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Michel VERDON 1973 Anthropologie de la colonisation au Québec Le dilemme d’un village du Lac-Saint-Jean Chapitres 6-7 Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec et collaboratrice bénévole Courriel : mailto:[email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Michel VERDON

1973

Anthropologie de la colonisation

au Québec Le dilemme d’un village du Lac-Saint-Jean

Chapitres 6-7

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

et collaboratrice bénévole Courriel : mailto:[email protected]

Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Michel Verdon, Anthropologie de la colonisation de la soc. Chap. 6-7. (1973)

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Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole, professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec courriel : mailto:[email protected]

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Michel Verdon, Anthropologie de la colonisation au Québec. Le dilemme d’un village du Lac-Saint-Jean. Préface de Marcel Rioux. Montréal : Les presses de l'université de Montréal, 1973, 283 pp.

[Autorisation accordée par l’auteur le 1 février, 2004.er ]

[email protected]

Polices de caractères utilisées : Pour le texte : Times, 12 points. Pour les citations : Times 10 points. Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition complétée le 4 décembre, 2005 à Chicoutimi, Québec.

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Michel Vernon

Couverture : Photo Marc Ellefsen.

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Table des matières LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES TABLEAUXPRÉFACEAVANT-PROPOS

PREMIÈRE PARTIE L’ESPACE

CHAPITRE PREMIER : LE TERRITOIRE I. Le réseau routier II. Le village comme schème d’établissement

A. Les rangs B. L’agglomération villageoise

III. La maison

DEUXIÈME PARTIE DU COLLECTIF À L'INDIVIDUEL :

LES SYSTÈMES SOCIAUX CHAPITRE 2 : LE MONDE AGRICOLE ET LE MONDE OUVRIER I. Le monde agricole

A. Organisation de la production 1. Cycle écologique 2. Cycle économique et social

B. Organisation de la consommation 1. Cycle écologique 2. Cycle économique et social

II. Le monde ouvrier A. Organisation de la production

1. Cycle écologique 2. Cycle économique et social

B. Organisation de la consommation III. Les principes de groupement

A. Les hommes B. Les femmes

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CHAPITRE 3 : LE MONDE MASCULIN ET LE MONDE FÉMININ I. Un système matrimonial

A. Les relations prémaritales B. Le choix des conjoints C. Le mouvement de la nuptialité D. Mariage et « consanguinité » E. Mariage et résidence

II. Le système dans le temps CHAPITRE 4 : LE COUPLE I. La transmission des biens au mariage II. L'évolution du couple

A. Avant le mariage B. Du mariage au premier enfant C. Naissance de la famille D. Le vieux couple

III. Rapports famille-belle-famille A. L'homme et sa belle-famille B. La femme et sa belle-famille C. Le couple face à la parenté

CHAPITRE 5 : L'ENFANT I. La période d'indulgence II. Des débuts du langage à l'âge scolaire III. Des débuts scolaires à l'adolescence IV. L'adolescence

TROISIÈME PARTIEAU-DELÀ DU COLLECTIF ET DE L'INDIVIDUEL :

LES SYSTÈMES COGNITIFS CHAPITRE 6 : LE SYSTÈME DE PARENTÉ I. Le système des désignationsII. Le système des adressesIII. Terminologie et statut

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CHAPITRE 7 : LE SYSTÈME RELIGIEUX I. Apprentissage religieux

A. De l'enfance à l'âge scolaireB. Des débuts scolaires à la Communion solennelleC. De la Communion solennelle au mariageD. Du mariage à la vieillesseE. La vieillesse

II. Croyances et structure socialeIII. Rites et structure socialeIV. Religion et famille

QUATRIÈME PARTIE LE TEMPS

CHAPITRE 8 : STRUCTURE ET CHANGEMENT I. Les données historique et écologique II. Phase d'autosubsistance

A. De 1885 à 1900 B. De 1900 à 1935

III. Phase de commercialisation : de 1935 à 1960 IV. Phase de centralisation : 1960 CONCLUSION APPENDICES I. Analyse sociodémographique II. Analyse du « mouvement de la nuptialité » III. Analyse du mouvement matrimonial masculin IV. Analyse de la consanguinité V. Analyse des choix résidentiels

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LISTE DES ILLUSTRATIONS

ET DES TABLEAUX Retour à la table des matières

CARTES I. Le lac Saint-Jean et les grands centres urbains du Québec II. Centres urbains et principal réseau routier du Lac-Saint-Jean III. Cadastre de Dequen IV. Village de Dequen FIGURES 1. Divisions internes du village 2. Schème d'établissement agricole 3. Grange-étable vue en plan 4. Maison canadienne vue en plan 5. Cycle écologique de la production 6. Cycle social de la production 7 Cycle écologique de la consommation 8. Mouvement de la nuptialité 9. Comparaison de l'évolution temporelle du rapport endogamie/exogamie pour les mariages en général et les mariages consanguins

10. Généalogie de la consanguinité : a, b, c. 11. Mouvement de la migration du travail 12. Modèle du choix matrimonial masculin 13. Système de parenté14. L'église vue en plan15. Évolution du « privé » et du « public » au sein du couple16. Phase d'autosubsistance 17. Phase de commercialisation 18. Phase de centralisation 19. Système socio-culturel agraire idéal 20. Système socio-culturel agraire réel 21. Évolution démographique 22. Naissances et décès 23. Nombre de familles (maisonnées) 24. Émigration / immigration 25. Taux d'accroissement naturel (0/00) 26. Taux brut de natalité

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27. Taux brut de mortalité 28. Mortalité infantile 29. Variables démographiques 30. Pyramide des âges : village et rangs (1968) 31. Pyramide de la population : village (1968) 32. Pyramide de la population : rangs (1968) 33. Pyramide des âges : rang du Côteau 34. Pyramide de la population : rang des Castors 35. Pyramide de la population : rangs Saint-Jacques et de la Rivière 36. Mouvement de la nuptialité (1900-1909) 37. Mouvement de la nuptialité (1910-1919) 38. Mouvement de la nuptialité (1920-1929) 39. Mouvement de la nuptialité (1930-1939) 40. Mouvement de la nuptialité (1940-1949) 41. Mouvement de la nuptialité (1950-1959) 42. Mouvement de la nuptialité (1960-1967) 43. Mouvement de la nuptialité (1900-1967) 44. Mariages consanguins endogames et exogames internes (1900-1967) TABLEAUX I. Fermes classées selon leur grandeurII. Utilisation de la terre agricoleIII. Fermes classées selon l'âge de l'exploitantIV. Exploitants résidant sur la fermeV. Estimation de la superficie de quelques grandes cultures, 1966-1967VI. Fermes commerciales classées selon leur production, 1966VII. Bovins : nombre de fermes déclarant des bovins et population sur les fermes, 1 juin 1966-1 juin 1967er er

VIII. Fermes de recensement déclarant des vaches laitières, 1966IX. Fermes de recensement déclarant de l'avoine pour le grain, classées selon le nombre d'acres rapportéX. Fermes de recensement déclarant des porcs, classées selon le nombre déclaré, 1966XI. Fermes de recensement déclarant des poulets de tous âges, classées selon le nombre déclaré, 1966XII. Précipitations moyennes (en pouces) de mai à octobreXIII. Température (en degrés Fahrenheit) de mai à octobre, 1937-1952XIV. Cycles écologique et social des achatsXV. Cycles écologique et social des ventesXVI. Orientation sociale des échanges réciproquesXVII. Organisation sociale de la consommation chez les cultivateursXVIII. Adresses des parents, grands-parents, oncles et tantes à Ego et des siblings, cousins et pairs à Ego

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XIX. Adresses des adolescents (mâles surtout) à leurs père et mèreXX. Adresses du couple face aux belles-familles respectivesXXI. Principales transformations du système des adressesXXII. Comparaison des systèmes de désignation et d'adresseXXIII. Comparaison entre le chapelet et le repasXXIV. Comparaison entre le chapelet et la messeXXV. Composition familiale des maisonnées XXVI. Mariages endogames féminins XXVII. Mariages exogames internes féminins XXVIII. Rapport entre l'endogamie et l'exogamie interne féminines XXIX. Somme des mariages endogames et exogames internes féminins XXX. Rapport entre endogamie + exogamie interne (endogamie)/exogamie féminines XXXI. Somme de tous les types de mariages féminins XXXII. Mariages exogames internes masculins XXXIII. Rapport entre l'endogamie et l'exogamie interne masculines XXXIV. Somme des mariages endogames et exogames internes masculins XXXV. Rapport entre endogamie + exogamie interne (endogamie)/exogamie masculines XXXVI. Nombre et pourcentage des mariages consanguins XXXVII. Tous les mariages consanguins selon le lieu du mariage XXXVIII. Évolution temporelle des types de mariages consanguins XXXIX. Degrés de consanguinité en fonction des lieux du mariage XL. Comparaison de la distribution attendue et de la distribution réelle des mariages consanguins XLI. Choix résidentiels pour les mariages exogames masculins XLII. Première et seconde résidence des mariages endogames masculins (comprenant l'exogamie interne)

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Des études contemporaines s'attachent à étudier comment le Québec est globalement colonisé de l'extérieur et de l'intérieur. Michel Verdon nous ramène à l'autre extrémité du processus, au colonisé colon, et étudie comment il aménage son territoire, comment il produit et consomme et comment il organise sa vie sociale et cognitive. Dans la meilleure tradition anthropologique, il présente les principales coordonnées de la structure socio-culturelle du Québec.

Marcel RIOUX

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PRÉFACE

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Dire de ce volume que c'est une monographie d'un village de colonisation au Québec serait évoquer chez certains lecteurs ces nombreuses histoires de paroisse — œuvres souvent du curé ou du premier marguillier — dans lesquelles on trouve surtout la liste exhaustive des curés et des maires ainsi que, bien sûr, celle des religieuses que la paroisse a données à Dieu et à peu près rien sur la vie socio-économique et idéologique du groupe. Ce volume-ci est bien différent. C'est l'étude en profondeur d'un village, bien situé dans l'espace et le temps, où les individus et les sous-groupes s'insèrent et vivent dans des systèmes sociaux et cognitifs qui structurent leurs conduites. Il y a plus. C'est un village de colonisation qui fait partie d'une société globale qui est elle-même colonisée.

Pendant longtemps les mots de colonisation et de colon furent surtout employés

pour désigner l'occupation et le défrichement des terres par des Québécois qui s'établissaient dans des régions encore vierges et progressivement les rendaient propres à l'agriculture. C'est ce processus que Verdon décrit en étudiant un village de colonisation au Lac-Saint-Jean. Il n'a garde, toutefois, d'oublier que les colons québécois étaient eux-mêmes colonisés et que derrière eux et sur eux se profilait un système d'exploitation du pays tout entier et de son économie. « Extérieure, décrit-il, à la structure sociale canadienne-française s'ajoute l'existence en sol québécois d'un second groupe « industriel, anglophone et protestant » qui contrôle tout le monde extérieur et est totalement dégagé du secteur primaire (pêche, agriculture, coupe de bois, travail dans les mines, etc.) qui revient à la portion francophone de la population québécoise. Le groupe anglophone se spécialise dans l'industrie et le commerce en s'appuyant (pour ne pas dire en exploitant) sur le travail de production de la population francophone. Concrètement, en même temps que les agriculteurs pénétraient dans le Saguenay-Lac-Saint-Jean, les financiers anglophones suivaient. » Tenant compte de ces deux aspects de la colonisation du Québec, ce volume aurait pu s'intituler « le colon colonisé » ou « le colonisé colon ».

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Si Verdon tient compte du contexte global dans lequel s'insère le village de Dequen, son étude porte essentiellement sur la microstructure de ce groupe de colons qui évolue dans le temps et l'espace. Des études contemporaines s'attachent à étudier comment le Québec est globalement colonisé de l'extérieur et de l'intérieur. Verdon nous ramène à l'autre extrémité du processus, au colonisé colon, et étudie comment il aménage son territoire, comment il produit et consomme et comment il organise sa vie sociale et cognitive. Dans la meilleure tradition anthropologique, il présente les principales coordonnées de la structure socio-culturelle du Québec. Il montre comment les pratiques des villageois de Dequen sont structurées par des systèmes traditionnels qui évoluent à travers le temps et l’espace. Son œuvre est incontestablement une réussite.

Dans son analyse du système de parenté et du système religieux, Verdon va

beaucoup plus loin que ses devanciers et, dans cette étude des structures mentales, il pose d'importants jalons pour une théorie de la personnalité de base des Québécois. Son ouvrage marque un moment important dans l'étude de notre pays et de ses habitants.

Marcel RIOUX

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AVANT-PROPOS

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La colonisation dont parle ce livre n'est pas celle des colonisateurs mais celle des « colons ». La « colonisation des terres », telle que l'a consacrée la langue québécoise, est un phénomène spécifique à ce pays. C'est la réponse d'une ethnie menacée par une présence étrangère, politiquement et économiquement dominante. Faute de classe inférieure à exploiter, le Québécois a choisi d'exploiter la terre. Il a choisi de déboiser la forêt, d'étendre l'agriculture dans des milieux jusque-là vierges et pratiquement inhabités. Il a cru s'imposer par la hache et la herse.

Mais ce colon qui cherchait à implanter sa culture et sa société en s'implantant

lui-même sur le sol était inconsciemment l'objet d'une double colonisation. En effet, l'élite de son propre peuple, le clergé catholique canadien-français, cherchait à conserver son statut privilégié en maintenant ses fidèles (les colons) dans l'agriculture, loin de l'instruction. C'est pour cela que les « villages de colonisation » étaient aussi des avant-postes du catholicisme et que toute l'entreprise de colonisation fut plus tard qualifiée de messianisme agricole.

