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Le rire de la Joconde - 1 - LOÏCK ROCHE LE RIRE DE LA JOCONDE Essai sur le suicide Contact : Loïck Roche [email protected] Loïck Roche, AMP (Harvard), est diplômé de l’ESSEC, docteur en psychologie, docteur en philosophie, et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) en sciences de gestion.

Le rire de la Joconde - Essai sur le suicide - Loïck Roche

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Le rire de la Joconde

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LOÏCK ROCHE

LE RIRE DE LA JOCONDE Essai sur le suicide

Contact :

Loïck Roche [email protected]

Loïck Roche, AMP (Harvard), est diplômé de l’ESSEC, docteur en psychologie, docteur en philosophie, et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches (HDR) en sciences de gestion.

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À Dieter

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« Je vais entrer dans la difficile tâche de vous faire entendre, disons…, quelque chose… »

(Lacan)

§

« La mort est du domaine de la foi [silence prolongé] ;

vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien

sûr. [Silence prolongé] Ça vous soutient ! [Silence prolongé]

Si vous n’y croyiez pas [silence prolongé] ; est-ce que vous

pourriez supporter la vie que vous avez ? »

§

Louvain, 1972, Université catholique. Quitte à parler de

la mort… Celui qui parle là (part là !), qui apostrophe, dans

une salle trop exigüe, obligeant les personnes présentes à

s’asseoir à même le sol — mais il aimait ça —, c’est Lacan.

Un Lacan, loin encore de celui dont on sait, qu’au soir de sa

vie (il est mort en 1981), il frappait ses patients à coups de

canne (Lacan-ne !). Des patients qui, de son point de vue,

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ne voulaient pas ouvrir, comme le dit Jean-Baptiste Pontalis,

ce que Lacan appelait leur « comprenoir ». Ce même jour à

Louvain, lorsqu’il se fera bousculer par un étudiant — un

étudiant qui renversera la carafe d’eau sur ses notes, jettera

celles-ci, balayant tout sur le bureau —, Lacan analysera ce

geste dans un raccourci saisissant comme étant… un acte

d’amour !

§

Là tout autant, beaucoup de ce qui se joue dans le

suicide…

§

« Je suis de plus en plus convaincu, écrit Harold Searles

(L’effort pour rendre l’autre fou), que, dans le nombre des

facteurs situationnels qui influent sur les capacités affectives

de l’être humain, il n’en est pas de plus puissant que le

simple fait suivant : pour chaque individu, cette chose

complexe qu’est la vie, cette chose qui nous fascine, nous

torture, nous excite, nous ennuie, nous rassure et nous

effraie, qui comporte ses moments de paix toute simple et

ses moments de tourment complexe, tout cela prendra

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inévitablement fin un jour. »

§

« Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude

que ça finira, a poursuivi Lacan, avec toujours ses silences

prolongés, est-ce que vous pourriez supporter cette

histoire ? [Silence prolongé] Néanmoins, ce n’est qu’un acte

de foi. [Silence prolongé] Le comble du comble, c’est que

vous n’en êtes pas sûrs. [Silence prolongé] Pourquoi est-ce

qu’il n’y en aurait pas un ou une qui vivrait jusqu’à 150 ans,

mais enfin quand même. [Silence prolongé] C’est là que la

foi reprend sa force. [Silence prolongé] Vous savez, moi, ce

que je vous dis là, c’est parce que j’ai vu ça. [Silence

prolongé] Y’a une de mes patientes, y’a très longtemps de

sorte qu’on en entendra plus parler, sans ça je ne raconterai

pas son histoire, elle a rêvé un jour que l’existence rejaillirait

toujours d’elle-même. [Silence prolongé] Le rêve pascalien.

Une infinité de vies se succédant à elles-mêmes sans fin

possible. [Silence prolongé] Elle s’est réveillée presque folle.

[Silence prolongé] Elle m’a raconté ça. Je vous assure que

je ne trouvais pas ça drôle. »

§

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« L’angoisse de la finitude de la vie est trop lourde à

supporter si l’on est pas fortifié par l’idée que l’on est une

personne totale, et que l’on est, grâce à cette totalité,

capable de participer totalement à la vie — capable de

s’éprouver comme faisant partie de cette totalité collective

qu’est l’humanité, dont chaque membre est confronté au

sort commun. Un individu ne peut supporter la perspective

de la mort inévitable tant qu’il n’a pas pleinement vécu. »

(Harold Searles, L’effort pour rendre l’autre fou)

§

« Comme la flèche au but, et nous ne le manquons

jamais, […] nous savons, écrivait Albert Caraco dans le

Bréviaire du chaos, que nous allons mourir, n’importe

quand, n’importe où, [de] n’importe [quelle] manière. »

§

Si nous l’ouvrons notre « comprenoir », ce qu’il faut

entendre par-là est ceci : c’est que la mort, comme le dit

Michel Serres, « est notre [grande] institutrice. » Quant à la

vie, elle…, et c’est bien là le plus important, elle n’est

supportable que parce que nous savons… Que parce que

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nous savons qu’elle s’arrêtera bien (ou mal !) un jour. C’est

là la place du suicide !

§

Le suicide n’était pas étranger à Lacan, des rumeurs

circulaient : « Il paraît qu’il y a beaucoup de suicides chez

Lacan. » « En acceptant d’écouter ceux qui allaient mourir, a

écrit Pierre Rey (Une saison chez Lacan), [Lacan] était l’un

des très rares à accepter le risque de leur inéluctable

cassure. Presque aucun autre analyste, pour ne pas entacher

d’un décès sa carte de visite, ne se serait hasardé, ne fût-ce

qu’une fois, pour n’affronter qu’un seul de ses regards, à

assumer le défi d’un de ces êtres-pour-la-mort. » « Les

détresses de ce genre, poursuivait Pierre Rey, ne trouvaient

jamais chez lui porte close. Dans les cas aigus de souffrance,

il tenait la vie [des autres] entre ses doigts. […] Les eût-il

desserrés, eût-il commis la moindre erreur d’appréciation,

prononcé un mot maladroit, prolongé un silence, appuyé un

regard au mauvais moment, tout pouvait basculer dans le

néant : parmi ces condamnés avides de leur mort, voués à

la mort, morts presque, et qu’il arrachait à la mort pour les

ramener de très loin sur la rive, combien, sans son

intervention, eussent survécus ? »

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§

Des patients passaient à l’acte. « Et après ? », aurait pu

dire Lacan quand il ne disait « pire » encore — nous y

reviendrons. On ne peut toujours aller contre l’inévitable.

Contre ceux — les schizophrènes en sont — qui disent qu’ils

vont se suicider. Des affirmations réitérées, des tentatives

multipliées. Comme Hansi, un jeune schizophrène, ils

peuvent descendre à un carrefour du taxi qui les ramène à

l’hôpital de jour, marcher au milieu de la chaussée, se faire

rabrouer par les klaxons, s’allonger sur les voies du tram.

S’ils sont sauvés ce jour-là par les témoins, par le chauffeur

de taxi qui savait bien qu’à accepter de telles courses il

aurait des problèmes, ils finissent par « réussir ». Comme

Hansi, un matin, ils se défenestrent…

§

« La vie, a écrit Cioran, est supportable uniquement

avec l’idée qu’on puisse la quitter quand on veut. Elle est à

notre discrétion […] que nous puissions quitter le spectacle

quand nous voulons, c’est une idée exaltante. » Si nos

pensées sont ambivalentes — comment pourrait-il en être

autrement ? —, nous savons que, sur la vie, nous avons la

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main. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans l’Empire romain,

les proches de l’empereur qui souhaitaient se suicider devait

lui en faire la demande. Ce que reprend, par exemple,

Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien.

§

« Le suicide, a écrit Kant, est un acte libre. » « L’ultime

liberté de l’humanité », pour le philosophe autrichien Jean

Améry (de son vrai nom Hans Mayer), codétenu de Primo

Levi à Auschwitz, dans un livre publié en 1976 sur le suicide.

Cette liberté, c’est elle qui nous sauve ! Elle « ne dépend

que de moi. Je la possède, a écrit Pierre Rey ; quitter la vie

si le désir me déserte. »

§

Par le suicide, nous pouvons, quand bon nous semble,

mettre fin à notre vie. « Sans l’idée du suicide, on se tuerait

sur-le-champ ! », a écrit Cioran. Atteint de la maladie

d’Alzheimer, Cioran est mort en 1995. La maladie expliquant

peut-être cela, Cioran a « oublié » de se suicider. À moins

qu’il n’ait délibérément renoncé à passer à l’acte. « On se

tue toujours trop tard ! », disait-il. Cioran préférait écrire. En

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quelque sorte : « Faites ce que j’écris, pas ce que je fais… »

Des livres qui, pour lui, étaient « un suicide différé ». Quand

l’écriture est, pour le coup, une vraie thérapie, antidote au

suicide… Un baume aussi peut-être à un manque de

courage !

§

Pour « vivre sa vie », écrit Jean-Noël Cuénod,

correspondant à Paris de la «Tribune de Genève» et de « 24

Heures », il faut disposer d’un savoir-mourir.

§

Si le suicide n’était pas dénoncé par l’Église (nous y

revenons), on pourrait faire un lien avec la religion. Pour

Jean-Noël Cuénod, c’est le message que chaque année…

Pâques nous délivre.

§

La mort, comme du temps de Platon qui était croyant,

était la propriété des dieux et des Parques, les divinités

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maîtresses de la destinée humaine qui coupaient le fil de la

vie. Se suicider, c’était donc (déjà) aller contre la volonté

des dieux.

§

Il existe toujours des empêcheurs de se suicider en

rond !

§

Autre frein au libre suicide, la croyance dans la maladie

mentale. Cette idée qu’il peut être moral de s’opposer au

droit d’une personne de penser au suicide (il ne faut pas

craindre le ridicule…) ou de passer à l’acte (ce qui semble

déjà plus raisonnable). Pour Lawrence Stevens — un avocat

qui, tout en exerçant son métier, a pris la défense de

« malades » psychiatriques et dont les écrits sur le Net sont

volontairement libres de tout copyright pour aider à leur

diffusion —, pas de doute, un tel diagnostic de « maladie

mentale » est un jugement de valeur porté sur les pensées

ou le comportement de telle ou telle personne, et non un

diagnostic établi de bonne foi. « La soi-disant maladie

mentale, écrit Stevens, ne prive pas une personne de son

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libre arbitre ; bien au contraire, elle en est son expression

(même si elle récolte la réprobation des autres). […] De plus

il n’existe aucune preuve sérieuse pour affirmer que la

maladie mentale — quelle qu’en soit sa définition — est à

l’origine de la décision de se suicider. Pour Marion Crook

(Suicide, trente adolescents parlent de leurs tentatives) :

« Les adolescents contemplant la possibilité du suicide ne

sont pas nécessairement déséquilibrés mentalement. En fait,

ils le sont rarement. » Le psychologue Paul Quinnett

(Suicide: The Forever Decision), arrive à cette même

conclusion: « Il n’est pas nécessaire de souffrir d’une

maladie mentale pour attenter à sa vie. En fait, la plupart

des suicidés ne sont pas légalement "fous ". […] Il ne faut

dont pas souffrir d’une maladie mentale pour penser au

suicide. » Ce que dit Paul Quinnett, rapporte Stevens, est

une claire reconnaissance du fait qu’alléguer d’une maladie

mentale pour interner des personnes suicidaires est

malhonnête. « Porter sous serment devant un tribunal en

toute connaissance de cause une fausse accusation de

"maladie mentale" […] est une forme d’autoritarisme et de

despotisme. […] Il s’agit là véritablement d’un

emprisonnement pour un délit d’opinion, semblable à ce que

décrit George Orwell dans son roman 1984. »

§

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« Certains, explique Lawrence Stevens, considèrent qu’il

est juste d’user de la force pour prévenir un suicide, étant

persuadés que la pulsion de mort potentielle d’une personne

est probablement provisoire et s’effacera totalement ou

partiellement si la personne concernée était contrainte à

vivre un petit peu plus longtemps jusqu’à ce que la réaction

émotionnelle aigue à un événement traumatique récent

disparaisse avec le temps.

