9
-PORTFOLIO ,

Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

-PORTFOLIO,

Page 2: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:
Page 3: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

FabienneLemarchand,iournaUste scientifique.

Avec la collaboration d.eGaston Giuliani,de ('Institut de rechercheour le développement, et

Daniel Ohnenstetter,du centre de recherchespétlOgraphiques etgéochimiques de Nancy.

l1Y avait, disaient-ils, clans la Birmanie duNord, bien au-dessus de Mandalay, parmi leshautes collines recouvertes de jungle, il y avaitune vallée qui portait le nom de Mogok. Là-bas,du fond des âges, et le long des ruisseaux, dans

les entrailles des roches, au flanc des monts, reposaient,enveloppés dans leur robe de minerai brut, les mbis pré­cieux. Là et... là seulement' Car, en vérité, à travers lemonde immense, sur tOlite l'étendue de la croûte terrestre,nul n'a jamais trouvé, nul n'a jamais connu, depuis quel'humanité a de la mémoire, un autre lieu pour recéler lespierres qui ont à la fois la couleur de la flamme pUre et dusang léger. » Dans ces lignes tirées de l'un des récits de

voyage de Joseph Kessel, transparaît toute la fascinationque cette vallée, à la géologie si particulière, célèbre pour

ses fameux rubis « sang de pigeon ", peut exercer [11.

Paradoxe chimiqueLes plus somptueux rubis sont en effet originairesd'Asie centrale: du Myanmar (ex-Birmanie), bien sùr,

mais aussi d'Afghanistan, du Pakistan, du Tadjikistan,de l'Azad-Cachemire et du Népal. On en trouve aussien Asie du Sud-Est, au nord du Vietnam et dans le Sudde la Chine. Tous les gisements, qui suivent la ceinturehimalayenne, là où l'Inde s'encastre dans l'Eurasie, par­

tagent plusieurs singularités. Les rubis)' sont enchâssésdans des marbres, des roches composées surtout de

carbonate de calcium. Ils sont toujours concentrés àl'intérieur de fines lentilles, et parfois de fentes ou deveines, de quelques dizaines de centimètres d'épaisseur,qui s'étendent sur quelques décimètres [21. Enfin, bien

que de petite taille, les pierres sont d'une qualité excep­tionnelle car très pauvres en inclusions minérales.

Si elles n'ont plus guère de secrets pour les gemmolo­gues, leur genèse est en revanche longtemps restée une

énigme pour les géologues. Et pour cause. Le rubis estla variété rouge d'un minéral très dur, Je corindon, un

m'l'de d'aluminium. Or, les marbres hôtes sont a prioridépourvus d'aluminium ... D'où vient donc cet ingré­dient? Huit années durant, Gaston Giuliani, de l'Insti­

tut de recherche pour le développement, avec VirginieGarnier et Daniel Ohnenstetter, du centre de recherchespétrographiques et géochimiques de Nancy, ont menél'enquête. Ils viennent enfin de résoudre l'énigme.

Situés pour la plupart dans des régions en conflit oupolitiquement sensibles depuis les années cinquante,

les grands gisements asiatiques sont longtemps restésinaccessibles. « Par analogie avec les autres gisements dumonde, on expliquait leur genèse pal' la présence de fluidesassociés à la mise en place de granites dans les marbres. Laprésence de filons de roches magmatiques dans ces marbresallait dans ce sens, explique Gaston Giuliani. Mais cettehypothèse ne résiste pas aux observations les plus récentes:ces filons sont en effet plus vieux que les gisements eux-

Page 4: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

Si . els il y CI eu, la guest ionest de savojr où ils sont passés.Ils restent quasi introuvablesa fœil nu

mêmes. Les expéditions et les analyses que nous avonsmenées depuis 1997 nous ont conduits à un scénario bienplus complexe. »

