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Le Soudan du Sud poussé versl'abîmeLE MONDE | 22.01.2014 à 11h08 • Mis à jour le 22.01.2014 à 11h24 |
Par Jean-Philippe Rémy (/journaliste /jean-philippe-rem y/) (Juba, envoyé spécial)
A quoi ressemble le quartier général d'une armée dont les éléments sont en
train de se battre entre eux, au risque de détruire le pays, mais dont les
responsables affirment que tout va pour le mieux, et que la victoire
approche ? A Juba, capitale du Soudan du Sud, un char pointe son canondepuis l'entrée du camp de Bilpham.
Au centre de l'immense esplanade trône la statue géante et barbue de John
Garang, le père de la nation sud-soudanaise qui ne l'aura pas vue naître, ni
se déchirer, et doit aujourd'hui se retourner dans son mausolée du centre-
ville. « Docteur John » est mort dans un accident d'hélicoptère en 2005,
quelques mois après avoir signé la paix avec le Nord, au terme d'une guerre
civile avec Khartoum qui avait duré vingt ans, fait tant de victimes – peut-
être deux millions, dont beaucoup ont perdu la vie en raison des mauvais
traitements, atrocités et privations infligés par les belligérants –, impliqué
tant de parties, mélangé tant de problèmes, que son sens général en avait
été brouillé. Dans cette confusion, les divisions entre nordistes et sudistes,
Des soldats de l’Armée po pulaire de libération du Soudan (la SPLA, fidèle au
président Salv a Kiir), mardi 21 janvier, à Malakal. | AFP/CHARLES LOMODONG
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caricaturées à l'extérieur du pays en une opposition entre chrétiens et
musulmans, avaient relégué au second plan les graves divisions propres au
sud.
Lire aussi : Soudan du Sud : les vieux problèmes d'un pays
neuf (/afr ique/ar ti cle/2014/01/22/souda n-du-sud-les-vi eu x-problem es-d-un -
pays-neuf_4352359_3212.html)
Ces divergences négligées ont pris, depuis le 14 décembre, la tournure d'une
guerre civile que les observateurs internationaux évitent encore d'appeler
par son nom, espérant qu'un miracle ou un cessez-le-feu mette fin au
désastre par enchantement. Comme si les opérations militaires en cours
entre les forces loyalistes du président Salva Kiir, appuyé par l'Ouganda, et
celles de ses rivaux, dont la figure la plus importante est l'ancien vice-
président Riek Machar, relevaient du maintien de l'ordre musclé.
Les militaires sud-soudanais n'ont pas ces coquetteries. Dans son bureau du
camp de Bilpham, le colonel Philip Aguer, porte-parole de l'Armée populaire
de libération du Soudan, la SPLA, affirme que les troupes loyalistes ont
enregistré de nouveaux progrès sur le terrain. Il annonce qu'après Bor, au
cours du week-end dernier, voici que Malakal, la troisième des grandes
villes prises par la rébellion depuis que les combats et mutineries ont éclaté
fin décembre, vient d'être reprise par les forces soutenant le président Kiir.
Malakal, schématiquement, était coupée en deux, sur une ligne nord-sud. «
Une femme a trouv é refuge dans l'église de Malakal, le 21 janvier. | AFP/CHARLES
LOMODONG
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Il y avait dans Malakal un mélange de soldats ayant fait défection et de
civils armés . Nous les avons foutus dehors. Ils se dirigent à présent vers la
région d'exploitation pétrolière d'Adar, car ils veulent sans doute se livrer
à des sabotages, mais nous les poursuivons. »
Les forces opposées au gouvernement ne disent toutefois pas la même
chose, affirmant être encore dans Malakal. De plus, l'impression d'unité des
forces est trompeuse. Même dans le camp loyaliste. Lors de la reprise de
Bor, quelques jours plus tôt, les forces ougandaises ont joué un rôle-clé. Elles
sont entrées au Soudan du Sud fin décembre pour sauver Salva Kiir, dont
les troupes auraient pu être balayées par une marche sur Juba des rebelles
lancée depuis Bor, à 200 kilomètres de distance.
La pression sur Juba est donc légèrement redescendue, d'autant que les
Ougandais, selon une source bien informée à Juba, « ont établi une défense
tout autour de la ville », où ils évitent de se montrer.
Avec Malakal, c'est le contrôle d'une partie des zones d'exploitation
pétrolière qui est en jeu. Les forces de Riek Machar, et leurs alliés de
l'armée blanche, ont-elles l'intention de se livrer à une guérilla depuis la
brousse ? Joint au téléphone, l'ex-vice-président dit se refuser à cette
hypothèse : « Jamais de la vie, je ne veux pas que nous nous engagions
dans une nouvelle guerre de vingt ans. Nous allons nous réorganiser et
attaquer les Ougandais pour en tuer le plus possible et faire en sorte que
leur soutien à Salva Kiir devienne insoutenable pour Museveni. » Jusqu'ici,l'Ouganda ne communique aucune information sur ses pertes, reste flou sur
ses bombardements aériens, et élude la question de son implication militaire
au Soudan du Sud, que, selon des sources concordantes, les Etats-Unis
auraient souhaitée et pourraient appuyer afin d'éviter la chute de Juba.