§

[…] La justification habituelle donnée pour l’internement

d’office et le soi-disant traitement de ceux qui pensent au

suicide ou qui en font la tentative est que cela peut mener à

une situation de mise en danger. Mais, même ceux qui ne

sont pas d’accord avec le principe de l’"auto-propriété" [nous

en reparlerons] devraient se poser la question : danger mais

aux yeux de qui ?

§

[…] Un autre facteur à prendre en considération est que

les professionnels de la santé mentale, contrairement à ce

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qu’ils peuvent affirmer, plutôt que d’empêcher le suicide,

l’encouragent involontairement. […] Par le caractère néfaste

des traitements bio-psychiatriques modernes, l’ennui, et la

cruauté parfois régnant au sein des centres de traitement,

ainsi que ses effets comme la moindre estime de soi et la

discrimination qui s’ensuit au sein du système

d’enseignement et du monde du travail, il faut s’attendre à

trouver un pourcentage de suicides plus élevé parmi ceux

ayant subi un traitement psychiatrique que parmi un

échantillon comparable de personnes suicidaires n’ayant pas

subi de traitement. [Paradoxalement] reconnaître le droit au

suicide c’est non seulement respecter la liberté individuelle,

c’est prévenir aussi le mal et la cruauté causés au nom de la

prévention du suicide. »

§

L’être humain, au cours de son existence, à la condition

qu’il dispose d’une partie au moins de ses facultés mentales

et physiques, ne possède jamais que deux certitudes : la

certitude de sa mort, et la certitude qu’il peut choisir le

moment et, pour part, le lieu et la manière de celle-ci.

Comme le remarque Lawrence Steven, dans une version

cassette audio de leur livre Life 101, publié en 1990, John-

Roger et Peter Mc-Williams expliquent — comme nous

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l’avons déjà mentionné — que « le caractère consistant des

descriptions faites par un large éventail de personnes

indique la possibilité que la mort ne soit pas si mauvaise.

[…] Le suicide demeure toujours une option. Il est parfois ce

qui rend la vie supportable. [Toujours le meilleur… « garde-

fou »]. Le fait de savoir que nous n’avons pas absolument à

demeurer ici-bas peut rendre la vie un peu plus facile. »

« Pour ne pas penser à la mort, un seul remède : écrire un

livre sur la mort », a pu justement écrire Vladimir

Jankélévitch.

§

Hors à être, là aussi, schizophrène ! « En travaillant avec

des schizophrènes, écrit Harold Searles (L’Effort pour rendre

l’autre fou), on s’aperçoit vite que beaucoup d’entre eux sont

[…] incapables de se sentir vivants de manière continue. Ce

refoulement remplit une fonction défensive : on n’a pas à

craindre la mort tant qu’on se sent mort ; subjectivement,

on n’a rien à perdre par la mort.

§

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- 16 -

Si la première certitude — la certitude de sa mort — ne

fait pas l’ombre d’un doute, toutes et tous avons aussi

éprouvé, un jour au moins, cette deuxième certitude — nous

pouvons décider du moment de notre mort.

§

« J’étais sur les rails et je roulais. [Puis] la machine se

mit à avoir des caprices, des arrêts inexplicables. C’est à ce

moment que la pensée de la mort fit irruption dans ma vie

quotidienne. » (Camus, La Chute)

§

Toutes et tous, un jour au moins, gravement ou de

« manière courtoise et superficielle », comme l’écrit Camus

(La Chute), nous avons expérimenté la pensée du suicide.

§

Nous avons tous — dans le sac à dos de nos tourments

— des pensées suicidaires !

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Le rire de la Joconde

- 17 -

§

Nous sommes comme ces personnages de Dostoïevski,

comme ces personnages de Kurosawa. « Pourquoi, explique

Deleuze, est-ce que Kurosawa se trouve en familiarité avec

les personnages de Dostoïevski et de Shakespeare ?

Pourquoi faut-il un Japonais pour être aussi en familiarité

avec Shakespeare et Dostoïevski ? Chez les personnages de

Dostoïevski, il se passe souvent quelque chose d’assez

curieux. Généralement, ils sont très agités. Un personnage

s’en va, descend dans la rue et dit à une personne : « La

femme que j’aime, Tania, m’appelle au secours. J’y vais, je

cours. Oui Tania va mourir si je n’y vais pas. » Puis il

rencontre un ami ou il voit un chien écrasé. Et il oublie

complètement que Tania l’attend en train de mourir. Il se

met à parler comme ça. Et il croise un autre camarade, il va

prendre le thé chez ce camarade et puis tout d’un coup il

dit : « Tania m’attend, il faut que j’y aille. » Qu’est-ce que

cela veut dire ? Chez Dostoïevski, les personnages sont

perpétuellement pris dans des urgences. Et, en même temps

qu’ils sont pris dans des urgences qui sont des questions de

vie ou de mort, ils savent qu’il y a une question encore plus

urgente et ils ne savent pas laquelle et c’est ça qui les

arrête. Tout se passe comme si dans la pire urgence, il y a le

feu, il faut que je m’en aille, je me disais : « Non, non, il y a

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quelque chose de plus urgent et je ne bougerai pas tant que

je ne le saurais pas. C’est L’Idiot. C’est la formule de L’Idiot.

Il y a un problème plus urgent. Tout peut brûler mais il y a

un problème plus urgent. […] Les personnages de Kurosawa

ont exactement ce même problème-là. Ils sont pris dans des

situations impossibles mais, attention, il y a un problème

plus urgent et il faut que je sache quel est ce problème. Les

7 samouraïs […] sont pris dans la situation d’urgence. Ils ont

accepté de défendre le village et d’un bout à l’autre ils sont

travaillés par une question plus profonde. Et elle sera dite à

la fin par le chef des samouraïs quand ils s’en vont :

« Qu’est-ce qu’un samouraï ? » Qu’est-ce qu’un samouraï,

non pas en général, mais qu’est-ce qu’un samouraï à cette

époque-là. À savoir quelqu’un qui n’est plus bon à rien. Les

seigneurs n’en ont plus besoin et les paysans vont bientôt

savoir se défendre tous seuls.

§

« Nous autres samouraïs, qu’est-ce que nous

sommes ? » Tout autant, la seule question que toutes et

tous ne cessons jamais de nous poser !

§

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- 19 -

« La pensée du suicide, a écrit Nietzsche (Par-delà le

bien et le mal), est une puissante consolation [qui] nous

aide à passer maintes mauvaises nuits. »

§

Le suicide peut toucher tout le monde. D’ailleurs, le

suicide touche tout le monde. Comme pour la grande guerre

où chacun, au moins, avait dans sa famille un tué ou un

blessé, chacun, dans son entourage, a connu une personne

qui s’est suicidée. À moins, comme Yvette, de Maupassant,

« piégée » par le chloroforme qui lui procure des rêves

agréables…, qu’elle ait essayé mais échoué.

§

« Que de gens ont voulu se suicider et se sont contentés

de déchirer leur photographie », a écrit Jules Renard dans

son Journal.

§

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- 20 -

Déjà, dans l’antiquité romaine, comme on peut le lire sur

le site de l’Encyclopédie libre Wikipédia, Sénèque est témoin

de l’universalité du suicide qui touche toutes les classes de la

société romaine : « Des hommes de tous les rangs, de

toutes les fortunes, de tous les âges qui, par la mort, ont

coupé court à leurs maux. » Ce que reprendra Montaigne

dans un chapitre des Essais intitulé : « Coutume de l’Île de

Cea », et où il donnera de nombreux exemples de morts

volontaires dans l’Antiquité.

§

Aujourd’hui, cela ne va pas mieux. Comme l’avait déjà

montré Durkheim (Le suicide, publié en 1897), le suicide

croît de façon proportionnelle aux dérèglements sociaux et

économiques. Qu’il s’agisse de crises ou… d’embellie

économique, l’individu, en quelque sorte, y perd… son latin.

Il ne s’y re-trouve plus.

§

« Penser au suicide est quelque chose de courant »,

écrit Lawrence Stevens. Pour Earl Grollman, dans son livre

Suicide, publié en 1988, poursuit Stevens, « presque tout le

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Le rire de la Joconde

- 21 -

monde, à un moment ou à un autre, a envisagé le suicide. »

Dans Suicide: The Forever Decision, le psychologue Paul

Quinnett montre « qu’une grande majorité de personnes a

envisagé le suicide à un moment ou un autre de leur

existence, et ceci très sérieusement. »

§

Catalogue à la Prévert, hors peut-être le raton laveur…

l’imagination pour se suicider est sans limites…

§

Toutes et tous, nous avons à portée de main la ciguë de

Socrate ; l’ampoule de cyanure que nous briserons à moins

que, comme Katow, le héros pragmatique de La Condition

humaine, nous l’offrions à deux prisonniers anonymes,

littéralement morts de peur — Katow qui, pour ses idées

politiques, se savait condamné à mourir brûlé vif dans le

four d’une locomotive... Toutes et tous, nous avons à portée

de main le sac plastique de Bettelheim avec lequel, le 13

mars 1990, il se couvrira la tête ; la fenêtre, d’où Gilles

Deleuze se défenestrera le 4 novembre 1995 ; la cage

d’escalier du haut de laquelle Primo Levi se jettera le 11 avril

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Le rire de la Joconde

- 22 -

1987, premier jour de la Pâque juive ; le sabre qui sert au

seppuku, le Hara-kiri des samouraïs qui, par respect du

Bushido (le code des principes moraux que les samouraïs

japonais étaient tenus d'observer), se tuaient pour ne pas

être prisonnier ou restituer l’honneur de leur famille ou de

leur clan. Toutes et tous, nous pouvons disposer de l’arme à

feu dont se servira Neil dans le Cercle des poètes

disparus… ; de la grenade dont les Japonais se sont servis

pour se suicider durant la défaite d’Iwo Jima en mars 45

après 40 jours d’héroïques combats. Toutes et tous, nous

savons que nous pouvons nous noyer, nous pendre, nous

gazer, user d’une provision de lithium, emprunter comme

Emma Bovary de l’arsenic au pharmacien Homais ; boire

l’opium comme Chatterton de Vigny, poursuivi par les

créanciers, refusant l’humiliant emploi de valet, lui qui se

rêvait poète. Toutes et tous, nous saurons trouver le poison,

le barbiturique adéquat, des pesticides et, si nécessaire, des

« recettes » comme celles accessibles dans Suicide, mode

d’emploi de Claude Guillon et Yves le Bonniec. Toutes et tous

saurons trouver une lame de rasoir, un tesson de verre, que

sais-je encore… et, pourquoi pas — imagination terrible et

sans limites —, comme dans Le Suicidé, cette pièce écrite en

1928 par Nicolaï Erdmann, un saucisson… pris pour un

revolver !

