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LE MONDE SELON KOSTAS AXELOS Henri Lefebvre Éditions Hazan | « Lignes » 1992/1 n° 15 | pages 127 à 140 ISSN 0988-5226 ISBN 9782850252778 DOI 10.3917/lignes0.015.0127 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-lignes0-1992-1-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions Hazan. © Éditions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Éditions Hazan | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Éditions Hazan | Téléchargé le 17/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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LE MONDE SELON KOSTAS AXELOS

Henri Lefebvre

Éditions Hazan | « Lignes »

1992/1 n° 15 | pages 127 à 140 ISSN 0988-5226ISBN 9782850252778DOI 10.3917/lignes0.015.0127

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-lignes0-1992-1-page-127.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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HENRI LEFEBVRE

LE MONDE SELON KOSTAS AXELOS*

« Le ml Monde "est" l'espace-temps de l'ouverture; plus précisément, il y a le Monde en tant qu'espace-temps de l'ouvert,

aventure de l'errance, jeu de l'itinérance, ressort de l'enjeu. »

Kostas Axelos, Sytématique ouverte.

« Effrayante solitude du dernier philosophe. La nature le terrifie, les vautours tournent au-dessus de lui. Il apostrophe la nature: donne l'oubli! .. Non! comme un titan il supporte la douleur- jusqu'à ce que la réconciliation dans le grand art tragique lui soit donnée ... » Ces lignes de Nietzsche évoquent la figure de Kostas Axelos; toutefois, s'il est le dernier philosophe, il n'est ni le dernier des hommes, ni l'Œdipe ultime qui ne résout l'énigme de l'homme qu'au terme de cette espèce

•· Henri Lefebvre, sociologue, philosophe, est mort en juin 1991, à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Il fonde en 1924, avec Pierre Morhange et Norbert Guterman, la revue Philosophies (qu'il évoque dans ce texte). Il entre en 1928 au Parti communiste qu'il quitte en 1958 (mais dont il se rapprochera de nouveau vers 1978). Il collabore vers la fin des années cinquante à la revue Arguments, de Kostas Axelos, Edgar Morin et Jean Duvignaud, puis se rapproche de Guy Debord et des situationnistes. On considère généralement que ses cours à l'Université, de Strasbourg puis de Nanterre, constituèrent le laboratoire des idées du mouvement de Mai 68. Il est l'auteur d'une soixantaine de livres, parmi lesquels on peut citer Logique formelle, logique dialectique (Editions sociales, rééd. 1982), Métaphilosophie (Minuit, 1965), Sociologie de Marx (P. U.F., 1966), la Fin de l'Histoire (Minuit, 1970), L'idéologie structuraliste (Le Seuil, 1975), La pensée devenue monde (Fayard, 1980), La somme et le reste (rééd. Méridiens-Klincksieck, 1990), etc. Kostas Axelos est l'auteur de trois trilogies ; la première comprend Héraclite et la philoso­phie, Marx, penseur de la technique et Vers la pensée planétaire. La deuxième, Contribution à la logique, Le jeu du monde et Pour une éthique problématique. La troisième : Arguments d'une recherche, Horizons du monde et Problèmes de l'enjeu. Vient de paraître, Métamorphoses. Tous ces livres aux Editions de Minuit, dans la collection << Arguments >> que dirige Kostas Axelos.

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ratée. Au contraire: Kostas Axelos est aussi le premier ou l'un des premiers d'une espèce qui dépasse l'humain dérisoire sans pour autant prendre les traits du Surhumain selon Nietzsche.

Philosophe ? En quoi ? Le dernier ? Comment et pourquoi ? Il commence, comme les philosophes de tous les temps, par une rupture. Il

prend distances et recul. Il se détache de la pratique (sociale et politique). Il reste donc dans la tradition philosophique de l' époché. Certes, sa démarche ne consiste pas en une« réduction>> (phénoménologique, sémantique ou autre), et s'il quitte le terrain du quotidien c'est pour y revenir, pour l'apprécier en le situant. Il n'en renonce pas moins dès le départ à intervenir. Autrefois militant, activiste même, Kostas Axelos ne devient philosophe qu'en abandonnant l'action, et parce que l'action politique l'a déçu. Avantage inappréciable de l'attitude philosophique : elle crée un « espace de liberté >> où la pensée et son discours peuvent se déployer, transformant cet espace en un vaste théâtre de la mondialité. Magnifiquement, le monde se théâtralise, les jeux cachés devenant visibles. Inconvénients de cette démarche ? Le déploiement splendide et solitaire exige une acceptation totale, puisqu'il comprend la totalité, comme on le verra. Kostas Axelos ne peut avoir que des disciples qui l'acceptent comme il accepte l'univers. Or, il ne veut pas de disciples. Mais n'était-ce pas la situation des plus grands, des origines (Héraclite) à nos jours ? Mais comment renoncer à introduire quelque chose (semence ou venin ?) dans la « réalité >>, dans le devenir « mondial et planétaire » ? Comment ne pas tenter d'infléchir, directement ou non, le cours des choses ? La pensée ne peut-elle commencer autrement que par cet acte de renoncement et de distancia­tion, qui ne retrouve le « réel » que pour le décrire en fonction de la totalité et pour l'apprécier hautement et amèrement?

