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  • Leplaisirdutexte

  • RolandBarthes

    L e p l a i s i rd u t e x t e

    ÉditionsduSeuil

  • ISBN978-2-02-006060-8(ISBN2-02-001964-7,1republication)

    ©ÉditionsduSeuil,1973.

  • Laseulepassiondemavieaétélapeur.

    Hobbes

  • Le plaisir du texte : tel le simulateur de Bacon, il peut dire : ne jamaiss’excuser, ne jamais s’expliquer. Il ne nie jamais rien : « Je détournerai monregard,ceseradésormaismaseulenégation.»

    ***

    Fiction d’un individu (quelqueM. Teste à l’envers) qui abolirait en lui lesbarrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simpledébarrasdecevieuxspectre:lacontradictionlogique;quimélangeraittousleslangages, fussent-ils réputés incompatibles ; qui supporterait, muet, toutes lesaccusations d’illogisme, d’infidélité ; qui resterait impassible devant l’ironiesocratique (amener l’autre au suprême opprobre : se contredire) et la terreurlégale (combien de preuves pénales fondées sur une psychologie de l’unité !).Cethommeserait l’abjectiondenotresociété: lestribunaux,l’école, l’asile, laconversation,enferaientunétranger:quisupportesanshontelacontradiction?Orcecontre-hérosexiste:c’estlelecteurdetexte,danslemomentoùilprendsonplaisir.Alorslevieuxmythebibliqueseretourne,laconfusiondeslanguesn’est plus unepunition, le sujet accède à la jouissancepar la cohabitationdeslangages,quitravaillentcôteàcôte:letextedeplaisir,c’estBabelheureuse.

    (Plaisir/Jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j’achoppe,j’embrouille.De toutemanière, il y aura toujours unemarge d’indécision ; ladistinctionneserapassourcedeclassementssûrs,leparadigmegrincera,lesensseraprécaire,révocable,réversible,lediscoursseraincomplet.)

    ***

    Sijelisavecplaisircettephrase,cettehistoireoucemot,c’estqu’ilsontétéécrits dans le plaisir (ce plaisir n’est pas en contradiction avec les plaintes del’écrivain). Mais le contraire ? Écrire dans le plaisir m’assure-t-il – moi,écrivain – du plaisir demon lecteur ?Nullement.Ce lecteur, il faut que je le

  • cherche(quejele«drague»),sanssavoiroùilest.Unespacedelajouissanceestalorscréé.Cen’estpasla«personne»del’autrequim’estnécessaire,c’estl’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de lajouissance:quelesjeuxnesoientpasfaits,qu’ilyaitunjeu.

    Onmeprésenteuntexte.Cetextem’ennuie.Ondiraitqu’ilbabille.Lebabildutexte,c’estseulementcetteécumedelangagequiseformesousl’effetd’unsimple besoin d’écriture. On n’est pas ici dans la perversion, mais dans lademande. Écrivant son texte, le scripteur prend un langage de nourrisson :impératif, automatique, inaffectueux, petite débâcle de clics (ces phonèmeslactés que le jésuite merveilleux, Van Ginneken, plaçait entre l’écriture et lelangage) : ce sont les mouvements d’une succion sans objet, d’une oralitéindifférenciée, coupéede cellequiproduit lesplaisirs de lagastrosophie et dulangage.Vous vous adressez àmoi pour que je vous lise,mais je ne suis riend’autrepourvousquecetteadresse;jenesuisàvosyeuxlesubstitutderien,jen’aiaucunefigure(àpeinecelledelaMère);jenesuispourvousniuncorpsnimêmeunobjet(jem’enmoqueraisbien:cen’estpasenmoil’âmequiréclamesareconnaissance),maisseulementunchamp,unvased’expansion.Onpeutdirequefinalementcetexte,vousl’avezécrithorsdetoutejouissance;etcetexte-babilestensommeun texte frigide,comme l’est toutedemande,avantquenes’yformeledésir,lanévrose.

    Lanévroseestunpis-aller:nonparrapportàla«santé»,maisparrapportàl’« impossible » dont parle Bataille («La névrose est l’appréhension timoréed’unfondd’impossible»,etc.);maiscepis-allerestleseulquipermetd’écrire(etdelire).Onenvientalorsàceparadoxe:lestextes,commeceuxdeBataille–oud’autres–quisontécritscontrelanévrose,duseindelafolie,onteneux,s’ils veulent être lus, ce peu de névrose nécessaire à la séduction de leurslecteurs:cestextesterriblessonttoutdemêmedestextescoquets.

    Toutécrivaindiradonc:founepuis,sainnedaigne,névroséjesuis.

    Le texte que vous écrivez doitme donner la preuvequ’ilme désire. Cettepreuveexiste:c’estl’écriture.L’écritureestceci:lasciencedesjouissancesdulangage, sonkāmasūtra (de cette science, il n’y aqu’un traité : l’écriture elle-même).

    *

  • **

    Sade: leplaisirdelalecturevientévidemmentdecertainesruptures(oudecertainescollisions):descodesantipathiques(lenobleetletrivial,parexemple)entrent en contact ; des néologismes pompeux et dérisoires sont créés ; desmessagespornographiquesviennentsemoulerdansdesphrasessipuresqu’onlesprendraitpourdesexemplesdegrammaire.Commeditlathéoriedutexte:lalangueestredistribuée.Orcetteredistributionsefaittoujoursparcoupure.Deuxbordssonttracés:unbordsage,conforme,plagiaire(ils’agitdecopierlalanguedans son état canonique, tel qu’il a été fixé par l’école, le bon usage, lalittérature, laculture),etunautrebord,mobile,vide(apteàprendren’importequels contours), qui n’est jamais que le lieu de son effet : là où s’entrevoit lamort du langage. Ces deux bords, le compromis qu’ils mettent en scène, sontnécessaires.Laculturenisadestructionnesontérotiques;c’estlafailledel’uneet de l’autre qui le devient. Le plaisir du texte est semblable à cet instantintenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goûte au termed’unemachinationhardie,faisantcouperlacordequilepend,aumomentoùiljouit.

    Delà,peut-être,unmoyend’évaluerlesœuvresdelamodernité:leurvaleurviendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu’elles ont toujours deuxbords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de laviolence ; mais ce n’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; ladestruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est lafaille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au cœur de lajouissance.Laculturerevientdonccommebord:sousn’importequelleforme.

    Surtout, évidemment (c’est là que le bord sera le plus net) sous la formed’unematérialitépure : la langue, son lexique, samétrique, saprosodie.DansLois,dePhilippeSollers,toutestattaqué,déconstruit:lesédificesidéologiques,les solidarités intellectuelles, la séparation des idiomes et même l’armaturesacréede lasyntaxe (sujet/prédicat) : le texten’aplus laphrasepourmodèle ;c’estsouventunjetpuissantdemots,unruband’infra-langue.Cependant, toutcela vient buter contre un autre bord : celui du mètre (décasyllabique), del’assonance, des néologismes vraisemblables, des rythmes prosodiques, destrivialismes(citationnels).Ladéconstructiondelalangueestcoupéeparledirepolitique,bordéeparlatrèsancienneculturedusignifiant.

  • DansCobra, deSeveroSarduy (traduitparSollers et l’auteur), l’alternanceestcellededeuxplaisirsenétatdesurenchérissement;l’autrebord,c’estl’autrebonheur :encore, encore, encoreplus ! encoreun autremot, encoreune autrefête.La langue se reconstruitailleurs par le fluxpresséde tous lesplaisirs delangage. Où, ailleurs ? au paradis des mots. C’est là véritablement un texteparadisiaque, utopique (sans lieu), une hétérologie par plénitude : tous lessignifiantssontlàetchacunfaitmouche;l’auteur(lelecteur)sembleleurdire:jevousaimetous(mots,tours,phrases,adjectifs,ruptures:pêle-mêle:lessignesetlesmiragesd’objetsqu’ilsreprésentent);unesortedefranciscanismeappelletouslesmotsàseposer,àsepresser,àrepartir:textejaspé,chiné;noussommescomblésparlelangage,telsdejeunesenfantsàquirienneseraitjamaisrefusé,reproché,oupireencore:«permis».C’estlagageured’unejubilationcontinue,le moment où par son excès le plaisir verbal suffoque et bascule dans lajouissance.

    Flaubert:unemanièredecouper,detrouerlediscourssanslerendreinsensé.Certes,larhétoriqueconnaîtlesrupturesdeconstruction(anacoluthes)etles

    rupturesdesubordination(asyndètes);maispourlapremièrefoisavecFlaubert,larupturen’estplusexceptionnelle,sporadique,brillante,sertiedanslamatièreviled’unénoncécourant:iln’yaplusdelangueendeçàdecesfigures(cequiveut dire, en un autre sens : il n’y a plus que la langue) ; une asyndètegénéraliséesaisittoutel’énonciation,ensortequecediscourstrèslisibleestensous-main l’un des plus fous qu’on puisse imaginer : toute la petite monnaielogiqueestdanslesinterstices.

    Voilà un état très subtil, presque intenable, du discours : la narrativité estdéconstruite et l’histoire reste cependant lisible : jamais les deux bords de lafaillen’ontétéplusnetsetplusténus,jamaisleplaisirmieuxoffertaulecteur–sidumoinsilalegoûtdesrupturessurveillées,desconformismestruquésetdesdestructionsindirectes.Depluslaréussitepouvantêtreicireportéeàunauteur,il s’yajouteunplaisirdeperformance : laprouesseestde tenir lamimesisdulangage(le langages’imitant lui-même),sourcedegrandsplaisirs,d’unefaçonsi radicalement ambiguë (ambiguë jusqu’à la racine) que le texte ne tombejamais sous la bonne conscience (et la mauvaise foi) de la parodie (du rirecastrateur,du«comiquequifaitrire»).

    L’endroit le plus érotiqued’un corpsn’est-il pas là où le vêtement bâille ?Danslaperversion(quiestlerégimeduplaisirtextuel)iln’yapasde«zonesérogènes»(expressionauresteassezcasse-pieds);c’estl’intermittence,comme

  • l’abienditlapsychanalyse,quiestérotique:celledelapeauquiscintilleentredeuxpièces(lepantalonetletricot),entredeuxbords(lachemiseentrouverte,legantetlamanche);c’estcescintillementmêmequiséduit,ouencore:lamiseenscèned’uneapparition-disparition.

    Cen’estpaslàleplaisirdustrip-teasecorporeloudususpensenarratif.Dansl’unet l’autrecas,pasdedéchirure,pasdebords:undévoilementprogressif :toutel’excitationseréfugiedansl’espoirdevoirlesexe(rêvedecollégien)oude connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque). Paradoxalement(puisqu’il estdeconsommationmassive), c’estunplaisirbienplus intellectuelque l’autre :plaisirœdipéen(dénuder, savoir,connaître l’origineet la fin), s’ilestvraique tout récit (toutdévoilementde lavérité)estunemiseenscèneduPère(absent,cachéouhypostasié)–cequiexpliqueraitlasolidaritédesformesnarratives, des structures familiales et des interdictions de nudité, toutesrassemblées,cheznous,danslemythedeNoérecouvertparsesfils.

    Pourtantlerécitleplusclassique(unromandeZola,deBalzac,deDickens,deTolstoï)porteenluiunesortedetmèseaffaiblie:nousnelisonspastoutaveclamêmeintensitédelecture;unrythmes’établit,désinvolte,peurespectueuxàl’égarddel’intégritédutexte;l’aviditémêmedelaconnaissancenousentraîneà survoler ou à enjamber certains passages (pressentis « ennuyeux ») pourretrouver au plus vite les lieux brûlants de l’anecdote (qui sont toujours sesarticulations:cequifaitavancerledévoilementdel’énigmeoududestin):noussautons impunément (personne ne nous voit) les descriptions, les explications,les considérations, les conversations ; nous sommes alors semblables à unspectateur de cabaret quimonterait sur la scène et hâterait le strip-tease de ladanseuse,enluiôtantprestementsesvêtements,maisdansl’ordre,c’est-à-dire:en respectantd’unepartetenprécipitantde l’autre lesépisodesdu rite (telunprêtrequiavaleraitsamesse).Latmèse,sourceoufigureduplaisir,meticienregarddeuxbordsprosaïques;elleopposecequiestutileàlaconnaissancedusecret et ce qui lui est inutile ; c’est une faille issue d’un simple principe defonctionnalité ; elle ne se produit pas àmême la structure des langages,maisseulementaumomentdeleurconsommation;l’auteurnepeutlaprévoir:ilnepeutvouloirécrirecequ’onnelirapas.Etpourtant,c’estlerythmemêmedecequ’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-onjamaisluProust,Balzac,Guerreetpaix,motàmot?(BonheurdeProust:d’unelectureàl’autre,onnesautejamaislesmêmespassages.)

