-réalisme, miroitements des eaux, pano-ramiques, irisations de la lumière, plansaméricains, fondus presqu’enchaînés.Du Vietnam, certains reviendront,d’autres jamais. Jim Lamar, un jeunedu village, y est bien parti. Le conflitterminé, les mois, les années s’égrènent,Jim tarde à rentrer. Ses parents meu-rent, sa ferme pillée, peu à peu, par lebon voisinage se retrouve à l’abandon.Il ne reste que quelques arpents deterres qui suscitent encore l’avidité. Pa-tatras ! Treize ans après la fin du conflit,un inconnu occupe la propriété. Un in-

dividu fantomatique que personne nevoit jamais s’oppose sans le vouloir àune communauté saturée de valeurscorrompues. Nous sommes bien dansun western. Le nouveau venu n’estautre que le fils prodige. Après avoirconnu l’enfer, il s’est donné du tempspour voir le monde, l’aimer, le com-prendre. Le droit devrait être avec lui,le soutenir. Mais qu’est-ce le droit faceà la haine, l’effrayante bêtise, une socié-té monstrueusement humaine ?Accidentellement, Jim secourt Billy. Lesdeux êtres s’apprivoisent. Ils ont encommun des souvenirs d’enfance, legoût de la solitude et le Mississippi. Untemps, Billy naviguera d’un univers àl’autre. Sera même chargé d’espionnerl’ancien G.I. Mais les manières, les si-lences, les mots, la liberté de ce dernierle séduisent. Commence une lente ini-tiation au sensible, au sentimental, àl’introspectif. Le garçon découvre l’exis-tence d’autres musiques que la country,d’abord le blues, puis toute l’explosionsonore des années soixante-dix. Ensuitela poésie, l’ouverture au monde, le res-pect des autres. En parallèle, Jim racontecomment il a pu suivre le même chemindans l’horreur de la guerre. Grâce àl’amitié d’êtres fort différents au niveaude la couleur de la peau, des idées, desrêves, il a pu tenir le coup. Tous sesamis mourront au combat. À son retour,une autre Amérique l’attend. Un paysnouveau, embrasé par une révolutionculturelle. Il endossera le destin d’unautre, entamera des études, découvrirade vastes horizons. Ce changement, ledésir d’être soi-même, il l’insufflera àBilly qui à son tour s’extraira de son mi-lieu, pour devenir un homme libre.« De la Californie de Chet déferlait surnous un vent de liberté. Nous l’écoutionsavec avidité. Et quand il évoquait des au-teurs dont nous ignorions jusqu’à l’existen-ce, ces Steinbeck, Kerouac, London, Fitz-gerald qui ne représentait rien pour nous,dont on se fichait comme d’une guigne,alors on se prenait à rêver de les connaîtretant il y avait de la flamme dans sa voix etdes étincelles dans ses yeux. »

Dominique Aussenac

LE RETOUR DE JIM LAMARDE LIONEL SALAÜNLiana Levi, 232 pages, 17 e

Hommage à la littérature

et au cinéma nord-américains,

le premier roman, initiatique,

de Lionel Salaün pétille

de fraîcheur.

Par-delà l’arc-en-ciel

L’ITALIE SI J’Y SUISDE PHILIPPE FUSAROLa Fosse aux ours, 173 pages, 17 e

Tout commence par une pluie de vêtements je-tés d’un immeuble par une femme en colère.

Au pied du bâtiment, recevant l’averse sèche, San-dro s’offre au courroux multicolore. L’orage a tou-tefois fini par se calmer : « Elle m’a dit, tout bas, jecrois que je ne t’aime plus et moi, terrassé, je la conso-le. » Dehors, le soleil brille, c’est l’été, et Sandroqui a un fils, Marino, s’embarque pour un longvoyage plein d’imprévus qui lui fait traverser l’Ita-lie. Le célibataire y retrouve ses racines et une Italiemythifiée, peuplée de poètes (Sandro Penna), decinéastes (Rossellini) et de chanteurs aux accentsrétros (Vinicio Capossela, Domenico Modugno).Ce sont d’ailleurs des vers de Sandro Penna qui luiinspirent son errance : « Et moi je ne me souviensplus qui je suis ». Réponse il faudra trouver, carMarino attend de ce père qu’il assume sa place etabandonne sa tristesse. L’enfant « boit les paroles deson père, perdu, beau et mélancolique, qui fume ciga-rette sur cigarette dans le noir qu’il s’est créé derrièreses lunettes ». L’adulte, lui, « devine l’homme qu’ilsera un jour. Son regard est d’eau. Ses préoccupationsne sont pas celles d’un enfant ». Dolores, une auto-stoppeuse insouciante, vient introduire une doucefantaisie dans ce duo de « francesini », de petitsFrançais en transit.À la fois intimiste et exubérant, profond et drôle,le roman de Philippe Fusaro poursuit une quêtecommencée dès ses premiers livres, et qui passenotamment par Le Colosse d’argile et Palermo Solo :celle d’une Italie nostalgique, teintée d’une sauda-de méditerranéenne. Il y a les parfums, les accents,les villes d’histoires, les plages de sable fin, leschansons à la fin des repas, des personnages à partentière. Des images de carte postale, sur lesquelless’appuient les personnages pour transcender leursincertitudes. Dans les rues de Rome « oubliées duvent ». Le voyage de Sandro s’achève sur l’île deStromboli, dans un décor en sfumato où le hérosdu quotidien a peut-être trouvé sa réponse : « Vis-céralement, je suis cet homme d’ailleurs. »

Franck Mannoni

CRITIQUE DOMAINE FRANÇAIS

38 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

CRITIQUEDOMAINE FRANÇAIS

On connaît son prénom dès le titre, maiscelui-ci n’apparaît que tardivement, ar-ticulé avec difficulté par son père qui ledéclare en mairie de Boulogne-sur-Mer

le 6 juin 1968. Car le récit débute à une autreépoque, à Paris métro Château-Landon, fin desannées quatre-vingt-dix, où Franck, allongé dansun appartement, semble insensible au bruit destrains de la Gare de l’Est juste au-dessous. Non.Le récit commence quinze ansplus tôt, Gare du Nord, où « troisou quatre corps jeunes, courbés, debiais (…) attendent le vent », ac-compagnés de chiens, de rats peut-être, habillés de pointes et de clous, fantômes cli-quetants faisant à peine la manche, oscillant dusquat à cette gare alors non rénovée, pleine de« suie et de crasse »…Tout le livre procède ainsi, par alternance de lieuxet d’époques, en boucles. Des litanies de stations(Jourdain, Oberkampf, Pernety, Gare du Nord…)de villes (Fleury-Mérogis, Béthune, Gravelines,Loos-les-Lille…), parfois de rues. Autant de jalonsapparemment désordonnés qui reconstituent plu-sieurs parcours. Ceux d’abord que la narratrice aeffectués pour visiter Franck en prison : des heuresde transport pour des parloirs d’à peine une demi-heure où parfois rien ne se disait entre eux (ont-ilsmême jamais exprimé d’amour ?). Des étapes pourse souvenir, car la narratrice reprend chaque lieu,chaque heure, chaque parcours, chaque modesteappartement où elle a vécu, toujours en hauteur,fenêtres ouvertes sur la ville, le ciel et les bruits.Une mémoire parfois confuse qu’elle essaye de dé-mêler en retraversant les salles de pas perdus, enreprenant le train, en s’interrogeant sans cesse :« Où installer Longueau, dont l’écho des syllabes ré-sonne encore dans la gare, dans la mémoire encore(…) ? » Le temps, celui des attentes, celui dessouvenirs, est impossible à évaluer, mais elle s’obs-tine. « Impossible de savoir si ça vaut le coup (…) s’ilvaut quelque chose ou ne vaut rien, ce temps, et jus-qu’où il peut s’étirer ».

Autre parcours, la vie de Franck elle-même. L’en-fance (Pas-de-Calais, courses à marée basse sur laplage de Grand-Fort-Philippe avec ses frères, dontil apprendra plus tard qu’ils ne le sont pas en mê-me temps qu’il saura son véritable nom), l’adoles-cence (Paris, premier travail en boulangerie). Puisle début des ennuis, le sentiment d’injustice défi-nitivement installé, celui aussi de n’être désirénulle part, tout comme la bande de squatters à la-

quelle il s’attachera. Un in-désirable, on le lui fera sentirà sa sortie de prison, où seulsdes stages et non un vrai tra-vail lui seront proposés. Des

journées à traîner dans les halls de gare, puis la lis-te des maisons d’arrêt, les récidives, les bagarres,les disparitions… Un être qui ne tient pas en pla-ce, sait-il faire autrement ? Elle, elle ne sait plustrop quand sa trajectoire a réellement croisé lasienne, mais un jour, c’est assez, elle ne reviendrapas vers lui. « Fini, perdu de vue. »Ce livre, certes, restitue la vie des squatters, le rap-port à l’administration pénitentiaire, le désarroides proches, la cruauté des villes, la difficulté àsortir de l’errance… Il est aussi une réflexion surl’écriture et sur la lecture, qu’il serait trop long dedévelopper ici (signalons juste que tout le texteporte la trace d’Un homme qui dort de Perec).Mais Franck est, avant tout, un roman de recons-truction (de réhabilitation ?), à partir de souvenirs,de photos, d’agendas, de listes, d’horaires… quel’auteure assemble en une prose poétique qui am-plifie le travail déjà à l’œuvre dans son premierlivre, Fenêtres, Open space (éd. Le mot et le reste).Portée par une langue qui happe le lecteur dèsl’ouverture, Anne Savelli impose une voix, unrythme. Sous sa plume, Franck, cet être fuyant,insaisissable, finit par imposer sa présence.

Pascal Jourdana

FRANCK D’ANNE SAVELLIStock, « La Forêt », 304 pages, 19 e

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ni

Franck,en bouclesDes trajets reconstitués, des attentes

revécues, des sentiments retrouvés.

Un roman de réconciliation, puissant

et poétique, d’Anne Savelli.

Le portraitd’un indésirable.

HALTE À YALTAD’EMMANUEL RUBENJbz & Cie, 235 pages, 19 e

Monter à bord du Transsibérien, pourSébastopol, et échouer en route à

Yalta, en compagnie d'un jeune Tatar.Mais pas n'importe quel Tatar ! Celui-là,tunique blanche et pantalon bouffant rou-ge sang, va réveiller les inclinaisons pictu-rales du narrateur, un psychiatre en dérou-te, doté d'une jambe valide et d'uneattirance irrésistible pour les trains russeset la mer Noire. « Non, ce qui me fascinedans ce Levant d'Europe (…), c'est une im-pression de bric-à-brac permanent, (…), ceque d'autres, qui la croient une et momi-fiable, appellent une âme… » Carnet devoyage ou essai ? Ce premier roman d'Em-manuel Ruben fait l'effet d'une eau vive,insaisissable, tant sa langue empruntetoutes les trouées, et multiplie les perspec-tives. Sa richesse lexicale, sa structure vaga-bonde – où se mêlent indistinctement dia-logues et récit – sonne comme une langueoubliée, un lointain écho du verbe des Lu-mières mâtiné de collages surréalistes. Cet-te écriture d'entrelacs laisse pénétrer dansle wagon du Transsibérien toutes les Rus-sies, – le rabbin biélorusse Kaspoutine, lecolonel ukrainien Kabaniouk – etconstruit à vue d'œil un personnage litté-raire et romanesque en la personne du Ta-tar. « Ce qui m'avait aimanté dès le début àce gosse inconnu, c'était précisément ce quim'inquiétait chez lui, ce que d'autres quemoi sans doute avaient fui, et qui le rendaitlui-même fugitif, indessinable. » Le narra-teur prend sa voix, tente de le biffer, de lecroquer dans son carnet, l'embarque à Yal-ta, où le portrait se fait et se défait, tou-jours en mouvement, toujours vivant, luiéchappe. « Quand je repense le soir à ce re-gard, il me galope, bride abattue, les rêves àvif, et ma mémoire en est comme cinglée. » Ilincarnera jusqu'au bout le voyage, et uneRussie fantasmée. « J'avais beau revenir deVladivostok, avoir passé une nuit surl'Amour, une autre sur le Baïkal, dans monpetit Transsibérien, sur mes banquettesdouillettes, je n'avais fait qu'explorer uneRussie in vitro. »

