2
SAMEDI 25 JUIN 2016 LE TEMPS «Pictet, c’est une mentalit é de commando» BANQUE Si, enfant, il se rêvait médecin, Nicolas Pictet a nalement rejoint le groupe bancaire familial en 1984. Alors qu’il s’apprête à en devenir l’associé senior, il fait le point sur son parcours, l’ évolution de l’ établissement genevois au cours des trente dernières années et les défis qui attendent la place nancière suisse. A commencer par les eets du BrexitSÉBASTIEN DUBAS ET MATHILDE FARINE t @sebdubas t @MathildeFarine Les Britanniques ont voté pour le Brexit. Quelles seront les consé- quences pour la place nancière? La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit; il va s’ouvrir pour elle une longue période d’incertitude dans sa relation avec l’Union euro- péenne. Et l’incertitude est tou- jours désagréable, il n’y a qu’ à voir comment les marchés réagissent. Les banques suisses ne vont-elles pas proter d’un aux de fonds en raison de cette incertitude? Les apports de fonds lors de crise sont rarement souhaitables. Ce sont souvent des fonds qui arrivent sur le coup de la panique et qui repartent aussi rapi- dement. C’ était le cas pendant la crise nancière de 2008, pendant la crise asiatique, etc. Le 1er juillet, vous allez succéder à Jacques de Saussure en tant qu’associ é senior de la banque. Qu’est-ce que cela va changer? Pour la banque, pas grand-chose, voire rien du tout. L’as- soci é senior, c’est un peu comme un président de la Confédération qui serait choisi pour plusieurs années. Ce n’est rien de plus. Je serai le pri- mus inter pares, le porte-parole des associ és. Mais pas le directeur géné- ral d’une entreprise. Avez-vous toujours voulu être ban- quier? Non, je voulais être médecin, mais j’ai nalement fait des études de droit. J’ai ensuite passé le brevet d’avocat et j’ai travaillé à Genève, puis à Londres. C’est mon cousin, Ivan Pictet, que je connaissais à peine, qui m’a alors contacté en me disant: «On t’observe depuis un moment, est-ce que tu voudrais rejoindre la banque?» C’est ainsi que la banque est venue vers moi. La vie est souvent un concours de circonstances. Cela étant dit, je suis un liéraire absolu, ni mon père, ni mon grand-père n’ont été ban- quiers. Mon père était diplomate, ce qui m’a amené à voyager beau- coup dans mon enfance. J’ai vécu en Russie, j’ai fait toute l’ école pri- maire en Turquie. Encouragez-vous vos enfants dans cette profession? Je leur ai toujours dit: «Faites ce que vous avez au fond de vous-mêmes.» On doit pouvoir faire quelque chose qui nous meut, qui nous émeut. Pour l’instant, aucun n’a pris la direction du sec- teur bancaire. Même sans vocation, être banquier, c’est un choix que vous referiez? L’en- semble de mon parcours m’a rendu heureux. Plus les années ont passé, plus je suis devenu er et aaché à cee maison. Je ne peux pas citer un événement en particulier. Mais je suis l’associé responsable des ressources humaines et de l’Asie, ce qui est passionnant. A chaque voyage, je remarque que quelque chose a changé, par exemple de nouveaux ouvrages d’art. Il y a là-bas une vitalité extraordinaire. Mes souvenirs les plus heureux sont toujours associés à des ren- contres avec des clients ou des col- laborateurs. Vous êtes un banquier heureux, c’est rare depuis quelques années. Les membres de votre profession se plaignent beaucoup des pressions et du changement de leur métier Etre banquier, c’est traiter avec des gens et il n’y a pas plus satisfaisant. On a tort de penser que l’argent est quelque chose d’abstrait, c’est un moyen, un outil, mais pas une n. Tout dépend de la valeur qu’on lui donne, ce n’est pas le pouvoir d’achat mais comment on l’intègre dans sa vie, dans son idéal et dans les objec- tifs de son existence. Il faut en faire quelque chose de convenable. Pourtant, le métier change, la régle- mentation, les formulaires à rem- plir, etc., font que les gérants de for- tune ont justement moins de temps à passer avec leurs clientsOui, c’est certain, le métier devient plus administratif. Les clients ne com- prennent pas toujours à quoi servent tous ces formulaires. On est sans doute allé trop loin dans la réglementation. Mais Pictet, par ses caractéristiques (pas de cotation en bourse, une entreprise de type familial, spécialisée, grande stabi- lité du personnel) permet d’avoir ce genre de contact. On accom- pagne les clients longtemps dans le but de les aider. Jacques de Saussure quitte le collège. Sera-t-il remplacé? A terme, certai- nement. Le processus ne s’arrête jamais, car notre mission est de pérenniser l’entreprise. Est-ce que cela pourrait être l’occasion de faire entrer une femme dans le col- lège, ce qui serait une première chez vous? On rêverait de pouvoir le faire. D’autres ont eu la chance de trouver une candidate. Si on en trouve une, il n’y a aucun obstacle. Nous croyons beaucoup à la diversité, en dépit de l’apparence monocolore du collège. Nous avons 65 nationalités repré- sentées pour 74 langues parlées. Avec plus de 30% des eectifs, les femmes ne sont sans doute pas autant représentées qu’elles le devraient mais nous avons pris des mesures pour changer cela, avec des premiers résultats concrets. Depuis votre arrivée en 1984, Pictet est passé de 300 collaborateurs et 30 milliards de francs sous gestion à plus de 4000 employés et 430 mil- liards sous gestion n 2015. Comment expliquez-vous ce développement? Les principes de Pictet ont joué un rôle, mais aussi le fait d’avoir trois lignes de métier, diversifiées, mais aussi complémentaires (gestion privée, institutionnelle et les acti- vités de banque dépositaire et d’ad- ministration de fonds). A cela s’ajoute une gestion très prudente des aaires. Enn, nous avons une mentalité de collaboration. Nous souhaitons que les principes liés au fait d’être associés filtrent dans PROFIL 1956 Naissance en Suisse. 1978 Obtient un diplôme en droit à l’Université de Genève. 1984 Fait son entrée au sein du groupe Pictet en tant que gérant. 1991 Nommé associé gérant du groupe Pictet. Deux ans plus tard, il devient le responsable des ressources humaines, des fonctions juridiques, risque, compliance, scale et de l’Asie. 2013 Nommé président de la Fondation Genève Place Financière. 2016 Nommé associé senior du groupe Pictet. Nicolas Pictet: «La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit.» (NICOLAS SCHOPFER) toute l’entreprise. Nous voulons le moins de hiérarchie possible, qu’elle soit la plus plate et souple possible. Nous avons la conviction que la lumière ne vient pas d’en haut, mais des gens qui sont sur le terrain. Pictet, c’est une mentalité de commando: nous croyons en eet en des structures légères et dynamiques. Ce n’est pas le général, sur sa monture, qui donne des ordres. C’est très ecace. Où en est la marche des aaires pour les six premiers mois de l’année? Les revenus sont en baisse, par rapport au premier semestre de l’an dernier. Mais la demande des clients reste soutenue. Nous sommes toujours face à plusieurs défis: les marchés diciles, les taux d’intérêt négatifs et le poids de la r églementation qui ne cesse d’augmenter. Nous ne don- nons pas les chiffres d’afflux de fonds avant la n de l’année, mais on peut dire que la tendance est la même à chaque exercice: les débuts d’année sont toujours moroses puis cela s’accélère. Vous citez les taux d’intérêt négatifs, cela reste un problème? Oui, les taux négatifs sont pour nous une pénalité et une distorsion de concurrence, car ils n’aectent pas toutes les banques de la même manière. C’est d’autant plus injuste que cela pénalise les banques les plus prudentes dans la gestion de leur bilan. Nous nous en sommes ouverts à la BNS. Que vous a-t-elle répondu? Elle n’a pas voulu entrer en matière. Est-ce là une façon de vous dire qu’il faut utiliser cet argent, prendre des risques? Si nous étions une banque de crédit, je veux bien, mais ce n’est 12 Grande interview