  • Cequejegoûtedansunrécit,cen’estdoncpasdirectementsoncontenunimêmesastructure,maisplutôtlesérafluresquej’imposeàlabelleenveloppe:je cours, je saute, je lève la tête, je replonge. Rien à voir avec la profondedéchirureque le textede jouissance imprimeau langage lui-même,etnonà lasimpletemporalitédesalecture.

    D’oùdeuxrégimesdelecture:l’unevadroitauxarticulationsdel’anecdote,elle considère l’étenduedu texte, ignore les jeuxde langage (si je lis du JulesVerne,jevaisvite:jeperdsdudiscours,etcependantmalecturen’estfascinéeparaucuneperteverbale–ausensquecemotpeutavoirenspéléologie);l’autrelecture ne passe rien ; elle pèse, colle au texte, elle lit, si l’on peut dire, avecapplicationetemportement,saisitenchaquepointdutextel’asyndètequicoupeles langages – et non l’anecdote : ce n’est pas l’extension (logique) qui lacaptive,l’effeuillementdesvérités,maislefeuilletédelasignifiance;commeaujeudelamainchaude,l’excitationvient,nond’unehâteprocessive,maisd’unesortedecharivarivertical(laverticalitédulangageetdesadestruction);c’estaumomentoùchaquemain(différente)sautepar-dessusl’autre(etnonl’uneaprèsl’autre),queletrouseproduitetemportelesujetdujeu–lesujetdutexte.Orparadoxalement (tant l’opinion croit qu’il suffit d’aller vite pour ne pass’ennuyer), cette seconde lecture, appliquée (au sens propre), est celle quiconvient au texte moderne, au texte-limite. Lisez lentement, lisez tout, d’unromandeZola,lelivrevoustomberadesmains;lisezvite,parbribes,untextemoderne, ce texte devient opaque, forclos à votre plaisir : vous voulez qu’ilarrivequelquechose,et iln’arriverien ;carcequiarriveau langagen’arrivepasaudiscours:cequi«arrive»,cequi«s’enva»,lafailledesdeuxbords,l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dansl’énonciation,nondanslasuitedesénoncés:nepasdévorer,nepasavaler,maisbrouter, tondre avecminutie, retrouver, pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, leloisirdesancienneslectures:êtredeslecteursaristocratiques.

    ***

    Si j’accepte de juger un texte selon le plaisir, je ne puisme laisser aller àdire:celui-ciestbon,celui-làestmauvais.Pasdepalmarès,pasdecritique,carcelle-ciimpliquetoujoursuneviséetactique,unusagesocialetbiensouventunecouverture imaginaire. Je ne puis doser, imaginer que le texte soit perfectible,prêt à entrer dans un jeu de prédicats normatifs : c’est trop ceci, ce n’est pasassez cela ; le texte (il en est de même pour la voix qui chante) ne peut

  • m’arracherquecejugement,nullementadjectif:c’estça!Etplusencore:c’estcela pour moi ! Ce « pour-moi » n’est ni subjectif, ni existentiel, maisnietzschéen(«…aufond,c’esttoujourslamêmequestion:Qu’est-cequec’estpourmoi?…»).

    Le brio du texte (sans quoi, en somme, il n’y a pas de texte), ce serait savolontédejouissance:làmêmeoùilexcèdelademande,dépasselebabiletparquoi il essaye de déborder, de forcer lamainmise des adjectifs – qui sont cesportesdulangageparoùl’idéologiqueetl’imaginairepénètrentàgrandsflots.

    ***

    Textedeplaisir :celuiquicontente,emplit,donnede l’euphorie ;celuiquivientdelaculture,neromptpasavecelle,estliéàunepratiqueconfortabledelalecture.Textedejouissance:celuiquimetenétatdeperte,celuiquidéconforte(peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques,culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de sesvaleursetdesessouvenirs,metencrisesonrapportaulangage.

    Orc’estunsujetanachronique,celuiquitientlesdeuxtextesdanssonchampetdanssamainlesrênesduplaisiretdelajouissance,carilparticipeenmêmetempsetcontradictoirementàl’hédonismeprofonddetouteculture(quientreenlui paisiblement sous le couvert d’un art de vivre dont font partie les livresanciens)etàladestructiondecetteculture:iljouitdelaconsistancedesonmoi(c’estsonplaisir)etrecherchesaperte(c’estsajouissance).C’estunsujetdeuxfoisclivé,deuxfoispervers.

    ***

    SociétédesAmisduTexte: sesmembresn’auraient rienencommun(car iln’yapasforcémentaccordsurlestextesduplaisir),sinonleursennemis:casse-piedsdetoutessortes,quidécrètentlaforclusiondutexteetdesonplaisir,soitpar conformisme culturel, soit par rationalisme intransigeant (suspectant une«mystique»delalittérature),soitparmoralismepolitique,soitparcritiquedusignifiant, soit par pragmatisme imbécile, soit par niaiserie loustic, soit pardestructiondudiscours,pertedudésirverbal.Une tellesociétén’auraitpasde

  • lieu,nepourraitsemouvoirqu’enpleineatopie;ceseraitpourtantunesortedephalanstère, car les contradictions y seraient reconnues (et donc restreints lesrisques d’imposture idéologique), la différence y serait observée et le conflitfrappéd’insignifiance(étantimproducteurdeplaisir).

    « Que la différence se glisse subrepticement à la place du conflit. » Ladifférencen’estpascequimasqueouédulcoreleconflit:elleseconquiertsurleconflit,elleestau-delàetàcôtédelui.Leconflitneseraitriend’autrequel’étatmoral de la différence ; chaque fois (et cela devient fréquent) qu’il n’est pastactique (visant à transformer une situation réelle), on peut pointer en lui lemanque-à-jouir,l’échecd’uneperversionquis’aplatitsoussonproprecodeetnesait plus s’inventer : le conflit est toujours codé, l’agression n’est que le pluséculé des langages. En refusant la violence, c’est le codemême que je refuse(dans le texte sadien, hors de tout code puisqu’il invente continûment le sienpropreetlesienseul,iln’yapasdeconflits:rienquedestriomphes).J’aimeletexteparcequ’ilestpourmoicetespaceraredelangage,duqueltoute«scène»(au sensménager, conjugal du terme), toute logomachie est absente. Le texten’estjamaisun«dialogue»:aucunrisquedefeinte,d’agression,dechantage,aucune rivalité d’idiolectes ; il institue au sein de la relation humaine –courante–unesorted’îlot,manifestelanatureasocialeduplaisir(seulleloisirestsocial),faitentrevoirlavéritéscandaleusedelajouissance:qu’ellepourraitbienêtre,toutimaginairedeparoleétantaboli,neutre.

    ***

    Surlascènedutexte,pasderampe:iln’yapasderrièreletextequelqu’und’actif(l’écrivain)etdevantluiquelqu’undepassif(lelecteur);iln’yapasunsujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales : il est l’œilindifférenciédontparleunauteurexcessif(AngelusSilesius):«L’œilparoùjevoisDieuestlemêmeœilparoùilmevoit.»

    Ilparaîtqueleséruditsarabes,enparlantdutexte,emploientcetteexpressionadmirable:lecorpscertain.Quelcorps?Nousenavonsplusieurs;lecorpsdesanatomistesetdesphysiologistes,celuiquevoitouqueparlelascience:c’estletextedesgrammairiens,descritiques,descommentateurs,desphilologues(c’estlephéno-texte).Maisnousavonsaussiuncorpsde jouissance faituniquementde relations érotiques, sans aucun rapport avec le premier : c’est un autre

  • découpage,uneautrenomination;ainsidutexte:iln’estquelalisteouvertedesfeux du langage (ces feux vivants, ces lumières intermittentes, ces traitsbaladeurs disposés dans le texte comme des semences et qui remplacentavantageusement pour nous les « semina aeternitatis », les « zopyra », lesnotions communes, les assomptions fondamentales de l’ancienne philosophie).Letexteauneformehumaine,c’estunefigure,unanagrammeducorps?Oui,mais de notre corps érotique. Le plaisir du texte serait irréductible à sonfonctionnement grammairien (phéno-textuel), comme le plaisir du corps estirréductibleaubesoinphysiologique.

    Le plaisir du texte, c’est ce moment où mon corps va suivre ses propresidées–carmoncorpsn’apaslesmêmesidéesquemoi.

    ***

    Commentprendreplaisiràunplaisirrapporté(ennuidesrécitsderêves,departies) ? Comment lire la critique ? Un seul moyen : puisque je suis ici unlecteurauseconddegré,ilmefautdéplacermaposition:ceplaisircritique,aulieu d’accepter d’en être le confident –moyen sûr pour lemanquer –, je puism’enfairelevoyeur:j’observeclandestinementleplaisirdel’autre,j’entredanslaperversion;lecommentairedevientalorsàmesyeuxuntexte,unefiction,uneenveloppe fissurée. Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sansfonction),doubleettripleperversitéducritiqueetdesonlecteur,àl’infini.

    Untextesurleplaisirnepeutêtreautrechosequecourt(commeondit:c’esttout ? c’est un peu court), parce que le plaisir ne se laissant dire qu’à traversl’indirect d’une revendication (j’ai droit au plaisir), on ne peut sortir d’unedialectiquebrève,àdeuxtemps:letempsdeladoxa,del’opinion,etceluidelaparadoxa,delacontestation.Untroisièmetermemanque,autrequeleplaisiretsa censure.Ce terme est remis à plus tard, et tant qu’on s’accrochera au nommêmedu«plaisir»,touttextesurleplaisirneserajamaisquedilatoire;ceserauneintroductionàcequines’écrirajamais.Semblableàcesproductionsdel’artcontemporain,quiépuisentleurnécessitéaussitôtqu’onlesavues(carlesvoir,c’estimmédiatementcomprendreàquellefindestructiveellessontexposées:iln’y a plus en elles aucune durée contemplative ou délectative), une telleintroductionnepourraitqueserépéter–sansjamaisrienintroduire.

  • ***

    Leplaisirdutexten’estpasforcémentdetypetriomphant,héroïque,musclé.Pas besoin de se cambrer.Mon plaisir peut très bien prendre la forme d’unedérive.Ladériveadvientchaquefoisquejenerespectepasletout,etqu’àforcedeparaîtreemportéiciet làaugrédesillusions,séductionset intimidationsdelangage, tel un bouchon sur la vague, je reste immobile, pivotant sur lajouissanceintraitablequimelieautexte(aumonde).Ilyadérive,chaquefoisque le langage social, le sociolecte, memanque (comme on dit : le cœurmemanque).Cepourquoiunautrenomdeladérive,ceserait : l’Intraitable–oupeut-êtreencore:laBêtise.

    Cependant, si l’onyparvenait,dire ladérive serait aujourd’huiundiscourssuicidaire.

    ***

    Plaisirdutexte,textedeplaisir:cesexpressionssontambiguësparcequ’iln’yapasdemotfrançaispourcouvriràlafoisleplaisir(lecontentement)etlajouissance (l’évanouissement). Le « plaisir » est donc ici (et sans pouvoirprévenir) tantôt extensif à la jouissance, tantôt il lui est opposé. Mais cetteambiguïté,jedoism’enaccommoder;card’unepart,j’aibesoind’un«plaisir»général,chaquefoisqu’ilmefaut référeràunexcèsdu texte,àcequi,en lui,excède toute fonction (sociale) et tout fonctionnement (structural) ; et d’autrepart,j’aibesoind’un«plaisir»particulier,simplepartieduTout-plaisir,chaquefoisqu’ilmefautdistinguerl’euphorie,lecomblement,leconfort(sentimentderéplétionoùlaculturepénètrelibrement),delasecousse,del’ébranlement,delaperte,propresàlajouissance.Jesuiscontraintàcetteambiguïtéparcequejenepuisépurerlemot«plaisir»dessensdontoccasionnellementjeneveuxpas:jenepuisempêcherqu’enfrançais«plaisir»nerenvoieàlafoisàunegénéralité(«principedeplaisir»)etàuneminiaturisation(«Lessotssontici-baspournosmenusplaisirs»).Jesuisdoncobligédelaisserallerl’énoncédemontextedanslacontradiction.