Virginie Mailles Viard

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 39

Les surréalistes ont, les premiers,expérimenté ce jeu consistant àcomposer une phrase à plusieurssans qu’aucun ne puisse tenir

compte de la contribution de l’autre.L’architecture globale de Nora, le sixiè-me roman de Robert Alexis, se conçoitégalement dans le morcellement et lamultplicité. Si le fil conducteur du livrereste la conversation conteuse entrete-nue entre Nora et son hôte, parmi lesruines centenaires du château d’Orsan-ne, il s’agit d’un prétexte à un enchâsse-ment des récits comme étrangers lesuns aux autres – et qui tous pourtant secomplètent.Ce « JE, plaisanterie grammaticale » deKlossowski, qu’Alexis a pris soin de pla-cer en exergue au roman, renseigne lelecteur sur la nature profonde del’œuvre. Il s’agit de sonder l’être danstoute sa complexité. Dans ce contexte,le narrateur prend soin de saper lemythe de l’identité sexuelle et ses caté-gories figées. Tout dans Nora concordevers la déviance, précisément pour arri-ver à poser la question de la norme.Quid, ainsi, de cette femme dont lamère intrusive et fusionnelle « formaitun obstacle entre le monde » et elle ? Par-tant de cette situation banale, Alexisdonne à voir un être dont l’accès à la fé-minité ne pourra se faire que de façonbiaisée. Il montrera comment, peu àpeu, son personnage se laissera emportépar ces « monstres lubriques » qui peu-plent son imaginaire. L’ensemble desdifférents textes évoque ainsi une méta-morphose. Ici, c’est la découverte de lasexualité maternelle qui est à l’originede la révélation pour la fille. Dès lors,les carcans de la monogamie et de l’obs-cénité seront très vite rompus, au profitd’une mise en scène voyeuriste. Après,il est juste question d’une pente natu-relle, nous dit le narrateur, qui mène à

un total abandon de soi. L’ancien pro-fesseur se mue progressivement en pros-tituée – un pur objet – fabuleux récep-tacle des fantasmes humains. Si lavolonté abdique, c’est que l’interdit ap-pelle une transgression inévitable.L’érotisme s’y voit transfiguré : « Un tis-su palpé par une main aux ongles faits di-sait plusieurs siècles de féminité, et je mesentais, dans le doux frôlement des mol-lesses parfumées, soulagée de mes excès,initiée par des transparences de nylon. »Alexis donne à voir de nouveaux contescruels. Il enfreint, dans la veine déca-dentiste (on pense souvent à Barbeyd’Aurevilly ou à Léon Bloy), les codesde la bienséance bourgeoise. Évoquantl’androgynie et la pédophilie cléricaleau cours d’un nouveau récit, le narra-teur se joue des dialectiques maître etesclave. Il montre des victimes consen-tantes, des âmes perdues sans perspec-tives de rédemption. Seule la chute pa-raît certaine, comme un cours logiquedes choses : « On peut préciser ce qu’estun fleuve, sa longueur, sa profondeur, sondébit (…) en négligeant le principal : lefait d’être emporté, l’union du courant etde l ’objet, du mouvement et de lamatière ».Tous les personnages sont comme pri-sonniers d’une force qui les dépasse.Certains resteront dans la soumission,d’autres dans cette pulsion de domina-tion qui les mènera pareillement versl’irréparable. Ainsi en va-t-il dans l’undes derniers textes, où un ancien em-ployé de bureau hérite d’un chalet retirédu monde et se change peu à peu enprédateur sexuel, libérant sa nature pro-fonde. Ailleurs, il est question d’unefemme changée de son plein gré en pu-tain, puis vouée au pires sévices zoo-philes et masochistes, jusqu’à devenirune oie gavée par une assemblée plus ra-vie que jamais. Le dénouement anthro-pophagique confirmera le sort réservéaux femmes dociles, proies désignéespour un festin libidinal où les appétitsles plus bas se dévoilent au grand jourd’une Cène malade. Au final, RobertAlexis décline dans Nora l’existencecharnelle sous toutes ses formes par letruchement d’une mosaïque de contesaux allures de pure dentelle.

Benoît Legemble

NORA DE ROBERT ALEXISJosé Corti, 285 pages, 17 e

Cadavres exquis

ne-

ce-

àuiueait

- à

deur

esne

Dans son petit bréviaire de

la perversion, Robert Alexis

explose les canons de la

morale et la pensée unifiante

à travers six variations sur

le thème de l’identité.

LE FRONT RUSSEDE JEAN-CLAUDE LALUMIERELe Dilettante, 253 pages, 17 e

Qu’est-ce qu’un fonctionnaire ? Au plus simple, lemot désigne les serviteurs de l’État et de la chose

publique. Pour (au hasard) les sarkozystes, c’est dupersonnel qui coûte forcément trop cher. En re-vanche, pour Jean-Claude Lalumière, ce sont des per-sonnages aux potentialités romanesques certaines, iln’y a qu’à lire Le Front russe pour s’en convaincre. Ceroman met en scène un jeune homme qui, aprèsavoir réussi ric-rac un concours de la fonction pu-blique, se voit affec-ter dans un servicepour le moins spécialdu Quai d’Orsay. LeFront russe dont ilest ici question n’estpas celui de la Secon-de Guerre, c’est la« section Europe del’Est et Sibérie », au-trement dit la piredes affectations pos-sibles pour qui ambi-tionne de faire carriè-re dans les Affairesétrangères. Le protagoniste y débarque au milieud’une bande de gratte-papier tendance bras cassés.Pas facile, dans ces conditions, de nourrir des rêvesd’ascension sociale et de voyages.Bien sûr, Lalumière force le trait pour nous décrire unmonde diplomatique proche de l’absurde. Mais s’ilnous divertit avec cette bureaucratie riche en situa-tions cocasses, il sait aussi, en passant, nous faire réflé-chir. Et d’abord à cet héritage fait de petites phrases etd’attitudes intériorisées par mimétisme que tout envi-ronnement familial transmet à travers l’éducation. Àce legs qui mélange volonté d’épanouissement et désirde réussite, et qui passe d’une génération à l’autre sansjamais finalement se concrétiser. C’est aussi, en effet,d’un certain déterminisme social que parle ce livre. Etderrière la comédie qui distrait, le propos se fait, pour-vu qu’on veuille bien y prêter attention, plus grave,plus profond. « Enfant, j’avais rêvé d’exploration, d’er-rance, de sentiers sinueux dans des paysages vallonnés etje me suis imposé, parvenu à l’âge adulte, un cheminétroit et rectiligne ». On dit souvent que l’Histoire serépète, qu’elle a le hoquet. Les histoires familiales aus-si, qui reproduisent échecs et frustrations.

Anthony Dufraisse

DR

40 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

CRITIQUEDOMAINE ÉTRANGER

Votre voisin, un bon ami, quoi-qu’un peu irritant sur lesbords, vient d’avoir un acci-dent. Votre femme finit par

vous expulser. Vous emménagez inco-gnito dans l’appartement déserté duditvoisin. Vous vous habillez avec ses vête-ments. Vous avez 35 ans. Vous épiezvotre femme de l’autre côté du mur.Vous racontez des histoires d’ombres àune petite fille qui, sans être la vôtre, adéjà la « nostalgie » de vous. Vous don-nez le change.Une vie qui n’était pas la sienne met enscène cet homme, à qui échoit l’étrangeaventure de passer de l’autre côté dumiroir en changeant de palier. Lorsqu’ilhabitait encore avec Laura, Julio trou-vait dépaysant le seul fait d’échanger lesplaces dans le lit conjugal. Désormais, ilvoit son ancienne vie derrière une sortede glace sans tain. À partir de ce jeu depositions et d’inversions radicales, JuanJosé Millás nous cisèle une fable surl’espace intime et la distance respectueused’un couple qui tourne autour desmêmes objets, petites planètes domes-tiques, mais sur deux axes différents etirréconciliables. Variation sur le thèmede l’usure des sentiments et du triangleamoureux, son roman dessine uncouple singulier qui se reconfigure dansune étrange anamorphose, si bienqu’on ne sait justement plus bien quelest le véritable couple, celui des amantsséparés par l’accident ou celui, imprévu,de l’amant et du mari, la femme se ré-vélant le trait d’union invisible entre lesdeux hommes. En une prose ramasséeet limpide, le romancier évite le récitvoyeuriste qui filmerait la petite mortultime de l’amour en décomposition,pour livrer la chronique d’un doubleamour impossible. S’il évoque bien sûrla mesquinerie du quotidien, et toute lacrudité de la duperie, il s’achève parune grâce finale inattendue. Pas de crise

de ménage, ni d’explosion violente,mais les fissures invisibles à l’œil nu desfrondaisons. Comme un réseau souter-rain de racines dont on découvre en al-lant à la cave, qu’il soutenait tout unédifice. Parasite nécessaire.Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Julioprépare des maquettes pour des tour-nages de cinéma. Ainsi, Juan José Mil-lás tire avec bonheur parti du décorqu’il pose – deux appartements conti-gus –, pour mieux repousser les cloisonsentre fiction et réalité. Les différentespièces font en effet office tour à tour defoyer, de métaphore de la boîte noire del’inconscient, de prison, d’installationde carton-pâte... Sans pour autant bas-culer dans le conte fantastique, l’auteurdécrit un endroit qui ressemble auxlimbes des morts-vivants ou des fan-tômes insatisfaits, antichambre des er-rants. Il fait coexister deux mondes pos-sibles et parallèles. Celui, d’abordlinéaire, de la réalité, et celui, brisé, faitde soubresauts temporels, des souvenirset du passé. Souvenirs de Julio en pre-mier lieu, et passé de son voisin ensuite,que Julio découvre par hasard, et qui semet à remodeler le cours de sa proprevie. En trouvant brutalement l’insoup-çonnable voie qui conduit de sa routineà celle de l’autre, comme s’il s’agissaitde deux galeries souterraines, le person-nage principal se met à explorer unmonde virtuel où tout s’agencerait ets’imbriquerait sans espace vide.Il choisira finalement de refermer laporte dérobée. Exactitude des mots, élé-gance du phrasé, ellipses : l’écriture deJuan José Millás saisit avec pudeur cedrame d’intérieur. Sa stratégie est cellede l’effeuillage et de la tendresse, mal-gré l’implacable déroulement du récit.Son univers, poreux, fragile, est consti-tué de frôlements, d’esquisses. Commeen sourdine, son roman bref, et sanscomplaisance, décrit à merveille le mé-canisme délicat des dépendances mas-quées de la mémoire et des sentiments.Raffinement de torture et de beauté.

Chloé Brendlé

UNE VIE QUI N’ÉTAIT PAS LA SIENNEDE JUAN JOSÉ MILLASTraduit de l’espagnol par André GabastouGalaade, 192 pages, 15 e

En une prose limpide,

le romancier madrilène

Juan José Millás effeuille

avec doigté l’histoire secrète

d’un couple.