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- 23 -

§

« Si les dieux manigancent contre nous et que les

planètes sont en désordre, si la terre se dérobe sous nos

pas, nous aurons toujours besoin d’une issue. » (Frances

Lear, The Second Seduction)

§

Le suicide est un droit. Pour Nietzsche (Humain trop

humain) : « Il existe un certain droit qui nous permet d’ôter

la vie à un homme, mais aucun droit à lui ôter la mort. »

Dans son livre The Death of Psychiatry, publié en 1974,

comme le rapporte Lawrence Stevens, le psychiatre Fuller

Torrey note : « Les gens ont le droit de se tuer s’ils le

souhaitent. » En 1968 dans son livre Why Suicide ?, Eustace

Chesser, un psychologue, écrit : « Le droit de choisir le

moment et le moyen de sa mort me semble inaliénable. [...]

Mon opinion est que le droit de mourir est le dernier et le

plus grand des droits de l’homme. » Pour Schopenhauer

(dont le père, Henri Floris, est mort alors que Schopenhauer

avait 18 ans, et dont on se demande encore aujourd’hui s’il

est tombé ou s’il s’est suicidé en se jetant d’un grenier dans

le canal situé derrière la maison à Hambourg) : « Il n’est

rien au monde auquel chacun n’ait un droit plus inaliénable

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Le rire de la Joconde

- 24 -

qu’à sa propre vie et sa propre personne. » Pour le

psychiatre Thomas Szasz : « Le suicide est un droit

fondamental. […] La société n’a moralement pas le droit

d’intervenir par la force contre la décision de commettre cet

acte. » (The Untamed Tongue, publié en 1990). À ces

déclarations soutenant le droit au suicide, Lawrence Stevens

ajoute : « Dans une société véritablement libre, vous êtes

maître de votre propre vie, votre seule obligation étant celle

de respecter les droits des autres. Je crois fermement que

chacun a le droit d’être considéré comme son propre maître,

seul propriétaire de sa propre vie. Je pense donc qu’une

personne qui se suicide se trouve bien dans son bon droit,

tant qu’elle agit dans les limites de sa vie privée sans

menacer la sécurité des autres. […] Tant que la personne en

question ne viole pas les droits des autres, son autonomie a

plus de valeur que la mise en pratique de ce que certains

considèrent comme rationnel ou que ce qu’ils pensent être

dans son meilleur intérêt. Dans une société libre où le droit

d’être son propre maître est reconnu, le danger envers soi-

même est hors de propos. Pour reprendre les mots du titre

d’un film dans lequel jouait Richard Dreyfuss: Whose Life Is

It, Anyway?, Le premier des droits de l’homme est celui de

l’auto-propriété : il comprend le droit à la vie, comme le

droit d’y mettre un terme. Qu’une personne soutienne ou

non le droit au suicide est le test suprême révélant si cette

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Le rire de la Joconde

- 25 -

personne croit véritablement à l’auto-propriété et à la liberté

individuelle qui lui est indissociable. »

§

Le tout — et là n’est pas le plus facile —, est d’y penser

quand cela ne prête pas à conséquence. À cette condition

alors, et comme le dit Cioran, « La pensée du suicide est une

pensée qui aide à vivre. »

§

Il faut penser au suicide quand il ne peut y avoir passage

à l’acte. Comme Primo Levi, l’auteur de Si c’est un homme,

qui n’a jamais pensé au suicide dans les camps nazis de la

deuxième guerre mondiale. Car y penser, c’était passer à

l’action tellement il était facile de se tuer. Ne suffisait-il pas

de se précipiter sur les barbelés électriques et de se faire

mitrailler par les gardiens trop bien dressés pour cela ? « J’ai

été proche de l’idée du suicide : avant et après le camp.

Jamais à l’intérieur du camp ! », a écrit Primo Levi. Le tout,

c’est d’y penser quand les choses, plus simplement, sont

impossibles. C’est là d’ailleurs une tautologie, puisque par

définition, celui qui se suicide ne pense pas. Pour parler

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Le rire de la Joconde

- 26 -

comme Leibniz, il ne délibère pas — ou plutôt, il ne délibère

plus — avec lui-même. C’est parce que je pense que je ne

me suicide pas. Mais, dans le même temps, c’est parce que

j’ai pensé le suicide, que je peux me suicider. J’exclus

évidemment là, et pour ce qui suit, les suicides qui ont plus

à voir avec des suicides négociés.

§

Je pense à Socrate condamné par tribunal des Héliastes

à se donner la mort en buvant la ciguë ; à ses mots que

rapporte Platon : « Si l’on se place à ce point de vue

[Socrate parlait du point de vue religieux], peut-être n’est-il

pas déraisonnable de dire qu’il ne faut pas se tuer avant que

Dieu nous en impose la nécessité, comme il le fait

aujourd’hui pour moi.» Mais aussi à Caton qui, opposé à

César, se perce de son épée à Utique après la défaite de

Thapsus. Un suicide en deux temps comme on se tirerait

deux balles dans la tête. Car il ne réussit pas à se tuer du

premier coup. Lorsque le médecin s’approcha pour recoudre

la « noble blessure » (comme l’ont chanté Virgile et Horace),

et comme le relate l’Encyclopédie sur la mort (agora.qc.ca),

il le repoussa. Déchirant ses entrailles avec ses propres

mains, « il ouvrit plus encore sa plaie, tant que sur l’heure il

en rendit l’esprit. » Je pense à Sénèque, contemporain de

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Le rire de la Joconde

- 27 -

Jésus. « Compromis dans la conjuration de Pison en 65,

comme il est dit dans l’Encyclopédie sur la mort, Sénèque se

donna la mort, en s’ouvrant les veines et en ingurgitant du

poison sur l’ordre de Néron. » Pour l’histoire, ses dernières

paroles furent de demander qu’on rende la liberté à tous ses

esclaves. Autres paroles ultimes, celles de Socrate. Comme

le rapporte Platon, dans le Phédon : « [L]evant son voile, car

il s’était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière

parole: “Criton, nous devons un coq à Asclépios : payez-le,

ne l’oubliez pas”. » Il ne s’agissait évidemment pas là de

rendre un coq à un voisin mais… de sacrifier un coq au Dieu

de la médecine. « Oui, ce sera fait, dit Criton, qui semble-t-il

était tout de même resté sur sa faim, mais vois si tu as

quelque autre chose à nous dire ? » « À cette question,

[Socrate] ne répondit plus ; mais, quelques instants après, il

eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux

fixes. En voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.

Telle fut la fin de notre ami […], d’un homme qui, nous

pouvons le dire, fut, parmi les hommes de ce temps que

nous avons connus, le meilleur et aussi le plus sage et le

plus juste. »

§

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Le rire de la Joconde

- 28 -

Dans l’Antiquité, comme le rapporte Wikipédia, « le

suicide était commis après une défaite dans une bataille

pour éviter la capture et les possibles tortures, mutilations

ou mise en esclavage par l’ennemi. […] Au cours de la

seconde guerre punique, la princesse carthaginoise

Sophonisbe s’empoisonna pour ne pas subir le sort des

vaincus et être emmenée à Rome pour figurer au triomphe

de Scipion. […] Brutus et Cassius, les assassins de Jules

César, se suicidèrent à la suite de la défaite de la bataille de

Philippes (en Macédoine) — bataille remportée par Octave et

Antoine. […] Cléopâtre VII, dernière reine d’Egypte, mit fin à

ses jours pour ne pas être emmenée prisonnière à Rome. »

Pélagie et Sophronie, citées par Montaigne, toutes deux

canonisées, [l’une qui] se précipita dans la rivière avec sa

mère et ses sœurs pour éviter la force de quelques soldats

et [l’autre qui] se tua aussi pour éviter la force de Maxence

l’empereur. » De même, les Juifs de Massada se sont

suicidés en 74 av. J.-C. pour échapper à la mise en

esclavage par les Romains.

§

« Dans la société romaine, comme on peut le lire

toujours sur Wikipédia, le suicide était un moyen accepté par

lequel on pouvait préserver son honneur. Ceux qui étaient

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Le rire de la Joconde

- 29 -

jugés pour des crimes capitaux, par exemple, pouvaient

empêcher la confiscation des biens et propriétés familiaux en

se suicidant avant la condamnation par le tribunal. […]

Domitien, l’empereur romain, montrait sa pitié et

miséricorde de dieu sur l’amour en permettant à un homme

condamné de se suicider. » Rommel fut condamné par

Hitler, après l’attentat manqué du 20 juillet 1944, soit à se

suicider (on ferait alors passer sa mort pour un décès à la

suite de blessures), soit à se présenter devant le Tribunal du

Peuple (Tribunal devant lequel il serait jugé et exécuté en

tant que traître).

§

La phrase d’Elsa Triolet pourrait ici s’appliquer : « Tout

suicide est un meurtre ! »

§

Pour considérer qu’on est en présence d’un suicide, la

mort doit être l’intention de l’acte et non simplement une de

ses conséquences. Du latin suicidium, du verbe sui caedere,

« se massacrer soi-même », le suicide, comme on peut le

lire encore sur Wikipédia, est bien l’acte délibéré de mettre

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Le rire de la Joconde

- 30 -

fin à sa propre vie. « Un attentat-suicide, par exemple, sera

considéré comme relevant plus d’une action terroriste ou

d’une forme de martyr, selon la personne qui parle, que du

suicide. Si le suicide a des conséquences légales, il doit être

généralement prouvé qu’il y a eu intention et mort pour que

l’acte soit qualifié comme tel selon la loi. »

§

Nous laisserons de côté plusieurs cas. Les suicides

assistés comme les actes d’euthanasie — le plus souvent

pleinement justifiés par la volonté de patients incapables

physiquement de se donner la mort. Mais aussi les suicides

pour des raisons physiques de souffrances insupportables ou

de perspectives certaines de souffrances insupportables ou,

plus simplement, de souffrances anticipées. Comme dans

cette nouvelle de Maupassant, Le Lâche, où le héros

Signoles, suite à une nuit blanche où il s’angoisse pour le

duel auquel il doit prendre part le lendemain, se suicide en

se tirant une balle dans la gorge.

§

Page 31: Le rire de la Joconde  - Essai sur le suicide - Loïck Roche

Le rire de la Joconde

- 31 -

Lawrence Stevens rapporte l’histoire de Suzy Szasz,

victime d’une maladie lupique (le nom de cette maladie vient

des lésions en masque de loup vénitien sur la figure) qui,

dans son livre Living With It: Why You Don’t Have To Be

Healthy To Be Happy, écrit, après une poussée aiguë de son

affection au cours de laquelle elle envisagea le suicide :

« Comme l’ont remarqué bien des philosophes de l’Antiquité,

j’ai découvert que la simple liberté de pouvoir se suicider

pouvait être d’un grand secours. » « Lorsque l’existence

devient un tel fardeau, la mort apparaît alors comme un

refuge désirable. » (Hérodote)

§

Il faut laisser de côté ces vrais-faux suicides comme ces

personnes qui se consument à petits feux par la drogue, par

l’alcool (à entendre ses excès) — comme Alain Leroy, héros

du Feu follet de Louis Malle — un film inspiré du roman de

Pierre Drieu La Rochelle et de la vie de Jacques Rigaut,

auteur pourtant de cette sentence : « La vie ne vaut pas le

coup qu'on se donne la peine de la quitter. » Il est vrai que,

venant d’un écrivain surréaliste… Autres vrais-faux suicides,

ces suicides à la Scott Fitzgerald. Sans dire qu’il se soit

« vraiment suicidé », Scott Fitzgerald, qui se savait fragile

du cœur, s’endormait sur le côté gauche pour mettre un

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Le rire de la Joconde

- 32 -

terme à sa vie. Dans Buffet froid, de Bertrand Blier, Jean

Rougerie demande à Depardieu de commettre un meurtre ;

la victime désignée n’étant autre que le commanditaire !