    Le plaisir n’est-il qu’une petite jouissance ?La jouissance n’est-elle qu’un

  • plaisir extrême ? Le plaisir n’est-il qu’une jouissance affaiblie, acceptée – etdéviée à travers un échelonnement de conciliations ? La jouissance n’est-ellequ’un plaisir brutal, immédiat (sansmédiation) ? De la réponse (oui ou non)dépendlamanièredontnousraconteronsl’histoiredenotremodernité.Carsijedisqu’entreleplaisiretlajouissanceiln’yaqu’unedifférencededegré,jedisaussi que l’histoire est pacifiée : le texte de jouissance n’est que ledéveloppementlogique,organique,historique,dutextedeplaisir, l’avant-garden’est jamais que la forme progressive, émancipée, de la culture passée :aujourd’hui sort d’hier, Robbe-Grillet est déjà dans Flaubert, Sollers dansRabelais,toutNicolasdeStaëldansdeuxcentimètrescarrésdeCézanne.Maissije crois au contraire que le plaisir et la jouissance sont des forces parallèles,qu’ellesnepeuventserencontreretqu’entreellesilyaplusqu’uncombat:uneincommunication,alorsilmefautbienpenserquel’histoire,notrehistoire,n’estpaspaisible,nimêmepeut-être intelligente,que le textede jouissanceysurgittoujours à la façon d’un scandale (d’un boitement), qu’il est toujours la traced’unecoupure,d’uneaffirmation(etnond’unépanouissement),etque lesujetdecettehistoire(cesujethistoriquequejesuisparmid’autres),loindepouvoirs’apaiserenmenantdefrontlegoûtdesœuvrespasséesetlesoutiendesœuvresmodernesdansunbeaumouvementdialectiquedesynthèse,n’estjamaisqu’une«contradictionvivante»:unsujetclivé,quijouitàlafois,àtraversletexte,delaconsistancedesonmoietdesachute.)

    Voici d’ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonderl’oppositiondutextedeplaisiretdutextedejouissance:leplaisirestdicible,lajouissancenel’estpas.

    Lajouissanceestin-dicible,inter-dite.JerenvoieàLacan(«Ceàquoiilfautse tenir, c’estque la jouissanceest interdite àquiparle, comme tel,ouencorequ’ellenepuisseêtreditequ’entreleslignes...»)etàLeclaire(«…celuiquidit,parsondit,s’interditlajouissance,oucorrélativement,celuiquijouitfaittoutelettre – et tout dit possible – s’évanouir dans l’absolu de l’annulation qu’ilcélèbre»).

    L’écrivain de plaisir (et son lecteur) accepte la lettre ; renonçant à lajouissance,ilaledroitetlepouvoirdeladire:lalettreestsonplaisir;ilenestobsédé,commelesonttousceuxquiaimentlelangage(nonlaparole),tousleslogophiles, écrivains, épistoliers, linguistes ; des textes de plaisir, il est doncpossible de parler (nul débat avec l’annulation de la jouissance) : la critiqueporte toujours sur des textes de plaisir, jamais sur des textes de jouissance :Flaubert,Proust,Stendhalsontcommentésinépuisablement;lacritiqueditalorsdu texte tuteur la jouissance vaine, la jouissancepasséeou future : vous allez

  • lire, j’ai lu : la critique est toujours historique ou prospective : le présentconstatif, la présentation de la jouissance lui est interdite ; sa matière deprédilectionestdonclaculture,quiesttoutennoussaufnotreprésent.

    Avecl’écrivaindejouissance(etsonlecteur)commenceletexteintenable,letexteimpossible.Cetexteesthors-plaisir,hors-critique,saufàêtreatteintparunautre texte de jouissance : vous ne pouvez parler « sur » un tel texte, vouspouvezseulementparler«en»lui,àsamanière,entrerdansunplagiatéperdu,affirmer hystériquement le vide de jouissance (et non plus répéterobsessionnellementlalettreduplaisir).

    ***

    Toute une petite mythologie tend à nous faire croire que le plaisir (etsingulièrement le plaisir du texte) est une idée de droite.Àdroite, on expédied’un même mouvement vers la gauche tout ce qui est abstrait, ennuyeux,politiqueetl’ongardeleplaisirpoursoi:soyezlesbienvenusparminous,vousquivenezenfinauplaisirdelalittérature!Etàgauche,parmorale,(oubliantlescigares de Marx et de Brecht), on suspecte, on dédaigne tout « résidud’hédonisme ». À droite, le plaisir est revendiqué contre l’intellectualité, lacléricature : c’est le vieux mythe réactionnaire du cœur contre la tête, de lasensationcontreleraisonnement,dela«vie»(chaude)contre«l’abstraction»(froide):l’artistenedoit-ilpas,selonlepréceptesinistredeDebussy,«chercherhumblementàfaireplaisir»?Àgauche,onopposelaconnaissance,laméthode,l’engagement, le combat, à la « simple délectation » (et pourtant : si laconnaissance elle-même était délicieuse ?). Des deux côtés, cette idée bizarrequeleplaisirestchosesimple,cepourquoionlerevendiqueouleméprise.Leplaisir,cependant,n’estpasunélémentdutexte,cen’estpasunrésidunaïf;ilne dépend pas d’une logique de l’entendement et de la sensation ; c’est unedérive,quelquechosequiestà lafoisrévolutionnaireetasocialetnepeutêtrepris en charge par aucune collectivité, aucune mentalité, aucun idiolecte.Quelquechosedeneutre?Onvoitbienqueleplaisirdutexteestscandaleux:nonparcequ’ilestimmoral,maisparcequ’ilestatopique.

    ***

  • Pourquoi,dansuntexte,toutcefasteverbal?Leluxedulangagefait-ilpartiedesrichessesexcédentaires,deladépenseinutile,delaperteinconditionnelle?Unegrandeœuvredeplaisir(celledeProust,parexemple)participe-t-elledelamême économie que les pyramides d’Égypte ?L’écrivain est-il aujourd’hui lesubstitutrésiduelduMendiant,duMoine,duBonze:improductifetcependantalimenté?AnalogueàlaSanghabouddhique,lacommunautélittéraire,quelquesoit l’alibi qu’elle se donne, est-elle entretenue par la sociétémercantile, nonpour ce que l’écrivain produit (il ne produit rien) mais pour ce qu’il brûle ?Excédentaire,maisnullementinutile?

    La modernité fait un effort incessant pour déborder l’échange : elle veutrésisteraumarchédesœuvres(ens’excluantdelacommunicationdemasse),ausigne (par l’exemption du sens, par la folie), à la bonne sexualité (par laperversion, qui soustrait la jouissance à la finalité de la reproduction). Etpourtant,rienàfaire: l’échangerécupèretout,enacclimatantcequisemblelenier:ilsaisitletexte,lemetdanslecircuitdesdépensesinutilesmaislégales:levoilà de nouveau placé dans une économie collective (fût-elle seulementpsychologique):c’estl’inutilitémêmedutextequiestutile,àtitredepotlatch.Autrement dit, la société vit sur le mode du clivage : ici, un texte sublime,désintéressé,làunobjetmercantile,dontlavaleurest…lagratuitédecetobjet.Maisceclivage,lasociétén’enaaucuneidée:elleignoresapropreperversion:«Lesdeuxpartiesenlitigeontleurpart:lapulsionadroitàsasatisfaction,laréalitéreçoitlerespectquiluiestdû.Mais,ajouteFreud,iln’yadegratuitquelamort,commechacunsait.»Pourletexte,iln’yauraitdegratuitquesapropredestruction:nepas,neplusécrire,saufàêtretoujoursrécupéré.

    ***

    Être avec qui on aime et penser à autre chose : c’est ainsi que j’ai lesmeilleurespensées,que j’invente lemieuxcequiestnécessaireàmon travail.Demêmepour le texte : ilproduit enmoi lemeilleurplaisir s’ilparvientà sefaireécouterindirectement;si,lelisant,jesuisentraînéàsouventleverlatête,àentendre autre chose. Je ne suis pas nécessairement captivé par le texte deplaisir;cepeutêtreunacteléger,complexe,ténu,presqueétourdi:mouvementbrusque de la tête, tel celui d’un oiseau qui n’entend rien de ce que nousécoutons,quiécoutecequenousn’entendonspas.

    *

  • **

    L’émotion : pourquoi serait-elle antipathique à la jouissance (je la voyais àtort tout entière du côté de la sentimentalité, de l’illusionmorale) ? C’est untrouble, une lisière d’évanouissement : quelque chose de pervers, sous desdehorsbien-pensants;c’estmême,peut-être,laplusretorsedespertes,carellecontreditlarèglegénérale,quiveutdonneràlajouissanceunefigurefixe:forte,violente, crue : quelque chose de nécessairement musclé, tendu, phallique.Contre la règle générale : ne jamais s’en laisser accroire par l’image de lajouissance ; accepter de la reconnaître partout où survient un trouble de larégulation amoureuse (jouissance précoce, retardée, émue, etc.) : l’amour-passioncommejouissance?Lajouissancecommesagesse(lorsqu’elleparvientàsecomprendreelle-mêmehorsdesesproprespréjugés)?

    ***

    Rien à faire : l’ennui n’est pas simple. De l’ennui (devant une œuvre, untexte),onnesetirepasavecungested’agacementoudedébarras.Demêmequeleplaisirdu texte suppose touteuneproduction indirecte,demême l’ennuinepeut se prévaloir d’aucune spontanéité : il n’y a pas d’ennui sincère : si,personnellement,letexte-babilm’ennuie,c’estparcequ’enréalitéjen’aimepaslademande.Mais si je l’aimais (si j’avaisquelqueappétitmaternel) ?L’ennuin’estpasloindelajouissance:ilestlajouissancevuedesrivesduplaisir.

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    Plus une histoire est racontée d’une façon bienséante, bien disante, sansmalice,suruntonconfit,plusilestfaciledelaretourner,delanoircir,delalireà l’envers (Mme de Ségur lue par Sade). Ce renversement, étant une pureproduction,développesuperbementleplaisirdutexte.

    ***

  • Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui me fait plaisir : « Desnappes,desdraps,desserviettespendaientverticalement,attachéspardesfichesde bois à des cordes tendues. » Je goûte ici un excès de précision, une sorted’exactitudemaniaque du langage, une folie de description (que l’on retrouvedanslestextesdeRobbe-Grillet).Onassisteàceparadoxe:lalanguelittéraireébranlée, dépassée, ignorée, dans lamesuremêmeoù elle s’ajuste à la langue«pure»,àlalangueessentielle,àlalanguegrammairienne(cettelanguen’est,bien entendu, qu’une idée). L’exactitude en question ne résulte pas d’unrenchérissementdesoins,ellen’estpasuneplus-valuerhétorique,commesileschosesétaientdemieuxenmieuxdécrites–maisd’unchangementdecode:lemodèle(lointain)deladescriptionn’estpluslediscoursoratoire(onne«peint»riendutout),maisunesorted’artefactlexicographique.

    ***

    Letexteestunobjetféticheetcefétichemedésire.Letextemechoisit,partouteunedispositiond’écransinvisibles,dechicanessélectives:levocabulaire,lesréférences,lalisibilité,etc.;et,perduaumilieudutexte(nonpasderrièreluiàlafaçond’undieudemachinerie),ilyatoujoursl’autre,l’auteur.

