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LENEEM ET LA LUTTE INTÉGRÉE L'agriculture est prise dans un cycle toujours plus contraignant d'intensification qui se fait au détriment de la qualité des pro- duits et de l'environnement. Une solution partielle à ces dérives: utiliser des plantes pour la protection des cultures. Pour se rapprocher le plus possible du «po- tentiel» de production, il faut utiliser les va- riétés culturales les plus productives et re- courir aux intrants de manière à limiter les pertes dues aux ennemis et maladies des cul- tures. Ne pas recourir à une protection phytosani- taire intensive impliquerait des pertes de l'or- dre de 84 % du potentiel de production du coton alors que dans les meilleures condi- tions, on espère la limiter à 41 %. Pour le café, on évalue aussi une perte de 70% contre 41 %. Pour le riz, on estime une perte de 83% contre 55%. Quant aux pertes après récolte, elles représenteraient 30% du volume des denrées entreposées. La spirale de l'intensification Aussi, l'agriculteur des pays du Sud, qui doit résoudre l'équation d'une production maxi- male au moindre coût sur des surfaces ara- bles dont l'extension est limitée, a de plus en plus souvent recours à l'utilisation mas- sive de pesticides. Sur un marché mondial estimé, en 1994, à 25 milliards de dollars, soit un volume approximatif de 3,1 millions de tonnes, 20 % des pesticides sont aujourd'hui utilisés dans les PVD. Les ré- gions d'Asie et du Pacifique représentent la plus grosse part de ce marché avec une crois- sance annuelle moyenne de la consomma- tion en produits phytosanitaires de 5 à 7%. Dans ces pays, la situation est plus complexe qu'en Europe car les systèmes de produc- ECHOS DU COTA - N° 84, 1999-3 tion très intensifs cohabitent avec des systè- mes très extensifs (cultures vivrières et ma- raîchères). Dans ces différents systèmes de production, l'utilisation des intrants agrico- les est variable, les pesticides étant souvent utilisés de façon anarchique par les agricul- teurs. Les PYD sont un marché en pleine crois- sance pour les fabricants de pesticides. La politique commerciale agressive de certains d'entre eux contribue aussi à leur utilisation souvent excessive et irrationnelle: on la ré- pète comme une sorte de protection tout ris- que, même en l'absence d'organismes nui- sibles; on reprend constamment les mêmes types de composés. Cela entraîne de multi- ples problèmes: intoxications, apparition d'espèces et de souches résistantes, pollu- tion des nappes phréatiques, perturbation des équilibres écologiques, réduction de la biodiversité, contamination de la chaîne ali- mentaire et présence de résidus dans les den- rées. La lutte intégrée Face à une prise de conscience collective re- lative à la durabilité des écosystèmes, et à la protection de l'environnement, est apparue la notion de production agricole intégrée. C'est la demière étape d'une stratégie visant à l'optimisation, dans des conditions écono- miquement satisfaisante pour l'agriculteur, de chaque élément du polynôme «qualité! quantité 1 coût de production 1 protection de l'environnement». La production intégrée associe la régulation des ravageurs et maladies (en anglais: frof Dr. ir. Bruno SCHIFFERS· Intregrated Pest Management) à un système de fertilisation raisonnée et à une exploita- tion des ressources phytogénétiques appro- priées aux itinéraires techniques proposés. LïPM privilégie la prévention des infesta- tions par l'utilisation, dans le cadre de la pro- duction locale, de méthodes de lutte autant que possible naturelles, l'emploi de techni- ques culturales adaptées et le recours à la lutte biologique plutôt qu'aux pesticides. Ces demiers doivent être utilisés de façon sélec- tive, et uniquement si aucune autre solution n'est disponible ou économiquement viable. Dans cette nouvelle logique, la recherche de produits alternatifs compatibles avec les ob- jectifs de l'lPM est primordiale (extraits vé- gétaux, biopesticides tels que les viroses d'insectes (NPV), les bactéries insecticides (le Bt, les endotoxines de Bacillus thuringiensis.) les nématodes prédateurs, les champignons antagonistes (Trichoderma). Depuis 1989, trois essais menés sur canne à sucre ont permis de montrer l'efficacité du Beauveria brongniartii contre l' Hop/oche/us marginalis, ravageur polyphage introduit ac- cidentellement de Madagascar à la Réunion. La panoplie est diversifiée mais il est diffi- cile de développer ces produits car on ris- que de disséminer des toxines ou des virus. Il est, de plus, ardu des conserver les orga- nismes vivants nécessaires à leur conception. Chaque produit appelle du matériel et des méthodes d'application particuliers. En outre, la prolifération de ces biopesticides ne peut s'effectuer que si certaines conditions abiotiques sont remplies: ainsi, un champi- gnon ne pourra se développer qu'en présence d'une forte humidité, et les virus, particuliè- rement fragilisés par les rayonnements ul- traviolets, peuvent être annihilés rapidement en cas de forte insolation. Les essais menés avec ce qu'on appelle les pesticides botaniques sont, par contre plus intéressants car leur application ne diffère pas des méthodes habituelles assimilées par les paysans. Chercheur en Chimie analytique et Phytopharmacie à la Faculté universitaire des sciences agronomiques de Gembloux (Belgique). 11