Autre forme, La Grande Bouffe de Marco Ferreri. L’histoire

d’un suicide collectif gastronomique. Hué à Cannes — le film

se voulait aussi un réquisitoire contre la société de

consommation —, Philippe Noiret répondit aux critiques :

« Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se

voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie. » (sic !)

Nous laisserons de côté tous ces suicides qui se fondent sur

ce que nous pourrions appeler l’organisation de ses propres

sabotages ! Refus de soins dans les cas de maladies graves,

certains accidents, ou prises de risques extrêmes… Comme

Virginia Woolf, chaque jour, ces personnes s’appliquent à

mettre dans leurs poches les pierres qui les emporteront

dans la rivière.

§

Les suicides dont nous parlons sont ceux commis ou

voulant être commis par celles et ceux qui ne supportent

plus quelque chose dans la vie. Paul Valéry montre dans Tel

Quel que le suicide, en général, est dû à l’impossibilité pour

ce qu’il appelle « sa victime » de supprimer chez elle une

idée lui causant souffrance, et à laquelle elle pense donc ne

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Le rire de la Joconde

- 33 -

pouvoir mettre fin qu’avec sa propre vie.

§

Cela peut concerner la vie privée, cela peut concerner la

vie professionnelle. Point commun : l’existence apparaît

absurde, pour des raisons métaphysiques et de la souffrance

psychologique que cela implique. « Pour un observateur,

explique Lawrence Stevens, le suicide peut apparaître

comme quelque chose de néfaste pour la personne mettant

une fin à son existence. Mais ce n’est pas ainsi que celui qui

se suicide perçoit la situation. Les gens se suicident parce

qu’ils considèrent que continuer leur existence dans de telles

circonstances est un plus grand mal que rester en vie. […] »

Pour Frances Lear, alors directrice de magazine et écrivain, ,

citée par Lawrence Stevens : « On ne prend pas la porte de

sortie à la légère. Le suicide a de nombreuses conséquences.

Il va blesser les gens qui vous aiment, il peut éclabousser les

trottoirs ; mais son intention, son magnétisme, c’est que

c’est là la seule façon garantie de mettre un terme,

d’exploser, de dynamiter une masse critique de souffrance.

Le suicide, réduit à sa plus simple expression, est un

système de délivrance qui nous entraîne de la douleur à

l’absence de douleur. » (The Second Seduction) Pour

Eustace Chesser, qui fut psychiatre : « Le suicide est un

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Le rire de la Joconde

- 34 -

refus délibéré d’accepter les seules conditions dans

lesquelles il nous est possible de vivre. » (Why Suicide?)

« Qui peut donc prétendre raisonnablement, conclut

Stevens, qu’une personne suicidaire a pris la mauvaise

décision en termes de danger pour soi-même ? »

§

Qui détient la vérité, si une vérité existe ? Karl Popper, a

réfuté cette idée, hier pertinente, aujourd’hui imbécile. Si la

question de la vérité, c’était la question des Grecs — « À

quelles conditions la vérité est-elle possible ? », demandait

Socrate —, Kant déjà avait signifié que c’était là une

question beaucoup trop ambitieuse. À la question de la

vérité, il avait alors substitué une autre question : « À

quelles conditions la connaissance est-elle possible ? » Karl

Popper y mettra un terme (le coup de grâce !). Jugeant à

son tour que la question de Kant, elle aussi, était trop

ambitieuse, il lui substituera une autre question : « À quelles

conditions le progrès est-il possible ? » Popper ne parle donc

plus de vérité, celle-ci définitivement n’existe plus. Tout au

plus, dit-il, on peut tendre vers la vérité. Pour marquer cette

nouvelle façon de voir, il forge un mot : la vérissimilitude,

c’est-à-dire l’approximation de la vérité. Pour ce qui touche

aux questions de la souffrance, cette approximation de la

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Le rire de la Joconde

- 35 -

vérité, ce sont les hommes et les femmes qui souffrent qui la

portent parce que sont eux qui l’éprouvent. Pour Bachelard,

le « Je suis » est plus fort que le « Je pense ». Le corps qui

agit est plus fort que le « cogito ». Qui peut mieux ressentir

la douleur d’une autre personne que la personne elle-

même ? Nous sommes déjà incapables de nous souvenir,

physiquement j’entends, de ce qu’est le mal de tête — je

n’ai pas dit prise de tête ☺ — quand, justement, nous

n’avons plus mal à la tête… « L’idée, écrit Stevens, de savoir

s’il vaut mieux supporter une situation présente misérable

dans l’espoir de parvenir à un futur meilleur n’est qu’un

jugement de valeur. »

§

Celui qui se suicide est avant tout malheureux — même

si, évidemment, dans ce mot (maux !) on peut y mettre

beaucoup de choses.

§

« Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans

cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la

pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec

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Le rire de la Joconde

- 36 -

quelque raison qu’il n’est pas de punition plus terrible que le

travail inutile et sans espoir. » (Camus, Le mythe de

Sisyphe). Comme Sisyphe dont plus personne aujourd’hui,

dans la tension qui est la sienne, « entre l’appel humain et le

silence déraisonnable du monde », ne pourrait dire qu’il faut

« l’imaginer heureux » — il est loin le temps où, au-delà de

l’accomplissement de la tâche qui était la sienne, et comme

le défendait Camus, seul importait le sens même qu’il

pouvait donner à ses actions —, celui qui se suicide, comme

l’écrivent les auteurs de l’Éloge du bien-être au travail, est

aussi malheureux que la pierre qu’il roule et sous laquelle il

va se laisser tomber lorsque, ne supportant plus de souffrir,

il n’entreverra plus d’autre solution que de renoncer.

§

Pour celui qui se suicide : « Tout, désormais, est vain. »

« Trop pauvre en vie pour continuer le chemin », il renonce.

« Demain, écrit Camus (Le mythe de Sisyphe), tout

changera, demain. Soudain, il découvre ceci que demain

sera semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et

cette irrémédiable découverte l’écrase. « Si chaque seconde

de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous

sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. »

Milan Kundera (L’insoutenable légèreté de l’être). Il est là

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Le rire de la Joconde

- 37 -

l’effroi à comprendre de ce que Nietzsche entendait par

l’éternel retour du même (m’aime !)…

§

Il faut être Montaigne pour penser que « tous les

inconvénients de la vie ne valent pas qu’on veuille mourir

pour les éviter. »

§

« D’attente en attente, dit Epicure, nous consumons

notre vie et nous mourrons tous à la peine. »

§

« Ce sont de pareilles idées qui vous font mourir. Pour

ne pouvoir les supporter, on se tue […] » (Camus, L’Envers

et l’Endroit) C’est aussi cela qui a changé. L’homme

d’aujourd’hui est conscient. « Là où hier, à chaque pas,

l’espoir de réussir pouvait le soutenir, écrit Camus (Le mythe

de Sisyphe), l’homme d’aujourd’hui est conscient que c’est

sans espoir. C’est là que son destin bascule pour devenir

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Le rire de la Joconde

- 38 -

tragique. »

§

« Il arrive, poursuit Camus, que les décors s’écroulent.

Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas,

tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi

mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même

rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un

jour seulement, le “pourquoi” s’élève et tout commence dans

cette lassitude […] »

§

Pour Camus (L’Homme révolté), le suicidé s’oppose au

condamné à mort. Lui se révolte. Pour le premier, le suicidé,

la fin justifie les moyens. Pour le second, le condamné à

mort, ce sont les moyens qui justifient la fin. C’est là

d’ailleurs un paradoxe. Là où celui qui se suicide ne croit pas

à la mort et ne peut supporter la vie qui est la sienne, c’est

parce que le révolté, lui, croit à la mort qu’il peut supporter,

comme nous avons commencé avec Lacan, la vie qui est la

sienne. Voilà pourquoi aussi, souvent, les syndicalistes par

exemple s’en sortent mieux… « Dans l’épreuve quotidienne

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Le rire de la Joconde

- 39 -

qui est la nôtre, écrit Camus (L’Homme révolté), la révolte

joue le même rôle que le « cogito » dans l’ordre de la

pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence

tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui

fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me

révolte, donc nous sommes. »

§

« Le révolté, écrit Camus, au sens étymologique, fait

volte-face. Il marchait sous le fouet du maître. Le voilà qui

fait face. Il oppose ce qui est préférable à ce qui ne l’est

pas. » Comme pour Prométhée, « le premier des

conquérants modernes, c’est, poursuit Camus, une

revendication de l’homme contre son destin. » « Par le jeu

de la conscience, [il] transforme en règle de vie ce qui était

invitation à la mort. »

§

S’il ne se révolte pas, comme le montrent Raymond

Bellour et François Ewald, dans leur travail avec Deleuze sur

Spinoza (« Signes et événement », le Magazine Littéraire,

1988), le suicidaire est celui qui, nécessairement, est vaincu

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Le rire de la Joconde

- 40 -

par les causes extérieures.

§

La seule révolte cohérente, alors, c’est le suicide !

§

« C’est donc au fond, écrivent-ils, par impuissance

[qu’un homme] se suicide ou plutôt qu’il est conduit par les

conditions extérieures à retourner sa propre main contre lui-

même. […] On se suicide quand la force vitale est vaincue

par la force des passions tristes. […] Car si Spinoza dit que

le suicide vient de l’extérieur, même un suicidaire doit

toujours se définir par l’effort de persévérer dans son être.

Seulement, pour lui, persévérer dans son être,

apparemment ce n’est plus possible que quand il quitte la

vie. Peut-être que cela (la mort du Corps) est un moyen, le

seul possible, d’arrêter une baisse constante de sa puissance

d’agir ? Donc la seule façon, pour un suicidaire, d’agir au lieu

de pâtir. »

§

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Le rire de la Joconde

- 41 -

« Personne […] sans y être contraint par des causes

extérieures […] ne se suicide. » (Spinoza, L’Éthique)

Aujourd’hui, dans de trop nombreuses entreprises — pour se

nourrir des externalités ; les blessures psychiques les plus

violentes surgissant toujours, comme l’a dit Lacan, à

l’intérieur des collectivités soumises a priori à la plus grande

normalité —, beaucoup d’hommes et de femmes dans les

entreprises, mais aussi dans les administrations, les

collectivités, « parce qu’ils ne croient plus en rien, parce

qu’ils se sentent niés, déniés même, comme l’écrivent les

auteurs de l’Éloge du Bien-être au travail, finissent par jeter

l’éponge. Ils renoncent. Et, renonçant, c’est là tout le

paradoxe, parce qu’ils ne peuvent plus agir sur le monde

extérieur, parce qu’ils sont, pour reprendre un mot de

Laborit, en inhibition de l’action, ils vont se suicider. C’est

cela, pour eux, le suicide. C’est leur idée et seule solution

pour, paradoxalement, au moment d’accomplir le geste fatal,

reprendre pied sur leur destin. Réussir en-fin à décider et à

agir. Certes pour se donner la mort, mais décider

ultimement. »

§

« Son avenir, écrit Camus, son seul et terrible avenir, il

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Le rire de la Joconde

- 42 -

le discerne et s’y précipite. »

§

« Comme dans ces musées italiens, écrit Camus (Le

Mythe de Sisyphe), où l’on peut voir de petits écrans peints

que le prêtre tenait devant les visages des condamnés pour

leur cacher l’échafaud », toutes et tous dans l’entreprise,

nous avons peur. Et, parce que toutes et tous nous avons

peur, chacun développe des mécanismes de défense.