Mais cette exploitation était rendue presque inévitable parce qu'une

exploitation politico-économique parallèle réduisait le nombre de choix économiques possibles qui s'ouvraient à l'élite québécoise. Parce que tout le monde industriel et urbain était sous domination étrangère, il était difficile de s'épanouir en dehors du rural et de l'agriculture.

De plus, comme le choix de l'agriculture était un choix du secteur primaire, ce

choix était contradictoire dans une société en voie d'industrialisation et d'urbanisation. Par la coupe du bois, l'agriculteur se présentait comme une main-d'œuvre bon marché aux capitaux anglais et allait permettre la naissance, parallèle à l'agriculture, de l'industrie forestière. Par cette dernière, le village de colonisation contenait sa négation, puisqu'il allait à long terme faire du cultivateur un prolétaire, en faisant de lui un salarié dans une entreprise dont les capitaux appartenaient à

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une ethnie étrangère. C'est à l'étude du dilemme d'un de ces villages de colonisation que le présent ouvrage s'applique.

***

Nous désirons souligner au lecteur que certains noms de lieux et de personnes

qui apparaissent dans la monographie sont fictifs. Nous préférons garder l'anonymat du village étudié (que nous appellerons Dequen) et de ses environs afin d'éviter de porter involontairement préjudice aux résidents. Quant au reste, les faits sont rapportés tels qu'ils ont été observés au cours de nos enquêtes. Celles-ci se sont déroulées de mai à septembre 1968 et 1969. Les tableaux qui illustrent le chapitre sur les activités économiques ont été tirés des statistiques provinciales sur l'agriculture.

***

Nous désirons également adresser nos plus sincères remerciements aux

professeurs Jean Benoist, Guy Dubreuil et Jacques Gomila, directeurs de cette recherche, ainsi qu'aux docteurs Frank Auger et Ivan Simonis, tous du Département d'anthropologie de l'Université de Montréal, qui nous ont encouragé et aidé de leurs conseils. Nous voulons aussi souligner l'apport de Mlle Johanne Cadieux et de M. Jean-Pierre Desaulniers à nos hypothèses sur la socialisation ainsi que l'aide technique de M. Jacques Aubry.

Nos remerciements s'adressent particulièrement à la population du village.

D'abord à nos hôtes, M. et Mme Léonidas Gagné, qui nous ont accueilli chaleureusement et nous ont apporté de précieux renseignements, à M. Frédéric Tremblay, cultivateur, qui a aussi sacrifié une partie de son temps à nos enquêtes, à M. l'abbé Turcotte et à M. l'abbé Bouchard, qui nous ont facilité l'accès aux registres paroissiaux et nous ont aidé matériellement en laissant des locaux à notre disposition, et à MM. Edgar Tremblay et Elzéar Savard, tous deux du ministère de la Colonisation, à Alma, qui nous ont permis de consulter les terroirs et nous ont fait parvenir les statistiques concernant la communauté sous étude. Enfin, à tous les gens de Dequen, surtout les jeunes, qui se sont prêtés avec bienveillance à nos enquêtes.

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TROISIÈME PARTIE

AU-DELÀ DU COLLECTIF ET DE L'INDIVIDUEL :

LES SYSTÈMES COGNITIFS

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Avant même d'être actualisées, en dehors de toute expérience vécue, les relations sociales sont prédéterminées par certains codes. Ces codes existent en dehors de toute activité sociale, ils flottent au-delà du collectif et de l'individuel. Ils constituent le second palier qui permet l'unité de l'expérience dequenaise et la continuité de la société. Malgré la différence des activités et des expériences, uniques pour chaque individu, ces codes sont les mêmes pour tous, ils sont les derniers à changer. Les deux principaux codes analysés, que nous appellerons aussi « systèmes cognitifs », seront le système de parenté et une partie de l'idéologie religieuse. Nous les étudierons parce qu'ils sont les plus collés à la socialisation, ils sont les guides premiers de la tâche d'éducation. Ils forment pratiquement les premiers canaux qu'emprunte la communication sociale de l'enfant. Ils sont le langage premier de l'activité sociale et assurent l'unité même de la socialisation. Comme il est impossible d'aborder tous les systèmes cognitifs et de les aborder dans toute leur étendue, nous nous sommes limité aux systèmes qui recouvrent les relations sociales telles qu'étudiées au chapitre des systèmes sociaux.

Les systèmes cognitifs apportent des solutions idéologiques aux conflits

internes qui divisent la société. Dégagés des contraintes de l'empirique, les systèmes cognitifs permettront des rapprochements impossibles dans la réalité et ce sont ces rapprochements qui, au-delà et par l'intermédiaire de la socialisation, impriment son unité à la culture dequenaise. Ces codes de normes traduisent les conflits en les solutionnant, Par le langage ou par certains tours de force métaphysiques. Parce qu'ils sont dégagés de l'actualité des relations sociales, parce

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qu'ils sont dépourvus de contenu empirique, les systèmes cognitifs peuvent dépasser les conflits et permettre l'illusion de l'unité de l'expérience sociale. Ils permettent de dépasser la discontinuité, l'unicité des expériences individuelles pour que les individus se rejoignent dans une fiction d'expérience commune. Ils sont par excellence le langage des relations sociales. Ils n'ont de sens que s'ils sont étudiés comme langage. Dès qu'ils sont actualisés, leurs valeurs ne forment plus un système mais relèvent des « idées personnelles » ; de la même façon que la parole ne peut s'étudier en elle-même mais contextuellement, les « valeurs personnelles » ne peuvent s'étudier comme code mais seulement selon leurs coordonnées sociales. Mais le langage peut s'étudier en lui-même, en dehors de toute actualisation. Ainsi en est-il des systèmes cognitifs.

CHAPITRE 6 LE SYSTÈME DE PARENTÉ

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Les systèmes de parenté ont depuis longtemps fasciné les anthropologues. Nous n'innovons donc pas lorsque nous nous référons aux deux composantes majeures des systèmes de parenté : le système des attitudes et le système des appellations. Toutefois, en nous appliquant à comprendre le système de parenté canadien-français, nous essaierons de faire ressortir le point suivant : le système des attitudes est en fait quelque chose d'inexistant ; c'est un ensemble de normes qui reproduisent un ordre social idéal et fixe. Mais cet ordre est constamment menacé car ces normes représentent des rapports statiques entre des individus, des rapports sans contenu réel. Or, les rapports évoluent, les enfants deviennent des hommes et les changements dans le milieu extérieur contredisent souvent les normes. Au système des attitudes s'opposent ainsi les attitudes telles que vécues. Nous essaierons alors de montrer comment le système des appellations répond à ce problème. Le système des appellations est lui-même composé de deux systèmes : le système des désignations et le système des adresses. Le système des désignations évolue parallèlement au système des attitudes, c'est un système fixe, qui traduit un ordre idéal. Mais le système des adresses intervient pour corriger la situation, pour rallier les attitudes vécues aux attitudes normatives. Mais cette solution ne devient possible que par des tours de force linguistiques, sinon des absurdités linguistiques (nous retrouvons le même phénomène sur le plan religieux). À titre d'exemple de ces aberrations terminologiques la façon dont le fils s'adresse à son père par les termes « son père » et dont la bru s'adresse à son propre grand-père et à son beau-père par le même terme « pépère ». En d'autres

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termes, nous nous proposons de résoudre ces énigmes terminologiques et ce, par une étude exhaustive du système de parenté.

Le système des attitudes a déjà été abordé de façon indirecte par notre étude de

la famille et de la socialisation. Comme dans toute société ce sont les parents qui socialisent, tout système de normes vise à perpétuer l'ordre établi, l'establishment, pour employer un vocabulaire à la mode. Le système normatif traduit l'ordre idéal de la société canadienne-française, société qui se veut agraire. Les normes parentales se fondent donc sur le modèle résidentiel que nous avons esquissé et affirment idéologiquement la prédominance de la relation verticale, de la filiation. Idéalement, la femme est inférieure à l'homme puisque c'est elle qui intègre le groupe résidentiel de son mari. Les enfants doivent un respect et une soumission totale au père qui incarne l'autorité alors que la relation avec la mère, quoique de soumission, est une relation d'affection. Les mêmes attitudes de soumission doivent prévaloir à l'égard des grands-parents. Avec les oncles et les tantes, les relations sont relâchées et amicales, pleines d'affection. La bru doit soumission et respect à ses beaux-parents et le gendre doit respect aux siens. Les cadets doivent aussi respect aux aînés et les siblings doivent se comporter entre eux amicalement en évitant de se bagarrer.

Nous avons vu combien la réalité est tout autre. Comment les fils se rebellent

contre leur père, comment les brus dominent vite leur belle-mère et sympathisent avec leur beau-père, comment les grands-parents s'adoucissent avec l'âge, comment les gendres méprisent leur belle-mère et combien les siblings se querellent entre eux. Hypothétiquement, si la société était agricole et le groupe résidentiel tel qu'idéalisé, ce modèle de comportements vaudrait. Mais comme nous l'avons déjà indiqué, l'agriculture s'est toujours vue menacée, par la forêt, par la mer ou la migration aux États-Unis. Ainsi, le groupe résidentiel a dû s'accommoder du départ des jeunes couples et la société s'est vue divisée en familles-souches et familles nucléaires. Nous avons vu que par son enfant la bru s'impose à sa belle-mère et que par son salaire le fils s'impose à son père. Tous ces phénomènes soulignent l'autonomie, l'indépendance, autant de l'homme que du couple.

Malgré ces transformations sociales, le système des attitudes en tant que code

normatif est demeuré le même, et le système des désignations en témoigne éloquemment.

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I Le système des désignations

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Le système des désignations canadien-français gravite autour de dix-huit termes dont six désignent les affinaux créés par le mariage. Les consanguins sont désignés par les termes : père, mère, frère, sœur, cousin, cousine, grand-père, grand-mère, neveu, nièce, oncle et tante. Les six termes qui désignent les affinaux sont : beau-frère, belle-sœur, beau-père, belle-mère, bru et gendre, quelquefois appelés beau-fils et belle-fille.

FIGURE 13 : Système de parenté

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LÉGENDE

........oncles/tantes —— – – cousins/cousines rectangles : méthode traditionnelle triangles et enclaves : notre méthode

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Une première observation (fig. 13) nous révèle que tous les oncles et tantes des parents d’Ego ainsi que les siblings mêmes des parents d'Ego sont appelées « oncles » et « tantes » par Ego. De la même façon, tous les cousins et cousines des parents d'Ego ainsi que les cousins et cousines d'Ego sont aussi appelés « cousins » et « cousines » par Ego. Ainsi, deux niveaux générationnels différents sont terminologiquement assimilés. Mais ce qu'il importe surtout de comprendre, c'est que ce télescopage se fait d'une façon bien définie : Ego assimile les collatéraux de la deuxième génération supérieure et ceux qui en sont issus selon la position qu'occupent ces collatéraux par rapport aux parents d'Ego. Les collatéraux connus ne dépassent habituellement pas trois générations. S'ils le font, ils sont aussi assimilés parmi les oncles-tantes ou cousins-cousines ou encore décrits par le lien qui les rattache à des proches parents.

Il en ressort deux choses fort importantes : 1) les collatéraux de la génération

des grands-parents (deuxième génération supérieure) ne sont pas désignés par rapport aux grands-parents mais par rapport aux parents, les déphasant ainsi d'une génération ; 2) ceci a pour conséquence de fonder le système parental sur la famille nucléaire avec, en relief et au-dessus (mais nullement rattachés au reste), les grands-parents.

Ces remarques sont d'une importance capitale pour notre position théorique.

Toutes les recherches sur la parenté au Canada français ont procédé comme si l'on pouvait traiter la généalogie à partir du principe de « lignée ». On devrait dans ce cas cerner la réalité terminologique par une série de rectangles qui s'englobent en s'agrandissant ; le premier, le plus petit, inclut la « famille nucléaire », le second, ladite « famille-souche » et le troisième, le plus inclusif, forme ladite « parenté » au sens large (mais s'étendant plus loin que ne le permet la figure 13). Si cela était vrai, la « lignée » devrait découper la généalogie selon le niveau de génération, désignant les oncles des parents par rapport à la génération des grands-parents (et non des parents) et les cousins des parents par rapport à la génération des parents (et non d'Ego). Enfin, la « lignée » devrait inclure certaines figures ancestrales disparues alors que, dans le cas canadien-français, la reconnaissance parentale se limite aux grands-parents (presque toujours connus de leur vivant).

De plus, une analyse attentive de la terminologie de parenté prouve deux

choses : 1) le système de parenté est conçu en fonction de la famille nucléaire, donc du niveau de génération des parents et des enfants ; 2) cependant, l'inclusion dans la terminologie des collatéraux de la génération alterne à Ego et de ceux qui en sont issus et leur rabaissement d'une génération ne peuvent se comprendre qu'à partir du modèle résidentiel idéal que nous avons esquissé. Sur un plan temporel, le groupe résidentiel comprend au temps I : le père, ses fils mariés et ses petits-enfants. Les frères du grand-père forment des groupes résidentiels contigus mais séparés. Au temps II : le père meurt et les fils mariés forment chacun de nouveaux groupes résidentiels autonomes. Au temps II, pour tout enfant, les frères du père sont structurellement dans une position semblable aux frères du grand-père : ils

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sont à la tête de groupes résidentiels apparentés et contigus. Puisque les groupes résidentiels sont autonomes, ces personnes sont exclues des canaux de l'autorité.