    Comme institution, l’auteur est mort : sa personne civile, passionnelle,biographique, a disparu ; dépossédée, elle n’exerce plus sur son œuvre laformidablepaternitédontl’histoirelittéraire,l’enseignement,l’opinionavaientàcharge d’établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d’une certainefaçon,jedésirel’auteur:j’aibesoindesafigure(quin’estnisareprésentation,nisaprojection),commeilabesoindelamienne(saufà«babiller»).

    ***

    Lessystèmes idéologiquessontdes fictions(des fantômesde théâtre,auraitditBacon),desromans–maisdesromansclassiques,bienpourvusd’intrigues,decrises,depersonnagesbonsetmauvais(leromanesqueesttoutautrechose:un simple découpage instructuré, une dissémination de formes : le maya).Chaque fiction est soutenue par un parler social, un sociolecte, auquel elles’identifie : la fiction, c’est ce degré de consistance où atteint un langagelorsqu’il a exceptionnellement pris et trouve une classe sacerdotale (prêtres,

  • intellectuels,artistes)pourleparlercommunémentetlediffuser.«… Chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts

    mathématiquementrépartis,et,sousl’exigencedelavérité,ilentenddésormaisquetoutdieuconceptuelnesoitcherchénullepartailleursquedanssasphère»(Nietzsche) : nous sommes tous pris dans la vérité des langages, c’est-à-diredans leur régionalité, entraînés dans la formidable rivalité qui règle leurvoisinage.Carchaqueparler(chaquefiction)combatpourl’hégémonie;s’ilalepouvoir pour lui, il s’étend partout dans le courant et le quotidien de la viesociale, il devient doxa, nature : c’est le parler prétendûment apolitique deshommespolitiques,desagentsdel’État,c’estceluidelapresse,delaradio,delatélévision,c’estceluidelaconversation;maismêmehorsdupouvoir,contrelui, la rivalité renaît, les parlers se fractionnent, luttent entre eux. Uneimpitoyable topique règle la vie du langage ; le langage vient toujours dequelquelieu,ilesttoposguerrier.

    Ilsereprésentaitlemondedulangage(lalogosphère)commeunimmenseetperpétuel conflit de paranoïas. Seuls survivent les systèmes (les fictions, lesparlers) assez inventifs pour produire une dernière figure, celle qui marquel’adversairesousunvocablemi-scientifique,mi-éthique,sortedetourniquetquipermetàlafoisdeconstater,d’expliquer,decondamner,devomir,derécupérerl’ennemi, en un mot : de le faire payer. Ainsi, entre autres, de certainesvulgates : du parler marxiste, pour qui toute opposition est de classe ; dupsychanalytique,pourquitoutedénégationestaveu;duchrétien,pourquitoutrefusestquête,etc. Ils’étonnaitdecequele langagedupouvoircapitalistenecomportât pas, à première vue, une telle figure de système (sinon de la plusbasse espèce, les opposants n’y étant jamais dits que « intoxiqués »,« téléguidés»,etc.) ; ilcomprenaitalorsque lapressiondu langagecapitaliste(d’autantplus forte)n’estpasd’ordreparanoïaque,systématique,argumentatif,articulé : c’est un empoissement implacable, une doxa, une manièred’inconscient:brefl’idéologiedanssonessence.

    Pourquecessystèmesparléscessentd’affoleroud’incommoder,iln’yapasd’autremoyenqued’habiterl’und’eux.Sinon:etmoi,etmoi,qu’est-cequejefaisdanstoutça?

    Le texte, lui, est atopique, sinon dans sa consommation, dumoins dans saproduction. Ce n’est pas un parler, une fiction, le système est en lui débordé,défait (cedébordement, cettedéfection, c’est la signifiance).Decette atopie il

  • prendetcommuniqueàson lecteurunétatbizarre :à la foisexcluetpaisible.Dans la guerre des langages, il peut y avoir des moments tranquilles, et cesmomentssontdestextes(«Laguerre,ditunpersonnagedeBrecht,n’exclutpasla paix…La guerre a sesmoments paisibles.…Entre deux escarmouches, onvideaussibiensonpotdebière…»).Entredeuxassautsdeparoles,entredeuxprestancesdesystèmes,leplaisirdutexteesttoujourspossible,noncommeundélassement,maiscommelepassageincongru–dissocié–d’unautrelangage,commel’exerciced’unephysiologiedifférente.

    Beaucouptropd’héroïsmeencoredansnoslangages;danslesmeilleurs–jepenseàceluideBataille–,éréthismedecertainesexpressionsetfinalementunesorte d’héroïsme insidieux. Le plaisir du texte (la jouissance du texte) est aucontraire comme un effacement brusque de la valeur guerrière, unedesquamation passagère des ergots de l’écrivain, un arrêt du « cœur » (ducourage).

    Comment un texte, qui est du langage, peut-il être hors des langages ?Comment extérioriser (mettre à l’extérieur) les parlers du monde, sans seréfugier dans un dernier parler à partir duquel les autres seraient simplementrapportés,récités?Dèsquejenomme,jesuisnommé:prisdanslarivalitédesnoms. Comment le texte peut-il « se tirer » de la guerre des fictions, dessociolectes?–Paruntravailprogressifd’exténuation.D’abordle texte liquidetoutmétalangage,etc’estencelaqu’ilesttexte:aucunevoix(Science,Cause,Institution)n’estenarrièredecequ’ildit.Ensuite,letextedétruitjusqu’aubout,jusqu’à la contradiction, sa propre catégorie discursive, sa référencesociolinguistique (son « genre ») : il est « le comique qui ne fait pas rire »,l’ironie qui n’assujettit pas, la jubilation sans âme, sansmystique (Sarduy), lacitation sans guillemets. Enfin, le texte peut, s’il en a envie, s’attaquer auxstructurescanoniquesdelalangueelle-même(Sollers):lelexique(néologismesexubérants, mots-tiroirs, translitérations), la syntaxe (plus de cellule logique,plus de phrase). Il s’agit, par transmutation (et non plus seulement partransformation), de faire apparaître un nouvel état philosophal de la matièrelangagière ; cet état inouï, ce métal incandescent, hors origine et horscommunication,c’estalorsdulangage,etnonunlangage,fût-ildécroché,mimé,ironisé.

    Le plaisir du texte ne fait pas acception d’idéologie. Cependant : cetteimpertinence ne vient pas par libéralisme, mais par perversion : le texte, sa

  • lecture,sontclivés.Cequiestdébordé,cassé,c’estl’unitémoralequelasociétéexige de tout produit humain. Nous lisons un texte (de plaisir) comme unemouche vole dans le volume d’une chambre : par des coudes brusques,faussement définitifs, affairés et inutiles : l’idéologie passe sur le texte et salecture comme l’empourprement sur un visage (en amour, certains goûtentérotiquementcette rougeur) ; tout écrivaindeplaisir adecesempourprementsimbéciles(Balzac,Zola,Flaubert,Proust:seulpeut-êtreMallarmé,maîtredesapeau) : dans le texte de plaisir, les forces contraires ne sont plus en état derefoulement,maisdedevenir:rienn’estvraimentantagoniste,toutestpluriel.Jetraverselégèrementlanuitréactionnaire.Parexemple,dansFéconditédeZola,l’idéologie est flagrante, particulièrement poisseuse : naturisme, familialisme,colonialisme ; iln’empêche que je continue à lire le livre.Cette distorsion estbanale?Onpeuttrouverplutôtstupéfiantel’habiletéménagèreaveclaquellelesujet se partage, divisant sa lecture, résistant à la contagion du jugement, à lamétonymieducontentement:serait-cequeleplaisirrendobjectif?

    Certains veulent un texte (un art, une peinture) sans ombre, coupé del’« idéologie dominante » ; mais c’est vouloir un texte sans fécondité, sansproductivité,untextestérile(voyezlemythedelaFemmesansOmbre).Letextea besoin de son ombre : cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu dereprésentation,unpeudesujet:fantômes,poches,traînées,nuagesnécessaires:lasubversiondoitproduiresonpropreclair-obscur.

    (On dit couramment : « idéologie dominante ». Cette expression estincongrue.Carl’idéologie,c’estquoi?C’estprécisémentl’idéeentantqu’elledomine : l’idéologie ne peut être que dominante. Autant il est juste de parlerd’« idéologie de la classe dominante » parce qu’il existe bien une classedominée,autant il est inconséquentdeparlerd’« idéologiedominante»,parcequ’il n’y a pas d’idéologie dominée : du côté des « dominés » il n’y a rien,aucuneidéologie,sinonprécisément–etc’estledernierdegrédel’aliénation–l’idéologiequ’ilssontobligés[poursymboliser,doncpourvivre]d’emprunteràla classequi lesdomine.La lutte socialenepeut se réduire à la luttededeuxidéologiesrivales:c’estlasubversiondetouteidéologiequiestencause.)

    ***

    Bien repérer les imaginaires du langage, à savoir : le mot comme unitésingulière,monademagique ; laparolecomme instrumentouexpressionde la

  • pensée;l’écriturecommetranslitérationdelaparole;laphrasecommemesurelogique,close;lacarencemêmeoulerefusdelangagecommeforceprimaire,spontanée,pragmatique.Touscesartefactssontprisenchargepar l’imaginairede la science (la science comme imaginaire) : la linguistique énonce bien lavéritésur le langage,maisseulementenceci :«qu’aucune illusionconscienten’estcommise»:orc’estladéfinitionmêmedel’imaginaire:l’inconsciencedel’inconscient.

    C’estdéjàunpremiertravailquederétablirdanslasciencedulangagecequine lui est attribué que fortuitement, dédaigneusement, ou plus souvent encore,refusé:lasémiologie(lastylistique,larhétorique,disaitNietzsche),lapratique,l’actionéthique,l’«enthousiasme»(Nietzscheencore).C’enestunsecondquederemettredanslasciencecequivacontreelle:ici,letexte.Letexte,c’estlelangagesanssonimaginaire,c’estcequimanqueàlasciencedulangagepourque soit manifestée son importance générale (et non sa particularitétechnocratique). Tout ce qui est à peine toléré ou carrément refusé par lalinguistique (commescience canonique,positive), la signifiance, la jouissance,c’estprécisémentlàcequiretireletextedesimaginairesdulangage.

    Surleplaisirdutexte,nulle«thèse»n’estpossible;àpeineuneinspection(une introspection), qui tourne court.Eppure si gaude ! Et pourtant, envers etcontretout,jejouisdutexte.

    Des exemples au moins ? On pourrait penser à une immense moissoncollective:onrecueilleraittouslestextesauxquelsilestarrivédefaireplaisiràquelqu’un (de quelque lieu que ces textes viennent), et l’on manifesterait cecorpstextuel(corpus:c’estbiendit),unpeucommelapsychanalyseaexposélecorps érotique de l’homme. Un tel travail cependant, on peut le craindre,n’aboutirait qu’à expliquer les textes retenus ; il y aurait une bifurcationinévitableduprojet:nepouvantsedire,leplaisirentreraitdanslavoiegénéraledesmotivations,dontaucunenesauraitêtredéfinitive(sij’allègueiciquelquesplaisirsdetexte,c’est toujoursenpassant,d’unefaçontrèsprécaire,nullementrégulière).Enunmot,unteltravailnepourraits’écrire.Jenepuisquetournerautourd’untelsujet–etdèslorsmieuxvautlefairebrièvementetsolitairementque collectivement et interminablement ; mieux vaut renoncer à passer de lavaleur,fondementdel’affirmation,auxvaleurs,quisontdeseffetsdeculture.

    Comme créature de langage, l’écrivain est toujours pris dans la guerre desfictions(desparlers),maisiln’yestjamaisqu’unjouet,puisquelelangagequileconstitue(l’écriture)est toujourshors-lieu(atopique);parlesimpleeffetdela

  • polysémie(staderudimentairedel’écriture),l’engagementguerrierd’uneparolelittéraireestdouteuxdèssonorigine.L’écrivainesttoujourssurlatacheaveugledes systèmes, en dérive ; c’est un joker, unmana, un degré zéro, le mort dubridge :nécessaireausens (aucombat),maisprivé lui-mêmedesens fixe ; saplace,savaleur(d’échange)varieselonlesmouvementsdel’histoire,lescoupstactiques de la lutte : on lui demande tout et/ou rien. Lui-même est hors del’échange, plongé dans le non-profit, lemushotoku zen, sans désir de prendrerien,sinonlajouissanceperversedesmots(maislajouissancen’estjamaisuneprise : rien ne la sépare du satori, de la perte). Paradoxe : cette gratuité del’écriture(quiapproche,parlajouissance,celledelamort),l’écrivainlatait:ilsecontracte,semuscle,nieladérive,refoulelajouissance:ilyenatrèspeuquicombattentà la fois la répression idéologiqueet la répression libidinale (celle,bienentendu,quel’intellectuelfaitpesersurlui-même:sursonproprelangage).