LE QUESTIONNAIRE ff Pictet, DE PROUST c’est une … · Mes souvenirs les plus heureux sont toujours associés à des ren-contres avec des clients ou des col-laborateurs. Vous êtes

Embed Size (px)

Citation preview

SAMEDI 25 JUIN 2016LE TEMPS

«Pictet, c’est une mentalité de commando»BANQUE Si, enfant, il se rêvait médecin, Nicolas Pictet a finalement rejoint le groupe bancaire familial en 1984. Alors qu’il s’apprête à en devenir l’associé senior, il fait le point sur son parcours, l’évolution de l’établissement genevois au cours des trente dernières années et les défis qui attendent la place financière suisse. A commencer par les effets du Brexit…

SÉBASTIEN DUBAS ET MATHILDE FARINEt @sebdubas t @MathildeFarine

Les Britanniques ont voté pour le Brexit. Quelles seront les consé-quences pour la place financière? La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit; il va s’ouvrir pour elle une longue période d’incertitude dans sa relation avec l’Union euro-péenne. Et l’incertitude est tou-jours désagréable, il n’y a qu’à voir comment les marchés réagissent. Les banques suisses ne vont-elles pas profiter d’un afflux de fonds en raison de cette incertitude? Les apports de fonds lors de crise sont rarement souhaitables. Ce sont souvent des fonds qui arrivent sur le coup de la panique et qui repartent aussi rapi-dement. C’était le cas pendant la crise financière de 2008, pendant la crise asiatique, etc.

Le 1er juillet, vous allez succéder à Jacques de Saussure en tant qu’associé senior de la banque. Qu’est-ce que cela va changer? Pour la banque, pas grand-chose, voire rien du tout. L’as-socié senior, c’est un peu comme un président de la Confédération qui serait choisi pour plusieurs années. Ce n’est rien de plus. Je serai le pri-mus inter pares, le porte-parole des associés. Mais pas le directeur géné-ral d’une entreprise.

Avez-vous toujours voulu être ban-quier? Non, je voulais être médecin, mais j’ai finalement fait des études de droit. J’ai ensuite passé le brevet d’avocat et j’ai travaillé à Genève, puis à Londres. C’est mon cousin, Ivan Pictet, que je connaissais à peine, qui m’a alors contacté en me disant: «On t’observe depuis un moment, est-ce que tu voudrais rejoindre la banque?» C’est ainsi que la banque est venue vers moi. La vie est souvent un concours de circonstances. Cela étant dit, je suis un littéraire absolu, ni mon père, ni mon grand-père n’ont été ban-quiers. Mon père était diplomate, ce qui m’a amené à voyager beau-coup dans mon enfance. J’ai vécu en Russie, j’ai fait toute l’école pri-maire en Turquie.

Encouragez-vous vos enfants dans cette profession? Je leur ai toujours dit: «Faites ce que vous avez au fond de vous-mêmes.» On doit pouvoir faire quelque chose qui nous meut, qui nous émeut. Pour l’instant, aucun n’a pris la direction du sec-teur bancaire.