§

« Sortirons-nous un jour de ce management aveugle,

écrivent les auteurs de l’Éloge du Bien-être au travail, qui

veut qu’à une décision prise par un n quelque chose, le n-1

ne sache que répercuter la demande à un n-2 qui, lui-même,

répercute cette même demande ? Tous partageant la même

peur de ne pas savoir comment faire (il en va de même pour

le dirigeant qui doit répondre de la demande des

actionnaires, de la demande du politique…). Tous,

développent des mécanismes de défense qui ne font que

s’additionner au fur et à mesure qu’ils se répandent dans

l’entreprise. »

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Le rire de la Joconde

- 43 -

§

Premier mécanisme de défense, la peur pourra être

intériorisée, chacun alors se retranche derrière son bureau,

derrière son outil de travail ; la peur pourra être

extériorisée, c’est alors la porte ouverte à la violence, à la

vexation, à l’humiliation.

§

Le salarié d’aujourd’hui rend les armes dans la cellule

des crachats qui l’enserre. « La cellule des crachats, écrit

Camus (La Chute), était une boîte maçonnée où le prisonnier

se tenait debout mais ne pouvait pas bouger. La solide porte

qui le bouclait dans sa coquille de ciment s’arrêtait à hauteur

de menton. On ne voyait donc que son visage sur lequel

chaque gardien crachait abondamment. Le prisonnier, coincé

dans sa cellule, ne pouvait s’essuyer. Il lui était permis, il est

vrai, de fermer les yeux. »

§

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Le rire de la Joconde

- 44 -

C’est alors la porte ouverte au harcèlement moral.

« Tous réunis, mais à genoux, et la tête courbée. » (Camus,

La Chute)

§

Un harcèlement moral qui est toujours, toujours,

toujours, une forme du harcèlement sexuel !

§

Autre mécanisme de défense : se protéger de la

souffrance qui est générée. Chacun s’organise pour être

sourd aux plaintes, aveugles à la souffrance des autres.

§

Travailler dans le « malconfort » ! Le malconfort, c’était

cette cellule de basse-fosse au Moyen-Âge. « En général,

écrit Camus (La Chute), on vous y oubliait pour la vie. Cette

cellule se distinguait des autres par d’ingénieuses

dimensions. Elle n’était pas assez haute pour qu’on s’y tînt

debout, mais pas assez large pour qu’on pût s’y coucher. Il

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Le rire de la Joconde

- 45 -

fallait prendre le genre empêché, vivre en diagonale ; le

sommeil était une chute, la veille un accroupissement. […]

Tous les jours, par l’immuable contrainte qui ankylosait son

corps, le condamné apprenait qu’il était coupable et que

l’innocence consiste à s’étirer joyeusement. »

§

« Mourir fièrement lorsqu’il n’est plus possible de vivre

fièrement. » (Nietzsche)

§

« Dans ces jeux du cirque moderne, écrivent les auteurs

de l’Éloge du Bien-être au travail, où le travailleur-gladiateur

peut aller jusqu’à perdre sa vie pour la gagner, nous avons

voulu faire l’économie de l’intelligence pour préférer,

toujours, ce même silence déraisonnable […] du monde du

travail. Nous avons voulu couper au plus court, au plus

pressé, nous avons pensé […] qu’il suffisait de tout contrôler

[de tout régenter]. Mais cela ne fonctionne pas et, pire que

tout, c’est bien la mort que nous avons semée dans

l’entreprise. »

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Le rire de la Joconde

- 46 -

§

Il ne faut pas s’y tromper, et les auteurs de l’Éloge du

Bien-être au travail, le pointent bien du doigt, dans

l’entreprise où l’on compte les morts, il y a toujours

coresponsabilité du management, des syndicats, des

médecins du travail même, comme des autres acteurs qui

pourraient être impliqués… Il faudrait également savoir,

comme l’écrit Camus « si le jour même un ami du désespéré

ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là alors est le

coupable. Car cela peut suffire à précipiter toutes les

rancœurs et toutes les lassitudes encore en suspension… »

Surtout, et c’est profondément respecter les salariés qui se

suicident que de dire cela, il y a aussi coresponsabilité de

leur part.

§

Le premier responsable, la première responsable, et par

son geste il ou elle le revendique, c’est celui, c’est celle qui

se suicide !

§

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Le rire de la Joconde

- 47 -

« La mort est solitaire tandis que la servitude est

collective. » (Camus, La Chute)

§

« Celui qui se donne la mort voudrait vivre. »

(Schopenhauer)

§

« Choisir soi-même l’heure où l’on quittera ce monde,

écrit Camus, quand nul remède contre la souffrance n’existe

plus que la mort, telle est la suprême dignité. » « La

question, explique Werther à Albert (Les Souffrances du

jeune Werther), comme le rappelle Baldine Saint Girons

(Dictionnaire de la Philosophie) n’est pas de savoir si l’on est

faible ou fort, mais si l’on peut soutenir le poids de la

souffrance. » Comme le propose Stevens, on peut

« légitimement décider que ce futur meilleur que l’on espère

ne peut être une justification à un présent insupportable. »

Dans un certain sens, poursuit Camus, celui qui se suicide se

venge. « C’est la façon de prouver qu’on ne l’aura pas ! »

Pour Nietzsche (Humain, trop humain), il faut respecter à la

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Le rire de la Joconde

- 48 -

fois la personne qui se suicide et son acte. Voilà pourquoi

aussi, comme il est dit dans Éloge du bien-être au travail,

« il ne faut pas éprouver trop de colère contre les personnes

qui se suicident… » Oui, il faut savoir ne pas trop leur en

vouloir…

§

Sur la question de savoir si celui qui se suicide pense (à

entendre au moment de son geste) — ce que je ne pense

pas —, tous les auteurs ne partagent pas ce point de vue !

Dans son livre déjà cité, Suicide: The Forever Decision, le

psychologue Paul Quinnett, comme le rappelle Lawrence

Stevens, écrit : « J’ai parlé avec des centaines de personnes

suicidaires. Si j’arrivais à deviner ce qui se passe dans [leur]

tête et [dans leur] cœur, je suis sûr que je [les] entendrais

mener un long dialogue intérieur sur la question de vivre ou

[de] ne pas vivre. » Comme le dit Lacan : « Toute question

ne se fonde jamais que sur une réponse. [Silence prolongé]

C’est certain. [Silence prolongé] On ne se pose de question

que là où on a déjà la réponse. Ce qui à l’air de limiter

beaucoup la portée des questions. [Silence prolongé]

Heureusement ou pas [silence prolongé], les réponses

diffèrent pour chacun. [Silence prolongé] C’est ce qui fait

obstacle à ce qu’on appelle si gentiment la…

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Le rire de la Joconde

- 49 -

communication. » « Quand on possède la bonne réponse,

écrit Pierre Rey, la question, vidée soudain de toute

substance, perd sa raison d’être et disparaît d’elle-même. »

§

Celui qui se suicide ne fait pas deux colonnes avec, d’un

côté, les « plus », de l’autre, les « moins ». Pour celui qui

passe à l’acte, le suicide n’est plus une question. Si

questions il y a, elles sont pour l’entourage… C’est moins

encore un lieu à débat, c’est la réponse. Pour Earl Grollman,

dans son livre Suicide : « Le suicide n’arrive pas d’un coup,

de façon impulsive et imprévisible. » Pour Lawrence

Stevens : « [Le suicide est] accompli après une longue

réflexion menée dans le cadre de [ses] efforts pour négocier

avec ce [qu’on] considère comme des conditions de vie

intolérables. »

§

Quand Bruno Bettelheim se suicide à l’âge de 86 ans,

c’est tout sauf une surprise. Dans un enregistrement réalisé

une dizaine d’année plus tôt, il annonçait son suicide. « Le

jour où je ne pourrai plus penser, où je ne pourrai plus

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Le rire de la Joconde

- 50 -

écrire… » Bettelheim dont la vie et la mort ont été marquées

par trois grands enfermements. Comme Primo Levi, comme

des millions d’autres, lui aussi a été interné dans les camps

(à Dachau puis à Buchenwald)… premier enfermement ! Sa

vie professionnelle, il la passera à travailler sur l’autisme…

deuxième enfermement ! Le mode opératoire de son

suicide : un suicide, comme nous l’avons vu, la tête enserrée

dans un sac plastique… troisième enfermement ! Pour Odile

Odoul, comme on peut le lire sur Agora (agora.qc.ca), la

mort de Bruno Bettelheim est un acte de liberté conforme à

ses convictions. « Il s’est suicidé peut-être justement parce

que, avec le grand âge et l’affaiblissement physique, cette

faculté de penser librement lui était retirée. […] Il s’agit

moins d’un acte de désespoir que du courage d’aller au bout

de ses principes de vie. »

§

Pour Gilles Deleuze, mêmes causes, mêmes… effets.

Richard Pinhas, musicien, producteur et compositeur, pense

que Deleuze, alors atteint d’une grave maladie respiratoire

— très jeune déjà, il avait contracté la tuberculose — « a

accompli [par son suicide] un dernier grand acte de liberté,

le dernier possible. » « La mort comme seule réalité

[quand], se donner la mort [accéder à son chiffre

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Le rire de la Joconde

- 51 -

mystérieux, comme le dit Jaspers], c’est clore son destin.

[…] C’est maintenir jusqu’au bout, nous dit Camus, ce que

Sénèque avant Sartre appelait : le chemin de la liberté. »

« Quand on est face à la douleur permanente, poursuit

Richard Pinhas, et qu’une machine respire à votre place, on

ne peut pas durer très longtemps. Deleuze venait de publier

« L’Immanence, une vie », dans la revue Philosophie, le

dernier texte publié de son vivant. Seul « L’actuel et le

virtuel », qu’il a écrit juste avant de se défenestrer, a été

publié après. » Deleuze, comme Bettelheim, avait dans ses

entretiens avec Claire Parnet (L’Abécédaire de Gilles

Deleuze) poser l’évidence du suicide comme fin nécessaire.

« Les grands penseurs, Nietzsche, Spinoza, ont une petite

santé. Une faible santé, expliquait Deleuze à la lettre M

comme Maladie de son Abécédaire, est favorable pour

penser. Non qu’on soit à l’écoute de sa propre vie, mais

penser, c’est être à l’écoute de la vie. […] Je pense qu’une

santé fragile favorise ce genre d’écoute. […] On ne peut pas

penser si on n’est pas dans un domaine qui excède un peu

vos forces, c’est-à-dire qui vous rend fragile. »

§

« Ces grands auteurs [il en va de même de tous ceux

qui se suicident], d’une certaine manière, poursuit Deleuze,

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Le rire de la Joconde

- 52 -

ils ont vu quelque chose de trop grand, de si grand que,

c’était trop pour eux. »

§

« Quand l’oiseau de race est pris, a écrit Montherlant

dans La Reine morte, il ne (se) débat pas ! »

§

Bettelheim, Deleuze, même (non) combat ! En se

donnant la mort, ils ont expérimenté que ce qui est grand

dans l’homme, c’est qu’il est « un pont et non un but ; que

ce que l’on peut aimer dans l’homme, comme l’a écrit

Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, c’est qu’il est une

transition et qu’il est un déclin. »

§

« Le suicide, peut-on lire sur le site Wikipédia, est un

acte condamné dans le cadre des religions monothéistes. Si

le fait de se suicider est d’abord un acte qui va contre soi-

même, l’« appartenance » de la destinée de l’homme à Dieu

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Le rire de la Joconde

- 53 -

fait que cet acte devient une rupture de la relation spécifique

entre l’homme et Dieu et un acte allant contre la

souveraineté de Dieu. [Pour illustration] le point de vue

catholique a été précisé dès le premier concile de Braga qui

s’est tenu vers 561 : il déclare que le suicide est criminel

dans la chrétienté, sauf chez les « fous ». Le premier concile

de Braga entendait lutter contre les modes de pensée païens

à une époque encore profondément marquée par la

mentalité romaine où le suicide [comme nous l’avons vu]

était présenté comme une voie noble, une mort honorable,

recommandable pour racheter un crime alors que le

christianisme voulait marquer que pour lui seul le pardon,

l’acceptation de se livrer à la justice pour un criminel, était la

seule voie acceptable. [Pour autre illustration] l’islam interdit

le suicide et le considère comme un péché (voire un crime).