Ainsi, un découpage selon la « lignée » (par rectangles) est littéralement

insignifiant puisqu'il ne rend jamais compte de quoi émerge la terminologie parentale, pourquoi elle découpe ces ensembles et non d'autres. De plus, puisque tous les collatéraux de la génération du grand-père et ceux qui en sont issus sont assimilés à la génération des parents et à celle d'Ego, il devient en second lieu inutile de chercher à scruter l'éventail des parents connus. Pour une compréhension du système de parenté, il est visiblement inutile de savoir avec quels individus on peut retracer un lien généalogique car on assimile alors inconsciemment deux types de parents très différents : les parents avec lesquels on ne fait que reconnaître un lien généalogique sans que l'existence de ce lien détermine les comportements (ces parents n'ont pas de désignation spéciale mais sont décrits par leur lien généalogique). Nous appelons cette parenté « cognitive ». Elle peut remonter fort loin mais le champ qu'elle couvre est souvent fortuit et elle est inutile du point de vue de la compréhension du système de parenté ; son utilité est socio-économique, comme nous l'avons vu (cf. p. 127-129, le couple face à la parenté). Par ailleurs, les parents face auxquels le lien généalogique détermine un comportement précis et qui ont une désignation précise (par exemple, oncle et non frère de mon père) forment la parenté « réelle ».

Ethnographiquement parlant, deux autres points sont à soulever : 1) Quoiqu'il y ait assimilation des collatéraux de la génération des grands-

parents à la génération des parents et de ceux qui sont issus de la deuxième génération supérieure à la génération d'Ego, les deux sont distingués lorsqu'on veut être précis devant l'enquêteur : on parlera alors de « cousins éloignés » (ou « petits-cousins » lorsque d'une même génération) par rapport aux « cousins propres » et de « grands-oncles » par rapport aux « oncles ». Et même, depuis un certain nombre d'années, la connaissance des collatéraux de la génération des grands-parents et de ceux qui en sont issus s'est pratiquement éteinte et ces derniers sont passés du côté de la parenté « cognitive ». Ces transformations sont dues à la disparition de la famille-souche.

Par ailleurs, la particule « grand- » indique dans le système parental une

relation d'aîné à cadet doublée d'un rapport de superordination-subordination. Le terme « grand- » apparaît appliqué à cinq substantifs : d'abord oncle et tante, comme nous venons de le voir, pour désigner les collatéraux de la génération des grands-parents. Dans ces deux cas il distingue pour Ego entre le comportement adopté pour l'oncle véritable et l'« oncle » de deux générations aîné. De la même façon, appliqué à « père », il distingue deux niveaux générationnels (« grand-père » opposé à « père » car, dans le cadre de la famille-souche, le comportement du grand-père à l'égard de ses petits-enfants reproduit vaguement celui du père). Mais, de façon significative, « grand » s'attache aussi à « frère » (« grand frère »)

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pour séparer les aînés des cadets. La terminologie corrobore ainsi partiellement ce que l'apprentissage des tâches économiques et la transmission des biens suggéraient.

2) Un dernier trait significatif ressort de l'analyse des collatéraux de la

génération des parents et de ceux qui en sont issus : oncles, tantes, cousins et cousines. Le terme « oncle » en est le pivot : ce dernier désigne d'abord les frères du père ou de la mère, c'est-à-dire des consanguins, ou les époux des sœurs du père ou de la mère, c'est-à-dire des affinaux. Parallèlement pour le terme « tante ». Mais le terme « oncle » s'étend aussi à des hommes sans aucun lien ni consanguin ni affinal, mais qui sont les grands amis du père, et du père uniquement. Ces amis sont d'anciens membres du groupe de pairs et ils étaient désignés au chapitre du mariage, au rang des « relations paritaires ». De la même façon « tante » s'applique aussi à la femme de cet ami. Mais l'inverse n'existe pas : « tante » est rarement l'amie de la mère et « oncle » le mari de cette amie. Cela se produit uniquement lorsque l'époux établit des liens d'amitié avec les amies de sa femme. En d'autres termes, le système de parenté tend aussi à confirmer certaines conclusions tirées de l'analyse du système matrimonial : un mariage préférentiel entre siblings (affinité), les siblings étant remplacés par des pairs ou des consanguins dans des conditions particulières.

L'analyse du système des désignations a souligné une fois de plus l'importance

structurelle de certains éléments : famille nucléaire, famille-souche, primogéniture et groupe de siblings. Mais en plus, elle a permis la distinction entre parenté « réelle » et parenté « cognitive ». Il convient maintenant d'analyser les critères terminologiques qui distinguent ces deux parentés.

La différence entre ces deux catégories de parenté se fait par l'emploi de

l'article défini ou de l'adjectif possessif. Expliquons-nous. Lorsqu'un informateur avoue : un tel est « mon père », « mon frère », ce sont ceux qui forment la parenté vécue comme telle (« réelle » opposée à « cognitive »), c'est-à-dire que ce sont les individus avec lesquels les comportements sont déterminés par les liens de parenté, et qui sont désignés par un terme spécial (et non pas une locution).

Deux faits retiennent notre attention : ces individus sont ceux envers lesquels

les comportements sont en quelque sorte dictés, ou du moins précontenus dans le rapport généalogique avec eux. D'autre part, on les désigne par l'emploi du possessif mon qui indique leur rapport direct avec l'interlocuteur. « Mon père » indique le rapport direct de cet individu avec moi et se double d'un contenu idéologique ; l'emploi du possessif signale que le terme qui suit est lourd de valeurs qui orientent mon comportement face à cet individu.

Tous ceux qui échappent à ce rapport possessif sont désignés par l'article défini

le doublé du rapport indirect de cette personne à moi, ou de son rapport avec une personne qui m'est directement reliée. On dira : « le cousin de ma mère », « le

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beau-frère de mon cousin », etc. Ceci constitue la parenté au sens large, ceux qu'on sait être des parents, qu'on peut généalogiquement relier à nous. Il s'agit de la parenté « cognitive » (opposée à « réelle ») dont l'étendue est variable et n'est pas d'un très grand intérêt anthropologique. En effet, il n'y a pas deux individus pour lesquels la parenté « cognitive » a la même étendue, et pour les mêmes raisons. Je puis connaître un cousin du troisième ou quatrième degré simplement parce qu'il s'est marié dans la famille ou que j'ai travaillé avec lui. En général, la parenté « cognitive » ne dépasse pas quatre générations, incluant tous les collatéraux. Mais la façon indirecte ou descriptive de rattacher ces individus à l'interlocuteur (Ego) nous indique deux choses. Elle nous livre en premier lieu que la parenté « réelle », le nexus parental significatif est constitué, de tous les termes qu'on établit en rapport direct avec soi, ce qui corrobore ce que nous disions au paragraphe précédent. En second lieu, elle nous souligne que le comportement face à ces individus n'est pas précontenu dans leur lien généalogique à nous, et qu'il est dicté par des critères d'un autre ordre. Donc le rapport indirect avec des personnes qu'on sait toutefois parentes, signifie que le comportement face à ces personnes répondra à des normes qui échappent au système de parenté.

II Le système des adresses

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Le système des désignations, ainsi fondé sur notre modèle du groupe résidentiel, représente un modèle idéal, fixe, qui traduit une structure sociale idéale, que tout un système normatif d'attitudes maintient. Mais lorsqu'en fait le père s'adresse à son fils, ou le fils à son père, ils n'emploient pas le terme qui sert à les désigner et le terme qu'ils utiliseront décrira précisément la réalité de leurs rapports et non leurs rapports tels qu'ils devraient être dans une structure idéale (où les valeurs correspondent terme à terme avec les comportements).

Un premier fait s'impose dans les termes d'adresses : le clivage entre

générations et l'homogénéité à l'intérieur d'une même génération. Les aînés s'adressent habituellement à leurs cadets (d'une génération inférieure ; entendons d'ailleurs toujours dans cette partie cadets et aînés comme séparés par une génération) en utilisant fréquemment le prénom et des surnoms affectueux. Mais il est à remarquer, et cette indication est capitale pour la compréhension de notre hypothèse, que les rapports entre générations ne sont pas fixes ; un père, un grand-père, un oncle, ou leur contrepartie féminine s'adressent d'abord à des enfants qui deviendront des hommes. Lorsque l'aîné s'adresse à un cadet de bas âge, les surnoms employés sont toujours précédés du possessif : « mon petit chou », « ma crotte », etc. Mais lorsque ce même cadet atteint l'âge pubère, dès son adolescence, on perpétuera l'emploi de surnoms mais en employant cette fois l'article défini :

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« le gros », « le flot », « le jeune », etc., article toujours suivi d’une épithète se référant directement à un des attributs du personnage : sa grandeur, sa grosseur, son âge... Il demeure un fait intéressant, c'est que les grands-parents conservent plus que les autres la coutume des surnoms, précédés du possessif mon, qui traduisent des sentiments d'affection. Ainsi, on peut supposer que le passage du possessif à l'article défini est limité à la génération immédiatement supérieure, incluant les collatéraux (oncles, tantes) (tableau XVIII).

TABLEAU XVIII Adresses des parents, grands-parents, oncles et tantes à Ego

et des siblings, cousins et pairs à Ego

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Intergénérationnel

Intragénérationnel

Enfance

prénom Mon + surnom affectueux

Adolescence

prénom Le + surnom désignant des attributs (grands-parents conservent souvent mon

le + surnom péjoratif

Dans une même génération, entre siblings ou cousins, les termes d'adresse se

confinent aussi à l'emploi du prénom et du surnom, ce dernier toujours précédé de l'article défini. Le surnom dans ces cas se rattache toujours à des attributs, souvent fictifs, mais de tonalité péjorative, surtout à mesure que les jeunes vieillissent : « le bum » (voyou), « le laid », « le sale », « le gros », attributs qui s'attachent à des caractéristiques d'ordre souvent caractériel ou physique et qui traduisent une certaine agressivité.

Les choses se compliquent lorsqu'on n'envisage plus les adresses de haut en

bas, des aînés aux cadets, mais de bas en haut, des cadets aux aînés, et que l'on porte les yeux d'autre part sur les relations entre les sexes. Lorsqu'on regarde de bas en haut, le même phénomène noté précédemment vient nous glisser en sourdine une première question. Car les enfants n'utilisent pas à l'égard de leurs aînés des termes d'adresses similaires à ceux qu'emploient les adolescents et les adultes.

L'enfant s'adresse d'abord à sa mère par les termes « maman » ou « mamie »

qui sont à peu près invariables sauf dans la prononciation qui peut varier jusqu'à

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« mom » ce qui, dans l'esprit des gens, n'est rien d'autre que « maman » et traduit probablement une influence anglaise. Garçons et filles pendant l'enfance diront à leur père « papa » et ce, presque sans exception. Aux grands-mères, tant maternelle que paternelle, le terme le plus usuel est « mémère » ou « grand-maman ». Aux grands-pères correspondent les termes « pépère » ou « grand-papa », que les enfants des deux sexes appliquent sans distinction. Aux oncles on dit presque toujours « mon oncle » tandis que les tantes se voient interpellées « ma tante ».

Mais à l'adolescence, une transformation s'effectue, surtout chez le garçon.

Nous serions tenté de dire, « uniquement chez les garçons », d'après notre expérience, mais ce serait malhonnête puisque nous n'avons pas été témoin de toutes les formes d'adresse des filles à leur mère (notre statut nous rapprochant davantage des garçons). Certains garçons, à la puberté, conservent le « papa » à l'égard de leur père et le « maman » à l'égard de leur mère ; d'autres combinent ces termes avec de nouveaux : « le père », « son père », « la mère », « sa mère » et certains, tout en gardant « maman », « la mère », « sa mère », conservent pour le père uniquement « le père » ou « son père ». Mais face à la mère on conserve presque toujours le « maman » qui apparaît dans certaines conditions qui seront analysées plus loin. La fille, de son côté, n'adopte presque jamais, à notre connaissance, les termes nouveaux qu'emploie son frère.

TABLEAU XIX Adresses des adolescents (mâles surtout) à leurs père et mère

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Mère

Père

1. maman uniquement (VOUS/tu)

1. papa uniquement (VOUS/tu)

2. maman + emploi de la mère, sa mère (TU)

2. papa + emploi de le père, son père (TU)

3. ibid.

3. le père + son père uniquement (TU)

Mais ceci ne peut se comprendre indépendamment du contexte plus général des

termes d'adresse et plus spécialement de l'usage du tu et du vous. Or, il appert que certaines constantes demeurent tout au long de l'espace terminologique. L'emploi de « maman » et « papa » uniquement, chez l'adolescent, s'accompagne ordinairement du vous mais on peut le voir apparaître avec le tu. Cependant, il n'est jamais possible d'associer le vous avec « le père » ou « son père ». Ces derniers termes apparaissent sans exception en compagnie du tu (tableau XIX).

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En ce qui concerne les oncles et les tantes, la situation diffère quelque peu. Dans la majorité des cas, l'emploi de « mon oncle » et « ma tante » demeure, même après le cap de la puberté. Il s'associe soit au vous, soit au tu selon l'adresse en vigueur dans la famille nucléaire. Chez quelques-uns toutefois (et des garçons uniquement), le « mon oncle » fait place à « son oncle », surtout lorsque oncle et neveu ont travaillé ensemble et se fréquentent beaucoup. Il peut même arriver que le neveu appelle son oncle par son prénom. Dans ces deux cas, encore une fois, l'emploi du tu est sans exception. Mais ces particularités n'apparaissent jamais, à notre connaissance, chez les jeunes filles et non plus chez un neveu par rapport à sa tante. Elles caractérisent uniquement la relation oncle-neveu dans certaines conditions de familiarité particulière.