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LENEEMET LA LUTTE INTÉGRÉE

L'agriculture est prise dans un cycle toujours plus contraignantd'intensification qui se fait au détriment de la qualité des pro-duits et de l'environnement. Une solution partielle à ces dérives:utiliser des plantes pour la protection des cultures.

Pour se rapprocher le plus possible du «po-tentiel» de production, il faut utiliser les va-riétés culturales les plus productives et re-courir aux intrants de manière à limiter lespertes dues aux ennemis et maladies des cul-tures.

Ne pas recourir à une protection phytosani-taire intensive impliquerait des pertes de l'or-dre de 84 % du potentiel de production ducoton alors que dans les meilleures condi-tions, on espère la limiter à 41 %. Pour le café,on évalue aussi une perte de 70% contre41 %. Pour le riz, on estime une perte de 83%contre 55%. Quant aux pertes après récolte,elles représenteraient 30% du volume desdenrées entreposées.

La spiralede l'intensification

Aussi, l'agriculteur des pays du Sud, qui doitrésoudre l'équation d'une production maxi-male au moindre coût sur des surfaces ara-bles dont l'extension est limitée, a de plusen plus souvent recours à l'utilisation mas-sive de pesticides. Sur un marché mondialestimé, en 1994, à 25 milliards de dollars,soit un volume approximatif de 3,1 millionsde tonnes, 20 % des pesticides sontaujourd'hui utilisés dans les PVD. Les ré-gions d'Asie et du Pacifique représentent laplus grosse part de ce marché avec une crois-sance annuelle moyenne de la consomma-tion en produits phytosanitaires de 5 à 7%.

Dans ces pays, la situation est plus complexequ'en Europe car les systèmes de produc-

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tion très intensifs cohabitent avec des systè-mes très extensifs (cultures vivrières et ma-raîchères). Dans ces différents systèmes deproduction, l'utilisation des intrants agrico-les est variable, les pesticides étant souventutilisés de façon anarchique par les agricul-teurs.

Les PYD sont un marché en pleine crois-sance pour les fabricants de pesticides. Lapolitique commerciale agressive de certainsd'entre eux contribue aussi à leur utilisationsouvent excessive et irrationnelle: on la ré-pète comme une sorte de protection tout ris-que, même en l'absence d'organismes nui-sibles; on reprend constamment les mêmestypes de composés. Cela entraîne de multi-ples problèmes: intoxications, apparitiond'espèces et de souches résistantes, pollu-tion des nappes phréatiques, perturbation deséquilibres écologiques, réduction de labiodiversité, contamination de la chaîne ali-mentaire et présence de résidus dans les den-rées.