Une démarche inverse ne viserait-elle pas le même but par une autre voie ? Le quotidien relève de l'histoire, des idéologies, de la technique, de l'économie et de la politique. Il en dérive parce qu'il en résulte. Par ce cheminement s'atteint donc aussi une totalité fragmentaire et fragmentée, en devenir. Mais un tel souci ferait sourire Kostas Axelos, car il provient, non sans quelques détours, de Marx et de ce qu'on nomme communément« marxisme». Ce n'est pas en ce sens que Kostas Axelos surmonte l'antique philosophie contemplative. C'est en saisissant immé­diatement le principe de l'immanence-transcendance, c'est-à-dire, pour lui, le jeu engendre le devenir du monde (le monde en devenir).

Philosophe, Kostas Axel os l'est en ce sens qu'il parachève la longue recherche de la philosophie, son long parcours (millénaire) au cours duquel la pensée tente en vain de se définir, de se constituer, de s'établir sur le mode d'une substance. Le privilège spéculatif attribué à tel ou tel aspect ou fragment du « monde » permet ces tentatives, et fait que le sol aussitôt se dérobe sous les pas des philosophes.

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Dès lors, la pensée qui se cherche et cherche ce qu'elle pense se déplace ; lente­ment mais inévitablement, elle traverse les médiations qu'elle suscite et va vers de nouveaux horizons. Les philosophes ont d'abord conçu puis exploré la nature (physis) ; ensuite ils ont posé et présupposé la transcendance divine, prolongeant dans la métaphysique les théogonies, théologies, théodicées ; après quoi la philo­sophie mit au premier plan l'humain et l'homme, pour enfin s'ouvrir au mondeC1l.

Cette dernière ligne du long cheminement de la pensée vers elle-même et vers le monde, qui l'a jalonnée ? Pour ne pas remonter plus loin, il y eut Schelling, puis Schopenhauer, puis Nietzsche, enfin Heidegger. En marge, cherchant à définir l'homme et l'humain dans leurs rapports avec la nature, elle-même représentée comme univers : Marx.

La succession et le déplacement de la pensée présentée ainsi, relient chez Heidegger les divers aspects de son enseignement philosophique ; phénoménolo­gie, historicité, ontologie. Ils disent d'après lui l'histoire de l'Etre, de ses dispen­siations et de ses occultations. Heidegger atteint les retraits et les dons de l'Etre par l'analyse du langage et surtout du vocabulaire philosophique aux différentes époques. Pour Kostas Axelos il ne s'agit plus d'une histoire de l'être, mais du devenir-monde de la pensée au sein du monde en devenir. Dès le départ, le monde se découvre à Héraclite et à Parménide avec la problématique fondamen­tale : le Même et l' Autrè, le devenir et la répétition, la substance et l'errance, le vrai et le non-vrai (l'apparence). Pourtant, ce n'est qu'après des siècles et des siècles de poursuites, de méditations (et de confusions) que le monde se retrouve et se reconnaît (l'être en devenir de la totalité fragmentaire et fragmentée du monde multidimensionnel et ouvert, écrit Axelos(2). Du début à la fin de la philo­sophie, le monde est ici et là-bas ou là-haut, présent et absent, atteint et fuyant. Le déplacement de la pensée qui se cherche en cherchant le monde éclaire pour Axelos son devenir : ses élans et ses chutes, sa vie et sa mort, bref son histoire. Ce que refusent les historiens, attentifs à montrer la cohérence interne des systèmes et les raisons de leur succession, soit par rapport à telle problématique, soit par relation avec l'économique, le social, le politique.

Ici, il y a un point délicat, une fine articulation. Premièrement Kostas Axelos prolonge la philosophie à travers Heidegger, mais en lui tournant le dos. La marche ou démarche de Heidegger est caractéristique ; il découvre ou plutôt recouvre le monde ; il ne l'explore guère. Il aperçoit l'ouverture et ne s'y engage pas.

1. Voir les deux premiers livres d'Axel os Héraclite et la philosophie, Editions de Minuit, 1962, et Marx penseur de la technique, ibid., 1961.

2. Voir Vers la pensée planétaire, Editions de Minuit, 1964, Le jeu du monde, ibid., 1969 et Horizons du monde, ibid., 1974.

