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1
Le principe de sécurité juridique dans l’ordre constitutionnel
français
Fabien Grech
« L’espérance ne nous apportera pas ce que nous espérions, mais ce que nous n’espérions plus » (Jean Debruyne).
I. A la recherche d’un principe de sécurité juridique…
A. Les linéaments d’un principe ontologique
1. Un antidote révélé par le poison de l’insécurité juridique
2. Du besoin à l’ « exigence » de sécurité juridique
B. Les firmaments d’un principe omniprésent
1. La sécurité juridique, être ou ne pas être
2. La sécurité juridique, un être dans l’ordre européen
3. La sécurité juridique, un paraître dans l’ordre interne
II. … toujours introuvable dans l’ordre constitutionnel français
A. L’approche d’une consécration par le juge constitutionnel
1. Les promesses de la QPC, « big bang juridictionnel »
2. L’affirmation du principe de sécurité juridique, a priori…
B. Le maintien du refus du principe de sécurité juridique
1. Légalité versus sécurité juridique
2. Sages versus pouvoir constituant
En tant que tel… toute la question de la consécration ou non du principe de sécurité juridique dans
l’ordre constitutionnel français, et plus largement dans l’ordre interne, réside dans cette locution.
C’est qu’il existe, et qu’il inspire le juge constitutionnel comme les juges administratif et judiciaire.
Dans l’ordre administratif, le Conseil d’État avait franchi le Rubicon dans son célèbre arrêt KPMG,
même s’il nous faudra relativiser cette apparente consécration formelle. Dans l’ordre constitutionnel,
il n’est jamais apparu nommément, pas plus dans les textes de référence que dans la jurisprudence
du Conseil constitutionnel. Il n’a pour ainsi dire jamais fait l’objet d’une consécration en tant que tel,
pour des raisons qui tiennent selon nous à des considérations de souveraineté et d’identité juridique.
Cela fait maintenant près de trente années que celle-ci est attendue, préconisée, envisagée. Mais
cela fait autant d’années qu’elle se fait attendre, en dépit des avancées notables qui ont pris la forme
d’applications diverses, alors que le principe a très tôt été reconnu par les juges européens. Un
certain nombre de décisions relativement récentes a laissé croire à une consécration imminente. Les
notions d’espérance légitime et d’attentes légitimes énoncées respectivement par le Conseil d’État et
le Conseil constitutionnel acquièrent même le sens et l’esprit de la sécurité juridique. Force est de
constater néanmoins qu’après avoir été longtemps recherché (I), le principe de sécurité juridique n’a
toujours pas été consacré, en tant que tel, dans l’ordre constitutionnel français (II).
2
I. A la recherche d’un principe de sécurité juridique…
La notion de sécurité juridique s’est progressivement constituée à partir des années 1960, moment
où les systèmes juridiques nationaux avaient commencé à se complexifier (A). Alors qu’elle est
devenue l’une des préoccupations majeures des différents acteurs du droit, c’est sans doute au sein
de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu’elle a connu dans l’ordre interne le plus
d’applications (B).
A. Les linéaments d’un principe ontologique
C’est en réaction à l’insécurité juridique « sécrétée par tout système juridique et qui tend à croître
dans les sociétés modernes »1 (1) que la sécurité a progressivement fait l’objet d’une autonomisation
en tant qu’exigence (2).
1. Un antidote révélé par le poison de l’insécurité juridique
La nécessité de toute chose étant bien souvent révélée par son contraire, la sécurité juridique n’a pas
échappé à cette théorie en se dessinant en réaction au ressenti de l’insécurité juridique. Ce
manichéisme juridique se révèle parfaitement dans cette volonté de « combattre l’insécurité
juridique »2, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle constitue le mal principal des sociétés
modernes. Cela fait longtemps que le Conseil d’État s’est saisi le premier de cette question, d’abord
dans un rapport de 1991, puis dans un second rapport publié en 2006, « moment où le besoin de
sécurité juridique se fait plus vivement sentir »3. Dans ces rapports faisant référence, on pouvait déjà
y lire le « sentiment d’insécurité que peut éprouver aujourd’hui le citoyen »4, et il était bien question
d’enclencher « la lutte du système juridique contre lui-même »5.
Le Conseil constitutionnel a quant à lui évoqué le problème, non dans un rapport, mais dans sa
propre jurisprudence. Ayant relevé une première fois « le risque d’instabilité juridique »6 lié à la
multiplicité des recours en matière d’urbanisme, il a plus tard expressément dénoncé l’ « insécurité
juridique »7 pouvant résulter de la complexité excessive des règles. Dans la première décision, il était
justifié la possibilité de restreindre même partiellement le mécanisme de l’exception d’illégalité, ce
qui s’apparentait aux premières formes de « pragmatisme »8, qui sera le maître mot en matière de
sécurité juridique. Dans la seconde, il aborde ce qui peut s’entendre de l’insécurité juridique, en
1 A.-L. VALEMBOIS, « La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français », Cahiers du
Conseil constitutionnel, n° 17, mars 2005, p. 1. 2 N. MOLFESSIS, « Combattre l’insécurité juridique ou la lutte du système juridique contre lui-même », Conseil
d’État, Rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, Études et documents, n° 57, La Documentation française, 2006, p. 391. 3 J.-P. CAMBY, « Sécurité juridique et insécurité jurisprudentielle », RDP, 2006, n° 6, p. 1505. Ce qu’il réaffirme
par ailleurs : « Jamais le besoin d’une sécurité juridique, d’une stabilité des normes, d’une compréhension des règles de droit n’a autant été ressenti » (J.-P. CAMBY, « La sécurité juridique : une exigence juridictionnelle (Observations à propos de l’arrêt du Conseil d’État du 24 mars 2006, Société KPMG) », RDP, 2006, n° 5, p. 1169). 4 Conseil d’État, Rapport public annuel 1991, De la sécurité juridique, Études et documents, n° 43, La
Documentation française, 1991, p. 23. 5 N. MOLFESSIS, ibidem.
6 Cons. const., décision n° 93-335 DC du 21 janvier 1994, cons. 4.
7 Cons. const., décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, cons. 84.
8 B. PACTEAU, « La sécurité juridique, un principe qui nous manque ? », AJDA, 1995, n° spécial, p. 155.
3
énonçant tant ses causes (incompréhension, ambiguïté, incertitudes) que ses conséquences
(malentendus, réclamations, contentieux).
La doctrine n’a pas manqué de mettre sa critique à l’œuvre en produisant une masse
impressionnante de publications sur cette problématique, devenue centrale par la force des choses.
Les « règles à l’énoncé parfois aléatoire »9 et la « dégradation de la qualité de la loi »10 sont depuis
constamment présentées comme étant le « mal profond qui peut porter atteinte aux fondements
mêmes de l’État de droit »11. Il est bien admis que « le désordre normatif, l’instabilité et la
complexité sont devenus les principaux défauts de notre système juridique » 12 . Souvent
surabondante voire « encyclopédique »13, la loi peut au contraire pêcher par son absence de
normativité, ce « trop » et ce « pas assez » contribuant indéniablement à un manque de clarté et
d’intelligibilité pour ceux-là même à qui elle a vocation à s’adresser. A cela s’ajoute souvent un
manque d’accessibilité, le tout faisant de l’adage « nul n’est censé ignorer la loi » une véritable
gageure.
Au-delà de la forme et du fond, le justiciable se trouve aussi confronté à la pratique du législateur qui
peut parfois se montrer stratège dans le maniement de la loi, une telle pratique étant jugée déloyale
voire captieuse. Cela tient essentiellement au caractère rétroactif d’un certain nombre de
dispositions qu’il prend, et qui correspond au second volet de l’insécurité juridique. Evidemment
l’application de règles nouvelles à des situations passées est aisément perçue comme attentatoire
aux intérêts des personnes (physiques et morales), et partant à la sécurité juridique. Dans cette
pluralité de rétroactivités, les critiques portent aussi bien sur les lois à vocation rétroactive (lois
interprétatives, lois de validation, ratification des ordonnances de l’article 38 de la Constitution, et
lois validées par le Conseil constitutionnel sous réserve d’interprétation) que sur les lois à
potentialité rétroactive (lois s’appliquant aux contrats en cours, et « petite rétroactivité » sur laquelle
nous reviendrons longuement)14, cet ensemble législatif aboutissant à une instabilité mal comprise et
mal acceptée.
Ce climat d’insécurité a probablement franchi un seuil critique avec les lois de finances pour 2013 et
pour 2014, dont une partie non négligeable des dispositions a été déclarée inconstitutionnelle. Ce
sont en effet pas moins de 26 des 234 articles cumulés de la loi de finances pour 2014 et de la loi de
finances rectificatives pour 2013 qui ont été censurés, soit un taux tout à fait considérable de plus de
10%. Ce discrédit est surtout venu s’ajouter à l’accroissement de la pression fiscale, accentuant
l’impopularité ambiante. Sur ce point, on remarquera que les contribuables contestent moins le taux
moyen d’imposition que le manque de stabilité et de prévisibilité des règles, l’important étant pour
eux de pouvoir s’y adapter en conséquence. Cela révèle à quel point le besoin de sécurité juridique
est fort, avec une dimension psychologique dépassant le seul aspect pécuniaire.
9 J.-P. CAMBY, « Sécurité juridique et insécurité jurisprudentielle », opere citato, p. 1506.
10 D. MAZEAUD, « Vœux du président du Conseil constitutionnel au Président de la République » Discours
prononcé le 3 janvier 2005, Revue française de droit constitutionnel, 64-2005, p. 879. 11
D. MAZEAUD, ibid.. 12
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1512. 13
A propos de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010, dite "Grenelle II" : Y. JÉGOUZO, « L’ambitieuse loi portant engagement national pour l’environnement », AJDA, 20 septembre 2010, p. 1682. 14
Cf. É.-J. VAN BRUSTEM, « Les lois rétroactives et la Convention EDH », Revue de droit fiscal, étude 373, p. 9.
4
2. Du besoin à l’ « exigence »15 de sécurité juridique
Le besoin de sécurité juridique a progressivement pris la forme d’une « exigence », à défaut d’être un
principe directeur. Ainsi que le relevait Anne-Laure Valembois :
« le terme "exigence" est utilisé pour désigner de manière générale la
prescription normative de sécurité juridique, indépendamment de son
énonciation formelle ou de sa densité normative. Dans son sens générique,
il permet de désigner la substance de cette prescription imposée au titre du
droit en général et de la Constitution en particulier, sans préjuger de sa
consécration explicite ni (…) de sa qualification formelle »16
.
Puisqu’il est question de sémantique, et que le principe de sécurité juridique n’a jamais été reconnu
en tant que tel, il fallait trouver des subterfuges pour désigner ce qui gravite autour de lui. La tâche
était d’autant plus rude que « la notion de sécurité juridique, quand on l’analyse et qu’on cherche à
en exploiter les virtualités, a pour premier et apparent défaut – en tout cas pour handicap – de ne
pas constituer une catégorie juridique aux frontières, ni donc aux conséquences, ni aux contours, ni
au contenu parfaitement bien délimités »17.
A défaut d’identifier clairement cette notion « fuyante autant que séduisante »18, c’est peut-être par
ces « virtualités », que d’autres appellent « potentialités » 19 , « succédanés » 20 ou encore
« démembrements » 21, qu’il serait possible de reconstituer « de façon empirique la sécurité
juridique »22 pour lui donner corps. Pour la nommer autrement que parce qu’elle est, non pas en tant
que telle mais telle qu’elle se manifeste, les qualificatifs ne manquent pas pour tenter une approche
de la sécurité juridique par une doctrine visiblement embarrassée. C’est ainsi que, outre « l’exigence
de sécurité juridique », on retrouve pêle-mêle les « impératifs de la sécurité juridique »23, la
« jouvence de la sécurité juridique »24, la « perspective de sécurité »25, ou encore la « logique de
sécurité juridique » 26 . Ces différents labels, qui révèlent les caractères « plurivoque » 27 et
« polymorphe »28 de la notion, n’en font assurément pas un principe, mais plutôt un « schème de
15
A. CRISTAU, « L’exigence de sécurité juridique », Dalloz, 2002, n° 37, p. 2814. 16
A.-L. VALEMBOIS, op. cit., p. 7. 17
B. PACTEAU, op. cit., p. 154. 18
B. PACTEAU, ibid.. 19
J.-P. CAMBY, « La sécurité juridique : une exigence juridictionnelle (Observations à propos de l’arrêt du Conseil d’État du 24 mars 2006, Société KPMG) », op. cit., p. 1175. 20
E. JOANNARD-LARDANT, « Les principes de sécurité juridique et de confiance légitime en droit fiscal », Revue de droit fiscal, n° 10, 6 mars 2014, étude 191, p. 17. 21
S. BELLIER, « De l’art de découvrir des principes : le Conseil d’État entre sécurité juridique et confiance légitime », Les principes et le droit, sous la direction du Professeur Jean-Marie Pontier, PUAM, 2007, p. 84. 22
M. HEERS, « La sécurité juridique en droit administratif français : vers une consécration du principe de confiance légitime ? », RFDA, septembre-octobre 1995, p. 963. 23
B. GENEVOIS, Conclusions sous CE, 26 juillet 1985, ONIC, AJDA, 1985, p. 615. 24
A. LOUVARIS, « Les rétroactivités de la loi en droit des affaires et en droit fiscal : brefs propos et illustrations », La semaine juridique – Entreprise et affaires, n° 38, 19 septembre 2013, p. 25. 25
B. PACTEAU, op. cit., p. 154. 26
A.-L. VALEMBOIS, op. cit., p. 3. 27
B. PACTEAU, op. cit., p. 155. 28
A. CRISTAU, op. cit., p. 2815.
5
principe »29, dont il est néanmoins sûr qu’il est une « norme de référence »30. Il ne fait donc aucun
doute qu’elle est « dans l’air du temps »31 et qu’elle suscite un grand intérêt dans toutes les
branches du droit, mais pour ce qui nous concerne, retenons surtout qu’elle est vue comme une
« référence implicite majeure du contrôle de constitutionnalité des lois »32.