Même sans vocation, être banquier, c’est un choix que vous referiez? L’en-semble de mon parcours m’a rendu heureux. Plus les années ont passé, plus je suis devenu fier et attaché à cette maison. Je ne peux pas citer un événement en particulier. Mais je suis l’associé responsable des ressources humaines et de l’Asie, ce qui est passionnant. A chaque voyage, je remarque que quelque chose a changé, par exemple de nouveaux ouvrages d’art. Il y a là-bas une vitalité extraordinaire.

Mes souvenirs les plus heureux sont toujours associés à des ren-contres avec des clients ou des col-laborateurs.

Vous êtes un banquier heureux, c’est rare depuis quelques années. Les membres de votre profession se plaignent beaucoup des pressions et du changement de leur métier… Etre banquier, c’est traiter avec des gens et il n’y a pas plus satisfaisant. On a tort de penser que l’argent est quelque chose d’abstrait, c’est un moyen, un outil, mais pas une fin. Tout dépend de la valeur qu’on lui donne, ce n’est pas le pouvoir d’achat mais comment on l’intègre dans sa vie, dans son idéal et dans les objec-tifs de son existence. Il faut en faire quelque chose de convenable.

Pourtant, le métier change, la régle-mentation, les formulaires à rem-plir, etc., font que les gérants de for-tune ont justement moins de temps à passer avec leurs clients… Oui, c’est certain, le métier devient plus administratif. Les clients ne com-prennent pas toujours à quoi servent tous ces formulaires. On est sans doute allé trop loin dans la réglementation. Mais Pictet, par ses caractéristiques (pas de cotation en bourse, une entreprise de type familial, spécialisée, grande stabi-lité du personnel) permet d’avoir ce genre de contact. On accom-pagne les clients longtemps dans le but de les aider.

Jacques de Saussure quitte le collège. Sera-t-il remplacé? A terme, certai-nement. Le processus ne s’arrête jamais, car notre mission est de pérenniser l’entreprise.

Est-ce que cela pourrait être l’occasion de faire entrer une femme dans le col-lège, ce qui serait une première chez vous? On rêverait de pouvoir le faire. D’autres ont eu la chance de trouver une candidate. Si on en trouve une, il n’y a aucun obstacle. Nous croyons beaucoup à la diversité, en dépit de l’apparence monocolore du collège. Nous avons 65 nationalités repré-sentées pour 74 langues parlées. Avec plus de 30% des effectifs, les femmes ne sont sans doute pas autant représentées qu’elles le devraient mais nous avons pris des mesures pour changer cela, avec des premiers résultats concrets.

Depuis votre arrivée en 1984, Pictet est passé de 300 collaborateurs et 30 milliards de francs sous gestion à plus de 4000 employés et 430 mil-liards sous gestion fin 2015. Comment expliquez-vous ce développement? Les principes de Pictet ont joué un rôle, mais aussi le fait d’avoir trois lignes de métier, diversifiées, mais aussi complémentaires (gestion privée, institutionnelle et les acti-vités de banque dépositaire et d’ad-ministration de fonds). A cela s’ajoute une gestion très prudente des affaires. Enfin, nous avons une mentalité de collaboration. Nous souhaitons que les principes liés au fait d’être associés filtrent dans

PROFIL

1956 Naissance en Suisse.

1978 Obtient un diplôme en droit à l’Université de Genève.

1984 Fait son entrée au sein du groupe Pictet en tant que gérant.

1991 Nommé associé gérant du groupe Pictet. Deux ans plus tard, il devient le responsable des ressources humaines, des fonctions juridiques, risque, compliance, fiscale et de l’Asie.

2013 Nommé président de la Fondation Genève Place Financière.

2016 Nommé associé senior du groupe Pictet.

Nicolas Pictet: «La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit.» (NICOLAS SCHOPFER)

toute l’entreprise. Nous voulons le moins de hiérarchie possible, qu’elle soit la plus plate et souple possible. Nous avons la conviction que la lumière ne vient pas d’en haut, mais des gens qui sont sur le terrain. Pictet, c’est une mentalité de commando: nous croyons en effet en des structures légères et dynamiques. Ce n’est pas le général, sur sa monture, qui donne des ordres. C’est très efficace.

Où en est la marche des affaires pour les six premiers mois de l’année? Les revenus sont en baisse, par rapport au premier semestre de l’an dernier. Mais la demande des clients reste soutenue. Nous sommes toujours face à plusieurs défis: les marchés difficiles, les taux d’intérêt négatifs et le poids de la réglementation qui ne cesse d’augmenter. Nous ne don-nons pas les chiffres d’afflux de fonds avant la fin de l’année, mais on peut dire que la tendance est la même à chaque exercice: les débuts d’année sont toujours moroses puis cela s’accélère.

Vous citez les taux d’intérêt négatifs, cela reste un problème? Oui, les taux négatifs sont pour nous une pénalité et une distorsion de concurrence, car ils n’affectent pas toutes les banques de la même manière. C’est d’autant plus injuste que cela pénalise les banques les plus prudentes dans la gestion de leur bilan. Nous nous en sommes ouverts à la BNS.

Que vous a-t-elle répondu? Elle n’a pas voulu entrer en matière.

Est-ce là une façon de vous dire qu’il faut utiliser cet argent, prendre des risques? Si nous étions une banque de crédit, je veux bien, mais ce n’est

12 Grande interviewSAMEDI 25 JUIN 2016 LE TEMPS

pas le cas. Nous n’allons pas utiliser notre bilan, qui sert de garantie pour nos clients, pour commencer à faire des folies.

