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Lenseignement de Langue Française01

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  • L'ENSEIGNEMENT

    de la

    LANGUE FRANAISE

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    BIBLIOTHQUE DES MAITRES

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    M 07

  • L'ENSEIGNEMENTde la

    LANGUE FRANAISE

    Ce qu'il est Ce qu'il devrait tre

    dans l'Enseignement primaire

    par

    FERDINAND BRUNOTProfesseur d'Histoire de la Langue franaise l'Universit de Paris.

    COURS DE MTHODOLOGIEprofess la Facult des lettres de Paris

    (1908-1909)et recueilli par N. Bony, Inspecteur primaire.

    Librairie Armand ColinParis, 5, rue de Mzires

    1909Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous pays.

  • L'ENSEIGNEMENTDE

    LA LANGUE FRANAISE

    CHAPITRE I

    Les mthodes traditionnelles.Scepticisme justifi des meilleurs matres.

    L'enseignement de la Grammaire est peu enfaveur l'heure actuelle.

    Les instituteurs primaires avouent, peu prs

    universellement, que leurs lves n'y prennent

    aucun intrt. Sans cloute, les enfants tudient

    et rcitent leurs leons, mais machinalement : cesrgles abstraites, encombres d'exceptions et desous-exceptions, ne pntrent pas rellement leur

    esprit; ils font, tant bien que mal, les devoirs crits

    qui accompagnent ces rgles dans leurs livres;

    mais on ne constate gure que cette tude, qui leurcote tant de peine, ait une influence profonde,

    l'f.nseign. de la langue franc. 1

  • 2 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    suil sur leur langage, soit sur leurs rdactions; des

    exercices immdiats d'application la correction nes'tend [tas leur usage quotidien, comme elle le

    devrait.

    Dans renseignement secondaire, bien des pro-fesseurs, que les tudes historiques ont clairs

    sur la valeur relle d'un grand nombre de rgles,se refusent consacrer leurs efforts un enseigne-

    ment qui leur semble ou funeste, ou au moins inu-tile. Ils manifestent mme pour lui devant leurslves, dj assez peu enthousiastes, un scepti-cisme lgant qui n'est que trop justifi.

    Toutefois, si de nombreuses critiques ont tfaites aux manuels en usage, il ne s'agissait jus-qu'ici en gnral que de chicanes de dtail, de

    protestations partielles du bon sens contre despratiques vieillottes ou des rgles saugrenues. Si

    bien que ces reproches ne parvenaient pas

    mouvoir le personnel enseignant, parce qu'ils lais-saient subsister l'ensemble de la doctrine et de la

    mthode. Aujourd'hui, c'est cet ensemble qui estmis, et qui doit tre mis en question.

    Car, si on se dsintresse de l'enseignement

    grammatical, si on le discute, si mme, parendroits, matres et lves l'abandonnent, ce n'est

    pas que personne s'avise de soutenir qu'il soit inu-

    tile de savoir, et de savoir bien le franais. D'autres

  • LES METHODES USUELLES. LEURS DEFAUTS 3

    choses sont contestes : celle-l ne l'est point et ne

    peut pas l'tre.

    Ce que beaucoup se demandent, c'est si l'ensei-gnement de la grammaire, tel qu'il est, meneau butque l'on se propose, et je crois qu'ils ont tout faitraison de s'interroger et de douter, car, s'il y a une

    crise du franais , ce n'est pas qu'on enseignetrop peu de grammaire, c'est qu'on l'enseigne mal.

    Abstractions incomprhensibles, dfinitions pr-tentieuses et nanmoins le plus souvent vides,rgles fausses, numrations indigestes, il n'y aqu' feuilleter quelques pages d'un manuel pourtrouver des spcimens varis de ces fautes contrela raison, la vrit et la pdagogie.