Dépendances

LES SEPT FOUSDE ROBERTO ARLTTraduit de l’espagnol (Argentine)par Isabelle et Antoine Berman, Belfond, 370 pages, 20,50 e

Pour qui aime le genre ardent, exubérant, excessifet lyrique, ce livre pourrait être un régal. Achevé

en 1929, préfacé par Julio Cortázar (expressémentpour la première édition française en 1981) le romanprenant pour cadre les bas-fonds de Buenos Airescontribua largement à la réputation sulfureuse et équi-voque de Roberto Arlt, enfant terrible d’une langue etd’une culture dont Borges (ou Cortázar) fut le fleuronà la sophistication opposée. En effet, nous sommes làaux antipodes d’écritures retenues, d’histoires parci-monieuses et d’éclairages indirects. Erdosain, employéd’une compagnie sucrière, homme rongé par des dé-mons de la misère, du désir et de la cupidité, profon-dément en rupture avec lui-même et avec les autres, setrouve confronté à une, deux… trahisons ; puis l’en-grenage du mal s’enclenche, à la faveur de ce que cha-cun porte en lui de sauvage et de désespéré.Les « sept fous », protagonistes du roman, ne le sontpas plus que nous le sommes ; la galerie de person-nages mesquins, possédés par des fantasmes et desobsessions, enclins à des actes les plus abjects, frôlantla folie et exhibant leurs indigence pour toucher jus-qu’aux tréfonds de l’humiliation, se dresse en une tra-gi-comédie humaine. Et le lecteur se trouve somméde reconnaître plus qu’une parcelle de vérité dans cesmouvements et gestes repoussants que la lecture luidonne à voir tel un microscope posé sur des mi-crobes. C’est l’humanité sale et souffrante, en proie àdes forces noires et inavouables, qui grouille sous leslignes fiévreuses de Robert Arlt ; et son écriture lour-de, baroque, abondant d’épithètes convenues, de mé-taphores alambiquées et de comparaisons surfaites,semble obéir elle aussi au maître mot de cette œuvred’épouvante : l’angoisse. La texture est ici tellementdense et apparente que, comme en poésie, on aime-rait pouvoir accéder à l’original. Surtout quand à despages d’une intensité quasi racinienne (scène du dé-part d’Emma, épouse d’Erdosain) suivent des passagessonnant creux comme des musiques de portable ; etdes tournures langagières stoppent la lecture rappelantl’avis du grand préfacier pour qui, dans certaines en-treprises de traduction tout « le reste (au-delà de l’ana-logie), qui est toujours le plus important, se perd ».Tout, sauf la violence.

Marta Krol

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 41

Il y a trente-deux ans, mourait Aldo Mo-ro, responsable de la Démocratie chré-tienne, assassiné par les Brigades Rougesaprès deux mois de détention. Au mo-

ment de son enlèvement, il se rendait à laChambre des députés où ceux-ci devaientvoter la confiance au nouveau gouverne-ment Andreotti. Les Brigades Rouges s’op-posaient à ce rapprochement historiqueentre le Parti communiste et la Démocratiechrétienne et avaient peu à peu sombrédans la lutte armée. Moro fut la victime decette rencontre impossible entre les partiset son assassinat résume à lui seul un ter-rible échec politique.De ce temps perdu pour toujours, GiorgioVasta, né en 1970, compose un romansymphonique, riche, tumultueux, en formede dédale où se perdent les âmes. La toilede fond, c’est bien sûr l’assassinat de Moro.C’est aussi la ville de Palerme où viventtrois copains qui ont choisi des noms deguerre : Nimbe, le narrateur, Rayon, En-vol. Avec eux, Vasta ne cherche nullementà donner à lire un roman historique, unesorte de guerre des boutons ultra-violenterevisitée à la manière sicilienne. Il écrit enrevanche un texte sauvage, où les rêvesnoirs, ceux des démons qui habitent cesjeunes enfants, pèsent lourd dans la balan-ce des drames. Aussitôt le livre ouvert, lelecteur comprend combien l’univers de

Nimbe et de ses amis estpollué par les chats dévoréspar la rhinotrachéite et lagale, souillé par les pigeonscancéreux, les chiens estro-piés, la rouille, abîmé par lapourriture, la ruine d’une société vide etqui s’égare. Au fond, la pâtée de ces enfantsde 11 ans, toujours enfants, mais ayantdéjà basculé de l’autre côté du miroir, estcette gangrène omniprésente, ce torrent dedéfaites et d’horreurs que vomit chaquejour la télé, comme la détention de Moro,l’antienne qui annonce de funestes lende-mains, comme sa mort enfin, pointd’orgue d’une société politique, d’une so-ciété tout court, qui ne s’en sont peut-êtrepas remises.Ces gamins qui ont choisi des noms aériens– des noms qui ont à voir avec une formede pureté, un semblant d’éther, tandis queles membres de la famille de Nimbe por-tent des noms de choses, Ficelle, La Pierrre,Coton – ont désormais un modèle : les Bri-gades Rouges. Pour eux, ce sont les seules às’exprimer, à travers leurs communiqués,dans un langage que les gosses affection-nent parce qu’il est capable de violenter lemonde et l’Italie, « ce pays où l’on se désensi-bilise des instincts civiques, où l’on désamorcetoute forme de responsabilité ». Alors ils sin-gent les brigadistes, commettent des actes

de vandalisme, essayent d’incendier leurécole, font exploser une voiture – Nimbe sebrûle un peu à ce jeu-là – enlèvent et assas-sinent un camarade d’école. Les pages dumartyr et de l’exécution à petit feu sont àcet égard terrifiantes, écrites par une plumeayant trempé dans un sang noir. Puis ilsprojettent de réserver le même sort à Wim-bow, une petite fille créole… dont Nimbetombera amoureux.Le Temps matériel n’est pas seulement unroman de l’initiation pour de jeunes hérosen quête, dans un pays politiquement bou-leversé, d’une vie qu’ils veulent transfigurer,quand bien même elle aurait puisé à la fon-taine du mal. Giorgio Vasta s’interroge surla puissance libératrice de la langue qui doitélever, absolument, dire le monde exacte-ment. Au contraire, les discours politiquesde l’Italie de 1978 – et ceux d’aujourd’huine valent pas mieux – ont conduit à l’im-passe. Alors les trois jeunes révoltés défen-dent l’idée selon laquelle « chaque phrase estune bombe (qui doit) ordonner le monde ».La langue doit être cet atout, ce lien néces-saire, cette source cristalline au lieu desbouillons terreux. Au fond, ces trois enfantssont comme Alice qui se trouve soudaindans le bois obscur où les choses n’ont pasde nom. Pour Alice comme pour Nimbe,Rayon et Envol, il s’agit donc de définir.Pour cela, ils se proclament « mythopoïé-

tiques », fabricants demots, inventeurs d’unmystérieux « alphamuet »,« un langage désespéré »,expliqué à la fin du ro-man, qui détourne lesniaiseries ou les banalités

du quotidien pour en faire un code impéné-trable. Un langage neuf, intégral. Mais àtrop vouloir pulvériser l’échiquier ancien,Nimbe et ses amis s’enferment dans une lo-gorrhée encore plus stérile que l’incapacité àdire le monde. C’est le lot de tous ceux quipréfèrent la théorie dialectique à l’expérien-ce sensible de la vie et des mots. Heureuse-ment Nimbe rencontre-t-il Wimbow, la pe-tite créole muette. Elle, entretientforcément des rapports différents avec lalangue. Elle est là « où la phrase se défait etcède ». Elle vit dans un silence blanc et sau-ve Nimbe du trou où il plongeait avec sescopains. Loin des brouillards sémantiques,du brouhaha de la pensée anarchique, duplagiat terroriste, elle tend un coussin desoie à la vie de Nimbe, une quiétude. Ellelui offre cette chance de le tenir à distance« du temps incarné » où « chaque enfant estnuit et conflagration et égarement ». Cettechance qui est un miracle.

Serge Airoldi

LE TEMPS MATÉRIEL DE GIORGIO VASTATraduit de l’italien par Vincent RaynaudGallimard, 362 pages, 21,50 e

En 1978, à Palerme, trois enfants partent en guerre en mimant

les Brigades Rouges. Un premier roman puissant de Giorgio Vasta.

Soldats de plombsD

R

Inventeursd’un mystérieux« alphamuet ».

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CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

En 1932, à Kraliévo, ville serbesituée dans le district de Raska,l’hôtel Yougoslavie est inauguréen grande pompe. Laza Iovano-

vitch, cordonnier débrouillard ou, selonquelques détracteurs locaux, rustauddont un œil couperait du bois quandl’autre le rangerait, l’a fait construire enlieu et place d’une antiquité. Sept ans,voilà le temps qu’il faudra, dérisoire lâ-cheront certains, pour que cette affaireparte en eau de boudin. Parce que lesclients bâfrent, que les chambres bruis-sent de jouissances légères, maître Laza,moral en berne, la cède à un groupe detrois bailleurs. Revente, extrait de ca-dastre, inscription d’hypothèque ou ga-ranties, monsieur Petit, alias État, jubi-le, quand Rudy Prohaska, projec-tionniste de profession, transforme lasalle de bal et de spectacle de l’hôtel ensalle de cinéma. C’est là, dans la semi-obscurité cinématographique d’Uranie,sous l’effritement d’un plafond en stucreprésentant l’univers, qu’une trentainede spectateurs assiste à une séance ôcombien mémorable.Sous un ciel qui s’écaille – troisième ro-man traduit de Goran Petrovic, aprèsSoixante-neuf tiroirs (Le Rocher, 2003)et Le Siège de l’église Saint-Sauveur(Seuil, 2006) – est un théâtre miniaturedans le rideau empoussiéré duquel despersonnages déjantés se prennent(concrètement et métaphoriquement)les pieds. Sous l’œil désabusé de Simo-novitch, vieil ouvreur maugréant contreles vendeurs de chewing-gums, degraines de tournesol et de pépins decourge, chacun y va de son rang. Pêle-mêle, un ivrogne dont les mignonnettessont disséminées çà et là dans Kraliévo,deux galopins, un ex-prof de littérature

et de langue serbo-croate, quelquescouples, un activiste du Parti commu-niste destitué levant mécaniquement lamain droite, des Roms, un type si légerqu’il craint de prendre l’air, un « rockeren perte de vitesse », des collégiens tyran-niques, une « vraie hommasse », etc.Sans oublier l’intrusion ponctuelle d’unporteur fuyant les averses et, au hasardde leurs pauses, des cuisinières fleurantbon le cassoulet au jambonneau, lechou farci ou la fricassée au lard. Soittoute une clique qui, un certain di-manche de mai 1980, voit la projectionincongrue d’un film, contant de façonnaturaliste comment un indigène bienpourvu ensemence la terre d’Afrique,gâtée et par la panne d’un projecteurdéglingué et par l’annonce du décès duprésident Tito.Sous le masque de la cocasserie, GoranPetrovic, sorte d’Emir Kusturica de lalittérature serbe, cache un sérieux mâti-né de ruse. Sous un ciel qui s’écaille,entre les lignes d’une succession de por-traits bigarrés, renferme en effet une vi-sion kaléidoscopique cinglante de l’His-toire de la Yougoslavie. Occupation dupays par l’Allemagne nazie, sa nationali-sation, accointances et réticences stali-niennes de Tito, bagne de Golip Otoksitué au nord de la Dalmatie, conflitsviolents qui minèrent les territoires del’ancienne République fédérale socialis-te entre 1991 et 2001 ou bombes àfragmentation de l’OTAN lors de laguerre du Kosovo, les références fusent.Comme fuse l’ironie au rebours du ré-cit des tribulations de Rudy Prohaska.Copropriétaire minoritaire, directeuret, entre autres, responsable du pro-gramme d’Uranie, Rudy aime sa femmeen dix langues : en « allemandathlétique », en « turc fantasque », en« hongrois croustillant », en « bulgare ca-ressant », en « français gracieux », en« serbe volubile ». Il l’aime, certes, maispas au point de se départir de Démo-cratie : une perruche menue, à l’aspectpeu engageant, qu’il s’obstine à ne pasmettre en cage et à vouloir faire parler,en vain peut-être…

Jérôme Goude

SOUS UN CIEL QUI S’ÉCAILLEDE GORAN PETROVICTraduit du serbe par Gojko LukicLes Allusifs, 192 pages, 16 e

Roman lardé d’une

ribambelle d’improbables

cinéphiles, Sous un ciel qui

s’écaille de Goran Petrovic

lève son rideau sur l’Histoire

yougoslave. Loufoque

et revigorant.