Ces taux négatifs, vous les appliquez à tous vos clients? Oui, aux clients institutionnels comme aux clients privés, mais à partir d’un certain seuil et seulement pour les comptes courants et les comptes non gérés. Nous avons été parmi les derniers à les répercuter sur nos clients afin de leur permettre d’étudier d’autres choix de placement.

Quelle a été leur réaction? Certains clients, institutionnels notam-ment, se sont tournés vers des banques non affectées par les taux négatifs. Or, tout le monde sait à quel point il est difficile de faire revenir un client une fois parti.

En 210 ans d’histoire, Pictet n’a jamais racheté une banque. Cela va-t-il changer? J’en doute forte-ment. Notre métier repose sur la qualité des collaborateurs. Et pour qu’un collaborateur pro-duise du travail de qualité, il faut qu’il soit heureux et que l’on s’oc-cupe bien de lui. A l’inverse, s’il est préoccupé par son avenir, il ne rendra pas un bon service à ses clients. Or, c’est ce qui risque de se passer en cas de fusion ou d’ac-quisition, il se posera des ques-tions sur ce qu’il va devenir, sur qui sera son chef.

C’est le responsable des ressources humaines qui s’exprime! Oui, c’est pour cela que je le fais avec une cer-taine conviction (rires). Nous pré-férons croître de façon organique en recrutant des collaborateurs de talent qui adhèrent à notre culture d’entreprise.

Vous avez décidé en début d’année de déplacer une centaine de vos collaborateurs du back-office de Genève vers le Luxembourg. Ce mouvement est-il appelé à se pour-suivre? Il s’agit d’un projet étalé sur cinq ans, très encadré par le management et les ressources humaines, pour permettre entre autres de favoriser des solutions de mobilité interne. Maintenant, il faut remettre les choses en pers-pective. En 2015 nous avons aug-menté nos effectifs en termes nets de 180 personnes à plein-temps dans le groupe, dont 120 en Suisse. Pour 2016, nous en sommes déjà à plus de 90 personnes, dont près des deux tiers dans notre pays. Contrairement à certains de nos concurrents, on ne peut pas dire que Pictet est en train de réduire la voilure, bien au contraire.

Quelles sont les perspectives? Elles sont bonnes même si nous ne pou-vons pas engager autant de per-sonnes que certains responsables le souhaiteraient. Nous pensons pouvoir accroître nos parts de mar-ché durant les prochaines années, tout en maintenant un certain contrôle des coûts.

Et quels sont les secteurs d’avenir? L’institutionnel, évidemment, qui est déjà très diversifié puisque nous avons une activité de distri-bution de fonds ainsi que des mandats de gestion pour des caisses de pension, des fonds sou-verains ou des banques centrales. Pour ce qui concerne la clientèle de dépôt, nous visons un marché de niche très précis, soit des clients qui ont besoin d’un dépo-sitaire sophistiqué, en général couplé à l’administration de fonds. Pour la gestion de fortune

enfin, nous visons plus que jamais une clientèle de propriétaires d’entreprise. Cela peut se faire via le développement de nos bureaux à l’étranger ou en leur proposant une gestion «cross border» depuis la Suisse. Plus les clients sont importants et sophistiqués, plus ils sont disposés à ouvrir des comptes loin de leur domicile pour bénéficier des meilleures prestations. Mais, pour cela, il faut que les marchés étrangers, notamment européens, ne se fer-ment pas aux banques suisses.

Outre la question de l’accès au mar-ché, comment voyez-vous l’avenir de la place financière? La Suisse a d’im-menses atouts qui se révèlent encore davantage dans la période difficile que nous traversons, qu’il s’agisse de savoir-faire, de stabilité, de solidité. Les problèmes, nous les créons bien souvent nous-mêmes. Il y a l’accès au marché, mais pas seulement. Certains clients paient aujourd’hui davantage en droit de timbre qu’en commissions, il ne faut pas s’étonner qu’ils aillent faire leurs opérations à Londres. Et puis, il y a la question de l’accès aux talents étrangers. Si nous ne pou-vons plus faire venir les meilleurs ici, alors nous perdrons du terrain. Il faut que la Suisse reste un pays ouvert, comme elle l’a toujours été.

Où en êtes-vous dans le dossier fiscal avec les Etats-Unis [Pictet est classé dans la catégorie 1 du programme de régularisation américain]? On attend.

Comment expliquer que cela prenne autant de temps? Il faut le demander au Département américain de la justice. De notre côté nous sommes sereins, même si ce n’est jamais très agréable d’être dans l’expectative.

Pour Nicolas Pictet, les associés doivent montrer l’exemple aux autres collaborateurs, y compris en sachant rire d’eux-mêmes. Ce fut le cas lors de cette «Revue» – «au sens genevois du terme» – organisée en 2015 à l’EPFL pour marquer les 210 ans du groupe.

LE QUESTIONNAIRE DE PROUST

Quel est votre fond d’écran?Des edelweiss.

Quoi pour incarner l’intelli-gence?Le miroir, parce qu’il réfléchit.

Si vous étiez un animal?Un oiseau.

Votre plus mauvaise habitude?Me lever.

L’expression qui vous fait grimper les murs?«Perception is reality».

Le dernier livre que vous avez lu?«L’Alchimiste» de Paulo Coelho.

Plutôt croissant ou bircher-muesli?Bircher.

L’aliment qui vous manque quand vous êtes à l’étranger?Le fromage.

Un lieu pour finir vos jours?Pourquoi finir?

Votre meilleur remède à un coup de cafard?La nature.