    ***

    LisantuntexterapportéparStendhal(maisquin’estpasdelui)1,j’yretrouveProust par un détail minuscule. L’évêque de Lescars désigne la nièce de songrandvicaireparuneséried’apostrophesprécieuses(mapetitenièce,mapetiteamie,majoliebrune,ahpetitefriande!)quiressuscitentenmoilesadressesdesdeuxcourrièresduGrandHôteldeBalbec,MarieGinesteetCélesteAlbaret,aunarrateur (Oh ! petit diable aux cheveux de geai, ô profonde malice ! Ahjeunesse!Ahjoliepeau!).Ailleurs,maisde lamêmefaçon,dansFlaubert,cesontlespommiersnormandsenfleursquejelisàpartirdeProust.Jesavourelerègnedesformules,lerenversementdesorigines,ladésinvolturequifaitvenirletexte antérieur du texte ultérieur. Je comprends que l’œuvre de Proust est, dumoinspourmoi,l’œuvrederéférence,lamathésisgénérale,lemandaladetoutelacosmogonielittéraire–commel’étaientlesLettresdeMmedeSévignépourlagrand-mèredunarrateur,lesromansdechevaleriepourdonQuichotte,etc.;celaneveutpasdutoutdirequejesoisun«spécialiste»deProust:Proust,c’estcequi me vient, ce n’est pas ce que j’appelle ; ce n’est pas une « autorité » ;simplement un souvenir circulaire. Et c’est bien cela l’inter-texte :l’impossibilité de vivre hors du texte infini – que ce texte soit Proust, ou lejournalquotidien,oul’écrantélévisuel:lelivrefaitlesens,lesensfaitlavie.

    ***

  • Si vous enfoncez un clou dans le bois, le bois résiste différemment selonl’endroitoùvousl’attaquez:onditqueleboisn’estpasisotrope.Letextenonplusn’estpasisotrope:lesbords,lafaille,sontimprévisibles.Demêmequelaphysique (actuelle)doit s’ajusteraucaractèrenon isotropedecertainsmilieux,de certains univers, de même il faudra bien que l’analyse structurale (lasémiologie)reconnaisselesmoindresrésistancesdutexte,ledessinirrégulierdesesveines.

    ***

    Nulobjetn’estdansunrapportconstantavec leplaisir (Lacan,àproposdeSade).Cependant,pourl’écrivain,cetobjetexiste;cen’estpaslelangage,c’estlalangue,lalanguematernelle.L’écrivainestquelqu’unquijoueaveclecorpsde sa mère (je renvoie à Pleynet, sur Lautréamont et sur Matisse) : pour leglorifier,l’embellir,oupourledépecer,leporteràlalimitedecequi,ducorps,peut être reconnu : j’irai jusqu’à jouir d’une défiguration de la langue, etl’opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut pas qu’on « défigure lanature».

    ***

    On dirait que pour Bachelard les écrivains n’ont jamais écrit : par unecoupurebizarre,ilssontseulementlus.Ilapuainsifonderunepurecritiquedelecture, et il l’a fondée en plaisir : nous sommes engagés dans une pratiquehomogène (glissante, euphorique, voluptueuse, unitaire, jubilatoire), et cettepratiquenouscomble:lire-rêver.AvecBachelard,c’esttoutelapoésie(commesimple droit de discontinuer la littérature, le combat) qui passe au crédit duPlaisir.Maisdèslorsquel’œuvreestperçuesouslesespècesd’uneécriture, leplaisirgrince,lajouissancepointeetBachelards’éloigne.

    ***

    Jem’intéresseaulangageparcequ’ilmeblesseoumeséduit.C’estlà,peut-

  • être,uneérotiquedeclasse?Maisquelleclasse?Labourgeoise?Ellen’aaucungoûtpourlelangage,quin’estmêmeplusàsesyeux,luxe,élémentd’unartdevivre (mort de la « grande » littérature),mais seulement instrument ou décor(phraséologie). La populaire ? Ici, disparition de toute activité magique oupoétique:plusdecarnaval,onnejoueplusaveclesmots:findesmétaphores,règne des stéréotypes imposés par la culture petite-bourgeoise. (La classeproductrice n’a pas nécessairement le langage de son rôle, de sa force, de savertu.Donc:dissociationdessolidarités,desempathies–trèsfortesici,nulleslà.Critique de l’illusion totalisante : n’importe quel appareil unified’abord lelangage;maisilnefautpasrespecterletout.)

    Resteunîlot:letexte.Délicesdecaste,mandarinat?leplaisirpeut-être,lajouissance,non.

    Aucune signifiance (aucune jouissance) ne peut se produire, j’en suispersuadé, dans une culture demasse (à distinguer, comme l’eau du feu, de laculturedesmasses),car lemodèledecettecultureestpetit-bourgeois.C’est lepropredenotrecontradiction(historique),que lasignifiance(la jouissance)esttoutentièreréfugiéedansunealternativeexcessive:oubiendansunepratiquemandarinale(issued’uneexténuationdelaculturebourgeoise),oubiendansuneidée utopique (celle d’une culture à venir, surgie d’une révolution radicale,inouïe,imprévisible,dontceluiquiécritaujourd’huinesaitqu’unechose:c’estque,telMoïse,iln’yentrerapas).

    Caractèreasocialdelajouissance.Elleestlaperteabruptedelasocialité,etpourtant il ne s’ensuit aucune retombée vers le sujet (la subjectivité), lapersonne, la solitude : tout se perd intégralement. Fond extrême de laclandestinité,noirdecinéma.

    Toutes lesanalysessocio-idéologiquesconcluentaucaractèredéceptifde lalittérature (ce qui leur enlève un peu de leur pertinence) : l’œuvre seraitfinalement toujours écriteparungroupe socialementdéçuou impuissant, horsdu combat par situation historique, économique, politique ; la littérature seraitl’expressiondecettedéception.Cesanalysesoublient(etc’estnormal,puisquece sont des herméneutiques fondées sur la recherche exclusive du signifié) leformidableenversde l’écriture : la jouissance : jouissancequipeutexploser,àtraversdessiècles,horsdecertainstextesécritscependantàlagloiredelaplusmorne,delaplussinistrephilosophie.

  • ***

    Lelangagequejeparleenmoi-mêmen’estpasdemontemps;ilestenbute,parnature,ausoupçonidéologique ;c’estdoncavec luiqu’il fautque je lutte.J’écrisparcequejeneveuxpasdesmotsquejetrouve:parsoustraction.Etenmême temps, cet avant-dernier langage est celui de mon plaisir : je lis àlongueurdesoiréesduZola,duProust,duVerne,Monte-Cristo,LesMémoiresd’untouriste,etmêmeparfoisduJulienGreen.Ceciestmonplaisir,maisnonmajouissance :celle-cin’adechancedevenirqu’avec lenouveauabsolu,carseullenouveauébranle(infirme)laconscience(facile?nullement:neuffoissurdix,lenouveaun’estquelestéréotypedelanouveauté).

    Le Nouveau n’est pas une mode, c’est une valeur, fondement de toutecritique : notre évaluation du monde ne dépend plus, du moins directement,comme chez Nietzsche, de l’opposition du noble et du vil, mais de celle del’Ancien et du Nouveau (l’érotique du Nouveau a commencé dès le XVIIIesiècle : longue transformation en marche). Pour échapper à l’aliénation de lasociété présente, il n’y a plus que cemoyen : la fuite en avant : tout langageancienest immédiatement compromis, et tout langagedevient anciendèsqu’ilest répété.Or le langage encratique (celui qui se produit et se répand sous laprotection du pouvoir) est statutairement un langage de répétition ; toutes lesinstitutions officielles de langage sont des machines ressassantes : l’école, lesport,lapublicité,l’œuvredemasse,lachanson,l’information,redisenttoujourslamêmestructure,lemêmesens,souventlesmêmesmots:lestéréotypeestunfait politique, la figure majeure de l’idéologie. En face, le Nouveau, c’est lajouissance(Freud:«Chezl’adulte,lanouveautéconstituetoujourslaconditionde la jouissance »). D’où la configuration actuelle des forces : d’un côté unaplatissement de masse (lié à la répétition du langage) – aplatissement hors-jouissance, mais non forcément hors-plaisir –, et de l’autre un emportement(marginal,excentrique)versleNouveau–emportementéperduquipourraallerjusqu’àladestructiondudiscours:tentativepourfaireresurgirhistoriquementlajouissancerefouléesouslestéréotype.

    L’opposition(lecouteaudelavaleur)n’estpasforcémententredescontrairesconsacrés, nommés (le matérialisme et l’idéalisme, le réformisme et larévolution,etc.);maiselleest toujoursetpartoutentre l’exceptionet larègle.Larègle,c’estl’abus,l’exception,c’estlajouissance.Parexemple,àdecertains

  • moments,ilestpossibledesoutenirl’exceptiondesMystiques.Tout,plutôtquelarègle(lagénéralité,lestéréotype,l’idiolecte:lelangageconsistant).

    Cependant,onpeutprétendretoutlecontraire(néanmoins,cen’estpasmoiqui le prétendrais) : la répétition engendrerait elle-même la jouissance. Lesexemples ethnographiques abondent : rythmes obsessionnels, musiquesincantatoires,litanies,rites,nembutsubouddhique,etc.:répéteràl’excès,c’estentrer dans la perte, dans le zéro du signifié. Seulement voilà : pour que larépétition soit érotique, il faut qu’elle soit formelle, littérale, et dans notreculture, cette répétition affichée (excessive) redevient excentrique, repousséeverscertainesrégionsmarginalesdelamusique.Laformebâtardedelaculturede masse est la répétition honteuse : on répète les contenus, les schèmesidéologiques, le gommage des contradictions, mais on varie les formessuperficielles: toujoursdeslivres,desémissions,desfilmsnouveaux,desfaitsdivers,maistoujourslemêmesens.

    Ensomme,lemotpeutêtreérotiqueàdeuxconditionsopposées,toutesdeuxexcessives:s’ilestrépétéàoutrance,ouaucontraires’ilestinattendu,succulentparsanouveauté(danscertainstextes,desmotsbrillent,cesontdesapparitionsdistractives, incongrues – il importe peu qu’elles soient pédantes ; ainsi,personnellement, jeprendsduplaisiràcettephrasedeLeibniz:«…commesiles montres de poche marquaient les heures par une certaine facultéhorodéictique,sansavoirbesoinderoues,oucommesilesmoulinsbrisaientlesgrains par une qualité fractive, sans avoir besoin de rien qui ressemblât auxmeules»).Dans lesdeuxcas, c’est lamêmephysiquede jouissance, le sillon,l’inscription,lasyncope:cequiestcreusé,pilonnéoucequiéclate,détonne.