B. Les firmaments d’un principe omniprésent
En théorie, la sécurité juridique est omniprésente dans tout système juridique (1). Empiriquement,
elle se manifeste dans l’ordre européen et dans l’ordre interne, avec néanmoins une intensité
différente. On peut dire qu’elle existe en tant que telle dans le premier (1), tandis qu’elle est restée
au stade du paraître dans le second (2).
1. La sécurité juridique, être ou ne pas être
La difficulté d’appréhension de la sécurité juridique mérite une brève analyse théorique, plus
précisément de théorie du droit, car – disons-le clairement – la notion se trouve au cœur d’un débat
dont l’enjeu n’est autre que l’identité juridique du système français. Et pour sa part, le Conseil
constitutionnel n’échappe pas au dialogue des juges qui en découle. Non sans paradoxe, la sécurité
juridique apparaît partout et nulle part à la fois, et à ce titre elle « est, en fait, l’agent d’intérêts et de
solutions contraires »33. Pour ainsi dire, elle « va [ou devrait aller] de soi »34, en tant que substrat du
droit. Autrement dit, « le droit, c’est la sécurité ou c’est rien »35, et « un droit qui n’assurerait pas la
sécurité des relations qu’il régit cesserait d’en être un »36. En considérant que « la sécurité, c’est tout
à la fois » 37, et qu’elle « irrigue l’ensemble du droit » 38, on pourrait clore ici ce qui ressemble a priori
à un faux débat, tant l’expression de sécurité juridique apparaît « tautologique »39.
Il est vrai qu’elle se retrouve au commencement de toute organisation politique, et qu’elle rentre
pertinemment dans le contrat social que Hobbes, Spinoza, Locke, Rousseau, Puddendorf et
Burlamaqui, pour ne citer qu’eux, se sont attachés à expliquer. En somme, elle est le « processus par
lequel l’autorité publique donne consistance [aux] dispositions, garantissant la plénitude des libertés,
la juste jouissance du fruit du travail, la réalité de l’égalité et l’épaisseur de la solidarité »40. C’est, en
droit positif moderne, ce que le Doyen Hauriou avait appelé « la sûreté des relations sociales »41. Il
n’est alors pas anormal de retrouver ce paradoxe dans l’ordre constitutionnel français, qui est
29
L. AZOULAI, « La valeur normative de la sécurité juridique », Sécurité juridique et droit économique, sous la coordination de Laurence Boy, Jean-Baptiste Racine, Fabrice Siiriainen, Larcier, Bruxelles, 2008, p. 27. 30
A. CRISTAU, op. cit., p. 2818. 31
A. CRISTAU, op. cit., p. 2814. 32
O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, « La sécurité juridique : le point de vue du juge constitutionnel », Conseil d’État, Rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, La Documentation française, 2006, p. 369. 33
L. AZOULAI, op. cit., p. 41. 34
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1172. 35
B. PACTEAU, op. cit., p. 151. 36
J. BOULOUIS, « Quelques observations à propos de la sécurité juridique », Mélanges Pescatore, Baden baden nomos, 1987, p. 53. 37
B. PACTEAU, op. cit., p. 154. 38
A. CRISTAU, op. cit., p. 2816. 39
A. CRISTAU, op. cit., p. 2815 ; J. BOULOUIS, J. CHEVALLIER, Les Grands arrêts de la Cour de justice, t. I, Dalloz, 6
e édition, 1994, p. 76.
40 F. GROS, Le principe sécurité, Gallimard, 2012, p. 112.
41 M. HAURIOU, note sous CE, 3 novembre 1922, Dame Cachet, RDP, 1922, p. 552.
6
consubstantiel à l’État de droit. Nulle part – disions-nous – parce qu’elle « n[‘y] fait l’objet [d’aucune]
mention (…) : ni la Déclaration des droits de l’homme, ni les préambules, ni la Constitution ne la
mentionnent »42. Partout, parce qu’elle trans-paraît dans la jurisprudence constitutionnelle, « sous
des formes « dérivées », par l’application de principes spécifiques »43, et par « la progression des
éléments constitutifs de la sécurité »44, que nous analyserons supra. En résumé, bien qu’elle soit
« absente des textes, elle fait (…) partie des principes élémentaires qui régissent le droit, lequel,
nécessairement, a pour finalité la stabilisation à un moment donné »45. Introuvable directement dans
les textes, c’est donc ailleurs qu’il fallait lui donner vie. Dans cette optique, c’est comme bien souvent
l’ordre prétorien qui s’est prêté à cet exercice, et nous verrons que la sécurité juridique est surtout
une affaire de juges.
Elle est aussi une affaire de mots. Car, si la chose existe, elle n’est pas nommée, tel un totem qui,
parce qu’il régit tout, ne saurait être ramené à une vulgaire matérialisation verbale : « la chose sans
le nom »46. Cette ambigüité lui a valu l’appellation de « principe constitutionnel clandestin mais
efficient »47, qui traduit bien l’idée qu’il est « un non dit, mais une réalité sur tous les fronts
jurisprudentiels »48. Il est dès lors acquis que la notion est « plus fonctionnelle que conceptuelle »49,
en ce qu’elle permet au juge de déployer « son équité et sa discrétion »50, ou, pour reprendre le
terme sus évoqué, son pragmatisme. Ce que Bernard Pacteau écrivait il y bientôt trente ans demeure
donc aujourd’hui d’une totale acuité : « la sécurité juridique n’est pas en tant que telle incorporée
aux principes du droit public français »51, mais elle « n’est assurément pas la grande absente de notre
droit public »52. De manière imagée, elle pourrait en être en quelque sorte le moteur immobile.
2. La sécurité juridique, un être dans l’ordre européen
C’est, on le sait, dès les origines de la construction européenne que la CJCE a fait de la sécurité
juridique une règle de droit à respecter dans l’application du Traité53, laquelle a été qualifiée plus
tard d’ « exigence fondamentale » 54 , puis de principe « inhérent à l’ordre juridique
communautaire »55. La CEDH s’est faite l’écho de cette consécration, en jugeant que « le principe de
sécurité juridique [est] nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit
42
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1172. 43
A. BORZEIX, « La question prioritaire de constitutionnalité : quelle confiance légitime, quelle sécurité juridique ? », RDP, 2010, n° 4, p. 983. 44
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1172. 45
J.-P. CAMBY, ibid., p. 1171. 46
J.-P. CAMBY, ibid., p. 1172. 47
B. MATHIEU, « La sécurité juridique : un principe constitutionnel clandestin mais efficient », Mélanges Patrice Gélard, Montchrestien, 2000, p. 301. Du même auteur, en termes plus généraux : « Passager clandestin du système normatif français » (« Le principe de sécurité juridique entre au Conseil d’État », AJDA, 2006, p. 841). 48
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1172. 49
J. BOULOUIS, J. CHEVALLIER, op. cit., p. 154. 50
J. BOULOUIS, J. CHEVALLIER, ibid.. 51
B. PACTEAU, op. cit., p. 151. 52
B. PACTEAU, ibid.. 53
CJCE, 6 avril 1962, Société Kledingverkoopbedrijf de Geus en Uitdenbogerd, aff. 13/61, Rec. CJCE, p. 89. 54
CJCE, 14 juillet 1972, ICI c/Commission, aff. 48/69, Rec. CJCE, p. 619 ; 22 octobre 1987, Foto-Frost c/Hauptzollamt Lübeck. Ost, Rec. CJCE, p. 4199. 55
CJCE, 27 mars 1980, Amministrazione delle finanze dello Stato c/Denkavit Italiana, aff. 61/79, Rec. CJCE, p. 1205.
7
communautaire »56. La Cour de Strasbourg a encore rappelé récemment qu’elle « est implicite dans
la Convention » et qu’elle « constitue l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit »57.
Dans l’ordre communautaire, il implique tout d’abord une identification de l’auteur et du contenu
des actes produisant des effets juridiques58, ainsi qu’une publicité suffisante59. Il est également fait
référence à la clarté et à la précision des actes60, qui suppose que tout acte, même à caractère non
pénal61, doit emprunter sa force obligatoire à une disposition du droit de l’UE en tant que base
légale62. Outre qu’elle rattache également la règle non bis in idem63 à l’exigence de sécurité juridique,
la CJCE a par ailleurs fait décliner de ce principe une exigence de prévisibilité. Celle-ci s’oppose par
exemple à la coexistence de deux règles de droit contradictoires rendant l’application de la
législation non-prévisible 64 , particulièrement lorsqu’elles peuvent avoir des conséquences
défavorables, telles que financières65. Un arrêt récent synthétise l’ensemble de ces impératifs dans la
formule selon laquelle « les règles de droit [doivent être] claires, précises et prévisibles »66. Relevons
que la Cour se livre dans ce domaine à une appréciation in concreto, et n’hésite pas à vérifier le
comportement des particuliers. Si ceux-ci n’ont pas respecté les conditions d’application d’un acte67,
ou ont adopté une attitude contraire à la réglementation en vigueur, ils ne sauraient se prévaloir
d’une violation du principe de sécurité juridique68. C’est là une donnée fondamentale qu’il faudra
garder à l’esprit lorsque nous établiront des points de comparaison avec le juge constitutionnel
français.
C’est par ailleurs lorsque la Cour vise à « garantir la prévisibilité des situations et des relations
juridiques relevant du droit communautaire »69 que le principe de sécurité juridique se recoupe avec
celui de la protection de la confiance légitime. Ce dernier, inspiré du droit allemand
(Vertrauensschutz), a lui aussi été très tôt reconnu comme faisant partie de l’ordre juridique
communautaire70, puis comme principe fondamental de la Communauté71 et principe général du
droit72. Là encore Luxembourg fut suivi par Strasbourg, qui l’a reconnu ultérieurement73. Il est
présenté comme étant le corollaire du principe de sécurité74 et inversement75, d’où l’idée d’une
56
CEDH, 13 juin 1979, Marckx c/Belgique, n° 6883/74, §58. 57
CEDH, 24 janvier 2008, Riad et Idiab c/Belgique, n° 29787/03 et 29810/03, §78. 58
CJCE, 6 avril 2000, Commission c/ICI, aff. C-286/95 P, Rec. CJCE I, p. 2341. 59
CJCE, 25 mars 2004, Cooperativa Lattepiù E.A., aff. C-231-/00 et autres, Rec. CJCE I, p. 2869. 60
CJCE, 3 juin 2008, Intertanko, aff. C-308/06, Rec. CJCE I, p. 4057. 61
CJCE, 12 décembre 1990, Vandemoortele c/Commission, aff. C-172/89, Rec. CJCE I, p. 4677. 62
CJCE, 16 juin 1993, France c/Commission, aff. C-325/91, Rec. CJCE I, p. 3283. 63
CJCE, 5 mai 1966, Gutmann c/Commission de la CEEA, aff. jointes 18 et 35/65, Rec. CJCE, p. 149 ; 7 janvier 2004, Aalborg Portland E.A. c/Commission, aff. jointes C-204/00 P et autres, Rec. CJCE I, p. 123. 64
TPI, 22 janvier 1997, Opel Austria c/Conseil, aff. T-115/94, Rec. II, p. 39. 65
CJCE, 15 décembre 1987, Irlande c/Commission, aff. 325/85, Rec., 5041. 66
CJUE, 5 juillet 2012, Société d’investissement pour l’agriculture tropicale SA (SIAT), aff. C-380/10. 67
TPI, 25 mars 1999, Forges de Clabecq c/Commission, aff. T-37/97, Rec. II, p. 859. 68
TPI, 24 avril 1996, Industrias Pesqueras Campos E.A. c/Commission, aff. jointes T-551/93 et autres, Rec. II, p. 247. 69
CJCE, 15 février 1996, Duff E.A., aff. C-63/93, Rec. I, p. 569. 70
CJCE, 3 mai 1978, Töpfer c/Commission, aff. 112/77, Rec., p. 1019. 71
CJCE, 5 mai 1981, Dürbeck, aff. 112/80, Rec., 1095. 72
CJCE, 26 avril 1988, Hauptzollamt Hamburg-Jonas c/Krücken, aff. 316/86, Rec., p. 2213. 73
CEDH, 15 juin 2006, Lykourezos c/Grèce, n° 33554/03 ; 26 mai 2011, Legrand c/France, n° 23228/08. 74
CJCE, 19 septembre 2000, Ampafrance et Sanofi, aff. jointes C-177/99 et C-181/99, Rec. I, p. 7013. 75
CJCE, 10 septembre 2009, Plantanol, aff. C-201/08, Rec. I, p. 8343.