    Hien n'est plus contraire, en etfet, aux principes

    lmentaires de la science de l'ducation que cetappel la mmoire rendu ncessaire par l'tude deformes mises bout bout : Les pronoms person-nels sont : je, me, moi, tu, te, toi, etc.. Lesadjectifs possessifs sont : mon, ton, son, notre,votre, leur... Encore ces kyrielles sont-elles

    courtes, possibles apprendre, possibles rciter :l'lve n'en tire rien; mais, du moins, elles sefont accepter sans trop de peine par la mmoire.Il n'en est pas de mme des interminables tableauxde conjugaisons, de cet ocan de formes o l'enfantse dbat pendant des mois, tour tour cri-

  • 4 l'enseignement de la langue franaise

    vant, copiant, recopiant, rcitant, numrant, sanssavoir quoi sert tout ce matriel immense detemps et de modes aux noms baroques? Bienheu-reux les mcaniques, ceux qui savent parler etcrire sans comprendre! Le royaume du verbe est

    eux!

    Ailleurs, le mal est plus grave : on travaille

    non seulement sans la raison, mais contre elle.

    Comme le pronom s'appelle de ce nom malheu-reux, il faut que partout il remplace un nom. Et le

    pauvre Jean Bonhomme de se demander quel nomje peut bien remplacer, quand il dit : Je m'appelleJean Bonhomme! Or, par un malencontreuxhasard, je est justement le premier des pronoms,celui auquel s'applique tout d'abord la dfinition,

    car ce serait un scandale, n'est-ce pas, de ne pas

    commencer par la premire personne? Voill'enfant tout de suite oriente! Et le chapitre se

    terminera, hlas! sans lui apporter d'claircisse-

    ments. En effet, quelqu'un, ou, sont des pronoms,

    tout comme je, et il est encore une fois tout fait

    impossible de savoir de quel nom personne tient la

    place, quand le matre demande : Y a-t-il quelqu'unau tableau? et que la classe rpond : Non, Mon-

    sieur, personne.

    J'aurai l'occasion de vous montrer plus tard une

    srie de rgles contraires la vrit des faits,

  • LES METHODES USUELLES. LEURS DEFAUTS 5

    impossibles, je ne dis pas comprendre, mais expliquer, quand on les a comprises. Prenons-en

    un seul exemple.

    On enseigne faire accorder le participe passdes verbes pronominaux, comme si ces verbestaient conjugus avec avoir. Pour les acciden-tellement pronominaux la rgle est : Il y aaccord quand le complment direct prcde le par-ticipe. L'enfant doit se demander si le complmentpronominal est un complment direct ou indirect.Ex. : Nous nous sommes attaqus plus fort que

    nous.

    Pour savoir s'il faut une s attaqus, puisque

    s'attaquer n'est pas un verbe essentiellement pro-

    nominal , on considre le complment nous. Voill'enfant oblig d'examiner si nous nous sommes

    attaqus ... correspond : nous avons attaqu nous ... ou bien : nous avons attaqu nous plus

    fort que nous; il a choisir entre deux phrases quin'offrent ni l'une ni l'autre aucun sens.

    Aprs avoir fait cette analyse, un lve intelli-gent ne pourra que reculer, en se disant qu'il se

    trompe, que nous ne peut pas tre complmentdirect, que l'accord ne peut donc pas se faire. Oril ne fallait pas plus que ce raisonnement parfai-tement sage pour faire mal coter une dicte, il y aquelques annes!

  • 6 L ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    Un autre dfaut essentiel de la grammaire cou-rante est d'tre une perptuelle mthode le classi-fication. On ne cherche pas comprendre, ontiquette.

    Chacun sait avec quel soin les noms sont djrpartis en classes. Ce ne sont point seulement les

    noms propres qui sont mis pari les noms com-

    muns quelle erreur, en effet, si le nom Pari-

    sien allait tre pris pour un nom commun!

    mais les concrets sont spars des abstraits, et ilest interdit des politesses d'aller voisiner avec

    la politesse , qui est en compartiment rserv!D'aprs les mmes principes, les adjectifs sont

    diviss en deux espces : qualificatifs et dtermi-nai// s. On oublie seulement que le qualificatif dter-mine trs souvent le nom auquel il se joint, etparfois le dtermine avec autant de prcision quen'importe quel dterminalif. Ex. : La classe

    ouvrire, la rive droite de la Seine.

    Oh! ces classifications grammaticales! Quelsmodles pour les autres sciences! Considrez lesformes des verbes : on y reconnat gnralementquatre types de conjugaisons. Il est vrai qu'uncertain nombre de verbes, comme courir, res-tent en dehors du tableau. Mais la rgle ne s'em-

    barrasse pas pour si peu! On fait deux ali-nas.