Belle emplumée

LE DÉCLIN DE L’OCCIDENTDE HANIF KUREISHITraduit de l’anglais par Florence CabaretChristian Bourgois, « Titres », 124 pages, 7 e

Hanif Kureishi a ce talent particulier de saisir enquelques destins individuels les tendances fon-

damentales d’évolution d’une société, ses peurs, sesreplis, ses espoirs, ses contraintes – non pas que sespersonnages se contentent d’être emblématiques,mais qu’ils synthétisent une forme singulière d’êtregouverné par la marche du monde contemporain.Qu’on le veuille ou non, l’interdépendance desuns et des autres est plus que jamais un fait acquis.C’est ce postulat sous-jacent à l’ensemble des huitnouvelles sélection-nées pour ce recueil(il fait partie d’un vo-lume plus completparu en Angleterre)que Kureishi travailleau gré de ses mul-tiples facettes avec unsens aiguisé du déca-lage : de l’anecdotemineure (« L’Agres-sion » est cette logor-rhée verbale à laquelleune femme est soumise dans le huis clos d’une voi-ture qui la raccompagne après avoir déposé son filsà l’école), au fait divers sanglant (« Les Chiens »offre la vision cauchemardesque d’une meute s’at-taquant en une fulgurance saisissante à une mèreet son enfant, « Unions et décapitations » traduitles aveux d’un vidéaste au chômage filmant desexécutions capitales à diffuser sur le Net pour lecompte de groupes terroristes).Entre ces extrêmes, les vies de « Maggie »,« Phillip » ou Jake (« Une histoire horrible »)contiennent tout autant de fragments de violence,d’impermanence et de joie – saisies dans les chosesminuscules, tel « l’inévitable glissement vers la non-chalance qui caractérise (…) la plupart des mariageset qui implique acceptation, secret, rébellion » ou lesenjeux sociopolitiques : l’après-11 septembre et sonmythe sécuritaire – Blair reste la bête noire de Ku-reishi –, la perte d’un emploi et son effet dominosur l’équilibre d’une famille.Le Déclin de l’occident est aussi dans ces traces dedésespoir semé au creux des parcours de chacun,où s’entremêlent – souvent avec la complicité denotre ignorance – irréparable (« Il y a longtempshier ») et dérisoire des apparences, des préjugés.

Lucie Clair

DR

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TRADUCTION SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS?

Fascinée par l’imagination foisonnante et l’uni-vers si original d’Olga Tokarczuk, j’ai souhaité,après la traduction des Récits ultimes, me me-surer à son nouvel ouvrage, Les Pérégrins.Née en 1962, cette romancière et essayisteest plébiscitée tant par le public que par la cri-

tique, comme en témoignent les nombreux prix littéraires,dont celui du Meilleur Livre étranger pour son roman Dieu,le temps, les hommes et les anges, publié en 1998 chezRobert Laffont. Vera Michalski a bien voulu me confier latraduction des Pérégrins pour sa maison d’édition Noir surblanc et, heureux hasard, nous avons appris le lendemainde la signature de mon contrat qu’Olga Tokarczuk venaitde recevoir, pour cet ouvrage, le plus prestigieux prix polo-nais – le NIKÉ.Ce livre est un texte hybride, mêlant fiction, essais, notespersonnelles, bribes d’observations prises sur le vif. Lesnombreux récits ne sont qu’en apparence indépendantsles uns des autres. Les fils de ces histoires s’entrecroi-sent, tissant habilement un motif commun qui est celui duvoyage. Selon Olga Tokarczuk, le voyage reflète la réalitédu monde contemporain, caractérisé par le mouvement,l’instabilité, la précipitation. Il ne s’agit pas seulement duvoyage dans l’acception la plus courante du terme – unbanal déplacement géographique –, mais aussi desvoyages dans les tréfonds du corps humain et de ceux quipermettent d’explorer la Terre, de percer les mystères ducosmos. Cette savante construction polyphonique traduitl’éclatement, la fragmentation de la perception du mondepar les nomades des temps modernes que nous sommes.La trame de ces quelques dizaines d’histoires est rebrodéede motifs récurrents, tels les pèlerinages, l’eau inondant lemonde, le sang inondant le corps, les diverses formes querevêt la quête de l’immortalité, l’aspiration à conférer unordre à un monde chaotique, à donner un sens à la vie, fa-ce à l’inéluctabilité de la mort et de la désintégration detoute chose.La richesse des thèmes abordés dans Les Pérégrins im-plique l’emploi d’un lexique très varié, spécialisé, ainsi qued’un vocabulaire et de tournures propres à diverses pé-riodes historiques. Par ailleurs, ce livre abonde en cita-tions d’ouvrages et en références mythologiques ou philo-sophiques. Le traduire m’a demandé, par exemple, de mepencher sur la littérature de la Grèce antique, sur le carté-sianisme ou sur la technique de la plastination des corpshumains. J’en profite ici pour remercier les amis qui m’ontservi de consultants dans les domaines de la médecine etde la philosophie. De son côté, Olga Tokarczuk n’a pas mé-nagé son temps précieux pour répondre à mes innom-brables questions, m’aidant ainsi à clarifier le sens de cer-tains passages. En effet, elle privilégie les ellipses,l’ambiguïté et laisse volontairement bien des choses dansle vague.Chaque traducteur a sa méthode de travail. Loin de moil’idée de recommander la mienne aux autres, surtout àceux pour qui la traduction constituerait la seule activitésalariale ! Perfectionniste invétérée, je travaille avec uneextrême lenteur. Je commence toujours par une traductionla plus littérale possible. À partir de cette trame, je m’ap-plique à affiner le style, à rendre la langue plus fluide, plusexpressive, tout en luttant contre la tentation de marquer

le texte de ma touche personnelle. Dans le cas des Péré-grins, j’étais amenée à tenir compte de ce qui, dans le tex-te original, était obscur ou semblait contradictoire. J’ai dûajouter les explications qui s’imposaient, soit par la tra-duction même, soit par des notes en bas de page. Ce n’estqu’après un temps de pause, nécessaire pour laisser mûrirma réflexion, que j’aborde l’avant-dernière étape, la plusdélicate : l’oreille attentive à percevoir la voix de l’auteur,je cherche à trouver le ton juste. C’est le moment d’élimi-ner les scories – les longueurs, les redites –, de gommerles aspérités du style, en lisant chaque phrase à mi-voix, àl’affût des fausses notes. Coller au plus près de l’écritured’Olga Tokarczuk – écriture spontanée, nerveuse, écheve-lée, avec des phrases courtes, émaillées de métaphores,d’aphorismes – était une tâche d’autant plus ardue que lessystèmes linguistiques du polonais et du français ne coïn-cident guère. La langue polonaise est beaucoup moins exi-geante en ce qui concerne la clarté, la logique du récit,l’emploi des temps, alors que le français exige plus de ri-gueur et de précision. Puis, talonnée par les délais, je doispasser au toilettage définitif du texte, traquant les der-nières fautes, les coquilles.Quand on examine un texte littéraire à la loupe, qu’on endissèque chaque phrase, le désir d’exprimer autrement lesmêmes idées émerge fatalement. Le traducteur se canton-nera-t-il dans son rôle d’humble tâcheron, censé restertransparent, invisible ? Ne sera-t-il pas tenté de s’autoriserplus de liberté, au risque de s’éloigner sensiblement del’écriture de l’auteur et de produire une œuvre tout à faitdifférente ?Faut-il avoir peur du traducteur ?

* A traduit entre autres Slawomir Mrozek, Olga Roze-wicz, Andrzej Stasiuk. Les Pérégrins d’Olga Tokarczukparaît ce mois-ci aux éditions Noir sur blanc.

Les Pérégrinsd’OlgaTokarczukpar Grazyna Erhard *

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CRITIQUEDOMAINE ÉTRANGER

BLACK ROCKD’AMANDA SMYTHTraduit de l’anglais par Bruno Boudard,Phébus, 349 pages, 22 e

Celia, la narratrice, est une ravissante orphelinede Trinidad ; sa mère est morte peu après

l’avoir mise au monde, et elle est élevée avec sesdeux cousines par sa tante Tassi, une robustefemme de bon cœur. Mais Tassi est peu clairvoy-ante en matière d’homme, et celui qu’elle a accep-té de prendre pour second mari, Roman, est unêtre vil et violent. Un jour, profitant de l’absencede son épouse, il abuse de Celia. Celle-ci s’enfuit,et désormais doit gagner sa vie : elle devient alorsdomestique chez le docteur Emmanuel Rodriguezet sa famille. Avec lui, elle connaît une brûlantepassion physique, mais aussi les affres et la décep-tion déchirante d’un chagrin d’amour.Black Rock a tout d’un roman de formation : lanaissance difficile, l’apprentissage de l’indépen-dance et ses vicissitudes, le premier amour etmême, à la fin du récit, des révélations sur l’originede l’héroïne. Celia n’est pas la fille de qui elle croy-ait… La plume d’Amanda Smyth est fluide et sou-vent sensuelle pour décrire les corps ou la nature,comme ce jardin où, « sous la lumière de la lune, lesbuissons avaient une teinte argentée et étaient aussitouffus qu’une chevelure argentée ; l’herbe se coloraitelle aussi d’argent et avait l’air aussi moelleuse qu’onavait envie de s’allonger dessus ». Clandestine, la re-lation entre Rodriguez et Celia est l’occasion debelles pages, où affleure la fièvre des sens – mais lelecteur comprend avant la narratrice tous les petitségoïsmes du docteur, annonciateurs de sa futureindifférence. Le récit acquiert ainsi une dimensionféministe, en montrant le statut d’une femmenoire dans cette Trinidad du XXe siècle : Celia,aussi séduisante, et forte, soit-elle, doit s’éleverdans une société où le pouvoir appartient auxhommes – blancs. L’originalité de ce captivantmais classique récit d’initiation tient finalement àsa conclusion : Celia est une enfant prodigue, dontle retour signe paradoxalement l’entrée pleine etentière dans le monde adulte.

Delphine Descaves

En 1992, alors que la guerre dé-chirait les peuples hier encoreunis dans la Yougoslavie titiste,alors que Milosevic et ses com-

plices ouvraient de nouveaux camps deconcentration, le nationalisme faisaitrage en Croatie également. Le journalGlobus publia alors « l’une des haranguesles plus virulentes, les plus écœurantes,contre cinq femmes coupables d’avoir dé-noncé la folie nationaliste, à une époqueoù personne n’en avait l’idée ». Elles fu-rent « qualifiées de sorcières croates » –et Dubravka Ugresic, qui était l’uned’elles, dut s’exiler. Depuis lors, elleparcourt l’Occident autrefois inacces-sible : de Berlin à New York en passantpar Amsterdam, elle scrute, avec perspi-cacité et humour, notre quotidien – oùrodent les fantômes d’un passé qui nepasse pas encore... Alors qu’elle fit alter-ner, jusqu’aujourd’hui, la forme roma-nesque (Le Ministère de la douleur en2008) et celle des essais (Ceci n’est pasun livre en 2005), elle nous offre ici unouvrage composite et assez inégal. Si lapremière partie – la plus réussie, la plustravaillée peut-être – rassemble decourtes chroniques de quelques pages,les deux suivantes sont composées detextes plus longs et parfois un peu ba-vards, moins bien maîtrisés : le récitd’un voyage d’écrivains à travers notrecontinent, dans un train comiquementnommé « Le Littérature-express Europa2000 », précède ainsi une longue pro-menade dans Amsterdam et des essaisplus théoriques.Le destin de l’exilé(e) est le porte-à-faux,il lui faut « vénérer un seul Dieu : la Va-lise », le Nulle part est sa patrie – et lasituation malaisée qui est la sienne exige

de lui une vigilance de tous les instants,qui le tient en éveil. S’il doit, doulou-reusement, faire l’apprentissage d’« unehumilité servile dans le processus deconquête de son nouveau pays », nul dou-te qu’en retour il y gagne une clair-voyance nécessaire à sa survie en milieuhostile. Dubravka Ugresic peut ainsipratiquer une sorte d’ « ethnographiepostobjectiviste » (sic !) qui dépeint crû-ment nos mythes et rites, nos modes etmanies. Nous partageons ainsi sonétonnement face au « rituel collectif dulunch » qu’elle se doit de pratiquer,« chaque mercredi », avec ses collègesuniversitaires, « autochtones améri-cains », chacun muni de sa boîte enplastique personnalisée d’où il tire lanourriture qu’il picore sans en offrirune miette à autrui. Elle observe égale-ment une nouvelle espèce humaine, as-sez effrayante, composée de « femmesmûres », reconnaissables à leur uniforme(« sac à dos et petite bouteille d’Evian »),qui, « avec sur le visage une expression se-mi-pornographique et semi-philoso-phique, tirent quelques gorgées d’eau » deleur bouteille, quel que soit le lieu oùelles se trouvent… Elle ne peut s’empê-cher de relever des similitudes inquié-tantes entre le monde qui fut le sien etcelui qui se dessine confusément au-jourd’hui : hier comme demain, « l’his-toire et la culture sont les banques les plussûres pour le blanchiment desconsciences ». L’intolérance et le racismed’hier se maquillent désormais avec« l’alibi des différences culturelles ».Si l’air communiste était peu respirable(« la vie de tous les jours ne se vivait pas, el-le s’exécutait »), il n’est pas certain que ce-lui d’aujourd’hui soit plus sain: « il sentl’argent frais et l’avenir du capitalisme ».