8
« imbrication »76 entre eux. Il est parfois utilisé alternativement avec d’autres principes77, comme le
principe de protection des droits acquis78 qui interdit de modifier une réglementation de manière
inattendue, avec effet immédiat et sans mesures transitoires ou d’accompagnement79. Mais cette
interdiction trouve des limites obligées : elle ne signifie pas un droit au maintien d’une situation
juridique existante80, si bien qu’un règlement peut être modifié, même brutalement, si un « intérêt
public péremptoire » le justifie, notamment dans des domaines connaissant des évolutions rapides,
comme en matière de santé publique81.
A contrario du principe de sécurité juridique, la protection de la confiance légitime semble avoir une
dimension plus subjective, puisque selon la formule consacrée, « le droit de [la] réclamer s’étend à
tout particulier qui se trouve dans une situation de laquelle il ressort que l’administration a fait naître
dans son chef des espérances fondées »82. Les particuliers doivent pour ce faire réunir trois
conditions cumulatives : d’abord, ils doivent avoir reçu des assurances précises, inconditionnelles et
concordantes émanant de sources autorisées et fiables83 ; ensuite ces assurances doivent être de
nature à faire naître une attente légitime dans l’esprit de celui auquel elles s’adressent84, ce qui
amène la Cour de Luxembourg à priver tout opérateur économique qu’elle jugerait « prudent et
avisé » ou « diligent » du droit de s’en prévaloir85, et ce même lorsque sont en cause des mesures
supprimant ou limitant des avantages précédemment octroyés86 ; enfin – et c’est là un point
fondamental – ces mêmes assurances doivent être conformes aux normes applicables87.
Mais c’est aussi et surtout s’agissant de la portée dans le temps d’un acte de l’Union que le principe
de sécurité juridique trouve à s’appliquer. C’est ainsi qu’il s’oppose de manière somme toute
classique à la rétroactivité des normes. Ce n’est qu’à titre exceptionnel que la Cour a pu valider une
telle rétroactivité, et à la double condition que le but à atteindre l’exige et que la confiance légitime
des intéressés soit respectée88. La CEDH a emboité le pas à la CJUE, et sanctionne elle aussi
76
L. TARTOUR, « Le principe de protection de la confiance légitime en droit public français », RDP, 2013, n° 2, p. 310. 77
Il est d’ailleurs reproché à la Cour de Luxembourg de « céder parfois à la facilité en se référant au principe de sécurité juridique dans des hypothèses où elle pourrait expressément viser d’autres principes » (A. CRISTAU, op. cit., p. 2817). 78
CJCE, 17 avril 1997, De Compte c/Parlement, aff. C-90/95 P, Rec. I, p. 1999. 79
CJCE, 16 mai 1979, Tomadini c/Amministrazione delle finanze dello Stato, aff. 84/78, Rec., p. 1801. 80
CJCE, 15 juillet 1982, Edeka c/Allemagne, aff. 245/81, Rec., p. 2745. 81
CJCE, 17 juillet 1997, Affish, aff. C-183/95, Rec. I, p. 4315 ; TPI, 11 janvier 2002, Biret International c/Conseil, aff. T-174/00, Rec. II, p. 17. 82
CJCE, 19 mai 1983, Mavridis c/Parlement, aff. 289/81, Rec., p. 1731. Notons que la spécificité de la procédure contentieuse du droit unionnaire permet aussi aux États de l’invoquer au bénéfice de ses ressortissants (CJCE, 19 novembre 1998, Espagne c/Conseil, aff. C-284/94, Rec. I, p. 7309), ou à l’encontre d’un autre État dans lequel ils avaient pu placer leur confiance (TPI, 17 janvier 2007, Grèce c/Commission, aff. T-231/04, Rec. II, p. 63). 83
TPI, 21 juillet 1998, Mellet, aff. jointes T-66/96 et T-221/97, Rec. CJCE FP II, p. 1305 ; CJUE, 16 décembre 2010, Kahla Thüringen Porzemma, aff. C-537/08 P. 84
CJCE, 11 juillet 1991, Crispoltoni, aff. C-368/89, Rec. I, p. 3695. 85
TPI, 16 octobre 1996, Efisol c/Commission, aff. T-336/94, Rec. II, p. 1343. 86
TPI, 6 décembre 2001, Emesa Sugar c/Conseil, aff. T-43/98, Rec. II, p. 3519. 87
CJCE, 16 novembre 1983, Thyssen c. Commission, aff. 188/82, Rec., p. 3721 ; TPI, 7 novembre 2002, G c/Commission, aff. T-199/01, Rec. CJCE FP II, p. 1085. 88
CJCE, 25 janvier 1979, Racke c/Hauptzollamt Mainz, aff. 98/78, Rec., p. 69 ; 22 février 1984, Kloppenburg c/Finanzamt Leer, aff. 70/83, Rec., p. 1075. Cela vaut en tout premier lieu en matière de dispositions à
9
régulièrement des lois de validation rétroactive89, ce qui a eu comme nous le verrons une forte
influence sur les juges français.
3. La sécurité juridique, un paraître dans l’ordre interne
Mettons tout d’abord de côté les cas où les juges administratif et judiciaire statuent en tant que
juges communautaires, c’est-à-dire lorsqu’ils sont amenés à juger des litiges régis par le droit
communautaire. Dans ces jurisprudences devenues abondantes, ceux-ci doivent se prononcer sur la
méconnaissance ou non du principe de sécurité juridique énoncé expressément90. En dehors de ces
cas, c’est donc librement que lesdites juridictions comme le Conseil constitutionnel ont érigé un
certain nombre de règles derrière lesquelles la sécurité juridique apparaît en filigrane. Mais, comme
on pouvait s’y attendre, « chacune dans son ordre, ces juridictions suprêmes demeurent maîtresses
de la portée à conférer à ce principe »91. Naturellement, ces différentes portées ne s’ajustent pas
complètement, et les conceptions de sécurité juridique divergent en fonction des différents ordres
de juridictions, ne serait-ce que par la spécificité des contentieux dont ils ont à traiter.
Paradoxalement ces différentes acceptions et ces divers degrés d’application ne vont pas vraiment
dans le sens d’une bonne sécurité juridique, dans la mesure où le justiciable peut être rapidement
désemparé face à la multiplicité des moyens qu’il est susceptible d’invoquer et des principes au nom
desquels il peut le faire.
S’agissant du Conseil constitutionnel, il avait pour ce faire l’avantage d’avoir à sa disposition un panel
suffisant de normes – celles du bloc de constitutionnalité – dont il pouvait tirer plus ou moins
directement des applications de sécurité juridique. Plusieurs de ces normes offrent en effet cette
possibilité. Il en est ainsi de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme qui, en tant que
fondement de la sûreté, peut inclure sans difficulté la sûreté des relations sociales92 et la « protection
des droits »93. Aussi, c’est sur le fondement de l’article 6 que les Sages ont pu établir dès 2005 que
« la loi a vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative »94.
Mais c’est surtout l’article 16 du texte révolutionnaire qui semble offrir la meilleure « emprise
caractère pénal, dont la non-rétroactivité est en elle-même un principe général du droit (CJCE, 10 juillet 1984, Regina c/Kirk, aff. 63/83, Rec., p. 2689). 89
CEDH, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c/France, n° 24846 /94 et 34165/96, §57 ; 9 janvier 2007, Arnolin c/France, § 69 : « si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige ». 90
CE, 19 juin 1992, Fédération départementale des syndicats des Côtes-du-Nord c/Centre national des jeunes agriculteurs et autres, Rec., p. 516 ; 30 novembre 1994, SCI Résidence Dauphine, Rec., p. 516 ; 30 décembre 1998, Entreprise Chagnaud SA, Rec., p. 721 ; 11 juillet 2001, FNSEA, n° 344021. 91
L. AZOULAI, op. cit., p. 34. 92
C’est le point de vue de François Luchaire, qui s’appuie sur l’article 10 de la déclaration girondine et l’article 8 de la déclaration jacobine, confirmant que protéger les droits revient bien selon lui à assurer la sécurité juridique (F. LUCHAIRE, « La sécurité juridique en droit constitutionnel français », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 11, 2001, p. 67). 93
A. CRISTAU, op. cit., p. 2819. 94
Cons. const., décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 ; décision n° 2005-516 DC du 7 juillet 2005 ; décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012 : « une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi » (cons. 6).
10
constitutionnelle au principe de la sécurité juridique dans l’ordre interne »95, en ce qu’il est
« l’expression la plus claire de l’État de droit, dont la sécurité juridique fait intrinsèquement
partie »96. Et en effet, comme la doctrine l’avait prédit97, l’article 16 a bien constitué le « réceptacle »
du principe98, si bien qu’il existe une « porosité » entre [lui] et l’application qui est faite par le Conseil
constitutionnel de la garantie des droits »99. Il a ainsi établi, là encore à partir de 2005, que le
législateur « méconnaîtrait la garantie des droits proclamés par l'article 16 de la Déclaration de 1789
s'il portait aux situations légalement acquises une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d'intérêt
général suffisant »100. Dans le commentaire de sa décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, le
Conseil constitutionnel prend soin de préciser que la sécurité juridique représente « la terminologie
contemporaine »101 de la garantie des droits.
Symétriquement aux deux grandes manifestations de l’insécurité juridique, les applications faites par
le juge constitutionnel pour tenter de les neutraliser peuvent se décliner en deux volets. Le premier,
ratione materiae, tient à la fois au contenu et à la forme de la loi102 et « implique que les citoyens
soient sans que cela appelle des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis
et ce qui est défendu par le droit applicable » 103. Par ordre de valeur, se retrouve en premier lieu la
clarté de la loi, qui, d’exigence constitutionnelle autonome104 à l’application régulière105, a finalement
accédé au rang de principe106. Mais si l’on y « retrouve bien ici encore, sous-jacent, le principe de
sécurité juridique »107, le principe de clarté a rarement conduit à des censures, le Conseil préférant
dans ces cas pallier sur-le-champ à la carence de la loi par une réserve d’interprétation. La référence
au principe de clarté a au surplus disparu de la jurisprudence constitutionnelle depuis 2006, sans que
l’on sache vraiment si cela est lié à l’application du législateur ou à une volonté des Sages de ne pas
faire doublon avec l’objectif d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi. Découlant des articles 4, 5, 6 et
16 de la Déclaration du 26 août 1789, cet objectif impose « d’adopter des dispositions suffisamment
précises et des formules non équivoques »108 et a abouti à de nombreuses censures109. Il englobe
95
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 14. 96
A. CRISTAU, op. cit., p. 2819. 97
A.-L. VALEMBOIS, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Thèse, LGDJ, coll. « Bibliothèque constitutionnelle et de science politique », préface B. MATHIEU, t. 122, 2005, p. 391. 98
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 17. 99
E. JOANNARD-LARDANT, ibid.. 100
Cons. const., décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, cons. 45 ; décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, cons. 107. 101
Cons. const., « Commentaire de la décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005 », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 20, p. 8. 102
Cf. P.-Y. VERKINDT, « La sécurité juridique et la confection de la loi », Droit social, n° 7/8, juillet-août 2006, p. 720. 103
Conseil d’État, Rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, Études et documents, n° 57, La Documentation française, 2006 p. 281. 104
Cons. const., décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998. 105
Cons. const., décision n° 98-407 DC du 14 janvier 1999 ; décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001. 106
Cons. const., décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 ; décision n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 : « le principe de clarté de la loi (…) impos[e] d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » (cons. 9). 107
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, Paris, 2013, p. 282. 108
Cons. const., décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008. 109
Cons. const., décision n° 2003-475 DC du 24 juillet 2003 ; décision n° 2008-567 DC du 24 juillet 2008 ; décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012.
11
naturellement « l'exigence de publicité, [elle aussi] dérivée de la sécurité juridique »110. Néanmoins,
tant qu’elles resteront un objectif de valeur constitutionnelle111, l’intelligibilité et l’accessibilité ne
pourront être invoquées à l’appui d’une QPC.
