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Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 19 mars 2016 HORLOGERIE Denis Hayoun/Diode SA VOYAGES EN UTOPIE

Le Temps - Horlogerie 2016

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EditeurLe Temps SAPont Bessières 3CP 6714CH – 1002 LausanneTél. +41 21 331 78 00Fax +41 21 331 70 01

Président du conseil d’administrationStéphane Garelli

DirectionRingier Axel Springer Suisse SA

Directeur Suisse romandeDaniel Pillard

Rédacteur en chefStéphane Benoit-Godet

Rédactrice en chef déléguée aux hors-sériesIsabelle Cerboneschi

RédacteursVincent DaveauEmilie Veillon

Secrétaire de rédactionEmilie Veillon

PhotographiesDenis Hayoun/Diode SAVéronique BotteronLionel Flusin

Responsable productionNicolas Gressot

Réalisation, graphismeMélody Auberson Nicolas Gressot Michelle Villarroel

Responsable photolithoDenis Jacquérioz

CorrectionSamira Payot

Conception maquetteBontron & Co SA

Internetwww.letemps.chGaël Hurlimann

CourrierLe Temps SAPont Bessières 3CP 6714CH – 1002 Lausanne

Tél. +41 21 331 78 00Fax +41 21 331 70 01

PublicitéRingier SA PublicitéLe TempsPont Bessières 3CH – 1002 LausanneTél. +41 21 331 70 00Fax +41 21 331 70 01Directrice: Marianna di Rocco

ImpressionSwissprinters AG Zofin en

La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités.

Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite.ISSN: 1423-3967

De la passion dans le moteur

ÉDITO

Après avoir passé une semaine au Salon international de la haute horlogerie (SIHH) qui s’est tenu à Genève en janvier dernier, un thème a émergé, ou plutôt une émotion: la passion. C’est elle, le fil conducteur de ce nu éro.

Pour la première fois depuis sa création il y a 26 ans, le SIHH accueillait en son cénacle neuf horlogers indépendants. Soit neuf visions particulières de ce métier. Exposés dans un «Carré des horlogers», ces neuf marques coudoyaient les 15 autres marques historiques. A Baselworld, on est coutumier de cette mixité. A Genève, beaucoup moins. Et donc l’effet en est exacerbé. Cette réunion sous un même toit de grandes institutions et de marques indépendantes a eu pour effet vertueux de montrer que des recherches similaires étaient menées par les unes et par les autres. Les mouvements hybrides notamment, dont on trouvait un merveilleux exemple chez Piaget et un autre chez Urwerk, même si les intentions et fonctions sont totalement différentes.

Dans son discours d’inaugura-tion, Fabienne Lupo, la prési-dente et directrice générale du SIHH, rappelait qu’«en chinois, l’idéogramme wei ji, qui corres-pond au mot «crise», résulte de l’association de wei, signifian «danger», et ji, qui veut dire «opportunité». Un seul mot dans lequel se côtoient à la fois les

maux et une partie du remède». Pour savoir saisir les opportu-nités en période de crise, il faut avoir la foi. En soi, tout d’abord. Lorsqu’ils ont commencé en 2002 à travailler sur leur triple tourbil-lon, Antoine Preziuso et son fil Florian étaient animés de cette croyance qui permet de soulever les montagnes. Alors qu’autour d’eux personne n’y croyait, qu’on leur disait qu’il était impossible de parvenir à distribuer et à répartir équitablement l’énergie sur les trois tourbillons, tout en ayant un système débrayable, ils y sont parvenus, après des années de recherches. Le père a commen-cé, le fils a termi é. Leur montre a gagné le prix du public et celui de l’innovation au Grand Prix d’horlogerie de Genève, venant saluer treize ans de labeur, d’es-pérance et de renoncement.

Il faut avoir confiance en so savoir-faire et en un avenir incertain pour décider, à l’instar de Kari Voutilainen, de créer des montres de A à Z à l’interne. Il faut avoir l’âme chevillée au corps pour créer la montre de ses rêves et y passer cinq ans, alors que l’on est encore étudiant à l’école d’horlogerie. François-Paul Journe, pourtant, n’avait pas choisi ce métier. «La passion est venue en faisant», confie-t-il

Les horlogers sont des hommes passionnés. Parfois ces senti-ments s’expriment de manière plus discrète. Michel Parmigiani est un homme de peu de mots, mais de grand savoir. Outre ses montres, il restaure des pièces qui ont laissé d’autres que lui dans l’impasse. Mais tel un Sherlock Holmes de l’horlogerie, il tâtonne, recherche, réinvente des mécanismes oubliés. Et c’est ainsi qu’il a su refaire chanter l’oiseau chanteur qui avait perdu la voix depuis 1920. Le maître horloger s’est mis au service d’un chef-d’œuvre dont il n’était pas le créateur.

L’horlogerie peut être chemin d’humilité. Mais afin de éaliser un chef-d’œuvre, il faut être animé par quelque chose de plus grand que soi. Pour citer Hegel, «Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion.»

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Isabelle Cerboneschi

SOMMAIRE

4 Antoine et Florian Preziuso

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18 Blancpain

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20 Michel Parmigiani

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34 L’étanchéité

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4 Le Tourbillon des Tourbillons d’Antoine et Florian PreziusoIl leur aura fallu treize ans pour développer ce triple tourbillon. Le père a commencé, le fils a erminé. Pour «Le Temps», ils racontent. Par Isabelle Cerboneschi

8 Ces calibres hybrides, fruits de la tradition et de la rechercheDepuis quelques années, les marques travaillent à l’élaboration d’échappements innovants susceptibles d’améliorer le fonctionnement et surtout la précision des instruments de mesure du temps.Par Vincent Daveau

14 Kari Voutilainen, gardien du beau tempsPrésent au «Carré des horlogers» du dernier SIHH, Kari Voutilainen incarne l’artisan d’horlogerie d’art indépen-dante dans toute son humilité et sa splendeur. Rencontre.Par Emilie Veillon

18 La vague et le «rokushô»A quelques semaines de Baselworld 2016, Blancpain a dévoilé au «Temps», dans ses ateliers, une montre gravée d’une houle déchaînée aux reflets irides ents.Par Isabelle Cerboneschi

20 Michel Parmigiani et le chant sacré d’un oiseauL’atelier de restauration du maître horloger de Fleurier vient de redonner vie à un pistolet à oiseau chanteur datant de 1815. Un objet éblouissant, empreint d’une grâce immanente.Par Emilie Veillon

22 Quand les heures défilent aut ementOser un mode d’afficha e en rupture avec celui employé pour les montres traditionnelles, sans renoncer au mode de fonction-nement classique, répond aux attentes d’une jeunesse en quête de ses propres valeurs. Survol historique et nouveautés.Par Vincent Daveau

25 Portfolio TOYS FOR BOYS

Réalisation et photographies: Denis Hayoun/Diode SA

30 Complications en triptyqueEn cette année bissextile, trois complications horlogères, parmi toutes celles susceptibles d’être proposées au public, font particulièrement recette. Le tourbillon, la répétition minutes et, bien entendu, le quantième perpétuel. Par Vincent Daveau

32 Les patrons horlogers en leurs jardins secretsFrançois-Henry Bennahmias, CEO d’Audemars Piguet, et Karl-Friedrich Scheufele, vice-président de Chopard, ont accepté d’inaugurer cette série. Histoires à suivre…Par Isabelle Cerboneschi

34 L’étanchéité, un concept insubmersibleCette année, l’invention des boîtiers résistant à la poussière et à l’eau pour les montres-bracelets fête son 90e anniversaire. L’occasion de revenir sur l’aventure de cette découverte majeure à travers la présentation de garde-temps d’actualité.Par Vincent Daveau

36 L’heure d’ailleursLes montres associées à l’univers du voyage sont essentielles à tous ceux qui se déplacent à travers le monde pour leurs affaires. Véritables objets identitaires, elles en disent long sur leur propriétaire.Par Vincent Daveau

38 François-Paul JourneQu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?Par Isabelle Cerboneschi

2 Le Temps l Samedi 19 mars 2016Horlogerie

Sur le cadran, une panthère se repose en compagnie d’un colibri. Mais si l’on presse sur la couronne du remontoir, un bébé panthère s’échappe des pattes de sa mère et fait fuir l’oiseau aux ailes dorées indiquant ainsi la réserve de marche. Montre Panthères et Colibri, Cartier.

Réalisation et photographies: Denis Hayoun/Diode SA

Avec un nouveau boîtier, un mouvement à tourbillon squelette jamais vu et au degré de transparence exceptionnel, la montre Tourbillon Volant estampillée Poinçon de Genève est une étape majeure dans l’horlogerie Louis Vuitton, qui atteint le plus haut degré de qualité.

PortfolioToys for boysRéalisation et photographies: Denis Hayoun/Diode SA

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L’AVENTURE !

Le Tourbillon des Tourbillons chef-d’œuvre en famille

Il leur aura fallu treize ans pour développer ce triple tourbillon, qui a gagné deux trophées au Grand Prix d’horlogerie de Genève en novembre dernier. Le père a commencé, le fils a erminé. Une belle histoire d’engrenages qui se connectent, qui s’équilibrent entre eux, de résonance et de connivence. La naissance de cette montre est une épopée avec les éblouissements, les écueils et les découragements qu’une telle aventure au long cours comporte. Pour «Le Temps», ils racontent. Propos recueillis par Isabelle Cerboneschi

Les voir s’avancer tous les deux vers la scène pour recevoir le prix du public, c’était la séquence émo-tion du dernier Grand Prix d’horlogerie de Genève

(GPHG). Le public du monde en-tier avait plébiscité le tourbillon des tourbillons d’Antoine Preziu-so et son fils. «Je suis sans voix», a juste réussi à proférer le père. Plus tard, ils devaient recevoir le prix de l’innovation. Entre-temps, ils avaient retrouvé la voix et les mots pour dire l’émotion suscitée. On les comprend: cela fait treize ans qu’ils travaillent ensemble sur ce projet. Le père a commencé, le fil a terminé. Durant ces années, ils ont dû faire front commun aux obstacles, aux impossibilités, aux envies de laisser tomber, surtout Antoine. Parce que Florian, lui, ne lâchait rien. Il lui fallait résoudre cette équation à plusieurs incon-nues, quitte à n’en plus dormir. Et un beau jour, Eurêka!

Cette montre est une épopée ! Mais commençons par le commen-cement. C’est en sortant de l’école d’horlogerie, Florian, que vous êtes entré dans l’entreprise familiale?Florian Preziuso: Oui. En 2001, j’ai eu mon CFC. En 2002, je commen-çais à travailler avec mon père.Antoine Preziuso: Déjà? Ça passe les années!FP: J’y suis resté à peu près deux ans. Cela m’a permis de terminer ma formation. A l’école d’horlo-gerie, on apprend le métier d’une manière globale, mais on ne se spécialise pas vraiment dans un domaine précis. Ici, j’ai pu me consacrer à la haute horlogerie, et surtout au tourbillon, à la chronométrie et au réglage de la montre, qui nécessite beaucoup de pratique.

Antoine, vous espériez garder votre fils dans l entreprise?AP: Oui et non. D’un côté, oui, c’est mon fils! J’ vais envie qu’il reste dans la boîte. D’un autre côté, je me disais que ce serait bien qu’il aille voir ailleurs ce qui se passe dans l’industrie. Florian est resté deux ans chez nous et il a vécu le début du projet du tourbillon des tourbillons.

Ce projet était déjà né ?AP: Il était déjà…FP:… en train de naître. En 2002, le projet était au stade Recherche et Développement. Et en 2004, on sortait le premier prototype.

Depuis 2002 et sa présentation en 2015, vous avez travaillé treize ans sur ce projet alors ?FP: Oui, cela fait treize ans.

Qui a eu l’idée de ce triple tourbil-lon ?AP: C’était moi. On était dans les années tourbillon, tout le monde

faisait des tourbillons! Je me suis dit qu’il fallait se démarquer. A l’époque, personne n’avait développé encore de double tour-billon. Pourquoi ne pas aller plus loin et faire directement un triple tourbillon? J’avais envie de créer comme un système planétaire avec ces tourbillons qui tournent sur eux-mêmes et autour d’un centre. Florian est arrivé dans la société à ce moment-là, tout frais, tout jeune, avec des idées nou-velles, et tout de suite il s’est mis à travailler sur le prototype.FP: Petit à petit, j’ai repris l’atelier de production. On était une vingtaine à l’époque. Mais je voulais acquérir une vision un peu plus industrielle du métier, voir comment ça se passait dans les grandes entreprises, faire mon bout de chemin, travailler dans une grosse structure. J’ai com-mencé à démarcher, mais c’était très difficile

A cause de votre nom?FP: A cause de l’espionnage industriel. On m’a pris deux, trois fois en stage, mais c’était…AP:… sous haute surveillance!FP: Mes patrons m’ont fait signer des clauses de confidentiali é.AP: Franck Muller m’a appelé un jour. Il avait peur que mon fils m répète tout s’il le prenait dans son équipe. Je lui ai dit: «Tu n’as quand même pas coupé la langue à tes centaines d’employés?» Et il l’a engagé. Florian a été très profes-sionnel. De temps en temps, je lui demandais sur quoi il travaillait. Et il ne me disait jamais rien. Il est resté très secret. Après coup, j’ai appris qu’il développait le Ré-volution 3, le fameux tourbillon gyroscopique sur trois axes.

Oui, je m’en souviens. C’était quelques mois après le premier tourbillon sur 3 axes de Thomas Prescher. Je l’avais découvert à Bâle sur le stand de l’Académie des Horlogers indépendants, en 2004.AP: Oui, Thomas Prescher. Ce qui était étrange, à l’époque, c’est que nous étions tous les deux en train de travailler sur un tour-billon dans lequel on retrouvait le chiffre 3: lui sur un trois axes et moi sur trois tourbillons qui tournent sur eux-mêmes. Florian est resté environ cinq ans chez Franck Muller et après…FP:… Tu m’as débauché!AP: Je t’ai débauché parce qu’on avait eu une grosse commande!FP: Moi, j’étais bien, là-bas! J’étais le maître du tourbillon, j’avais carrément un secteur à moi, j’étais chef de l’atelier révolution, là où on produisait et développait les tourbillons un peu fous. C’était une belle époque. Et puis un jour, mon père m’appelle, il a la voix qui tremble, et il me dit: il faut

«C’est de la mécanique harmonieuse qui a une âme. On y a mis du cœur. Les gens le ressentent. Quand on la porte, on sent une énergie, on la sent battre, on la sent vivre. Elle vibre de fréquences.»Florian Preziuso

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d’Antoine et Florian Preziuso,

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que tu reviennes, on a une très grosse commande de tourbil-lons… Allez, rentre à la maison!

J’espère que vous avez augmenté son salaire?AP: J’étais bien obligé! Florian était un pro du tourbillon. Je me suis dit qu’il était temps qu’il rentre au bercail! Il a pu se libérer assez rapidement, il est revenu à l’atelier où on a mis en route ce travail.

En quelle année ?FP: 2006.AP: Tout se passait très bien jusqu’à la fin de 2008 où la cris nous est tombée dessus. On a eu de gros tracas, un peu comme partout. On a dû trouver des solutions de dépannage.FP: On a aussi dû arrêter les développements.AP: Le projet du triple tourbillon a été stoppé. On l’a mis dans un tiroir.

Quand l’avez-vous ressorti?FP: En 2012.AP: C’est Florian qui a rouvert le tiroir. Il voulait absolument le faire marcher.FP: Il y a eu des moments où l’on n’y croyait plus. On a étudié la chose, fait des simulations sur ordinateur, mais on ne trouvait pas la solution mécanique pour pouvoir connecter ces tourbillons entre eux.

Où est-ce que ça bloquait?AP: Pouvoir distribuer l’énergie sur les trois tourbillons et qu’elle soit équitablement répartie. Faire en sorte que si l’un s’arrête, les deux autres continuent.FP: Le problème venait du chiffre 3, qui est impair. Si on avait choisi deux tourbillons, ça aurait été facile. Quatre aussi.AP: Mais j’en voulais trois! Trois, c’est l’équilibre. C’est la base de tout. C’est un chiffre magique!FP: On retrouvait aussi une sym-bolique par rapport au temps: le passé, le présent, le futur.AP: Et puis un jour, Florian me dit: «Ecoute papa, j’ai trouvé!» Je n’y croyais pas.FP: J’avais passé une bonne année et demie dans mon atelier à faire des calculs, des essais, à fabriquer des maquettes. C’était comme un sudoku d’horloger! On avait un problème d’engrenage, on devait inventer quelque chose qui n’existait pas.AP: Il fallait que la force se dé-multiplie par trois et que tout soit

débrayable. Le différentiel devait être au cœur de la montre et il fallait que les aiguillages passent au centre.FP: J’ai dû l’usiner en métal pour faire des calculs de force. Les impressions 3D me permettaient de valider les sens de rotation. J’ai réalisé des calculs d’engrenage avec des couples pour m’assurer que la force allait arriver équita-blement.AP: C’est un engrenage intelligent qui va distribuer la force partout.FP: Une sorte d’équalizer en fait.AP: Le but était que les trois tourbillons se synchronisent et entrent en résonance. Florian est arrivé avec ses idées toutes fraîches, il a redonné l’impulsion au projet et j’ai recommencé à y croire.FP: J’ai eu un Eurêka! Je passais des soirées à fermer les yeux. Je créais le mouvement en 3D dans mon esprit, j’essayais de voir tourner les pièces. J’y allais étape par étape. On a travaillé avec des ingénieurs de hautes écoles techniques, qui ont tenté de développer des logiciels de simulation et qui n’ont pas réussi.