Thierry Cecille

IL N’Y A PERSONNE POUR VOUS RÉPONDREDE DUBRAVKA UGRESICTraduit du serbo-croate par Janine MatillonAlbin Michel, 308 pages, 24 e

Avec la distance ironique

que confère le regard décalé

de qui n’est pas de chez nous,

Dubravka Ugresic dépeint

notre présent, burlesque

et pathétique à la fois.

L’exilest son métier

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 45

Quelque chose de déchirant enmême temps que tranquille,comme une mince fracture invo-lontairement perpétuée, se dit à

travers ces pages lentes et puissantes, ame-nant des masses de vécu arrachées à tel outel bord d’une existence. Celle avant toutd’Arvid, celui qui dit je, et qui à 37 ans vitle cataclysme d’un divorce. De n’être plusaimé de celle qui « avait été toute sa vie de-puis quinze ans et qui bientôt ne le seraitplus » ouvre une large blessure dans le tissude son expérience, pour libérer tout ce quis’y est produit et sédimenté de douloureux,d’impensé, et de refoulé. Et notamment,une histoire d’amour premier, et le plus dé-çu de tous : celle avec sa mère. Femme in-trigante, courageuse et réservée, elle ap-prend avoir un cancer et prend aussitôt lechemin de son pays natal, le Danemark,pour y accomplir ce dont elle éprouvait unbesoin intime et en quoi Arvid – ce filsdont elle « ne sait pas que faire » – va,contre son gré, l’accompagner.La complexité des rapports entre mère etfils est à la mesure de celle de leurs histoiresrespectives, les deux se livrant sur un ryth-me retenu, prudent, incomplet. Elle, a euquatre fils ; celui qui se fait présent au mo-ment crucial de sa vie n’est pas son préféré,d’autant qu’une nouvelle fois il est plus en

demande qu’elle d’aide etd’assistance, et elle n’ypourra répondre que depeu (l’auteur de la 4e decouverture a-t-il lu l’ouvra-ge ?) : « Et j’ai peut-être vuà son dos qu’elle faisait un effort, qu’elle dé-plaçait le centre de la gravité de son corps pourse détacher du lieu où elle était dans ses penséeset se rapprocher mentalement de moi ».Per Petterson, l’un des plus importants ro-manciers norvégiens dont le lecteur françaisdécouvre là un quatrième titre (après Jus-qu’en Sibérie ou Pas facile de voler les che-vaux…), excelle dans cet art de saisied’états intérieurs à travers des configura-tions des corps, animés ou pas ; dans cetteharmonie tracée entre émotions et senti-ments d’une part, objets et environnementsde l’autre : « j’avais toujours entendu lestrains de marchandises ; par la fenêtre ouverteme parvenaient le bruit des roues d’acier surles rails d’acier et la longue et curieuse plaintedes freins. Puis les wagons s’ajustaient les unsaux autres dans un entrechoquement de mé-tal. Main dans la main, me disais-je alors,épaule contre épaule ; des bruits consolateursdans l’obscurité silencieuse ». Aussi, n’est-cepas la moindre qualité du roman que defaire accéder le lecteur, à la faveur d’uneécriture précise et sensible, à un univers

physique que l’on connaît peu, celui d’unpays scandinave, où la nature peut être in-attendue : « Il y avait des effluves âcresd’algues sèches et de méduses en décompositionsous la lumière aveuglante. Il y avait l’odeurde la mer et le parfum lancinant des oyats(…) » et dont les paysages urbains sontrendus avec une efficience quasi plastiquequi n’est pas sans rappeler W.G. Sebald.Dans ce décor évolue Arvid, incertain, pas-sif et plutôt insatisfait, en vrai homme sansqualités : « Mais mon cerveau semblait souf-frir d’inattention, il n’était plus qu’une tachede téflon où tout glissait (…). Dans ma vie,je ne faisais attention à rien ; des choses se pas-saient et je ne les enregistrais pas. Des chosesimportantes ». C’est le côté inconsistant,fuyant et insignifiant du processus de vivre,tissé qu’il est d’une continuité temporellesur laquelle il est impossible de toujours in-tervenir, que ce personnage incarne de ma-nière aussi convaincue que troublante.Dans son inertie il en arrive à souffrird’avoir une identité : « une partie de mesproblèmes seraient réglés si j’avais un père in-connu et sans nom qui se promenait dans lesrues obscures, vêtu de son vieux pardessus etportant les chaussures que ma mère lui avaitdonnées. Qui se promenait sans trêve à la re-cherche d’un endroit à lui, un endroit pasbien grand (…) où je me serais terré, recro-quevillé dans un coin sombre (…) ». Tandis

que l’un de ses frères, bâtard, ala chance d’être : « un enfant nédans le secret et la honte au largedu Danemark, entre oyats etmoutons, sur une île appeléeLæesø. Elle y était partie en toutehâte, alors que mon frère était en-

core un poisson d’argent dans son ventre. Etcela créait entre eux une complicité dontj’étais exclu. Il portait le soleil et la souffrancedans son corps, il évoluait dans un monded’écume et de mer bleue ».Englué dans l’aboulie qu’il produit lui-mê-me, l’homme subit les pleins comme lescreux de sa trajectoire. Même le commu-nisme, la seule valeur qu’il ait choisie endevenant volontairement ouvrier, il n’enn’avait pas vu l’échec, surpris par la nouvel-le de la chute du mur de Berlin : « le tempsavait agi dans mon dos et je ne m’étais pas re-tourné ». Et pourtant, une sourde ténacité,une fidélité à soi, un espoir mince mais ca-pable, sous-tendent les existences chao-tiques et imparfaites. Oui, quelques accordsvrais à propos de l’humain se lèvent del’écriture de Per Petterson, qui disent laviolence, l’inconsistance, la persévérance, etle besoin de l’autre.

Marta Krol

MAUDIT SOIT LE FLEUVE DU TEMPSDE PER PETTERSON - Traduit du norvégien par TerjeSinding, Gallimard, 234 pages, 18,50 e

Avec Maudit soit le fleuve du temps, le Norvégien Per Petterson

taille une vue en coupe sur ce qu’est vivre.

De l’eau qui dortC

.Hél

ie

Arvid,un hommesans qualités.

46 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

Qui restitue au mieux le vivant, le réel etl’imaginaire ? L’oralité ou la littérature ?Pas de faux débat et surtout aucun juge-ment de valeur. On peut prétendre que

la parole puisse être d’or sinon d’art et déplorerson extrême fragilité et sa fugacité.La Caraïbe, haut lieu de l’oralité et des mélangeslinguistiques, offre de drôles delangues, créoles, pidgins, des musiquesaussi. La littérature y a la part belle.Une littérature qui réussit pleinementà marquer la parole et en exalter tour-nures et chatoiements. Art dans lequelexcelle Olive Senior, née sur l’île en 1941. Onpeut ainsi s’étonner qu’il ait fallu tant de tempspour traduire un de ses huit ouvrages.Couvrant une période allant de la construction ducanal de Panama (1914) à aujourd’hui, les nou-velles décrivent les tensions inter-culturelles, inter-générationnelles opposant descendants des mon-tagnes et de l’esclavage et Békés, blancs issus de lacolonisation, mais aussi ruraux contre urbanisés oureruralisés comme les rastas. Elles mettent en scènedes êtres accrochés à leur langue, leurs traditions,leurs imaginaires, en butte à la modernité, à l’ac-culturation, au racisme. La plupart sont desfemmes, au verbe haut, principales victimes dansleurs corps, dans leurs cœurs, de ces exactions.« Tu crois que je suis folle, miss ? » recueille lesmonologues d’une pauvresse quémandant une piè-ce aux automobilistes. Elle cherche aussi un inter-locuteur à qui confier la misère qui l’a laissée sé-duite, abandonnée, dépossédée de son enfant. Leschauffeurs effrayés, agacés ou indifférents, remon-tent leurs vitres. « S’il y a toujours Mussieu Dieu là-haut, qu’est-ce que j’ai fait pour qu’il peut faire quetout le monde est contre moi ? »La mort est souvent violente au pays du reggae.Pour fuir la réalité, Miss Lyn se ment. Douzepages de mensonges aussi pathétiques que lyriques.Enlaçant le cadavre de son mari tué par un poli-cier, elle l’exhorte à cesser de « Nager dans le

chiendent ». Il rêvait de mourir au bord de la mer.« Arnold, si tu crois que je mens. Tu vois la grandevague là-bas. Elle vient par-dessus la montagne. Ellevient pour nous emmener à la maison. »Les narratrices sont souvent des servantes et les hé-roïnes des ti filles. Les unes et les autres passent plusaisément d’une classe sociale, d’un groupe culturel à

l’autre. Les premières en pre-nant du recul et en analysant lesévénements. Les secondes parinnocence, rencontrant leurspremières désillusions. En allantchez les blancs ou les bourgeois,

il vaut mieux ne pas avoir les cheveux grainés qui té-moignent d’origines africaines, et rendent certainesamitiés impossibles. « L’homme-anoli et sa dame »n’apparaissent qu’en toile de fond derrière la nou-nou de Shelly-Ann buvant le thé chez Miss Ersie,une collègue. Leurs papotages sont interrompus parles enfants qu’elles gardent. Shelly-Ann veut toutcasser. Son beau-père, gangsta, trafique la drogue.Chez elle, il y a des chiens morts partout.« Le pied de Christophine », plante potagère quidonne un légume de la famille de la courge, a tou-jours fait la joie de Miss Evadney. De jeunes rastassquattent derrière chez elle, les christophines dis-paraissent. Aussi pauvres les unes que les autres, lesdeux générations n’arrivent pas à tolérer leurs fa-çons de vivre. La nouvelle se clôt sur une femmequi en a trop vu et se tait, peut-être à jamais, etl’autre qui ne cesse de répéter une phrase qui rela-tivise tout. On le sait, la langue est la meilleure etla pire des choses. Sa beauté, sa luxuriance, sa pu-deur et sa liberté permettent ici d’embrasser l’hu-maine condition.Bravo à Christine Raguet, la traductrice, qui amerveilleusement rendu en créole français, le pat-wa jamaïcain, parler populaire dérivé de l’anglais.

Dominique Aussenac

ZIGZAG ET AUTRES NOUVELLES DE LA JAMAIQUED’OLIVE SENIOR - Traduit du jamaïcain par Christine Raguet,Zoé, 292 pages, 20 e

En neuf nouvelles, Olive Senior

chante les joies et les misères

du petit peuple jamaïcain. Blues ?

Non, mento ou calypso.

Ni Béké,ni rasta

CRITIQUEDOMAINE ÉTRANGER

DR

L’HEURE D’AVANTDE COLIN HARRISONTraduit de l’américain par Renaud MorinBelfond Noir, 212 pages, 17 e(en librairie le 15 septembre)

George Young, un avocat d’assu-rances à l’existence on ne peut

plus tranquille, est engagé par la veuvede son ancien directeur pour savoir ceque faisait son fils Roger une heureavant sa mort accidentelle causée parun camion. Très rapidement, Georgese rend compte que cette affaire estbien trop grosse pour lui et que l’en-quête va le mener là où il n’aurait ja-mais voulu aller.Si de prime abord, l’histoire sembleplutôt classique, le lecteur se laisse trèsrapidement happer par la tension nar-rative distillée par Colin Harrison toutau long de ce roman plutôt bref, quiest à la base une commande du NewYork Times.Adoptant un ton résolument humanis-te plutôt étonnant dans un romannoir, Colin Harrison nous fait visiterNew York, des caniveaux avinés auxbureaux à Rolex, tout en parenthésant,toujours avec justesse, sur l’amour, lavie de couple et ses tensions, le mal dela cinquantaine, le désir, la violenceinhérente à une grande ville commeNew York, etc.Le New York Times a dit de Colin Har-rison: « Harrison est à New York ce queChandler et Ellroy sont à Los Angeles ». Ilaurait fallu ajouter : « et Jacques Brel àKnokke-le-Zoute », car sur le trognonde la Grosse Pomme comme dans laville chantée par Brel, Y’a pas d’espoir/Etpas de doute non/Ce soir il pleut.