Le second volet, ratione temporis, vise à atténuer les effets de la rétroactivité des lois et tend par
suite à la stabilité et à la prévisibilité des règles. Il s’agit là de protéger des droits acquis, autrement
qualifiées d’« obligations régulièrement nées » 112 , de situations juridiquement
ou régulièrement constituées, entièrement consommées ou « légalement acquises »113. Cela renvoie
notamment au respect des contrats en cours, étant entendu que la liberté contractuelle a valeur
constitutionnelle114, et que seul un intérêt général suffisant peut justifier qu’il lui soit porté
atteinte115. Le Conseil constitutionnel a tout d’abord étoffé sa jurisprudence s’agissant des lois
« modifi[ant] rétroactivement une règle de droit ou valid[ant] un acte administratif ou de droit
privé »116. Il a en effet progressivement rallongé les conditions cumulatives que le législateur doit
remplir pour pouvoir faire rétroagir une disposition législative, conditions qui sont aujourd’hui au
nombre de cinq comme indiqué dans l’importante décision n° 2011-166 QPC du 23 septembre 2011 :
« si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider
un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition [1] de poursuivre
un but d'intérêt général suffisant et de [2] respecter tant les décisions de
justice ayant force de chose jugée117
que [3] le principe de non-rétroactivité
des peines et des sanctions ; qu'en outre, [4] l'acte modifié ou validé ne doit
méconnaître aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf
à ce que le but d'intérêt général visé soit lui-même de valeur
constitutionnelle ; qu'enfin, [5] la portée de la modification ou de la
validation doit être strictement définie »118
.
Mais force est de constater que « le Conseil constitutionnel s’est refusé à saisir cette [bonne]
occasion pour consacrer valeur constitutionnelle au principe de sécurité juridique »119.
Quant à la « petite rétroactivité », le Conseil constitutionnel a toujours appliqué un raisonnement
strictement légaliste, ou pour ainsi dire constitutionnaliste. Rappelons que les lois de finances
doivent être obligatoirement adoptées avant le 31 décembre de chaque année, et qu’elles ont pour
objet essentiel de fixer les règles relatives à l’assiette et au taux de l’impôt applicables à l’exercice de
l’année en cours120. Bien qu’elles soient publiées avant la date du fait générateur de l’impôt, qui est
110
A.-L. VALEMBOIS, op. cit., p. 3. 111
Consacré dans la décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, puis appliqué dans les décisions n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, n° 2005-512 DC du 21 avril 2005 et n° 2007-561 DC du 17 janvier 2008. 112
Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.820. 113
Cons. const., n° 2010-4/17 QPC du 22 juillet 2010. 114
Cons. const., décision n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000. 115
Cons. const., décision n° 2011-177 QPC du 7 octobre 2011, cons. 6 ; décision n° 2012-648 DC du 23 février 2012, cons. 13 ; décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, cons. 80. 116
Cons. const., décision n° 2010-78 QPC du 10 décembre 2010, cons. 4. 117
Cons. const., n° 91-298 DC du 24 juillet 1991, cons. 23. 118
Cons. const., décision n° 2011-166 QPC du 23 septembre 2011, cons. 4. 119
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, Paris, 2013, p. 630. 120
Et non de l’année qui suit, comme l’appellation des lois de finances pourrait le faire penser. Par exemple, la loi de finances votée en 2013 pour 2014 fixe bien des règles d’assiette et de taux pour les revenus perçus en 2013, qui serviront à déterminer l’impôt dû en 2014.
12
le 31 décembre pour tous les particuliers et la plupart des sociétés, elles frappent donc l’ensemble
des revenus et bénéfices perçus depuis le 1er janvier, ce qui revient à fixer les règles à la fin du jeu. Ici,
la rétroactivité n’est pas juridique, mais économique, la formule « petite rétroactivité » traduisant
bien ce « décalage entre la non-rétroactivité théorique des lois de finances et la façon dont celles-ci
sont effectivement perçues par les contribuables »121. Nonobstant, jusqu’à leur décision du 19
décembre 2013 sur laquelle nous reviendrons, les Sages sont toujours restés indifférents à l’égard de
cette rétroactivité économique, en se plaçant exclusivement sur le terrain de la rétroactivité
juridique pour opérer leur contrôle. Ils avaient réaffirmé encore récemment leur jurisprudence selon
laquelle la modification en fin d'année N des règles applicables aux impôts qui seront dus en N+1 au
titre de la même année N, ne portait pas atteinte à des situations légalement acquises, au motif
lapidaire mais néanmoins vrai que les dispositions en cause « n’ont en tout état de cause pas d’effet
rétroactif »122.
Dans le champ des multiples manifestations de la sécurité juridique, il convient enfin de signaler la
modulation des effets dans le temps de certaines des décisions prises par le Conseil, modulation qui
est offerte par l’article 62 alinéa 2 de la Constitution123. Il en avait déjà fait l’application avant même
l’introduction de la QPC, puisque par trois fois il avait exigé la mise en conformité de dispositions de
loi de finances pour l’année suivante124. Ces cas d’application différée d’une censure par le juge
restent toutefois isolés et ont été favorisés, il est vrai, par le principe d’annualité budgétaire. Depuis
que le constituant lui a pleinement attribué ce pouvoir de différer une abrogation, une illustration
pertinente nous a été donnée par la décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 sur la garde à vue.
Par cette décision le Conseil avait abrogé de manière différée les dispositions y afférentes au plus
tard pour le 1er juillet 2011125, ce afin de laisser le temps nécessaire au législateur pour leur substituer
des nouvelles règles conformes à la Convention EDH. Outre la polémique qui s’en est suivie avec la
Cour de cassation126, il était bien ici question de sécurité juridique, et sans doute de la manière la
plus critique qui soit dès lors qu’une abrogation immédiate aurait créé momentanément un vide
juridique rendant nulle toute procédure de garde à vue.
Il résulte de tout ce qui précède une indéniable « constitutionnalisation progressive de la
« substance » de ce droit à la sécurité juridique »127. Il n’est absolument pas faux de dire qu’« elle a
été constitutionnalisée dans sa substance »128 puisque ce dernier terme, signifiant littéralement « ce
qui se cache sous », traduit bien cette idée largement partagée que la sécurité juridique produit des
121
F. DOUET, « « Petite rétroactivité » et « lois fiscales rétrospectives » », La semaine juridique – Entreprise et affaires, n° 38, 19 septembre 2013, p. 26. Du même auteur, Contribution à l’étude de la sécurité juridique en droit fiscal interne français, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit privé », t. 280, 1997. 122
Cons. const., décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012, cons. 123. Idem pour une disposition de la troisième loi de finances rectificatives pour 2012 qui modifiait l’imposition des cessions à titre onéreux ayant pris date certaine à compter du 14 septembre 2012, dès lors qu’elle est applicable « aux impositions qui seront dues en 2013 au titre de l'année 2012 » (décision n° 2012-661 DC du 29 décembre 2012, cons. 15). 123
« Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision (…) ». 124
Cons. const., décision n° 97-395 du 30 décembre 1997 ; décision n° 2005-528 DC du 15 décembre 2005 ; décision n° 2005-530 DC du 30 décembre 2005. 125
Cons. const., décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, cons. 30. 126
Alors qu’au terme de la loi du 14 avril 2011 le législateur avait fixé son application à compter du 1er
juin 2011, la Cour de cassation a décidé par quatre arrêts du 15 avril 2011 de l’appliquer immédiatement. 127
A. BORZEIX, op. cit., p. 986. 128
A. CRISTAU, op. cit., p. 2818.
13
effets concrets tout en étant formellement invisible. C’est que le Conseil n’a pas « directement
consacré l’existence du principe de sécurité juridique », tout en lui donnant des applications qui sont
« indirectement, [autant] de reconnaissances de ce principe »129. De manière plus imagée, on
pourrait convenir en effet que « le Conseil, à la manière de M. Jourdain, "fait" de la sécurité juridique
sans le savoir, ou plutôt en faisant mine de ne pas le savoir »130. La doctrine est donc unanime pour
placer l’œuvre du Conseil constitutionnel « sous les auspices de la sécurité juridique »131, et l’on
pourrait résumer la situation comme suit :
« elle [la loi] doit encore être connue de tous, clairement affichée. Chacun
doit pouvoir la consulter, la connaître. Cette condition de publicité emporte
avec elle une condition de clarté. La loi, comme elle doit être comprise par
tous, ne peut risquer d’être abstruse, compliquée. Ce n’est pas une affaire
d’experts, mais celle de tous. Pour pouvoir être claire, elle doit rester rare :
toute multiplication est néfaste à la sécurité. Enfin la loi doit rester stable.
Un tourbillon incessant de remaniements législatifs apporterait la
confusion »132
.
C’est, avec le sens de la formule, l’indispensable « savoir et prévoir »133.
Mais alors qu’on aimerait trouver le libellé en bonne et due forme, le voir enfin écrit, être en mesure
de le lire dans une décision du Conseil constitutionnel, ce sont les juridictions suprêmes des ordres
administratif et judiciaire qui l’ont visiblement intégré, en tant que tel. Dans un retentissant arrêt
KPMG de 2006, le Conseil d’État a en effet placé le terme « principe de sécurité juridique »134 dans
son corpus prétorien. Avant cela, à l’instar du Conseil constitutionnel, il avait institué de façon
« fragmentaire »135 des règles inspirées – mais inspirées seulement – de ce principe136. Aussi le
Tribunal administratif de Strasbourg137 avait bien tenté en 1994, soit plus de dix ans plus tôt, de
consacrer le principe de confiance légitime en droit interne, en retenant la responsabilité de l’État
pour méconnaissance du « principe de la confiance légitime dans la clarté et la prévisibilité des règles
129
F. DOUET, op. cit., p. 28. 130
F. MÉLIN-SOUCRAMANIEN, Revue française de droit constitutionnel, 1999, p. 127. 131
A.-L. VALEMBOIS, op. cit., p. 5. 132
F. GROS, op. cit., p. 113. 133
B. PACTEAU, op. cit., p. 154. 134
CE, 24 mars 2006, KPMG et autres, n° 288460. 135
S. BELLIER, op. cit., p. 83. 136
Responsabilité du fait des renseignements erronés et des promesses non tenues (CE, 20 janvier 1988, Aubin, Rec., p. 19) ; non-rétroactivité des actes administratifs (CE, 25 juin 1948, Société du journal l’Aurore, Rec., p. 289) ; théorie des fonctionnaires de fait, dont les actes sont validés même en cas d’annulation de leur nomination (CE, 20 novembre 1923, Association de l’administration centrale des postes et télégraphes, Rec., p. 699) ; règle selon laquelle l’annulation d’un acte réglementaire reste sans effet sur les décisions individuelles créatrices de droit devenues définitives (CE, 3 décembre 1954, Caussidery, Rec., p. 60) ; substitution des motifs par le juge administratif (CE, 12 janvier 1968, Ministre de l’ économie et des finances c/Dame Perrot, Rec., p. 39) ; accessibilité des textes (CE, 17 décembre 1997, Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris, Rec., p. 491) ; etc. 137
La juridiction alsacienne n’en était pas à son premier coup d’essai en matière d’intronisation dans l’ordre interne de principes supranationaux. Elle avait en effet appliqué le principe d’utilisation non dommageable du territoire issu du droit international (TA Strasbourg, 27 juillet 1983, Province de la Hollande septentrionale), que le Conseil d’État
137, après un premier refus (CE, 18 avril 1986, Mines de potasse d’Alsace, Rec., p. 116), a
finalement validé (CE, 23 octobre 1987, Société Nachfolder Navigation, Rec., p. 319). Doit-on y voir une influence subliminale de la CEDH située dans la même ville ?
14
juridiques et de l’action administrative »138, en vain139. La même année, la Cour administrative
d’appel de Bordeaux avait entrepris de statuer explicitement sur la conformité d’une mesure
nationale aussi bien au regard du principe de sécurité juridique qu’à celui de la confiance légitime,
mais pour conclure finalement que le non-respect éventuel de ces principes ne saurait avoir pour
effet de faire obstacle à l’application de la loi 140. En cet état, on pouvait alors raisonnablement
penser que le débat était clos… jusqu’à l’arrêt KPMG du 24 mars 2006.
Le Conseil d’État avait notamment à se prononcer sur l’application du code de déontologie de la
profession de commissaire aux comptes aux situations contractuelles en cours. Dans ce qui
ressemble fort à des considérants de principe, il indique tout d’abord :
« qu’une disposition législative ou réglementaire nouvelle ne peut
s'appliquer à des situations contractuelles en cours à sa date d'entrée en
vigueur, sans revêtir par là même un caractère rétroactif ; qu'il suit de là
que, sous réserve des règles générales applicables aux contrats
administratifs, seule une disposition législative peut, pour des raisons
d'ordre public, fût-ce implicitement, autoriser l'application de la norme
nouvelle à de telles situations ; [et] qu’indépendamment du respect de cette
exigence, il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire d'édicter,
pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique,
s'il y a lieu, une réglementation nouvelle ; qu'il en va ainsi en particulier
lorsque les règles nouvelles sont susceptibles de porter une atteinte
excessive à des situations contractuelles en cours qui ont été légalement
nouées ».