Un chiffre impair comme le 3, ça donnait des virgules sans fin. C sont justement ces virgules sans fin qui c éent la magie de cette pièce. Il y a une telle cinétique, tel-lement de paramètres qu’au bout d’un moment ça faisait bugger les ordinateurs. On ne pouvait se fie qu’à notre intuition.AP: Quand on nous dit que c’est impossible, c’est là qu’on s’ac-croche! On avait envisagé d’autres solutions de facilité, avec des roues à frictions, des courroies, mais on voulait rester dans la pure tradition horlogère. On voulait de la belle mécanique. A un certain point, on s’est partagé les fonctions avec un jeune horloger de l’atelier. Il y avait trois roues, chacun avait la sienne et on faisait un jeu de rôle: toi tu tournes dans ce sens-là, moi dans celui-là et la troisième personne dans l’autre sens. Qu’est-ce qui se passe si tu t’arrêtes? On avait tous les trois

l’engrenage dans la tête et on essayait de s’imaginer le résultat.FP: Ça, c’était rigolo!FP: Une fois le système validé, il a fallu le miniaturiser pour le mettre à l’échelle d’une montre-bracelet.AP: On ne voulait pas une trop grosse montre. Il fallait qu’elle reste portable, qu’elle soit jolie, qu’elle soit hypnotique. Le tourbillon, ça a toujours été le mécanisme qui fait rêver tous les horlogers.

Quand Florian a trouvé la solution du problème, vous étiez fie , jaloux, ou les deux?AP: Franchement, je doutais encore. Cela a été tellement long et difficile! J étais très fier et trè content. Je me suis dit: «Waouh, fortiche le gars! C’est l’élève qui dépasse le maître.»

Quelle est la plus grande difficult dans le fait de travailler ensemble?FP: C’est la franchise peut-être, on se dit les choses comme on les pense et puis parfois il y a des conflits d opinion. On s’affronte. C’est ce qui nous fait avancer,

mais par moments, c’est difficile Surtout quand on travaille sur des terres inconnues. On veut prendre un chemin, l’autre dit qu’il préfère prendre celui-là. Et pour fini , on se retrouve au même endroit. Il y a des remises en question, il faut une énorme complicité. Par mo-ments, c’est difficile, parce queAP:… c’est très fort.FP: Quand on rentre à la maison, on ne peut pas tourner la page. On est impliqué à 100%. On fait un repas de famille et tout d’un coup on a une idée, on doit la poser, on doit discuter.AP: Mon fils a du caractère, alor forcément il y a des collisions, des étincelles.

Parce que le père n’en a pas, du caractère ?AP: Si, beaucoup. Je suis très exigeant. Je veux que tout soit parfait. Je me fais du souci, aussi. En tant que père, tu veux tout

gérer. Tu as de la peine à déléguer, même à un fils. Et puis un fils, l’as eu tout petit, tu crois toujours qu’il est petit. Tu as toujours envie de lui montrer, de lui apprendre. Mais en fait, il a grandi, il a 33 ans. Moi, à son âge, je travaillais déjà sur de gros projets et personne ne me disait: fais comme ci, fais comme ça. Alors je me suis dit qu’il fallait le laisser faire, sinon on n’allait jamais aboutir. On a beaucoup de chance de travailler ensemble. Il y a des conflits, mai aussi des joies, de très grandes joies qu’on partage en famille et ça, c’est très beau. Et puis on pour-rait parler aussi de la maman, qui est le différentiel, qui va tempérer. Quand tous s’accordent et entrent en résonance, cela aboutit à de belles histoires.

Ce triple tourbillon, c’est un peu comme un mécanisme familial harmonieux?FP: Oui, c’est de la mécanique harmonieuse qui a une âme. On y a mis du cœur. Les gens le ressentent. Quand on la porte, on sent une énergie, on la sent battre, on la sent vivre. Elle vibre de fréquences.AP: Cette pièce appartient à l’histoire de l’horlogerie.FP: On est au cœur de la chrono-métrie.

Combien de brevets avez-vous déposés ?AP: Trois. Le premier en 2004. Il y a encore beaucoup de choses à inventer dans l’horlogerie, mais se protéger est primordial, verrouiller chaque invention pour ne pas se faire prendre l’idée.

Est-ce difficile de surviv e en tant qu’indépendant aujourd’hui? FP: C’est un peu de la survie.AP: Ça reste difficile, mais d’u autre côté, on tient la barre de sa propre barque, on peut changer de cap quand on veut, rapide-ment. L’indépendant est très réactif.

Vous avez déjà vendu des triples tourbillons ?AP: Oui, bien sûr, ils plaisent beaucoup. Cinq en 2015, et en 2016 on en a prévu une dizaine.

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez reçu les deux prix lors du GPHG ? FP: Le prix du public, c’est la reconnaissance. Nous sommes de simples horlogers et pour nous,

un merci ou un regard, ça veut dire beaucoup. J’ai même ressenti une sorte de soulagement. On était tellement sous pression pour réaliser cette montre qu’on vou-lait voir si les gens l’accepteraient, la comprendraient.AP: On s’est dit que si le public du monde entier avait voté pour nous, c’est qu’on avait fait quelque chose de fantastique. On ne s’en rend plus compte quand on a la tête dans le guidon.FP: En plaçant le dernier compo-sant de la montre, on croisait les doigts jusqu’à la fin pour qu elle fasse tic-tac.AP: Jusqu’à ce que tu aies posé la dernière vis et le dernier balan-cier, tu ne sais pas. Et puis soudain ça bouge, ça prend de l’amplitude, ça monte!

Que ressent-on à ce moment-là ?AP: C’est un grand moment! Du pur bonheur! C’est indescriptible.FP: Sur le moment, j’ai eu de la peine à réaliser.AP: C’est lui qui l’a monté le pre-mier. Il nous envoie une vidéo et il me dit: «Papa, ça marche!» C’était trop beau! J’étais en Australie avec ma femme. On est rentrés tout de suite.

C’est un peu comme une naissance.AP: C’est une naissance! Sans Florian, cette montre n’existerait pas. Je l’aurais peut-être faite un jour, à la retraite, mais sans lui on n’en serait pas là.FP: J’ai un défaut, ou une qualité : si je ne trouve pas une solution à un problème, ça me turlupine, je n’arrête pas d’y penser. Il faut que je comprenne comment ça fonctionne. Je crois que c’est l’espoir et l’intuition qui ont été mes moteurs.

Cette montre peut-elle être le sym-bole d’une passation entre vous ?FP: Esthétiquement, on voit deux générations sur cette pièce. Il y a le côté traditionnel à l’arrière de la montre, avec des finition très horlogères, et un aspect très technique, high-tech, qui est plus de ma génération avec des pièces en titane, usinées dans des dimen-sions pas possibles. Elle symbolise la tradition de deux générations d’horlogers.AP: C’est une passation, oui, une manière de passer le volant. Il a épaté la galerie, donc il va continuer à écrire la belle histoire de cette marque familiale Antoine Preziuso Genève.

Antoine et Florian Preziuso dans leur atelier en 2002, quand le fils a ejoint le père et que le projet a vu le jour.

«Trois, c’est l’équilibre. C’est la base de tout. C’est un chiffre magique.»Antoine Preziuso

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QUÊTE DE PRÉCISION

Ces calibres hybrides, fruits de la tradition et de la recherche

Parmigiani Fleurier Senfi ne: avec son guidage à structures fl exibles et une amplitude de 16°, le balancier mû par un classique train de rouage et un barillet à ressort permet une dissipation minimale de l’énergie par frottements. Associé à un échappement «sauterelle», il permet des réglages optimisés et une durée de réserve de marche très élevée.

F.P. Journe Elegante Calibre 1210: mouvement électromécanique avec moteur bi-rotor breveté. Processeur dédié, à fonctions spécifi ques et faible consommation. Fréquence du quartz: 32 768 hertz. Autonomie: huit à dix ans.

Les horlogers aiment re-pousser toujours plus loin les limites de la pré-cision. Ce type de combat semble dérisoire depuis l’invention des pendules

atomiques capables d’une préci-sion absolue. Seulement, comme le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand qui ne se battait pas dans l’espoir du succès mais parce que c’est bien plus beau quand c’est inutile, certaines équipes de Recherche & Déve-loppement au sein des manu-factures et en véritables héros de l’impossible partent encore en quête des quelques fractions de secondes manquantes.

Innover par nécessité Pour éviter de voir l’horlogerie mécanique devenir une dis-cipline statique qui pourrait mourir de ne plus évoluer, les chercheurs des entreprises les plus en pointe travaillent au dé-veloppement de mécanismes ori-ginaux destinés à ressourcer sans cesse le métier. Omega a ainsi réussi à imposer l’échappement Co-Axial. Ulysse Nardin tra-vaille également à celui appelé le Dual Ulysse. On sait la maison F.P. Journe avoir expérimenté un échappement personnel et origi-nal, tout comme Rudis Sylva. Les travaux de Rolex sur son groupe de régulation modernisé (Chro-nergy) en 2015 sur le calibre réf. 3255, tout comme l’échap-pement naturel à double impul-sion directe de Laurent Ferrier ou l’évolution du balancier en titane avec inserts en or gris de la manufacture De Bethune sont moins connus du public. Ces avancées techniques qui se rap-prochent de la recherche fonda-mentale restent confi dentielles, car les gains obtenus sont trop peu signifi catifs ou diffi cilement explicables au grand public face aux coûts engendrés pour leur développement. A la question de savoir ce qu’apporte le nouveau double balancier superposé mis au point pour la nouvelle Royal Oak d’Audemars Piguet, Giulio

Papi d’APRP répond: «Il ne va pas révolutionner l’horlogerie, mais ses bons résultats en matière de précision au porté devraient lui assurer d’avoir de l’avenir.» Et d’ajouter en souriant: «Dans le métier, on a déjà vu des choses moins brillantes... Mais il aurait pu nous dire que nous en ver-rions aussi d’autres, au moins aussi étonnantes.»

Association de technologies Car l’histoire horlogère en ma-tière de développements tech-niques est souvent sujette à des rebondissements inattendus, Ainsi, il y a quelques jours, Do-minique Renaud, le cofonda-teur de la société de création horlogère Renaud Papi devenu entre-temps APRP, a annoncé son retour dans le secteur avec la présentation d’un nouveau calibre horloger, baptisé DR01 Twelve First, doté d’un groupe de régulation à coup perdu (de type détente) avec balancier original porté par des couteaux, ressort de rappel linéaire, théorique-ment d’une grande précision et peu énergivore. Très récemment encore, en janvier, à l’occasion des 40 ans de son premier calibre à quartz fabriqué à l’interne, Piaget a choisi de présenter l’Emperador Coussin 700P, une montre dont le mode de fonc-tionnement du mouvement in-novant a été breveté en 1976 par Jean-Claude Berney sous la réfé-rence CH 597 636. Pour Franck Touzeau, le directeur marketing international et de la création horlogère, «ce calibre édité à seulement 188 exemplaires est un produit d’avenir hybride qui parvient à associer le meilleur de deux mondes trop longtemps en opposition, pour offrir aux consommateurs une précision jusqu’à présent inimaginable pour une montre mécanique». Ce cœur à remontage auto-matique conçu de façon tradi-tionnelle alimente non plus un balancier oscillant, mais une génératrice dont le régime de la rotation est piloté par un

Depuis quelques années, les marques travaillent à l’élaboration d’échappements innovants susceptibles d’améliorer le fonctionnement et surtout la précision des instruments de mesure du temps. Petit point sur les derniers développements du moment. Par Vincent Daveau

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Rolex Calibre Réf. 3255: ce calibre à remontage automatique que l’on retrouve dans les nouveaux modèles Oyster Perpetual Day-Date reçoit un échappement baptisé «Chronergy» à rendement optimisé avec géométrie améliorant de 15% le rendement énergétique. Composant parama-gnétique par fabrication LIGA en nickel-phosphore.

Audemars Piguet Calibre 3132: ce calibre que l’on retrouve au cœur de la Royal Oak Double Balancier Squelette fait 11 lignes, comporte 245 composants et emporte un nouveau groupe de régulation baptisé «Dualbalance» qui, vibrant à 3 hertz, doit, en raison de sa construction, être plus précis que ceux de la concurrence.

De Bethune Calibre DB2547 World Traveller: ce cœur doté d’un remontage manuel est aussi équipé d’un groupe de régulation original servi par une roue d’échappement en silicium, un spiral breveté et un nouveau balancier en titane avec inserts en or gris offrant des quali-tés de réglage améliorées.

Piaget Calibre 700P: ce mouvement embarqué dans la montre Emperador Coussin XL 700P associe, pour la première fois en Suisse, le meilleur de la mécanique et du quartz pour donner naissance à un calibre de nouvelle génération capable d’offrir une précision très supérieure à celle d’une référence purement mécanique.

Urwerk UR-EMC 2: calibre mécanique à remontage manuel classique de ma-nufacture avec organe de surveillance de synchronisation EMC doté d’un capteur optique autorisant l’enregis-trement des oscillations à la demande pour les corréler à un oscillateur électronique à 16 000 000 hertz.

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calculateur à quartz. Ce mode de construction, comme le rappe-lait son inventeur, Jean-Claude Berney, «permet, en raison de son couple élevé, la réalisation de fonctions ou de complica-tions classiques habituellement réservées aux montres méca-niques de prestige». Les puristes le savent, puisque Seiko, qui uti-lise un calibre similaire depuis 1999 et en version automatique depuis 2005, a démontré sa sou-plesse d’emploi en l’intégrant au cœur de montres à sonnerie. Mais les mixages de technolo-gies sont à la mode. La preuve, cette année, François-Paul Journe remet en avant le calibre 1210 dont le développement, inspi-ré de celui mis au point pour la Kinetic de Seiko en 1988 ou de l’Auto-Quartz travaillé par ETA, fait appel à un rotor qui, mis en rotation grâce aux mouvements de la propriétaire, permet d’ac-tiver une génératrice produisant un courant stocké dans une bat-terie. «Ce mode de construction hybride a de l’avenir – et pas ex-clusivement dans le secteur auto-mobile – car il permet, grâce au capteur de mouvement, des éco-nomies d’énergie et, au niveau de la montre, de préserver la bat-terie quand elle n’est pas portée puisqu’elle s’arrête rapidement pour se remettre automatique-ment en route à la moindre solli-citation», souligne François-Paul Journe, qui a travaillé huit ans sur le développement de son nouveau moteur.

La voie des irréductibles Il y a quelques années, TAG Heuer avec le Mikrogirder, Girard-Perregaux avec l’échap-pement Constant et De Bethune avec celui du prototype bap-tisé «Résonique» annonçaient une vraie révolution en ma-tière de régulation mécanique du temps en présentant des systèmes d’échappement révo-lutionnaires. Ces inventions, au nombre desquelles il faut compter le calibre de manufac-

ture EMC de la maison Urwerk, capable d’affi cher sa précision instantanée grâce à une petite dynamo et un système de calcul optique, sont aujourd’hui re-jointes par un nouvel organe réglant baptisé «Senfi ne». Créé par la division Recherche & Dé-veloppement de la manufac-ture Parmigiani à partir d’une idée de l’ingénieur Pierre Gene-quand, il a été présenté lors du SIHH comme un élément per-mettant d’augmenter de façon importante la réserve de marche d’une montre mécanique. Seu-lement, ce nouveau dispositif offre également d’autres quali-tés en termes de pure précision. Mais le produit en est encore au stade du concept et, comme le soulignait Takahiro Hamaguchi, le responsable Développement Mouvement de la manufacture: «l’année 2016 sera consacrée à rendre l’organe compatible avec la norme COSC en vigueur. Et l’affaire n’est pas simple: le régu-lateur Senfi ne impose la fabri-cation de machines spécifi ques, car l’oscillateur sans frottements en silicium nécessite une pré-cision de l’ordre du micron et son mode de fonctionnement interdit le recours aux outils de mesure classiques puisqu’il ne fait pas tic-tac. Aussi, il est diffi cile d’évaluer sa marche sinon de façon optique.» Mais comme l’ajoutait Florin Nicules-cu, vice-président Développe-ment Produit: «Ce défi est à la hauteur de la révolution qui se prépare. Car une fois toutes les étapes résolues, la manufacture Parmigiani défi nira la réserve de marche de ce nouveau type de régulateur inspiré de celui dit à «Sauterelle» inventé par John Harrison pour la pendule marine H1 en 1755. Une fois son fonctionnement fi nalisé, cette montre 100% mécanique aura une réserve de marche qui se comptera en mois. De quoi transformer profondé-ment l’univers horloger tradi-tionnel.»Affaire à suivre!