Laurent Santi

Victimes dansleurs corpset leurs cœurs.

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Port et étuve en bord d’OcéanIndien, Massaoua est un chau-dron où mijotent les colons ita-liens en cette fin de XIXe siècle.

Toutes les grandes puissances ont leurempire – la Péninsule s’est octroyél’Ethiopie, à conquérir en partant de sabase arrière érythréenne entre mer, dé-sert et montagnes. S’y projettent en ci-némascope les fantasmes d’exotisme etde gloire des coloniaux, microcosmeétouffant par le repli identitaire face aux« indigènes » – dont on retrouve encore,de nos jours, l’essence parmi certainessociétés d’expatriés – et propre à exacer-ber les traits de caractère de chacun, àl’unisson avec les excès du climat.Scénariste, dramaturge, et auteur de po-lars, Carlo Lucanelli (né en 1960 à Pa-lerme) croque avec bonheur une galeriede portraits fouillés de ces habitants-voyageurs d’un espace décalé – les pro-jets de la métropole sont trop souventsans commune mesure avec les réalitésdu terrain – et où l’ambition colonialese décline sur le thème de la transgres-sion, barrières à franchir, frontières àrepousser, interdits allégrement bannis,dans une Afrique matrice, « terre de lahuitième vibration/de l’arc-en-ciel : leNoir/c’est le côté obscur de lalumière./Dernier coup de pinceau du ta-bleau de Dieu ». L’Afrique, comme ré-ceptacle des rêves les plus fous, maisaussi « pour donner un désert aux plèbesdéshéritées du Midi » – ces régions méri-dionales (Sardaigne et Sicile incluses) àla traîne face à un Nord (Piémont etToscane) en plein essor économique.Il y a là Cristina, l’incontournable fem-me enfant, coquette aux caprices meur-triers, Aïcha, prostituée kounama unpeu sorcière, Branciamore capitainevertueux et amoureux, Flaminio, majorsadique et délirant, Serra, carabinier en-rôlé incognito pour traquer un assassin

d’enfant acharné et lugubre, Cristoforoet Vittorio, fonctionnaires larrons quisavent « faire la Magie », soit « faire dis-paraître la marchandise inexistante aumoment de (son) débarquement à Mas-saoua », et une multitude de bidasses –Pasolini l’anarchiste venu « porter la sé-dition (…) à la Colonie », Sciortino, lepâtre égaré que tout le monde oublie –tous plus pittoresques et attachants lesuns que les autres. C’est aussi qu’ils re-transcrivent la force des particularismesrégionaux d’une Italie mosaïque, réuni-fiée depuis à peine une quarantained’années. Chacun s’identifie à son ac-cent et son dialecte – il faut saluer le re-marquable travail du traducteur SergeQuadruppani.Tout ce beau monde (la préservationdes apparences est essentielle dans l’en-fer caniculaire) se dirige au pas forcé dela Grande Histoire vers la batailled’Adoua, minutieusement reconstituée.Première défaite conséquente et inat-tendue – auparavant « aucune armée in-digène n’a réussi à battre une armée euro-péenne bien encadrée ». L’expansion sebrise sur la puissance de Ménélik, leGrand Négus, la presse lui assurant lareconnaissance internationale qui le his-sera au rang d’icône des luttes anticolo-niales et des droits civiques au XXe

siècle. « Nous avons cru nous imposer àquatre bédouins achetés avec de la verro-terie et en fait nous sommes allés casser lescouilles à l’unique grande puissance afri-caine, chrétienne, impérialiste et moder-ne. Même des timbres, il avait fait impri-mer, le Négus. »La Huitième Vibration, ce noir célébrépar le poète éthiopien Tsegaye Gabre-Medhin, persécuté par le Derg et morten 2006, auquel Lucarelli a empruntéson titre en hommage, est bien celle del’effondrement des utopies, travaillé parune écriture visuelle, puisée à la tradi-tion des contes oraux, tout en reprises,offrant la saveur de la langue italienne –et de son humour, même s’il est parfoisgrinçant. « Leur tâche, à la Colonie, satâche, est de trouver des héros à montreraux gens. Les morts, on le sait, sont tousdes héros mais il en faut des vivants. »

Lucie Clair

LA HUITIEME VIBRATION DE CARLO LUCARELLITraduit de l’italien par Serge QuadruppaniMétailié, 415 pages, 22 e

Vue à la loupe

de Carlo Lucarelli,

la difficile et éphémère

conquête d’un empire

colonial cristallise

les passions humaines.

Rififi aux colonies

EN ATTENDANTBABYLONED’AMANDA BOYDENTraduit de l’anglais (États-Unis) par Judith Roze et OlivierColette, Albin Michel, 448 pages, 22 e

Deux fois martyre est la Louisiane. Après l’oura-gan Katrina, la marée noire. Cette région est

en outre sans cesse menacée par les inondations duMississippi qui est « un long trait de merde marronqu’allait se jeter dans l’eau bleu-vert du golfe. Le troudu cul de l’Amérique, voilà d’où elle vient la flotte deLa Nouvelle-Orléans ». C’est ainsi qu’AmandaBoyden décrit sa ville aimée avec passion, malgréses turpitudes. Elle lui offre avec ce roman un élo-ge appuyé, lyrique et sans ennui. Par le biais d’unepoignée de familles d’ « Orchid Street », représen-tantes des couleurs, noirs, blancs et Indiens immi-grés, le narrateur omniscient dresse un tableau demœurs généreux en détails et en émotions. L’en-traide entre voisins, la cuisine fabuleuse, lesamours conjugales et les aventures sexuelles, la suc-cession des générations, tous sont, malgré « lesépreuves de la vie », les accidents, les maladies, for-midables… C’est le moment de l’ouragan Davidqu’à choisi la romancière pour bouleverser son pe-tit monde et montrer combien on aime cette villeet cette vie menacées. À travers l’évacuation, le re-tour après la fausse alerte, l’exubérance de festivitéshautes en couleur, on voit poindre les excès et lesdysfonctionnements de nos sociétés : rappeurs fri-qués et vulgaires, couples en crise, alcool à gogo,dealer adolescent et meurtrier sans avenir…Chaque personnage communique avec le lecteurgrâce à un monologue intérieur et des dialoguesqui intègrent sa voix, sa langue. Même si d’abordcette tranche de vie et de ville paraît avoir un peutrop de bonhomie idéalisatrice, le péché la gangrè-ne jusqu’au bain de sang. À travers l’allusion à cet-te Babel que fut Babylone, ainsi qu’à l’imminencede la destruction apocalyptique, Boyden inscrit sacité d’accueil dans un second mythe. S’agit-ild’une élégie à un monde en voie de disparition ?

Thierry Guinhut

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CRITIQUE DOMAINE ÉTRANGER

On savait les Argentins nostal-giques. On ne se doutait pascependant que leur nostalgieétait capable d’embrasser non

plus le passé mais l’avenir. Non plus leretour mais le départ. Rodrigo Fresán,lui, a déjà montré dans plusieurs textesun penchant certain pour les renverse-ments féconds, pour la relativité, spatia-le ou temporelle (allant parfois jusqu’àtenter de greffer sur la fiction le principedit « d’incertitude »). Le Fond du cielpoursuit ce travail de déséquilibristequ’il impose au roman. Et en pointantson doigt vers Urkh 24, sa planète tuté-laire, l’écrivain nous ferait presque croi-re que « Ce qui est survenu est aussi fan-tastique que ce qui va survenir ».Isaac Goldman est scénariste pour unesérie télévisée. Avec son cousin Ezra Le-venthal, ils ont fondé l’un des premiersfanzines spécialisés de science-fiction.Or chez Fresán, « l’enfance est une autredimension » à explorer, et la mémoire,une machine a remonter le temps. Desannées plus tard, Isaac et Ezra se rap-prochent à nouveau grâce au souvenird’une jeune fille à la beauté indescrip-tible et aux étranges récits, dont ils ontété tous deux amoureux étant enfants,avant de la perdre à jamais.À de rares exemples près dont celui-ci,l’amour est en effet un des grands ab-sents de l’œuvre de Fresán, trop préoc-cupée par ces deux infinis que sont l’en-fance et la mort. Dans Le Fond du ciel,l’amour est une science-fiction ; « Je medemande s’il existe quelque chose de plusscientifique que l’irruption soudaine duvirus de l’amour dans l’hôpital de la jeu-nesse, cette présence extraordinaire qui,tout à coup, sans prévenir, te possède et faitde toi un astronaute en transe. » Dès cetinstant, la fiction fresanienne devientune élégie puisque, comme les baleinesou l’enfance, la science-fiction et sonimaginaire sont en voie de disparition,

dépassée par un monde qui les réalise.Les romans de Fresán sont prodiges deces personnages de gamins fascinants, àmi-chemin entre le geek et le Weltgeist,l’enfant perdu et le génie pur. Le che-min d’Ezra et d’Isaac traverse aussi l’his-toire du XXe siècle Tandis qu’Isaac scé-narise et finit par devenir l’ayant droitd’un écrivain culte, Ezra est recruté parl’armée américaine pour élaborer la pre-mière bombe nucléaire, assiste à l’assas-sinat de Kennedy, participe à plusieursconflits mondiaux, et se retrouve ausommet de l’une des Twin towers, uncertain matin du 11 septembre 2001.Avant que Le Fond du ciel n’ouvre lechapitre d’une guerre américaine enIrak. Rodrigo Fresán, en lecteur assidud’Asimov, Sturgeon, Bradbury et autrePhilip K. Dick semble ici prendre actede la fin d’un monde. Voire de la fin dedeux. Et cela plusieurs fois.Cette manne romanesque qui tisse àtout-va et convoque au besoin histoire,lectures, films, séries télévisées, l’auteurde Mantra la domine par un goût de lamétaphore omniprésent et souvent trèslibre. On pourrait parfois reprocher àces pages, dont le volume a consid-érablement diminué depuis le projetinitial (de plusieurs milliers à moins de300) l’attrait du métadiscours et parfoisd’une figure auctoriale quelque peuthéâtrale. Mais un roman de Fresán estsouvent une véritable expérience de lec-ture qui offre une voix narrative plutôtqu’une narration traditionnelle et faitdu texte – à l’instar de la narrationcinématographique – une réalité vocale,parfois musicale. Qui veut entrer chezFresán doit d’abord accepter sa com-pagnie, accepter celle de ses mé-taphores, parfois intempestives, souventd’une étrangeté aérienne. « J’écris ceslignes exactement comme suit : hors dutemps et de l’espace, en apesanteur, coupéde toute communication avec le centre decontrôle ». Il faut une semblable vertude lecteur pour goûter pleinement àcette romance science-fictionnelle quiconstate avec une ineffable tristesse lamort d’un certain futur.

Etienne Leterrier

LE FOND DU CIEL DE RODRIGO FRESANTraduit de l’espagnol (Argentine)par Isabelle Gugnon, Seuil, 302 pages, 21 e

L’écrivain argentin Rodrigo

Fresán poursuit l’exploration

des rapports du temps et de

l’esprit, en découvrant à son

lecteur Le Fond du ciel.