D’après un hadith, Mahomet aurait refusé de prier sur un

suicidé qui lui fut présenté, cependant il avait ordonné à ses

compagnons de le faire tout de même. »

§

Il n’empêche, « l’histoire de l’Église, rapporte Montaigne, a

en révérence plusieurs exemples de personnes dévotes qui

appelèrent la mort à garant contre les outrages que les tyrans

préparaient à leur conscience. »

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Le rire de la Joconde

- 54 -

§

« Le suicide […] est l’une des grandes idées que

l’homme possède. Or, pendant deux mille ans on a empêché

les gens de se tuer », dira Cioran.

§

Abstraction faite des exigences qu’impose la religion —

« les religions, écrivait Nietzsche dans Humain, trop humain,

sont décidément riches en expédients pour éluder la

nécessité du suicide : c’est par là qu’elles s’insinuent

flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie » —, « il

sera bien permis, poursuivait Nietzsche, de se demander :

pourquoi le fait d’attendre sa lente décrépitude jusqu’à la

décomposition serait-il plus glorieux, pour un homme vieilli

qui sent ses forces diminuer, que de se fixer lui-même un

terme en pleine conscience ? » Dans ce cas, pour Nietzsche

toujours : « Le suicide est un acte qui se présente tout

naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait

en toute équité mériter le respect : et il le suscitait, en effet

[et comme nous l’avons vu] en ces temps où les chefs de la

philosophie grecque et les patriotes romains les plus braves

mouraient d’habitude suicidés. Bien moins estimable, au

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Le rire de la Joconde

- 55 -

contraire, concluait Nietzsche, cette manie de se survivre

jour après jour à l’aide de médecins anxieusement consultés

et de régimes on ne peut plus pénibles, sans force pour se

rapprocher vraiment du terme authentique de la vie. » Dans

Le Crépuscule des idoles, Nietzsche ajoutera à propos du

suicide : « Il illustre la mort choisie comme étant un besoin

et un dernier recours contre la décadence. »

§

« Lorsque, dans les Hauts de Hurlevent, écrit Camus

(L’Homme révolté), Heathcliff préfère son amour à Dieu et

demande l’enfer pour être réuni à celle qu’il aime, ce n’est

pas seulement sa jeunesse humiliée qui parle, mais

l’expérience brûlante de toute une vie. Le même mouvement

fait dire à maître Eckhart [théologien et philosophe

dominicain], dans un accès surprenant d’hérésie, qu’il

préfère l’enfer avec Jésus que le ciel sans lui. C’est le

mouvement même de l’amour. »

§

Même si ce n’est pas aussi raisonné que pour Bettelheim

ou Deleuze, évidemment que celui qui va se suicider y a

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Le rire de la Joconde

- 56 -

pensé avant. Il n’a même jamais fait autre chose qu’y

penser. Eurekâ d’Archimède, c’est avant tout le résultat

d’une longue maturation, pas toujours consciente. Ce n’est

jamais mécaniquement qu’un paysan acculé à la ruine va

acheter une corde — si tant est qu’il n’en ait pas une de

disponible dans quelques appentis. Mais, comme pour le

mariage — cette « débauche bureaucratisée, monotone

corbillard de l’audace et de l’invention », comme l’a dit

Camus (La Chute) —, la mort n’est-elle pas après la

naissance et le mariage, le troisième grand moment de la

vie, du moins est-ce là ce que l’on a longtemps appris dans

les petites classes, à une époque où l’on apprenait… ce

genre de choses —, certains, certaines, pour se suicider,

mettent un point d’honneur à le faire avec des habits neufs,

comme à user de nouvelles cordes. Ce n’est donc jamais

mécaniquement que ce même paysan va passer cette même

nouvelle corde à la poutre de la grange, pestant sans doute

parce que, justement, cette corde trop neuve passe moins

bien et se montre plus rétive à accepter le nœud coulant…

§

« Qui veut-on tuer lorsqu’on se donne la mort ?

demande Baldine Saint Girons (Dictionnaire de la

Philosophie), un passé dont on a honte ?, un moi diminué

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Le rire de la Joconde

- 57 -

par l’échec ?, une vie dépourvu d’intérêt ? »

§

« Le suicide admet une nébuleuse d’explications. »

(Primo Levi)

§

Toutes et tous, nous avons aussi une part de

responsabilité. Quand cesserons-nous d’admirer, comme le

rapporte les auteurs de l’Éloge du bien-être au travail, ces

personnes qui « réussissent » quand, pour cette réussite, ils

n’hésitent pas à humilier, à blesser, à violenter, parfois

même à envoyer à l’abattoir aseptisé du suicide des hommes

et des femmes. Tout cela dans le jouir inconscient au constat

du stress, plus encore du faire mal (faire mâle !).

§

« Le plaisir de faire souffrir, a écrit Nietzsche, apporte

un accroissement du sentiment de puissance et de [pouvoir].

[…] Volonté de détruire, expression d’un instinct plus

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Le rire de la Joconde

- 58 -

profond encore de la volonté de se détruire : la volonté du

néant. » Tout autant, poursuivent les auteurs de l’Éloge du

bien-être au travail, cette fascination dénoncée par André

Green, dans Un psychanalyste engagé, chez Lacan : faire

croire au patient qu’il pourrait devenir un semblable à lui.

Fascination déjà souligné dans l’analyse du Banquet de

Platon et de la relation d’Alcibiade à Socrate. Fascination,

plus généralement, « pour l’artiste émotionnellement

instable, l’écrivain qui meurt de faim, le grand dirigeant, le

politique, véritable machine à tuer, tous sexuellement hors

normes… quand, et comme le montrera Joyce McDougall

(Éros aux mille et un visages), la partie d’eux-mêmes qui

leur permet de créer [de travailler] est, en réalité, la partie

libre de symptôme ! »

§

Il y a une cause à ce geste — que seul l’entourage

pourra qualifier de désespéré quand, pour celui qui passe à

l’acte, le suicide, qui fait réaction à une forme de désespoir

(celui qui se suicide est tout sauf masochiste), est avant tout

un geste d’espoir : tout pourvu que ça s’arrête. Plus

exactement, un faisceau de causes. Ce n’est donc jamais,

pour revenir à mon paysan, que la ruine. En revanche, et

c’est là où cela peut différer, celui qui se suicide y a plus ou

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Le rire de la Joconde

- 59 -

moins pensé, plus ou moins consciemment, plus ou moins

souvent. Aussi le suicide n’est-il jamais — au moins

totalement — un acte impulsif, un acte imprévisible.

§

Il s’en faut d’ailleurs toujours de peu. Celui qui va passer

à l’acte est toujours, un temps, en déséquilibre sur une

arête. D’un côté, le versant ensoleillé. S’il bascule, il vivra.

De l’autre, le versant dans l’ombre. S’il glisse, il se perdra.

§

« Comme Œdipe obéit d’abord au destin sans le savoir, à

partir du moment où il sait, sa tragédie commence » (Albert

Camus, Le Mythe de Sisyphe). Si Œdipe ne se suicide pas, si

Œdipe ne bascule pas du mauvais côté, c’est que, « dans le

même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul

lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une

jeune fille. » Incidemment, pourquoi croyez-vous que l’on se

tienne la main à 20 ans, à 40, à 60, toute la vie durant…

C’est, au sens propre du terme, pour tenir l’autre. Et même

si je n’y tiens pas tant… en tant que tel, à cet autre, ce à

quoi je tiens tant, c’est que l’autre tienne à moi. Pour qu’une

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Le rire de la Joconde

- 60 -

main me retienne, ou me lâche, quand elle ne me poussera

pas, le jour où, en déséquilibre à mon tour sur l’arête ventée

de la vie, j’aurais résolu de me tuer.

§

Comme Neil, héros malheureux du Cercle des poètes

disparus de Nancy Kleinbaum, pour qui, l’espace d’un

instant, un souvenir ralluma une étincelle dans ses yeux ;

comme dans Le Songe d’un homme ridicule de Dostoïevski,

un homme peut changer d’avis, renoncer à se suicider à

cause d’une petite étoile aperçue dans le ciel ; vous pouvez

très bien, comme le dit Lawrence Stevens, dans l’espace de

quelques heures ou de quelques jours vous lever un beau

matin et annoncer : « Après tout, j’ai décidé de ne pas me

tuer. » Vous pouvez toujours choisir votre camp.

§

Pour tous ceux qui n’ont pas cette main fraîche qui les

rattache au monde, ce souvenir qui va les ranimer au

monde, « qui n’ont pas la chance dans les nuages

déchiquetés de discerner à travers eux des tâches noires

insondables et, à l’intérieur de celles-ci, une petite étoile,

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Le rire de la Joconde

- 61 -

pour ceux, divorcés de la vie, plus ou moins infirmes, alors,

et comme l’écrit Dostoïevski, leur destin [est scellé]. »

§

« Le suicide, c'est la force de ceux qui n'en ont plus,

c'est l'espoir de ceux qui ne croient plus, c'est le sublime

courage des vaincus. » (Maupassant)

§

Pour certaines, pour certains, les ravages internes sont

visibles. Leur mal de vivre est palpable. « Je vais finir par

me tuer… », « Je préfèrerais la mort… », « J’ai envie d’en

finir… », « On m’a volé ma naissance, on ne me volera pas

ma mort… » Ils peuvent en rejeter la responsabilité : « Vous

voulez ma mort ou quoi ? », « Si j’me tire une balle dans la

tête, vous l’aurez sur la conscience… » ; ce que dit François

Cluzet dans L’Enfer de Claude Chabrol. Ce peut être une

phrase…, une phrase pour soi-même, prononcée à

haute voix : « Je comprends qu’on puisse se tuer… » Ce peut

être un rappel (à moins que ce ne soit un appel) de ce qu’ils

prennent pour un mauvais présage. C’est Anna Karénine

(héroïne de Tolstoï) qui, pensant que Vronski, son amant, la

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Le rire de la Joconde

- 62 -

délaisse, se jette sous un train ; Anna Karénine qui, au

début du roman, a été le témoin d’un accident… dans la gare

de St Petersbourg. Tout autant La Chute de Camus, un

roman lui aussi construit autour du suicide…

§

Pour d’autres, les délirants du tout-va-bien, comme les

appelait Lacan, proches parents des « Y’a pas de problème,

y’a que des solutions », comme il en court tant dans le

monde aujourd’hui, ce peut être invisible. « Juste avant de

passer à l’acte, la plupart de mes amis morts par suicide,

écrivait Pierre Rey (Une saison chez Lacan), affichaient les

signes extérieurs de l’équilibre et clamaient désespérément

que tout allait bien. » Comme l’enfant en psychothérapie —

lui aussi un délirant du tout-va-bien — à qui le thérapeute

demande au début de chaque séance comment il va ;

l’enfant répondant invariablement « très bien ». Un « très

bien » à entendre : « Il n’y a rien à chercher là ! » Plus

précisément : « Je vous en supplie, faites qu’il n’y ait rien à

chercher là ! » Comme cet autre délirant du tout-va-bien, un

ami de Pierre Rey, dont on se demande tout de même s’il ne

les attirait pas — ami qui, évidemment, finira par se suicider

— : « Il m’appela à plusieurs reprises [c’est cela qui est

important : « à plusieurs reprises »], me remercia, me dit

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Le rire de la Joconde

- 63 -

qu’il était content et que tout allait bien. »

§

Les délirants du tout-va-bien, candidats destinés au

suicide, êtres-pour-la-mort, comme les blés pour la faucille,

la faucille pour le marteau (on connaît la chanson…), ne

montrent en réalité jamais autant que ce qu’ils veulent

cacher !