Face aux grands-parents, la relation est très simplifiée, à un point tel que nous

n'avons noté aucun changement dans les termes d'adresse. Dans ce cas, de la même façon, l'emploi du tu ou vous dépend de la liaison au sein de la famille nucléaire. Toutefois, dans le cas où, chez un adolescent, le passage du « papa » à « son père » ou « le père » s'accompagne du passage du vous au tu, les adresses au grand-père n'en changent pas pour autant et conserveront le vous.

On peut prendre enfin le couple comme axe, c'est-à-dire se baser sur les

relations conjugales. On doit ici abstraire considérablement, car la liste des termes employés varie et ne suit pas nécessairement la même succession, selon l'harmonie ou le désaccord des relations conjugales et d'autres données qui ne sont pas observables. Mais nous nous attarderons sur le fait suivant : jusqu'à la naissance du premier enfant (ceci est aussi une abstraction car le fait noté peut aussi apparaître lorsque la femme est enceinte ou même dans les premiers temps du mariage), mari et femme s'adressent par leur prénom ou des surnoms très doux et toujours précédés du possessif : « ma chérie », « mon chou », « mon lapin », etc. Mais à un certain moment, que nous assimilons heuristiquement à la naissance du premier enfant, le mari appellera sa femme « maman », « sa mère » ou « la mère » et la femme, réciproquement, dira à son mari « papa », « le père » ou « son père ». Lorsque les enfants sont éduqués, le vieux couple développe de nouveaux rapports et il n'est alors pas rare d'entendre la femme dire à son mari « t'enfant » alors que ce dernier conservera, à l'égard de son épouse, à côté des surnoms et du prénom, la triade « maman », « la mère »et « sa mère ». Mais il est inutile d'insister outre mesure sur cette transformation qui n'est pas répandue partout, quoiqu'elle confirme nos hypothèses sur l'évolution des rapports conjugaux à l'intérieur de la famille nucléaire.

Plus dignes d'intérêt sont les adresses respectives des conjoints à l'égard de

leurs beaux-parents. On doit ici signaler un parallèle avec l'évolution des rapports conjugaux, puisque la naissance du premier enfant marque cette fois, chez la femme principalement, un changement dans les termes d'adresse. Avant son premier accouchement (ceci a valeur heuristique plus qu'empirique) la bru interpelle sa belle-mère en disant « madame... » mais, avec l'accomplissement de la

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maternité, soit qu'elle s'adresse à sa belle-mère en disant « mémère... » (suivi du nom de mariage de sa belle-mère) ou, qu'en conservant toujours le « madame... », elle la désigne désormais en disant « mémère... » Jamais cependant, à l'égard de sa belle-mère la bru ne se départira du respectueux vous. De son côté, le gendre adopte d'abord à l'égard de sa belle-mère l'adresse formaliste de « madame... » qui se transforme avec le temps en « la belle-mère » qui, cette fois-ci encore, sert ou de terme d'adresse ou de désignation (l'un ou l'autre exclusivement), mais demeure constamment accompagné du vous. À l'égard de son beau-père, la bru dira encore soit « pépère ... » ou « monsieur... », selon les mêmes modalités que pour la belle-mère. Quant au gendre, il semble qu'il conservera uniquement le « monsieur... » et que, très rarement, sinon jamais, le gendre s'adressera ou désignera son beau-père par « pépère... » (tableau XX).

TABLEAU XX Adresses du couple face aux belles-familles respectives

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Femme

Père

Belle-mère Beau-père

Belle-mère

Beau-père

Avant le premier enfant

Madame…

+ vous

Monsieur…

+ vous

Madame…

+ vous

Monsieur…

+ vous

Après le premier enfant

Mémère

(adressée) +

vous ou

Madame… (+ mémère en désignation)

+ vous

Pépère

(adressé) +

vous ou

Monsieur… (+ pépère en désignation

+ vous

La belle-mère

(adressée) +

vous ou

Madame… (+ la belle-mère) en désignation)

+ Vous

Monsieur…

+ vous

Enfin, pour ce qui est des beaux-frères et belles-sœurs, l'utilisation des termes

d'adresse suit le principe ou les modes d'usage intragénérationnels. Ce sont surtout les prénoms qui prévalent, mais les surnoms ou encore les diminutifs des prénoms sont aussi fréquents. Notons au passage que le diminutif du prénom s'emploie aussi très fréquemment par les aînés à l'égard des cadets.

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III Terminologie et statut

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Nous nous sommes attardé sur le matériel précédent pour éviter à nos hypothèses de télescoper certains faits, d'en négliger ou de sombrer dans une sélection inconsciente que dirigent nos intuitions. Selon nous, l'analyse des faits suggère certaines hypothèses et confirme qu'il serait d'une inanité tout académique d'essayer de cerner le problème comme s'il flottait dans un firmament terminologique. Reprenons donc point par point ce qui est ressorti de l'exposé antérieur.

1) Tout le système des adresses présente d'étonnantes singularités, dont nous

ne soulignons que les plus importantes (tableau XXI).

TABLEAU XXI Principales transformations du système des adresses

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Temps 1 rapport direct

Temps 2 rapport indirect

Enfants/parents

Enfance (soumission) Papa Maman

Adolescence (émancipation) Le père, son père, etc. La mère, sa mère, etc.

Mari/femme Prématernité Mon chéri Ma chérie

Postmaternité Papa, le père, etc. Maman, la mère, etc.

Famille/belle-famille

Prémariage (soumission) Madame… Monsieur…

Prématernité Madame… Monsieur…

Postmariage (émancipation) La belle-mère Le beau-père

Postmaternité Mémère pépère

N.B. : Les adresses sont en italiques.

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2) Nous avons vu dans l'analyse du système des désignations que le rapport de mon/le définissait la structure parentale en faisant la distinction entre a) les comportements prévus et valorisés selon le lien généalogique (mon) et b) les comportements qui échappent à ce rapport (le). Les deux types de rapport ont été séparés terminologiquement pour constater que le possessif déterminait un rapport direct et que l'article défini indiquait un rapport indirect. Nous pouvons donc mettre en relation étroite a) les comportements prévus sous l'égide terminologique et rapport direct et b) les comportements qui y échappent et rapport indirect.

3) Or, que remarque-t-on dans les termes d'adresses ? Partout où il y a

changement de statut (passage d'un état de dépendance à un état d'émancipation), ce changement s'accompagne d'une transformation terminologique. On passe alors des termes qui désignent un rapport direct de l'interlocuteur à l'interlocuté à d'autres qui expriment un rapport indirect (tableau XXI).

4) Le rapport direct se caractérise toujours par mon ou des dérivés :

« maman », « papa » et le prénom. Mais, terminologiquement, le problème se pose à propos du rapport indirect. Ce dernier s'exprime, nous l'avons vu, par le. Mais la langue française offre d'autres possibilités pour traduire un rapport indirect. On peut, en effet, employer son ou interpeller une personne du nom qu'une tierce personne lui donne. Tous ces cas se produisent en réalité : « son père » ou « pépère » (la mère désigne ainsi son beau-père du nom que lui donne son enfant). Comment comprendre ces différents usages ?

De nouvelles constatations peuvent nous guider vers une réponse. En effet, a)

les garçons sont pratiquement seuls à employer son ou le (sauf pour les siblings, amis, cousins et cousines) et ils l'adressent presque uniquement au père et à la mère (parents) ; b) ce sont surtout les femmes qui attribuent à une personne le nom que lui adresse une tierce de statut différent, et elles l'adressent presque uniquement au mari et aux beaux-parents.

Ces considérations prouvent que le changement apparaît à deux endroits et il

doit, à ces deux paliers, souligner un conflit entre la structure idéale et le système vécu. Il apparaît : a) à l'endroit du jeune homme à l'égard de ses parents, à l'adolescence ; b) à l'endroit de la femme, à l'égard de son mari et de ses beaux-parents, à la maternité. Mais avant d'aller plus loin, on peut se demander pourquoi la population masculine emploie le et son alors que la population féminine se sert d'un nom utilisé par une tierce personne de statut différent.

On se rappelle qu'au niveau d'une même génération, les adresses consistent

surtout en surnoms péjoratifs et même agressifs, précédés de le. Or, avec le changement de statut dû à l'âge, le appliqué à la génération aînée apparaît, mais les surnoms qui suivent perdent le caractère agressif qu'ils ont au niveau d'une même génération. Quant à son, il est plus près de mon, sémantiquement, que de le et il n'est jamais suivi de surnom ; on dit « son père » et c'est tout. Or, ce type d'adresse

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précédé de son marque une certaine amitié, un certain rapprochement ; il n'est pas aussi distant que le. De très bons amis, par exemple, peuvent s'appeler réciproquement « son père ». Ainsi, selon le type de rapport qui suit l'état de dépendance, on découvre un continuum terminologique. Entre les deux pôles : situation de dépendance (mon) et de totale égalité (le + surnom agressif) se situent d'une part son qui conserve quelque chose de la tonalité affectueuse ou paternelle du rapport de dépendance et le qui se rapproche plus de la tonalité agressive qui entoure les relations entre égaux (tableau XXII).

TABLEAU XXII Comparaison des systèmes de désignations et d'adresses

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Relations verticales

Relations horizontales

Superordination-subordination

(enfance)

Hiérarchie moins stricte (adolescence)

Quasi-nivellement (adolescence)

Égalité intra-générationnelle

Système des adresses

mon

son

le sans péjoratif

le avec péjoratif

Parenté « réelle »

(normative)

Parenté « cognitive »

(non normative) Système des désignations mon

le

D'autre part, à un même niveau générationnel, la femme n'a pas tendance à

employer le et un surnom péjoratif. Marquée par sa maternité sociale et la nurturance qu'on exige d'elle, la jeune fille s'adresse dans les termes « cher/chère » aux gens de son âge. Mais, plus fondamentalement, c'est par la maternité que la femme s'émancipe alors que les garçons s'émancipent à travers leur groupe de pairs. C'est donc d'une part par les termes qu'emploie son enfant face à son père et son grand-père que la femme traduit terminologiquement son émancipation alors que les garçons l'expriment d'autre part par les termes que les siblings et les pairs emploient entre eux.

De façon théorique, si les comportements vécus correspondaient au système

des attitudes, on devrait trouver un système d'adresses qui correspond exactement au système des désignations (situation qu'on peut retrouver dans certaines sociétés). Ainsi, tous les termes d'adresses seraient constitués de mon + le terme de désignation. On retrouve ces façons de s'adresser seulement dans les cas où effectivement les comportements vécus correspondent aux normes : entre oncles,

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tantes, neveux et nièces, entre un gendre et sa belle-famille, dans certains cas où les relations entre siblings sont affectueuses (« mon frère », « ma sœur »), dans les cas de respect et d'affection face à la mère et lorsqu'un père veut affirmer son autorité bienveillante sur son fils. Mais tous ces cas ont comme alternative son ou le, à l'exception d'une seule relation, celle entre oncles, tantes, neveux et nièces. Or il appert que seule cette relation soit totalement dénuée, dans le modèle idéal, de rapport d'autorité. Toutes les autres relations ont des éléments hiérarchiques. Même au niveau des siblings, les aînés sont toujours en position supérieure vis-à-vis des cadets et peuvent les commander. Mais comme presque toutes les relations diffèrent du modèle idéal soit par l'affection de la génération aînée à la génération cadette ou par la rébellion des cadets contre les aînés (de même génération et de génération supérieure) la terminologie a résolu le problème. L'affection se traduit terminologiquement par la disparition du terme de désignation, qui est remplacé par un surnom affectueux, tout en conservant le mon. Par contre, dans les cas d'émancipation, le terme de désignation est conservé et mon remplacé par le ou son ou encore le tout est remplacé par le terme qu'emploie une tierce personne. Toutefois, cette dernière possibilité n'apparaît que chez les femmes, alors que les deux autres apparaissent presque exclusivement chez les hommes. Ceci nous amène à croire qu'hommes et femmes ont une vision différente des relations d'autorité.

Pour l'homme, les relations de superordination-subordination se conçoivent en

tant que rapport direct de possession ; la disparition de ces relations, au contraire, se perçoit en tant que rapport indirect de possession avec une présence fictive qui est neutre par rapport à nous. L'acquisition d'un statut supérieur est conçue comme renversement des rapports antérieurs de dépendance. C'est pourquoi l'homme sent le besoin d'éliminer la relation directe à la personne par rapport à laquelle se définissait antérieurement sa subordination. Si, au contraire, l'acquisition d'un statut supérieur était conçue comme création de nouveaux rapports dans lesquels quelqu'un d'autre (un fils par exemple) est subordonné, le même besoin ne se ferait pas sentir.

C'est pourquoi, chez la femme, le et son n'apparaissent pas. Elle accède à un

statut supérieur en créant un nouveau rapport dans lequel quelqu'un d'autre est subordonné (son enfant). C'est en acquérant des droits sur quelqu'un d'inférieur qu'elle grimpe l'échelle des canaux d'autorité, et non en renversant la relation existante avec un supérieur.