    Lestéréotype,c’estlemotrépété,horsdetoutemagie,detoutenthousiasme,commes’ilétaitnaturel,commesiparmiraclecemotquirevientétaitàchaquefoisadéquatpourdes raisonsdifférentes,commesi imiterpouvaitneplusêtresenticommeuneimitation:motsans-gêne,quiprétendàlaconsistanceetignoresapropreinsistance.Nietzscheafaitcetteremarque,quela«vérité»n’étaitquelasolidificationd’anciennesmétaphores.Ehbien,àcecompte,lestéréotypeestla voie actuelle de la « vérité », le trait palpable qui fait transiter l’ornementinventé vers la forme canoniale, contraignante, du signifié. (Il serait bond’imaginerunenouvellescience linguistique ;elleétudieraitnonplus l’originedes mots, ou étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais lesprogrèsdeleursolidification,leurépaississementlelongdudiscourshistorique;cette science serait sans doute subversive,manifestant bien plus que l’origine

  • historiquedelavérité:sanaturerhétorique,langagière.)Laméfianceà l’égarddustéréotype(liéà la jouissancedumotnouveauou

    dudiscoursintenable)estunprinciped’instabilitéabsolue,quinerespecterien(aucuncontenu,aucunchoix).Lanauséearrivedèsquelaliaisondedeuxmotsimportants va de soi. Et dès qu’une chose va de soi, je la déserte : c’est lajouissance.Agacement futile?Dans lanouvelled’EdgarPoe,M.Valdemar, lemourantmagnétisé, survit, cataleptique, par la répétition des questions qui luisont adressées (« M. Valdemar, dormez-vous ? ») ; mais cette survie estintenable : lafaussemort, lamortatroce,c’estcequin’estpasunterme,c’estl’interminable(«Pourl’amourdeDieu!–Vite!–Vite!–faites-moidormir,– ou bien vite ! éveillez-moi vite ! – Je vous dis que je suis mort ! »). Lestéréotype,c’estcetteimpossibiliténauséeusedemourir.

    Danslechampintellectuel,lechoixpolitiqueestunarrêtdelangage–doncunejouissance.Cependant,lelangagereprend,soussaformelaplusconsistante(lestéréotypepolitique).Celangage-là,ilfautalorsl’avaler,sansnausée.

    Autre jouissance (autres bords) : elle consiste à dépolitiser ce qui estapparemmentpolitique, et àpolitiser cequi apparemmentne l’est pas. –Maisnon,voyons,onpolitisecequidoitl’êtreetc’esttout.

    ***

    Nihilisme:«lesfinssupérieuressedéprécient».C’estunmomentinstable,menacé, car d’autres valeurs supérieures tendent aussitôt, et avant que lespremièressoientdétruites,àprendreledessus;ladialectiquenefaitquelierdespositivités successives ; d’où l’étouffement, au sein même de l’anarchisme.Commentdonc installer lacarencede toutevaleursupérieure?L’ironie?Ellepart toujours d’un lieu sûr. La violence ? C’est une valeur supérieure, et desmieuxcodées.Lajouissance?Oui,siellen’estpasdite,doctrinale.Lenihilismeleplusconséquentestpeut-êtresousmasque:d’unecertainefaçonintérieurauxinstitutions,auxdiscoursconformes,auxfinalitésapparentes.

    ***

    A.meconfiequ’ilne supporteraitpasque samère fûtdévergondée–mais

  • qu’illesupporteraitdesonpère;ilajoute:c’estbizarre,ça,non?–Ilsuffiraitd’unnompourfairecessersonétonnement : l’Œdipe !A.estàmesyeux toutprèsdutexte,carcelui-cinedonnepaslesnoms–ouillèveceuxquiexistent;ilneditpas(oudansquelleintentiondouteuse?):lemarxisme,lebrechtisme,lecapitalisme, l’idéalisme, le Zen, etc. ; le Nom ne vient pas aux lèvres, il estfragmenté enpratiques, enmots qui ne sont pas desNoms.En se portant auxlimites du dire, dans unemathésis du langage qui ne veut pas être confondueavec la science, le texte défait la nomination et c’est cette défection quil’approchedelajouissance.

    Dansuntexteancienquejeviensdelire(unépisodedelavieecclésiastiquerapportéparStendhal),passedelanourriturenommée:dulait,destartines,dufromageà la crèmedeChantilly, des confituresdeBar, desorangesdeMalte,des fraises au sucre. Est-ce encore un plaisir de pure représentation (ressentialorsseulementparlelecteurgourmand)?Maisjen’aimeguèrelelaitnitantdemets sucrés et me projette peu dans le détail de ces dînettes. Autre chose sepasse, attaché sans doute à un autre sens dumot « représentation ». Lorsque,dansundébat,quelqu’unreprésentequelquechoseàsoninterlocuteur,ilnefaitqu’alléguer ledernierétat de la réalité, l’intraitable qui est en elle.Demême,peut-être, le romancier en citant, ennommant, ennotifiant lanourriture (en latraitant commenotable), impose-t-il au lecteur ledernierétatde lamatière, cequi, en elle, ne peut être dépassé, reculé (ce n’est certes pas le cas des nomsqu’onacitésprécédemment:marxisme,idéalisme,etc.).C’estcela!Cecrinedoitpasêtreentenducommeuneilluminationdel’intelligence,maiscommelalimite même de la nomination, de l’imagination. Il y aurait en somme deuxréalismes: lepremierdéchiffre le«réel»(cequisedémontremaisnesevoitpas) ; le seconddit la« réalité» (cequi sevoitmaisnesedémontrepas) ; leroman,quipeutmêler cesdeux réalismes, ajouteà l’intelligibledu« réel» laqueuefantasmatiquedela«réalité»:étonnementqu’onmangeâten1791«unesaladed’orangesaurhum»,commedansnosrestaurantsd’aujourd’hui:amorced’intelligiblehistoriqueetentêtementdelachose(l’orange,lerhum)àêtrelà.

    ***

    UnFrançaissurdeux,paraît-il,nelitpas;lamoitiédelaFranceestprivée–sepriveduplaisirdutexte.Oronnedéplorejamaiscettedisgrâcenationalequed’un point de vue humaniste, comme si, en boudant le livre, les Français

  • renonçaient seulement à un bienmoral, à une valeur noble. Il vaudraitmieuxfaire lasombre, lastupide, la tragiquehistoirede tous lesplaisirsauxquels lessociétésobjectentourenoncent:ilyaunobscurantismeduplaisir.

    Mêmesinousreplaçonsleplaisirdutextedanslechampdesathéorieetnondans celui de sa sociologie (ce qui entraîne ici à un discours particulier,apparemment privé de toute portée nationale ou sociale), c’est bien unealiénationpolitiquequiestencause:laforclusionduplaisir(etplusencoredelajouissance)dansunesociététravailléepardeuxmorales:l’une,majoritaire,delaplatitude, l’autre,groupusculaire,de la rigueur (politiqueet/ou scientifique).Ondiraitque l’idéedeplaisirne flattepluspersonne.Notresociétéparaîtà lafoisrassiseetviolente;detoutemanière:frigide.

    ***

    LamortduPèreenlèveraàlalittératurebeaucoupdesesplaisirs.S’iln’yaplusdePère,àquoibonraconterdeshistoires?Toutrécitneseramène-t-ilpasàl’Œdipe?Raconter,n’est-cepastoujourscherchersonorigine,diresesdémêlésavec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ?Aujourd’huionbalanced’unmêmecoupl’Œdipeetlerécit:onn’aimeplus,onnecraintplus, onne raconteplus.Comme fiction, l’Œdipe servait aumoins àquelquechose:àfairedebonsromans,àbienraconter(ceciestécritaprèsavoirvuCityGirldeMurnau).

    Beaucoup de lectures sont perverses, impliquant un clivage.Demême quel’enfantsaitquesamèren’apasdepénisettoutenmêmetempscroitqu’elleenaun(économiedontFreudamontrélarentabilité),demêmelelecteurpeutdiresanscesse: jesaisbienquecenesontquedesmots,mais toutdemême… (jem’émeuscommesicesmotsénonçaientuneréalité).Detoutesleslectures,c’estla lecture tragique qui est la plus perverse : je prends plaisir à m’entendreraconterunehistoiredontjeconnaislafin:jesaisetjenesaispas,jefaisvis-à-vis de moi-même comme si je ne savais pas : je sais bien qu’Œdipe seradémasqué,queDantonseraguillotiné,maistoutdemême…

    Parrapportàl’histoiredramatique,quiestcelledontonignorel’issue,ilyaeffacementduplaisiretprogressiondelajouissance(aujourd’hui,danslaculturedemasse,grandeconsommationde«dramatiques»,peudejouissance).

    *

  • **

    Proximité(identité?)delajouissanceetdelapeur.Cequirépugneàuntelrapprochement, ce n’est évidemment pas l’idée que la peur est un sentimentdésagréable – idée banale –, mais qu’elle est un sentiment médiocrementindigne;elleestlelaissé-pour-comptedetouteslesphilosophies(seul,Hobbes,jecrois:«laseulepassiondemavieaétélapeur»);lafolien’enveutpas(saufpeut-êtrelafoliedémodée:LeHorla),etceciinterditàlapeurd’êtremoderne:c’estundénidetransgression,unefoliequevouslaissezenpleineconscience.Parunedernièrefatalité,lesujetquiapeurrestetoujoursunsujet;toutauplusrelève-t-ildelanévrose(onparlealorsd’angoisse,motnoble,motscientifique:maislapeurn’estpasl’angoisse).

    Cesontcesraisonsmêmesquirapprochentlapeurdelajouissance:elleestla clandestinité absolue, non parce qu’elle est « inavouable » (encorequ’aujourd’hui personne ne soit prêt à l’avouer), mais parce que, scindant lesujetenlelaissantintact,ellen’aàsadispositionquedessignifiantsconformes:lelangagedélirantestrefuséàceluiquil’écoutemonterenlui.«J’écrispournepasêtrefou»,disaitBataille–cequivoulaitdirequ’ilécrivaitlafolie;maisquipourraitdire:«J’écrispournepasavoirpeur»?Quipourraitécrirelapeur(cequi ne voudrait pas dire la raconter) ? La peur ne chasse, ni ne contraint, nin’accomplit l’écriture : par la plus immobile des contradictions, toutes deuxcoexistent–séparées.

    (Sansparlerducasoùécrirefaitpeur.)

    ***

    Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar, j’essayais par jeu dedénombrer tous les langages qui entraient dans mon écoute : musiques,conversations,bruitsdechaises,deverres,touteunestéréophoniedontuneplacedeTanger(décriteparSeveroSarduy)estlelieuexemplaire.Enmoiaussicelaparlait(c’estbienconnu),etcetteparoledite«intérieure»ressemblaitbeaucoupau bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui me venaient del’extérieur : j’étais moi-même un lieu public, un souk ; en moi passaient lesmots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne seformait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là.Cette parole à la fois trèsculturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique ; elle constituait en

  • moi,àtraverssonfluxapparent,undiscontinudéfinitif:cettenon-phrasen’étaitpasdutoutquelquechosequin’auraitpaseulapuissanced’accéderàlaphrase,qui aurait étéavant la phrase ; c’était : ce qui est éternellement, superbement,horsdelaphrase.Alors,virtuellement,toutelalinguistiquetombait,ellequinecroit qu’à la phrase et a toujours attribué une dignité exorbitante à la syntaxeprédicative(commeformed’unelogique,d’unerationalité);jemerappelaiscescandalescientifique : iln’existeaucunegrammaire locutive(grammairedecequiparle,etnondecequis’écrit;etpourcommencer:grammairedufrançaisparlé).Noussommeslivrésàlaphrase(etdelà:àlaphraséologie).

    LaPhraseesthiérarchique :elle impliquedessujétions,dessubordinations,desrectionsinternes.Delàsonachèvement:commentunehiérarchiepourrait-elle rester ouverte ? La Phrase est achevée ; elle est même précisément : celangage-là qui est achevé. La pratique, en cela, diffère bien de la théorie. Lathéorie(Chomsky)ditquelaphraseestendroitinfinie(infinimentcatalysable),maislapratiqueobligeàtoujoursfinirlaphrase.«Touteactivitéidéologiqueseprésente sous la forme d’énoncés compositionnellement achevés. » Prenonsaussi cette proposition de JuliaKristeva dans son envers : tout énoncé achevécourt le risque d’être idéologique. C’est en effet le pouvoir d’achèvement quidéfinit la maîtrise phrastique et marque, comme d’un savoir-faire suprême,chèrementacquis,conquis,lesagentsdelaPhrase.Leprofesseurestquelqu’unquifinitsesphrases.Lepoliticieninterviewésedonnevisiblementbeaucoupdemalpourimaginerunboutàsaphrase:ets’ilrestaitcourt?Toutesapolitiqueenseraitatteinte!Etl’écrivain?Valérydisait:«Onnepensepasdesmots,onnepensequedesphrases.»Illedisaitparcequ’ilétaitécrivain.Estditécrivain,non pas celui qui exprime sa pensée, sa passion ou son imagination par desphrases,maisceluiquipensedesphrases : unPense-Phrase (c’est-à-dire : pastoutàfaitunpenseur,etpastoutàfaitunphraseur).