La lutte intégrée

Face à une prise de conscience collective re-lative à la durabilité des écosystèmes, et à laprotection de l'environnement, est apparuela notion de production agricole intégrée.C'est la demière étape d'une stratégie visantà l'optimisation, dans des conditions écono-miquement satisfaisante pour l'agriculteur,de chaque élément du polynôme «qualité!quantité 1coût de production 1protection del'environnement».

La production intégrée associe la régulationdes ravageurs et maladies (en anglais:

frof Dr. ir. Bruno SCHIFFERS·

Intregrated Pest Management) à un systèmede fertilisation raisonnée et à une exploita-tion des ressources phytogénétiques appro-priées aux itinéraires techniques proposés.

LïPM privilégie la prévention des infesta-tions par l'utilisation, dans le cadre de la pro-duction locale, de méthodes de lutte autantque possible naturelles, l'emploi de techni-ques culturales adaptées et le recours à lalutte biologique plutôt qu'aux pesticides. Cesdemiers doivent être utilisés de façon sélec-tive, et uniquement si aucune autre solutionn'est disponible ou économiquement viable.

Dans cette nouvelle logique, la recherche deproduits alternatifs compatibles avec les ob-jectifs de l'lPM est primordiale (extraits vé-gétaux, biopesticides tels que les virosesd'insectes (NPV), les bactéries insecticides(le Bt, les endotoxines de Bacillusthuringiensis.) les nématodes prédateurs, leschampignons antagonistes (Trichoderma).

Depuis 1989, trois essais menés sur canne àsucre ont permis de montrer l'efficacité duBeauveria brongniartii contre l' Hop/oche/usmarginalis, ravageur polyphage introduit ac-cidentellement de Madagascar à la Réunion.

La panoplie est diversifiée mais il est diffi-cile de développer ces produits car on ris-que de disséminer des toxines ou des virus.Il est, de plus, ardu des conserver les orga-nismes vivants nécessaires à leur conception.Chaque produit appelle du matériel et desméthodes d'application particuliers. Enoutre, la prolifération de ces biopesticides nepeut s'effectuer que si certaines conditionsabiotiques sont remplies: ainsi, un champi-gnon ne pourra se développer qu'en présenced'une forte humidité, et les virus, particuliè-rement fragilisés par les rayonnements ul-traviolets, peuvent être annihilés rapidementen cas de forte insolation.

Les essais menés avec ce qu'on appelle lespesticides botaniques sont, par contre plusintéressants car leur application ne diffèrepas des méthodes habituelles assimilées parles paysans.

• Chercheur en Chimie analytique etPhytopharmacie à la Faculté universitaire dessciences agronomiques de Gembloux (Belgique).

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Un neem de la plaine côtière du Kenya.Illustrations: «Natural Pesticides from the neem tree» Proceedings of thefirstlnternatioanl Neem Conference, Rottach-Egern. Federal Republic of German.'"16-18 June 1980 - Ed. H. Schmutterer K.R.S. Ascher H. Rembold. GTZ, March1982.

Le neem

Parmi les plantes dont les propriétés insecti-cides sont connues (le pyrèthre, la roténone,la nicotine, la sille, etc.), le neem oumargousier (Azadirachta indica) a sans doutefait l'objet, depuis les premières recherchesmenées en 1972 au Kenya, du plus grandnombre de publications scientifiques. Il estactuellement exploité commercialement enAsie (surtout en Inde) et aux USA.

Plus récemment en Afrique, la sociétéSENCHIM AG (Sénégal) s'est intéressée àses propriétés insecticides, aux effets anti-appétants et dérégulateurs de croissance. Ellea développé une formulation commerciale(NEMIX EC) à base d'azadirachtine (com-posé actif principal du neem).