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Présent au «Carré des horlogers» du dernier SIHH, Kari Voutilainen incarne l’artisan d’horlogerie d’art indépendante dans toute son humilité et sa splendeur. Sa manufacture intimiste est l’une des seules à fabriquer maison la majorité des composants. Rencontre sous les toits de son manoir, dans le Val-de-Travers. Par Emilie Veillon. Reportage photographique: Lionel Flusin

Quand le téléphone sonne entre les murs historiques de la manufacture Voutilainen, située à Môtiers, dans le

Val-de-Travers, c’est bien sou-vent Kari Voutilainen qui ré-pond. Pas de réceptionniste. Ni de mise en attente musicale. Un contact simple et direct qui en dit long sur ce grand maître horloger pour qui «la valeur du travail est bien supérieure à celle des mots». Il est partout. Dis-cret, concentré et calme. A tous les étages du manoir où il vit et travaille entouré d’arbres cente-naires. Cette très belle maison de maître de 1906, à la porte d’en-trée majestueuse, dispose d’une aile dans laquelle on entre par une petite porte, anciennement dédiée au service, dont un esca-lier étroit mène à l’ancien gre-nier du cinquième étage où sont installés les bureaux et les ate-liers. Soixante-quatre marches plus bas, l’ancien atelier du jar-dinier, le local à charbon et le four à pain de l’entresol ont été aménagés en petite usine de pro-duction où œuvrent deux mé-caniciens et deux guillocheuses sur des machines des années 40. «Le propriétaire, qui a construit cette demeure en 1906, souhai-tait qu’il puisse y vivre en auto-nomie quasi complète, avec un grand potager, du pain maison, des bêtes. Ce n’est sans doute pas pour rien que ce lieu m’a inspi-ré», explique Kari Voutilainen en guide bienveillant.

Car, à l’exception du spiral, du ressort de barillet et d’une partie des pierres qui composent les montres Voutilainen, rien n’est acheté. Tous les composants du mouvement et l’essentiel des pièces, y compris platine, pont de barillet, pont de balancier, barillet, balancier, ancre, roue d’échappement, piliers, pignons, vis et cadrans sont fabriqués sur place. Et c’est également là qu’est réalisé l’ensemble des fi -nitions, de l’anglage, du polis-sage et de la décoration, avant l’assemblage et le montage. Au total, une quinzaine de per-sonnes assurent les différentes étapes de cette production au-tonome inspirée. «Les horlogers sont à la fois angleurs, régleurs, mécaniciens, pivoteurs. Nous avons tous appris les différentes facettes du métier ensemble, en s’exerçant encore et encore», se souvient Kari Voutilainen. Un choix qui s’est imposé à lui il y a une dizaine d’années, pour ne pas dépendre des fournisseurs dans un marché en pleine res-tructuration et par goût du défi . Un changement radical qui a posé bien des contraintes au per-fectionniste fi nlandais, qui s’est alors mis en quête d’un parc de machines d’occasion, notam-ment des fraiseuses centenaires

INDÉPENDANCE

Kari Voutilainen, gardien du beau temps

Kari Voutilainen dans le parc de sa propriété où il vit et travaille, à Môtiers, dans le Val-de-Travers.

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grâce auxquelles il a pu façonner ses propres outils. «Sans mode d’emploi ni réelle expérience en la matière, nous avons dû pro-céder à tâtons pour apprendre à fabriquer les pièces et fi nitions. Cela nous a pris des années pour maîtriser chacune d’elles», se souvient le spécialiste.

Production limitéeSa micro-manufacture assure la production d’une cinquan-taine de pièces par an. «En 2007, lorsque l’Observatoire a été pri-mé, nous avons reçu un grand nombre de commandes et il a fallu poser le choix de ne pas s’agrandir, pour garder la maî-trise de notre production à l’in-terne. Depuis, je m’y tiens. Quand on produit peu, on n’a pas besoin de plaire à tout le monde. Il n’est pas question de construire une annexe dans le jardin, même si les commandes explosent depuis le SIHH», confi e, tout souriant, le maître horloger qui continue de travailler lui-même à la réalisa-tion des montres qu’il a imagi-nées, dans les moindres détails esthétiques et techniques. Quitte à passer souvent ses fi ns de soi-rée à l’établi après avoir dîné en famille. Privilégiant presque uniquement la vente directe, à l’exception de quelques points de vente, au Japon, à Singapour, en Thaïlande, en Suisse et en Finlande, il suit cette logique du travail bien fait et de la proximité jusqu’à cette étape fi nale. Le mo-ment de la livraison des pièces étant l’occasion d’accueillir ses plus fi dèles collectionneurs chez lui, le temps d’une journée, par-fois dans la véranda familiale ou autour d’un saumon cuit en papillote, sur un gril, à la fi nlan-daise. Comme faisait déjà son père, sur leur terrasse familiale, face à la mer Baltique.

Né là-bas en 1962, le jeune garçon discret qui a toujours su qu’il travaillerait de ses mains comme indépendant a fait son apprentissage d’horloger dans l’une des écoles d’horlogerie les

De haut en bas: la montre Hisui, dont le cadran et le mouvement ont été décorés au Japon par une artiste japo-naise, le modèle V-8R avec cadran noir laqué et l’Observatoire.

«Quand on produit peu, on n’a pas besoin de plaire à tout le monde. Il n’est pas question de construire une annexe dans le jardin, même si les commandes ex-plosent depuis le SIHH»

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plus réputées du monde, à Ta-piola. Vingt-sept ans plus tard, il s’installe en Suisse avec son épouse pour effectuer le cours du WOSTEP (Centre suisse de formation et de perfectionne-ment horloger basé à Neuchâtel) sur les montres compliquées. Repéré par Parmigiani Mesure et Art du Temps, c’est auprès de Charles Meylan, alors septuagé-naire, qu’il apprend à œuvrer sur les pièces uniques et les restaura-tions de montres historiques ain-si que les grandes complications, en s’initiant aux gestes les plus anciens de l’horlogerie d’art. Un apprentissage qu’il a reçu comme un cadeau qu’il a voulu à son tour transmettre plus loin en enseignant durant trois ans au WOSTEP, tout en créant ses pre-mières pièces uniques chez lui, le soir, faisant naître de nouveaux mécanismes et mouvements. Ses élèves ont été les premiers ponts tissés vers la clientèle de collectionneurs qui lui com-manda ses premières pièces. En 2002, il choisit de s’installer en tant qu’horloger indépendant à Môtiers, là où les vastes étendues sauvages et les forêts où il aime courir lui assurent le calme et la nature dont il a besoin pour créer. Tout en puisant aussi son inspiration dans les automobiles des années 40 à 60, aux formes parfaites, et dans l’architecture contemporaine, épurée et légère.

Tandis qu’un troisième réalise un tournage à la main entre points.

Un artisan effectue des finitions sur le pont d’échappement dans l atelier situé dans l’ancien grenier du manoir.

Un autre travaille au pré-montage d’un mouvement.

Vue sur le montage final d’un mou ement.

Dans l’ancien atelier du jardinier situé au rez inférieur du manoir, une machine centenaire permet de réaliser le guillochage main d’un cadran.

«La valeur du travail est bien supérieure à celle des mots»

Et le terreau se révéla très fer-tile. Les années qui ont suivi ont permis à Kari Voutilainen de mettre au point un calibre à ré-pétition dix minutes où le double ton, indiquant habituellement les quarts, sonne les dizaines, suivi du Calibre 28, doté d’un échappe-ment à double roue et impulsion directe qui pourrait fonctionner sans lubrification, ainsi qu’un tourbillon avec échappement à détente. A partir de 2005, l’en-vie de créer son propre mouve-ment de base donne naissance au «Vingt-8», puis à la montre du même nom qui incarne encore aujourd’hui le style Voutilainen, travaillé jusque dans les infime détails. Composé de deux roues d’échappement à impulsion directe, entre lesquelles est dis-posée une petite ancre pilotée comme un échappement à ancre, le mouvement atteint 65 heures de réserve de marche. Promu «Horloger de l’année 2007» dans son pays natal, Kari Voutilainen n’a depuis cessé de faire parler de lui. Son talent récompensé déjà quatre fois lors du Grand Prix d’horlogerie de Genève (GPHG). Trois fois dans la catégo-rie «Montre homme» (pour l’Ob-servatoire en 2007, pour la V-8R en 2013 et la GMR en 2015) et une fois dans la catégorie «Métier d’Art 2014» avec la magnifiqu Hisui. Il a également remporté le prix Gaïa en 2014.

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MÉTIERS D’ART

La vague et le «rokushô»A l’occasion de Baselworld 2016, Blancpain dévoile un garde-temps gravé d’une houle déchaînée aux reflets iridescents. Une gravure d’or sur laquelle a été appliquée une patine d’origine japonaise, le «rokushô», aux résultats aussi aléatoires qu’envoûtants. Cette montre a été dévoilée au «Temps» dans les ateliers à quelques semaines du salon. Pour mettre au point la technique : trois ans de travail et d’essais. Explications. Par Isabelle Cerboneschi

Ci-contre: L’une des nouvelles montres Métiers d’art de Blancpain dévoilées durant Baselworld 2016 représente une vague gravée sur laquelle a été appliquée une patine japonaise, le «rokushô».

Ci-dessous: la montre Villeret, cadran «shaku-dô», présentée à Bâle en 2015.LI

ON

EL F

LUSI

N

On dirait que la vague dans sa toute- puissance va sortir du cadran. Noire, comme le danger, comme l’ombre

dans laquelle elle se défoule. Une mer de mercure en furie avec des reflets bleutés sur une nuit d’obsi-dienne.

Difficile de croire qu’il s’agit d’une vague gravée dans de l’or. Un or gris recouvert d’une patine de quelques nanomètres, qui lui confère des reflets iridescents allant du bleu au violet. La tech-nique utilisée – le rokushô – pos-sède la magie de ces arts dont les résultats relèvent pour une part de l’aléatoire.

«Blancpain est de plus en plus créatif dans ce qu’on appelle les Métiers d’art, souligne Alain Delamuraz, vice-président et di-recteur Marketing de Blancpain. Les racines de Blancpain, l’essen-tiel de la recherche et du déve-loppement, chez nous, ce sont les mouvements, les calibres. Mais au fur et à mesure, nous avons sou-haité réaliser ce qu’il y a autour du mouvement. Et puis la marque s’est agrandie, et de la même ma-nière que l’on fabrique nos mou-vements et nos calibres 100% à la maison, depuis environ sept ans, nous avons décidé de faire de même pour les Métiers d’art, d’où l’engagement de cinq artisans à ce jour.»

Une démarche récompensée En novembre dernier, Blancpain recevait le prix de la montre Mé-tiers d’art, lors du Grand Prix de l’horlogerie de Genève, pour sa montre «Shakudô». Sur son cadran reposait une sculpture en or et en demi-ronde bosse de Ganesh – le fameux Dieu éléphant – sur un fond noir aux reflets changeants. Sa silhouette, elle aussi, possé-dait les chatoiements profonds

finis. La suite, on la connaît: Ba-selworld 2015 d’abord, puis le prix de la montre Métiers d’art au Grand Prix d’’horlogerie de Genève.

Un hommage aux océansMais l’envie d’aller plus loin en-core titillait l’esprit des artisans dans les ateliers. Et pourquoi pas une gravure «shakudée» apposée sur une pierre fine? Blancpain n’avait à ce jour jamais travaillé avec une base de pierre. Le choix du motif fut facile. Une vague, inspirée de la Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai. Mais plu-tôt qu’elle se déchaîne en plein jour sur un ciel bleu, elle rugit dans la nuit. Pour rendre cet effet nocturne baigné d’un rayon de lune, le choix s’est porté sur une obsidienne argentée du Mexique, pierre sur laquelle la vague en or aux reflets sombres est apposée comme une applique. Lorsque l’on veut colorer l’or, on peut choisir d’utiliser divers traite-ments de surface – galvano-plastie ou pvd – qui donnent au métal précieux une couleur très homogène. Mais c’était trop uni-forme pour ce projet. Blancpain souhaitait donner vie à sa vague, obtenir des reflets changeants. Et pourquoi ne pas réutiliser la technique du shakudô? La vague gravée a été �xée sur un alliage de cuir et d’or, le fameux shakudô. L’ensemble a été trempé entre dix et trente minutes dans un bain de sels de cuivre qui a oxydé l’alliage, et des particules d’oxydation se sont ensuite transposées sur la vague en or, formant un fil d’interférence épais de quelques nanomètres. Le film est tellement fin que la lumière du jour s’y dif-fracte, comme s’il s’agissait d’un prisme. D’où cette patine parti-culière capable de rendre visibles les couleurs de l’arc-en-ciel. Afi de donner l’illusion de l’écume,

side dans le défi de faire ressortir un volume, une profondeur, avec si peu de matière.

De retour dans les ateliers, transformés en laboratoire de chimie, le Ganesh fut apposé sur la base shakudô, et le tout trem-pé dans les sels de cuivre, qui lui faisaient subir une oxydation. Mais ce que les hommes de l’art

ont trouvé en œuvrant, c’est que tous les com-posants en or présents sur le cadran obtenaient

eux aussi une légère patine. Alors que les

métaux précieux ne s’oxydent pas.

Comment était-ce possible? Les

artisans ont d é c o u v e r t que le shaku-

dô, la matière, se diffusait dans

le liquide et ve-nait se redéposer

de manière très fin sur tous les compo-sants en or. En sortant

du bain de sel, le Ganesh était noir. Plutôt que de lui redonner sa couleur

d’origine, qui aurait juré avec sa base noircie, il fut

décidé de jouer avec cet effet. Le Dieu éléphant a donc été brossé à la main pour ôter la légère couche de patine, hormis dans les parties en fond de creusure. Quand on re-garde la montre, on a l’impression qu’on l’a trouvée dans un coffre après des siècles d’abandon. «Il y a énormément de paramètres qui entrent en ligne de compte: selon l’hygrométrie, la température, la patine se fait différemment. On n’aura jamais deux fois le même effet. C’est vivant», souligne Alain Delamuraz.

En décembre 2014, les ateliers présentaient à Marc A. Hayek les premiers échantillons de cadrans

que peuvent avoir une tache de pétrole ou une plume de paon: des irisations tirant vers le vert, le bleu, le magenta. Ce garde-temps avait été baptisé «Shakudô» parce qu’il s’agit du nom de la technique japonaise dont elle s’inspirait, soit un alliage oxydé de cuivre et d’or (en général 92% de cuivre pour 8% d’or) souvent utilisé pour décorer les pièces de garde des sabres d’ornement ja-ponais. Cet alliage a la capacité de s’oxyder dans les sels de cuivre, ce qui lui confère une patine spécifique que l’on appelle rokushô, révé-lant des reflet i r i d e s c e n t s bleu-violet.

Cette montre est fille du ha-sard et de la chance. C’est en effectuant des re-cherches en 2012 sur les métaux pré-cieux damassés que Blancpain a découvert le shakudô. Deux so-lutions s’offraient aux ateliers: contacter les ar-tisans japonais maîtres en la matière et s’engager dans un partenariat, ou bien apprendre la technique à l’interne. C’est la seconde solution qui a primé. Trois années d’essais ont été né-cessaires. Il a d’abord fallu tester les alliages et les développer avec différents pourcentages d’or. Les uns donnaient des teintes tirant plutôt vers le gris, d’autres vers le violet ou encore le marron. Une fois la matière de base maî-trisée, il était temps d’envoyer la pièce chez les graveurs au Bras-sus. Une gageure. Le cadran fait 1,1 mm d’épaisseur, la base de shakudô 0,6 mm et l’applique 0,5 mm. Tout l’art du graveur ré-

certaines parties de la vague ont été polies à la main – au cabron de peau ou à la bûchette en bois – pour laisser apparaître le gris de l’or. Pour faire un cadran, il faut compter en moyenne entre vingt et trente jours.

«Lorsque nous présentons une montre à un client, cela nous permet d’expliquer un art lié à l’horlogerie à son futur proprié-taire. Dans le cas de celle-ci, nous aurons beaucoup à dire», relève Alain Delamuraz. Lui expliquer, par exemple, cette patine par-ticulière. Ou évoquer le mouve-ment, transformé exprès pour cette pièce. Le mouvement choisi est le 13R0 sorti en 2005. Il fait 3,25 mm d’épaisseur, possède 8 jours de réserve de marche «et trois barillets! souligne Alain Delamuraz. On aurait même pu aller plus loin que ces 8 jours, mais nous aurions pris quelques risques de chute de force en pas-sant d’un barillet à l’autre.» Ce mouvement de base a été trans-formé afin que le cadran reste entièrement dédié à la vague. Exit la date. Quant à la réserve de marche – indication qui a son importance dans une montre à remontage manuel qui fonc-tionne sans s’arrêter pendant 8 jours – elle se retrouve de l’autre côté de la montre. Quand on la retourne, on découvre également des doubles moulures autour des rubis, clin d’œil à l’histoire de l’horlogerie, du temps où l’on n’arrivait pas à chasser les rubis dans la matière.