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Il revient en arrière, vers l'originel, l'initial, le fondamental ou le fondement, poursuite au cours de laquelle il s'égare (il erre) en considérations sur le langage,sur la vérité (de l'Etre) qu'il tient et maintient malgré sa vision de l'errance. Heidegger s'oppose ainsi diamétralement à ceux qui s'orientent vers le final, vers la théologie et vers le sens de l'histoire révélée par son terme. Or, Kostas Axelos ouvre une autre voie : l'exploration de l'éventuel, de ce qui advient ou survient, de l'avènement ou événement. Qu'est-ce qui advient et survient ? Toujours et partout l'épreuve et la preuve du devenir. Tous ceux qui s'engagent en un sens et donc affirment ce sens, tous ceux qui parient sur une action et sur un but, tous se retrouvent déjoués. Autre chose que ce qu'ils ont voulu, prémé­dité, projeté, sort de leurs actes, qu'ils aient gagné ou perdu. Le déjouement prouve le jeu et montre les enjeux, réels et/ou fictifs, pratiques et/ou imaginaires. Ce qui provient du devenir diffère du possible attendu. Ainsi va le jeu du monde ; ainsi se déclare la pensée dialectique d' Axelos : le joué et le déjoué. Ainsi débute l'exploration du monde et se crée elle-même une pensée, encore naissante ...

Ne craignons pas d'insister, en montrant combien cette exploration diffère des traditions philosophiques occidentales. Par exemple, il ne s'agit plus chez Kostas Axelos du rapport classique « sujet/objet ». La dialectique (ou pseudo-dialec­tique) du sujet et de l'objet avorte; elle se termine en une tautologie: pas de sujet sans objet- pas d'objet sans sujet. De plus, le sujet a éclaté en même temps que son modèle implicite, l'individu, l'atome social. On a maintes fois décrit chez les philosophes, en le déplorant ou bien en l'encourageant, cet éclatement ; on a mal restitué ou reconstitué le « sujet » avec le « sujet collectif » ou le « sujet de l'his­toire >>. L'objet ? Il a lui aussi éclaté en chose, produit, matérialité, objectivité, probabilités, etc. On a interminablement spéculé sur l'unité du sujet et de l'objet, soit « pré-perceptive >> et infra-consciente, soit synthétique et supra-consciente. Kostas Axelos, négligemment, balaie ces interrogations autour desquelles tourne et se retourne la philosophie. Pour lui, s'il y a un « objet >>, c'est la planète, la Terre mise en danger au cours de son errance par l'« Homme>>, qui se met ainsi et aussi en question. Que sera l'homme planétaire ?

Rompant ainsi avec la philosophie comme il rompt avec la pratique (l'empirie), Kostas Axelos cependant a compris ce qui fit- jadis -l'âme ou l'esprit de la phi­losophie. La science va du fini (le zéro et l'unité, le commencement fixé, le point, le segment, etc.) à l'infini mathématique, cosmologique, spatio-temporel. Alors que la philosophie inverse cette démarche et va implicitement ou explicitement depuis Spinoza de l'infini au fini. Le défini et le fini font problème. L'analytique de la finitude, de ses lieux et moments, de sa place dans le monde, émerge dans la pensée contemporaine, c'est-à-dire dans la pensée qui cherche à naître et qui avorte, sans que la portée de cette inversion du savoir scientifique - qui ne le

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détruit pas mais le surmonte - soit encore profondément comprise. Dans l'ensemble des ouvrages de Kostas Axel os la dialectique du fini et de l'infini au sein du monde transparaît dans toute son ampleur, enveloppant celle du joueur déjoué qui devient le jouet du devenir. Il perçoit au sein de la finitude la présence et l'absence de l'infini (devenir): temps-espace qui emporte le fini, le fragmente et se fragmente en lui, qui se multiplie et se totalise, voie irréversible et irrémédiable de la vie inséparable de la mort. Dans l'errance sans commencement ni fin assi­gnable, ni vérité ni erreur.

Cette manière de finir et de commencer, cet acte inaugural, cette démarche ini­tiale et donc initiatique qui appartiennent en propre à Axelos ne sont pas les seuls possibles aujourd'hui. Sans doute peut-on également prendre en compte par la recherche théorique toute la pratique sociale et politique - et de façon critique, à travers le travail du négatif (la « crise ») tenter de la totaliser. Dans une telle mise en perspective, qui ne s'impose pas mais se propose, le jeu ne reçoit aucun privi­lège ontologique ; il ne peut passer pour le révélateur du monde et du devenir. C'est un moment parmi les autres, unique toujours et jamais le même et cepen­dant en relation avec l'Autre et les autres moments : amour, création, action, contemplation et repos méditatif, savoir, etc. Ce qui tendrait à franchir le passage et la transition, entre la philosophie et la méta-philosophie. Nous y reviendrons ...