Jusque dans le langage de la parenté, les conflits structurels qui tourmentent le

village de colonisation trouvent leur écho. En tant que langage des relations sociales, le système de parenté traduit et solutionne les oppositions, rapproche les inconciliables. Les acrobaties terminologiques du système de parenté canadien-français traduisent la disparité entre les normes et les faits, la distance entre le modèle résidentiel idéal et la réalité des familles-souches et des familles nucléaires, la guerre entre l'agriculture et l'industrie forestière. Le code parental, à

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travers le système des désignations, donne une illusion de permanence. Mais dans l'actualité des rapports parentaux, le langage a permis d'intégrer le discontinu, de subsumer les conflits. Parce qu'au niveau des symboles toutes les combinaisons sont possibles, la terminologie a pu rallier la famille-souche à la famille nucléaire, l'agriculture à l'industrie forestière. Au-delà de ces conflits, les adresses vont jusqu'à solutionner les jeux d'oppositions en ramenant terminologiquement le père au niveau des frères, l'épouse au niveau de la mère, les générations alternes aux générations adjacentes. Filiation, affinité et consanguinité se fusionnent toutes dans l'acte même de parler.

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CHAPITRE 7 LE SYSTÈME RELIGIEUX

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À travers et au-delà du langage, l'activité symbolique a aussi élaboré des systèmes religieux. Comme toutes les activités symboliques, ces systèmes ont pour fonction de résoudre, à un niveau d'abstraction où tout devient possible, les jeux d'oppositions inhérents à toute expérience sociale et les conflits particuliers à une société.

Ce faisant, le système religieux aide à perpétuer le système socioculturel, en

donnant périodiquement à ses membres l'illusion d'une solution. Mais concrètement, avant d'étudier la façon dont le système religieux résout ces conflits, il convient d'étudier de quelle façon il les traduit, comment il se construit autour d'oppositions qu'il vise à dépasser.

Méthodologiquement, ce projet est gros de difficultés. Le fait d'étudier une

communauté rurale canadienne-française révèle une structure sociale spécifique, nécessairement idiosyncratique dans l'ensemble des cultures occidentales. Mais celui d'aborder la religion nous ramène à un aspect qui dépasse la communauté et la rattache à un ensemble « civilisationnel » vieux de vingt siècles ; à cet ensemble, le village s'apparente en tant que volonté de colonisation, comme progéniture chrétienne issue d'un messianisme agricole.

Comment apparaît notre tâche ? Dans un exposé des bases du catholicisme ?

On les retrouve dans n'importe quel manuel dogmatique ! Ou alors, comme une chute dans un sociologisme qui cherche à voir, sous la rubrique religion, quel type de relations la population entretient ? De l'une ou l'autre façon, nous ne pouvions éviter les lieux communs.

Notre option se veut plus respectueuse de la singularité du village étudié. Nos

enquêtes nous dessinent une structure sociale en conflit. Nous désirons approfondir la façon dont cette structure découpe, sur l'ensemble de la doctrine religieuse léguée par le christianisme, certains sous-ensembles ; et comment ces sous-ensembles sont plus typiques de cette communauté que, par exemple, d'une communauté caucasienne de tradition chrétienne elle aussi. Cette étape franchie,

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nous nous pencherons, en second lieu, sur la façon dont ces découpages, autant mythiques que rituels, surmontent les conflits.

I Apprentissage religieux

A. DE L’ENFANCE À L’ÂGE SCOLAIRE Retour à la table des matières

De pair avec la tâche de socialisation, la transmission des valeurs et des modèles de comportement incombe conséquemment à l'élément féminin de la famille. La différenciation sexuelle est à cet âge inopérante. Enfants mâles et femelles reçoivent donc une même image de la divinité. Dans cette transmission, nous considérerons séparément trois éléments : la tonalité, l'utilisation et l'image présentée. Dès que l'enfant est en âge de comprendre, la mère lui parle de religion en le préparant pour la nuit, avant le coucher. La nuit polarise une grande part de la transmission. Pendant le jour, on ne peut réserver que très peu de temps aux rapports religieux. Il ne faut donc pas croire que la religion domine les relations de la mère à l'enfant. Au contraire, l'apprentissage des codes et des rites de base a lieu à certains moments, surtout le soir, alors que la mère enseigne les prières qu'il sied à tout bon chrétien de réciter au coucher et le matin, au lever. On entend rarement les femmes parler longuement au sujet des thèmes religieux : sauf quelquefois de vieilles grands-mères à leurs petits-enfants.

L'image de la mère hante donc l'univers religieux ; la transmission orale de

forme didactique, à travers les contes ou la simple fabulation, est rare. Dès que les enfants sont en âge de s'exprimer assez librement, la mère cesse lentement de leur enseigner d'une façon narrative. La transmission prend alors le ton impératif qui accompagne la socialisation. Les discours religieux réapparaissent lors des moments de maladie. Frappées de maux physiques, les femmes sont plus enclines à se plaindre et à solliciter une intervention divine.

L'apparition d'une transmission « impérative » nous oblige à employer le terme

« utilisation » des messages religieux. Car cet apprentissage nous confronte à l'incorporation des éléments religieux à l'intérieur des processus de socialisation dans un double but : a) pour renforcer la socialisation elle-même et b) pour affermir la croyance. Et la religion subit le paradoxe de toute socialisation : douceur et impératif, récompense et punition. La croyance nous découvre « processuellement » un double phénomène : primo, un contenu culturel qui permet de limiter la déviance en mettant l'accent sur certains comportements ; secundo, un contenu qui tend à se faire accepter par l'action même qu'on lui présuppose sur les comportements.

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Le monde religieux de l'enfant est donc un distributeur de récompenses et de punitions. L’image de la divinité est d'un recours particulièrement efficace dans la sanction de certains comportements, d'ordre surtout moral : franchise, bonne entente avec ses compagnons, etc. Chez de vieilles dames, on entend : « Si tu bats tes petits camarades, le petit Jésus ne sera pas content », « Je suis certaine que le petit Jésus est content de savoir que tu as dit la vérité à la maîtresse », et la liste en est pratiquement infinie. Mais ces sanctions sont avant tout le fait de vieilles, des grands-mères, grands-tantes ou vieilles tantes. Il s'ensuit que l'image religieuse assure la réalisation de comportements particulièrement bien vus et, par cette propre efficacité, confirme sa valeur dogmatique chez l'être socialisé. Celui-ci, par sa réponse à ce type de sanctions, enracine toujours plus profondément sa croyance.

Les lignes précédentes nous fournissent quelques éléments qui seront cruciaux

pour l'élaboration de ce chapitre. Une première constatation émerge : les valeurs religieuses sont associées à la mère et originellement transmises dans le cadre de la relation mère-enfant. Ce point de départ nous oblige à leur postuler une certaine ambivalence. D'un côté, ces valeurs participent de la chaleur humaine dans laquelle baigne le lien de la mère à l'enfant, mais de l'autre, elles ne peuvent échapper au modèle rétributif qui fait partie du processus de socialisation.

De tout l'édifice mythique légué par le christianisme, les images

communiquées par les Dequenais lors de la socialisation représentent une sélection très limitative. La mère narre aux petits la geste d'un Dieu ; ce Dieu est apparu sous la forme d'un enfant et est né d'une femme très douce (et très maternelle), la Vierge Marie. Les constructions mythiques qui en résultent relatent le comportement de cet enfant-Dieu, comportement tout à fait digne d'imitation parce que celui d'un Dieu, juge de toutes les actions. Ce Dieu, raconte la mère, est omniprésent et épie les gestes des marmots. Il les punit ou les récompense si les enfants agissent selon le modèle que lui-même a donné en s'incarnant dans le corps d'un enfant. Toute l'imagerie religieuse développe ainsi des dédoublements archétypes de la relation mère-enfant, utilisés par la mère pour socialiser sa marmaille. L'iconologie narrative ne s'applique pas aux apprentissages liés aux fonctions psycho-physiologiques. Elle se confine à une série de conduites qui ont trait aux qualités morales contenues dans les rapports sociaux.

B. DES DÉBUTS SCOLAIRES À LA COMMUNION SOLENNELLE Retour à la table des matières

Jusqu'à ce que les enfants atteignent l'âge de cinq ou sept ans, la mère joue le rôle de médiatrice dans leurs contacts avec l'univers religieux. À partir de cet âge, la nature de leur commerce avec la religion se transforme considérablement. Entre cinq et sept ans, l'enfant entre à l'école. Les débuts scolaires ont une signification

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très précise ; jusque vers 1960, l'instruction, du moins pour les garçons, se limitait pratiquement au niveau primaire. Or, l'enseignement primaire visait un but clairement défini et précis : préparer à la communion solennelle, le couronnement de l'apprentissage religieux. Lors de cette cérémonie capitale, l'adolescent ou l'adolescente de douze ou treize ans reformule les vœux du baptême, après avoir reçu une instruction religieuse jugée suffisante pour permettre un choix rationnel, le choix du baptême ayant été celui des parents.

Cette orientation conférait à l'instruction primaire une tonalité presque

exclusivement religieuse et la constituait en introduction à la doctrine officielle de l'Église, Par l'école, l'apprentissage religieux sort du niveau informel (fourni par le milieu familial), pour introduire les enfants aux dogmes officiels. Cette brisure entre deux enseignements s'accompagne, au niveau socialisateur, de l'expulsion d'un milieu exclusivement familial et de la projection dans un contexte beaucoup plus social. De pair avec la doctrine officielle de l'Église, surgit l'expérience des relations avec autrui. Mais en deçà de cette expérience dont les nombreux effets auxiliaires feront l'objet d'une analyse subséquente, la personne même de l'agent socialisateur assure une certaine continuité. Encore au cours primaire, l'instruction revient de droit à la gent féminine. Les instituteurs sont rares et, religieuses ou laïques, ce sont les femmes qui prennent en charge l'instruction. Les valeurs véhiculées par la religion conservent une part de leur association à l'image de la femme. L'ambivalence inhérente à la socialisation demeure : la religion « enseignée » est d'une part une religion pour enfants, tissée à partir de l'archétype d'un enfant-Dieu, religion « maternelle » ; et d'autre part, c'est une doctrine formaliste, sèche, un code, une série de préceptes, une morale abstraite et reliée à la personne de Dieu. Ce corpus dogmatique fait l'objet d'un « par cœur », de récitations, d'examens. On apprend le « petit catéchisme », la série des dogmes, des lois morales et des comportements sociaux : autorité paternelle absolue, propriété privée, relations sexuelles dans le mariage uniquement, etc. Une religion d'hommes adultes, mais enseignée par des femmes.

Ainsi l'école continue le foyer tout en effectuant une brisure grave de

conséquences. La participation sociale de l'enfant à la vie de l'Église débute à l'école. En plus d'être instruit sur la doctrine officielle, il commence aussi à partager les activités rituelles communautaires. À partir de l'âge de six ou sept ans, communément appelé âge de raison (et qui coïncide avec l'entrée en classe), les enfants doivent aller à la messe. Mais l'école introduit plus particulièrement le jeune garçon au rite communautaire et opère par le fait même une seconde cassure de grande importance : la différenciation sexuelle.

La division sexuelle se manifeste spécialement à propos d'un rite central, la

messe, dont l'apprentissage pratique et actif échoit aux nouveaux catéchumènes, en plus de tout le bagage doctrinal enseigné magistralement. Cependant, interdiction formelle aux jeunes filles de partager ces activités ; les jeunes garçons ont seul le

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privilège d'une participation active (avec le prêtre et non les fidèles) à la célébration de la messe.

Au matin de leur odyssée religieuse, les néophytes jouent le rôle d'enfants de

chœur. L'acquisition de ce statut leur ouvre la voie à une intégration plus grande aux offices religieux. Lentement imprégnés de formules liturgiques, férus de psaumes, ils prennent place, lors des célébrations, en un endroit privilégié de l'église, à savoir le chœur, situé près de l'autel où se déroule le sacrifice rituel. Le chœur de l'église n'est ainsi peuplé que de jeunes garçons. Au fur et à mesure qu'ils évoluent dans leurs connaissances des pratiques religieuses, ces derniers voient grandir leurs fonctions dans l'accomplissement du sacrifice même : au terme de ce cheminement, consacré premier servant de messe, l'enfant a le loisir d'escorter le célébrant à l'autel de l'holocauste. Il est amusant d'entendre les vieux se plaindre qu'il est aujourd'hui impossible de dénicher un servant de messe sans rémunération. Double preuve de prestige : autrefois, disent-ils, le seul fait de pouvoir servir la messe était un honneur. Mais aujourd'hui, en retirer un cachet constitue le pendant actuel d'un prestige qu'autrefois la religion suffisait à combler. Changement d'époque, mais continuité de fonction.

Cet apprentissage rituel est lourd de conséquences. D'une part, il oriente

différemment garçons et filles ; d'autre part, il introduit le jeune homme de façon active dans l'église (temple), pavant par là la voie de l'école à l'église. Or, le prêtre règne en maître exclusif sur le temple ; et la prêtrise ne peut être conférée qu'à un homme engagé dans le célibat (parallèlement, la religieuse ou l'institutrice observent le célibat). Le jeune homme passe d'un domaine réservé aux femmes (foyer et école), dans un lieu où domine l'homme : l'église. Dans l'un et l'autre sanctuaires de la Parole, où se transmettent officiellement croyances et rites, les responsables de la tradition, masculins (église) ou féminins (école), sont détachés de la famille nucléaire (célibataire). Il plane autour de ce célibat religieux une notion particulière de pureté, qui enlève aux dépositaires du savoir sacré (consacrés) tout droit aux relations sexuelles.

Les jeunes filles, exclues de la célébration sacrificielle, retrouvent en d'autres

activités ce dont les prive une ségrégation indue. Ces palliatifs ne les en situent pas moins hors du temple. Leur participation au rituel communautaire (messe surtout) les range passivement du côté des fidèles. En des termes plus simples, disons qu'on les classe parmi les spectateurs, quelquefois sous l'étiquette de chœur de chant. La décoration intérieure de l'église leur revient aussi, lors des fêtes religieuses. On leur défend l'accès au chœur de l'église. Elles se voient à jamais éloignées du prêtre en tant qu'aides-célébrants.

