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L’enfant autiste et son corps. Paris, septembre 2012. La première chose qui frappe dans la clinique de l’enfant autiste, c’est la façon dont il se présente, la façon d’habiter son corps. Il marche sur la pointe des pieds, il regarde au loin, on ne sait pas trop ce qu’il écoute, il est agité par des mouvements stéréotypés, il peut s’automutiler gravement et s’il accepte un tant soit peu d’entrer en relation avec vous, c’est furtivement quand vous ne vous y attendez pas, ce n’est en tout cas pas en réponse à un appel que vous auriez pu lui lancer. Bref, l’enfant autiste n’utilise pas son corps comme un organe de relation avec l’Autre mais comme une carapace, une forteresse dans laquelle il s’enferme pour se mettre à l’abri. J’ai personnellement longtemps supposé qu’il s’agissait de se mettre à l’abri de toute forme d’altérité, à l’abri de l’autre imaginaire mais aussi de l’Autre en tant que symbolique. Aujourd’hui, je corrigerais cette première supposition car elle ne me parait pas tout à fait juste. Si l’on suit l’hypothèse la plus communément admise par l’ensemble des auteurs à savoir que, sans que l’on sache pourquoi, l’autiste ne dispose pas de la catégorie de l’Autre, alors on ne comprend pas bien qu’il ait besoin de s’en protéger. Il se protège sans doute de quelque chose, c’est le sens même de la position autistique, mais de quoi ? Depuis un certain temps nous pouvons nous référer aux témoignages de certains autistes dits « de haut niveau » ; nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Ces deux dernières années, je me suis penché sur les écrits de Daniel Tammet et de Sean Baron. Ce qui m’a permis de comprendre que chez eux, l’articulation archaïque d’un signifiant à son opposé qui git dans les profondeurs de la langue et qu’il faut oublier pour pouvoir articuler quelque chose de sensé, cette articulation prédomine chez eux et biaise de ce fait leur rapport à l’ordre symbolique. Aujourd’hui, c’est à Donna Williams que je vais me référer car elle décrit très bien la stratégie du repli dans la bulle autistique. Ce que Donna Williams écrit, c’est qu’il lui faut par moment se mettre à l’abri d’un trop plein de sensations, d’émotions, qu’elle ne réussit pas à ressentir comme affects dans son corps. Elle a là-dessus sa propre théorie, je la trouve très pertinente. « Les êtres humains sont composés de trois systèmes raisonnablement intégrés chez les personnes normales : l’intellect, le corps et les émotions. Chez certaines personnes l’un des systèmes est défectueux et rend l’intégration complète impossible. L’arriération mentale, le handicap moteur et l’autisme illustrent, chacun à leur façon le dérèglement de l’ensemble du système. [ …] 1

L’enfant autiste et son corps

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Bernard Nominé

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L’enfant autiste et son corps. Paris, septembre 2012.

La première chose qui frappe dans la clinique de l’enfant autiste, c’est la façon dont il se présente, la façon d’habiter son corps. Il marche sur la pointe des pieds, il regarde au loin, on ne sait pas trop ce qu’il écoute, il est agité par des mouvements stéréotypés, il peut s’automutiler gravement et s’il accepte un tant soit peu d’entrer en relation avec vous, c’est furtivement quand vous ne vous y attendez pas, ce n’est en tout cas pas en réponse à un appel que vous auriez pu lui lancer.

Bref, l’enfant autiste n’utilise pas son corps comme un organe de relation avec l’Autre mais comme une carapace, une forteresse dans laquelle il s’enferme pour se mettre à l’abri. J’ai personnellement longtemps supposé qu’il s’agissait de se mettre à l’abri de toute forme d’altérité, à l’abri de l’autre imaginaire mais aussi de l’Autre en tant que symbolique. Aujourd’hui, je corrigerais cette première supposition car elle ne me parait pas tout à fait juste. Si l’on suit l’hypothèse la plus communément admise par l’ensemble des auteurs à savoir que, sans que l’on sache pourquoi, l’autiste ne dispose pas de la catégorie de l’Autre, alors on ne comprend pas bien qu’il ait besoin de s’en protéger. Il se protège sans doute de quelque chose, c’est le sens même de la position autistique, mais de quoi ?