Philosophe, donc Kostas Axelos est le dernier. Si quelqu'un ne croit pas que cette situation a été montrée clairement, qu'il considère ceux qui se pensent « phi­losophes>> ou que l'on décore de ce titre. Que font-ils ? Ou bien l'inventaire du savoir acquis par d'autres, ou bien des tentatives pour féconder la vieille philoso­phie par tel ou tel savoir partiel : historique, sociologique (ici l'auteur de ces pages pourrait glisser une petite auto-critique ; mais est-ce le lieu ?), biologique, psy­chologique ou bien entendu psychanalytique, voire politique. Est-ce encore de la philosophie ? Non. C'est plutôt un mixte de savoir et de spéculations abstraites. Cette mixture, souvent agréable, répond certainement à une curiosité, à une attente. Le philosophe qui s'inspire de tel savoir parcellaire rencontre sur son parcours le spécialiste de ce savoir qui se voudrait philosophe et « généraliste >>, D'où des succès spectaculaires. Mais ces livres à la mode ne font que jalonner le dépérissement de la philosophie. Ils n'accomplissent plus la démarche philoso­phique et n'inventent pas une démarche novatrice. Kostas Axelos ne peut se ran­ger parmi ces fossoyeurs de la philosophie, officiels, superficiellement critiques, voire contestataires. D'ailleurs il n'a jamais eu beaucoup de succès, mais sa stature ne cesse de grandir.

Certains intellectuels qui ont lu ou tenté de lire les livres de Kostas Axelos commettent à son propos de curieux malentendus. Ils lui accorderaient sans doute que « l'homme >> et sa planète risquent leur existence, « l'homme >> étant

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menacé et assailli de tous les côtés par les forces qu'il a lui-même déclenchées, les techniques et les armes, la démographie galopante, l'épuisement des ressources et le ravage de la Nature, l'éclatement des entités vénérées, à savoir la ville, la raison, la nation, la famille, l'Etat, l'histoire, etc. Ils lui accorderaient même que «l'homme>> n'émerge à ses propres yeux qu'en raison de ces menaces, qui liqui­dent les illusions dites idéologiques, y compris l'humanisme. Pourtant ces philo­sophes attribuent à Axelos une représentation elle-même idéologique. Ils croient que, pour lui, « l'homme >> a pour partenaire invisible une sorte de malin génie ou de dieu cruel, qui s'amuse avec lui. Ce joueur absolu engagerait avec« l'homme>> une partie, soit selon des règles strictes comme aux échecs, soit en laissant la plus large place au hasard, comme au poker. La mise- l'enjeu- pour « l'homme >>, c'est lui-même. Or, cette représentation déforme la pensée d'Axelos. Le jeu du monde, pour lui, c'est le temps -le devenir. Les activités humaines et le savoir en général misent sur la répétition : des gestes, des actes, des signes, des situations, des expériences. Même la réflexion mise sur la redondance. Ce qui tend à nier en l'arrêtant le devenir. Or, celui-ci emporte tôt ou tard ce qui lui résiste. Il apporte de l'imprévu, du non-répétitif, comme l'enfant héraclitéen, qui joue sans règles, capricieusement, mais toujours de façon à déranger l'ordre qu'ont pris les pions ou les pièces du jeu. Ce n'est ni l'absurde, ni l'irrationnel, car le devenir se joue de ce qu'il a lui-même suscité et qui lutte vainement contre lui pour s'éterniser.« Le temps, un enfant qui joue. Royauté d'un enfant». C'est à l'aphorisme héraclitéen qu'arrive Heidegger au bout de sa course - et c'est de cet aphorisme que part Axelos pour le déployer.

Il sait que ni la dialectique ni la logique ne font partie des << superstructures >> et que de toute façon cette dernière notion et les problèmes qu'on lui associe - base et superstructure - tombent dans les débris que nous laisse l'histoire. La dialec­tique héraclitéenne, il faut le rappeler, énonce des propositions qui proviennent d'une immédiateté et d'un contact direct avec le monde : le feu, le fleuve, l'enfance, etc. Par la suite << l'homme >> a suscité pour les traverser de multiples et puissantes médiations entre lui et le monde. Il a séparé ce qui se confondait et réuni ce qui se donnait séparément. Il ne s'agit pas seulement de représentations­comme la nature, les dieux et/ ou le dieu - mais de capacités qui appartiennent à <<l'homme>> et viennent de lui encore qu'elles s'interposent entre lui et le monde, entre lui et lui-même. Toutes ces médiations dont la connaissance (la science et les sciences, mais aussi les œuvres d'art et de civilisation, comme la ville) a été constituée, parcourue, traversée. Dernières d'entre elles : la technique et la tech­nologie, qui suivent leur cours, dotées d'une autonomie à la fois apparente et réelle. Apparente, car ce sont des puissances humaines - réelle, car elles consti­tuent le << réel >>, se retournent contre << l'homme >>, le menacent, le débordent, le

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vouant à l'impuissance devant ses propres puissances (ce qu'exprimait si bien le terme philosophique : aliénation).