Arbre originaire d'Asie, où il est considérécomme une plante médicinale importante, leneem, à croissance rapide et très résistant àla sécheresse, s'est largement répandu enAfrique sahélienne où il est apprécié tantpour son bois et pour son huile que pour sesvertus médicales et insecticides. Disponibleen abondance, il représente donc une sourcede matière active valorisable localement.Certaines ONG locales, dont ENDA, ontd'ailleurs développé des programmes de pro-tection des cultures et des produits récoltéspar des pulvérisations régulières d'extraitsde neem.

Largement répandus en Inde, les insectici-des à base de neem sont notamment utiliséspar l'Indian Tabacco Company. Ainsi,KARAPUR AGRO produit une formulationEC (NEEM SURAKSHA) utilisée sur le riz,l'arachide et les manguiers, et une formula-tion EC (PRONEEM) utilisée sur le coton,

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le thé et le café. Autorisé depuis 1985 auxUSA sur des plantes ornementales, les ex-traits de neem y ont été agréés en 1994 surcertaines cultures alimentaires. WR GRACEcommercialise le MARGO SAN 0, leNEEMIX et le BIONEEM; l'ALIGN (deAGRYDINE) est autorisé depuis 1995 surles cultures alimentaires de l'État de New-York.

Outre l'intérêt de l'azadirachtine, présentemajoritairement dans les amandes, les autresproduits du neem (principalement l'huile etles tourteaux) peuvent également être valo-risés ( effet sur les nématodes des tourteauxde neem).

Les effets du neem sur les nématodes du solont été démontrés par diverses expérimen-tations. SENCHIM AG et la Faculté desSciences agronomique de Gembloux(FUSAGx) ont testé l'effet de plusieursamendements à base de carapaces de crusta-cés et de tourteaux de neem au Sénégal.

Limites du neem

Si elle est admise,l'efficacité du neem n'enest pas moins très variable en fonction desnombreux modes connus de préparation desextraits (Ceux-ci sont par ailleurs souventinstables), des méthodes d'application utili-sées (arrosage, incorporation au sol, pulvé-risation, badigeonnage des plantes, ... ) et dela variabilité des usages qu'on lui trouve(protection du coton, des légumes, du niébé,traitement des semences et des pépinières,etc.).

Feuilles et fruist de l'arbre neem.

Il est donc important de valoriser cette planteen produisant une formulation répondant auxmêmes critères de qualité que celles com-munément admises pour les pesticidescommercialisés (notamment les critèrescontenus dans les spécifications de la FAO)et en procédant à des essais comparatifs d' ef-ficacité. Tous les biopesticides doivent êtreutilisés dans un schéma raisonné, de la mêmefaçon que pour les produits chimiques.

Si les résultats du neem sur le coton n'ontpas répondus aux espérances, par contre, lesessais réalisés en cultures maraîchères (chouet pois), au Bénin par le CIRAD et enOuganda par la FUSAGx, sont prometteurs:non seulement l'application de la formula-tion d'extraits de neem prépare parSENCHIM AG permet de contrôler les atta-ques d'insectes ravageurs mais aussi le neemse révèle non toxique à l'égard desparasitoïdes, insectes auxiliaires, bénéfiques,qu'il convient de préserver. L'emploi duneem en cultures maraîchères s'intégreraitdonc parfaitement dans les stratégies de lutteintégrée développées en Afrique et en Asie.

Le neem n'est toutefois pas un «remède mi-racle» ni la panacée universelle que certainsveulent y voir. Comme dans le cas des pesti-cides, son utilisation répétée et inconsidé-rée, même si elle ne présente pas les mêmesdangers d'intoxication ou de contaminationdes consommateurs par la présence de rési-dus, conduira à l'apparition d'espèces résis-tantes ou tolérantes à ses composés actifs.

Le neem pourrait aujourd'hui être menacépar l'extension d'une maladie dont les pre-miers signes ont été observés en 1990 parl'ONG CARE au Niger.

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