Depuis un certain temps nous pouvons nous référer aux témoignages de certains autistes dits «  de haut niveau » ; nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Ces deux dernières années, je me suis penché sur les écrits de Daniel Tammet et de Sean Baron. Ce qui m’a permis de comprendre que chez eux, l’articulation archaïque d’un signifiant à son opposé qui git dans les profondeurs de la langue et qu’il faut oublier pour pouvoir articuler quelque chose de sensé, cette articulation prédomine chez eux et biaise de ce fait leur rapport à l’ordre symbolique.

Aujourd’hui, c’est à Donna Williams que je vais me référer car elle décrit très bien la stratégie du repli dans la bulle autistique. Ce que Donna Williams écrit, c’est qu’il lui faut par moment se mettre à l’abri d’un trop plein de sensations, d’émotions, qu’elle ne réussit pas à ressentir comme affects dans son corps. Elle a là-dessus sa propre théorie, je la trouve très pertinente. «  Les êtres humains sont composés de trois systèmes raisonnablement intégrés chez les personnes normales  : l’intellect, le corps et les émotions. Chez certaines personnes l’un des systèmes est défectueux et rend l’intégration complète impossible. L’arriération mentale, le handicap moteur et l’autisme illustrent, chacun à leur façon le dérèglement de l’ensemble du système. [ …]

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Je crois que dans le cas de l’autisme, c’est le mécanisme qui contrôle l’affectivité qui ne fonctionne pas correctement. Le corps n’en est pas affecté. […] Chez les autistes, le thermostat affectif est trop sensible ou, si l’on veut, son seuil de sensibilité est trop bas et l’interrupteur se déclenche trop rapidement. » 1

Donna Williams fait référence aux états de sidération provoqués par des chocs émotionnels intenses chez des personnes normales. Il est vrai que dans des circonstances exceptionnelles, on peut se retrouver sidéré, perdre un instant le sens de la perception des choses, être passagèrement anesthésié, en somme, du fait d’une sensation trop intense pour pouvoir s’inscrire dans le registre du ressenti donc du reconnu. C’est l’état d’hébétude que l’on retrouve dans les grands traumatismes. Dans l’hébétude, le sujet est anesthésié, provisoirement isolé de tout affect. Cet état, l’autiste le fabrique, si l’on en croit Donna Williams, pour fuir un excès de sensations.

«  Fondamentalement, la solution que j’avais trouvée pour réduire la surcharge affective et permettre ainsi ma propre expression consistait à combattre pour et non pas contre la séparation entre mon intellect et mes émotions. »

Selon Donna Williams, Les autistes «  sont des êtres humains secrètement piégés dans une affectivité mutilée. Ce serait une erreur de croire que les autistes ne ressentent rien. En ce qui me concerne, ma raison me dit bien que l’affection et la gentillesse ne me tueront pas  ; cependant ma réaction affective défie cette logique en me signifiant que les émotions les plus douces, les sensations les plus chaleureuses peuvent me tuer, ou du moins me faire souffrir. Quand j’essaye d’ignorer ce message, je rentre dans une sorte d’état de choc où tout ce qui advient me devient incompréhensible ou vide de sens. Cet état entraine un suicide sensoriel où je ne ressens plus rien, ni émotions, ni sentiments, et obéis comme un robot, quand je suis encore capable d’une réaction quelconque. »

Dans un précédent travail j’avais proposé un modèle pour rendre compte du rapport très particulier du sujet autiste à son corps et à l’Autre du discours en m’appuyant sur la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave revisitée par Lacan.

Le maître est le prototype de celui qui maîtrise son corps. Sa position est caractérisée par le fait qu’il a renoncé à la jouissance du corps au profit du pur prestige, c'est-à-dire la jouissance du signifiant-maître. La position de l’esclave est au contraire définie par la jouissance à ceci près, qu’en

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1  Williams  Donna,  Si  on  me  touche  je  n’existe  plus,    Collec9on  j’ai  lu,  édi9on  de  1994,  p.  291-­‐295.

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conséquence, il perd la liberté de son corps. Ce qui unit maître et esclave dans un discours c’est que le corps de l’esclave devient la métaphore de la jouissance du maître. La structure de ce discours qui range les corps repose donc sur ceci que l’un dit à l’autre  : «  ton corps est la métaphore de ma jouissance. »

Mais la position de l’esclave ne serait pas tenable si l’esclave se confondait avec ce que son corps représente pour le maitre. S’il ne confond pas ce corps qu’il a, qui ne lui appartient qu’à moitié et ce qu’il est, c’est qu’un objet l’en sépare, son propre objet de jouissance qui reste hors du cadre de ce qu’il a aliéné au maître. Lacan a souligné la fonction vitale de cet objet «  à la dérive  », «  c'est en fin de compte la jonction la plus sûre - toute partielle qu'elle soit - du sujet avec le corps. »2

A défaut de cet objet qui fait la jonction du sujet avec son corps mais qui est aussi un objet séparateur, le sujet risque d’incarner l’objet de jouissance de l’Autre et d’en subir le ravage. On peut faire l’hypothèse que l’autiste, pris dans une relation de tout ou rien vis-à-vis du langage, ne peut échapper à cette prise totalitaire qu’en maintenant tout son être hors de l’aliénation.