§

Quand un comportement est trop manifeste, c’est peut-

être qu’il cache tout autre chose. Pour illustration — presque

frivole —, imaginons Arthur, 40 ans dont 20 ans de mariage

(c’est important ces 20 ans de mariage, sinon on ne peut

pas comprendre…). Arthur donc, 40 ans, 20 ans de mariage

toujours, qui rentre chez lui, mais plus tard, beaucoup plus

tard qu’à l’ordinaire. Pour se faire pardonner — du moins

est-ce ce que nous pouvons conjecturer même si,

évidemment, nous ne sommes pas dans la tête d’Arthur —, il

arrive avec un bouquet de fleurs. Ce bouquet, il ne le garde

pas pour lui, il le donne à sa femme et, lui offrant (on en fait

toujours trop), lui répète — ce qui d’ailleurs n’est pas

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Le rire de la Joconde

- 64 -

nécessairement faux — et plutôt trois fois qu’une (quand je

vous disais qu’on en fait toujours trop) : « Je t’aime, je

t’aime, je t’aime… » Que croyez-vous qu’entende Céleste

(c’est le prénom de sa femme, sinon c’est à n’y rien

comprendre). Une Céleste qui n’avait pas reçu de fleurs de la

part d’Arthur depuis plus de 20 ans (c’est pour cela que

c’était important cette histoire de 20 ans), depuis le jour —

elle s’en souvient et pour cause — où Arthur lui avait

demandé si elle voulait bien l’épouser. Une Céleste qui, si

elle pense maintenant qu’elle aurait mieux fait de se casser

une jambe ce jour-là, ne savait plus qu’Arthur pouvait

encore conjuguer un verbe aussi simple que le verbe

« Aimer ». Que pense Céleste ? Que « trop, c’est trop ! »

Arthur, nécessairement, cache quelque chose. Et que cette

« chose » s’appelle Machine, ou Créature, n’importe pas.

Que cette « chose » ait 18 ans à peine n’amène rien… ou si

peu. Qu’elle ait été rencontrée au service informatique où

elle faisait son stage de troisième (sans doute a-t-elle peu

de retard dans ses études, mais alors c’est compensé

ailleurs ; à moins, plus sûrement, qu’elle n’ait pas tout à fait

son âge…), n’est rien. Qu’Arthur, enfin, pour elle, soit prêt à

faire une croix sur sa famille et à vivre sa crise de la

quarantaine, n’est jamais que dans l’ordre des choses…

§

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Le rire de la Joconde

- 65 -

Laissons là l’« insoutenable légèreté de l’être », chère à

Kundera, et revenons à ces personnes qui clament trop haut

qu’elles sont heureuses quand le bonheur trop clamé (qui

plus est très haut) n’a évidemment jamais rendu heureux.

« Simplement, comme l’écrit toujours Pierre Rey, [elles]

mouraient. Jusqu’à ce qu’[elles] se tuent, nul n’aurait pu

soupçonner le poids de l’ombre ancienne qui oblitérait leur

vie. [Elles avaient] mobilisé leurs forces pour un combat

perdu d’avance contre un adversaire sans visage. Leur façon

de mourir le révélait enfin : trop tard. La mort précédait le

diagnostic. Pour avoir l’un, il avait fallu payer avec l’autre.

[…] On peut être couvert de femmes et avoir froid. » Tout

autant, comme Marylin, éclatante de bonheur sur des photos

prises quelques jours seulement avant sa mort, on peut être

couvert d’hommes et, là aussi, avoir, très, très, très froid.

§

« Je suis heureux, je suis heureux, vous dis-je, je vous

interdis de ne pas croire que je suis heureux, je suis heureux

à mourir ! » (Camus, La Chute)

§

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Le rire de la Joconde

- 66 -

Peut-on entendre ces personnes qui vont se suicider, si

on n’est pas soi-même psychologue, si on ne possède pas

l’écoute analytique… Et encore, si tant est que cela soit

opérant. Comme le disait Lacan — on peut donc anticiper

des silences prolongés : « Pendant un certain temps on a pu

croire que les psychanalystes savaient quelque chose, mais

[silence prolongé] ça n’est plus très répandu. [Silence

prolongé] Le comble du comble c’est qu’ils n’y croient plus

eux-mêmes. [Silence prolongé] En quoi ils ont tort. [Silence

prolongé] Car justement, ils en savent un bout. [Silence

prolongé] Seulement [silence prolongé] exactement comme

pour l’inconscient dont c’est la véritable définition, ils ne

savent pas qu’ils le savent. »

§

Ces personnes qui vont passer à l’acte, qui ne savent

pas qu’elles savent…, on les reconnaît à leur sourire… Un

sourire énigmatique. L’exact sourire énigmatique de la

Joconde !

§

Le sourire énigmatique de la Joconde, c’est le sourire de

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Le rire de la Joconde

- 67 -

l'Inconnue de la Seine, cette femme repêchée mais déjà

morte et dont un employé de la morgue, saisi par la beauté

de la jeune femme et l’expression heureuse de son sourire,

fera un moulage en plâtre de son visage que s’arracheront,

au tout début du XXe siècle, des bobos avant l’heure.

§

Le sourire énigmatique de la Joconde, c’est ce sourire

sur les lèvres de l’ouvrier d’un constructeur automobile,

ouvrier licencié qui, après être venu à l’Antenne Emploi —

une Antenne dont on sait que, toute antenne qu’elle est, elle

n’a jamais renvoyé autre chose qu’un peu de bonne

conscience du côté de l’entreprise, beaucoup d’argent du

côté des consultants, une souffrance infinie chez les

désormais ex-salariés —, quitte le conseiller en lui disant

simplement « merci… ». Cet ouvrier que l’on retrouvera

quelques jours plus tard, gisant au bas d’un viaduc.

§

Il y a comme cela, des endroits connus… connus pour

être des endroits, comme ces cimetières où viennent mourir

les animaux, où on se suicide ! Pierre Delvot, dans son

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Le rire de la Joconde

- 68 -

« Étude sur le suicide par précipitation de pont en Loire

Atlantique » (on est précis ou on ne l’est pas…) montre qu’il

existe des ponts iconiques, des ponts faciles d’accès, connus

du public et des médias, pour être des sites utilisés pour les

suicides. Des ponts porteurs de symboles forts comme la

beauté et la force. Ne leur manque que la… sagesse !

§

Des ponts où tout sourire a disparu. Des ponts comme le

pont des Arts (nous avons quitté la Loire Atlantique) où

Jean-Baptiste Clamence, héros de La Chute de Camus,

entend un immense éclat de rire : un rire qui remontait du

fleuve deux ou trois ans après le suicide dont il avait été le

témoin, une nuit de novembre, au pont Royal. « J’étais

monté sur le pont des Arts […] pour regarder le fleuve qu’on

devinait à peine dans la nuit maintenant venue. […] J’allais

allumer une cigarette […] quand, au même moment, un rire

éclata derrière moi. […] J’allais jusqu’au garde-fou […]

J’entendis le rire dans mon dos, un peu plus lointain, comme

s’il descendait le fleuve. Je restais là immobile. Le rire

décroissait, mais je l’entendais encore distinctement derrière

moi, venu de nulle part, sinon des eaux. […] Bientôt,

d’ailleurs, je n’entendis plus rien. Je regagnai les quais. […]

Ce soir-là, j’appelai un ami qui n’était pas chez lui. J’hésitais

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Le rire de la Joconde

- 69 -

à sortir quand, soudain, j’entendis rire sous mes

fenêtres. […] Je me rendis dans la salle de bains pour boire

un verre d’eau. Mon image souriait dans la glace, mais il me

sembla que mon sourire était double » (Camus, La Chute)

§

Deux ou trois ans avant donc… « Je regagnais la rive

gauche et mon domicile par le pont Royal. Il était une heure

après minuit. […] Sur le pont, je passai derrière une forme

penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve.

De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée

de noir. […] Je poursuivis ma route. […] J’avais déjà

parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque

j’entendis le bruit qui, malgré la distance, me parut

formidable dans le silence nocturne, d’un corps qui s’abat

sur l’eau. » (Camus, La Chute)

§

Semblable à la lettre volée d’Edgar Poe que personne

n’avait vu alors qu’elle était là, posée sur le bureau, la

Joconde si on regarde l’arrière plan, montre qu’elle a été

peinte sur une hauteur, adossée à ce qui, peut-être, est le

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Le rire de la Joconde

- 70 -

parapet d’un pont — parapet également appelé garde-

corps…

§

Le sourire énigmatique de la Joconde, c’est le sourire de

Dieter, qui dit au revoir quand il part à Dublin. Dieter que

l’on retrouvera pendu. C’était trois jours plus tard !

§

Le sourire énigmatique de la Joconde, c’est cet « air

bizarre » de Van Gogh qui avait tant frappé Gauguin à Arles

et dont il s’était ouvert à Émile Schuffenecker, un ami

peintre. « Alors qu’il était assis devant une fenêtre, comme

le rappelle Pierre Rey, quelque chose l’avait alerté : il s’était

retourné et avait vu Van Gogh, debout dans l’embrasure de

la porte ouverte, le contempler d’un air bizarre, un rasoir à

la main ! » Manifestation de l’inconscient, rire de la Joconde,

Gauguin s’ouvre à Schuffenecker de cet air bizarre de Van

Gogh ; Schuffenecker dont on sait qu’il sera soupçonné, un

jour, d’avoir fait des faux… des faux Van Gogh !

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Le rire de la Joconde

- 71 -

§

Le sourire énigmatique de la Joconde, c’est ce sourire qui

abrite le manque du regard de l’autre. Un regard, comme le

dit Pierre Rey, qui ne capte plus rien du visible. Sourire… et

regard dans le vide ! Un sourire qui apaise et met mal à

l’aise. Mal à l’aise, car le candidat au suicide a, ce que

j’appelle, « l’amitié encombrante ». Il « colle ». Non pas

comme le bon copain ou la bonne copine qui colle, mais dont

vous sentez qu’il aimerait être votre ami quand vous, au

contraire, vous souhaitez — sans vraiment vous le formuler

ou alors, ce sera après-coup, après son suicide — mettre de

la distance. Parfois même, il vous inspire une forme de peur.

Ce sentiment de malaise, Pierre Rey en fait une description

précise à propos, toujours, de cet ami qu’il appelait « le

Gros ». « Le désir pathétique de communiquer, les dîners où

il arrivait les bras chargés de bouteilles et de victuailles.