L'école polarise corollairement leur vie religieuse. Là, elles organisent les

prières, les fêtes mariales et les célébrations à caractère profane qui ponctuent les fêtes religieuses. Confinée à l'enceinte conventuelle, la participation sociale des

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jeunes filles à la vie religieuse est dominée par la présence de l'institutrice, de la femme.

L'aventure académique stigmatise ainsi la vie religieuse de l'individu. Source

de différenciation sexuelle, elle inaugure du même fait la participation sociale aux activités religieuses. Cette ségrégation sexuelle oriente doublement l'expérience de piété. D'une part, exclusion de la jeune fille de la célébration des rites communautaires, afin de la maintenir dans le cercle du rite domestique et de la transmission des valeurs religieuses. Ancrée au couvent aux côtés de l'institutrice, elle s'occupe des prières des plus jeunes, elle décore, elle chante.

D'autre part, pour le jeune homme, il y a naissance d'une nouvelle

ambivalence ; continuité de la domination féminine par l'intégration scolaire, contrebalancée par la projection dans la pratique rituelle communautaire sous tutelle masculine, en la personne du prêtre. Liée au compagnonnage de garçonnets d'âge équivalent sous la gouverne d'une figure mâle (prêtre) et conjuguée à l'expérience du public lors de la célébration (le « public » est la sphère masculine par excellence), la pratique rituelle communautaire apparaît ultimement à l'écolier comme un monde d'hommes. Ainsi à cet âge, se dessine une dichotomie entre : école-femme-valeurs religieuses d'un côté, et église-homme-rituel communautaire de l'autre. Cette dichotomie émerge, sur la base de la différenciation sexuelle, d'une situation initiale où foyer-femme-valeurs religieuses s'interpénétraient.

C. DE LA COMMUNION SOLENNELLE AU MARIAGE Retour à la table des matières

La communion solennelle soulignait autrefois la fin des études. Elle annonçait simultanément le début de l'apprentissage des tâches réservées à l'homme et à la femme adultes. Toutefois, l'adolescente avait quelquefois le loisir de poursuivre ses études. Elle entrait alors au couvent, entièrement dirigé par des religieuses, et prenait le voile ou la férule. Nonne ou « maîtresse », elle se vouait inéluctablement à l'enseignement qu'accompagnait tout aussi inévitablement l'instruction religieuse. Elle perpétuait ipso facto, et sans hiatus, son rôle dans la transmission des valeurs religieuses. Dans le cas où certaines conditions économiques écartaient la jeune fille du milieu académique, le retour inconditionnel au foyer l'attachait, à l'instar de la mère, aux soins des cadets. Cette substitution à la mère, sorte de maternité sociale, l'obligeait à assumer le rôle religieux associé à l'éducation des enfants en bas âge. Ainsi, positives ou négatives, les routes qui s'offraient à la femme la conduisaient toutes au même carrefour : l'éducation.

La même possibilité s'ouvrait aux garçons au terme de leur cours primaire.

Avec l'aide du curé, certains élèves plus doués pouvaient entrer au séminaire. Ce saint lieu du savoir, dirigé par des religieux célibataires, préparait les jeunes à devenir avocats, médecins ou ministres du culte. Séminaristes, ils continuaient leur

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pratique religieuse mais ils devaient émigrer. De plus, leur nombre infime annulait concrètement leur influence possible sur la vie religieuse de la paroisse. Il convient néanmoins de noter que, promus à des carrières d'hommes publics, leur influence se faisait sentir par leur talent organisateur. Formés à l'art oratoire et à la vie communautaire, leur initiative en faisait souvent des leaders pour les activités récréatives et les groupements de jeunes.

Si, dans le cas contraire, la communion solennelle mettait un terme à

l'instruction, la pratique religieuse en était sensiblement modifiée. L'instruction primaire terminée, le jeune homme se voit catapulté dans la sphère adulte. Dès l'âge de quatorze ou quinze ans, ses tâches économiques sont définies et l'orientent vers l'achèvement de son statut d'adulte. Et ce statut requiert de lui l'engagement dans les fréquentations féminines. Travail et fréquentations poussent le jeune homme à l'émigration et favorisent une certaine indépendance.

À l'adolescence, le jeune homme échappe à la communauté, ce qui affaiblit sa

pratique religieuse. Soustrait au contrôle du foyer et de l'école, il met au défi l'Église et le prêtre, s'abstient quelquefois des célébrations communautaires. Il jure, blasphème contre les ministres du culte, et ceci pour affirmer son indépendance.

De la communion solennelle au mariage, garçons et filles creusent encore plus

profondément le fossé qui les sépare, surtout en ce qui concerne les valeurs religieuses et l'exercice assidu des rites communautaires. Les tâches de la jeune fille s'enfoncent plus profondément dans les croyances et la pratique, celles du jeune homme l'en arrachent et l'opposent même quelquefois à la pratique rituelle. Cependant, la quête matrimoniale rapproche temporairement le couple par des compromis mutuels, d'ordre moral souvent.

D. DU MARIAGE À LA VIEILLESSE Retour à la table des matières

Après le mariage, l'homme réintègre l'Église par une participation sociale : la femme, par l'adoption du rôle de mère, ne fait que perpétuer son rôle d'éducatrice qu'elle n'a cessé de remplir depuis son adolescence. Le rôle social qu'assume alors le partenaire masculin, dans les activités ecclésiastiques, diffère de ses fonctions antécédentes. Cette nouvelle charge se dissocie de l'aspect rituel qu'elle couvrait à l'adolescence pour s'adapter aux responsabilités qui incombent à l'homme marié. Chef de famille, ce dernier se doit de contribuer au fonds commun qui permet d'assurer la subsistance du curé. Cette obligation se traduit par la dîme ou la capitation, prix fixe exigé du paroissien pour avoir droit aux services de l'officiant. En plus, le paroissien doit payer son banc à l'église ; réintégration avant tout économique, et qui reflète l'acquisition d'un nouveau statut, celui de chef de famille, pourvoyeur économique. Conjointement apparaît un devoir lié à un statut corollaire : l'acquisition de droits à la vie politique de la municipalité

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s'accompagne, sur le plan religieux, de droits de participation à l'administration de la fabrique.

La fabrique est une structure politico-religieuse dont la fonction est d'assurer la

gérance des affaires de la paroisse (distincte de la municipalité). Le nouveau chef de famille est en droit de postuler un siège dans cette organisation et peut suivre les échelons de la hiérarchie jusqu'à devenir premier marguillier, poste qui lui donne priorité sur les bancs à l'église, représentation et responsabilité lors de processions ou d'organisations séculières à visées religieuses (soirées de cartes, de bingo afin de ramasser des fonds servant aux œuvres de bienfaisance). Il est toutefois empiriquement faux d'associer la carrière politico-religieuse au mariage puisque des célibataires ont déjà rempli la fonction de marguillier. Pourtant, il demeure exact de la mettre en relation avec l'émergence de responsabilités d'ordre économique puisqu'on n'a jamais nommé de marguilliers qui ne soient propriétaires ou chefs de famille ; ces responsabilités sont aussi source de prestige.

Par ailleurs, les charges de marguilliers ont une fonction de contrôle social, Les

responsables de la fabrique doivent conserver un comportement religieusement acceptable. De cette façon, l'Église peut réintégrer l'homme marié dans le cadre de ses préceptes.

En conclusion, l'activité religieuse liée à l'état matrimonial oblige la mère à

demeurer au foyer, tandis qu'elle encourage l'homme à fréquenter la place publique, dans le giron de l'église et du prêtre, mondes masculins.

E. LA VIEILLESSE Retour à la table des matières

Après que les enfants ont tous convolé ou qu'ils sont en position de se débrouiller seuls, la différenciation sexuelle des tâches sur le plan religieux se résorbe et le vieux couple se rejoint dans une piété commune et presque en tout point similaire. L'homme vieillissant retrouve une religion plus « maternelle », plus « féminine » ; il assiste à tous les rites et revient à la prière. Aux âges de la vie où la division des tâches perd sa pertinence, à l'enfance et à la vieillesse, la religion est indifférenciée pour les deux sexes et est centrée sur le « privé ». Aux temps où son importance est marquée, à partir de l'adolescence jusqu'à l'éparpillement de la famille causé par le départ des enfants devenus adultes, la religion se différencie et se répartit entre les sexes, selon des critères que nous analysons à l'instant, et qui sont ceux-là mêmes qui opèrent dans les autres sphères du social.

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II Croyances

et structure sociale

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Par l'emploi de la locution « idéologie religieuse », nous désignerons l'ensemble de croyances et de modèles normatifs de comportements d'ordre religieux et moral qui trouvent leur source et leur explication dans des récits mythiques. Cette idéologie religieuse ou ces croyances, nous les opposons au rite, comme l'idéologie à la pratique. Empiriquement, le rite participe de la croyance et la croyance du rite, et ils se renforcent mutuellement. Dans ces lignes, nous chercherons néanmoins à distinguer la transmission des valeurs liées à des images et celle des valeurs qu'on associe à des pratiques précises (rites).

Dans une perspective synchronique, une dichotomie manifeste transparaît du

message religieux. À un pôle s'agglutinent certains éléments, que l'étude de la socialisation nous permet de situer dans une continuité relative. À cette extrémité se détache la femme, reliée au foyer et à l'école. Sur le plan des croyances, ce pôle se caractérise, nous l'avons vu, par l'insistance sur la vie de l'Enfant-Jésus, et ses relations avec sa mère. Ces croyances sont axées sur la relation mère-enfant et sont empreintes de douceur maternelle, d'affection. On peut donc, sans interprétation indue, parler d'une religion de la socialisation. En fait, l'idéologie religieuse que l'on découvre sous cette rubrique s'adresse particulièrement à des enfants et propose des modèles de comportement destinés à l'apprentissage de la vie en groupe. Religion de la socialisation, elle repose entre les mains de la mère qui éduque son enfant.

À l'antipode se dessine un ensemble de croyances exprimées en partie à l'école,

lors du passage du curé, et en partie à l'église. Ce credo insiste sur ce que Dieu attend des hommes, s'appesantit sur les faits et gestes du Christ-homme, en particulier comme homme public. Au temple, ce sont les sermons qui propagent cette foi, sermons qui condamnent sans cesse l'alcool, le sexe et l'argent. Le curé vitupère contre les boissons alcooliques et prêche la tempérance. Ces emportements s'accompagnent aisément d'envolées sur la corruption de la jeunesse : autrefois elle osait aller danser mais, aujourd'hui, elle pousse même la déchéance jusqu'aux relations sexuelles prémaritales ! D'une égale fréquence sont les exhortations à payer la dîme et capitation, à se montrer plus généreux aux quêtes dominicales. Cette foi polarisée par l'Église et l'homme (ou les relations entre les sexes) se particularise par le ton solennel de l'autorité, par la menace même. Selon le tempérament des curés, les sermons dominicaux vont jusqu'à l'invective ; il y plane toujours un ton de réprimande. Cette dogmatique compose, à l'autre extrémité, une véritable religion de la régulation sociale. Régulation sociale parce qu'elle vise les comportements de l'homme dans ses relations sociales,

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qu'elle cherche à diriger les comportements publics, à contrôler les comportements qui échappent à l'emprise directement familiale et domestique.

Mais pourquoi la société a-t-elle besoin d'une idéologie religieuse de la

socialisation axée sur la personne de la femme et de celle des rapports sociaux axée sur la personne de l'homme ? La même dichotomie du village de colonisation (société agraire menacée par la migration et le travail salarié) nous fournit un premier élément de réponse. D'une part, l'apprentissage des rôles économiques de la jeune fille se conforme au modèle religieux (idéal). Il existe une continuité entre le modèle culturel transmis et le réseau des relations sociales dans lequel s'engage la jeune fille. Pour le jeune homme (surtout le non-héritier/cadet ou le fils de journalier), au contraire, l'apprentissage de son rôle d'adulte établit une brisure entre le comportement attendu par ses aînés et celui qu'entraîne son nouveau réseau de relations sociales (ses pairs). La jeune fille retourne à la famille, à l'enceinte domestique, mais le jeune homme s'en échappe pour s'attacher à un groupe de pairs, qui s'institue comme point de référence de son comportement. Or, les modèles de comportements communautaires tirent toujours leur origine de l'idéal résidentiel qui postule l'autorité absolue du père. L'apprentissage des rôles, dans le cas de la jeune fille, ne dévie pas de la norme ; dans celui du jeune homme cet apprentissage contredit le modèle idéal. La contradiction entre l'acquisition du statut adulte et les valeurs religieuses reliées à la famille détourne l'adolescent du modèle religieux (idéal) et l'expulse en partie de la sphère religieuse.

La religion de la régulation sociale trouve ainsi sa raison d'être s'adressant plus

directement aux hommes, surtout aux jeunes gens, elle vise à recréer l'unité entre le modèle idéal (fondé sur la religion) et la réalité sociale. Les dogmes véhiculés à l'église prétendent à la régulation de la vie communautaire sur le modèle de la famille nucléaire idéale (la sainte Famille), tandis que la réalité est que les jeunes gens sont éjectés hors de la famille par le travail, les fréquentations et le groupe de pairs.