  • BEAUTE DES ANALYSES

    1. Courir, ayant l'infinitif en ir, appartient

    la 2 e conjugaison, type : finir. 2. Ce verbe, malgr cela, n'a aucune des

    formes du verbe finir; c'est une exception!

    Quand il s'agit de la nature des verbes , lescloisons se multiplient et s'lvent. Comment mlerun verbe substantif aux verbes attributifs ?

    Que deviendraient les raisonnements mtaphy-siques sur le verbe qui exprime l'tre en soi etl'affirmation de l'tre? Le moyen de confondreverbes d'tat et verbes d'action, alors que les uns

    sont spars des autres par une diffrence de na-turel Diffrence profonde, en e(Tet, puisqu'aussitt

    qu'on met le verbe il tue au passif, il cesse

    d'tre un verbe d'action pour devenir un verbe

    d'tat.

    Cette rage de classification se traduit, du reste,

    en un rsultat visible, indniable. A quoi aboutit etdoit aboutir, suivant les programmes d'examen,l'enseignement grammatical? Essentiellement une dicte et une analyse.

    Laissons la dicte et l'orthographe, nous enreparlerons, mais regardons 1' analyse . En voicides exemples pris aux examens, avec les corrigsemprunts aux journaux spciaux :

    I. Phrase propose l'examen du brevet l-mentaire : Ils dormaient rouls en boule.

  • 8 l'enseignement de la langue franaise

    Analyse : Cette phrase renferme deux proposi-

    tions :

    1 Ils dormaient, proposition principale;

    Sujet : ils,Verbe : taient,

    Attribut : dormant.2 (Ils taient) rouls en boule, proposition prin-

    cipale elliptique ;

    Sujet : ils (sous-entendu),Verbe : taient (sous-entendu),

    Attribut : rouls, complt par : en boule.

    [Courrier cfrs examens du 5 janvier 1908, page 8.)

    Ainsi toutes les propositions renferment un

    attribut : dormaient = taient dormant! Un com-plment du sujet ou du verbe de l'unique proposi-

    tion donne devient une proposition, principale

    aussi, grce l'ingnieux artifice des sous-entendus.

    II. Autre exemple : Une brise, qui venait du

    Rhin, faisait frissonner les arbres au bord de la route.

    Analyse :Cettephrase renfermetrois propositions :

    1 Une brise faisait frissonner les arbres, propo-

    sition principale;

    Sujet : une brise,Verbe : tait,

    Attribut : faisant, complt par : frissonner les

    arbres.

  • BEAUTE DES ANALYSES 9

    2 Qui venait du Rhin, proposition incidenteexplicative

    ;

    Sujet : qui,Verbe : tait,Attribut : venant, complt par : du Rhin.

    3 (Qui taient situs) au bord de la roule, propo-sition incidente explicative, elliptique

    ;

    Sujet : qui (sous-entendu),Verbe : taient (sous-entendu),

    Attribut : situs (sous-entendu), complt par:au bord de la route.

    [Courrier des examens du 15 mars 1908, page 172.)

    Ici, on arrive ce tour de force de dcouvrir une

    proposition, dont tous les termes essentiels sont

    sous-entendus! et faire complter un mot quin'existe pas! sans compter qu'on empche totale-ment l'lve d'apercevoir la vritable fonction ducomplment : au bord de la route! lequel indiquesimplement, et sans l'aide d'aucun sous-entendu,

    o avait lieu l'action nonce.Ces deux exercices sont proposs comme des

    modles, et ils prsentent une sobrit relative dansle vocabulaire. Il y a donc mieux. Voici, en effet,le devoir d'une classe :

    Nous ne trouvions aucun champ oh la main dudiligent laboureur ne ft imprime; les ronces, les

  • 10 L ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    pines, et toutes 1rs plantes qui occupent inutilement

    la terre, sont inconnues dams ce pays.

    Analyse. Cette phrase renferme quatre proposi-

    tions :

    i" Nous ne trouvions aucun champ, proposition

    principale;

    Sujet : nous, simple et incomplexe,Verbe : tions,Attribut : trouvant, simple et complexe, ayant

    pour complments: lne(!), 2 aucun champ.2 oh la main du diligent laboureur ne ft

    imprime, proposition subordonne, relie champ par l'adverbe o;

    Sujet : la main, simple et complexe, avantpour complment : du diligent laboureur.