Pour Kostas Axelos, nous- c'est-à-dire« l'homme» et la modernité, la pensée qui se réveille ou s'éveille - entrons dans la nouvelle immédiateté, dans un rap­port nouveau avec le monde qui surmonte les médiations sans pour autant les méconnaître ou les rejeter : au contraire en les totalisant. La spécificité de chaque puissance et les différences- par exemple entre la technique et l'art- impliquent des relations. Ces puissances sont à la fois relatives et absolues. Ce qui implique­explique d'une part leur capacité d'autonomie et d'autre part leur place dans la totalité. Celle-ci, qui n'a jamais disparu, qui a suscité les différentes puissances mais que ces puissances occultaient en la fragmentant, se ressaisit maintenant à travers ses fragments -la totalité en devenir, fragmentaire et fragmentée, ouverte et multidimensionnelle. L'intuition de ce qui meut le devenir -le jeu du monde­permet de dominer l'antique philosophie, en réactualisant les aphorismes fulgu­rants qui annoncèrent cette philosophie et la précédèrent, ceux d'Héraclite et de Parménide. La philosophie, contemporaine des médiations et séparations, tentait en vain de les surmonter en les réunissant dans un système ; mais le temps n'était pas venu de la totalité présente dans le rapport « homme-monde >>. Les philosophes, par conséquent, accentuaient les séparations au lieu de les sur­monter. Ils portaient à l'absolu une représentation : l'Etre, le Vrai, la Nature, Dieu, l'essence humaine ... C'est ainsi que l'esprit héraclitéen traverse l'œuvre de Kostas Axelos : paroles poétiques, formules apodictiques, aphorismes mais aussi exposés se succédant dans l'ordre rigoureux que leur intime la pensée en mouve­ment.

Là donc où l'empirisme croyait voir soit un déterminisme objectif, soit le résul­tat d'une volonté libre, soit tout simplement des effets de hasard (que de contro­verses sur le hasard et la nécessité ... ) l'analyse critique d'Axelos montre du jeu et des jeux. Même si les joueurs ne savent pas qu'ils jouent, même s'il n'y a pas de règles explicites et que les enjeux n'apparaissent qu'en fin de partie. Ainsi la (le) politique qu'on prit tantôt pour un art et tantôt pour une science, tantôt pour une technique, se résume en projets et stratégies. La victoire ? Jamais certaine. La défaite ? Jamais assurée. Il faut essayer, tenter, aller de l'avant. La fuite en avant passe pour assez fréquente. Mais s'il y a de multiples jeux, frivoles ou sérieux ou les deux à la fois, les jeux comprenant une suite d'actes accomplis lucidement s'inscrivent selon Axelos dans un ensemble et dans un horizon beaucoup plus vastes ; le monde des jeux humains fait partie du jeu dans le monde et du jeu du monde. Comment se saisit ce dernier ? Dans une intuition générale ou plutôt uni­verselle qui ferait partie du bon sens, mais se perd dans le savoir, dans les réflexions déterministes, dans la rationalité - le logos - comme dans l'irrationa-

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lité. Cette intuition, les philosophes l'ont manquée ; ils passèrent à côté, au nom du savoir acquis, posant la priorité de la détermination ou du déterminisme, opposant la nécessité au hasard et s'égarant dans cette opposition. Kostas Axel os reprend cette intuition fondamentale ; il la porte au concept, au langage.

Bien ou mal entendue, cette thèse reste quelque peu paradoxale. Si le devenir implique l'errance, si la planète-Terre mérite ce nom, comment la totalité peut­elle se rencontrer ou se retrouver ? Se connaître ou se reconnaître ? La totalité n'inclut-elle pas la vérité ? L'erreur, l'apparence, l'illusion, le mensonge se ramè­nent-ils à l'occultation du total par ses propres œuvres et ses propres fragments ? Comment un acte théorique et seulement théorique - un acte de pensée - gagne­rait-ille pouvoir de restituer le global égaré sur la route et retrouver l'immédiat ? Bref, pour le lecteur le plus attentif à Kostas Axelos il reste une aporie : « Errance, Vérité? Totalité vraie?>> Prisonnier de la vérité, Axelos reste un philosophe, à la frontière de la méta-philosophie ...