Aujourd’hui, après avoir étudié le témoignage de Donna Williams, je vous propose un abord un peu différent. Les paradoxes de la clinique de l’autisme nous obligent à considérer notre vécu corporel comme le résultat d’un nouage borroméen. Pour avoir un corps et l’habiter sans trop de mal, il faut que ce corps soit une entité imaginaire nouée au symbolique par le réel. Sans le réel, le corps imaginaire pourrait se confondre avec le corps symbolique, ce qui le vouerait à un destin fatal, vu l’idéal mortifère du symbolique. Songez un instant au suicide spectaculaire de Mishima qui réussit, dans un acte hautement symbolique, à sacrifier son corps au mépris du réel de la vie.

Ce que Donna Williams écrit, c’est qu’un excès de sensations, d’émotions, menace le nœud précaire qu’elle arrive à maintenir avec le subterfuge de deux autres entités imaginaires qu’elle a choisies – Carol et Willie – pour la représenter auprès de l’Autre selon les besoins du moment. Si ce pseudo nœud ne tient pas, alors, la sensation envahit Donna et lui fait perdre tout sens et elle n’a d’autre recours que de réduire tout son être dans la consistance imaginaire qui lui sert de carapace.

Pour tenter d’élucider les paradoxes du corps de l’autiste, Henri Rey-Flaud3 nous suggère de relire la métaphore du bloc-notes magique de Freud. L’appareil psychique, tel qu’il nous y est décrit par Freud, comporterait trois

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2  J.  Lacan  ,  la  logique  du  fantasme  7  juin  67

3  Rey-­‐Flaud  Henri,  L’enfant  qui  s’est  arrêté  au  seuil  du  langage,  Aubier  2008.

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niveaux, une couche externe en celluloïd qui sert de pare-stimulus, une couche médiane en papier sur laquelle apparaît l’écriture et une couche profonde, faite de cire, qui concourt à l’apparition du trait sur la couche médiane mais qui en garde aussi la trace quand le trait s’efface. Pour Rey-Flaud, la couche protectrice, pare-stimulus, ferait défaut dans l’autisme, livrant le sujet à un excès de stimuli, comme tels illisibles.

Personnellement, ce qui me frappe dans le modèle proposé par Freud, c’est sa structure ternaire. Pour qu’une perception puisse atteindre la conscience, il faut qu’elle soit associée à une trace mnésique. Le fait de lui donner du sens, de l’inscrire dans une histoire, est déjà, en soi, une façon de parer à l’excès dangereux. On pourrait donc commenter le modèle de Freud, de façon un peu différente, en considérant que, contrairement au bloc-notes magique, dans l’appareil psychique, aucune couche n’est plus importante que l’autre. Trois couches sont nécessaires pour que l’inscription apparaisse et puisse disparaitre. Notez que l’oubli a une fonction importante. Si j’en avais le temps je pourrais vous parler de l’hypermnésie de l’autiste qui est condamné à ne rien pouvoir oublier. Chez lui, ce n’est donc pas seulement la couche protectrice qui ne fonctionne pas, c’est surtout que les trois couches ne se rencontrent dans aucun capiton.

Autrement dit, je vous suggère de considérer la clinique de l’autisme sous l’angle de la chaîne borroméenne impossible. Ca nous permettrait de comprendre un peu mieux ce que nous décrivent les autistes écrivains quant à l’affect et l’émotion. Trop d’affect ou pas d’affect ?

Si nous nous référons à la définition radicale donnée par Lacan : « D’affect il n’y en a qu’un, à savoir, le produit de la prise de l’être parlant dans un discours, en tant que ce discours le détermine comme objet.  »4, alors on peut se dire que l’affect n’est pas cause mais conséquence, c’est le résultat de l’aliénation à l’Autre, une aliénation qui se fait sur le mode du pas tout, du malentendu, bref qui laisse place à quelque chose qui échappe à l’Autre, à ses mots et à ses injonctions. Autrement dit, l’affect signe que c’est un réel qui assure le nœud de l’imaginaire du corps à l’Autre comme corps symbolique.