Un autre dossier, l’affaire Petrobras, agite la place financière depuis de longs mois. Plus de quarante établis-sements, dont Pictet, sont concernés par ce scandale de corruption qui ébranle le Brésil. Comment expliquer qu’il soit encore possible de faire tran-siter de l’argent sale dans des banques en Suisse? Tout d’abord, cette affaire concerne de nombreuses places financières et pas seulement la Suisse. Ensuite, dans une affaire d’une telle ampleur il est très diffi-cile pour les banques de se muer en enquêteurs et détecter ce que per-sonne d’autre n’a vu. C’est de toute évidence d’un système généralisé et très enraciné dont il s’agit dans cette affaire.

Mark Branson, le directeur de la Finma, le gendarme suisse des banques, a toutefois reproché à ces dernières de ne pas en faire assez dans la lutte contre le blanchi-ment… Et il avait certainement de bonnes raisons de le dire. Malgré tout, il y aura toujours une part de risques dans toute activité. La seule chose que je peux vous garantir c’est qu’il n’est dans l’in-térêt d’aucune maison sérieuse de mettre volontairement le doigt dans une telle affaire. Pourquoi mettre en jeu sa réputation pour trois francs six sous quand 430 milliards vous sont confiés par des clients? Les heures d’en-nuis qui en résulteront ne justi-fieront jamais les quelques com-missions que vous pourriez en tirer. D’autant que dans une mai-son comme la nôtre, la première mission est de transmettre une société pérenne à la prochaine génération.

Depuis que Pictet est une SA, il n’est plus obligatoire qu’un membre de la famille siège au sein du collège des associés pour que la banque puisse garder son nom. Ne crai-gnez-vous pas qu’un jour, ces valeurs de transmission d’une géné-ration à une autre ne se perdent? Pas du tout. Il serait bien préten-tieux de ma part de penser qu’il n’y a que les membres de la famille qui puissent incarner ces valeurs. Au contraire, celles-ci sont uni-verselles et partagées par tous nos associés, d’où qu’ils viennent. Il nous appartient à nous, associés, de choisir les personnes qui les incarnent, que ce soit au sein du collège, car les valeurs viennent souvent d’en haut, mais aussi de les faire vivre dans la maison. C’est ainsi que l’on peut insuffler une mission collective au sein de l’entreprise, et donner à tous une volonté de faire quelque chose d’utile. Cette utilité engendre quant à elle un sentiment de fierté qui, lui, est le plus puissant moteur que l’on puisse avoir.

Marc Pictet et vous-même êtes les deux derniers Pictet au sein du col-lège. Etes-vous inquiet qu’il puisse à terme ne plus y avoir de Pictet? Inquiet, non. Il n’y a d’ailleurs rarement eu plus de deux Pictet au sein du collège. Mais nous avons cela à l’esprit. Nos clients, nos collaborateurs aussi, d’ail-leurs, sont attachés à la poursuite de cette dimension familiale qui est le gage d’une culture.

Quand on est associé puis associé senior d’une banque, trouve-t-on encore le temps d’avoir d’autres occupations? C’est d’autant plus nécessaire. Se ressourcer, avoir une bonne hygiène de vie, être entouré, est essentiel. Je m’inté-resse à l’art, à la musique, à l’his-toire et à tout ce qui est lié à la nature, notamment à l’ornitho-logie depuis mes 10 ans. Je suis trésorier depuis plus de 30 ans de Pro Natura. Je voyage aussi beaucoup, si possible dans les endroits les plus perdus où on est peu connecté.

Dans la finance, nous devons être tournés vers l’avenir. Or, pour essayer de l’anticiper et de mieux conseiller nos clients, il est important d’avoir une plura-lité d’angles de vue.n

Son rôle de banquier privé l’a conduit à défendre les intérêts de la place financière. Il a notamment été président de la Fondation Genève Place Financière, pour laquelle il a été amené à travailler avec le conseiller d’Etat Pierre Maudet, de janvier 2014 à décembre 2015.

Nicolas Pictet aime se ressourcer dans des endroits perdus et coupés du monde, comme ici dans les Alpes bernoises. Il est aussi le trésorier de Pro Natura depuis plus de trente ans.

Grande interview 13

SAMEDI 25 JUIN 2016LE TEMPS

«Pictet, c’est une mentalité de commando»BANQUE Si, enfant, il se rêvait médecin, Nicolas Pictet a finalement rejoint le groupe bancaire familial en 1984. Alors qu’il s’apprête à en devenir l’associé senior, il fait le point sur son parcours, l’évolution de l’établissement genevois au cours des trente dernières années et les défis qui attendent la place financière suisse. A commencer par les effets du Brexit…

SÉBASTIEN DUBAS ET MATHILDE FARINEt @sebdubas t @MathildeFarine

Les Britanniques ont voté pour le Brexit. Quelles seront les consé-quences pour la place financière? La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit; il va s’ouvrir pour elle une longue période d’incertitude dans sa relation avec l’Union euro-péenne. Et l’incertitude est tou-jours désagréable, il n’y a qu’à voir comment les marchés réagissent. Les banques suisses ne vont-elles pas profiter d’un afflux de fonds en raison de cette incertitude? Les apports de fonds lors de crise sont rarement souhaitables. Ce sont souvent des fonds qui arrivent sur le coup de la panique et qui repartent aussi rapi-dement. C’était le cas pendant la crise financière de 2008, pendant la crise asiatique, etc.