    Verbe : ft,Attribut : imprime, simple et complexe,

    ayant pour complment ne!3 les ronces, les pines et toutes les plantes sont

    inconnues dans ce pays;

    Sujet : les ronces, les pines, et toutes les plantes,compos et complexe, parce que le dernierterme : toutes les plantes, a pour complmentla proposition incidente : qui occupent inu-

    tilement la terre,

    Verbe : sont.Attribut : inconnues, simple et complexe,

  • BEAUT DES ANALYSES i 1

    ayant pour complment : dans ce pays.4 qui occupent inutilement la terre, proposition

    subordonne incidente, relie plantes parle pronom relatif qui;

    Sujet : qui, simple et incomplexe,Verbe : sont,Attribut : occupant, simple et complexe, ayant

    pour complments : 1 inutilement; 2 la terre.Que dire de ce pathos, o reviennent constam-

    ment : simple, complexe, incomplexe; d'aprs lequel

    ne est un complment, au mme titre que aucunchamp.

    Le mme verbiage se remarquera dans l'analysedite grammaticale . Voici un modle : Ils enle-vrent tout ce qui s\y trouvait.

    Tout, adjectif indfini, masculin singulier,

    dtermine ce (! !),ce, pronom dmonstratif, mis pour : le

    matriel (!) complment direct de enlevrent,qui, pronom relatif, ayant pour antcdent ce,

    3 me personne du singulier, sujet dese trouvait,s, mis pour se, pronom personnel (? !), 3 me per-

    sonne du singulier, complment direct (V.) detrouvait.

    (Courrier des examens de 1908, page 302.)

    Que de beauts! Un mot indfini, qui cependant

  • 12 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    dtermine! un pronom ce, qui, ncessairement,

    remplace un nom sous-entendu! et le pronom de se trouvait , devenu 'personnel, et complment

    direct! Ce matriel, qu'on a imagin, et qui finit

    par se trouver lui-mme!!

    Une immense piti vous saisit en pensant auxcentaines de mille enfants obligs de subir un

    enseignement fait de pareilles aberrations.

    Il tait impossible que des exercices aussi

    bizarres ne fissent pas rflchir quelques institu-

    teurs. Et l'on constate, en effet, mme chez desmatres peu avertis, une dfiance et une hsitation

    croissantes. Beaucoup commencent s'apercevoir

    qu'ils perdent un temps prcieux enseigner des

    subtilits ou de pures visions, et que toute cette

    logomachie dforme l'esprit, loin de le cultiver.Mon premier devoir est d'encourager ces clair-

    voyants, et de leur dire ce que l'enseignement de

    la langue franaise ne doit pas tre. Plus tard, nous

    en viendrons des conseils plus positifs.

    Je rapporterai ici, pour leur donner courage, le

    mot de mon collgue et ami Meillet, professeur deGrammaire compare au Collge de France, undes plus minents linguistes franais contempo-rains. Un jour que je lui avais lu un des chantil-lons d'analyse ci-dessus, il me rsuma son appr-ciation dans ce seul mot : C'est de la dmence !

  • CHAPITRE II

    O l'tat-Providence fait mine d'intervenir. La simplification et l'unification des nomen-clatures.

    En 1906 eut lieu, au Muse pdagogique, Paris,une srie de confrences sur l'enseignement de la

    grammaire ancienne et moderne. L'une d'entreelles avait pour objet les nomenclatures gramma-ticales. M. Sudre, professeur au lyce Montaigne,

    montra avec une grande force qu'il tait ncessaire

    et urgent d'unifier et de simplifier la nomenclature,

    et la runion vota un vu dans ce sens. M. le Rec-teur se laissa convaincre, et chargea une Commis-sion d'tudier la question l .

    La Commission s'est mise bravement l'uvre.Un premier rapport, rdig par M. Maquet, fut

    1. 11 est intressant de constater que pareille entreprise taittente en mme temps Berlin, professeurs et instituteurs souf-frant en Allemagne du mme malaise qu'en France. En Angle-terre, un Comit, qui m'a fait l'honneur de me nommer corres-pondant pour la France, travaille galement en ce moment r-duire et unifier la terminologie.