Solution saléeNous l'avons dit: le rubis est la variété rouge d'unoxyde d'aluminium. Sa couleur est due à la présenced'infimes quantités de chrome et de vanadium danscet édifice cristallin. Mais cette composition chimiqueest somme toute assez banale. Sa rareté vient du con­cours de circonstances exceptionnelles que requiertsa formation: il ne cristallise qu'à haute température(entre 500 et 900 OC), dans un milieu non seulementriche en alumine mais aussi pauvre en silice, renfermanten outre du chrome et du vanadium. Dès qu'il y a de la

silice, d'autres minéraux (sili­cates d'alumine, feldspaths oumicas) se forment: ils épuisentles stocks d'aluminium et inhi­bent de ce fait la cristallisationdes rubis.Revenons à notre interrogationde départ: d'où vient l'aluminium? C'est de ['intérieurmême des rubis que sont venus les premiers indices. Deminuscules inclusions de quelques dizaines de micro­mètres y sont piégées. Elles contiennent des gouttes dufluide originel capturées par les rubis lors de leur crois­sance [31. En les passant au crible de la sonde Raman, lestrois chercheurs, en collaboration avec Jean Dubessy, del'UMRGR de Nancy, ont découvert que ce fluide était,entre autres, riche en sulfure d'hydrogène, en soufrenatif et en dioxyde de carbone. Ce n'est pas tout. L'ana­lyse chimique des fluides récupérés après écrasementdes rubis a révélé la présence de chlorures, de sulfates etde nitrates. Autant de composés qui n'entrent pas dansla structure propre des rubis. D'où viennent-ils?Les pétrologues se lancent dans une longue quête.« Après plusieurs dizaines d'heures d'observations aumicroscope électronique à balayage, nous avons finale­ment repéré de minuscules cristaux d'halite (notre selde cuisine) et d'anhydrite, un Htlfate de calcium, dontla taille varie entre 50 à 100 micromètres", raconte

[111 e~~pi. La VallerdeI lU/III t9'1',

(21 A, Pê her l'I 0/ ,11/111/111/ of4110/1 ForlhSurnœl, JJ. ',65. ll~ 12,

[31 (, (iIlJIo<lnll'l alChem/enl (ien(oqy, .1'14,Jfi7.l00j

Page 5: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

-PORTFOLIOMINÉRALOGIE

Page 6: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:
Page 7: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

141 v. Gar 1"' fI al(lle7l1C 1Ge/lIC/>iy. 188.]). 2002.

151 V. G ' lèr C ni.. 10' Il 1tir: i'A\\OCalro/' {rCll!e0l5l'

rte gt'mmoluglf "l'" ail"

161 A (heill~1I el fi ,'ulldOi." CClm71U,nl I~ larmellt ICI

'merJudes ", Loi Rfl I)P/(hl'

novemb e1997. i. dB

'>Gaston Giuliani. Un résultat inattendu! Ce sulfate decalcium est en effet caractéristique des dépôts salifères.Or, ces derniers se forment dans des conditions particu­lières, lorsque les eaux (douces Ol! marines) s'évaporentà un point tel que les sels dissous qu'elles contiennentse concentrent jusqu'à saturation. Les «évaporites »,

c'est-à-dire les sels produits par l'évaporation, précipi­tent alors et s'accumulent. De tels dépôts s'observent ende nombreux points du Globe: dans le golfe de Kara­Bogaz, en bordure de la mer Caspienne, au lac Tchad,

en Afrique, dans certains lagons d'Australie ou encoreau niveau du bassin de Quaidam, en Chine.Sur le terrain, pourtant, ces évaporites n'en restent pasmoins introuvables' Pourquoi? Il faut préciser que lessels, très solubles, sont parmi les premiers à s'altérer. S'ilen reste, ils sont donc forcément rares. Et comme leurcouleur blanche se confond avec celle des marbres, il estquasi impossible de les repérer à l'œil nu! Mais la chancea souri aux chercheurs. Sous l'objectif du microscope,ils ont fini par découvrir, dans les marbres, des cristaux

Page 8: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

PORTFOLIOMINÉRALOGIE

d'anhydrite. D'autres indices suivent. « L'analyse chimi­que des minéraux qui accompagnent le rubis (des silicatescomme les tourmalines, les amphiboles ou les micas) arévélé la présence systématique de fluor, un élément quitémoigne lui aussi de dépôts salins. En outre, les phlogo­pites, des silicates très riches en magnésium de la familledes micas noirs, contiennent ici du sodium et non dupotassium comme c'est généralement le cas. Une particu­larité que l'on retrouve seulement en quatre endroits dansle monde, là où il y a des évaporites », souligne DanielOhnenstetter. Les données géochimiques délivrent unmessage identique; l'abondance des diverses formes del'atome de bore dans les tourmalines et celles du soufredans les anhydrites sont en effet typiques des rochessalines.