De manière évidente, c’est ce qui ne fonctionne pas pour le sujet autiste. De ce fait, ce n’est pas dans son corps qu’il est affecté par l’Autre, en tant que c’est par son corps qu’il lui est aliéné, mais c’est tout son être qui est à la merci des signifiants.

Cela rend très problématique le recours à l’éducation. Celui qui veut faire rentrer à tout prix l’autiste dans le discours du maître qui est au principe de

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4  Lacan  .J  :    L’envers  de  la  psychanalyse  p  176.

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l’éducation, celui-là deviendra tôt ou tard un tortionnaire. Les parents d’enfant autiste en ont tous fait l’expérience et en témoignent douloureusement. Mais certains militants passionnés de la méthode ABA semblent méconnaitre cette expérience si l’on en croit leur façon de se défendre face aux plaintes déposées contre eux pour maltraitance.

Cela dit, comment un psychanalyste peut-il se positionner face à un sujet autiste  ? La chose n’est pas simple. D’après mon expérience, je crois que rien n’est possible si l’analyste ne suppose pas qu’il a à faire à un sujet qui a des choses à lui apprendre. Par ailleurs la patience est de mise et l’analyste a tout intérêt à limiter ses prétentions thérapeutiques. La furor sanandi serait particulièrement néfaste.

Pour les deux autistes que j’ai suivis pendant une période très longue j’ai pu mesurer au fil du temps des changements notables au niveau de leur façon d’être.

Le premier d’entre eux présentait un autisme de Kanner très typique ; je l’ai rencontré quand il avait cinq ans. Après m’avoir complètement ignoré, il s’est mis à vouloir se coller à moi. Il faut dire qu’il répondait ainsi, au pied de la lettre, à l’une de mes interprétations. Il m’a fallu opérer une séparation en lui mettant des limites, au départ insupportables, mais qui l’ont progressivement conduit à admettre de percevoir l’absence. Suite à une séance mémorable où j’essayais de maintenir une distance entre son corps et la trace qu’il pouvait laisser sur une surface plane dont il ne voulait pas se décoller, j’ai appris par sa mère qu’un changement notable s’était opéré.

Habituellement, quand elle accompagnait son fils au car qui le conduisait dans son institution, le garçon s’asseyait et regardait par la fenêtre sans aucune émotion. La mère avait très bien compris que son fils regardait la vitre mais ne la voyait pas elle sur le trottoir. Eh bien, suite à cette séance mémorable, la mère m’a rapporté que pour la première fois son fils l’avait regardée par la fenêtre et avait pleuré en la voyant s’éloigner au départ du car. Ce petit détail vous paraitra peut-être insignifiant mais pour moi il avait une grande valeur car tout mon travail avec ce garçon visait à le séparer d’un objet qui l’aveuglait, cet objet dont Lacan nous dit qu’il chute dès l’ouverture des paupières.

Dans le second cas, l’enfant m’a été adressé plus jeune, à l’âge de trois ans, avec un tableau d’autisme moins profond mais avec des bizarreries du comportement très évocatrices qui avaient alerté l’école maternelle. Celui-là parlait mais de façon stéréotypée et assez maniérée. Progressivement il s’est mis à souffrir dans son corps de façon incompréhensible pour la médecine mais lui m’expliquait très bien que c’est le langage qui le faisait souffrir. Ce garçon qui est maintenant un jeune homme continue de venir me voir très

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régulièrement pour me parler de sa difficulté à vivre dans un monde où les signifiants l’agressent quand ils échappent à l’ordonnancement méthodique qu’il essaye d’imposer.

Dans ces deux cas, la cure a été très longue et j’ai été amené à intervenir plusieurs fois dans les institutions qui ont hébergé ces deux patients. Il m’arrive encore d’être consulté à leur sujet et j’y réponds volontiers car je crois pouvoir dire que la qualité de l’accompagnement que ces institutions offrent à ces patients dépend beaucoup de mon propre investissement.

Ainsi s’établit un réseau qui rend la vie possible pour ces patients et rend cette clinique supportable pour ceux qui les accompagnent. La psychanalyse n’est pas pour rien dans ce réseau, elle le fait tenir et c’est à mon sens en cela qu’elle démontre sa pertinence dans l’abord clinique de l’autisme.

Bernard NOMINE.

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