  • 14 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    transmis l'autorit, qui demanda une rvision dutravail, rvision ncessaire du reste. Aujourd'hui,aprs de laborieuses sances, l'uvre est termine.

    Un rapport, que j'ai fait en collaboration avecM. Maquet, est soumis l'approbation ministrielle.

    Il a paru dans diverses revues, en particulier dans

    le Volume du 13 mars 1909, et dans la Revue uni-

    versitaire Au 15 avril 1909. Tous les instituteurs ont

    donc pu en prendre connaissance. Si le projet peutaboutir et recevoir la sanction du Conseil sup-

    rieur, un trs grand progrs sera fait, et c'est

    pourquoi j'ai donn la Commission tout monconcours, c'est pourquoi aussi je lui ai abandonnbien des thories et des observations qui m'taient

    personnelles, avec autorisation de les faire siennes.

    La nouvelle nomenclature se recommande tousles matres soucieux de progrs. Ses choix sont

    bons, en gnral; ses exclusions mritent tous les

    loges. Les mots prtentieux et inutiles : verbe

    substantif, proposition complexe, incomplexe, directe,

    inverse; les mots vagues, tels que verbe neutre,

    sources d'erreurs quotidiennes, disparaissent. L'in-

    cidente explicative et l'incidente dterminalive vont

    cesser de se disputer les subordonnes.

    Je dirai plus; parmi les mots qui restent, ceux

    qui sont mauvais perdent leur force nocive. Il est

    rappel expressment qu'ils sont des appellations,

  • LA REFORME DES NOMENCLATURES 15

    et non des dfinitions; que pronom, par exemple,

    est une tiquette, et rien de plus, la commissionn'acceptant pas que le pronom soit un mot quiremplace le nom .

    Avec un peu plus de hardiesse, de meilleurs

    rsultats encore eussent t obtenus, mais on nepourra que se fliciter de voir entrer en usage des

    termes tels que temps relatifs ou temps accomplis.

    La proccupation qu'on a eue de distinguer partout

    le sens et la forme, dissipera bien des confusions.

    Pour nommer comme pour observer, la forme est

    plus commode et plus sre. Avec pass simple etpass compos, on est forc de s'entendre. Au con-traire, tant que : je chantai et fai chant s'appe-laient l'un pass dfini, l'autre pass indfini, ni

    matres ni enfants n'avaient grande chance decomprendre, car ces mots sont si obscurs que les

    grammairiens du xvnr", et mme du xvn e sicle, enfaisaient souvent un usage absolument contraire celui qui a t adopt depuis.

    Pour ceux qui s'en tiendront au texte mme,comme un garde-fou, il y aura dj grand avan-tage. De plus aviss liront entre les lignes, et trou-

    veront dans les choix qui ont t faits des indica-

    tions sur ce que doit tre l'enseignement de la gram-

    maire, aussi bien que sur ce qu'il ne doit pas tre.

    Mais il ne faut pas se faire d'illusions sur la

  • 16 l'enseignement de la langue franaise

    porte de cette rforme. L'unification est une bonne

    chose, ncessaire pour ramener l'ordre, cela est

    incontestable; mais elle a de graves inconvnients.

    Il y a des jours o il faut appeler une chose d'unnom, et d'autres o il faut l'appeler d'un autre nom.

    Ainsi, pour caractriser une classe particulire

    de pronoms, on se sert indiffremment du mot

    conjonctif ou du mot relatif. La Commission gardece dernier et condamne le premier, mais les deuxmots disent-ils bien exactement la mme chose?Lorsqu'un pronom, comme il, le, en, y, qui

    tiennent la place d'un mot ou d'une ide exprimeprcdemment, est employ dans une proposition, illa met en relation avec la proposition voisine, il

    peut tre nomm pronom relatif. Mais dans :L'enfant qui pleure;

    Je dsire une maison qui soit saine;Il poussa la chaise qui tomba;Je vois une femme qui passe; le pronom qui

    joue un autre rle. Non seulement il remplaceun nom exprim prcdemment, mais encore iljoue le rle, soit d'une conjonction de coordination,soit d'une conjonction de subordination; c'est doncbien un mot conjonctif, et il serait fcheux qu'on

    ne pt plus le considrer sous cet aspect.