    Le plaisir de la phrase est très culturel. L’artefact créé par les rhéteurs, lesgrammairiens,leslinguistes,lesmaîtres,lesécrivains,lesparents,cetartefactestmiméd’unefaçonplusoumoinsludique;onjoued’unobjetexceptionnel,dontla linguistique a bien souligné le paradoxe : immuablement structuré etcependantinfinimentrenouvelable:quelquechosecommelejeud’échecs.

    Àmoinsque,pourcertainspervers,laphrasenesoituncorps?

    ***

  • Plaisirdutexte.Classiques.Culture(plusilyauradeculture,plusleplaisirsera grand, divers). Intelligence. Ironie. Délicatesse. Euphorie. Maîtrise.Sécurité:artdevivre.Leplaisirdutextepeutsedéfinirparunepratique(sansaucunrisquederépression) : lieuet tempsdelecture :maison,province,repasproche,lampe,famillelàoùilfaut,c’est-à-direauloinetnonloin(Proustdansle cabinet aux senteursd’iris), etc.Extraordinaire renforcementdumoi (par lefantasme);inconscientouaté.Ceplaisirpeutêtredit:delàvientlacritique.Textesdejouissance.Leplaisirenpièces;lalangueenpièces;lacultureen

    pièces. Ils sont pervers en ceci qu’ils sont hors de toute finalité imaginable –même celle du plaisir (la jouissance n’oblige pas au plaisir ; elle peut mêmeapparemment ennuyer).Aucun alibi ne tient, rien ne se reconstitue, rien ne serécupère. Le texte de jouissance est absolument intransitif. Cependant, laperversionnesuffitpasàdéfinirlajouissance;c’estl’extrêmedelaperversionquiladéfinit:extrêmetoujoursdéplacé,extrêmevide,mobile,imprévisible.Cetextrême garantit la jouissance : une perversionmoyenne s’encombre très vited’unjeudefinalitéssubalternes:prestige,affiche,rivalité,discours,parade,etc.

    Toutlemondepeuttémoignerqueleplaisirdutexten’estpassûr:rienneditquecemêmetextenousplairaunesecondefois;c’estunplaisirfriable,délitépar l’humeur, l’habitude, la circonstance, c’est un plaisir précaire (obtenu parune prière silencieuse adressée à l’Envie de se sentir bien, et que cette Enviepeutrévoquer);d’oùl’impossibilitédeparlerdecetextedupointdevuedelasciencepositive(sajuridictionestcelledelasciencecritique:leplaisircommeprincipecritique).

    Lajouissancedutexten’estpasprécaire,elleestpire:précoce;ellenevientpasensontemps,ellenedépendd’aucunmûrissement.Touts’emporteenunefois.Cetemportementestévidentdanslapeinture,cellequisefaitaujourd’hui:dèsqu’ilestcompris, leprincipede lapertedevient inefficace, il fautpasseràautrechose.Toutsejoue,toutsejouitdanslapremièrevue.

    ***

    Letexteest(devraitêtre)cettepersonnedésinvoltequimontresonderrièreauPèrePolitique.

    *

  • **

    Pourquoi,dansdesœuvreshistoriques,romanesques,biographiques,ya-t-il(pour certainsdont je suis)unplaisir àvoir représenter la«viequotidienne»d’une époque, d’un personnage ? Pourquoi cette curiosité desmenus détails :horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc. ? Est-ce le goûtfantasmatiquedela«réalité»(lamatérialitémêmedu«celaaété»)?Etn’est-cepaslefantasmelui-mêmequiappellele«détail»,lascèneminuscule,privée,danslaquellejepuisfacilementprendreplace?Yaurait-ilensommede«petitshystériques» (ces lecteurs-là), qui tireraient jouissanced’un singulier théâtre :non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité (ne peut-il y avoir desrêves,desfantasmesdemédiocrité?).

    Ainsi,impossibled’imaginernotationplusténue,plusinsignifiantequecelledu«tempsqu’ilfait»(qu’ilfaisait);etpourtant,l’autrejour,lisant,essayantdelire Amiel, irritation de ce que l’éditeur, vertueux (encore un qui forclôt leplaisir),aitcrubienfaireensupprimantdeceJournal lesdétailsquotidiens, letempsqu’ilfaisaitsurlesbordsdulacdeGenève,pournegarderqued’insipidesconsidérationsmorales :c’estpourtantce tempsquin’auraitpasvieilli,non laphilosophied’Amiel.

    ***

    L’art semble compromis, historiquement, socialement. D’où l’effort del’artistelui-mêmepourledétruire.

    Jevoisàcetefforttroisformes.L’artistepeutpasseràunautresignifiant:s’ilestécrivain,sefairecinéaste,peintre,ou,aucontraire,s’ilestpeintre,cinéaste,développerd’interminablesdiscourscritiquessurlecinéma,lapeinture,réduirevolontairement l’art à sa critique. Il peut aussi donner congé à l’écriture, sesoumettre à l’écrivance, se faire savant, théoricien intellectuel, ne jamais plusparlerqued’unlieumoral,nettoyédetoutesensualitédelangage.Ilpeutenfinpurementetsimplementsesaborder,cesserd’écrire,changerdemétier,dedésir.

    Lemalheurestquecettedestructionesttoujoursinadéquate;oubienellesefaitextérieureàl’art,maisdevientdèslorsimpertinente,oubienelleconsentàresterdans lapratiquede l’art,maiss’offre trèsviteà larécupération(l’avant-garde,c’estcelangagerétifquivaêtrerécupéré).L’inconfortdecettealternativevientdecequeladestructiondudiscoursn’estpasuntermedialectique,maisun

  • termesémantique :elleserangedocilementsous legrandmythesémiologiquedu«versus»(blancversusnoir);dèslorsladestructiondel’artestcondamnéeauxseules formesparadoxales (cellesquivont, littéralement,contre ladoxa) :les deux côtés du paradigme sont collés l’un à l’autre d’une façon finalementcomplice : il y a accord structural entre les formes contestantes et les formescontestées.

    (J’entends à l’inverse par subversion subtile celle qui ne s’intéresse pasdirectementàladestruction,esquiveleparadigmeetchercheunautreterme:untroisièmeterme,quinesoitpas,cependant,untermedesynthèse,maisuntermeexcentrique,inouï.Unexemple?Bataille,peut-être,quidéjoueletermeidéalistepar unmatérialisme inattendu, où prennent place le vice, la dévotion, le jeu,l’érotisme impossible, etc. ; ainsi, Bataille n’oppose pas à la pudeur la libertésexuelle,mais…lerire.)

    ***

    Letextedeplaisirn’estpasforcémentceluiquirelatedesplaisirs,letextedejouissance n’est jamais celui qui raconte une jouissance. Le plaisir de lareprésentation n’est pas lié à son objet : la pornographie n’est pas sûre. Entermeszoologiques,ondiraquelelieuduplaisirtextueln’estpaslerapportdumimeetdumodèle(rapportd’imitation),maisseulementceluideladupeetdumime(rapportdedésir,deproduction).

    Ilfaudraitd’ailleursdistinguerentrelafigurationetlareprésentation.Lafigurationseraitlemoded’apparitionducorpsérotique(àquelquedegré

    etsousquelquemodequecesoit)dansleprofildutexte.Parexemple:l’auteurpeutapparaîtredanssontexte(Genet,Proust),maisnonpointsouslesespècesde labiographiedirecte (cequiexcéderait lecorps,donneraitunsensà lavie,forgeraitundestin).Ouencore:onpeutconcevoirdudésirpourunpersonnagede roman (par pulsions fugitives). Ou enfin : le texte lui-même, structurediagrammatique,etnonpasimitative,peutsedévoilersousformedecorps,clivéenobjetsfétiches,enlieuxérotiques.Touscesmouvementsattestentunefiguredutexte,nécessaireà la jouissancede lecture.Demême,etplusencoreque letexte, le film sera à coup sûr toujours figuratif (ce pour quoi il vaut tout demêmelapeined’enfaire)–mêmes’ilnereprésenterien.

    La représentation, elle, serait une figuration embarrassée, encombréed’autres sens que celui du désir : un espace d’alibis (réalité, morale,

  • vraisemblance, lisibilité, vérité, etc.). Voici un texte de pure représentation :Barbeyd’Aurevilly écrit de laViergedeMemling : «Elle est très droite, trèsperpendiculairement posée. Les êtres purs sont droits. À la taille et aumouvement, on reconnaît les femmes chastes ; les voluptueuses traînent,languissentetsepenchent, toujourssur lepointde tomber.»Notezenpassantqueleprocédéreprésentatifapuengendreraussibienunart(leromanclassique)qu’une«science»(lagraphologie,parexemple,qui,delamollessed’unelettre,conclut à la veulerie du scripteur), et que par conséquent il est juste, sanssophistication aucune, de la dire immédiatement idéologique (par l’étenduehistoriquedesasignification).Certes,ilarrivetrèssouventquelareprésentationprenne pour objet d’imitation le désir lui-même ; mais alors, ce désir ne sortjamais du cadre, du tableau ; il circule entre les personnages ; s’il a undestinataire, ce destinataire reste intérieur à la fiction (on pourra dire enconséquence que toute sémiotique qui tient le désir enfermé dans laconfiguration des actants, si nouvelle qu’elle soit, est une sémiotique de lareprésentation.Lareprésentation,c’estcela :quandriennesort,quandriennesautehorsducadre:dutableau,dulivre,del’écran).

    ***

    À peine a-t-on dit un mot, quelque part, du plaisir du texte, que deuxgendarmes sont prêts à vous tomber dessus : le gendarme politique et legendarme psychanalytique : futilité et/ou culpabilité, le plaisir est ou oisif ouvain,c’estuneidéedeclasseouuneillusion.

    Vieille,trèsvieilletradition:l’hédonismeaétérefouléparpresquetouteslesphilosophies;onnetrouvelarevendicationhédonistequechezdesmarginaux,Sade, Fourier ; pour Nietzsche lui-même, l’hédonisme est un pessimisme. Leplaisirestsanscessedéçu,réduit,dégonflé,auprofitdevaleursfortes,nobles:laVérité,laMort,leProgrès,laLutte,laJoie,etc.Sonrivalvictorieux,c’estleDésir:onnousparlesanscesseduDésir,jamaisduPlaisir;leDésirauraitunedignitéépistémique, lePlaisirnon.Ondiraitquelasociété(lanôtre)refuse(etfinit par ignorer) tellement la jouissance, qu’elle ne peut produire que desépistémologiesdelaLoi(etdesacontestation),jamaisdesonabsence,oumieuxencore:desanullité.Curieux,cettepermanencephilosophiqueduDésir(entantqu’iln’estjamaissatisfait):cemotnedénoterait-ilpasune«idéedeclasse»?(Présomptiondepreuveassezgrossière,etcependantnotable:le«populaire»neconnaîtpasleDésir–rienquedesplaisirs.)

  • Les livres dits « érotiques » (il faut ajouter : de facture courante, pourexcepterSadeetquelquesautres)représententmoinslascèneérotiquequesonattente, sa préparation, samontée ; c’est en cela qu’ils sont « excitants » ; etlorsquelascènearrive,ilyanaturellementdéception,déflation.Autrementdit,cesontdeslivresduDésir,nonduPlaisir.Ou,plusmalicieusement,ilsmettentenscènelePlaisirtelquelevoitlapsychanalyse.Unmêmesensditicietlàquetoutcelaestbiendécevant.

    (Lemonumentpsychanalytiquedoitêtretraversé–noncontourné,commelesvoiesadmirablesd’unetrèsgrandeville,voiesàtraverslesquellesonpeutjouer,rêver,etc.:c’estunefiction.)