Si à ce stade de la décision il est simplement question de motifs de sécurité juridique, le Conseil a
poursuivi comme suit :
« à défaut de toute disposition transitoire dans le décret attaqué, les
exigences et interdictions qui résultent du code apporteraient, dans les
relations contractuelles légalement instituées avant son intervention, des
perturbations qui, du fait de leur caractère excessif au regard de l'objectif
poursuivi, sont contraires au principe de sécurité juridique ».
138
TA Strasbourg, 8 décembre 1994, Entreprise Transports Freymuth c/Ministère de l’environnement, n° 931085. Le décret attaqué du 18 août 1992 interdisait dès sa publication l’importation de déchets étrangers, sans prévoir de mesures transitoires ou d’accompagnement de cette interruption brutale d’une activité économique jusqu’ici licite, et que les règles de la responsabilité sans faute ne permettaient pas de réparer. Le Commissaire du gouvernement avait invité à se tourner « vers d’autres horizons juridiques » (J. POMMIER, Conclusions sous TA Strasbourg, précit., « Conditions de la responsabilité sans faute de l’État du fait de règlements pris pour l’application d’une loi », AJDA, 1995, p. 555). 139
La Cour administrative d’appel de Nancy l’a infirmé sur avis contraire du Commissaire du gouvernement, en jugeant que « l’entreprise Freymuth ne pouvait se prévaloir de la méconnaissance d’un principe de confiance légitime qui résulterait du droit communautaire ni, en tout état de cause, du droit administratif interne » (17 juin 1999, Ministre de l’Environnement c/Entreprise Transports Freymuth, n° 95NC00226, 96NC01927, 96NC01928, AJDA, 1999, p. 880-882). Confirmée par le Conseil d’État (9 mai 2001, Entreprise Transports Freymuth, n° 210944 : « le motif tiré du caractère inopérant du moyen tiré de la méconnaissance du principe de confiance légitime qui a été soulevé devant la cour administrative d’appel par le ministre de l’environnement, qui n’implique l’appréciation par le juge de cassation d’aucune circonstance de fait et justifie légalement la solution adoptée par la cour, doit être substitué à celui que celle-ci a retenu »). 140
CAA Bordeaux, 22 février 1994, Banque populaire du Centre-Atlantique, n° 92BX00939.
15
Le pavé ainsi jeté dans la marre, il n’en fallait pas plus pour qu’une partie de la doctrine estime que le
principe « se voit reconnaître, dans cette décision, la valeur d’un principe général du droit »141. Ce
n’est pourtant pas ce que considère une autre partie de la doctrine, qui estime au contraire que « la
sécurité juridique a été reconnue comme un principe par la Haute juridiction, sans pour autant que
celle-ci la qualifie de principe général du droit »142. Si le Conseil d’État lui-même confirme sur son site
que « le principe de sécurité juridique se trouve ainsi consacré en droit français »143, il ne fournit
aucune indication sur sa reconnaissance en tant que principe général du droit, mais gageons que si
tel avait été le cas, il n’aurait pas manqué de le spécifier.
Remarquons seulement que la solution donnée n’a rien de révolutionnaire et est conforme à une
jurisprudence constante selon laquelle les actes administratifs ne doivent pas porter atteinte à des
contrats en cours144, avec toutefois une innovation à lire entre les lignes, qui pourrait d’ailleurs bien
être non-intentionnelle. En effet, en jugeant que des mesures transitoires doivent être prises en cas
d’atteinte à des situations contractuelles « en particulier », le Conseil voulait peut-être [?] ouvrir une
boîte de Pandore en permettant l’application d’une telle prescription à d’autres situations. On ne
retrouve malheureusement pas dans la jurisprudence postérieure d’applications allant dans le sens
de cette hypothèse. Pour rendre la chose plus complexe, certains auteurs ont fait valoir qu’en réalité
le Conseil d’État a aussi reconnu, mais sans le savoir, le principe de confiance légitime au sens où
l’entendent les juges européens145. Il est vrai que le principe selon lequel il incombe au pouvoir
réglementaire de prévoir des mesures transitoires fait écho à la jurisprudence de la CJCE posant la
même règle, quoiqu’au nom de la seule protection de la confiance légitime146. Une autre indication
utile provient de ce que la confiance légitime aurait une dimension subjective, qu’elle serait d’ailleurs
la « face subjective de la sécurité juridique »147 (nous reviendrons sur ce point). Or, le Commissaire
du gouvernement s’est interrogé sur cet élément subjectif, comme le fait le juge communautaire, et
a conclu qu’ « il faut tout de même noter que les intéressés étaient largement prévenus du
changement des règles »148. Il n’en demeure pas moins que la formation de jugement, elle, n’est
aucunement entrée dans de telles considérations. Pour mettre fin au moindre doute, le Conseil
d’État a encore rappelé récemment que le principe de protection de confiance légitime « ne trouve à
s’appliquer dans l’ordre juridique national que dans les cas où la situation juridique dont a à
connaître le juge administratif français est régie par ce droit »149. On sait aussi que le juge
communautaire ne distingue pas vraiment les deux principes, voire les confond, et on peut en effet
141
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 15 ; P. CASSIA, « La sécurité juridique, un « nouveau » principe général du droit aux multiples facettes », Dalloz, 2006, p. 1190. 142
L. TARTOUR, op. cit., p. 310. Dans le même sens : « le Conseil d’État l’a accueilli sans toutefois en faire expressément un principe général du droit » (J. WALINE, Droit administratif, Dalloz, 23
e édition, Précis, 2010,
Paris, p. 298) ; « Le Conseil d’État a fait de la sécurité un « principe », sans le désigner formellement comme un principe général du droit » (D. TRUCHET, Droit administratif, PUF, Thémis droit, 4
e édition, 2011, Paris, p. 159).
143http://www.conseil-etat.fr/fr/presentation-des-grands-arrets/24-mars-2006-ste%C2%A0kpmg%C2%A0et-
autres.html. 144
CE, 29 janvier 1971, Emery, Rec., p. 80 ; 7 décembre 1973, La Couteur et Sloan, Rec., p. 704 ; mais aussi Cons. const., décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998 ; décision n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003 ; décision n° 2004-491 DC du 12 février 2004. 145
BELLIER : « le principe consacré par le juge administratif le 24 mars 2006 est certainement, dans l’ordre juridique communautaire, un principe de confiance légitime », op. cit., p. 102. 146
CJCE, 16 mai 1979, Tomadini c/Amministrazione delle finanze dello Stato, précit. 147
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 15. 148
Y. AGUILAT, Conclusions sous CE, 24 mars 2006, KPMG et autres, BJCP, 2006, n° 46, p. 173. 149
CE, 22 janvier 2013, Fédération nationale indépendante des mutuelles, n° 355844, cons. 10.
16
admettre que « cette assimilation a pu être implicitement reprise par le Conseil d’État, induit ainsi en
erreur »150. Retenons donc que le Conseil d’État a voulu reconnaître un principe de sécurité juridique
distinct du principe de confiance légitime, et que l’arrêt KPMG « repose sur l’évitement »151 de ce
dernier.
Toujours la même année, et toujours s’agissant de la nécessité de prévoir des mesures transitoires, le
Conseil d’État a confirmé que « le principe de sécurité juridique [est] reconnu tant en droit interne
que par l’ordre juridique communautaire »152. Mais en dehors de ces arrêts, il n’y a pas eu à notre
connaissance d’applications ultérieures qui auraient été faites ne serait-ce que sur la base d’un
considérant évoquant le principe de sécurité juridique. Il importe ici de rappeler que ces deux
décisions suivent immédiatement le rapport de 2006 dans lequel le Conseil regrettait que « le
principe de sécurité juridique ne figure ni dans notre droit administratif, ni dans notre corpus
constitutionnel »153, et que selon lui, « l’exigence de sécurité juridique, fondement de l’État de droit,
doit être confortée »154. Elles font suite également aux importantes décisions prises par le Conseil
constitutionnel à la fin de l’année 2005 sur la garantie des droits, que Yann Aguilat n’avait pas
manqué d’évoquer dans ses conclusions, et que le Palais Royal estimait « finalement proche[s] de la
sécurité juridique »155. On peut imaginer sur ce point que le dialogue des juges a produit des effets
pervers, comme si le Conseil d’État, en voulant être le premier à reconnaître un principe que
beaucoup pressentait comme imminent, l’avait symboliquement consacré par revendication, mais
sans véritables conséquences pour les justiciables : peut-être ici, le nom sans la chose.
Quant à l’œuvre de la Cour de Cassation, la sécurité juridique y est visible essentiellement pour
limiter l’instabilité, non de la norme législative, mais de la norme prétorienne du fait des revirements
de jurisprudence156. Elle a notamment énoncé que « l’application immédiate [de la règle nouvelle
posée par la Cour] dans l’instance aboutirait à priver la victime d’un procès équitable »157, tout en
précisant toutefois dans un autre arrêt du même jour que « les exigences de sécurité juridique et de
protection de la confiance légitime invoquées pour contester l’application d’une solution restrictive
du droit d’agir résultant d’une évolution jurisprudentielle ne sauraient consacrer un droit acquis à
une jurisprudence constante, dont l’évolution relève de l’office du juge dans l’application du
droit »158. Elle a ensuite prévu expressément la possibilité de réserver pour l’avenir les effets d’un
revirement de jurisprudence159, dans le sillage de la jurisprudence Association AC !160 du Conseil
d’État instituant la possibilité de moduler les effets d’une annulation contentieuse dans le temps.
150
BELLIER, op. cit., p. 99. 151
J.-M. AUBY, « Sécurité juridique », Droit administratif, n° 5, 5 mai 2006, p. 1. 152
CE, 27 octobre 2006, Techna SA, n° 260767. 153
Conseil d’État, Rapport public annuel 2006, loc. cit., p. 229. 154
Ibid., p. 281. 155
Ibid., p. 293. 156
Cf. J.-G. HUGLO, « La Cour de cassation et le principe de sécurité juridique », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 11, 2001. 157
Cass., civ., 8 juillet 2004, Radio France, n° 01-10426. 158
Cass., civ., 8 juillet 2004, Generali France assurance vie, n° 03-14717. 159
Cass., soc., 17 décembre 2004, Samse, n° 03-40008. 160
CE, 11 mai 2004, Association AC ! et autres, n° 255886.
17
Mais les utilisations de cette faculté ont été par la suite peu fréquentes161, de la même façon que la
CJUE162 et la CEDH163 ont limité de manière exceptionnelle l’effet rétroactif de leurs arrêts.
Dans le cadre du fameux dialogue des juges, on relèvera encore un arrêt remarquable de la chambre
sociale de la Cour de cassation. Dans cet arrêt, le juge a soulevé d’office le moyen tiré de l'éventuelle
invalidité d'un acte administratif (en l'espèce le règlement du personnel de la SNCF) au regard du
principe de la sécurité juridique, et a invité les parties à saisir le Conseil d'État de cette question
préjudicielle164. La précision selon laquelle la disposition en cause « suscite une difficulté sérieuse
quant à sa légalité au regard du principe de la sécurité juridique » n’est assurément pas fortuite, et ce
renvoi préjudiciel était clairement une invitation à l’endroit du Conseil d’État pour qu’il se prononce
sur sa valeur. Celui-ci n’a pas favorablement accueilli cette main tendue et a soigneusement évité la
question, en n’évoquant le principe de sécurité juridique ni dans les motifs, ni même dans les visas165.
Il y a pour sûr dans l’ensemble des garde-fous jurisprudentiels que nous venons d’aborder un esprit
de sécurité juridique. Mais ceux-ci paraissent singulièrement limités, en quantité comme en
intensité, si bien qu’on pourrait conclure, comme Bernard Pacteau en 1995, que le « thème de la
sécurité juridique est plus riche en inspiration qu’il ne peut l’être en implications directes »166. Le
constat peut paraître excessif, puisque depuis toutes ces années, des avancées ont été réalisées et
des initiatives ont été tentées. Il n’en demeure pas moins que le principe de sécurité juridique est
toujours introuvable dans l’ordre constitutionnel français.
II. …toujours introuvable dans l’ordre constitutionnel français
La consécration du principe de sécurité juridique en droit constitutionnel français semble depuis
longtemps inéluctable. Elle serait dans l’ordre des choses, conformément à une évolution normale du
système juridique, sous l’influence pressente d’un droit européen qui a déjà fait céder les juridictions
internes sur de nombreux points. Celui de la sécurité juridique devait donc en être tôt ou tard, et on
a d’ailleurs bien cru qu’une consécration était toute proche (A). Il faudra pourtant encore attendre,
puisque le Conseil constitutionnel a clairement indiqué qu’il maintenait son refus de le consacrer (B).
A. L’approche d’une consécration par le juge constitutionnel
Après des années d’applications jurisprudentielles de la sécurité juridique ayant créé un contexte
favorable à sa consécration, la QPC récemment instituée apparaissait comme l’instrument idoine
pour ce faire (1). C’est pourtant dans le cadre du contrôle a priori que le Conseil constitutionnel a
franchi un cap, qui pourrait ressembler en première analyse à une affirmation du principe de sécurité
juridique (2).