Ainsi, les fonctions de l'idéologie religieuse, et surtout ses particularités face à

la dogmatique chrétienne, révèlent un sens beaucoup plus profond. Sur la toile de fond d'une sainte Famille « nucléaire », la sélection des relations : a) mère-enfant et b) mère-fils, homme public, conservant la figure de l'enfant mâle dans l'un et l'autre rapport, nous renvoie à un clivage qui est terme à terme celui de la structure sociale dequenaise. Comme nous le décrivions ailleurs, la ségrégation sexuelle dans la vie communautaire se fait entre le domestique (femme) et le politico-juridique (homme). Cette division exprime une dichotomie beaucoup plus profonde, à savoir celle entre le « public » et le « privé », et qui trouve des échos dans tous les recoins de la vie sociale ; mais cette opposition qui distingue hommes et femmes germe aussi chez le mâle. Celui-ci, par son rôle de chef de famille, participe au monde domestique malgré son attirance vers la vie politique de la communauté. La présence de l'homme à la fois dans le domestique et le politique trouve son attache mythique dans la silhouette omniprésente du Fils dans la sainte

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Famille. Ce Fils, tout en étant un homme public, conserve toujours son attachement à la mère, à la femme, au privé.

La distinction privé/public se répercute à tous les niveaux de la division

sexuelle. L'éducation religieuse au foyer incombe à la femme, mais le spécialiste communautaire de la religion est un homme. La pratique domestique de la médecine (ainsi que le soin des malades dans les hôpitaux) revient à la femme ; cependant seul un homme peut avoir accès au poste de médecin du village. De même, l'épouse instruite s'occupe presque seule des affaires de son mari, mais l'avocat ou le notaire doivent être du sexe masculin. Sur le plan religieux donc, l'emphase portée d'une part sur la Vierge et l'Enfant-Jésus, et d'autre part sur Dieu et le Christ-homme public reflète la division des tâches selon les sexes.

Tout en signalant l'opposition privé/public, la fonction de l'idéologie religieuse

est aussi de la surmonter, sans quoi toute vie sociale serait impossible. Or, l'idéologie officielle réussit à dépasser cette antinomie par une acrobatie dogmatique. Le catholicisme a ainsi créé une famille nucléaire à partir d'une image fantoche d'un père confiné au domestique (donc féminin) et d'un fils né d'une mère vierge. La seule véritable relation est ainsi entre la mère et le fils et l'opposition privé/public sert cette relation verticale. Mais malgré ces inconciliables, le primat de la famille a pu être maintenu en créant un homme-femme social (saint Joseph) et une vierge-mère (Marie). À Dequen, le culte de saint Joseph 1 est effectivement en retrait. Le père féminin et non procréateur, par sa présence effacée, permet à l'idéologie de se fonder sur la famille nucléaire et de surmonter son dilemme profond. En effet, une famille nucléaire idéale est une contradiction in adjecto ; si père, mère et enfant doivent idéalement demeurer unis, la société meurt car l'enfant ne peut se marier. S'il se marie, il fonde temporairement une nouvelle famille nucléaire mais il détruit sa famille de procréation. Ce dilemme entre affinité et filiation est le même qui a donné naissance au groupe résidentiel idéal. C'est pourquoi l'idéologie de la famille nucléaire n'entre pas en contradiction avec la réalité canadienne-française. Les solutions religieuses de la famille nucléaire s'appliquent également aux problématiques intrinsèques au modèle idéal de résidence auquel s'oppose le couple (la famille-souche).

Par des méandres dont la subtilité est encore difficilement pressentie,

l'idéologie affermit le statu quo en gardant aux prêtres du culte le contrôle sur la femme. En effet, la femme témoigne de la plus grande fidélité à l'idéologie religieuse et c'est paradoxalement elle qui, en situation, souffre le plus de l'antinomie voilée par les croyances. C'est elle qui doit se sacrifier pour rejoindre le groupe résidentiel de son mari et c'est elle que la division des tâches isole à la maison. Sa loyauté à l'idéologie religieuse provient de sa responsabilité presque exclusive en matière de transmission des valeurs. Il nous serait pratiquement

1 Il est à ce titre intéressant de noter que le culte de saint Joseph réapparaît en milieu urbain

(Montréal) où l'homme doit réintégrer des tâches domestiques.

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loisible d'en inférer que les croyances sont d'abord privées et que c'est en leur qualité de privées qu'elles relèvent de la femme qui, socialement, incarne le médium par lequel la contradiction peut être surmontée. La femme représente l'étape principale de la transmission des valeurs religieuses ; sa plus grande soumission à ces valeurs permet le maintien de la structure sociale. Mais elle le permet parce que ce rôle lui est assigné par un homme (le prêtre) qui est le pivot de la vie publique. Les croyances sont objet de transmission « privée » (domestique), mais elles tirent leur autorité de la présence de l'homme d'église (public). Ce paradoxe permet à la structure de se maintenir malgré le double conflit entre a) le « privé » féminin et le « public » masculin et b) la famille-souche et la famille nucléaire.

III Rites et structure sociale

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Nous frôlons de près la tautologie en postulant l'idéologie comme un reflet et une norme du système social. Nous allons conséquemment tenter de dégager une nouvelle dimension au mythe en le mettant en rapport avec ce qui, dans la réalité, cherche à l'actualiser : le rite. Nous nous heurtons ici à un nouveau problème de définition. En effet, que considérer comme rite ? Le nom de rite est-il exclusif au baptême, au mariage et aux rites funéraires, c'est-à-dire aux rites de passage ? Ou la prière a-t-elle droit au titre de rite ? Nous adopterons le sens large. Sera considérée comme rite toute pratique cultuelle, c'est-à-dire toute incorporation, actualisation des croyances dans un temps et un espace particuliers, distingués du temps et de l'espace communs qui définissent le quotidien. Mais il faut ici exclure l'apprentissage dans la mesure où une leçon de catéchisme ou la mémorisation d'une prière ne constituent pas ipso facto des rites. Toutefois, une exégèse peut avoir lieu au sein d'un rite et remplacer la leçon de catéchisme, de même que la pratique de la prière est au départ un apprentissage.

Nous nous contenterons en conséquence du sens vague de l'« actualisation du

mythe dans un temps et un espace particuliers », sans chercher de définition générale. Les exemples dont nous nous servirons comme illustration aideront peut-être à cerner de façon plus explicite notre conception. Ainsi, tous les offices religieux : vêpres, messes, etc., sont pour nous des rites. De même le baptême et tout ce que nous appelons « sacrements » : les festivités religieuses, processions, figurent aussi comme rites aux côtés du chapelet en famille. Nous escamotons délibérément une étude détaillée de tous ces rites, le but de cette étude n'étant pas de faire une monographie religieuse ; nous nous attarderons aux activités cultuelles qui ont le plus d'importance dans la vie quotidienne, celles qui emplissent la vie des gens d'un rapport de signification immédiate avec leurs activités et leurs

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relations sociales. Il nous serait possible de pérorer pendant de longues pages sur le sens du mariage et des rites de passage, mais nous préférons mettre l'accent sur deux rites qui continuent de façon évidente la problématique qui a été élaborée dans les pages précédentes : la prière et la messe.

La prière qu'on pratique avec le plus de prédilection, le Je vous salue, Marie,

est une adresse directe à la Vierge Marie. En général, elle se récite aux moments importants de la journée : au lever, afin de sanctifier les activités de la journée, aux repas, en remerciement au Seigneur pour ses bienfaits, et au coucher, au cas où la mort interviendrait pendant le sommeil.

Par la prière, dans l'esprit même des pratiquants, la créature s'adresse

directement, sans intermédiaire, à son Créateur ou au monde surnaturel. Elle se fait le matin, le midi et le soir, c'est-à-dire aux moments de la journée où cessent toutes les activités. Elle marque un arrêt du temps social, mais un arrêt de courte durée, qui ne touche pas la communauté mais le groupe résidentiel et l'individu.

La prière du matin s'inscrit en offrande à la Vierge et à l'Enfant-Jésus. S'y

livrent surtout les jeunes enfants, sous l'œil éducateur de la mère ou de la sœur aînée qui les accompagne dans leur récitation, à des fins didactiques. Dès l'adolescence, le garçon et très souvent la jeune fille délaissent ce type de dévotion.

Les repas sont précédés et suivis d'une Action de grâces à Dieu, que la voix

paternelle entonne. En dernier lieu, avant que ne se couchent les cadets, c'est-à-dire après le souper, une fois le repas terminé, vaisselle et marmaille bien lavés, on récite le chapelet en famille. Le Je vous salue, Marie forme la base du chapelet. Comme son nom l'indique, ce rite vespéral réunit tout le groupe résidentiel ; cette fois, la mère amorce la récitation.

Mise à part la prière du matin, plus proche de la transmission que du rite, nous

sommes confronté à deux moments rituels. L'un est rituellement faible, c'est le repas. Le rapprochement familial du repas n'est pas à visée rituelle, mais la prière fournit l'occasion de sanctifier, de purifier la consommation, d'en faire un acte agréable à Dieu. Le repas marque une halte des activités sociales et rassemble le groupe résidentiel. L'autre moment, par contre, est rituellement fort : c'est le chapelet du soir qui réunit la famille à des fins de pure dévotion. Le chapelet du soir rassemble le même groupe. Nous verrons dans les pages suivantes combien l'alternance de ces deux moments est significative (tableau XXIII).

La prière s'insère dans le quotidien et on s'en acquitte pendant le jour (incluant

jour et nuit). Par contre, une fois par semaine la présence à la messe devient obligatoire pour tous et cette réunion a lieu le dimanche.

Le dimanche est perçu comme le jour du Seigneur ; jour religieux, mais aussi et

corollairement cessation de toute activité séculière. Le dimanche est une halte,

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mais une pause plus longue qui ponctue cette unité supérieure de temps qu'est la semaine. Cependant son sens nous échappe si nous l'opposons simplement à la semaine. Car le milieu scolaire et le milieu de l'industrie forestière ont instauré une semaine de cinq jours. Par ce changement, le samedi s'est transformé en journée de repos, en arrêt de travail. Après mûre observation, la mutation s'avère encore plus profonde. Le samedi constitue une menace directe à la structure sociale par les activités de loisir qui culminent dans les excès du samedi soir. Ce dit soir, les jeunes et quelques hommes mariés quittent le foyer pour aller boire à l'hôtel, découvrant toute la tension existante dans les liens de filiation et d'affinité. La nuit qui précède le dimanche pousse à l'extrême les divisions qui menacent l'ordre social.

TABLEAU XXIII Comparaison entre le chapelet et le repas

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Repas

Chapelet

Temps d’arrêt

Temps d’arrêt

Famille nucléaire Famille nucléaire Rituellement faible Rituellement fort

Figure du père est centrale Figure de la mère est centrale Adresse à Dieu

Adresse à la Vierge

C'est précisément le matin du jour suivant, le dimanche, que prend place le rite

de loin le plus important de la semaine, et qu'on ne peut manquer sous peine de graves conséquences sociales et religieuses. La messe s'inscrit « en marge » du temps normal : précédée la veille au soir d'un quasi-renversement de la structure idéale, elle effectue un temps d'arrêt. Ce faisant, elle se place d'emblée en dehors du temps des activités sociales, de la structure tissée par les relations politiques, économiques et autres.

La messe elle-même se déroule dans un espace spécial, un temple appelé

église, que l'on retrouve au centre du village. Son plan est grossièrement le suivant (fig. 14). Deux parties principales la constituent : une partie avant où l'on célèbre et où se tiennent prêtre (transept) et jeunes hommes d'âge scolaire (chœur). Une partie arrière (nef), où se masse l'assemblée des fidèles, dont le rôle se limite à une observation-réponse. Célébrants (prêtres et servants de messe) et participants (communauté) se font face et sont séparés par une balustrade où, avant la fin de la célébration, les fidèles se réuniront pour la communion. Le prêtre officie au centre du transept et tous les yeux sont rivés sur lui.

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FIGURE 14 : L’église vue en plan

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Les fidèles sont disposés en deux rangées de bancs, elles-mêmes divisées de façon à former quatre rangées. L'ordre dans les bancs est fixe. Le père de famille se place sans faute à une des extrémités du banc. Ensuite suivent théoriquement ses fils en ordre de séniorité (sauf ceux qui sont dans le chœur), ses filles en ordre de séniorité et la mère au fond du banc (quand elle n'est pas retenue à la maison). Si le père est âgé et a des enfants mariés, ces derniers auront un banc accolé, soit en avant, soit en arrière ou à côté. L'unité du groupe résidentiel idéal est ainsi reproduite. Cet ordre copie avec exactitude celui suivi lors des repas. La famille se fait un devoir d'assister en groupe à la messe. Il serait toutefois malhonnête d'omettre que, depuis fort longtemps, on célèbre deux types de messes : la messe basse et la grand-messe. Il appert que les femmes dont la progéniture requiert une constante vigilance (ou à leur place les filles aînées) fréquentent les messes basses, qui ont lieu plus tôt l'avant-midi, afin de permettre aux autres membres de la famille d'assister à la grand-messe. « En tête » du banc familial, la silhouette paternelle domine la collectivité des fidèles, lors des grands-messes. De plus, on ne paie un banc que pour la grand-messe, banc réservé à la famille qui l'a payé. Lors des messes basses les fidèles peuvent se disposer n'importe où dans les bancs qui n'appartiennent à personne pour cette messe. Il n'est point d'ordre hiérarchique des familles entre les bancs, mais la communauté entière doit assister à la messe, de préférence à la grand-messe.

La cérémonie dure environ une heure. Il serait sans doute inutile d'en faire une

analyse symbolique exhaustive car son contenu est presque seul connu du prêtre et relève d'une tradition des myriades de fois plus ancienne que la communauté et s'étendant à tout le monde occidental. Mais ce qui culturellement est important ce sont les moments de la messe que les gens vivent le plus intensément : le sermon et la communion.