Jusqu’au bracelet qui possède une histoire. Il a été fabriqué de A à Z par un artisan: de la découpe à la patine, jusqu’au cousu sel-lier, tout est fait à la main. Mais la maison Blancpain rechigne à en dévoiler le nom. A peine si l’on apprend qu’il travaille dans le canton de Vaud. Du «Swiss made» jusqu’à la peau…

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RESTAURATION

Michel Parmigiani et le chant sacré d’un oiseauL’atelier de restauration du maître horloger de Fleurier vient de redonner vie à un pistolet à oiseau chanteur datant de 1815. Un objet éblouissant, empreint d’une grâce immanente, qui fut le fil onducteur d’une rencontre axée sur le patrimoine horloger, le sens du travail bien fait et l’art de s’émerveiller. Par Emilie Veillon. Reportage photographique: Véronique Botteron

«A la lumière d’une opération comme celle-ci, on se sent très petit par rapport à ce qui s’est fait, à ce que nos pères ont réalisé. Il faut rester humble»

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En haut à gauche: l’oiseau merveilleux chante à nouveau après un travail de restaura-tion de près de 4000 heures. Ci-dessus: le pistolet à oiseau chanteur de la collection Famille Sandoz était destiné à susciter l’admiration dans les bals. Ci-contre: l’oiseau a été démonté puis reconstitué de façon fidèle à sa ersion originelle dans ses moindres composants.

«Je vous l’avais dit. Il n’y a pas be-soin de mots... » Michel Parmi-giani tient dans sa main un

pistolet à oiseau chanteur qui semble tiré d’un conte des Mille et une nuits. Il arme l’un des deux canons, appuie sur la gâchette. Un oiseau merveilleux jaillit à la place de la lunette. Bleu et vert, tacheté de jaune et de rouge. Il fait une pirouette, tourne la tête, remue le bec, la queue, bat des ailes. Et chante. Une composi-tion libre qui fleurit entre deux ramages semblables à celui du rossignol. Le temps est suspendu. Quelques secondes, cinq, dix tout au plus. L’oiseau nous cloue le bec. C’est une claque de beauté. Une apparition furtive de grâce venue d’ailleurs. D’un coin de l’univers où règnent les artisans du sacré. «Je n’ai rien fait. Je n’ai fait que ti-rer», poursuit le maître horloger. L’humilité touche. Mais le geste est bien plus grand. Car l’atelier restauration Michel Parmigiani vient d’accomplir une prouesse exemplaire. Celle d’avoir rendu à l’oiseau son chant originel. De-puis 1920, plus personne n’avait pu s’émerveiller face à ce ga-zouillis véritable. Il a fallu près de 4000 heures de travail à l’équipe, auxquelles s’ajoutent trois ans de recherches préliminaires, pour y parvenir. «Cet automate très rare a été conçu et créé en toute vrai-semblance aux environs de 1815 par les fameux frères Rochat avec une esthétique qui évoque celle d’un pistolet de cavalerie. Il semble qu’il ait appartenu au roi Farouk d’Egypte et avant cela à un sultan de l’Empire ottoman ou un prince occidental. Utilisé dans les bals, il avait pour mission d’éton-ner, de susciter l’admiration, de séduire, voire même d’obtenir des rendez-vous. Un crayon in-

tégré permettait de prendre des notes», laisse imaginer Michel Parmigiani.

Présenté lors du dernier SIHH, le bel oiseau tiré de la collection Famille Sandoz a été l’objet d’une course contre la montre pour être terminé juste dans les temps. Lorsqu’il est arrivé entre les mains des restaurateurs de Parmigia-ni Fleurier, il était endommagé de plusieurs façons. «Il a subi au moins six interventions de répa-rateurs, et non de restaurateurs, une distinction fondamentale. Les premiers veulent faire fonc-tionner un objet à tout prix. Un restaurateur, à l’inverse, souhaite restituer à une pièce son éclat original, à l’identique – ni plus ni moins. C’est une démarche beau-coup plus respectueuse. Les ma-nipulations des réparateurs sur cet objet étaient hâtives, souvent fausses, sans égard pour sa condi-tion originelle et elles ont fini par dénaturer une grande partie de la pièce», se souvient le restaurateur. Si l’habit du pistolet était relative-ment bien préservé, c’est surtout l’oiseau qui posait problème. «Il ne bougeait plus et faisait à peine cui cui.» Les restaurateurs de Par-migiani Fleurier ont donc dû re-commencer à zéro. Pour dévoiler les mystères du mécanisme un par un, ils ont reconstruit et re-modélisé l’oiseau en 3D afin de dimensionner les pièces trans-formées ou inexistantes et défini leur fonctionnalité. De plus, une maquette agrandie a permis de reconstituer à la juste dimension ses composants. «Vous imaginez toute cette mécanique, ses cré-maillères, ses axes, ses pipettes? A cette échelle, c’est presque inima-ginable. Chaque détail compte», s’émerveille le spécialiste.

Patiemment, avec un respect inconditionnel pour le patri-moine qu’ils avaient en mains, les restaurateurs de l’atelier ont

recomposé chaque élément de l’œuvre, des engrenages à l’émail, en passant par les plumes de l’oi-seau. Jusqu’à percer les derniers secrets de sa mystérieuse méca-nique. Car cet automate ne fonc-tionne pas comme une tabatière qui se remonte en armant un ressort de barillet. Ce qui le rend encore plus extraordinaire, d’où le côté laborieux de la fabrication et la maîtrise de la fonctionnali-té, c’est qu’il doit être armé pour avoir l’énergie suffisante pour expulser l’oiseau, mais également pour charger en même temps un barillet qui ramènera celui-ci dans le canon.

A quelques jours de rendre le pistolet enchanté à son pro-priétaire, Michel Parmigiani se

penche avec philosophie sur cet objet qui a été au cœur de toutes les attentions. «A la lumière d’une opération comme celle-ci, on se sent très petit par rapport à ce qui s’est fait, à ce que nos pères ont réalisé. Il faut rester humble», conclut-il. A voir les autres mer-veilles qui ont passé dans son ate-lier, parmi les dizaines de cages à oiseau, automates de vers à soie ou grenouille, horloges à cré-maillère ou montres à carillons de poche restaurées par année,

on se demande pourquoi le mar-ché contemporain n’a plus envie d’entendre chanter les heures. «Les gens ont oublié ou ne savent pas que ces miracles existent. Aujourd’hui, ils collectionnent des montres-bracelets. Seule une minorité s’y intéresse encore, gar-dant jalousement ces trésors et ne les dévoilant qu’entre initiés», analyse Michel Parmigiani.

Lui n’oubliera jamais. Car ce patrimoine extraordinaire a été le fil conducteur de sa carrière: depuis les bancs de l’école d’hor-logerie de Fleurier, au Technicum de La Chaux-de-Fonds, auquel il préférait les sous-sols où étaient conservées des pièces historiques, jusqu’au premier atelier de res-tauration qu’il fondait en 1975

en tant qu’horloger indépendant. En pleine période de crise de l’horlogerie traditionnelle, sous la nouvelle égide des montres à quartz, Michel Parmigiani ne pouvait se résoudre à abandon-ner ses mouvements et compli-cations. «Le quartz n’élevait pas le produit. On trouvait des montres dans les paquets de lessive! Je ne pouvais pas travailler dans ce sec-teur, même si tout l’environne-ment était contre moi. Grâce à un grand collectionneur bâlois qui

m’amenait ses trésors à la maison avec des fleurs pour mon épouse, puis à la famille Sandoz, j’ai pu continuer à restaurer, à rêver, à méditer, à aligner quelques nuits blanches. Et c’est pour cela qu’en parallèle aux collections contem-poraines de la marque Parmigia-ni Fleurier lancée en 1996, nous avons conservé la restauration, qui est représentative de l’âme de l’entreprise, de la recherche de l’excellence tous azimuts inspirée des chefs-d’œuvre du patrimoine horloger.»

Cet ancrage s’explique sans doute par le fait qu’il voit dans ces pièces bien plus que de simples rouages mécaniques. Son père n’y est pas pour rien. Cet immigré milanais mécanicien de préci-sion, spécialisé dans l’élaboration de l’outillage pour fabriquer la Rolls-Royce des machines à tri-coter, lui a toujours répété: «Qui sait regarder acquiert l’art.» Alors il a regardé. Et il perçoit, depuis, bien au-delà de l’objet. Comme si ce dernier devenait une échelle qui lui permet de s’élever un peu. «Vers l’ensemble universel sans doute. Quand une pièce plusieurs fois centenaire a été autant in-vestie émotionnellement par des artisans passionnés et des pro-priétaires, il s’en dégage quelque chose d’inexplicable, que la phy-sique moderne pourra peut-être un jour démontrer, comme elle vient de le faire pour la théorie du trou noir d’Einstein. Ce n’est pas par hasard qu’un objet nous touche – son aspect, ses polis, ses mats et semi-mats mettent en valeur une démarche créatrice qui accumule une certaine forme d’énergie. C’est une relation qui se tisse avec la matière de l’ordre du Graal, de l’amour incondi-tionnel, de l’invisible et du grand tout», confie, avant de ranger son pistolet, le chevalier dans l’âme, un grand personnage.

«Quand une pièce plusieurs fois centenaire a été autant investie émotionnellement par des artisans passionnés et des propriétaires, il s’en dégage quelque chose d’inexplicable»

21Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

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AFFICHAGE

Transgresser les règles a toujours été un moyen de faire entendre sa différence et de se faire remarquer dans un maillage social. Pour

ramener ce constat au milieu hor-loger, il faut se rappeler que, du-rant les années 70, le métier alors intensément traditionaliste a fait les frais de ce besoin irrépressible chez les jeunes générations de donner le ton de leur singulari-té. Le mode de fonctionnement à quartz et surtout l’affi chage digital, en rupture avec celui em-ployé par les montres d’antan, ont su répondre aux attentes d’une jeunesse en quête de ses propres valeurs. Ultra-précise et technolo-gique, cette perception de l’instant allait dans le sens d’envies d’anti-cipations véhiculées par des fi lms

phone, lui-même en passe de créer un nouvel avatar horloger… La boucle était bouclée et l’horlogerie traditionnelle, dont la résurrection tient à son transfert d’objet usuel à instrument de prestige au cœur d’une civilisation à 90% urbaine, a connu un nouvel essor comme statut symbole. Dans cet univers de la création toujours en ébullition, une nouvelle race de concepteurs est apparue.

Ces ingénieurs pour la plu-part, tous quarantenaires, ont aujourd’hui une vision du métier plus libre que les horlogers de la première vague, pour qui le sa-voir-faire traditionnel relève d’une forme de résistance. Ces vision-naires, n’ayant pas eu à subir de plein fouet la crise du quartz, n’ont pas d’a priori à l’égard de cette pé-riode et ont profi té de ce que l’on

mythiques comme 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, E.T. ou le premier volet de la saga Star Wars de George Lucas. L’heure nu-mérique affi chée par LCD annon-çait la Silicon Valley et donnait le «top départ» d’Apple.

Quand tout est question de cyclesEn 1978, avoir l’heure autrement était donc un moyen d’indiquer, par l’objet, le souhait de toute une génération d’en fi nir avec des concepts qu’elle pensait suran-nés. Le combat était inégal et la victoire rapide. Seulement, les en-jeux étaient ailleurs et la montre électronique devait céder sa place à l’ordinateur individuel dans les années 80 puis, à la fi n des an-nées 90, au téléphone cellulaire, aujourd’hui écrasé par le smart-

L’envie de vivre une nouvelle expérience temporelle revient à s’interroger sur la répétitivité des cycles. Cette néces-sité de rupture, ce désir de repenser les paradigmes répond pour l’essentiel aux besoins des jeunes générations de faire front à la tradition pour se démarquer dans une société constituée et s’y inscrire plus aisément. Par Vincent Daveau

appelle l’effet millénariste pour se démarquer des quelque 300 marques connues existantes en re-bondissant pour la plupart avec ce qui avait fait la force de la période de crise précédente: proposer un produit de rupture… Leurs mo-dèles horlogers, majoritairement apparus dès les premières années du troisième millénaire, ont su imposer un nouveau rythme, mais dans le secteur le plus effi cace du métier, celui où, avec fi nalement assez peu, il est encore possible de gagner beaucoup. Richard Mille a ouvert les hostilités, il a gagné. Mais d’autres petits, sans doute moins doués en matière de com-munication, ont su faire leur place au soleil en proposant à une clien-tèle souvent plus jeune, mais issue de la nouvelle économie, des ins-truments répondant à leur envie

de se distinguer des porteurs de Breguet et de Patek Philippe.

Voir le temps à la façon de son siècleA nouvelle ère, nouveaux para-digmes. Et si l’un des défi s de ce début de troisième millénaire était de s’offrir les moyens de déstructu-rer l’affi chage horaire?

Ces quinze dernières années, le plaisir des horlogers de nouvelle génération n’a pas été de créer de nouvelles complications, mais d’of-frir à ceux qui en ont les moyens de faire la démonstration qu’ils dis-posent d’un bijou leur procurant le plaisir unique de lire l’heure différemment. Ce droit d’échap-per aux conventions normalement admises a un prix: celui de l’ex-ception. La plupart des maisons se penchant sur les nouvelles fa-

Quand les heures défilent autrement

PHO

TOS:

DR

22 Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

HYT H1 Iceberg2. Boîtier en titane de 48,8 mm avec lecture des heures fl uidique et minutes tradi-tionnelles. Edition de 50 pièces.

De Bethune DB25 World Traveller. Boîtier en or gris de 45 mm avec affi chage original des heures du monde par micros-phère bicolore pour l’indication jour-nuit.

Christophe Claret Mecca. Boîtier de 44 mm en titane et PVD. Affi chage horaire périphé-rique. Micro-sculpture de la Kaaba magnifi ée par le procédé «Mirascope ». Série limitée à 63 pièces.

Ludovic Ballouard Upside Down Meteorite. Boîtier en platine. Calibre manuel spécifi que avec affi chage par retournement des disques portant les chiffres des heures.

MCT Sequential Two-S210. Boîtier en

titane de 44,6 mm avec calibre automa-tique par micro-rotor

et affi chage horaire séquentiel sur prismes et minutes classiques.

Hautlence HL2.6. Sixième édition de sa maintenant

célèbre HL2.0 avec mouve-ment automatique. Affi chage

des heures numérique sur chaîne tournante, minutes

rétrogrades, et groupe de régulation pivotant.

Chaumet Hortensia Complication Créative. Boîtier en or gris serti. Affi chage des heures par une fl eur au centre et des minutes grâce à une autre évoluant en ondulant au fi l d’un sillon dans le cadran.

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initiés, au niveau d’autres entités horlogères plus importantes.

Architecturer pour se différencierCes maisons vendent leur produc-tion en petite quantité mais de manière régulière. Aussi, viennent-elles doucement et presque in-sidieusement rafl er des parts de marché aux entités institution-nelles dont les complications traditionnelles font aujourd’hui moins recette que celles sortant de l’ordinaire. Et repenser l’affi chage peut suffi re à attirer l’attention. C’est ce que prouve Christophe Claret, avec la Mecca où l’affi chage horaire est conçu de façon à laisser le centre de l’instrument libre de présenter une image de la Kaaba, le lieu de pèlerinage des musul-mans à La Mecque. La même direc-tion est prise par De Bethune avec le mode d’affi chage original des fuseaux horaires de la DB25 World Traveller ou Montblanc qui, avec la fascinante Villeret Tourbillon Cy-lindrique Pocket Watch 110 ans, offre la lecture des fuseaux sur deux hémisphères présentés en vo-lume, offrant alors une lecture des heures du monde en relief.

Le nombre de marques re-pensant le mode d’affi chage est plus important qu’on ne veut bien le croire et l’arbre cache la forêt. Ainsi les petites marques comme Nord ZeitMaschine, MCT, Ludovic Ballouard, ne sont pas seules à oser l’impensable. Des maisons comme Louis Vuitton ont, elles aussi, joué avec l’affi chage. Récemment, Harry Winston a offert à Franck Orny et Johnny Girardin de trans-crire leur vision de l’affi chage avec l’Opus 14 Jukebox. Même Chanel exploite pour sa première montre Classique un mode d’affi chage atypique par heure sautante et minutes rétrogrades. Pour Nicolas

Beau, directeur International de Chanel Horlogerie, «elle s’adresse à tous les hommes qui conçoivent une montre comme une signa-ture. Le point fi nal de leur allure. La symbolique des numéros, des chiffres est puissante chez Cha-nel. L’indication de l’heure par un chiffre plutôt que par une aiguille s’est imposée naturellement pour notre premier calibre Maison. Une indication digitale et exclusive de l’heure avec une typographie en-tièrement nouvelle.» Alors oui, en horlogerie tout est possible comme le laissait entendre Guillaume Tetu, cofondateur de Hautlence et de-puis peu chez Ralph Lauren: «La déstructuration des modes d’affi -chage est un jeu, mais le danger est de se laisser emporter jusqu’à aller trop loin avec comme conséquence de rendre inintelligible l’écoule-ment du temps par le porteur de la montre lui-même.»

Evidemment, tout le monde n’est pas de cet avis et l’expérience menée par les joailliers jouant aux apprentis sorciers horlogers servira de conclusion, car elle nous éclaire aujourd’hui en matière de défrag-mentation du temps. En traitant la montre comme un bijou, les maisons Fabergé avec le modèle Lady Compliquée Peacock, Cartier avec la montre Panthère et Coli-bri où l’heure est traitée de façon anecdotique, Van Cleef & Arpels avec la pièce tirée des Complica-tions Poétiques® la Ronde des Pa-pillons ou Chaumet avec la subtile Hortensia ont prouvé qu’il était possible de repousser les limites en matière d’écriture horaire au point de parvenir, dans certains cas, à supprimer tout bonnement les aiguilles pour les remplacer par des éléments mobiles originaux ca-pables d’affi cher, en mouvement et au cadran d’un bijou, le temps qui s’écoule.