Le 1er juillet, vous allez succéder à Jacques de Saussure en tant qu’associé senior de la banque. Qu’est-ce que cela va changer? Pour la banque, pas grand-chose, voire rien du tout. L’as-socié senior, c’est un peu comme un président de la Confédération qui serait choisi pour plusieurs années. Ce n’est rien de plus. Je serai le pri-mus inter pares, le porte-parole des associés. Mais pas le directeur géné-ral d’une entreprise.

Avez-vous toujours voulu être ban-quier? Non, je voulais être médecin, mais j’ai finalement fait des études de droit. J’ai ensuite passé le brevet d’avocat et j’ai travaillé à Genève, puis à Londres. C’est mon cousin, Ivan Pictet, que je connaissais à peine, qui m’a alors contacté en me disant: «On t’observe depuis un moment, est-ce que tu voudrais rejoindre la banque?» C’est ainsi que la banque est venue vers moi. La vie est souvent un concours de circonstances. Cela étant dit, je suis un littéraire absolu, ni mon père, ni mon grand-père n’ont été ban-quiers. Mon père était diplomate, ce qui m’a amené à voyager beau-coup dans mon enfance. J’ai vécu en Russie, j’ai fait toute l’école pri-maire en Turquie.

Encouragez-vous vos enfants dans cette profession? Je leur ai toujours dit: «Faites ce que vous avez au fond de vous-mêmes.» On doit pouvoir faire quelque chose qui nous meut, qui nous émeut. Pour l’instant, aucun n’a pris la direction du sec-teur bancaire.

Même sans vocation, être banquier, c’est un choix que vous referiez? L’en-semble de mon parcours m’a rendu heureux. Plus les années ont passé, plus je suis devenu fier et attaché à cette maison. Je ne peux pas citer un événement en particulier. Mais je suis l’associé responsable des ressources humaines et de l’Asie, ce qui est passionnant. A chaque voyage, je remarque que quelque chose a changé, par exemple de nouveaux ouvrages d’art. Il y a là-bas une vitalité extraordinaire.

Mes souvenirs les plus heureux sont toujours associés à des ren-contres avec des clients ou des col-laborateurs.

Vous êtes un banquier heureux, c’est rare depuis quelques années. Les membres de votre profession se plaignent beaucoup des pressions et du changement de leur métier… Etre banquier, c’est traiter avec des gens et il n’y a pas plus satisfaisant. On a tort de penser que l’argent est quelque chose d’abstrait, c’est un moyen, un outil, mais pas une fin. Tout dépend de la valeur qu’on lui donne, ce n’est pas le pouvoir d’achat mais comment on l’intègre dans sa vie, dans son idéal et dans les objec-tifs de son existence. Il faut en faire quelque chose de convenable.

Pourtant, le métier change, la régle-mentation, les formulaires à rem-plir, etc., font que les gérants de for-tune ont justement moins de temps à passer avec leurs clients… Oui, c’est certain, le métier devient plus administratif. Les clients ne com-prennent pas toujours à quoi servent tous ces formulaires. On est sans doute allé trop loin dans la réglementation. Mais Pictet, par ses caractéristiques (pas de cotation en bourse, une entreprise de type familial, spécialisée, grande stabi-lité du personnel) permet d’avoir ce genre de contact. On accom-pagne les clients longtemps dans le but de les aider.

Jacques de Saussure quitte le collège. Sera-t-il remplacé? A terme, certai-nement. Le processus ne s’arrête jamais, car notre mission est de pérenniser l’entreprise.

Est-ce que cela pourrait être l’occasion de faire entrer une femme dans le col-lège, ce qui serait une première chez vous? On rêverait de pouvoir le faire. D’autres ont eu la chance de trouver une candidate. Si on en trouve une, il n’y a aucun obstacle. Nous croyons beaucoup à la diversité, en dépit de l’apparence monocolore du collège. Nous avons 65 nationalités repré-sentées pour 74 langues parlées. Avec plus de 30% des effectifs, les femmes ne sont sans doute pas autant représentées qu’elles le devraient mais nous avons pris des mesures pour changer cela, avec des premiers résultats concrets.

Depuis votre arrivée en 1984, Pictet est passé de 300 collaborateurs et 30 milliards de francs sous gestion à plus de 4000 employés et 430 mil-liards sous gestion fin 2015. Comment expliquez-vous ce développement? Les principes de Pictet ont joué un rôle, mais aussi le fait d’avoir trois lignes de métier, diversifiées, mais aussi complémentaires (gestion privée, institutionnelle et les acti-vités de banque dépositaire et d’ad-ministration de fonds). A cela s’ajoute une gestion très prudente des affaires. Enfin, nous avons une mentalité de collaboration. Nous souhaitons que les principes liés au fait d’être associés filtrent dans

PROFIL

1956 Naissance en Suisse.

1978 Obtient un diplôme en droit à l’Université de Genève.

1984 Fait son entrée au sein du groupe Pictet en tant que gérant.

1991 Nommé associé gérant du groupe Pictet. Deux ans plus tard, il devient le responsable des ressources humaines, des fonctions juridiques, risque, compliance, fiscale et de l’Asie.

2013 Nommé président de la Fondation Genève Place Financière.

2016 Nommé associé senior du groupe Pictet.

Nicolas Pictet: «La Suisse n’a a priori rien à gagner d’un Brexit.» (NICOLAS SCHOPFER)

toute l’entreprise. Nous voulons le moins de hiérarchie possible, qu’elle soit la plus plate et souple possible. Nous avons la conviction que la lumière ne vient pas d’en haut, mais des gens qui sont sur le terrain. Pictet, c’est une mentalité de commando: nous croyons en effet en des structures légères et dynamiques. Ce n’est pas le général, sur sa monture, qui donne des ordres. C’est très efficace.