Pourtant il faut reconnaître que celui-ci ne manque pas d'arguments. L' expé­rience de la modernité ne montre-t-elle pas que les tentatives les plus raisonnables comme les plus folles, que les stratégies les mieux élaborées ont échoué, détour­nées de leur objectif (de leur cible, comme disent les spécialistes). De sorte que le résultat diffère toujours de façon surprenante des intentions initiales et des buts visés. En ce sens, et sans qu'il y ait symétrie ou même analogie, l'échec des fas­cismes répond à l'échec des révolutions selon Marx et le marxisme. Comment oublier que l'annonce du dépérissement de l'Etat et du politique dans le socia­lisme dit scientifique a engendré un Etat tout-puissant et le renforcement du poli­tique à l'échelle mondiale ? Et qu'est-ce que le mondial sinon le marché plus les stratégies ? De plus en plus nettement, toute action y compris l'action politique apparaît comme un pari, avec risques et périls, chances et malchances, possibilités de perdre ou de gagner (mais quoi? Autre chose qu'attendu). Les notions de jeu, d'enjeu, de risque, d'opération tactique ou stratégique, se généralisent, sans pour autant qu'on fasse référence à Axelos, lequel contemple hautainement, comme Héraclite, ce monde passablement immonde- ce tas d'ordures ... (cf Problèmes de l'enjeu, entre autres, p. 123).

Mais n'est-ce pas encore un point vulnérable? Le philosophe du Jeu regarde les jeux et ne joue pas. Faiblesse proche de celle des grands noms de la philosophie dépérissante. Il y a chez Heidegger une théorie du projet, mais il n'y a pas de pro­jet heideggerien. De même, en plus atténué ou plus ténu, chez J.-P. Sartre. Or, il est certain qu'il n'y a pas de conscience sans projet, pas d'actes sans possibles. Pas plus que de sujet sans objet. La question qui se pose, c'est donc de construire un projet acceptable, c'est-à-dire ayant quelques chances, et de miser sur cette éven­tualité. De jouer. Au risque de perdre.

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Sans doute Axelos répliquerait-il : «Je joue avec la théorie du Jeu ; mon jeu possède un privilège : Nul ne saurait me déjouer ... » Quelle chance !

(Ici, j'ouvre une parenthèse. Longue. Je [Henri Lefebvre] prends la parole pour dire qu'en lisant les livres de Kostas Axel os, dès le début j'ai retrouvé en beau­coup plus et beaucoup mieux élaboré quelque chose de mes premiers écrits. D'où une sympathie spontanée qui n'a fait que redoubler. C'était vers 1925: fin de l'après-guerre, restauration à l'Ouest du capitalisme, protestation et contestation surréaliste, guerre impérialiste au Maroc, consolidation du P.C., etc. C'était donc avant le stalinisme et le trotskysme, avant Sein und Zeit, avant la publication des œuvres philosophiques, dites de jeunesse, de Marx- que nous fîmes connaître en France dès leur parution. Nous : Un groupe de jeunes philosophes, avec une revue Philosophies, un peu trop oubliée alors qu'on exhume tant de textes et d'auteurs. J'aime rappeler qu'il y avait dans ce groupe Norbert Guterman, Georges Politzer, Pierre Morhange, un peu plus tard Paul Nizan, d'autres encore. Curieux groupe, alors rival des surréalistes, en relations parfois cordiales, parfois tendues avec eux. Je passe ici sur les anecdotes et je tiens à répéter qu'on retrou­verait, pressentiments ou formules explicites, dans cette revue une bonne partie des thèmes qui par la suite animèrent les réflexions contemporaines. Y compris les controverses sur la psychanalyse. Ce groupe, ce fut la (plus modestement : une) tête chercheuse dans le chaos énigmatique de la modernité, qui émergeait alors. Pour mon compte, je rejetais avec la nature et la naturalité toute substantia­lité de la conscience et du sujet, je rejetais aussi, avec la transcendance de la conscience et de la pensée, la thèse d'une essence donnée et pré-existante de « l'homme>>. Ce n'était pas tant ou pas seulement pour théoriser la liberté mais pour affirmer l'aventure. Ce terme, dégagé philosophiquement de son sens tri­vial, désignait à peu près ce que Kostas Axelos nomme l'ouverture, l'acte initial de la pensée ouvrant la voie sans préalable logique ou ontologique. D'où l'idée ou si l'on veut l'hypothèse d'un temps sans support assuré dans une nature ou une substance, mais non sans rapports. Cette idée de l'aventure s'accordait avec le surréalisme, non sans quelque distanciation, encore que la préférence pour la phi­losophie ait interdit aux membres de ce groupe d'accepter la priorité absolue, affirmée par André Breton jusque dans l'action révolutionnaire, du langage poé­tique. Cette idée ou cette représentation de l'aventure s'appuyait sur une sorte de phénoménologie existentielle avant la lettre, dont de longs extraits ont paru dans la revue. Il me souvient que nous nous entretenions souvent, mes amis et moi, d'une sorte de monadologie suprême, selon laquelle les puissances et les moments de la vie humaine, Amour, Connaissance, Poésie, Action, n'étaient ni des formes pures et distinctes, ni des substances, ni de simples relations, mais se définissaient comme des « monades >> (sans suivre de trop près la philosophie leibnitzienne),