çons de lire l’heure sont

parmi les plus chères du marché

et se trouvaient, en janvier, réunies à Genève

au Salon international de la haute horlogerie (SIHH), dans un

espace que les organisateurs ont appelé le «Carré des horlogers».

A l’heure de son appartenanceIls étaient donc nombreux à Ge-nève, dans ce carré d’irréductibles, à proposer une nouvelle façon de lire l’heure au point presque de croire que le gros des artistes ayant fait ce choix y avait trouvé refuge. «J’ai grandi entouré de montres rondes à aiguilles, puis, durant mes études d’horlogerie, le paysage horloger était encore majoritairement clas-sique. Un monde aussi consensuel ne pouvait pas me convenir. Je sen-tais déjà qu’il y avait une multitude de routes à explorer et des défi s incroyables à relever. Cette envie, cet appétit d’autre chose, je l’ai matérialisé avec Urwerk», explique Felix Baumgartner, fondateur avec Martin Frei de la marque et précur-seur en matière de nouvelle lecture horaire. Et Martin Frei d’ajouter que la déstructuration est une fa-çon de matérialiser cette fameuse locution latine «Carpe Diem», qui invite à l’épicurisme. Ils proposent cette année, conforme à leur vi-sion du monde, l’UR105 T-Rex, un instrument «organique» rendant hommage au roi des dinosaures tout en usant d’un mode de lecture par satellite que la maison, active depuis 1997, affectionne particu-lièrement.

La maison Hautlence, dont on sait la passion pour les affi -chages étonnants, présentait avec

la montre HL2.6 une version su-blimée de l’affi chage avec heures sautantes et minutes rétrogrades, le tout combiné avec soin grâce à un mouvement automatique ultra-sophistiqué habillé d’un boî-tier travaillé de façon à laisser l’œil déambuler au cœur même de la mécanique. Les passionnés appré-cieront l’approche strictement non conventionnelle et l’équilibre du dessin de la carrure qui, malgré sa taille conséquente, reste un plaisir à passer au poignet, noblesse de l’unique oblige!

Autre maison fort jeune mais à avoir su conquérir les cœurs: HYT. Ces trois lettres cachent un concept d’indication de l’heure à la fois antique et ultramoderne, car il associe une présentation à la façon d’une clepsydre, avec l’af-fi chage des heures «fl uidiques», et le fonctionnement d’une montre classique. Son mécanisme à souf-fl et et membranes distribue dans le cathéter en verre spécial traité un fl uide spécifi que dont le dé-placement rétrograde remplace l’aiguille des heures. Diffi cile de rivaliser en matière d’originalité d’autant que la marque vient de proposer un mécanisme inédit de microdynamo destiné à produire l’éclairage autonome et sans pile du mouvement, permettant ainsi de lire l’heure dans le noir absolu. Résultat garanti!

Défragmenter pour mieux recomposerMais tous n’ont pas les mêmes buts. Ainsi Maximilian Büsser, fonda-teur de la maison MB&F, soulignait que la recherche de nouvelles fa-çons de lire l’heure n’avait jamais été un but en soi, «mais le résultat d’une démarche plus large. Car, chez MB&F le mot «Art» a autant d’importance que le mot «horlo-ger» dans l’expression «Art horlo-

ger». C’est pourquoi nos concepts «Horological Machine» se basent avant tout sur une déconstruction des plus beaux mouvements mé-caniques pour les reconstruire en une vraie sculpture cinétique qui l’emporte sur la fonction.» De fait, le système traditionnel associant cadran et aiguille, garant d’une fa-cilité de lecture, n’a, dès lors, plus forcément lieu d’être puisque cet ensemble contribue à réduire une œuvre d’art au rang d’un instru-ment de mesure. La montre HM6 comme matérialisation de sa vi-sion de l’art horloger s’adresse en priorité aux jeunes fortunes du net ou de l’informatique et rap-pelle les œuvres fascinantes dont Jean-François Bautte, horloger du XVIIIe siècle à l’origine de la ma-nufacture Girard-Perregaux, s’était fait une spécialité.Les résultats impressionnants ob-tenus par les petites maisons sont, pour les grandes, une leçon de choses. Comme le disait Vincent Perriard, CEO de HYT, «la marque s’inscrit dans l’innovation, la vraie. Après des années dans l’horloge-rie, notre équipe a désiré créer un concept en rupture qui soit vrai-ment différent! Utiliser un liquide pour indiquer l’heure, c’est créer un paradoxe, car l’eau a été durant cinq cents ans l’ennemi juré de tout mécanisme horloger… Mé-langer les deux revient à créer une surprise, un choc. Et nous pensons qu’il est salutaire car, dans le mar-ché actuel où les grands groupes dominent la distribution, il est devenu essentiel de proposer un garde-temps en rupture et inno-vant. C’est le seul moyen de se faire «entendre» quand on est petit dans un marché très occupé.» Résultat: la plupart ont réussi à se sortir des deux dernières crises en étant à même, pour certains, de se hisser en termes de notoriété parmi les

VINCENT WULVERYCK © CARTIER

23Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

Chanel Horlogerie

Montre Monsieur de Chanel. Boîtier en or beige. Calibre mécanique à remontage manuel de manufacture. 3 jours de réserve de marche. Heures sautantes. Affi chage

rétrograde des minutes et petites secondes.

Fabergé Lady Compliquée Peacock 38 mm. Boîtier en

platine. Calibre manuel 6901. Heures rotatives et minutes

rétrogrades affi chées par les plumes du paon.

Cartier Montre Panthères et Colibri

Réserve de marche à la demande Calibre 9915MC. Boîtier en or gris de 42,75 mm serti de diamants. Indication de la réserve de marche à la demande

avec oiseau mobile et bébé panthère apparaissant entre les pattes de sa mère.

MB&F Horological Machine N° 6 SV.

Construction sandwich en saphir. Mouve-

ment tridimensionnel développé par MB&F

et David Candaux Horlogerie Créative.

Tourbillon et affi chage horaire par indicateur

demi-sphérique.

Van Cleef & Arpels Lady Arpels Ronde

des Papillons. Boîtier en or blanc avec affi chage des

heures grâce à l’hirondelle et les minutes à l’aide

des trois papillons. Mobiles animés à

la demande. Edition numérotée.

Nord Zeitmaschine Variocurve. Boîtier en acier de 43 mm avec affi chage heures décentrées et affi chage des minutes par variocourbe en deux cycles. Série limitée à 97 pièces.

Harry Winston

Opus 14. Boîtier en or blanc,

calibre HW4601 manuel. Affi chage

de l’heure locale par disque, minutes par aiguille

rétrograde, quantième par disque sur demande. Réserve de marche par disque.

Montblanc Collection Villeret Tourbillon Cylindrique Pocket Watch 110 Years. Boîtier en or blanc, calibre

manuel MBM68.40. Affi chage des heures universelles en relief pour chaque hémisphère.

Urwerk UR-105 T-Rex. Boîtier en cuivre patiné et fond titane. Lecture

de l’heure par satellites avec minutes sur échelle

graduée.

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Réalisation et photographies:Denis Hayoun/Diode SA

TOYS FOR BOYS

HORLOGERIE

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PORTFOLIO

Nouvelle Octa Divine F.P. Journe en or rouge avec mouvement en or rose 18 carats et cadran or rouge offrant une très grande lisibilité, grande date en deux guichets, phases de lune et petite seconde en indication digitale. Disponible en platine avec cadran or gris.

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PORTFOLIO

D’inspiration 100% automobile, cette montre est alimentée par un mouvement automatique conçu comme un moteur de voiture de sport, contenu dans une carrosserie en titane grade 5 et acier. Heures sautantes et minutes traînantes sont projetées sur le tableau de bord grâce à deux prismes optiques en saphir. Black Badger HMX, MB&F.

27Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

Page 28: Le Temps - Horlogerie 2016

PORTFOLIO

Le Tourbillon des Tourbillons, nouvelle création d’Antoine Preziuso Genève, met en scène trois tourbillons disposés sur un plateau tournant qui entrent en résonance comme trois cœurs battant à l’unisson. Cette chorégraphie mécanique a nécessité la création d’un triple différentiel planétaire central, véritable cerveau de la montre.

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PORTFOLIO

Fidèle à son nom, la Speedmaster Moonphase Chronograph Master Chronometer d’Omega affich les phases lunaires, un splendide cadran brossé soleillé bleu, une lunette en céramique et un boîtier en acier inoxydable. Le nouveau calibre révolution-naire 9904, composé de 368 éléments, signe le commencement d’une nouvelle ère pour l’horlogerie.

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NOUVEAUTÉS

Complications en triptyque

En cette année bissextile, trois compli-cations horlogères, parmi toutes celles

susceptibles d’être proposées au public, font particulièrement recette.

Le tourbillon, la répétition minutes et, bien entendu, le quantième perpétuel.

Coup d’œil sur le meilleur de l’exceptionnel. Par Vincent Daveau

Armin Strom Tourbillon Skeleton Earth. Conçue pour mettre en lumière la prouesse des artisans de la maison dont la spécialité est le squelettage, cette montre en acier de 43,4 mm de diamètre arbore un calibre à remontage manuel ajouré à la main où se devinent le train de rouages et les deux barillets garantissant une autonomie de dix jours, une fois remontés à fond. Comme toute pièce d’excep-tion, cette référence traitée PVD noir est régulée par un tourbillon vibrant ici traditionnellement à 18 000 alternances par heure.

Chopard L.U.C Perpetual Chrono. Ce chronographe édité en série limitée à 20 pièces en or gris «fairmined» et estampillé Poinçon de Genève a tout pour lui, y compris un calibre manuel de manufacture à roue à colonne référence L.U.C 03.10-L. Les connaisseurs apprécieront : les marteaux de remise à zéro par contact progressif, le fl yback, la complication de Quantième Perpétuel avec affi chage com-plet des informations calen-daires, à savoir la grande date à double guichet, le jour, le mois, l’année bissextile, mais aussi la lune à affi chage «orbital» dans un grand compteur ouvert à 6 heures.

TAG Heuer Carrera Heuer-02T Black Phantom. Ce nouveau chronographe automatique en titane régulé par un tourbillon volant en titane et carbone est certifi é chronomètre par le COSC pour garantir offi ciellement sa précision. Mais le plus sur-prenant pour ce pur produit de haute technologie n’est pas sa qualité irréprochable ou sa performance, mais la maîtrise des processus industriels qui ont permis de maintenir des coûts de fabrication à des niveaux tels qu’ils autorisent à TAG Heuer d’annoncer, pour une qualité égale, un prix de vente très inférieur à la moyenne.

Cartier Rotonde de Cartier Astromystérieux. Unique en son genre, cette création mise au point par l’équipe de haute horlogerie pilotée par Carole Forestier Kasapi fait la part belle au mystère et à l’onirisme. Logique puisque la pièce de 43,5 mm ici proposée en palladium emporte un mécanisme qu’aurait apprécié Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), l’inventeur de la magie moderne et des pendules mystérieuses dont la maison Cartier s’est depuis lors fait une spécialité. Dans cette confi guration, le calibre manuel 9462MC semblant fl otter dans le vide comme par enchante-ment, effectue une rotation complète en une heure.

A.Lange & Söhne Datograph Perpétuel Tourbillon. Véritable concentré du meilleur de l’horlogerie, cet instrument en platine de 41,5 mm emporte un calibre à remontage manuel référencé L952.2 comprenant 729 pièces et trois complications différentes. En pre-mier, ce chronographe avec fonction fl yback et minutes sautantes est régulé par un tourbillon avec stop-seconde qui demeure invisible du côté du cadran réalisé en argent massif. Ensuite et comme par hasard, il emporte un quantième perpétuel avec affi chage de la date en grand guichet, du jour, du mois, de l’année bissextile, des phases de Lune, de l’indicateur jour-nuit et de la réserve de marche.

Frédérique Constant Slimline Perpetual Calendar. Cet instrument en acier emporte un calibre automatique produit et assemblé par les horlogers dans les ateliers de la manufacture implantée à Plan-les-Ouates. Baptisé FC-775, il est doté de la complication de Quantième Perpétuel, année bissextile oblige. On découvre donc à son classique cadran argenté guilloché trois compteurs où se lisent les informations calendaires de jour, date, mois, mais également celle relative à l’année bissextile. Et pour parachever le tout, cette pièce accessible dispose d’une indication de phases de Lune.

Audemars Piguet Royal Oak Concept Supersonnerie. Présentée dans un boîtier en titane ultraléger malgré une taille conséquente de 44 mm de diamètre, cette montre ré-gulée par un tourbillon sera produite en une série très limitée. Musicienne dans l’âme, elle est le résultat d’un incomparable travail de précision de la part des horlogers de la manufac-ture du Brassus, mais aussi la somme de centaines d’heures d’études scien-tifi ques destinées à faire naître un nouveau son, ou plutôt une puissance sonore d’une justesse jusqu’à au-jourd’hui inégalée. Ses performances acoustiques exceptionnelles et sa clarté harmonique en font une répéti-tion minutes qui n’a pas d’équivalent en termes de «coffre» sur le marché. Un garde-temps à conseiller à qui voudrait se faire entendre!

Girard-Perregaux La Esmeralda Tourbillon. Pour célébrer en majesté son 225e anniversaire, la manufacture présente, cette année, une montre-bracelet en or rose de 44 mm de diamètre, inspirée par le chronomètre de poche à tourbillon sous trois ponts d’or qui a remporté la Médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris en 1889. Véritable révo-lution en matière de construc-tion, cette référence à l’équi-libre parfait est aujourd’hui dotée d’un majestueux calibre de 16 lignes régulé par un sublime tourbillon classique et complété d’un ingénieux mécanisme à remontage automatique invisible.

Bvlgari Octo Finissimo Répétition Minutes. Appelée à devenir un objet culte, cette montre en titane propose aux amateurs de vivre une expérience sensorielle et émotionnelle intense. Sobre avec son cadran en titane aux index ajourés, cette pièce de 40 mm de diamètre pour seulement 6,85 mm d’épaisseur ne laisse rien deviner de son caractère exceptionnel sinon aux connaisseurs que le verrou d’armement placé sur la gauche de la carrure aura intrigué. Il sert à armer la complication de répétition minutes de ce calibre de manufacture à remontage manuel de tout juste 3,12 mm d’épaisseur, qui sonne à la demande les heures, les quarts et les minutes sur deux timbres cristallins. Détentrice du record de fi nesse, elle se mérite et sera produite à 50 exemplaires seulement.

IWC Grande Montre d’Aviateur Calendrier Perpetual EditionAntoine de Saint Exupery. Proposée avec un boîtier en acier de 46 mm, cette montre éditée en série limitée à 750 exemplaires embarque un calibre automatique de manufacture (ref.: 52510) assurant sept jours de réserve de marche. Mais c’est au cadran qu’elle révèle à quel point elle sort de l’ordinaire puisqu’elle donne, en plus de l’heure, les informations calendaires à perpétuité du jour, de la date, du mois en compteur. L’expert notera que l’année bissextile est absente, mais les quatre chiffres de l’année en cours sont affi chés en guichet tout comme les indica-tions de phases de Lune, l’emblème du Petit Prince, le héros du célèbre écrivain pilote…

Christophe Claret Soprano. Majestueuse, cette montre de 45 mm en or 5N et titane grade 5 traité PVD chocolat abrite un calibre mécanique à remontage manuel (TRD98) régulé par un tourbillon intégrant la complication de répétition minutes avec carillon Westminster, qui sonne au passage des quarts à l’aide de quatre marteaux sur des timbres cathédrale brevetés. Incroyable d’effi caci-té, cette pièce d’exception au mouvement composé de 450 éléments offre une réserve de marche de 72 heures. De quoi la poser le week-end et la remonter seulement une fois remise au poignet, le lundi.

Comme un rituel, les pas-sionnés partent en quête des nouvelles complica-tions proposées par les

grandes maisons à l’occasion des salons internationaux. Cette année encore, les horlogers se sont une nouvelle fois donné de la peine pour attirer l’attention des experts

sins. D’autres, conscientes comme TAG Heuer, Montblanc ou Frédé-rique Constant de l’importance de conserver une présence dans le haut de gamme tout en jurant vou-loir rester accessibles, présentent des complications réputées à prix plancher. Mais comme ce secteur est aussi une sorte d’incubateur

pour certaines extravagantes, concentrés de pure adrénaline pour d’autres, ont toutes en com-mun de répondre aux besoins des marques de borner un territoire de compétence. Les unes, comme Bulgari, se projetant depuis peu dans l’infi niment fi n, empiètent sur le territoire de certains voi-

en pure mécanique. Dans le sec-teur, l’approximation n’est pas de mise et les développeurs, confron-tés à une concurrence de plus en plus aiguisée, se sont surpassés pour proposer des garde-temps repoussant toujours plus loin les limites de ce qu’il est envisa-geable de réaliser. Ces merveilles,

des tendances à venir, on devine chez certains grands noms le souci de reprendre la main sur un sec-teur que bien des développeurs indépendants ont investi avec un talent indéniable. La bataille sera rude, mais les créations n’en se-ront toujours que plus belles… La preuve en images!