Où en est la marche des affaires pour les six premiers mois de l’année? Les revenus sont en baisse, par rapport au premier semestre de l’an dernier. Mais la demande des clients reste soutenue. Nous sommes toujours face à plusieurs défis: les marchés difficiles, les taux d’intérêt négatifs et le poids de la réglementation qui ne cesse d’augmenter. Nous ne don-nons pas les chiffres d’afflux de fonds avant la fin de l’année, mais on peut dire que la tendance est la même à chaque exercice: les débuts d’année sont toujours moroses puis cela s’accélère.

Vous citez les taux d’intérêt négatifs, cela reste un problème? Oui, les taux négatifs sont pour nous une pénalité et une distorsion de concurrence, car ils n’affectent pas toutes les banques de la même manière. C’est d’autant plus injuste que cela pénalise les banques les plus prudentes dans la gestion de leur bilan. Nous nous en sommes ouverts à la BNS.

Que vous a-t-elle répondu? Elle n’a pas voulu entrer en matière.

Est-ce là une façon de vous dire qu’il faut utiliser cet argent, prendre des risques? Si nous étions une banque de crédit, je veux bien, mais ce n’est

12 Grande interviewSAMEDI 25 JUIN 2016 LE TEMPS

pas le cas. Nous n’allons pas utiliser notre bilan, qui sert de garantie pour nos clients, pour commencer à faire des folies.

Ces taux négatifs, vous les appliquez à tous vos clients? Oui, aux clients institutionnels comme aux clients privés, mais à partir d’un certain seuil et seulement pour les comptes courants et les comptes non gérés. Nous avons été parmi les derniers à les répercuter sur nos clients afin de leur permettre d’étudier d’autres choix de placement.

Quelle a été leur réaction? Certains clients, institutionnels notam-ment, se sont tournés vers des banques non affectées par les taux négatifs. Or, tout le monde sait à quel point il est difficile de faire revenir un client une fois parti.

En 210 ans d’histoire, Pictet n’a jamais racheté une banque. Cela va-t-il changer? J’en doute forte-ment. Notre métier repose sur la qualité des collaborateurs. Et pour qu’un collaborateur pro-duise du travail de qualité, il faut qu’il soit heureux et que l’on s’oc-cupe bien de lui. A l’inverse, s’il est préoccupé par son avenir, il ne rendra pas un bon service à ses clients. Or, c’est ce qui risque de se passer en cas de fusion ou d’ac-quisition, il se posera des ques-tions sur ce qu’il va devenir, sur qui sera son chef.

C’est le responsable des ressources humaines qui s’exprime! Oui, c’est pour cela que je le fais avec une cer-taine conviction (rires). Nous pré-férons croître de façon organique en recrutant des collaborateurs de talent qui adhèrent à notre culture d’entreprise.

Vous avez décidé en début d’année de déplacer une centaine de vos collaborateurs du back-office de Genève vers le Luxembourg. Ce mouvement est-il appelé à se pour-suivre? Il s’agit d’un projet étalé sur cinq ans, très encadré par le management et les ressources humaines, pour permettre entre autres de favoriser des solutions de mobilité interne. Maintenant, il faut remettre les choses en pers-pective. En 2015 nous avons aug-menté nos effectifs en termes nets de 180 personnes à plein-temps dans le groupe, dont 120 en Suisse. Pour 2016, nous en sommes déjà à plus de 90 personnes, dont près des deux tiers dans notre pays. Contrairement à certains de nos concurrents, on ne peut pas dire que Pictet est en train de réduire la voilure, bien au contraire.

Quelles sont les perspectives? Elles sont bonnes même si nous ne pou-vons pas engager autant de per-sonnes que certains responsables le souhaiteraient. Nous pensons pouvoir accroître nos parts de mar-ché durant les prochaines années, tout en maintenant un certain contrôle des coûts.

Et quels sont les secteurs d’avenir? L’institutionnel, évidemment, qui est déjà très diversifié puisque nous avons une activité de distri-bution de fonds ainsi que des mandats de gestion pour des caisses de pension, des fonds sou-verains ou des banques centrales. Pour ce qui concerne la clientèle de dépôt, nous visons un marché de niche très précis, soit des clients qui ont besoin d’un dépo-sitaire sophistiqué, en général couplé à l’administration de fonds. Pour la gestion de fortune

enfin, nous visons plus que jamais une clientèle de propriétaires d’entreprise. Cela peut se faire via le développement de nos bureaux à l’étranger ou en leur proposant une gestion «cross border» depuis la Suisse. Plus les clients sont importants et sophistiqués, plus ils sont disposés à ouvrir des comptes loin de leur domicile pour bénéficier des meilleures prestations. Mais, pour cela, il faut que les marchés étrangers, notamment européens, ne se fer-ment pas aux banques suisses.

Outre la question de l’accès au mar-ché, comment voyez-vous l’avenir de la place financière? La Suisse a d’im-menses atouts qui se révèlent encore davantage dans la période difficile que nous traversons, qu’il s’agisse de savoir-faire, de stabilité, de solidité. Les problèmes, nous les créons bien souvent nous-mêmes. Il y a l’accès au marché, mais pas seulement. Certains clients paient aujourd’hui davantage en droit de timbre qu’en commissions, il ne faut pas s’étonner qu’ils aillent faire leurs opérations à Londres. Et puis, il y a la question de l’accès aux talents étrangers. Si nous ne pou-vons plus faire venir les meilleurs ici, alors nous perdrons du terrain. Il faut que la Suisse reste un pays ouvert, comme elle l’a toujours été.