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c'est-à-dire comme absolues et cependant sans transcendance, relatives ou plutôt relationnelles : dotées d'une existence souveraine mais n'agissant que par les rap­ports entre elles et avec l'univers. Interactions sans rien d'assuré, chacune des puissances renvoyant aux autres. Dans cette perspective la connaissance n'était qu'une monade, en rapport avec toutes les autres et la totalité.

Ces pressentiments, ces anticipations, le groupe des philosophes les rejeta peu après 1925 pour adhérer au marxisme et par voie de conséquence au P.C. En même temps que la plupart des surréalistes, il faut bien le souligner, ainsi que de l'intelli­gentsia d'avant-garde. D'où une série de mésaventures, sur lesquelles il n'est pas utile de revenir ici, sinon pour remémorer l'abandon provisoire de la philosophie et les grandes énergies employées dans la lutte sur plusieurs fronts : contre le capita­lisme et ses idéologies, contre l'attitude dogmatique qui déjà se figeait à l'intérieur des P.C., contre l'inconditionnalité de l'admiration pour l'URSS, etc. Toutefois, dès la publication des œuvres de jeunesse de Marx, nous (bientôt réduits à deux, Norbert Guterman et Henri Lefebvre, lé premier ayant de plus quitté la France pour New York) reprîmes en l'élargissant l'analyse critique de la réalité, une notion oubliée, transitionnelle entre la philosophie et autre chose, la notion de l'aliénation. Thème et concept qui, non sans controverse, devaient accomplir une fulgurante trajectoire. Ici cesse la parenthèse destinée non pas à déprécier Kostas Axelos mais au contraire à le situer en justifiant le présent hommage ... ).

Plus qu'il ne surmonte la philosophie, Kostas Axelos ouvre l'horizon, montre la voie. Il les désigne ; il pose les premiers jalons. Il « est >> pensée naissante et annonciatrice. Il sait qu'il reste à avancer périlleusement sur ce chemin qui va quelque part. Mais où? Nous ne pensons pas encore. Nous sortons des balbutie­ments qui ont duré plus de vingt-cinq siècles en Occident. Que nous réserve le monde? Nous ne savons pas encore comment opère ce que les Grecs nommaient physis ou hylè, c'est-à-dire nature ou matière; nous savons qu'ils y voyaient un ordre immanent, intelligible, vision non-confirmée et qui d'ailleurs n'était pas héraclitéenne. Tous ceux qui ont cru tenir un élément ultime de la nature, matière non-vivante ou vivante, ont jusqu'ici été détrompés ainsi que tous ceux qui ont voulu définir une loi universelle. L'infiniment infini du monde, le spatio-tempo­rel avec les complexités qu'il recèle, avec l'enchevêtrement peu extricable des commencements et des fins, sans finalités anthropomorphiques, reste à explorer. Mais ce n'est là qu'un aspect de la problématique surgissante : la relation de la pensée au monde passe au premier plan.

Nietzsche entrevit la connaissance tragique: il la délaissa pour la vision, vertigi­neuse et rassurante, de la répétition absolue, le retour éternel. Vision vertigineuse et tout compte fait rassurante, comme la clarté du soleil au-dessus de la caverne de Zarathoustra ou du roc de Surlej. Au retour éternel Nietzsche associa tant

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bien que mal la prophétie non moins vertigineuse et rassurante du Surhumain. Neuve et forte sa parole poétique répandit l'annonce mais n'entraîna pas la réali­sation de la promesse.

La connaissance tragique ne peut pas se confondre avec la tragédie, œuvre d'art. La tragédie suppose le tragique mais le métamorphose en l'arrachant au quotidien et en l'exposant ; elle le transforme en le théâtralisant. Elle ne peut pas davantage se confondre avec une conscience philosophique ou avec un état de la conscience : avec la compréhension de telle ou telle situation passée ou présente. Le tragique et le dramatique, souvent identifiés, se distinguent profondément.