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PASSIONS

Les patrons horlogers en leurOn croit les connaître, on les rencontre lors des salons horlogers, à l’occasion d’un lancement ou d’une visite de manufacture. On de leur métier. Et un jour, on découvre qu’ils ont des secrets bien gardés. François-Henry Bennahmias, CEO d’Audemars Piguet, et

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François-Henry Bennahmias, a eu une autre vie avant de devenir le CEO d’Audemars Piguet. Il était golfeur pro-

fessionnel. Mais ce n’est pas de cette passion-là que je souhaitais l’entendre parler.

Lors du concert de Johnny Hallyday, en novembre dernier à l’Arena, le patron horloger était assis trois rangs derrière. Et au moment où Johnny a commen-cé à chanter le refrain de «Que je t’aime», une voix de stentor est partie du siège de François-Henry Bennahmias, lancée avec une telle puissance qu’elle a sans doute atteint la scène. On ne le saura jamais. Mais cette voix de basse, dans sa belle tonalité, avait des choses à raconter. Rendez-vous fut donc pris au SIHH.

Vous connaissez la chanson «J’au-rais voulu être un artiste». Et vous?Moi, pareil! Artiste, ou plutôt je pense que j’aurais été bon dans la production. Oui, producteur. De musique, de shows, Broadway… En fin de compte, une de mes plus belles récompenses humaines, en travaillant chez Audemars Piguet, je l’ai vécue aux Etats-Unis. Il y avait un show qui s’appelait Memphis et qui avait gagné en 2010 quatre Tony Awards, dont celui du meilleur show. En 2011, on a décidé d’embarquer 1400 gamins qui n’avaient pas du tout les moyens de s’offrir un show à Broadway pour assister à une matinée. Dans ce spectacle, il y avait un vrai message: c’était l’histoire d’un DJ blanc à la fi des années 50 à Memphis qui se mettait à jouer du rock’n’roll black sur les ondes blanches.

d’où ça me vient, cet amour de la musique, parce qu’il n’y avait pas de musique à la maison. J’écoutais ce qu’écoutaient les autres copains à droite, à gauche. Il y avait bien ma mère qui nous emmenait, mon petit frère et moi, régulièrement les jeudis après-midi voir des comédies musicales au cinéma. Donc les Fred Astaire, on les a tous vus. J’ai toujours adoré ça. Mon frère a fini par faire des claquettes moi pas. Mais j’aurais pu, j’adore. J’étais golfeur professionnel quand j’avais 18 ans, et je devais être le seul à prendre des cours de danse. Je prenais des cours à l’Olympia.

Des cours de quoi?Moderne.

Il y a un lien entre le golf, la danse et la musique, finalement: le wing.Oui. D’ailleurs, entre parenthèses, c’est un bon film, ça, Swing Kids. C’est l’histoire de jeunes étudiants allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, qui se retrouvaient dans des endroits cachés pour danser le swing. Une musique interdite par les nazis...

Vous n’avez pas eu de passeur de son, mais vous avez fait des ren-contres musicales extraordinaires?Oui. Il y a eu Quincy. Il y a eu Jay Z, aussi, quand il n’était pas encore ce qu’il est aujourd’hui. Quand il travaillait dans les studios, que j’allais aux enregistrements la nuit et que je voyais comment ça se passait, tout ce qu’il y avait derrière. C’est là que l’on prend conscience de l’énorme boulot. Quand ils

Très simple: les deux premiers disques que mes parents m’ont offerts quand j’avais 8 ans, avec un mange-disque orange. Le premier, c’est les Beatles, le second, les Rolling Stones, deux groupes que je n’ai jamais vraiment aimés, en fait.

Pourquoi?Je suis né Noir à l’intérieur. Je viens d’une génération qui a adoré tout ce qui était Motown, en passant par Al Jarreau, George Benson, etc., ça, c’est mon truc. On avait un partenariat avec Quincy Jones il y a quelques années – Quincy, pour moi, c’est le maître absolu. J’ai eu l’occasion de le rencontrer plusieurs fois et on est même devenus copains. Un jour, on avait organisé un événement dans la boutique Audemars Piguet à New York et à la fin, j’ai pas é une de ses chansons – à l’époque, il chantait – et je me suis mis à danser dessus. Il m’a regardé et il m’a dit: «But you’re not White!» (Mais, vous n’êtes pas Blanc!, ndlr). Et il m’a envoyé un diplôme de Honorary Black Man! (un certificat honorifique d’hom noir, ndlr). C’est une histoire vraie!

Vous l’avez toujours?Bien sûr. Mais celui-là n’est que pour moi.

On croise souvent des initiateurs dans sa vie. Avez-vous eu un passeur de son?Non. J’ai envie de dire que, comme Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais tout petit. Je ne suis pas capable d’expliquer

Il était tombé amoureux d’une fille black, ce qui à l’époque était dangereux et quasiment interdit. Il y était donc question de racisme, c’était un vrai message d’amour. Mais avant de les emmener voir le show, on a fait répéter aux 1400 gamins le dernier morceau, un morceau off-beat, par groupes de 15 ou 20. Et à la fin, les gamins devaient s lever, sans que l’équipe du show sache ce qui allait se passer, pour reprendre en cœur avec eux les chansons avec les gestes!

Et comment cela s’est-il passé?En une minute, au moment où le show démarre, je sais que ce n’est pas du tout la même ambiance que d’habitude. Il y avait une énergie très particulière ce jour-là. Parce qu’en plus, tous les acteurs, savaient qu’ils jouaient pour des gamins qui n’auraient peut-être jamais l’occasion de revenir. Il fallait qu’ils donnent tout. Les gamins ne réagissent pas aux mêmes choses que les adultes. Ils commentent pendant le spectacle, ils applaudissent, ils répondent aux questions qui sont posées! A la fin, on les vait prévenus: vous ne démarrez qu’au «curtain call». Sauf qu’ils ont commencé dès qu’ils ont entendu la musique, bien avant le «curtain call»! Et ça, comme expérience musicale, c’est extraordinaire! Ça ne fait pas vendre des montres, bien évidemment. On a juste fait ça pour prendre soin de gosses qui ne pourraient jamais aller voir des shows à Broadway. Voilà.

Quel est votre premier souvenir musical?

chantent, on a l’impression que c’est facile. Mais pas du tout! Le travail qu’il y a derrière est colossal, c’est des heures et des heures et des heures, souvent la nuit. Quand j’ai écouté le premier beat de Empire State of Mind, c’était extraordinaire. J’étais dans son bureau, où il a des enceintes de malade. Il n’y a rien qui peut acheter ça! C’est du pur bonheur.

Quand vous étiez enfant, de quel instrument rêviez-vous de jouer?Batterie et piano… Et j’ai fini vec une trompette. Vous n’avez pas gagné au Loto avec la trompette! C’est super compliqué comme instrument. J’en ai fait cinq ans: Conservatoire, tout le truc. Et un jour, on s’est fait cambrioler à la maison, ils m’ont piqué la trompette. Et là, j’ai dit: j’arrête! N’en rachetez pas, c’est bon, c’est fini, je suis cal é. Plus tard, bien plus tard, quand j’étais aux Etats-Unis, j’ai essayé le saxo, mais je n’avais pas un bon prof et j’ai vite arrêté, alors que je trouve que c’est le plus bel instrument. Le plus proche de la voix humaine.

Si vous pouviez vous déplacer dans le temps, quelle époque iriez-vous rejoindre, musicalement parlant?Alors, elle va être assez longue parce que je vais partir du rock’n’ roll, j’aime le rock’n’roll, donc fi des années 50, début 60. Ensuite, on fait un saut – hop! – vers le milieu des années 70, jusqu’aux années 80, cette fameuse époque où tout démarre et tout s’enclenche.

Je vous ai entendu chanter lors du concert de Johnny Hallyday à l’Arena. Vous connaissez toutes ses chansons par cœur?Non, mais ma chanson préférée, il ne l’a pas chantée.

C’est laquelle?«Je te promets.»

Voix de basse, de ténor ou de baryton?Basse.

Quel lien entre l’horlogerie et la musique?Je dirais synchronisation, harmonie des mouvements. Pour que ça marche, il faut que ce soit beau.

Est-ce à cause de votre goût pour la musique que vous créez les montres qui chantent le plus fort?Non, mais sans tout divulguer, on n’a pas fini de surprendr dans ce domaine-là.

Si vous étiez un instrument?Le Saxo, car, esthétiquement parlant, c’est un bel instrument. Tout est équilibré. C’est une pièce morte qui n’existe que parce qu’un humain la touche. C’est l’instrument le plus humain et le plus vivant qui soit. On peut jouer du saxo de manière classique, comme de la manière la plus jazz ou rock qui soit. C’est ça qui est génial.

Si vous deviez chanter une chanson à l’image de votre état d’esprit aujourd’hui ce serait?Roar de Katy Perry!

François-Henry Bennahmias, cœur de rocker

32 Le Temps l Samedi 19 mars 2016Horlogerie

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s en leurs jardins secrets parle de chiffres (parfois), de précision, de mouvements, d’innovation technique, mais rarement de leurs passions en dehors Karl-Friedrich Scheufele, vice-président de Chopard, ont accepté d’inaugurer cette série. Histoires à suivre… Par Isabelle Cerboneschi

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Karl-Friedrich Scheufele, coprésident de Chopard, est tombé amoureux de la vigne au point d’acheter le

château Monestier La Tour, dans le Bergeracquois. Entre l’horlogerie et le vin, un lien évident: celui d’un temps que l’on peut mesurer mais pas maîtriser. Autour d’un verre de son domaine, il raconte ses émo-tions et ses craintes face à la colère du ciel qui peut en cinq minutes dévaster tout un millésime. Le vin, dit-il, c’est une leçon d’humilité.

Quel est votre premier souvenir du vin?Je pense que c’est mon grand-père qui a dû me faire déguster du vin rouge pour la première fois, du Bourgogne. Sans doute un vin de Louis Latour, parce qu’il les aimait beaucoup. Il avait toujours un verre de vin rouge pour dîner. Cela m’a rendu curieux. J’ai eu envie de déguster.

Quel âge aviez-vous lors de votre première dégustation? Je devais avoir 15-16 ans. C’est à cet âge-là que l’on peut faire remonter mon intérêt pour le vin.

Quel goût avait ce premier verre de vin? C’était plutôt bon contrairement à d’autres choses qu’il m’a fait découvrir, comme la cigarette. Quand il a soupçonné qu’on pourrait être tentés de fumer, ma sœur Caroline et moi, il a acheté plusieurs marques de cigarettes, les a posées sur la table et nous a dit: «Vous voulez des Marlboro ou des Gauloise?» Il était très avant-gardiste. On a essayé les cigarettes, tous les deux, mais après on ne se sentait pas très bien. Par contre la dégustation du premier verre de vin rouge, j’en garde un bon souvenir.

Et la passion, quand a-t-elle fleuri ? Fin des années 80, lorsque j’ai dépassé le stade des vins vaudois et que je me suis intéressé un peu aux différents cépages, le Bordeaux, le Bourgogne, etc. J’ai commencé à déguster plutôt que seulement boire. Au début des années 90, j’ai fondé mon premier commerce, qui s’appelait la Galerie des Arts du Vin, avec un ami. On a commencé dans d’anciens locaux chez mes beaux-parents, juste derrière

notre maison puisque nous sommes voisins. On a organisé des dégustations, des soirées à thème, mais on n’avait pas de magasin, à l’époque. Il y avait juste cette petite enseigne et une liste qu’on publiait. A cette époque-là, les Bordeaux de 82 étaient encore abordables.

Vous n’avez jamais songé à en faire votre métier principal? Non, il était clair que ce n’était pas une voie qui pouvait remplacer ma passion ou mon intérêt pour Chopard.

plus compter sur des jeunes qui suivent derrière.

Quelle fut la plus grande difficult rencontrée depuis l’achat du vignoble?Le plus grand choc que nous ayons vécu, mon épouse et moi, c’est le fait d’être grêlé, parce qu’en plus, on était sur place. C’était un week-end, fin septembr 2013. On avait invité mes beaux-parents. Les blancs étaient déjà ramassés et on devait cueillir les rouges la semaine suivante. Et tout d’un coup un orage est venu de nulle part, d’une force, d’une rapidité incroyables! Et des grêlons gros comme ça sont tombés du ciel! Ça donnait une impression de fin du monde. Ç a duré seulement cinq minutes, mais une partie de nos vignes était anéantie. Ce qui est formidable, c’est la solidarité des gens, dans les vignobles. Aussitôt les voisins ont appelé et ont proposé d’aider à ramasser ce qu’on pouvait encore ramasser, parce qu’il fallait le faire tout de suite. Ils ont organisé ça en une heure. Cela nous a donné une belle leçon.

De relativité? D’humilité par rapport à la force de la nature. On ne peut pas tout influence , pas tout décider. Il faut accepter notre sort. Point.

Avez-vous des vins préférés, en dehors du vôtre? Oh, la, la… Pour moi, il y a toujours un vin pour chaque

particularité du vin que j’apprécie beaucoup.

Acheter ce vignoble a-t-il changé votre perception du temps qui passe? Absolument. Déjà l’horlogerie évolue à un rythme assez lent, mais dans les vignobles, les espaces-temps sont encore plus longs. En plus, on n’a pas vraiment le contrôle sur beaucoup de paramètres. On peut faire le plus beau travail possible, si le soleil n’est pas au rendez-vous ou si c’est trop humide ou trop froid ou trop chaud, on ne peut rien faire. On est tributaire du facteur temps. Les décisions, on les prend aujourd’hui pour une génération future.

C’est-à-dire? On vient d’arracher quelques hectares de vignes parce qu’elles étaient trop vieilles, et il a fallu décider de replanter le même cépage ou pas. Pendant les cinq premières années, les jeunes vignes ne sont pas vraiment exploitables. Elles viendront à maturité quand elles auront une quinzaine d’années. C’est entre 15 et 30 ans d’âge qu’elles produiront les meilleures grappes. Les plus vieilles vignes produisent beaucoup moins, mais les grappes ont plus de goût, plus de saveur. Décider de les arracher, ça vous brise le cœur. Mais il faut assurer un renouvellement: si vous laissez vieillir vos vignes trop longtemps, vous ne pouvez

Acheter un vignoble, c’était un rêve? Oui, mais ça me semblait très lointain, inapprochable.

Quand vous buvez le vin de votre production, qu’est-ce qu’il vous évoque? Ce n’est pas comparable avec un vin que vous achetez. En le dégustant, Vous vous rappelez tous les soucis, tous les moments difficiles, les bons moment aussi de tout un millésime. Vous vient à l’esprit la promenade que vous avez faite au mois d’avril de l’année passée, lorsque vous avez inspecté les vignes pour voir comment ces choses se développaient. On a une autre perception du temps parce que je ne vous cacherais pas que l’on se fait un petit peu de souci! Même quand je n’y suis pas, je regarde toujours les prévisions météo. Comme cet hiver il n’a pas fait très froid, je ne suis pas rassuré. Ce sont des questions que je ne me suis jamais posées auparavant.

Avez-vous déjà dû affronter les caprices du ciel? Pour le millésime 2013, on a eu la malchance de subir la grêle, donc il n’y a quasiment pas de rouge. Il ne faut pas être impatient, il faut vraiment composer avec le temps, on ne peut pas accélérer le vieillissement dans une barrique, on ne peut pas faire marche arrière, il y a des décisions que l’on prend aujourd’hui dont on ne connaîtra le résultat que dans cinq ans, au plus tôt. C’est une

occasion. Il y a ceux que l’on boit simplement avec des amis, à midi autour d’une table, au soleil. Ceux que l’on déguste avec beaucoup d’humilité, d’admiration, les vins d’Aubert de Villaine, du Domaine de la Romanée Conti par exemple. Ce sont les vins que j’aime le plus. Quand j’ai la chance et l’occasion d’en déguster, je suis à chaque fois ébloui comme si je partais un peu dans un rêve. Et dans le bordelais, les vins de Haut-Brion, parce qu’il y a ce goût du terroir qui ressort.

Parfois en dégustant un cru, on se dit, ce vin, c’est moi! Cela vous est-il déjà arrivé? Ça m’est arrivé avec un vieux millésime de Haut-Brion des années 80, où justement ce goût de la nature ressortait. J’adore la nature, et celui-là émergeait du lot. Non pas que moi je sorte du lot, mais il me ressemblait effectivement, un peu.

Est-ce que le fait de posséder une vigne influen e votre manière de concevoir les garde-temps? Je pense que cela m’a confir é qu’il ne faut pas créer de garde-temps dans la précipitation. Parfois on se laisse prendre par une date butoir. C’est un peu le problème de notre époque, la précipitation. Or dans un vignoble, vous ne pouvez de toute façon pas faire autrement. Pour cette raison, vous trouverez la citation de Rodin «Ce que l’on fait avec le temps, le temps le respecte» sur nos bouteilles. Et dans l’horlogerie, je pense que c’est un peu pareil, il ne faut pas céder à la tentation de vouloir aller plus vite qu’absolument nécessaire.

Dans une vigne, aurait-on besoin d’une complication horlogère particulière? Oui, maintenant que nous nous sommes mis à la biodynamie, toutes les complications en relation avec le ciel sont d’un grand intérêt, la phase de la lune entre autres ou les constellations.