Où en êtes-vous dans le dossier fiscal avec les Etats-Unis [Pictet est classé dans la catégorie 1 du programme de régularisation américain]? On attend.

Comment expliquer que cela prenne autant de temps? Il faut le demander au Département américain de la justice. De notre côté nous sommes sereins, même si ce n’est jamais très agréable d’être dans l’expectative.

Pour Nicolas Pictet, les associés doivent montrer l’exemple aux autres collaborateurs, y compris en sachant rire d’eux-mêmes. Ce fut le cas lors de cette «Revue» – «au sens genevois du terme» – organisée en 2015 à l’EPFL pour marquer les 210 ans du groupe.

LE QUESTIONNAIRE DE PROUST

Quel est votre fond d’écran?Des edelweiss.

Quoi pour incarner l’intelli-gence?Le miroir, parce qu’il réfléchit.

Si vous étiez un animal?Un oiseau.

Votre plus mauvaise habitude?Me lever.

L’expression qui vous fait grimper les murs?«Perception is reality».

Le dernier livre que vous avez lu?«L’Alchimiste» de Paulo Coelho.

Plutôt croissant ou bircher-muesli?Bircher.

L’aliment qui vous manque quand vous êtes à l’étranger?Le fromage.

Un lieu pour finir vos jours?Pourquoi finir?

Votre meilleur remède à un coup de cafard?La nature.

Un autre dossier, l’affaire Petrobras, agite la place financière depuis de longs mois. Plus de quarante établis-sements, dont Pictet, sont concernés par ce scandale de corruption qui ébranle le Brésil. Comment expliquer qu’il soit encore possible de faire tran-siter de l’argent sale dans des banques en Suisse? Tout d’abord, cette affaire concerne de nombreuses places financières et pas seulement la Suisse. Ensuite, dans une affaire d’une telle ampleur il est très diffi-cile pour les banques de se muer en enquêteurs et détecter ce que per-sonne d’autre n’a vu. C’est de toute évidence d’un système généralisé et très enraciné dont il s’agit dans cette affaire.

Mark Branson, le directeur de la Finma, le gendarme suisse des banques, a toutefois reproché à ces dernières de ne pas en faire assez dans la lutte contre le blanchi-ment… Et il avait certainement de bonnes raisons de le dire. Malgré tout, il y aura toujours une part de risques dans toute activité. La seule chose que je peux vous garantir c’est qu’il n’est dans l’in-térêt d’aucune maison sérieuse de mettre volontairement le doigt dans une telle affaire. Pourquoi mettre en jeu sa réputation pour trois francs six sous quand 430 milliards vous sont confiés par des clients? Les heures d’en-nuis qui en résulteront ne justi-fieront jamais les quelques com-missions que vous pourriez en tirer. D’autant que dans une mai-son comme la nôtre, la première mission est de transmettre une société pérenne à la prochaine génération.

Depuis que Pictet est une SA, il n’est plus obligatoire qu’un membre de la famille siège au sein du collège des associés pour que la banque puisse garder son nom. Ne crai-gnez-vous pas qu’un jour, ces valeurs de transmission d’une géné-ration à une autre ne se perdent? Pas du tout. Il serait bien préten-tieux de ma part de penser qu’il n’y a que les membres de la famille qui puissent incarner ces valeurs. Au contraire, celles-ci sont uni-verselles et partagées par tous nos associés, d’où qu’ils viennent. Il nous appartient à nous, associés, de choisir les personnes qui les incarnent, que ce soit au sein du collège, car les valeurs viennent souvent d’en haut, mais aussi de les faire vivre dans la maison. C’est ainsi que l’on peut insuffler une mission collective au sein de l’entreprise, et donner à tous une volonté de faire quelque chose d’utile. Cette utilité engendre quant à elle un sentiment de fierté qui, lui, est le plus puissant moteur que l’on puisse avoir.

Marc Pictet et vous-même êtes les deux derniers Pictet au sein du col-lège. Etes-vous inquiet qu’il puisse à terme ne plus y avoir de Pictet? Inquiet, non. Il n’y a d’ailleurs rarement eu plus de deux Pictet au sein du collège. Mais nous avons cela à l’esprit. Nos clients, nos collaborateurs aussi, d’ail-leurs, sont attachés à la poursuite de cette dimension familiale qui est le gage d’une culture.

Quand on est associé puis associé senior d’une banque, trouve-t-on encore le temps d’avoir d’autres occupations? C’est d’autant plus nécessaire. Se ressourcer, avoir une bonne hygiène de vie, être entouré, est essentiel. Je m’inté-resse à l’art, à la musique, à l’his-toire et à tout ce qui est lié à la nature, notamment à l’ornitho-logie depuis mes 10 ans. Je suis trésorier depuis plus de 30 ans de Pro Natura. Je voyage aussi beaucoup, si possible dans les endroits les plus perdus où on est peu connecté.

Dans la finance, nous devons être tournés vers l’avenir. Or, pour essayer de l’anticiper et de mieux conseiller nos clients, il est important d’avoir une plura-lité d’angles de vue.n

Son rôle de banquier privé l’a conduit à défendre les intérêts de la place financière. Il a notamment été président de la Fondation Genève Place Financière, pour laquelle il a été amené à travailler avec le conseiller d’Etat Pierre Maudet, de janvier 2014 à décembre 2015.

Nicolas Pictet aime se ressourcer dans des endroits perdus et coupés du monde, comme ici dans les Alpes bernoises. Il est aussi le trésorier de Pro Natura depuis plus de trente ans.

Grande interview 13