    On hsite souvent entre les appellations de parjticipe passif et de participe passe, appliques des

  • PRENONS GARDE DE TROP UNIFIER 17

    formes verbales comme blm, rjoui, mort, etc.

    La Commission propose d'adopter exclusivementla dnomination de participe pass.Or la forme dont il s'agit peut avoir le sens

    passif, et il est souvent trs important de discerner

    si elle l'a. Ainsi on trouve un cadavre. Est-on en

    prsence d'un homme assassin, c'est--dire quia subi la mort lui donne par un tiers (senspassif), ou d'un homme mort naturellement, qui afini sa vie sans intervention d'un agent tranger

    (sens actif)? De mme, un propritaire trouve audpart de son locataire un carreau cass. Ce car-

    reau s'est-il cass tout seul (sens actif)? a-t-il t

    cass par quelqu'un (sens passif)? toute la ques-

    tion est l. On voit donc que participe passif est lenom qui convient dans certains cas, et que l'on ne

    peut lui en substituer aucun autre. Il n'y a mme,ajouterai-je, que cette forme du participe passif qui

    puisse donner d'une faon claire l'ide du passif

    l'enfant : va-t-il m'tre interdit de prononcer ce

    mot, qui claire toute une question?

    videmment non! Et ce n'est pas ce qu'a pr-tendu la Commission. Elle propose un nom unique,elle n'entend pas exclure les explications qui nces-

    siteront l'usage d'autres mots, sans lesquels on ne

    pourrait faire comprendre les faits. Cet exclusi-visme gnerait renseignement au lieu de le faci-

    l'enseign. de la langue franc. *

  • 18 l'enseignement de la langue franaise

    liter. Il est souhaiter que ceux qui mettront

    notre travail en circulaires usent de la mmeprudence. Que les pronoms relatifs n'aient plusque ce nom, soit! on peut faire ce sacrifice

    l'entente, mais qu'il reste bien convenu que l'on

    pourra expliquer que les uns sont conjonctifs, queles autres ne le sont pas. Une nomenclature n'est

    pas une terminologie.

    Pour la simplification, elle est trs relle; nan-

    moins il ne faudrait pas croire non plus que dsor-mais tout va tre clair, facile, et sans embches.

    La nouvelle nomenclature garde un premier dfaut

    essentiel : elle est faite avec de vieux termes, dont

    la plupart ne valent rien. Nous avons dj parl dupronom, passons au verbe, et regardons les temps.

    Pass dfini, pass indfini disparaissent, mais im-parfait,plus-que-parfait subsistent, et g"'autres aussi.

    Personne n'a song toucher au terme modes,qui a un sens en ce qui concerne l'indicatif, l'imp-

    ratif, etc., mais qui convient fort mal l'infinitif,

    et pas du tout au participe.

    Certains complments continueront s'appeler circonstanciels . La Commission elle-mmeavertit que ce mot n'a aucun sens prcis, et laisse

    entendre que, dans une foule de cas, il n'est pas

    bon. Et, en effet, de trouver un mot qui convnt

    tout ce qu'on met dans ce cadre, il n'y fallait pas

  • IMPOSSIBILIT D'UNE CLASSIFICATION IMMUABLE 19

    songer. On n'et gure pu trouver qu'un numro,comme pour les avenues de New-York.Admettons, du reste, qu'on ne se soit pas impos

    comme rgle d'employer, autant que possible, les

    mots traditionnels; et-on travaill dans du neuf,que des obstacles insurmontables eussent encoreempch de faire une classification vritable : lesfaits ne s'y prtent pas.

    1 Chaque tour, chaque mot a plusieurs fonctions.En histoire naturelle une plante n'est pas, tour

    tour, d'une espce ou d'une autre : une betteraveest, et reste une betterave; supposez toutes sortes

    de varits, elle ne sera jamais un chou.Au contraire, un temps, un mode par exemple

    un futur ou un impratif ne seront jamais ren-ferms dans un rle unique. Il y a des phrases ol'impratif ne commande ou ne demande rien dutout, ainsi : Faites cet homme une concession.11 vous en demande immdiatement une autre. Gela veut dire : Si vous lui faites une conces-

    sion. C'est un suppositif.