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Les seules forces sud-soudanaises demeurées loyales à Salva Kiir ne lui
auraient pas permis de tenir, assurent ces mêmes sources. La majorité des
recrues de la SPLA appartient à l'ethnie nuer. Salva Kiir, dinka, a été
contraint de compter plutôt sur des forces étrangères et sur d'ex-petits
mouvements rebelles sudistes marginaux. Ces formations armées s'étaientprogressivement ralliées à Salva Kiir les années précédentes. Leur
existence même donnait déjà une idée des problèmes du pays.
« Ce ne sont pas les signaux d'alerte qui ont manqué. Rien de tout cela – la
crise politique, puis la violence – n'arrive par hasard », analyse un
spécialiste de longue date du Soudan, qui assiste, déprimé, aux négociations
entre les délégations sud-soudanaises, dans le luxe tapageur de l'Hôtel
Sheraton, à Addis-Abeba, en Ethiopie. Les deux camps y travaillent à un
projet de cessation des hostilités sur le terrain, tandis que l'IGAD,
l'organisme régional des pays de la Corne de l'Afrique, se prépare à six mois
de pourparlers, comme en témoigne un budget prévisionnel de plus de 3
millions de dollars soumis aux bailleurs de fonds, et que Le Monde a pu
consulter, incluant des dépenses surprenantes dans ce contexte, comme le
prix des chambres des envoyés : 1000 dollars par nuit…
Tous les connaisseurs du Soudan du Sud l'admettent : ce pays neuf a de
vieux problèmes, qu'il n'a jamais réglés, encouragé sur la scèneinternationale par de nombreux responsables politiques, religieux ou
onusiens, qui ont fermé les yeux sur toutes les dérives de l'ex-rébellion
sudiste.
Des soldats de l’Armée po pulaire de libération du Soudan (la SPLA, fidèle au
président Salv a Kiir), mardi 21 janvier, à Malakal. | AFP/HARRISON NGETHI
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Un de ces spécialistes, impliqué dans le processus qui a mené à la paix de
2005, après avoir égrené les raisons internes de la v iolence actuelle –
corruption vertigineuse, confusion entre l'armée et le parti au pouvoir,
népotisme, paranoïa sécuritaire… – ajoute : « Tous les acteurs
internationaux étaient tellement obsédés par l'idée d'une nouvelle guerre
nord-sud après l'indépendance qu'ils ont refusé d'entendre les sonnettes
d'alarme, alors que leurs petits protégés, à Juba, étaient en train dedévaster leur propre maison. »
Selon une estimation fiable, 60 milliards de dollars (addition de recettes
pétrolières, d'aide internationale et d'investissements) ont afflué depuis
2005 dans ce pays où l'Etat n'assure presque aucun service public,
abandonnant ce soin aux innombrables ONG. A l'heure du suicide en direct
de la jeune nation, ces torts partagés semblent moins intéresser la
diplomatie internationale que l'idée d'un cessez-le-feu. « Même si Riek
Machar signe un document comme celui-ci, des groupes sur le terrain
continueront les combats », assure une source bien informée face à l'une
des versions de l'accord. « Tous les responsables auxquels je parle ces
jours-ci semblent moins vouloir arrêter la guerre que vouloir Juba à tout
prix », conclut-il en soupirant.
Cette gravité tient en partie à une forme de répétition de l'histoire. En 1991,des responsables de la SPLA avaient lancé depuis Nasir, vers la frontière
éthiopienne, la contestation contre leur chef, John Garang. L'un d'entre eux
était Riek Machar. Le groupe des contestataires dénonçait – déjà –
Une famille dans une rue désertée de Malakal, le 21 janvier. | AFP/CHARLES
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l'autoritarisme et la mainmise du groupe des Dinka sur la rébellion et sa
direction. Par la suite, le conflit avait pris une tournure ethnique et, surtout,
opposé des sudistes entre eux, alors que de multiples atrocités étaient
commises.
Aujourd'hui, la rébellion est dirigée contre Salva Kiir, qui a succédé à John
Garang après sa mort. Elle est encore présente à Nasir. C'est même, selon
Philip Aguer, l'une des dernières villes qu'elle contrôle toujours. Pour briser
ce cycle des répétitions tragiques, il faudra plus qu'un cessez-le-feu.
(/journaliste/jean-philippe-remy/) Jean-Philippe Rémy
(/journaliste/jean-philippe-remy/)(Juba, envoyé spécial)
Journaliste au Monde