Est-ce que le vin pourrait vous inspirer une complication qui n’existe pas? Maintenant que vous me posez la question, je vais y ré�échir! Absolument! Dans tous les cas, ce ne sera pas le chronographe «split-second», plutôt quelque chose qui va dans le sens contraire.

Pour vous le vin, qu’est-ce que c’est? C’est à la fois un plaisir à partager et la joie de suivre la naissance d’un vin. Il y a une forme de magie.

Ce doit être puissant ce sentiment ressenti lorsque vous goûtez un millésime pour la première fois?Quand vous ouvrez le petit robinet et goûtez le résultat d’une année de travail, c’est fantastique. C’est ce qu’on a fait à la fin de l’an ée passée: on a dégusté ce qui va devenir notre vin blanc 2015, de la cuve. Et avec humilité, j’avoue que je ne suis pas encore capable de vous dire, comme certains, s’il va devenir un grand vin, ou un bon millésime. J’ai vraiment encore envie de progresser. Mais heureusement, j’ai encore devant moi quelques années, j’espère.

«Ce que l’on fait avec le temps, le temps le respecte.»Rodin

Karl-Friedrich Scheufele, la part des anges

33Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

Page 34: Le Temps - Horlogerie 2016

Cette année, l’invention des boîtiers résistant à la poussière et à l’eau pour les montres-bracelets fête son 90e anniversaire. L’occasion de revenir sur l’aventure de cette découverte majeure à travers la présentation de garde-temps d’actualité. Par Vincent Daveau

En horlogerie, l’invention il y a tout juste 90 ans de la couronne vissée sur un tube, associée à celle du boîtier hermétiquement vissé lui aussi, a permis

au métier de passer dans une nou-velle ère, et de conquérir des es-paces où la présence des montres s’est révélée cruciale.Dès leur mise au point à l’aube du XXe siècle, les montres-brace-lets ont accompagné les aventu-riers des temps modernes et les militaires de la Première Guerre mondiale dans les tranchées, car les porter au poignet per-mettait de lire l’heure aisément dans l’action. Seulement, pareil placement les exposait à des ac-cidents. Devant l’importance de l’enjeu, des constructeurs comme François Borgel (boîtier vissé) ou John Harwood (Système sans cou-ronne) ont cherché la solution pour protéger les fragiles méca-nismes des éléments volatils et agressifs en suspension dans l’air comme la vapeur d’eau ou la pous-sière.Dans cette quête, Hans Wilsdorf, le fondateur de Rolex en 1908, écrivait la première page de la lé-gende des montres étanches en déposant, en 1926, un brevet pour l’invention de la couronne de re-montoir vissée sur un tube assujet-ti à une boîte de montre dont les parties constitutives étaient éga-lement vissées. Ce système simple et pratiquement incontournable résolvait d’un coup tous les pro-blèmes qu’avaient pu rencontrer précédemment les horlogers en matière d’étanchéité à la pous-sière et, par extension, à la vapeur d’eau. Avec ce dispositif qu’aurait pu inventer un plombier, il tenait la parfaite synthèse entre simpli-cité de fabrication et effi cacité absolue. Conscient de la portée du procédé, il confi ait l’une des premières montres Oyster (nom

également déposé en 1926) à la nageuse anglaise Mercedes Gleitze dont la traversée de la Manche à la nage du 7 octobre 1927 est restée depuis dans les annales du sport comme un record fondateur. Avec cette première aventure, l’histoire de la montre étanche pouvait commencer.Cette solution destinée à garantir l’intégrité physique d’une montre plongée dans un liquide, proté-gée et pratiquement incontour-nable, imposait à la concurrence de chercher des alternatives pour envisager de participer à la grande aventure de la montre-bracelet moderne. «Très vite, les marques

ont trouvé des solutions pour rendre étanches à la poussière et à la vapeur les montres de leur fabri-cation. Aussi, la bataille de l’étan-chéité allait très vite se confondre avec celle consistant à fabriquer des montres capables de résister à la pression des grands fonds», sou-ligne Alain Delamuraz, vice-pré-sident et directeur marketing Blancpain.

En 1932, Omega présentait la montre «Marine», une pièce de forme rectangulaire comptant parmi les premières références dé-diées aux professionnels de la mer et aux scaphandriers en particu-lier. En 1936, la maison fl orentine Panerai mettait, quant à elle, au point dans le plus grand secret, ses premières productions étanches à destination des nageurs de com-bat de la Marine italienne. Si les Radiomir semblent s’inspirer en plus grand des fameuses «Oyster» de Rolex, Offi cine Panerai devait proposer une variante ne faisant plus appel à la couronne vissée. Ainsi naissait la Luminor dotée, cette fois, d’un mécanisme spéci-fi que permettant de comprimer le joint d’étanchéité sur un tube à l’aide d’un levier rapporté. Le mo-dèle proposé cette année, équipé d’un calibre mécanique à remon-tage manuel P.3000, possède un boîtier en acier de 47 mm, un dia-mètre identique aux références historiques dont la généreuse sil-houette aux lignes plus arrondies rappelle plutôt celle des Radiomir d’époque.

Mille et une solutionsD’autres maisons, comme Hamil-ton, redoublaient également de créativité pour contourner le bre-vet de la couronne vissée déposé par Rolex. La marque américaine Hamilton, aujourd’hui intégrée au Swatch Group, trouvait une alternative en 1943 et réalisait, pour sa montre de plongée que l’on appelle aujourd’hui la «Frog-man», une construction où la cou-ronne classique non étanche est recouverte par une sorte de bou-chon vissé à la carrure et assujetti structurellement à cette dernière par une chaîne comportant deux maillons.En 1953, alors que la marque Blancpain travaillait déjà sur un prototype de montre de plongée, l’armée française fi t appel à la ma-nufacture pour développer une montre étanche destinée aux ex-péditions sous-marines de ses na-geurs de combat. La manufacture suisse allait plus loin dans la réa-lisation des montres de plongée, et «l’amélioration des matériaux devait permettre à Blancpain de proposer la première montre de plongée moderne (étanche à 50 Fathoms ou 50 brasses, soit près de 100 mètres). La fameuse Fifty Fathoms était munie d’une cou-ronne de remontoir non vissée à double joint.» relève Alain De-lamuraz. L’ensemble des caracté-ristiques de cette première montre professionnelle a établi les stan-dards de la montre de plongée moderne aujourd’hui défi ni par

les normes ISO; notamment et principalement avec une lunette extérieure pivotante, unidirec-tionnelle ou blo-cable, qui reprend les repères du cadran.L’ é t a n c h é i t é des montres est une inven-tion majeure qui a permis, en contri-buant à la pro-tection active des plongeurs, d ’ a u g m e n t e r notre connais-sance des fonds sous-marins et de contribuer à leur protection. Comme le rappelait également Philippe Peverelli, CEO de Tudor: «La marque fabrique des montres de plongée depuis 1954. Performantes, robustes et accessibles, en cela conformes à la vision du fondateur de la marque, elles ont été le choix des plus grandes marines du monde, notamment la Marine nationale française.» Mais aussi de civils pour qui cette notion d’accessibi-lité est essentielle. «Avec la nou-velle Black Bay, ils seront servis, car ce nouveau modèle associe héri-tage, mouvement manufacturé et matériaux non conventionnels à un prix sans équivalent sur le mar-ché», poursuit le CEO de Tudor.Suite à l’explosion de la pratique de la plongée sportive et scienti-fi que dans les années 50, grâce à la mise au point du détendeur par Cousteau et Gagnan, de nom-breuses marques comme Blancpain, Rolex, Ome-ga, Eterna, Oris et bien d’autres encore se sont lancées dans la fabri-cation de montres de plongée, car la dé-couverte des fonds sous-marins en plongée autonome ne pouvait s’envisa-ger sans elles. Au-jourd’hui, et depuis les années 1990, les montres tradition-nelles sont le plus sou-vent remplacées par des ordinateurs de plongée. Toutefois, «leur apport dans le cadre de la protection de l’environnement est actuellement presque aussi important qu’hier même s’il a pris un tour différent, dit très justement Alain Delamu-raz. L’argent gagné ces dernières années avec les montres étanches est, au moins pour Blancpain, en partie réinvesti pour contribuer à la protection et à la connaissance du milieu sous-marin. Et faire connaître, c’est déjà contribuer à protéger.» L’étanchéité horlogère est par conséquent une invention essentielle, une incitation perma-nente à réfl échir à la préservation de cet environnement à la fois im-mense et fragile que sont les mers et les océans…

PLOUF !

L’étanchéité, un concept insubmersible

Omega. La montre Seamaster 300 automatique de 1957 (à gauche)

est la pièce historique dont découle la nouvelle Omega Seamaster Planet

Ocean de 39,5 mm de diamètre (à droite). Proposée ici en or 18 carats

Sedna™ avec calibre automatique Co-Axial 8801 Master Chronometer,

elle est étanche à 600 mètres.

Blancpain, Rolex, Ome-ga, Eterna, Oris et bien

le cadre de la protection de l’environnement est actuellement presque aussi important qu’hier

les repères du

L’é t a n c hé i té des montres est une inven-

Depuis les années 1990, les montres tradition-nelles sont le plus sou-vent remplacées par des ordinateurs de plongée

Rolex. A gauche: première Oyster avec lunette, fond et couronne de remon-

toir vissée issue du brevet déposé en 1926.

A droite: la montre Oyster Perpetual Rolex Deepsea

D-Blue, étanche jusqu’à 3900 mètres, est l’ac-tuel aboutissement de ce brevet déposé il y a 90 ans tout juste.

Blancpain. A gauche: lancée en 1953, la Fifty Fathoms

accompagnait Jacques-Yves Cousteau lors du tournage du «Monde du silence» en 1954.

A droite: la nouvelle Fifty Fathoms Bathyscaphe, dotée

d’un calibre automatique 1315 et d’une lunette

en céramique et liquidmetal®, est étanche à

300 mètres.

Panerai. Si la première montre Panerai remonte à 1936, la version Luminor (à gauche) a été mise au point en 1950. Sa couronne non vissée était alors pressée contre la carrure par un levier. Le modèle Luminor 1950, étanche à 100 mètres, présenté cette année (à droite), reprend le principe et emporte un calibre manuel de manufacture P3000.

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Tudor Heritage Black Bay Bronze. Inspirée du modèle de 1954-58. Boîtier en bronze, calibre automatique de manufacture MT5601. Etanche jusqu’à 200 mètres. Hamilton Frogman. Système d’étanchéité original datant de 1943. Automatique, boîtier titane de 46 mm. Etanche jusqu’à 1000 mètres. Oris Carl Brashear. Hommage aux scaphandriers des années 50. Etanche jusqu’à 100 mètres. Edition limitée à 2000 ex. Eterna Super Kontiki Chronograph. Hommage aux modèles historiques, ce chronographe avec calibre «maison» Eterna 3916A est étanche à 200 mètres.

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35Le Temps l Samedi 19 mars 2016 Horlogerie

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JETLAG

L’heure d’ailleursLes montres associées à l’univers du voyage sont essentielles à tous ceux qui se déplacent à travers le monde pour leurs affaires. Véritables objets identitaires, elles en disent long sur leur propriétaire et imposent, pour cette raison, d’être choisies avec attention. Par Vincent Daveau

Pequignet Manufacture Rue Royale GMT. Boîtier acier. Ca-

libre automatique de manufac-ture avec 88 heures de réserve

de marche. Affi chage d’un second fuseau au compteur et

affi chage jour/nuit.

Tissot T-Touch Expert Solar NBA Edition Spéciale. Boîtier en titane traité DLC.

Calibre quartz tactile et 20 fonctions dont

deux fuseaux horaires. Rechargement solaire.

Aerowatch Renaissance 7 Time

Zones. Boîtier en acier avec calibre manuel

et module développé par Aerowatch pour

affi chage de l’heure et six fuseaux horaires

différents.

Laurent Ferrier Galet Traveller Globe Bleu Nuit. Boîtier en or blanc, calibre

LF230.01 automatique par micro-masse. Cadran

émail champlevé. Affi chage d’un second

fuseau horaire en guichet.

Carl F. Bucherer Patravi Traveltec. Boîtier en acier traité DLC. Calibre automatique certifi é chronomètre. Triple fuseau horaire et chronographe.

Les premiers instruments de mesure du temps, de la taille de la montre 57260 de Vacheron Constantin, embarquaient à bord des carrosses pour ré-

guler la vie sur les routes encore mal pavées. L’accélération des dé-placements avec la généralisation des chemins de fer durant la se-conde moitié du XIXe siècle devait révéler à quel point les disparités horaires d’un bout à l’autre d’un pays pouvaient être dangereuses. L’adhésion des pays industriali-sés au principe d’heure légale et le découpage du monde à partir du méridien 0 de Greenwich en 24 parties égales de 15° d’angle chacune, lors de la conférence de Washington en 1884, allaient contribuer à réduire les accidents. Mais ce séquençage en autant de fuseaux qu’il y a d’heures dans une journée imposait aux hor-logers de trouver une solution mécanique à ce nouveau défi tem-porel.

L’option du deux en un Dès les premières années de la mise en place des fuseaux ho-raires, les horlogers ont trouvé une solution radicale au pro-blème de l’affi chage en proposant des montres de poche présentant des cadrans qui, comme celui de la nouvelle Aerowatch Renais-sance 7 Time Zones, indiquaient l’heure de différentes capitales à

sément et le plus souvent par sauts entiers d’heures. Parmi les pièces à découvrir comportant cette fonctionnalité que certains qua-lifi ent de «petite complication», on retient la Galet Traveller Globe Bleu Nuit de Laurent Ferrier. Oni-rique, cette création reproduit à son cadran, percé d’un guichet à 9 heures autorisant la lecture du second fuseau, une carte du monde plongé dans la nuit où les zones urbaines sont repérées par la lumière qu’elles émettent. Le noir est aussi la teinte retenue par Carl F. Bucherer pour son chrono-graphe Patravi TravelTec qui, mû par son calibre de manufacture réf. CFB1901.1, présente la par-ticularité d’indiquer non pas un mais deux fuseaux différents en plus de l’heure locale au cadran (aiguille et lunette tournante sur 24 heures). L’option prise par Pequignet d’affi cher l’heure du second fuseau horaire à 4 heures dans un sous-cadran était, comme le disait Laurent Katz, le CEO de l’entreprise, «dicté par des choix inhérents à la conception de la platine du calibre de manufac-ture élaboré, dès l’origine, pour pouvoir recevoir différentes fonc-tionnalités sans modifi cations, dont celle de GMT». Mais tout le monde n’a pas nécessairement ces problèmes d’ordre technique. La preuve: le calibre à quartz ali-menté par une batterie rechargée par énergie solaire de la nouvelle

travers le monde. Mais ce n’est pas la seule façon de faire. Certaines maisons ont parfois inclus deux mouvements dans un même boî-tier pour arriver à donner deux heures complètes (avec heures et minutes) différentes, réglables indépendamment. La bonne idée en la matière a été trouvée par Jaeger-LeCoultre avec la Reverso Tribute Duoface. Son boîtier bas-culant sur son brancard offre des perspectives originales puisqu’il permet à la montre de disposer de deux cadrans distincts permu-tables d’un simple geste. Toute-fois, le vrai exploit, comme le rap-pelait encore au SIHH Stéphane Belmont, directeur marketing et de la création, «est d’être parvenu à mettre au point un calibre ma-nuel (JLC854A/2) dont la méca-nique sophistiquée rend possible d’avoir, sur une face, l’heure locale et, sur l’autre, celle de son choix, réglable au besoin grâce à un nou-veau et discret poussoir placé sur le fl anc de carrure».

On retiendra que l’affi chage GMT sur 24 heures, apposé au cadran à l’aide d’une aiguille rapportée, aurait été inventé par Rolex en 1954 pour répondre aux besoins des pilotes de la compa-gnie d’aviation civile américaine Pan-Am. Aujourd’hui, de nom-breuses marques proposent cette présentation grâce à des méca-nismes toujours plus sophistiqués autorisant de pouvoir la régler ai-

AerowatchRenaissance 7 Time

Zones. Boîtier en acier avec calibre manuel

Tissot T-Touch Solar NBA en titane dispose, grâce à une simple pro-grammation, d’un second fuseau horaire bien utile aux joueurs et baroudeurs.

Tout sinon rien Aussi intéressantes et utiles que soient les montres à deux fuseaux, elles n’auront jamais l’aura des modèles dotés de la complication d’Heure Universelle, système qui ne doit pas être confondu avec l’affi chage communément appe-lé Heures du Monde. Si ce dernier dispose, comme le premier, d’un anneau portant le nom des villes, d’un autre arborant les 24 heures divisées en deux zones de couleurs distinctes pour identifi er celles nocturnes et celles diurnes, il n’est pas pourvu d’un mécanisme permettant de faire indiquer aux aiguilles autre chose que l’heure du fuseau de référence. En effet, seule la complication d’Heure Universelle offre la possibilité aux propriétaires de lire à volonté, et à l’aide des aiguilles présentes au cadran, l’heure du fuseau horaire choisi parmi les 24 affi chés à la périphérie de ce dernier, grâce à la manipulation très simple d’un poussoir ou d’une couronne.