161
CE, 25 février 2005, France Télécom, n° 247866. 162
La Cour déroge à la portée rétroactive qui s’attache normalement à ses arrêts préjudiciels tant en interprétation (CJCE, 8 avril 1976, Defrenne c/Sabena, aff. 43/75, Rec., p. 455) qu’en appréciation de validité (CJCE, 15 octobre 1980, Providence agricole de la Champagne c/ONIC, aff. 4/79, Rec., 2823), transposant ainsi par analogie les dispositions de l’article 231, alinéa 2, du Traité CE (devenu TFUE, art. 264, al. 2) en matière d’annulation (CJCE, 3 septembre 2009, Parlement c/Conseil, aff. C-411/06, Rec. I, p. 7585). 163
CEDH, 13 juin 1979, Marckx c/Belgique, n° 6883/74. 164
Cass., soc., 2 mai 2000, Bull. civ. V, n° 162, p. 127. 165
CE, 29 juin 2001, Berton, n° 222600. 166
B. PACTEAU, op. cit., p. 155.
18
1. Les promesses de la QPC, « big bang juridictionnel »167
L’institution de la QPC laissait présager une incursion massive du moyen tiré de la violation du
principe de sécurité juridique devant le prétoire de la rue Montpensier. A force d’invocations, un tel
moyen devait à terme faire sauter la digue qui avait jusqu’alors empêché sa reconnaissance pleine et
entière. Alors que la doctrine se plaisait déjà à imaginer les situations où un recours direct des
citoyens contre l’application stricte de la loi serait ou aurait été utile168, « cette disposition nouvelle
[de l’article 61-1 de la Constitution] laiss[ait] penser à une prise en compte constitutionnelle, induite
par le nouveau dispositif de question prioritaire, des principes de sécurité juridique et de confiance
légitime tels qu’ils sont mis en œuvre par les juridictions européennes »169. Si l’on admet, avec
nombre d’auteurs, que le principe de confiance légitime est « l’une des facettes de la sécurité
juridique »170, on pouvait bien imaginer alors une reconnaissance de la seconde par le biais du
premier, via la QPC.
En effet, les caractères objectif et subjectif sont respectivement attribués à l’un et l’autre principe, de
telle sorte que « la protection de la confiance légitime entraîne nécessairement un jugement au cas
par cas alors que la sécurité juridique s’appréhende in abstracto. Cela signifie que l’une a vocation à
défendre les intérêts particuliers et individuels des sujets de droit, tandis que l’autre protège, de
manière plus large, l’intérêt général »171. Dans le même sens, il a pu être dit qu’ « il existe un rapport
de dérivation entre les deux principes. A cet égard, la sécurité juridique fait largement office de
principe juridique orienté selon des critères objectifs, tandis que la reconnaissance d’une confiance
légitime tend à protéger les droits subjectifs des justiciables »172. Ou encore, même en droit
communautaire dont on sait pourtant qu’il les confond, il est reconnu que « la sécurité vise
l’objectivité normative tandis que la confiance légitime a trait d’avantage à la subjectivité des
situations individuelles »173. Il ne fait donc pas de doute que le principe de confiance légitime est « un
corolaire du principe de sécurité juridique envisagé sous l’angle des intérêts légitimes des
particuliers, dans une optique de droits subjectifs »174. Il est évident que « la sécurité des uns n’est
pas celle des autres »175 ou, dit autrement, que « la sécurité des uns fait l’insécurité des autres »176.
On serait tenté de voir là une transposition de la sentence de John Stuart Mill selon laquelle « la
liberté s’arrête là où commence celle des autres », d’autant que l’auteur lie la liberté au droit, et que
c’est précisément dans cette rencontre que l’on retrouve la sécurité juridique. Pour autant, lorsque la
sécurité juridique est vue sous l’angle des intérêts bien compris des citoyens, c’est moins à l’encontre
des autres citoyens qu’à l’égard du législateur qu’elle s’exprime.
167
D. ROUSSEAU, « La question préjudicielle de constitutionnalité : un big bang juridictionnel ? », RDP, 2009, n° 3, p. 631. 168
Voir en ce sens J.-C. BOUCHARD, P. FUMENIER, « De la question préjudicielle de constitutionnalité : vers une société de confiance », Revue de droit fiscal, n° 36, 4 septembre 2008, étude 433, p. 11 et 12. 169
A. BORZEIX, op. cit., p. 986. 170
F. MELLERAY, « La revanche d’Emmanuel Levy ? L’introduction du principe de protection de la confiance légitime en droit public français », Droit et société, n° 56-57, 2004, p. 147. 171
L. TARTOUR, op. cit., p. 311. 172
J. SCHWARZE, Droit administratif européen, Bruylant, Bruxelles, 1994, vol. 2, p. 996. 173
L. IDOT, « L’insécurité dans le droit communautaire », JCP, n° 48, 29 novembre 1994, p. 34. 174
M. HEERS, op. cit., p. 964. 175
B. PACTEAU, op. cit., p. 154. 176
A. CRISTAU, op. cit., p. 2815.
19
Cela étant, puisque confiance légitime et QPC ont pour lieu commun la subjectivité, alors « par cette
nouvelle procédure le citoyen justiciable, atteint dans ses droits, a la possibilité de s’approprier la
norme suprême et de la rendre vivante, applicable et effective dans tous les aspects de sa vie
quotidienne, ce qui peut être analysé comme une déclinaison de la confiance légitime que chaque
acteur d’un système juridique est en droit d’attendre »177. A l’aube de l’application de la QPC, il était
admis que « ces nouveaux pouvoirs devraient inciter [le Conseil] à veiller à garantir les situations
juridiques acquises, en application explicite ou indirecte du principe de confiance légitime »178. Ce
n’est pas exactement ce qui s’est produit, puisque c’est par voie d’action que le Conseil
constitutionnel semble avoir découvert, enfin, le principe de sécurité juridique.
2. L’affirmation du principe de sécurité juridique, a priori…
C’est une nouvelle fois en matière fiscale que le Conseil constitutionnel a pris deux importantes
décisions en date des 19 et 29 décembre 2013. Reprenant à l’identique son considérant de principe
élaboré autour de la garantie des droits de l’article 16 de la Déclaration de 1789, il y a adjoint la
notion jusqu’ici inédite d’attentes légitimes. Par ce « vocabulaire approprié », c’est « la confiance
légitime [qui] entre discrètement au Conseil constitutionnel »179. Il est ainsi disposé :
« qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de
sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en
leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que, ce faisant, il ne
saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles
; qu'en particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni
porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les
effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations »180
.
Le Conseil semble donc reconnaître un principe qu’il avait jusqu’ici continuellement refusé en
jugeant qu’ « aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit (…) un principe dit "de confiance
légitime" »181. Encore récemment, Anne-Laure Valembois écrivait péremptoirement que « le Conseil
constitutionnel a[vait] très clairement refusé de consacrer explicitement la face subjective du
principe de sécurité juridique, à savoir le principe de confiance légitime »182. On pouvait bien avant
cela trouver quelques frémissements, dont un ressemblant fort à une clef d’activation gardée en
réserve pour le futur : dans une décision de 1999, le Conseil avait rejeté, outre le moyen tiré de
l’atteinte à l’égalité devant l’impôt, le moyen tiré de la violation de l’exigence de sécurité juridique et
de confiance légitime invoqué en ces termes par les requérants, au motif que « l’institution de cette
nouvelle contribution ne porte atteinte ni au principe d’égalité, ni à aucun principe ou règle de valeur
constitutionnelle »183. Une telle formulation pouvait laisser croire que le principe était rangé dans le
vieux tiroir des principes et règles de valeur constitutionnelle, tiroir qu’il aurait suffi de rouvrir pour
opérer une reconnaissance explicite. C’était là une erreur d’interprétation et un excès d’optimisme,
177
A. BORZEIX, op. cit., p. 993. 178
A. BORZEIX, ibid., p. 993/994. 179
B. DELAUNAY, « La confiance légitime entre discrètement au Conseil constitutionnel », AJDA, 204, p. 649. 180
Cons. const., décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013, cons. 14 ; décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013, cons. 38. 181
Cons. const., décision n° 96-385 du 30 décembre 1996, cons. 18 ; décision n° 97-391 du 7 novembre 1997, cons. 6. 182
A.-L. VALEMBOIS, op. cit., p. 6. 183
Cons. const., décision n° 99-422 DC du 21 décembre 1999.
20
quand on sait qu’il refusait plus tard de voir dans la moindre norme un principe de confiance
légitime. Le Conseil ne dit pas autre chose dans son commentaire et confirme qu’il « avait toujours
refusé de reconnaître, en tant que tel, un principe de confiance légitime ». Mais en ajoutant qu’il
l’avait toujours refusé « jusqu’à la décision du 19 décembre 2013 commentée »184, il indique a
contrario que ladite décision opère cette reconnaissance. Toujours aussi peu à l’aise à manier de tels
concepts, et ayant décidément du mal à exposer droitement les choses, le Conseil a néanmoins
rendu ici une décision de principe.
De là la question de savoir si cette reconnaissance emporte également celle du principe de sécurité
juridique. Dans le même commentaire, le Conseil dit que « le principe de confiance légitime n’est
rien d’autre que le principe de sécurité juridique vu du point de vue des particuliers »185. Il ne serait
pas malaisé de déduire de cette assertion que la décision du 19 décembre 2013 opère alors une
consécration du principe de sécurité juridique, même s’il est vu du point de vue des particuliers. Mais
tel n’est pas le cas. D’abord le Conseil établi cette passerelle dans le cadre de son analyse de ce
qu’est la sécurité juridique pour la CJUE. Ensuite et surtout, il affirme plus loin sans détour qu’il « a
maintenu son refus de consacrer en tant que tel un principe de sécurité juridique »186. Au moins cette
fois les choses sont claires, et on sait désormais que non seulement il n’entend pas le consacrer, mais
aussi – pour ceux qui le chercheraient encore dans des décisions antérieures – qu’il a toujours refusé
de le faire. Pour trouver le principe de sécurité juridique dans l’ordre constitutionnel, ce n’est donc
pas aux décisions du Conseil qu’il faut se référer, mais à ses commentaires, qui plus est pour y lire
son refus de le reconnaître. Mais pourquoi une telle persistance, quand on sait qu’il s’en est inspiré
pour en faire de très nombreuses applications ? Certes « le juge constitutionnel n’est plus seulement
le juge de la constitutionnalité des lois [et] parachève sa mutation en garant des droits – subjectifs –
des justiciables »187. Certes il censure une mesure ne présentant aucune rétroactivité juridique et
sanctionne ainsi pour la première fois une « petite rétroactivité ». Tout cela est novateur et mérite
d’être salué comme tel. Mais il n’y a pas là de reconnaissance, ne serait-ce qu’implicite, du principe
de sécurité juridique. Il s’agit au contraire d’un lumineux refus opposé, au travers duquel on voit bien
que le juge constitutionnel a décidé d’en faire – à proprement parler – une question de principe.
Il faut encore retourner dans le magma jurisprudentiel du Conseil d’État pour tenter un nouvel
éclairage sur la question. Les décisions de décembre 2013 font en effet écho à l’important arrêt EPI
rendu le 9 mai 2012 par la Haute juridiction. La société EPI avait bénéficié d’un crédit d’impôt institué
par la loi de finances pour 1998 pour une période de trois ans afin d’encourager l’embauche de
salariés, crédit d’impôt que la loi de finances pour 2000 a supprimé pour les emplois créés en 1999,
soit avant le terme de la période initialement prévue. Alors que la requête de la société avait été
rejetée par le Tribunal administratif de Strasbourg188 (encore lui), le jugement a été annulé par la
Cour administrative d’appel de Nancy189, que le Conseil d’État a décidé de suivre190.
184
Cons. const., « Commentaire de la décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013 », p. 13 (http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/2013682DCccc_682dc.pdf). 185
Cons. const., ibid., p. 8. 186
Cons. const., ibid., p. 13. 187
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 13. 188
TA Strasbourg, 3 mars 2005, Société EPI, n° 0105316. 189
CAA Nancy, 28 juin 2007, Société EPI, n° 05NC00580. 190
CE, 9 mai 2012, Société EPI, n° 308996.