Tout en lui disait « aimez-moi », et tout en lui, par une

espèce de méfiance qui se dégageait de sa personne,

éloignait les autres. [C’est exactement cela. Ils ont, comme

je le dis, l’amitié encombrante. Vous l’invitez, il ne vous

parle que de lui et, dans le même temps, n’en dit rien, que

du creux !]. En société, poursuit Pierre Rey, il était nul,

pataud. Il créait autour de lui une inquiétante zone de vide.

[…] Ce roi se conduisait en moujik. Il semait le malaise. »

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Le rire de la Joconde

- 72 -

§

Rire de la Joconde quand, paradoxalement, cela ne doit

pas tromper, « on peut sentir, écrit Pierre Rey, à un moment

de sa relation avec cet autre, de toute la violence de son

instinct animal, qu’il a envie de vous tuer. » Tout autant,

c’est le sentiment « que votre vie, votre réussite peut le

blesser par ricochet. » Le malaise en sa présence peut être

tel « que cela demande d’espacer les rencontres. »

§

La Joconde, c’est celui, c’est celle, et c’est cela qu’il faut

retenir : qui va se suicider !

§

Rire de la Joconde, le sourire énigmatique de celui ou de

celle qui va se suicider est contagieux.

§

Comme les antécédents familiaux — si des proches se

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Le rire de la Joconde

- 73 -

sont suicidés, cela peut prendre valeur d’exemple —, il

existe, aussi dur cela peut-il être à entendre, un effet de

mode du suicide… « Le drame des drames, écrivent les

auteurs de l’Éloge du Bien-être au travail, c’est précisément

que des personnes qui pensaient au suicide — ou plus

exactement, qui s’étaient toujours interdit d’y penser, par

manque de courage, par peur d’abandonner les leurs — sont

passées à l’acte, entraînées en quelque sorte par les suicides

précédents. Comme s’il pouvait être plus acceptable

socialement — plus digne en quelque sorte — de se suicider

pour ce qui serait imputé à l’insupportation avérée des

conditions de travail et non à d’autres raisons plus secrètes

mais aussi, peut-être, perçues comme plus lâches ».

§

À la fin du XVIIIe siècle, Les Souffrances du jeune

Werther connaîtra un grand succès mais entraînera une

vague de suicides en Allemagne.

§

On peut trouver sagesse, force et beauté, à se suicider

dans le suicide des autres ; à suivre les chemins escarpés de

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Le rire de la Joconde

- 74 -

« ces premiers suicidés qui ont montré une voie difficile sur

laquelle ils ont été les premiers. »

§

Caton, relate Plutarque, reprit par deux fois la lecture du

Phédon — qui relate la mort de Socrate — la nuit même où il

se donna la mort.

§

Derrière l’illusion du sourire énigmatique de la Joconde,

ne perce qu’un immense rire ! Un rire qui semble se jouer de

l’entourage, de ceux qui pleurent désormais le disparu. Un

rire qui fait écho à leur impuissance à avoir pu aider celui qui

allait se donner la mort, à avoir pu le sauver le geste une

fois accompli. « Presque aussitôt, j’entendis un cri, plusieurs

fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s’éteignit

brusquement. […] Je voulus courir et je ne bougeai pas. […]

J’ai oublié ce que j’ai pensé alors. « Trop tard, trop loin… »,

ou quelque chose de ce genre. » (Camus, La Chute)

§

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Le rire de la Joconde

- 75 -

Comment retenir un ami qui se glisse hors de la vie ?

Dire ce que l’on ressent ? Évoquer la mort s’il le faut ? Ouvrir

une porte, dire : « Ça n’a pas l’air d’aller… » ? Opposer,

comme le recommande Montaigne, à la théorie stoïcienne de

la « sortie raisonnable », le devoir vivre au service d’autrui ?

§

Pour les sauver, il faudrait être odieux avec eux.

Leur hurler leurs quatre vérités. L’ignoble, c’est ne rien

dire. « Rien ne perturbe si on en parle » (Dolto)

§

Pour les sauver, il faudrait savoir prendre du temps.

« C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta

rose si importante. » (Antoine de Saint-Exupéry)

§

Histoire de La Chute… Jean-Baptiste Clamence, c’est

Jean-Baptiste qui crie dans le désert ; c’est le rire de la

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Le rire de la Joconde

- 76 -

Joconde qui nous rappelle, si tous nous avons vus son

sourire énigmatique, semblable à celui des personnes qui se

sont tuées, quand bien même nous pourrions remonter le

cours du temps, nous arriverions toujours trop tard, nous

manquerions toujours du courage pour les sauver. Nous ne

serions jamais suffisamment odieux avec eux. Nous ne

prendrions jamais le temps qu’il faut.

§

Rire de la Joconde quand la mort de nos proches suscite

en nous des réactions ambivalentes (Freud).

§

Rire de la Joconde, comme Clamence (celui qui clame !),

nous pourrions prononcer ces mots qui, depuis des années,

n’ont cessé de retentir dans ses nuits : « Ô jeune fille, jette-

toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la

chance de nous sauver tous les deux ! […] Supposez […]

qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr… !

l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard,

maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! »

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Le rire de la Joconde

- 77 -

§

Ne reste plus qu’une trace, un écrit, une sentence, un

acte, une dénonciation, une demande de pardon…, le lieu, le

moyen employé. Rire de la Joconde, énigme toujours à

déchiffrer : Pourquoi ?

§

Sourire énigmatique, « quelles occasions sont assez

justes pour faire entrer un homme en ce parti de se tuer ? »,

demande Montaigne.

§

« Le suicide est un acte philosophique », dira Primo Levi.

§

« Il n’y a [d’ailleurs] qu’un problème philosophique

vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou

ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la

question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le

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Le rire de la Joconde

- 78 -

monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze

catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord

répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu’un

philosophe pour être estimable doive prêcher d’exemple, on

saisit l’importance de cette réponse puisqu’elle va précéder

le geste définitif. » (Camus, Le Mythe de Sisyphe).

§

Bien sûr, et cela aussi participe du rire de la Joconde, il

s’en trouvera forcément toujours pour dénoncer à la seule

lecture du titre Éloge du suicide, le raccourci qu’ils auraient

aimé y voir, un appel au suicide… Bien sûr, il y aura toujours

ces ceux et celles qui n’auront pas lu le livre. Qu’importe,

pour prendre mot de Lacan : « Je ne parle pas pour les

idiots », ceux qu’il appelait, nous l’avons vu, les délirants du

tout-va-bien. Des délirants du tout-va-bien qui, écrit Pierre

Rey, se pendent en riant car la vie, c’est connu, est

parfaite !

§

Le rire de la Joconde — je parle maintenant de l’ouvrage

— n’entre évidemment pas dans ce que Robert Misrahi

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Le rire de la Joconde

- 79 -

appelle les enseignements tragiques. « On peut exprimer

une méfiance à l’égard des enseignements tragiques. Les

enseignements tragiques finissent par immobiliser les

volontés. Si l’on enseignait que l’humanité n’a pas de sens,

que la mort est notre principal but (Heidegger), que tout est

absurde (Cioran), si on nous enseigne que cela, il est clair

que les jeunes gens vont se laisser aller. À quoi ?, à

l’absurde et à la violence. »

§

Comme il y a les pousse-au-crime, Hégésias de Cyrène,

peut-on lire sur le site Wikipédia, soutenait qu’il n’y a pas de

bonheur possible et que la mort est préférable à la vie (sauf

pour le sage à qui toutes deux sont indifférentes). Aussi

conseillait-il le suicide, ce qui le fit surnommer Peisithanatos

(« celui qui pousse à la mort »).

§

On peut s’étonner de parler de la mort. « Mais, lorsqu’on

aime vivre, écrivait Pierre Rey, comment passer la mort sous

silence alors que sa négation équivaut à la négation de la

vie ? En ce qu’elle la place sous le signe de la limite, elle en

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Le rire de la Joconde

- 80 -

fixe le prix et donne son poids à la jouissance, ce morceau

d’intensité arraché à la mort, et à l’art, l’énigmatique part

d’éternité qu’on lui vole. »

§

Il faut vivre sa vie comme si nous devions nous suicider

dans cinq minutes. La probabilité du suicide doit être un

pari. Comme le pari de Pascal, non pas de croire ou de ne

pas croire en Dieu, on s’en fiche bien, mais — et c’était là

tout le pari — que si on croit en Dieu, alors on vit mieux

parce qu’on vit plus libre. Eh bien, faire le pari du suicide

comme probable dans sa vie, c’est faire le pari que nous

pourrons vivre mieux parce que nous pourrons pleinement

exercer cette liberté et mieux encore parce que nous

pourrons jouir de l’instant.

§

« Si nous survivons, comme l’a dit Dolto, c’est qu’il y a

de quoi. » « Je suis sûr, continuait Pierre Rey, que Dolto

nous parlait de l’instant, dans la gratification de ce qui le

transcende, amour, beauté, jouissance » et autres riens.

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Le rire de la Joconde

- 81 -

§

La question ne doit pas être : « Qu’est-ce que je risque

si j’échoue ? », mais : « Qu’est-ce que je risque si je

réussis ? »

§

Comme Mercier et Camier, de Beckett, il faut se mettre

en mouvement ne serait-ce comme le dit Deleuze, que pour

vérifier quelque chose, une hypothèse, une idée que l’on se

fait de l’endroit où l’on se rend. Cela n’a l’air de rien, mais ne

pas bouger, c’est mourir. C’est toute la différence entre

Mercier et Camier et En attendant Godot. Dans ce deuxième

roman, ce que montre Beckett, ce sont les ravages de

l’immobilisme – on recroise là l’inhibition à l’action. Estragon

et Vladimir attendent toute la pièce un Monsieur Godot. Ils

n’ont de cesse de dire « Allons-y » et, jamais ils ne bougent.

Alors forcément, une idée s’impose, le suicide ! Se pendre au

seul décor, un arbre, avec leurs ceintures. Ils sont sauvés,

du moins momentanément, car ils cassent les ceintures en

voulant tester leur solidité. La dernière phrase, encore et

toujours : « Allons-y ! » et ils ne bougent pas, précise

Beckett en didascalie, c’est-à-dire en note destinée aux

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Le rire de la Joconde

- 82 -

acteurs…

§

« Si on peut jouir de l’instant, écrit encore Pierre Rey,

on détient la clé du monde. On réussit à se placer sur une

orbite intemporelle, à ce point de l’espace qu’évoque Borges

dans L’Aleph où, soudain, présent, passé, futur,

s’enchevêtrent jusqu’à ne plus former qu’un amalgame

réduit en une vibration singulière de lumière perçue en un

certain lieu d’une certaine heure du jour sous un certain

angle d’une certaine marche de la cage d’un escalier dans un

certain quartier d’une certaine ville. »

§

Il n’empêche…

§

« Parfois, de loin en loin, quand la nuit est vraiment

belle, j’entends un rire lointain. Je doute à nouveau. […] Ces

nuits-là, ces matins plutôt, car la chute se produit à l’aube,

je sors, je vais, d’une marche emportée, le long des

canaux. » (Camus, La Chute)

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Le rire de la Joconde

- 83 -

§

Il n’est d’éthique que de la mise en acte du non-désir.

§

Vous comprenez pourquoi la réponse de Lacan à un

suicide, aussi violente qu’elle puisse être, était tout… sauf

bête : « Que vouliez-vous qu’il fît d’autre ? »

J’ai dit !