Nostalgie du futur

LA MALÉDICTIONDES COLOMBESDE LOUISE ERDRICHTraduit de l’américain par Isabelle ReinharezAlbin Michel, 495 pages, 22,50 e

Rien de ce qui arrive à Pluto, petite ville du Dakota,où vivent indiens, métis et blancs ne semble sans

relation avec le massacre d’une famille de fermiersblancs perpétré il y a deux générations mais dont lecoupable n’a toujours pas été identifié. La jeune Eveli-na Harp écoute son grand-père maternel Mooshumlui relater les faits. Il est le « rescapé » de la pendaisonpunitive qui a coûté la vie à trois indiens innocents.Comme dans Love Medicine publié en France en2008, nous retrouvons ici les thèmes chers à LouiseErdrich : le rapport à la mémoire, la volonté des blancsd’occulter le passé opposée à celle des indiens de lemaintenir vivant à travers leur tradition orale.Le roman se déploie dès les premières lignes en unevaste fresque foisonnant de personnages, d’images etde sons. Les événements sont captés avec tous leursdétails dans une saisissante instantanéité : des nuéesde colombes s’abattant impitoyablement pour détrui-re les récoltes, et ces femmes en robe blanche récitantdes prières à travers champs dans l’espoir vain de leschasser, les godillots d’un jeune garçon imprimant lesol de traces marquées d’une croix… et ces mêmesgodillots ballottant plus tard dans le vide.Nous découvrons les familles Harp, Peace, Milk,Coutts. Des liens de parenté se sont formés entre lesdescendants des victimes et ceux des auteurs du lyn-chage. Leurs histoires ne cessent de se recouper créantun climat confus et troublant. « Maintenant que cer-tains d’entre nous ont mélangé dans la source de leurexistence culpabilité et victime, on ne peut démêler lacorde. » Les ondes d’un choc initial continuent de sepropager. Comme à travers un monde replié sur sonhistoire, telle l’Amérique tout entière face à son passé.Profusion d’anecdotes, alternant drôlerie et tragédie,références a une symbolique parfois biblique, parfoisamérindienne, l’écriture de Louise Erdrich se joue detous les paradoxes en une ambivalente chorégraphie.Jusqu’au moment où le ballet s’immobilise sur unesurprenante note de violon. Vibration mortelle ven-geant enfin l’irréparable, mais surtout intuition d’unepossible vérité à la frontière du rêve et de la réalité,témoignage fugace de ces imperceptibles passerellesentre « le banal et l’immense ».

Yves Le Gall

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HISTOIRE LITTÉRAIRE LES ÉGARÉS, LES OUBLIÉS

Tandis qu’un corbillard s’avançaitdans le brouillard, suivant l’airconnu, sait-on bien ce que faisaitMarc Michel ? Aussi pénible qu’il

soit de l’admettre, Marc Michel s’esclaffait.Oui, il s’esclaffait, armé de sa plume, au-des-sus du récit qu’il avait intitulé Pohol et quepublierait, les 7 et 8 novembre 1832, legrand journal quotidien du Sud, Le Séma-phore de Marseille, celui-là même qui ac-cueillera plusieurs centaines d’articles d’Émi-le Zola à la fin du siècle. Le récit de MarcMichel, qui signait jusqu’alors ses jeunes es-sais du pseudonyme plein d’autodérision de« Scribomane Job », connut un succès fou:repris en 1835 dans la Revue française, fon-dée en 1835 par Emmanuel Gonzalès, lefondateur du Juif errant (1834-1835) et dela Revue des voyages (1852-1853), il paraîtraencore en 1837 dans L’Anti-Camaraderie endeux livraisons de printemps. Son Poholavait de quoi séduire.À l’instar des écrits de Pétrus Borel, quin’apparaîtra sur la scène littérature qu’unan plus tard, en 1833, avec ses Rhapsodies,et des romantiques que l’on dit frénétiques,ce Pohol avait tout pour convaincre les gensd’esprit. Plein d’une noirceur toute funèbreet vouant son personnage à la malédictiond’un destin toujours plus sombre, il se pré-sentait sous la forme de quelques pages ai-mablement tracées, ponctuées d’adressesmalicieuses au lecteur, vives et terriblementamusantes. « Vous voyez ? »On y reconnaissait, et l’on y reconnaît tou-jours, les exubérances terribles du romannoir anglais issu du XVIIIe siècle dontMaurice Lévy a dressé le tableau formi-

dable dans son essai Le Roman « gothique »anglais (Albin Michel, 1995). Roman noirou roman gothique, c’est selon, Marc Mi-chel en avait lu son comptant et n’avait pasmanqué d’en saisir les ficelles. C’est ainsiqu’il imagina son séminariste hanté parl’idée de malédiction, rejeté par les prêtres,rejetant à son tour celle qui l’aimait, pourtomber amoureux à son tour au milieu destombes du Père-Lachaise.Tout cela finit mal, biensûr, et une prochaine édi-tion prévue pour l’automnedonnera les fins maux decette histoire drôlementtragique. Xavier Forneret,Pétrus Borel ou CharlesLassailly n’étaient décidé-ment pas loin…Lorsque Marc-Antoine-Amédée Michel estentré en littérature, à l’âge de 24 ans, c’estpar la satire qu’il entendit se faire remar-quer. Bonne nature, le jeune homme natifde Marseille – il y est apparu le 22 juillet1812 – mettait ses pas dans les traces lais-sées par ses pays Joseph Méry (né en 1797)et Auguste Barthélémy (né en 1796) quis’étaient illustrés dans le registre coruscanten pastichant Voltaire pour brocarder lepouvoir en une Villéliade (1826) très ap-préciée On peut imaginer que leur cadetsuivit cet exemple prometteur et ne sembleavoir manqué de bonne humeur au mo-ment de produire ce Pohol si terrible, si lu-gubre, en un mot : si maudit… Mais cetadmirable détournement des topoï litté-raires d’une époque n’engloutit pas toutel’imagination. Le biographe Gustave Vape-

reau, producteur du Who’s Who de sontemps, en resta impressionné qui ne s’ôtaguère de l’idée que Marc Michel avait dé-buté par des « vers lugubres » dans la Revuede France… « L’autre nuit dans mon litj’étais couché, malade,/La fièvre ardait monfront,/alourdissait mes yeux ; –/J’étais mal. –Des pensers mornes et soucieux/Passait dansmon cerceau la noire cavalcade. » On put li-re aussi une Élégie, des vers ambivalentsd’hommage à Alfred de Vigny – où il estsurtout question de sa postérité… –, desamours mortes, et d’autres follement amu-santes du même ordre.Après des études à Aix-en-Provence et sespremiers éclats de rire sur le Vieux Port,Marc Michel « monta » à Paris en 1834, ritencore avec son vieux Pohol et fit dessiennes dans la presse parisienne qui n’ou-blia pas son passage. S’il changea de styledans l’exercice de la critique pour la Revuedu Théâtre, il trouva moyen de distraireavec esprit les lecteurs de la rubrique descomptes-rendus de la police correctionnelledu Journal général des tribunaux et mêmedu Droit qui vibra entre 1838 et 1845d’une verve comique inusitée jusqu’alors ences dignes pages. Qui doutera encore qu’ils’agit là d’un tempérament ?Occupé parallèlement à des feuilletons pourla presse quotidienne, il consacra beaucoup

de son temps à écrire et à fai-re jouer des pièces de théâtreplutôt… gaies. Collaborantavec une « foule d’auteurs »,il écrivit souvent à quatremains avec Eugène Labiche,usant dans ces occasions dupseudonyme collectif de PaulDandré. On a pu dire ensui-te, comme le relevait Vape-

reau, qu’il était « devenu un des fournisseursordinaires de nos scènes de vaudevilles ». Ondénombre plus de cent pièces… Parmi lesplus applaudies, il y aurait lieu de citer M.de Cottey, ou l’Homme infiniment poli(1838), Une femme qui perd ses jarretières(1851), Maman Sabouleux (1852), Ôtezvotre fille, s’il vous plaît (1854), Mme deMontenfriche (1856), J’ai perdu mon Eurydi-ce (1860)… La spécialité de Labiche est res-tée dans les annales, c’est cette « excentricitébouffonne de situations et de langage » quil’ont fait blâmer par les snobs. Reste qu’ilest dommage que les proses de Marc Michelsoient restées si longtemps dans son ombre.Elles étaient à l’abri de la corrosion, certes,mais elles risquaient d’y attraper une tenaceodeur de sépulcre…

Éric Dussert

Méridional de belle humeur,

Marc Michel s’adonna au

romantisme funèbre, exubérant

– et ironique – avant de

déployer ses trésors d’humour

aux côtés d’Eugène Labiche.

Rire etchâtiment

Tomberamoureuxau milieu destombes duPère-Lachaise.

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Si l’on s’en tenait à la seule successiondes faits, on pourrait résumer ce ro-man à gros traits en disant qu’Evan-geline Hansen couche de temps en

temps avec son mari Sjalof, un peu plussouvent avec son amant, un certain HansMadsen, dont la fiancée Mithra coucheparfois avec Amandus Johansen, contrai-gnant ainsi Hans à se venger avec Sofia, la-quelle se console comme elle peut auprèsde Sjalof... Ou pour faire encore plussimple : que tout le monde couche avectout le monde, comme pour accéder à unesorte d’amour universel, et que seul le dé-cor change, la scène se déroulant tantôt àCopenhague, tantôt à New York ou Rio deJaneiro. Il conviendrait quand mêmed’ajouter que les hommes font exactementce qu’il faut pour révéler chez leurs parte-naires la prostituée qui sommeille en elles,et leur faire comprendre que l’amour, fina-lement, n’est qu’un bluff à ne pas prendreexagérément au sérieux.Mais pour peu qu’on se laisse aspirer par lapuissance hypnotisante de ce roman, on ac-cède à un univers beaucoup moins superfi-ciel. Tous les personnages rassemblés icisemblent ne vivre que pour sentir en eux« le vrai démon heureux de la haute sauvage-rie ». Telle femme découvre ainsi, à la fa-

veur d’une énième expériencesexuelle, qu’elle est « un tigresauvage qui doit goûter du fouetpour être sociable » ; telle autredemande à son amant du jourde lui marcher dessus, del’écraser dans la fange, afin queseule sa tête dépasse, et ensuite de la tuer ;d’autres avouent avoir couché avecquelques centaines de messieurs « par unesorte de besoin rêveur et non pas pour gagnerde l’argent »… Et si toutes les femmes ont àpeu près le même besoin – « un peu de rigo-lade entre les cuisses » –, c’est sans douteparce que les hommes adorent ça, et qu’ilsen redemandent.Alors que la planète vit une des plus grandestragédies de son histoire (le roman s’ouvreen 1940 et se referme en 1941, le tempspour l’Allemagne d’occuper le Danemark etde mettre l’U.R.S.S. à sang), Jens AugustSchade (1903-1978) somme son lecteur desuivre chaque personnage dans une quêtedes plus intimes : celle de l’extase érotique,« où le fait d’être assassinée par son bien-aiméproduirait une simple sensation de béatitude ».Cette plongée dans l’intimité de l’être hu-main et dans la mystérieuse dynamique deses pulsions sexuelles passe nécessairementpar le rêve, où l’on évolue à mi-chemin

entre le réel et le fantastique, où hasards etsymboles se côtoient, et où il n’est pas rareque l’on ait des hallucinations visuelles (àmoins que les émois du corps et de l’espritne soient capables de miracles : « il avait vucouler sous sa manche une source avec sonherbe verte, ses fleurs et sa terre de printemps,fraîche, noire et odorante »). On ne saitd’ailleurs jamais trop si les personnages rê-vent ou s’ils vivent réellement leurs aven-tures érotiques, incertitude accentuée dansle dernier tiers du roman par le fait quechacun change régulièrement d’identité etque les morts réapparaissent brusquementsur une scène romanesque qu’ils n’avaientpourtant pas quittée.Le plus surprenant finalement, ce n’est pasce déchaînement de sensualité, qui poussel’être humain aux confins de la bestialité,mais que Schade ne tombe jamais ni dans lavulgarité, ni dans la pornographie – contrai-rement à Sade, tout est toujours très conve-nable chez le romancier danois. Il arrive mê-me que sa phrase se fasse poétique etabandonne des envolées qui ravissent : « Dela radio venait de la musique, une symphoniede vagues, où mer et soleil se fondaient dans sonâme en impressions sonores et lumineuses ».Des êtres se rencontrent… est un roman sansintrigue (là où certains ne verront qu’unechronique du temps qui passe, d’autres y li-

ront peut-être, mais alors enfiligrane, l’éducation senti-mentale du jeune Hans, dési-reux d’étudier « la vie pourpouvoir comprendre l’amour »),et fait, pour l’essentiel, dephrases d’une grande simpli-cité et pleines de fraîcheur.