21
La Cour et le Conseil ont considéré en premier lieu, conformément à une jurisprudence déjà bien
établie191, que ce crédit d’impôt devait être regardé comme un bien au sens de l’article 1er du
premier protocole additionnel à la Convention EDH. Cette fiction juridique, qui fait qu’ « qu'à défaut
de créance certaine, l'espérance légitime d'obtenir une somme d'argent doit être regardée comme
un bien au sens de ces stipulations », n’est pas contestable. Pour reprendre une parabole fort à
propos, si des pommes qui pourrissent parce que conservées trop longtemps peuvent être analysées
comme du vol, du moins comme une faute, « amasser des tonnes d’or dans des coffres (…) ne nuit à
personne : l’argent ne pourrit pas »192. Cette précision mise à part, les juges ont ensuite examiné
deux points, qui sont autant de conditions pour que le moyen tiré de la violation d’une espérance
légitime soit opérant : du côté de l’administration d’abord, ils ont vérifié si elle justifiait ou non d’un
intérêt général suffisant pour supprimer ce crédit d’impôt avant son terme ; du côté du justiciable
ensuite, ils se sont prononcés sur la question de savoir s’ils avaient pu être informés à temps de ce
que la suppression allait survenir. Il est clair qu’il ne pourrait y avoir violation d’une espérance
légitime si « les contribuables [étaient] avisés de la suppression de ce dispositif à temps pour qu’ils
puissent adapter leur comportement à cette suppression »193, de sorte que – en droit comme ailleurs
– c’est la révélation qui tue l’espoir. Ces conditions ne sont pas sans rappeler celles qui ont été
posées par la CEDH dans le cadre de la protection de la confiance légitime, quoique le juge
administratif ne s’interroge pas sur les caractères « prudent et avisé » du demandeur. D’ailleurs, la
CEDH aussi a déjà pu sanctionner une forme de rétroactivité subjective – c’est-à-dire ressentie
comme telle par les contribuables, quand bien même elle ne présentait aucune rétroactivité
juridique194. Quoiqu’il en soit, la Cour de Strasbourg a bien souligné qu’« il y a une différence entre
un simple espoir (…), aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature
plus concrète et se baser sur une disposition légale ou un acte juridique »195.
Le Conseil d’État s’était déjà référé à la notion d’espérance légitime, mais il avait jusqu’ici toujours
rejeté le moyen196. Dans l’arrêt EPI, il a permis de sanctionner non seulement la petite rétroactivité
de la suppression d’un avantage fiscal (pour l’année 1999), mais aussi la rétrospectivité de la
suppression de ce même avantage fiscal, c’est-à-dire pour l’avenir mais avant son terme (pour les
années 2000 et 2001). Cela implique donc que « les contribuables ne peuvent pas légitimement
espérer que le législateur maintienne un dispositif fiscal institué sans limitation de durée »197, ce qui
est somme toute conforme à l’idée, partagée par les juges internes comme les juges européens, que
les justiciables n’ont pas droit au maintien d’une situation juridique existante. Et notamment,
l’espérance légitime ne saurait garantir les contribuables contre la création d’une imposition pour le
Conseil d’État198, de la même façon que le Conseil constitutionnel a toujours réaffirmé la liberté dont
dispose le législateur dans la création d’impositions nouvelles199 (et d’ailleurs, l’inverse serait une
entrave grave au pouvoir de légiférer qu’il tire de l’article 34 de la Constitution). Il n’est pas possible
d’envisager non plus une espérance légitime négative, c’est-à-dire l’espérance de voir, non pas un
191
CEDH, 23 octobre 1990, Darby c/Suède, n° 11581/85 ; CE, 16 mai 1990, n° 88782 et n° 95932. 192
F. GROS, op. cit., p. 110. 193
F. DOUET, op. cit., p. 30. 194
CEDH, 14 mai 2013, NKM c/Hongrie, n° 66526/11 ; CEDH, 25 juin 2013, Galla c/Hongrie, n° 49570/11. 195
CEDH, 10 juillet 2002, Gratzinger et Gratzingerova c/République tchèque, n° 39794/98. 196
CE, 19 novembre 2008, SA Getecom, n° 292948 ; CE, 2 juin 2010, Fondation de France, n° 318014 ; CE, 16 novembre 2011, n° 344972. 197
F. DOUET, op. cit., p. 30. 198
CE, 21 novembre 2012, M. et Mme Daumen, n° 347223 ; CE, 4 décembre 2013, n° 353557. 199
Cons. const., décision n° 2011-180 QPC du 13 octobre 2011, cons. 11.
22
dispositif favorable être maintenu, mais un dispositif défavorable être supprimé. Si les notions
d’espérance légitime ou d’attentes légitimes ne l’excluent pas par elles-mêmes, la nécessité de se
prévaloir d’une créance fiscale assimilée à un bien rend cette hypothèse juridiquement impossible,
un dispositif défavorable ne pouvant par nature générer une telle créance.
En l’espèce, il était bien question d’un avantage fiscal, et « le crédit d’impôt pour création d’emploi
était de nature à laisser espérer son application sur l’ensemble de la période prévue, contrairement à
d’autres mesures fiscales adoptées sans limitation de durée » 200 . De son côté, le Conseil
constitutionnel avait déjà pu faire une distinction en matière d’épargne-logement entre les contrats
dont le terme est échu et ceux dont le terme ne l’était pas201. Quant à la Cour de justice, si elle juge
qu’ « un État peut mettre fin à un régime d’exonération fiscale, avant même la date d’expiration
initialement prévue pour ce régime, et cela sans que des circonstances exceptionnelles soient
exigées pour justifier cette suppression », elle ajoute qu’ « il convient que la juridiction nationale
devant laquelle la mesure prise par l’État est contestée apprécie de manière concrète, eu égard aux
circonstances de l’espèce, si le requérant (…) disposait d’éléments suffisants lui permettant de
s’attendre à ce que le régime d’exonération fiscale en cause soit supprimé avant la date initiale
prévue pour l’expiration de ce régime »202.
L’espérance légitime est donc une notion nouvelle, qui vient s’ajouter à celle d’attentes légitimes du
Conseil constitutionnel, lesquelles notions doivent pour trouver à s’appliquer s’inscrire dans une
« fenêtre temporelle clairement définie »203 à cheval sur le passé, le présent et l’avenir. Il n’est pas
facile d’y voir clair quand on connaît déjà la complexité liée aux principes de sécurité juridique et de
confiance légitime. Aucun de ces deux principes n’est mentionné dans l’arrêt EPI, qui se fonde donc
exclusivement sur le concept d’espérance légitime. Pour autant, cette dernière notion apparaît dans
une jurisprudence qui trouve sa source dans un texte conventionnel, ce qui fait bien de l’espérance
légitime une branche de la confiance légitime. Il n’est pas plus facile de s’y retrouver dans ce qu’il
faut entendre de chacune de ces notions, qui plus est au sens où veut l’entendre chacune des
juridictions internes et européennes. En voulant simplifier le droit, celles-ci ont à coup sûr, à force
d’hésitations, de non-dits et d’appellations nouvelles, abouti à l’inverse. En tout état de cause, la
décision EPI et les décisions de décembre 2013 du Conseil constitutionnel « présentent d’étonnantes
similitudes » 204 et constituent des avertissements au législateur205. Et qui dit législateur, dit intérêt
général, et donc objectivité.
Cela nous amène à traiter de ce point, fondamental, de la subjectivité supposée des concepts
d’espérance et d’attentes légitimes. D’emblée, précisons qu’il s’agit moins selon nous d’une
approche subjective que d’une solution in concreto, ce qui n’est pas la même chose. Comme le
relevait Laurence Tartour, « la confiance légitime relève davantage d’une approche in concreto que
200
F. DOUET, op. cit., p. 30. 201
Cons. const., décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, cons. 42 à 46, ce dernier disposant notamment que « l'article 7 ne concerne que des plans d'épargne arrivés à échéance ; qu'il n'a pas d'effet rétroactif ; qu'il n'affecte donc pas une situation légalement acquise dans des conditions contraires à la garantie des droits proclamée par l'article 16 de la Déclaration de 1789 ». 202
CJCE, 10 septembre 2009, Plantanol, aff. C-201/08, Rec. I, p. 8343. 203
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 22. 204
E. JOANNARD-LARDANT, ibid., p. 21. 205
S. VAILHEN, « Petite rétroactivité fiscale et droit au respect des biens : un avertissement du juge au législateur », Revue de droit fiscal, n° 26, 28 juin 2012, com. 355, p. 45.
23
« subjective », et son application ainsi que ses exceptions peuvent être suffisamment strictes et
objectives »206. Cela vaut a fortiori pour l’espérance et les attentes légitimes, qui ne s’embarrassent
pas d’appréhender la bonne foi d’un justiciable qui devrait être, pour reprendre la terminologie de la
CEDH, « prudent et avisé ». Prenons l’exemple de l’ex-standard de bonus pater familias qui, loin de
servir à sonder les cœurs, servait surtout à fixer un repère tout ce qu’il y a de plus objectif. Le Conseil
constitutionnel entend ainsi garantir une « forme restreinte de confiance légitime tant il défend une
approche objective de la subjectivité »207, et cela vaut pour le Conseil d’État. Forme restreinte, et
donc forme disparate, ce qui confirme une nouvelle fois que le principe de sécurité juridique, même
vu du point de vue des particuliers, n’est pas consacré en la forme en droit constitutionnel français.
B. Le maintien du refus du principe de sécurité juridique
Trente ans après une décision dans laquelle le Conseil constitutionnel avait refusé de consacrer le
principe de sécurité juridique208, les lignes ont manifestement très peu bougé. Quelles peuvent être
les raisons d’une telle persistance ? Qu’est-ce que cela changerait à sa jurisprudence existante s’il le
reconnaissait explicitement ? C’est qu’une telle reconnaissance semble heurter le principe de légalité
auquel le Conseil semble attaché, en tant qu’identité historique du système juridique français (1). A
défaut d’une onction jurisprudentielle, c’est peut-être par la voie constituante que le principe de
sécurité juridique pourrait faire son entrée dans l’ordre constitutionnel français (2).
1. Légalité versus sécurité juridique209
La raison première du refus de consacrer le principe de sécurité juridique est qu’il modifierait la
philosophie du système juridique national. Cette confrontation théorique provient directement des
promoteurs de la sécurité juridique eux-mêmes, qui n’ont eu de cesse de la présenter comme un
rempart à l’« application brutale du principe de légalité »210. Cette dureté de la loi n’a pourtant
jamais fait mystère, et a toujours été mise en avant par la maxime juridique « dura lex sed lex ». Il
n’en demeure pas moins qu’avec le temps, la vision kelsenienne et trotabasienne du droit s’est
érodée, tandis que les attentes des citoyens ont été progressivement marquées du sceau de l’État-
providence. Bien qu’« imparable, cette prévalence du principe de légalité sur celui de sécurité
juridique n’en est pas moins choquante »211 pour nombre d’entre eux, et ce n’est sans doute pas un
hasard si la sécurité juridique a pour synonymes équité, loyauté et pragmatisme. C’est une
aspiration, ni plus ni moins. D’un droit inégal, nous sommes effectivement passés à une véritable
« contractualisation de la production normative »212, ce que le Conseil constitutionnel tente peut-
être de limiter.
La consécration d’un principe de sécurité juridique aurait sans doute bien plus de conséquences que
les seules applications faites jusqu’ici en son nom. Disons que « cette affirmation est riche de
206
L. TARTOUR, op. cit., p. 317. 207
E. JOANNARD-LARDANT, op. cit., p. 22. 208
Cons. const., décision n° 84-184 DC du 29 décembre 1984. 209
Cf. D. LABETOULLE, « Principe de légalité et sécurité juridique », in Mélanges Guy Braibant, Dalloz, Paris, 1996. 210
J.-C. BOUCHARD, P. FUMENIER, « De la question préjudicielle de constitutionnalité : vers une société de confiance », Revue de droit fiscal, n° 36, 4 septembre 2008, étude 433, p. 11. 211
V. TCHEN, « L’introuvable principe de sécurité juridique », Dalloz, 1996, p. 433. 212
S. CHASSAGNARD-PINET, D. HIEZ, La contractualisation de la production normative, Dalloz, 2008.
24
potentialités »213, trop peut-être pour le juge constitutionnel, pour qui « le terme (…) a un contenu
trop large et trop vague pour pouvoir être proclamé comme une norme constitutionnelle »214. C’est
que probablement, un tel concept déposséderait le législateur d’une part importante de sa liberté
d’action, tout en attribuant aux juges de droit commun un impératif de pragmatisme qu’ils
pourraient bien assimiler à une véritable carte blanche leur permettant de faire prévaloir l’équité sur
la légalité de façon discrétionnaire. Il enserrerait le premier dans des contraintes toujours plus
nombreuses et plus strictes, tout en offrant aux seconds davantage de liberté dans leur façon de dire
le droit. On voit là planer le fantôme maintes fois décrié du gouvernement des juges, lesquels
disposerait d’un outil – le principe de sécurité juridique – qui peut tout faire, et défaire. En clair, le
principe de sécurité juridique pourrait changer du tout au tout leur façon de juger. Il n’y a pourtant
pas de véritables raisons de s’inquiéter, dès lors que la CJUE et la CEDH ont su canaliser les effets
d’un instrument qu’elles ont elles-mêmes façonné. C’est-à-dire que le principe de sécurité juridique
pourrait difficilement aller dans l’ordre interne au-delà de ce qu’il peut produire dans l’ordre
communautaire, dans lequel on constate une simple tempérance de la stricte application de la
norme. Il faut au surplus relativiser cette contradiction supposée entre « les impératifs de la sécurité
juridique protégeant des intérêts privés [et] les impératifs du principe de légalité protégeant des
intérêts publics »215. Rappelons en effet ce que nous disions en introduisant notre propos, savoir que
« le principe de légalité participe du principe de sécurité juridique »216. La sécurité juridique devrait
donc permettre de corriger les défauts de la légalité, et non empiéter ou même se substituer à elle,
parce qu’elle reste la meilleure garantie de sécurité juridique. Se prémunir contre l’application
brutale de la loi, certes, mais pas contre l’application normale de la loi. En d’autres termes, permettre
au juge de gommer à la marge les inéluctables impuretés de la loi, sans que cela soit une invitation à
la dénaturer.