En proie au tragique, c'est-à-dire au devenir, Kostas Axelos le sait et le dit magnifiquement. Il attrape et attaque les « réalités >> par le point vulnérable, par le lien qui fléchit, par ce mauvais côté dont les optimistes du rationnel depuis Hegel ont toujours dit que c'est le meilleur côté : celui du changement en mieux, tou­jours en mieux, celui du sens de l'histoire. Impitoyablement, Kostas Axelos montre ce qui attend ceci ou cela, et c'est rarement favorable, encore qu'il n'exclue pas toujours cette hypothèse. En effet, Axelos n'est pas exactement un pessimiste systématique, il ne dénigre pas. Il n'adopte aucune valeur passant pour établie, ni positivement, ni négativement. Il ne tend pas pour autant vers ce que le pressenti­ment nietzschéen nommait: l'optimisme tragique. Mais personne jusqu'à mainte­nant n'a bien défini cette perspective ou plutôt cette appréciation du monde. Les deux mots s'entendent séparément ; le premier se comprend mieux que le second et leur association reste paradoxale. Pourtant leur jonction ne désigne-t-elle pas la valeur à venir ? Il nous reste à savoir si « l'homme >> peut suivre le poète et déclarer : « Profonde est la douleur du monde, plus profonde est la joie ». Cette promesse n'est-elle pas, elle aussi, difficile à tenir? Quel pari! Quel drôle de jeu!

La critique de la modernité par Kostas Axelos a beaucoup d'ampleur et de force. Elle le fait détester et elle fascine. Il a écrit des pages inoubliables sur la Ville et sa détérioration, sur l'Ethique, sur la Logique et sa place dans le savoir, sur l'homme planétaire et sur le mondial d'aujourd'hui et sur ses dérisions'3l. Le déclin, la corruption, le dépérissement, le pourrissement, suivent de près ou accompagnent pour Axelos la formation, l'ascension. Sa critique dialectique accomplit magistralement au sein de la modernité « telle quelle >> le travail du négatif. Pourtant il ne dit le tragique qu'indirectement, en le réduisant à l'aspect pour lui privilégié, le jeu. Alors que le Jeu n'est sans aucun doute qu'un moment,

3. Voir l'essai sur« La ville-problème>> dans Problèmes de l'enjeu, Editions de Minuit, 1979, ainsi que Pour une éthique problématique (ibid., 1972), Contribution à la logique (1977) et Horizons du monde (1974).

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important certes, mais un moment parmi d'autres, une puissance ou capacité parmi les autres, sans prédominance, emporté lui aussi dans et par le devenir.

Trois écrans masquent le tragique du devenir : le quotidien, le (la) Logique, le Savoir institué, considéré comme acquis ; erreur indispensable et peut-être béné­fique. Il est nécessaire, il est inévitable qu'ils soient là (Da). Ils constituent, ils éta­blissent la« réalité», ce singulier mélange de concret et d'abstrait, de signes et de choses, de vérités et d'illusions, d'apparences figées et de mensonges dynamiques. La « réalité » nous dissimule le monde : le mondain sert d'écran. D'où l'étrange oscillation qui fait que le « réel » semble tout à coup irréel, comme un rêve, par­fois comme un cauchemar. Et que le « plus réel >>, le monde, au-delà de cette réa­lité familière, semble souvent surréel. La « réalité >>, construite à partir du répéti­tif, résiste au devenir et c'est ainsi qu'elle nous cache ce devenir, c'est-à-dire le tragique. « Es ist so !... >> Et c'est bien ainsi, à condition de ne pas se laisser duper, d'ouvrir les yeux à travers le masque et d'aller au-delà. Dans le monde. Sur le che­min de la méta-philosophie, c'est-à-dire de la connaissance du tragique.

La tragédie ? Sa relation avec le tragique ? Nietzsche tenta de percer l'énigme. Il n'y parvint pas mais il perçut l'interrogation:« Comment et pourquoi l'affreux, l'horrible, l'intolérable, représentés et donnés en spectacle apportent-ils beau­coup plus qu'un agrément, plus qu'un plaisir esthétique, une joie ? >> Par quelle surprenante transfiguration présageant peut-être la pensée ? Comment la Grèce, patrie de Kostas Axelos, a-t-elle pu inventer une telle œuvre, plus qu'une forme, plus qu'une création artistique, une œuvre qui marque notre histoire, au même titre que cette autre invention grecque, la Logique, qui lui fait face dans une sur­prenante symétrie ... ? >>L'énigme reste presque entière. Est-ce le lieu de dénouer ce nœud ombilical et le moment favorable ?

Dans les dernières lignes de sa Systématique ouverte (Editions de Minuit, 1984), Kostas Axelos nous dit que le monde a« reçu>> des noms divers, toujours plus ou moins dans la lumière et les scotomisations du logos : logos, on, théos, cosmos et physis, anthropos, histoire et société, échafaudage technicien, jeu. Tous ces noms et maîtres-mots et bien d'autres formules encore n'épuisent pas son jeu. Il se laisse nommer multiplement, et souvent décisivement, dans l'unité de sa totalité fragmentaire ; il est pourtant plus que tout cela. Il « est >> l'ouverture du temps passé-présent-à venir.

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