Malgré cela, il a tout pour désorienter. Sesdialogues aux allures surréalistes parexemple, dans lesquels doit pouvoir s’en-tendre « la rosée des violettes », ses passagesqui dérangent (surtout parce qu’on ne seles explique pas), mêlés à des délicatessespoétiques auxquelles on ne s’attend pas :« Dans l’obscurité, ils trouvèrent pour la pre-mière fois de leur vie leurs bouches, et il leursemblait pénétrer dans un jardin de nuagesqui ondoyaient autour d’eux ». On en ressorten souhaitant y revenir, sans savoir « quelssont les motifs qui peuvent être derrière l’im-moralité et la folie apparente d’une jeunefemme », mais en sachant qu’elles existentet qu’elles peuvent, sous la plume de Scha-de, devenir d’une beauté miraculeuse.

Didier Garcia

DES ETRES SE RENCONTRENT ET UNE DOUCEMUSIQUE S’ELEVE DANS LEURS CŒURSDE JENS AUGUST SCHADETraduit du danois par Christian Petersen-MerillacGérard Lebovici, 232 pages, 14 e

Dans ce roman publié en 1944, le Danois Schade explore les pulsions

sexuelles de l’être humain, là où la vie et la mort ne font qu’un.

Vertige des sens©

Lars

Han

sen

HISTOIRE LITTÉRAIRE LES INTEMPORELS

50 LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010

Quels motifsderrièrel’immoralitéet la folie ?

LE MATRICULE DES ANGES N°116 SEPTEMBRE 2010 51

COURRIEREN DISANT EN ÉCRIVANT [email protected]

À oublierCher MDA,Ai lu avec attention votre dossier Suter.N’ai pas réussi à terminer Le Cuisinierbien que l’idée fût intéressante, je leconcède. Ma connaisssance de l’auteurest minimale. Il s’agit du premierouvrage que j’aborde, mais commel’auteur est encensé et lu, en allemand,dans les lycées suisses, je m’y suislancé. Quelle déception quant à latraduction française ! Mon suisseallemand est totalement insuffisant pourle lire dans le texte. Le traducteur m’asemblé « à côté » du sens helvétique decertaines expressions. Bref, cela sonnefaux pour un lecteur frotté aux usalémaniques. Je n’ai pas d’exemples àdonner car j’ai abandonné l’opus dansun chalet de vacances… C’est dire.D’ailleurs votre petite critique de la page24 est un peu mitigée.Pour rester dans la « suissitude »,je remarque que l’article sur NicolasBouvier fait mention d’une éducation« huguenaute » sic !! et ne mentionnepas que l’ouvrage sur les Boissonnasest une réédition d’un ouvrage pasencore tout à fait disparu.Merci et bon été.

Jacques Rey, Lausanne

Y a quelqu’un?Très têtu que je suis, je réitère auprèsde votre brillante équipe, à quelquesannées de distance, mon souhait qu’undossier + couverture d’un prochainnuméro du Matricule soit enfin consacréà « Dante », je veux parler du grand, del’immense, Armand Gatti…Je crains qu’une fois mort et enterré ouencendré, il soit trop tard pour lerencontrer et l’interviewer…

François

RemerciementPar les temps qui courent, lire leMatricule est un vrai bol d’air, un bonvent de liberté. Continuez !

Annick

Joie et peineJ’apprécie votre constance à suivre ladiversité éditoriale non tapageuse. J’aidécouvert Gallmeister grâce à vous etaucun titre de cet éditeur ne m’a déçu(mention spéciale à Indian Creek dePeter Fromm). Je n’aurais pas cruqu’il puisse exister une revue aussi

indépendante depuis aussi longtemps.Parfois, petit nuage noir, vous encensezun peu la posture de l’artiste qui souffrepour sa création (…). Bien vu leschroniques de Jacques Serena et autresartisans écriveurs.

PascalPaix des ménagesMon homme est un ange ! Pour monanniversaire il m’offre le seul cadeau quime faisait rêver : un abonnement auMatricule. Merci la vie.

Christine

Œnologie et littératureRetour de vacances. Règle n°1 : nejamais partir avec son beau-frère. Règlen°2 : surtout si celui-ci se pique de vin.Une semaine à visiter les chais du Sud-Ouest, et à vivre l’enfer : tel produit trèsbien fait, tel petit exploitant, etc. Assezpour rêver de bière éventée et decocktail au Fanta. Heureusement, dansmon chez moi parisien, m’attendMatricule 115, laissé là pour apprivoiserla rentrée. Je lis, premières pages, ça

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AUSSENAC, RICHARD BLIN, CHLOÉ BRENDLÉ, LAURENCE CAZAUX,THIERRY CECILLE, LUCIE CLAIR, CAMILLE DECISIER, SOPHIE DELTIN,DELPHINE DESCAVES, ANTHONY DUFRAISSE, ÉRIC DUSSERT, DIDIER

GARCIA, JÉRÔME GOUDE, THIERRY GUINHUT, PASCAL JOURDANA,MARTA KROL, EMMANUEL LAUGIER, JEAN LAURENTI, YVES LE GALL,BENOIT LEGEMBLE, ETIENNE LETERRIER, GILLES MAGNIONT, FRANCK

MANNONI, VIRGINIE MAILLES VIARD, LAURENT SANTI.PHOTOGRAPHE OLIVIER ROLLER

ILLUSTRATEUR YANN FASTIER

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COMMISSION PARITAIRE 0211 G 87593ISSN 1241-7696LE MATRICULE DES ANGES, ASSOCIATION RÉGIE PAR LA LOI 1901,EST PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CENTRE NATIONAL DU LIVRE© LE MATRICULE DES ANGES 2010TOUS DROITS DE REPRODUCTION RÉSERVÉS.

m’apaise. Et puis, au début du dossierconsacré à Martin Suter, voilà ce qui metombe dessus sans crier gare : l’écrivain« produit un vin d’un rouge sombre, uncabernet sauvignon qui en bouche laisseéclater des saveurs de fruit (pêchenotamment) ». En bouche, saveur defruit, c’est reparti, et tout se mêle,pourquoi ma sœur dans les bras deGérard Depardieu tous deux penchéssur les vignes, et je vous tiens pourresponsables.

Max (75)

DoléancesÀ tous les anges qui peuplent votre revueet même à ceux qui n’en sont pas,je souhaiterais quelquefois que le« dossier » ne dévore pas tant d’espace,car le sujet n’est pas obligatoirementalléchant aux yeux de certains lecteurs.Peut-être le chapeau n’éveille-t-il pas lacuriosité. Les phrases mises en exerguen’expliquent-elles pas les qualités,l’originalité du texte. Le regardapathique de l’écrivain ou duphotographe (Suter, Salvayre) n’incline-t-il pas à l’empathie ! Alors que,notamment, l’entretien avec Michonétait absolument jubilatoire (…). D’autrepart, l’article consacré aux librairiesd’une ville (Strasbourg) que l’on n’habitepas ne peut retenir l’attention (…).Et bonne année. Ouvrez l’œil !

Marceline (Paris)

Yann Fastier

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ZOOM PHILIPPE FOREST

Àl’image de ces fleurs périssablesque sont les nuages, les vies pas-sent, dévalant vers le néant le vide« avec lequel tout s’arrête ». N’en

subsiste rien, sinon l’empreinte immatériel-le d’une expérience unique, et le sentimentd’une fondamentale énigme, tant ce qui lesfonde relève d’événements aléatoires.Que reste-t-il d’une vie, sinon peut-être ceque l’on peut en dire ? Mais qu’en sait-onau juste, qu’est-il possible de savoir d’unhomme dont la vie, par exemple, s’inscriten filigrane d’un des rêves du vieux XXe

siècle – celui de l’aviation ? D’un homme –le père de l’auteur – dont la vocation estpeut-être née en voyant, enfant, les hydra-vions d’Imperial Airways, qui desservait lesprincipales destinations du Commonweal-th, se poser sur les eaux de la Saône, du cô-té de Mâcon, où il habitait.Quand il naît, en 1921, il y a déjà dix-huitans que les frères Wright ont expérimenté lepremier engin volant et douze que Blériot atraversé la Manche. Âge héroïque qui vit lemonde entier s’enthousiasmer pour des cas-se-cou expérimentateurs et des pionniersbricoleurs. L’histoire de l’aviation était néeet allait se confondre avec celle du XXe

siècle. Mais, dès 1914, avec la guerre, le cieldevint l’espace d’un nouveau champ de ba-taille et l’avion fut aussitôt mis au service dela barbarie, ce qui n’empêcha pas le sièclede continuer à croire que la « conquête del’air » permettrait d’unifier l’univers etd’œuvrer à l’avènement d’une humanité pa-cifique et prospère – un rêve « sur lequel laguerre n’a rien pu, et qu’elle a même renforcéen lui donnant la dimension tragique qui luimanquait un peu, celle qui double l’optimis-me d’un revers de nuit. » Utopie magnifiquedont Philippe Forest évoque les héros –

Lindbergh, Mermoz, Guillaumet ou Saint-Exupéry – autant que la face noire, celle dela barbarie dévastatrice.C’est sur cette toile de fond historique quese détache donc l’histoire de ce père obte-nant, à 17 ans, son brevet de pilote, à quil’exode apportera l’amour, et qui, partipoursuivre ses études à Alger, se retrouveraaux États-Unis où il deviendra pilote dechasse dans l’Army Air Force, avant d’êtrechoisi comme moniteurinstructeur, ce qui le frus-trera à jamais « de sa guer-re ». Un homme qui, deretour en France, entreraà Air France pour y deve-nir commandant de bordet finir sa carrière, au dé-but des années 80, auxcommandes d’un Boeing 747. Un père quide l’aviation s’était fait une sorte de reli-gion, et qui donnait toujours l’heure enGMT + 1 « comme s’il avait vécu dans untemps parallèle, imperceptiblement décalé »par rapport à celui de ses enfants, et sem-blant flotter « dans le nulle part d’un espacesans limites ni frontières ».Mais, outre la manière d’éclairer toute uneépoque, ce roman vaut aussi pour la façondont il interroge la notion de biographie, etquestionne les rapports de la vérité à l’obs-cur. Une vérité biographique qui n’existeque si elle se trouve inventée, tant il s’agit,à partir de quelques bribes invérifiables desouvenirs, de conjectures et d’investigationsimaginaires, de construire une hypothèsevraisemblable « afin de rendre compte de cequi, malgré tout, restera toujours inintelli-gible ». En allant au devant de ce qui se dé-robe, celui qui raconte arrange les anec-dotes, « falsifiant ainsi la formidable

inconsistance du passé », l’événement le plusimportant n’ayant jamais « que la valeur es-seulée d’une anecdote ne témoignant que pourelle-même, dépourvue de toute relation vraieavec ce qui vint avant ou avec ce qui viendraaprès ».Ce que montre bien Philippe Forest, c’estqu’une vie loin d’être un tout homogène etlisse, relève de l’arbitraire, des résultatsd’une loterie journalière d’événements « ar-

bitrairement décidés par la ren-contre hasardeuse de deux acci-dents ». Qu’elle est soumise aumême mouvement « sans rimeni raison » du temps quiconstruit et déconstruit sanscesse le spectacle offert par lesnuages. Si bien qu’« il n’y apas lieu de s’étonner de ce que

toute vie ait l’air d’un roman puisque racon-ter sa vie, ou bien celle d’un autre, revienttrès exactement à lui donner cette allure deroman qui la fait seule exister ». Parce queson mystère est impartageable et que cha-cun n’est que la somme inconsistante detous ses avatars.Le Siècle des nuages ne cache rien de la vio-lence de la vérité, de « la pathétique iniquitédu destin », comme de ce pur passage parmiles apparences à quoi se résume une exis-tence. Ainsi, ce père, constatant à la fin desa vie que « tout ce à quoi il avait cru cessaitinsensiblement d’exister pour les autres ».D’où la grande ombre de saudade cernantces pages où la méditation sur le temps etla mort le dispute à la nécessité de perpé-tuer la mémoire des disparus comme pourmieux prolonger et achever leur existence.

Richard Blin

LE SIECLE DES NUAGES DE PHILIPPE FORESTGallimard, 560 pages, 21,50 e

Derrière l’histoire croisée de l’aviation

et de la vie de son père, c’est à l’essence

romanesque de chaque vie, et à l’impensable

loterie dont elle dépend, que s’attache

Le Siècle des nuages de Philippe Forest.

Le tempssuspendu

La nécessitéde perpétuerla mémoiredes disparus.

Oliv

ier

Rol

ler