Sauf que des décisions récentes remettent sérieusement en question cette alliance objective entre
principe de légalité et sécurité juridique. Un arrêt remarqué de la Cour administrative d’appel de
Paris du 25 mars 2010, SARL La Frégate217, est allé jusqu’à faire prévaloir une doctrine administrative
sur une norme communautaire « même si elle [lui] est contraire » ! L’audace de cette décision ne
s’arrête pas là : d’abord la Cour, sans craindre le paradoxe, livre sa solution au nom du « principe de
confiance légitime reconnu en droit communautaire » ; elle s’autorise par ailleurs une interprétation
douteuse d’une norme législative – l’article L. 80 A du Livre des procédures fiscales218 – pour estimer
qu’elle « assure en droit interne » le principe dont s’agit. C’est donc au nom d’un principe consacré
en droit communautaire qu’il est permis d’opposer une instruction administrative contraire à une
norme… communautaire219. Il faut bien comprendre ici que la Cour décide de faire vivre une décision
administrative dont elle reconnaît et assume l’illégalité (« même contraire »). Dans un avis
213
J.-P. CAMBY, op. cit., p. 1175. 214
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz, Paris, 2013, p. 630/631. 215
J. MOLINIER, « Principes généraux », Répertoire de droit communautaire, Dalloz, §114. 216
M. DARMON, Conclusions sous CJCE, 27 février 1983, Société des produits de maïs, aff. 112-83, Recueil CJCE, p. 732. 217
CAA Paris, 25 mars 2010, SARL A La Frégate, n° 08PA03658. 218
« Lorsque le redevable a appliqué un texte fiscal selon l'interprétation que l'administration avait fait connaître par ses instructions ou circulaires publiées et qu'elle n'avait pas rapportée à la date des opérations en cause, elle ne peut poursuivre aucun rehaussement en soutenant une interprétation différente ». 219
Sur ce point, voir E. DAOUDET, O. EL ARJOUN, « Opposabilité de la doctrine administrative contraire au droit de l’Union européenne : état des lieux et perspectives », Revue de droit fiscal, n° 37, 12 septembre 2013, étude 405, p. 7.
25
Monzani220 du 8 mars 2013, le Conseil d’État donne une nouvelle interprétation du même article
L. 80 A du Livre des procédures fiscales, en affirmant cette fois qu’il poursuit « l’objectif de sécurité
juridique ». Et quelles conséquences en tire-t-il ? : qu’« aussi longtemps que l'administration n'a pas
formellement abandonné une interprétation, renfermée dans un acte qui, bien qu'illégal, n'a pas été
annulé, celle-ci reste invocable, en tant que cet acte la renferme ». Alors que la loi avait voulu
instituer par le biais de ce dispositif une garantie contre les changements de doctrine, le juge
administratif a étendu cette garantie contre les changements de doctrine illégale, ce que la loi ne
prévoit nullement. On est bien loin de la position de la CJUE, pour qui le respect de la légalité est une
des trois conditions de l’invocabilité du principe de protection de la confiance légitime221, y compris
au-delà des autorités de l’Union222. Ces décisions bousculant le principe de légalité ne sont sans
doute pas étrangères au maintien du refus du principe de sécurité juridique par le Conseil
constitutionnel, qui semble réticent à ce que les juridictions de droit commun puissent ainsi « sortir
de leur rôle sous couvert de pragmatisme »223. En cet état, ce n’est que par le biais d’une inscription
dans le texte constitutionnel que le principe de sécurité juridique peut trouver sa consécration.
2. Sages versus pouvoir constituant ?
L’idée d’une constitutionnalisation du principe par le pouvoir constituant n’est pas incongrue,
puisque de telles propositions ont déjà été faites en ce sens. Elle aurait le mérite de mettre fin aux
atermoiements du juge, et de faire entrer le principe par la grande porte. Alors Président de la
République, Nicolas Sarkozy avait souhaité que « soi[t] étudié[e] (…) l’opportunité d’inscrire les
principes de sécurité juridique et de confiance légitime dans la Constitution »224. Le Comité Balladur,
soulignant « la difficulté qu’il y avait à percevoir l’ensemble des implications de ce principe »225, avait
alors émis une opinion défavorable à une telle éventualité. Il avait pris bonne note de la consécration
par le Conseil d’État en tant que « principe général du droit »226 (sic utere) et de la capacité du
Conseil constitutionnel « à y répondre, sur le fondement d’autres normes ou principes de niveau
constitutionnel ». Le rapport identifie même lucidement le principal risque du principe de sécurité,
qui serait d’entraver « la volonté réformatrice de quelque gouvernement que ce soit »227, et conclut
que « la meilleure réponse à apporter viendrait désormais d’une amélioration de la qualité des
normes juridique »228. Cette position paraît toutefois quelque peu ingénue, tant il apparaît léger de
croire que la réponse attendue pourrait être apportée spontanément par un législateur devenu
subitement raisonnable, alors que cette même réponse ne peut provenir que d’une norme de
220
CE, avis, 8 mars 2013, n° 353782, NOR: CETX1307160V. 221
TPI, 16 octobre 1996, Efisol c/Commission, aff. T-336/94, Rec. II, p. 1343 ; 7 novembre 2002, G c/Commission, aff. T-199/01, Rec. CJCE FP II, p. 1085 ; 28 janvier 2004, OPTUC c/Commission, aff. jointes T-142/01 et T-283/01, Rec. II, p. 329 ; CJCE, 16 novembre 1983, Thyssen c/Commission, aff. 188/82, Rec., p. 3721. 222
CJCE, 15 décembre 1982, Hauptzollamt Krefeld c/Maïzena, aff. 5/82, Rec., p. 4601 ; 25 mars 2004, Cooperativa Lattepiù E.A., aff. jointes C-230/00 et autres, Rec. I, p. 2869. 223
J.-P. CAMBY, « Sécurité juridique et insécurité jurisprudentielle », op. cit., p. 1511. 224
N. SARKOZY, 18 juillet 2007, Lettre de mission du Président de la République, Rapport du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la V
e République, La
Documentation française, p. 109. 225
Rapport du Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la V
e République, p. 86.
226 Ibid..
227 Ibid..
228 Ibid..
26
conduite qui s’impose à lui, dans la pure tradition de l’État de droit. D’ailleurs le nombre édifiant de
dispositions des lois de finances pour 2013 et pour 2014 censurées par le juge a fait mentir ce
rapport rendu quelques années plus tôt. Mais la sanction aurait été sans nul doute de moindre
importance si le comité avait été suivi sur sa proposition n° 73 qui prévoyait « que l’article 34 de la
Constitution soit complété par un alinéa qui disposerait que, sauf motif déterminant d’intérêt
général, la loi ne dispose que pour l’avenir »229. L’inscription du principe de non-rétroactivité des lois
– pas seulement fiscales donc – aurait été pour le coup un progrès considérable en matière de
sécurité juridique, mais celle-ci n’avait finalement pas été retenue par le Gouvernement dans son
projet de loi constitutionnelle.
Le rapport Fouquet de 2008 s’était également penché sur la question, laquelle offrait selon lui « deux
solutions (…) possibles : - soit inscrire dans le préambule de la Constitution le principe de sécurité
juridique sans y faire figurer celui de la non-rétroactivité des lois ; - soit se borner à y inscrire le
principe de non-rétroactivité qui a des implications juridiques plus limitées. »230. S’il ajoute que
l’inscription dans la Constitution de l’une ou l’autre « contribuerait à l’autorégulation du travail
législatif »231, on peut constater une défiance dans les deux rapports principalement à l’égard de la
première hypothèse, au motif dirimant qu’elle risquerait de porter une atteinte excessive à la liberté
du législateur. Car c’est bien cela l’identité du système juridique français : la loi en tant qu’expression
de la volonté générale. Et les plus hautes autorités semblent rechigner à accueillir formellement la
sécurité juridique, qu’ils considèrent comme une menace rédhibitoire pesant sur elle. En tout état de
cause, la proposition d’inscrire le principe de sécurité juridique dans le préambule de la Constitution
ne peut être tenue pour anodine, dans la mesure où celui-ci comporte davantage de déclarations
d’intention que de dispositions normatives. Par hypothèse, il s’agirait de la sorte de limiter les effets
redoutés d’une acception par trop stricte, et surtout opposable, du principe.
C’est là encore dans le tumulte de la loi de finances pour 2013 que l’inscription de la non-
rétroactivité des lois dans la Constitution a fait l’objet d’une autre tentative, quoiqu’il ne s’agisse
cette fois que des seules lois fiscales. Cette tentative a pris la forme d’une proposition de loi
constitutionnelle combinée à une proposition de loi organique. La première, constituée d’un article
unique, prévoyait le remplacement de l’alinéa 5 de l’article 34 par l’alinéa suivant : « - l’assiette, le
taux et les modalités de recouvrement des impositions de toute natures. En application du principe
de sécurité juridique, les règles relatives à l’assiette et au taux ne sont pas rétroactives, sous réserves
de la loi organique »232. La proposition de loi organique disposait en complément que « 1. Les lois
relatives à l’assiette et aux taux des impositions ne s’appliquent que pour l’avenir. 2. Les dispositions
législatives visant à diminuer l’assiette ou le taux d’impôt indirects peuvent s’appliquer
rétroactivement. 3. A titre exceptionnel, en matière de règles d’assiette, des dispositions législatives
peuvent avoir une portée rétroactive lorsque l’intérêt général l’exige »233. Pour ne retenir que deux
traits essentiels à ces propositions de loi, nous ferons remarquer que, d’une part, c’est « en
229
Ibid., p. 86/87. 230
O. FOUQUET, Rapport Améliorer la sécurité juridique des relations entre l’administration fiscale et les contribuables : une nouvelle approche, juin 2008, p. 15. 231
O. FOUQUET, ibid., p. 61. 232
Proposition de loi constitutionnelle n° 567 tendant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales, enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 décembre 2012. 233
Proposition de loi organique n° 568 tendant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales, enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 décembre 2012.
27
application du principe de sécurité juridique », et non le principe de sécurité juridique lui-même, qui
aurait été inscrit dans le marbre constitutionnel, et que, d’autre part, les impôts indirects auraient
été exclus du champ de la non-rétroactivité des lois fiscales. Mais qu’importe, puisque l’ensemble
des articles des deux lois a été rejeté par l’Assemblée nationale en deuxième lecture le 6 juin 2013.
C’est encore tout récemment que le Gouvernement a fait l’annonce d’un certain nombre de mesures
analogues dans le cadre du Pacte de responsabilité. De ces 50 mesures à l’adresse des entreprises,
celles visant à « sécuriser la vie des entreprises par un environnement plus lisible et prévisible »234
répondent au champ lexical de la sécurité juridique. Outre la facilitation de l’accès au droit par un
regroupement des normes publiées sur un support unique (Légifrance) et une publication des
instructions fiscales à date fixe, on retrouve encore une fois le principe de non-rétroactivité des lois
fiscales. Il est ainsi prévu que « les règles affectant l’imposition des revenus perçus par les
entreprises au cours d’une année devront être adoptées avant cette même année, sauf force
majeure »235. Deux remarques à nouveau : seules les entreprises, et non les particuliers, peuvent
bénéficier de cette mesure. S’il est vrai que, comme il ressort du contentieux qu’elle suscite, la
rétroactivité des lois fiscales concerne en premier lieu les entreprises, il est à regretter que les
particuliers soient exclus de cette mesure, parce qu’ils sont nombreux et tout autant en situation
d’insécurité juridique, si ce n’est plus ; en outre, l’emploi du terme « force majeure » en lieu et place
de l’ « intérêt général » habituellement invoqué par le juge constitutionnel, peut étonner. Mais sans
doute faudra-t-il attendre la traduction juridique de ces mesures qui ne sont pour le moment qu’une
ébauche pour en savoir davantage. D’ici là, peut-être la sécurité juridique aura-t-elle été consacrée
par le Conseil constitutionnel, mais une telle admission serait, au regard de ses positions récentes,
aussi improbable qu’inattendue.
234
Conseil de la simplification pour les entreprises, Les 50 premières mesures de simplification pour les entreprises, 14 avril 2014, p. 1. 235
Ibid., p. 3.