Une rareté expliquéeLe résultat est là: le fluide nourricier qui a donné nais­sance aux rubis provient de la dissolution d'évaporites,lesquelles étaient intercalées dans les marbres. Cettedissolution coincide avec un épisode très particulier del'histoire de la Terre. En datant les roches et les miné­raux piégés dans les rubis, les chercheurs ont en effetmontré que les gisements se sont tous formés entre- 45 et - 5 millions d'années, au cours d'un bouleverse­ment géologique important; la collision de l'Inde et del'Eurasie, et la naissance de la chaîne himalayenne 141.I.e scénario prend forme dans l'esprit de Virginie Garnieret de ses collègues [5]. Dans un passé très lointain, voiciplus de 250 millions d'années, la région était occupéepar des lagons peu profonds et des deltas alimentés parla mer et les rivières. Petit à petit, les sédiments charriéspar ces dernières s'accumulaient sur le fond, se mêlantaux dépôts calcaires d'origine marine. Ces lagons étaientpartiellement isolés et, sous ['action de Ja forte évapora­tion, se sont mués en grands lacs de saumures.Lors de la collision entre l'Inde et l'Eurasie, les empi­lements sédimentaires - où alternent calcaires, grèset sels - ont été comprimés, chauffés. Les grès se sonttransformés en quartzites, les calcaires en marbres. Etïes évaporites? En tre 600 et 650 oC et à des pressions~e l'ordre de 3000 fois la pression atmosphérique, lessels se sont mis à fondre. Le contact entre les marbresenvironnants et ce fluide salin chaud (à base de sulfates,de fluor, de sodium, etc.) est « explosif ». Des réactionschimiques s'enclenchent, car les marbres sont impurs.Comme le souligne Gaston Giuliani; « Ils contiennenttoujours suffisamment d'aluminium, de chrome, devanadium, et même de graphite issu de la transformationde la matière organique. À leur contact, les sulfates dufluide sont réduits en sulfure d'hydrogène, tandis que legraphite des marbres est oxydé en dioxyde de carbone. »

Cette réaction, connue sous le nom de thermoréductiondes sulfates, avait déjà permis d'expliquer, voici quelques

années, la genèse des fameuses émeraudes de Colombie[61. « Le fluide se charge progressivement de l'aluminium,du fer, du chrome et du vanadium des marbres. Commeces roches sont imperméables, il ne peut migrer et reste surplace. Le rubis cristallise alors au cœur des marbres, dansles cavités où logeaient auparavant les évaporites. »

La présence d'évaporites constitue donc un élément cléde la genèse des rubis. Dispersées sous la forme de len­tilles dans les marbres, elles sont rares. C'est donc leurrareté qui explique le très petit nombre de gisementsrépertoriés et leur faible extension géographique; sansces lentilles salines, pas de rubis 1 Nul doute que cettedécouverte sera mise à profit par les prospecteurs denouveaux gisements ... Il F. l.Reportage photo: Christophe Lepetit

1 V. Garnier et al,Le Règne minéral,55, 7, 2004

1 F. Ward, Rubiesand Sapphires,Gem Book Publishers,Bethesda, 1992.

1 RW Hughes, Rubyand Sapphire, RWHPublishing, Boulder,1997

'l' l'~ 1 j,l ~ "OV~ 1" ,ct r~i'" 87

Page 9: Le sel des rubis - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/divers19-10/... · ses fameux rubis « sangde pigeon ... de nombreux points du Globe:

Lemarchand F., Giuliani Gaston (collab), Ohnenstetter D.

(collab) (2004)

Le sel des rubis

La Recherche, (379), 80-87

ISSN 0029-5671