    Il y aurait, paraît-il, une mystique du Texte. – Tout l’effort consiste, aucontraire, àmatérialiser le plaisir du texte, à faire du texteun objet de plaisircommelesautres.C’est-à-dire:soitàrapprocherletextedes«plaisirs»delavie(unmets,unjardin,unerencontre,unevoix,unmoment,etc.)etàluifairerejoindre lecataloguepersonneldenossensualités,soitàouvrirpar le texte labrèchede la jouissance,de lagrandepertesubjective, identifiantalorsce texteauxmomentslespluspursdelaperversion,àseslieuxclandestins.L’important,c’est d’égaliser le champ du plaisir, d’abolir la fausse opposition de la viepratique et de la vie contemplative. Le plaisir du texte est une revendicationjustementdirigéecontrelaséparationdutexte;carcequeletextedit,àtraverslaparticularitédesonnom,c’estl’ubiquitéduplaisir,l’atopiedelajouissance.

    Idée d’un livre (d’un texte) où serait tressée, tissée, de la façon la pluspersonnelle,larelationdetouteslesjouissances:cellesdela«vie»etcellesdutexte,oùunemêmeanamnèsesaisiraitlalectureetl’aventure.

    Imagineruneesthétique (si lemotn’estpas tropdéprécié) fondée jusqu’aubout (complètement, radicalement, dans tous les sens) sur le plaisir duconsommateur, quel qu’il soit, à quelque classe, à quelque groupe qu’ilappartienne,sansacceptiondeculturesetdelangages:lesconséquencesseraienténormes,peut-êtremêmedéchirantes (Brecht a amorcéune telle esthétiqueduplaisir;detoutessespropositions,c’estcellequ’onoublieleplussouvent).

    ***

    Lerêvepermet,soutient,détient,metenpleinelumièreuneextrêmefinesse

  • de sentimentsmoraux, parfoismêmemétaphysiques, le sens le plus subtil desrapports humains, des différences raffinées, un savoir de la plus hautecivilisation, bref une logique consciente, articulée avec une délicatesse inouïe,que seul un travail de veille intense devrait pouvoir obtenir. Bref le rêve faitparlertoutcequienmoin’estpasétrange,étranger:c’estuneanecdoteincivilefaiteavecdessentimentstrèscivilisés(lerêveseraitcivilisateur).

    Le texte de jouissancemet souvent en scène ce différentiel (Poe) ;mais ilpeutaussidonnerlafigurecontraire(quoiquetoutaussiscindée):uneanecdotetrèslisibleavecdessentimentsimpossibles(MadameEdwarda,deBataille).

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    Quel rapport peut-il y avoir entre le plaisir du texte et les institutions dutexte ?Trèsmince.La théoriedu texte, elle, postule la jouissance,mais elle apeu d’avenir institutionnel : ce qu’elle fonde, son accomplissement exact, sonassomption,c’estunepratique(celledel’écrivain),nullementunescience,uneméthode, une recherche, une pédagogie ; de par ses principes mêmes, cettethéorie ne peut produire quedes théoriciens oudes praticiens (des scripteurs),nullement des spécialistes (critiques, chercheurs, professeurs, étudiants). Cen’estpasseulementlecaractèrefatalementméta-linguistiquedetouterechercheinstitutionnellequifaitobstacleàl’écritureduplaisirtextuelc’estaussiquenoussommesactuellement incapablesdeconcevoirunevéritablesciencedudevenir(quiseulepourraitrecueillirnotreplaisir,sansl’affublerd’unetutellemorale):«… nous ne sommes pas assez subtils pour apercevoir l’écoulementprobablementabsolududevenir;lepermanentn’existequegrâceànosorganesgrossiersqui résumentet ramènent leschosesàdesplanscommuns, alorsquerienn’existe sous cette forme. L’arbre est à chaque instant une chose neuve ;nous affirmons la forme parce que nous ne saisissons pas la subtilité d’unmouvementabsolu»(Nietzsche).

    LeTexteseraitluiaussicetarbredontnousdevonslanomination(provisoire)à la grossièreté de nos organes. Nous serions scientifiques par manque desubtilité.

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  • Qu’est-ce que la signifiance ? C’est le sens en ce qu’il est produitsensuellement.

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    Ce qu’on cherche, de divers côtés, c’est à établir une théorie du sujetmatérialiste. Cette recherche peut passer par trois états : elle peut d’abord,empruntant une ancienne voie psychologique, critiquer impitoyablement lesillusionsdonts’entourelesujetimaginaire(lesmoralistesclassiquesontexcellédans cette critique) ; elle peut ensuite – ou enmême temps – aller plus loin,admettre la scission vertigineuse du sujet, décrit comme une pure alternance,celleduzéroetdesoneffacement(ceciintéresseletexte,puisque,sanspouvoirs’ydire,lajouissanceyfaitpasserlefrissondesonannulation);ellepeutenfingénéraliserlesujet(«âmemultiple»,«âmemortelle»)–cequineveutpasdirele massifier, le collectiviser ; et ici encore, on retrouve le texte, le plaisir, lajouissance:«Onn’apasledroitdedemanderquidoncest-cequi interprète?C’est l’interprétation elle-même, forme de la volonté de puissance, qui existe(non comme un “être”, mais comme un processus, un devenir), en tant quepassion»(Nietzsche).

    Alorspeut-êtrerevientlesujet,noncommeillusion,maiscommefiction.Uncertainplaisiresttiréd’unefaçondes’imaginercommeindividu,d’inventerunedernière fiction, des plus rares : le fictif de l’identité. Cette fiction n’est plusl’illusiond’uneunité;elleestaucontrairelethéâtredesociétéoùnousfaisonscomparaîtrenotrepluriel:notreplaisirestindividuel–maisnonpersonnel.

    Chaquefoisquej’essayed’»analyser»untextequim’adonnéduplaisir,cen’estpasma«subjectivité»quejeretrouve,c’estmon«individu»,ladonnéequifaitmoncorpsséparédesautrescorpsetluiappropriesasouffranceousonplaisir:c’estmoncorpsdejouissancequejeretrouve.Etcecorpsdejouissanceestaussimonsujethistorique ;carc’estau termed’unecombinatoire très fined’éléments biographiques, historiques, sociologiques, névrotiques (éducation,classesociale,configurationinfantile,etc.)quejerèglelejeucontradictoireduplaisir (culturel) etde la jouissance (inculturelle), etque jem’écris commeunsujetactuellementmalplacé,venutroptardoutroptôt(cetropnedésignantniun regret ni une faute ni unemalchance,mais seulement invitant àune placenulle):sujetanachronique,endérive.

  • Onpourraitimaginerunetypologiedesplaisirsdelecture–oudeslecteursdeplaisir ; elle ne serait pas sociologique, car le plaisir n’est un attribut ni duproduitnidelaproduction;ellenepourraitêtrequepsychanalytique,engageantle rapport de la névrose lectrice à la forme hallucinée du texte. Le fétichistes’accorderaitautextedécoupé,aumorcellementdescitations,desformules,desfrappes, au plaisir du mot. L’obsessionnel aurait la volupté de la lettre, deslangages seconds, décrochés, desméta-langages (cette classe réunirait tous leslogophiles,linguistes,sémioticiens,philologues:tousceuxpourquilelangagerevient). Le paranoïaque consommerait ou produirait des textes retors, deshistoires développées comme des raisonnements, des constructions poséescomme des jeux, des contraintes secrètes. Quant à l’hystérique (si contraire àl’obsessionnel), ilseraitceluiquiprendletextepourdel’argentcomptant,quientredanslacomédiesansfond,sansvérité,dulangage,quin’estpluslesujetd’aucunregardcritiqueetse jetteà travers le texte(cequiest toutautrechosequedes’yprojeter).

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    TexteveutdireTissu;maisalorsquejusqu’icionatoujourspriscetissupourun produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient, plus oumoins caché, lesens(lavérité),nousaccentuonsmaintenant,dansletissu,l’idéegénérativequeletextesefait,setravailleàtraversunentrelacsperpétuel;perdudanscetissu–cettetexture–lesujets’ydéfait,telleunearaignéequisedissoudraitelle-mêmedans lessécrétionsconstructivesdesa toile.Sinousaimions lesnéo-logismes,nouspourrionsdéfinirlathéoriedutextecommeunehyphologie(hyphos,c’estletissuetlatoiled’araignée).

    Bienque la théoriedu texteaitnommémentdésigné lasignifiance (ausensqueJuliaKristevaadonnéàcemot)commelieudelajouissance,bienqu’elleait affirmé la valeur à la fois érotique et critique de la pratique textuelle, cespropositions sont souvent oubliées, refoulées, étouffées. Et pourtant : lematérialisme radical auquel tendcette théorie, est-il concevable sans lapenséedu plaisir, de la jouissance ? Les rares matérialistes du passé, chacun à samanière,Épicure,Diderot,Sade,Fourier,n’ont-ilspastousétédeseudémonistesdéclarés?

    Cependant la place du plaisir dans une théorie du texte n’est pas sûre.Simplement,unjourvientoùl’onressentquelqueurgenceàdévisserunpeula

  • théorie,àdéplacerlediscours,l’idiolectequiserépète,prenddelaconsistance,etàluidonnerlasecoussed’unequestion.Leplaisirestcettequestion.Commenom trivial, indigne (qui, sans rire, se dirait aujourd’hui hédoniste ?), il peutgênerleretourdutexteàlamorale,àlavérité:àlamoraledelavérité:c’estunindirect, un « dérapant », si l’on peut dire, sans lequel la théorie du texteredeviendraitunsystèmecentré,unephilosophiedusens.

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    Ne jamais assez dire la force de suspension du plaisir : c’est une véritableépoché, un arrêt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soi-même).Leplaisirestunneutre(laformelaplusperversedudémoniaque).

    Oudumoins,cequeleplaisirsuspend,c’estlavaleursignifiée : la(bonne)Cause.«Darmès,unfrotteurqu’onjugeencemomentpouravoirtirésurleroi,rédige ses idéespolitiques… ; cequi revient leplus souvent sous laplumedeDarmès, c’est l’aristocratie, qu’il écrit haristaukrassie. Le mot, écrit de cettefaçon,estassezterrible…»Hugo(Pierres)apprécievivementl’extravagancedusignifiant;ilsaitaussiquecepetitorgasmeorthographiquevientdes«idées»deDarmès:sesidées,c’est-à-diresesvaleurs,safoipolitique,l’évaluationquile fait d’un même mouvement : écrire, nommer, désorthographier et vomir.Pourtant:commeildevaitêtreennuyeux,lefactumpolitiquedeDarmès!

    Leplaisirdutexte,c’estça:lavaleurpasséeaurangsomptueuxdesignifiant.

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    S’il était possible d’imaginer une esthétique du plaisir textuel, il faudrait yinclure : l’écritureàhaute voix.Cette écriturevocale (quin’estpasdu tout laparole), on ne la pratique pas, mais c’est sans doute elle que recommandaitArtaudetquedemandeSollers.Parlons-encommesielleexistait.

    Dans l’Antiquité, la rhétorique comprenait une partie oubliée, censurée parlescommentateursclassiques:l’actio,ensemblederecettespropresàpermettrel’extériorisationcorporelledudiscours:ils’agissaitd’unthéâtredel’expression,l’orateur-comédien«exprimant»sonindignation,sacompassion,etc.L’écritureàhautevoix,elle,n’estpasexpressive;ellelaissel’expressionauphéno-texte,

  • aucoderégulierdelacommunication;poursapartelleappartientaugéno-texte,à la signifiance ; elle est portée, non par les inflexions dramatiques, lesintonationsmalignes,lesaccentscomplaisants,maisparlegraindelavoix,quiestunmixteérotiquedetimbreetdelangage,etpeutdoncêtreluiaussi,àl’égalde la diction, la matière d’un art : l’art de conduire son corps (d’où sonimportancedanslesthéâtresextrême-orientaux).Euégardauxsonsdelalangue,l’écriture à haute voix n’est pas phonologique,mais phonétique ; son objectifn’est pas la clarté desmessages, le théâtre des émotions ; ce qu’elle cherche(dansuneperspectivede jouissance), ce sont les incidentspulsionnels, c’est lelangage tapissédepeau,un texteoù l’onpuisseentendre legraindugosier, lapatinedesconsonnes,lavoluptédesvoyelles,touteunestéréoph