Le sermon interrompt momentanément la célébration. Le prêtre monte alors en

chaire pour s'adresser directement aux fidèles. Son discours porte sur des points d'exégèse d'un texte lu lors de la célébration (évangile) mais cette exégèse est toujours l'occasion de considérations morales sur les comportements répréhensibles. Comme nous l'avons déjà dit, les thèmes des sermons portent presque toujours sur l'argent, le sexe et l'alcool. Les invectives proférées à cette occasion se doublent habituellement d'un exposé moral de ce qu'est le bon comportement.

En ce sens, le sermon souligne l'échec du modèle idéal que suggère la religion.

Le sermon condamne et se condamne. Il dit sa propre impuissance, il déplore la déviance. Sans le sermon, le rite serait sans contenu, car le rite doit recréer. La constatation de l'échec impose une nouvelle tentative d'édification d'une société idéale qui fonctionnerait selon les commandements de Jésus-Christ. Le sermon est ce par quoi le rite peut réactualiser le mythe. Car la société fût-elle idéale, il ne serait alors point besoin de recommencer, de reposer sans cesse les mêmes briques d'un édifice dont la réalité est dans l'acte même de le construire.

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La communion vient plus tard dans la célébration. À ce moment, les fidèles s'approchent de la balustrade pour recevoir l'hostie, corps et sang du Christ. Pour être en état de consommer l'hostie, les fidèles doivent être purifiés, lavés des souillures qui entachaient leur âme. Or, ces souillures sont précisément constituées de toutes les déviations par rapport au comportement idéal. La communion mesure la déviance. L'assemblée doit s'approcher de la balustrade pour communier et les réfractaires, qui demeurent assis, le font au vu et au su de tous. Ils se rangent automatiquement au nombre des souillés, des non-purs, dont l'âme est en état de mort. Acte à la fois religieux et social, la communion, sous le couvert des notions de pureté spirituelle, force l'individu à se conformer aux conduites requises.

Nous élargirons cette discussion du rituel pour tenter d'en dégager plus

clairement la fonction. La messe symbolise la mort rituelle de Dieu (causée par tous les péchés du monde) et sa renaissance divine dans l'hostie ; l'hostie est pure de tout péché et doit apporter la vie divine aux fidèles purifiés (par la confession) qui prendront part à la communion. La confession mériterait à elle seule tout un chapitre. Avant de communier, les fidèles dont le comportement antérieur fait obstacle à la réception de l'hostie, ceux qu'on dit en état de péché mortel (surtout péchés contre le sexe), doivent se confesser. C'est dire qu'ils sont soumis à un aveu total de leurs fautes passées, aveu fait au prêtre, et qu'ils font promesse de ne plus les répéter. Aveu de déviance et promesse de réhabilitation. Ce faisant, par un acte de contrition, ils reviennent à la pureté de leur enfance et sont admis à la table du Seigneur.

La communion distingue clairement le pur de l'impur, symboles de la vie et de

la mort de l'âme. De plus, seul le prêtre, célibataire, est habilité à célébrer la messe et à donner la communion. Le lien se profile nettement de la pureté au sexe, et cette réflexion est courante, de la mère à l'enfant « J'ai péché pour te mettre au monde. » Les relations sexuelles souillent.

Pour reprendre brièvement, le samedi soir amène une crise de la structure

sociale en exagérant la dichotomie privé/public que nous pouvons exprimer plus empiriquement par l'antagonisme entre le modèle de la famille unie et l'exclusion des mâles vers les lieux de plaisir. Le samedi soir amorce une « marginalité », non pas en renversant, mais en soulignant avec emphase les conflits internes à la structure sociale. La messe, qui a lieu dès le lendemain matin, marque une relâche du temps social. Toute la collectivité est rassemblée et figée dans l'enceinte du temple. Il n'y a plus d'activités, plus de « relations sociales ». Tous les fidèles sont en relation dyadique avec le prêtre et non en relation entre eux. Toute la communauté est assemblée par familles, et les familles par ordre d'autorité entre leurs membres. Le temps et la société sont arrêtés et la communauté est « gelée » dans l'ordre idéal qui, présumément, la gouverne : l'unité des groupes résidentiels et de la paroisse comme communauté. Le temps et l'espace suspendus rétablissent l'ordre menacé.

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Par la communion, point névralgique de toute la célébration, le rite tente de résoudre le conflit de la société en le traduisant en termes religieux, en empruntant le langage des valeurs éternelles et immuables : le pur, l'impur, la vie, la mort. Tous ressentent profondément l'obligation d'aller communier pour se raccorder avec la pureté, la vie de l'âme. Mais, ce faisant, ils transmettent le message social que leurs comportements seront désormais orthodoxes, qu'ils n'iront plus boire et courir les femmes, qu'ils répondront au modèle attendu. Le rite résout un problème social en le faisant passer au niveau de valeurs culturellement indiscutables puisque, ultimement, elles rejoignent les problèmes de la vie et de la mort. Mais la solution n'est que temporaire. Le temps social se remet en marche et, tant et aussi longtemps que la communauté existe, le conflit reste immanent. La communion est en fait une façon d'effacer les excès de la veille, une promesse pour l'avenir ; c'est une preuve que l'harmonie est rétablie. Mais ce rétablissement n'a pu s'opérer qu'en faisant passer le conflit social au niveau des valeurs religieuses considérées comme immuables et éternelles, vitales.

Cette découverte jette une nouvelle lumière sur la prière. La prière, répétons-le,

réunit le groupe résidentiel, mais à deux moments : au repas et au coucher. Il faut ajouter que progressivement les prières du repas sont disparues et qu'elles demeurent seulement dans quelques familles. Par la prière du soir, par ailleurs, les dévots exhortent la divinité de les assister pendant la nuit pour qu'ils connaissent à nouveau le réveil au lendemain. Et, dans le cas d'une mortalité impromptue pendant les heures nocturnes, pour qu'ils soient prêts à entrer au ciel. Nous retrouvons ici la même opposition vie/mort, la mort étant représentée par la noirceur de la nuit, l'état de sommeil, la vie par le jour et l'état d'éveil. Mais la vie, c'est aussi la pureté. Car se préparer face à la mort, soit la vraie ou seulement la nuit, c'est se purifier par la prière. La nuit et la mort sont d'autant moins menaçantes que le chrétien est pur de toute souillure, et d'autant plus menaçantes qu'il est en état de péché. En idiome religieux, la mort devient vie de l'âme par la pureté, mais mort de l'âme dans l'impureté. Ici encore, par le biais de valeurs religieuses, le rite, en l'occurrence la prière, résout un conflit d'ordre social : la division des tâches au sein de la famille et son éparpillement pendant la journée. L'obligation d'assister à la prière du soir traduit la solidarité du groupe résidentiel, solution temporaire que fait apparaître le rite en transférant le conflit au niveau de valeurs absolues (pur/impur, vie/mort) qui n'ont apparemment rien à voir avec le conflit considéré sur le plan social.

Enfin, au repas, la nourriture est signe de vie et, aux yeux des Dequenais, elle

est un produit de la libéralité de Dieu. Or, Dieu nourrit celui qui en est digne. Dieu nourrit son serviteur (vie), celui qui est pur, alors qu'il refuse la nourriture (mort) et apporte le malheur à celui qui ne le sert pas, qui est indigne (souillé, impur). Le repas rassemble le groupe résidentiel, le soustrait temporairement à toute activité. Et la prière y joue le même rôle que pour les rites analysés plus haut. Toutefois, depuis des décennies, cette communauté n'a point connu de famines et les hommes vont travailler en forêt pour de longues périodes. La présence perpétuelle de

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nourriture et l'absence du père (qui préside à la prière du repas) ont suffi pour affaiblir la nécessité de la prière au repas. Mais le dimanche ramène le père et les prières, car le dîner dominical jouit d'une sacralité encore incontestée.

En conclusion, les rites ont pour fonction, en arrêtant le temps social et en

projetant les conflits sociaux sur un plan de valeurs incontestables, de rétablir la structure, de surmonter les antinomies. Toutefois, si l'on prend tous les rites comme éléments combinatoires d'un système, et non pas en eux-mêmes, un nouveau problème surgit. Placer côte à côte chapelet et messe fait ressortir une nouvelle opposition entre messe et chapelet (tableau XXIV).

TABLEAU XXIV Comparaison entre le chapelet et la messe

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Chapelet

Messe

Temps d’arrêt court (nuit)

Temps d’arrêt long (jour)

Famille nucléaire Famille et communauté Mère est le personnage central Prêtre est le personnage central

Adresse à la Vierge Adresse à Dieu et au Christ homme

Ce tableau rappelle les analyses précédentes. L'ensemble des rites traduit la

même division privé/public. Les rites à destination privée, chapelets, s'adressent à la Vierge et sont transmis par la mère ; par contre, les rites publics, la messe surtout, ont plutôt trait à la communauté comme ensemble de familles-souches et familles nucléaires, et relèvent du prêtre, s'adressent surtout à Dieu et au Christ homme. Mais au-delà de cette dichotomie, le chapelet prépare à la nuit, symbole de la réunion familiale et du foyer, l'essence du domestique. Au contraire, la messe se célèbre le matin et prépare à une journée de visites parentales et de liens communautaires. Or, le jour renvoie aux activités socio-économiques, aux relations sociales. Le jour, c'est ce qui est ouvert aux yeux de tous, c'est l'essence du « public ». Ainsi l'opposition privé/public se réfère à l'alternance du jour et de la nuit, de l'homme et de la femme. C'est pourquoi la prière du repas, activité de jour qui est axée sur la survie biologique, se centre sur la personne de l'homme quoique ce soit la femme qui prépare le repas. Mais dans l'un ou l'autre rite, homme et femme sont complémentaires.

Ainsi, les rites traduisent plus une alternance qu'une opposition et cette

alternance n'est qu'une façon de marquer le temps social. Le rite en soi arrête le

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temps en se soustrayant au tissu des relations sociales ordinaires, en créant une situation de « marginalité » ; mais la suite des rites marque une série de points qui possèdent en eux-mêmes leur contraire et qui, comme le mouvement d'un balancier, se relancent d'une extrémité à l'autre, en battant le temps. Le dimanche ramène la semaine comme la nuit ramène le jour et l'hiver, l'été. Et ce fil tissé entre les oppositions est le fil même que suit le temps social.

IV Religion et famille

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La figure 15 tente de synthétiser de la façon la plus adéquate possible le cheminement de la vie religieuse ; elle nous fournit certaines indications intéressantes. En portant l'attention sur les relations entre sexes, on voit s'échelonner les cinq étapes dans une succession d'une étonnante régularité (+ – – +), qu'on peut facilement imaginer en pyramide. Les deux points qui forment la base ou, dans une configuration linéaire, les deux extrémités, traduisent la dominance de la femme. Ces deux extrémités (+) ont été identifiées comme domaine du « privé ». Le public apparaît avec la différenciation sexuelle (–) et culmine dans la phase intermédiaire ( ) La combinaison de cette dernière phase ( ) et de la domination féminine (+) forme les deux passages clés pour une compréhension de la religion. Si l'on représente graphiquement les cinq phases comme suit nous comprendrons mieux la problématique de ce travail.

La prédominance du « privé » apparaît comme capitale et, aux phases II et IV,

on s'aperçoit que le « public » n'est pas clairement dégagé du « privé » ; dans le

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premier cas (école), l'individu est un fils (« domestique ») et, dans le dernier (mariage), il est un mari (« domestique »). Le « public » est ainsi source d'ambivalence, sauf dans une seule phase, la phase III ( ) ; dans cette dernière l'individu n'est pas encore chef de famille et rejette son statut de fils, se révolte contre l'autorité paternelle. En d'autres termes, cette phase III, l'adolescence, est la plus importante, car elle pousse à son extrême l'antinomie entre « privé » et « public », rejetant presque totalement les fils dans le « public » et de la même façon, les filles dans le « privé ».

Si cette phase est véritablement la phase clé pour la compréhension des

croyances et des rites, il nous faut postuler une très étroite parenté entre le modèle religieux et le modèle idéal d'autorité parentale. Car la religion de la régulation sociale vise précisément à ramener les fils sous le joug de la hiérarchie et des valeurs parentales. C'est dire que famille et religion constituent des renforcements réciproques.

On peut donc chercher, à la base d'une explication religieuse, un conflit qui

serait immanent à la famille. Or, ce conflit, que nous avons analysé tout au long de cet ouvrage, a son point de départ dans la rencontre de la structure et de l'histoire. Le modèle parental a été conçu en fonction d'une société agricole sédentaire. Or, le village de Dequen est un projet d'implantation agricole dans le monde naissant de l'industrialisation forestière. Cette confrontation a vite soulevé le fils salarié contre le père agriculteur et fondé les premières bases du conflit : indépendance économique du fils et, corollairement, rôle critique des jeux d'oppositions entre a) filiation et consanguinité et b) filiation et affinité. Au niveau social cette importance s'est traduite par deux conflits majeurs : 1) le groupe de pairs contre le groupe résidentiel et 2) la famille nucléaire contre la famille-souche.

En reflétant les conflits internes à la structure sociale pour les surmonter, les

systèmes de valeurs, tout comme les systèmes sociaux, nous renvoient à la dernière dimension sans laquelle il est impossible de comprendre l'actuel village de colonisation : le temps. La coupe synchronique que nous avons tracée est sans épaisseur, elle demeure transparente de tout sens si elle n'acquiert une profondeur. Cette profondeur est historique, c'est elle qui donne une coloration à ce qui demeurerait autrement une surface translucide.

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FIGURE 15 : Évolution du « privé » et du « public » au sein du couple.

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