La montre Tempus Terrae 25e anniversaire d’Andersen Ge-nève emporte une évolution de cette complication qui, mise au point par Louis Cottier en 1930, a été adaptée en 1950 pour les

montres-bracelets. Rare et pour-tant bien utile, on la retrouve en particulier chez Patek Philippe au sein de la fameuse 5130, mais aus-si depuis peu chez Montblanc qui, cette année, propose la montre Montblanc 4810 Orbis Terrarum. Cette pièce en acier de 43 mm de diamètre possède bien cette com-plication développée sur une base modulaire. Mais elle reçoit égale-ment, comme l’indiquait Jérôme Lambert, le CEO de Montblanc qui fête son 110e anniversaire, «un disque rotatif bleu destiné à occul-ter les parties de la carte qui, cette année, peintes de couleurs vives pour représenter les zones clima-tiques du globe, sont censées être plongées dans la nuit». Onirique, ce mécanisme additionnel d’une incroyable effi cacité permettra selon toute vraisemblance aux cadres travaillant dans de grandes multinationales d’identifi er en temps réel et d’un coup d’œil les régions du monde où leur entre-prise est en activité.

Dans cette confi guration, la montre, objet-statut symbole de notre époque, retrouve une vraie fonction «tactique» puisqu’en plus de donner une juste idée de son propriétaire dans des lieux aussi impersonnels que les lob-bies des grandes compagnies aé-riennes implantés dans les aéro-ports, elle permet d’avoir toujours une vision dynamique du monde dans lequel nous nous inscrivons.

Jaeger-LeCoultre Reverso Tribute Duoface. Boîtier en acier réversible.

Calibre manuel réf. JLC 854A/2. Double fuseau

horaire. Cadrans argentés et bleu nuit.

Montblanc 4810 Orbis Terrarum. Boîtier en acier.

Calibre automatique MB29.20 avec module de complication additionnel d’«Heure univer-

selle» mis au point à l’interne.

Andersen Genève Tempus Terrae 25e Anniversaire. Boîtier en or rouge 4N avec calibre automatique et module de fuseaux horaires développé à l’interne.

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INTERVIEW SECRÈTE

François-Paul Journe, qu’avez-vous fait de vos rêves d’enfant?Dans chaque numéro, Isabelle Cerboneschi demande à une personnalité de lui parler de l’enfant qu’elle a été, et de ses rêves. Une manière de mieux comprendre l’adulte qu’il ou elle est devenu(e). Plongée dans le monde de l’imaginaire

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François-Paul Journe au-rait pu construire des mo-teurs de voiture, et l’in-dustrie horlogère aurait perdu l’un de ses grands maîtres.

C’est une adolescence assez banale, une forme d’indifférence pour un futur dans lequel il n’avait pas le goût de se projeter, qui ont mené ce mauvais élève vers le collège Lapérine, une école d’horlogerie à Marseille devenue le collège Léonard de Vinci, puis au Collège Pierre Girard à Paris. Une forme d’atavisme aussi: son oncle Michel Journe, célèbre res-taurateur d’horlogerie ancienne, avait ouvert la voie. Pourquoi ne pas marcher dans ces pas-là?…

La révélation, elle, est ve-nue après, en faisant. Lorsque François-Paul Journe a décidé de créer son propre garde-temps – une montre de poche dotée d’un tourbillon – parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir une Bre-guet historique. Abraham Louis Breguet, c’est le maître absolu, la référence. Il faudra cinq ans au jeune horloger pour la terminer. François-Paul Journe a une ma-nière touchante de vénérer: il le fait de façon absolue, radicale, en miroir de son caractère. Il eut un autre maître, l’expert horloger Jean-Paul Sabrier, dont il a racheté en 2015 la bibliothèque, qui s’est intégrée tout naturellement dans le décor de sa manufacture gene-voise. Un lieu qui sent l’attache-ment du maître horloger au pas-sé, à l’histoire, avec le XVIIIe siècle comme référence. Ses montres le racontent, d’ailleurs, ce goût des choses d’avant. Elles ont un visage sans âge, marqué non par des signes du temps, mais par l’his-toire du temps.

Il est né à Marseille et ne s’est jamais tout à fait départi d’un fin rayon de soleil dans la voix. Une voix qui peut se faire tonnerre. Quand on est passionné, on ne maîtrise pas toujours son feu.

La première fois que je l’ai ren-contré, ce devait être en 1989. Il venait de s’installer aux Acacias, un bureau sans charme, mais cela n’avait aucune importance car son trésor était tout entier dans sa tête et dans ses mains.

François-Paul Journe est du genre obstiné: poursuivre tous les Graal, mais un à la fois. Son chef-d’œuvre, c’est sans doute sa Son-nerie Souveraine, présentée en 2006, sur laquelle il a travaillé six années durant, sans même savoir s’il parviendrait jamais à un résul-tat qui lui convienne. A l’époque, il m’avait confié: «Cette pièce, c’est une grande leçon d’humilité. Il faut parfois taire sa rage quand ça marche mal. On vit de grands moments de solitude.»

J’avais alors écouté avec vé-nération cette montre chanter le temps qui passe et l’apologie du dépassement de soi. Je l’avais entendue égrener ses quarts, ses demies, et même l’heure. Une montre qui donne 812 coups de marteau pendant vingt-quatre heures, cela demande de savoir générer une énergie phénomé-nale. Est-ce vraiment utile d’en-tendre sonner les heures? C’est se poser la question de l’utilité de l’art. Cette pièce confinait au sublime.

Dix ans plus tard, François-Paul Journe est là, dans un fauteuil de cuir, plus calme. Comme s’il n’avait plus besoin de se prouver à lui-même qu’il était capable de tutoyer l’impossible.

Quel était votre plus beau rêve d’enfant?Un de mes principaux rêves d’enfant, c’était d’avoir un cheval. Avec mon frère, quand on jouait aux cow-boys et aux Indiens, c’était toujours lui qui avait la panoplie d’indien et moi celle

du cow-boy. Je ne sais pas si ça vient de là, mais j’avais vraiment envie d’avoir un cheval. J’avais même fait des concours dans des magazines où on pouvait en gagner un. Je m’imaginais que ça allait marcher, bien sûr! Et puis quand j’ai eu l’âge où j’aurais été capable d’en avoir un, ça ne m’a plus intéressé. C’est curieux, ces rêves qui font juste partie d’une petite tranche de vie…

Il y en avait d’autres, des rêves comme celui-ci?Je rêvais de construire un moteur de voiture. Je bricolais déjà à 8- 9 ans, et comme j’étais petit, je passais sous la voiture de mon grand-père, je serrais les boulons, j’étais fasciné par la mécanique et je voulais faire une petite voiture pour moi avec un vrai moteur. Alors j’en ai parlé avec mon oncle horloger, en lui disant qu’il me faudrait des outils pour faire ça. Il m’a parlé d’un tour. Je lui ai demandé avec quelle précision on travaillait avec un tour. Il m’a répondu: au centième de millimètre. Le centième de millimètre! Pour moi, c’était un royaume! Et voilà, je n’ai jamais monté de moteur de voiture, je n’ai jamais fait de cheval. Mais j’adorais comme tous les mômes construire des maquettes d’avion, de bateaux. Je construi-sais toujours quelque chose, toujours avec l’envie d’aller un peu plus loin.

Quel métier vouliez-vous faire une fois devenu grand?Je n’en avais aucune idée! Je n’avais jamais pensé qu’un jour j’allais travailler. J’étais un élève un peu dissipé et jusqu’à l’âge de 15 ans j’ai suivi le cycle normal, mais comme je redou-blais encore une fois, on m’a mis dans un centre d’apprentissage. J’ai compris que c’était pour y apprendre un métier. Mais avant cela, je ne m’en souciais pas. Je m’étais dit que le jour où je devrais travailler, je travaillerais, même si c’était pour devenir ma-çon, plombier, n’importe quoi. J’avais assez d’aptitudes pour faire tous les métiers manuels.

Comment s’est passé le premier contact avec l’horlogerie?Quand on m’a présenté l’école d’horlogerie, au moment de m’inscrire, j’étais dans la salle d’attente, dans le couloir, et il y avait des dessins anciens d’échappements sur les murs. Et moi, je regardais ça et je ne comprenais pas d’où sortait la fumée… Parce que pour moi, les échappements, c’était fait pour les voitures, avec un pot d’échappement.

Ce sont vos parents qui vous ont inscrit à l’école horlogère?Oui.

Sans vous demander votre avis?Mon oncle, qui a quatorze ans de plus que moi, avait fait l’école d’horlogerie à Marseille parce que c’était un cousin qui en était le directeur. Et quatorze ans plus tard, ayant eu à peu près le même «brillant» parcours scolaire que lui, ma famille s’est dit: si ça a marché pour l’un, on va y mettre l’autre. Et moi, je me suis dit: «Pourquoi pas?» On m’aurait emmené à l’école de n’importe quoi, ça m’aurait fait pareil.

Quand est née votre passion pour l’horlogerie, finalemen ?Elle est venue au contact du travail. J’étais un cancre à l’école, et quoi que je fasse, j’étais destiné à descendre toujours. Mais quand tu fais quelque chose qui te plaît, et qu’en plus tu le réussis, ça te plaît de plus en plus. C’est un cercle vertueux. C’est comme

ça que ça a commencé. Après c’est devenu comme une drogue. Parce que, pour la première fois de ta vie, tu fais des choses qui te plaisent et tu as des résultats.

Donc vous avez connu la révélation de votre métier assez jeune, finalement, si ous avez quitté l’école à 14 ans?Oui, je suis entré à l’école d’horlogerie à 15 ans.

Est-ce que vous vous êtes imaginé alors qu’un jour vous deviendriez le maître horloger que vous êtes devenu?Non.

En aviez-vous le désir?Non. Après l’école, j’avais suivi un apprentissage à Berne chez un monsieur qui restaurait de l’horlogerie et des pendules anciennes et qui s’était installé par la suite à Paris. Je me suis dit que j’allais faire pareil. Mais ça a tourné autrement, ce qui me plaisait dans la restauration c’est quand il manquait beaucoup de pièces et que je devais re-créer, re-imaginer ce qui avait disparu. Mais le nettoyage, l’entretien, ça m’ennuyait. C’était trop répétitif.

A quel moment y a-t-il eu le bascu-lement, la naissance de l’ambition?Je pense que l’ambition, je l’ai toujours eue: quand je créais quelque chose, je voulais le faire le mieux possible. Si je me lançais dans une course en vélomoteur avec un copain, je voulais gagner. Une partie d’échecs, je voulais la gagner aussi. C’est un moteur, l’ambition. On ne fait pas les choses pour les faire mal. En ce qui concerne l’horlogerie, cela m’est venu quand j’étais à l’école à Paris. Quand on n’avait pas cours, j’allais travailler quelques après-midi chez mon oncle pour gagner un peu d’argent de poche. Or parfois, j’y croisais un monsieur extraordinaire, qui s’appelait Lord Cecil Clutton, qu’on appelait Sam et qui était le gardien des joyaux de la cou-ronne d’Angleterre. L’horloger George Daniels avait fait sa pre-mière montre pour lui. Lorsqu’il passait à Paris et venait chez mon oncle, il avait toujours dans son gousset deux montres extraordi-naires, une de George Daniels et une autre de Breguet. Et moi qui étais encore à l’école, je regardais ça avec émerveillement, parce que c’était beau! Je pense que le ver est entré dans la pomme à ce moment-là.

C’est le fait que l’on puisse créer une montre spécifiquemen pour quelqu’un d’autre qui vous a séduit?Non, juste de voir la beauté de ce travail. J’ai pensé que si je voulais un jour une montre comme ça, je devais la faire moi-même car je n’aurais jamais l’argent pour l’acheter. Et donc, mon rêve, à partir du moment où j’ai tenu le manche d’un outil, c’était de créer ma montre.

Vous l’avez réalisée?Oui, bien sûr, je l’ai toujours. C’est une montre de poche avec un tourbillon, qu’on a rééditée en 2013 pour fêter les 30 ans de l’entreprise. J’ai mis cinq ans pour

la faire. Je travaillais dessus le week-end.

Vous vouliez une montre avec un visage dans la grande tradition horlogère…Il y a un monsieur qui s’appelait Abraham Louis Breguet qui a créé en 1783 l’horlogerie moderne. On n’y peut rien, c’est comme ça. Et il a tellement bien travaillé qu’il a inventé le tourbillon, et son premier tourbillon a été, pour beaucoup d’horlogers, notamment pour George Daniels et pour moi, une source d’inspi-ration. Quand on démarre dans le métier, on est imprégné de cette histoire.

Quel était votre jouet préféré?Je dormais toujours avec un ours.

Il avait un nom?Oui. Euh… Martine!

Ah! C’était une filleOui, c’était une ourse. Martine. Et… qu’est-ce que j’avais d’autre qui me passionnait? C’étaient les années 60, on n’avait pas de jouets comme aujourd’hui. On n’avait pas toutes les vidéos, on n’avait pas la télé. Ah oui, le train électrique! J’ai beaucoup joué au train électrique. Et puis j’avais aussi des jouets rudimentaires en fer-blanc qu’on remontait avec une clé.

Les avez-vous gardés?Non. Ils ont dû rester à Marseille et un jour ma mère a tout jeté à la poubelle. Elle a vidé les tiroirs.

A quels jeux jouiez-vous à la récréation?On jouait au foot à Marseille! J’étais soit avant, soit gardien de but.

Grimpiez-vous aux arbres?Ah oui, ça oui, beaucoup, beau-coup! Quand j’avais 7-8 ans, ma mère me mettait en vacances l’été avec la Croix-Rouge et on allait dans des fermes dans les Basses-Pyrénées. Il n’y avait même pas l’eau courante, on allait chercher l’eau à la source, il y avait plein de mômes, on était une dizaine et on faisait les travaux des champs, on y restait deux mois. Notre passion, c’était d’attraper les animaux, les oi-seaux, tout ce qui volait, rampait, serpent, tout, et aussi de grimper aux arbres.

Et que ressentiez-vous tout en haut?C’était plus l’escalade qui me plaisait que l’arrivée.

Quelle était la couleur de votre premier vélo?Rouge.

Quel super-héros rêviez-vous de devenir?Je n’étais pas trop super-héros.

Vous étiez plutôt cow-boys et Indiens?Oui. J’aimais aussi beaucoup faire des tours de magie. J’avais la panoplie du petit magicien. Ça me revient parce que mon héros c’était Mandrake.

De quels super-pouvoirs vouliez-vous être dotés?

S’il devait n’y en avoir qu’un seul ce serait voler.

Rêviez-vous en couleur ou en noir et blanc?En couleur, je crois.

Quel était votre livre préféré?Ça dépend des âges. Je me souviens que j’avais lu Le Dernier des Mohicans et puis des livres de Jules Verne aussi. Mais vers 10-12 ans je me suis mis à Arsène Lupin.

Qu’est-ce qui vous attirait chez Arsène Lupin?Ce côté vantard, et Robin des Bois!

Est-ce que vous les avez relus depuis?Non.

Quel goût avait votre enfance?On pourrait l’apparenter à un biscuit.

Et si cette enfance avait un parfum, ce serait?L’odeur de la sauce tomate dans la cuisine, chez mes grands- parents, quand ma grand-mère faisait les coulis, pour mettre la sauce en bocal pendant la saison. D’ailleurs on mangeait des pâtes régulièrement, des pâtes fraîches.

Qu’elle préparait elle-même?Oui. Mes grands-parents étaient Italiens.

Pendant les grandes vacances, vous alliez voir la mer?Ça, c’est sûr! Et pas que pendant les vacances! On y allait avec l’école quand il faisait beau, pour y faire des exercices de gymnastique.

Saviez-vous fabriquer des avions en papier?Oui. Je crois toujours savoir le faire.

Aviez-vous peur du noir?Non.

Vous souvenez-vous du prénom de votre premier amour?Non… Ah si, peut-être. C’était ma voisine. Elle s’appelait Chantal.

Est-ce que vous vous souvenez de l’enfant que vous avez été?Oui. Je me vois en shorts avec des sandales aux pieds… J’ai vécu une enfance positive, je n’ai jamais eu de crise d’adolescence. J’étais hyperaffectif donc hyper… non pas colérique, mais réactif et la misère dans le monde me choquait beaucoup.

Déjà enfant?Oui. Quand on est môme, on pense que les malheurs, c’est la faute du pouvoir, du président. Je me disais qu’il faudrait tuer le président de la République, et tous les gens qui font du mal. C’était une sorte de saine colère.

Est-ce que cet enfant vous accom-pagne toujours?Oui. Bon, je me débarrasse un peu de la colère avec le temps. L’autre jour, j’écoutais je ne sais plus qui à la télé… Cette personne parlait justement de l’importance de conserver une partie de son en-fance en soi quand on est adulte. C’est donc une question que je me suis posée il y a quelques jours. Et très franchement, je n’ai pas su que répondre. Entre le souvenir que l’on a de l’enfant que l’on a été et celui que l’on était vraiment, il y a une différence. Garder son œil d’enfant, je pense que c’est impos-sible parce que, même si on le vou-lait, l’expérience, l’habitude ont fait que l’on ne voit plus les choses de la même façon. Il faudrait effa-cer une partie de sa mémoire pour redevenir un enfant…

«Garder son œil d’enfant, je pense que c’est impossible parce que, même si on le voulait, l’expérience et l’habitude ont fait que l’on ne voit pas les choses de la même façon. Il faudrait effacer une partie de sa mémoire pour redevenir un enfant… »

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