    Le futur : Vous vous serez tromp de ligne enregardant l'indicateur n'est nullement relatif au

    futur : il s'agit d'un fait pass !

    Or, toute forme grammaticale a ainsi des fonc-tions varies, souvent multiples. Si le nom qu'on

    lui donne ne signifiait rien, l'inconvnient serait

  • 20 l'enseignemint de la langue franaise

    minime : ainsi subjonctif est un mot excellent, parcequ'il n'a pas de sens pour l'enfant. Si ce nom se

    rapportait la forme exclusivement, trs bien

    encore! Ainsi verbe pronominal est parfait, parce

    qu'il ne prjuge rien quant la fonction, et que je me repens a la forme pronominale, comme je me fatigue .Mais il ne pouvait tre question de refaire la liste

    des termes employer, soit pour ne les rapporter

    plus qu' la forme, soit pour leur ter toute signi-

    fication intrinsque. Qu'et-on pens de ce sacri-lge? Aprs notre travail, il reste donc dans lanomenclature un mlange o l'on a essay demettre autant d'ordre que possible, mais o lematre aura dmler encore, ce qui lui demandera la fois rflexion et connaissances.

    Reprenons notre dernier exemple, celui du verbe

    pronominal. Le verbe se passer est pronominal,

    voil qui va bien. Mais il faudra faire comprendre

    qu'il est tantt rciproque :

    Nous nous jmssons le journal l'un Vautre, tantt rflchi indirect :

    Je me passe maintenant quelques fantaisies,

    que, bien souvent, il n'est ni l'un ni l'autre :

    Je me passe de la richesse.

    (Je me passe a ici la valeur d'un transitif com-

    plment indirect.)

  • UNE FORME, PLUSIEURS FONCTIONS 21

    Le temps se passe.

    (Se passe a la valeur d'un intransitif subjectif). La rivire se passe gu.

    (-Se passe a la valeur d'un passif.)

    Gomment donc, et de quel droit, classer le verbe se passer dans une catgorie, l'appeler rflchi,

    ou rciproque, ou de lui donner un seulement des

    noms auquel il a droit?

    Or, la difficult se reprsente et se reprsentera

    partout. A chaque instant, on rencontre des mots,des formes, qui, une fonction centrale, essen-

    tielle, en ajoutent d'autres.De marque combien de rapports : origine, dpen-

    dance, appartenance, etc. ! Et il y a bien des phrases

    o il n'en marque aucun : il essaie de parler; laville de Paris; j'aime mieux me taire que dedire des sottises.

    Dans quelle catgorie classer Vun Vautre? Dans

    la proposition : ces deux frres s'aident VunVautre , cette locution marque clairement larciprocit, et l'on est amen ranger l'unl'autre dans les pronoms rciproques.

    Mais quand on dit : De ces deux frres, Vuns'est fait boucher, Vautre boulanger , l'ide de

    rciprocit n'existe plus; on aperoit ici un sens

    distributif. Faudra-t-il donc reporter l'un l'autre aux noms distribulifs?

  • l-i l'enseignement de la langue franaise

    Or voici une autre phrase : L'un dit qu'on a

    vu des canaux dans Mars, Vautre prtend qu'ons'est fait illusion.

    Cette fois, on trouve encore un sens distributif :

    mais l'un, l'autre ne renvoient plus des personnesdsignes. Les mettra-t-on aux indfinis?

    La vrit des faits forcerait donc placerl'expression l'un l'autre au moins dans troiscatgories diffrentes! Et ainsi partout. On n'aurapas mis une forme dans un sac qu'il faudra l'entirer pour la mettre dans un deuxime, o ellerisquera de ne pas demeurer longtemps.

    C'est pourquoi toute nomenclature, quelle qu'ellesoit, sera dtestable, si elle est employe tayer des

    dfinitions, ou servir des classements dans les-quels Von s'imaginerapouvoir enfermer les faits.

    2 La mme fonction peut tre remplie par desmots de classes diffrentes.

    Lorsqu'on dit : J'ai vingt, j'ai cent raisons de le

    croire , on marque le nombre des raisons au moyendes mots vingt ou cent, qui peuvent exprimersoit le nombre exact de mes raisons, soit, et c'estle cas ici, un certain nombre de raisons, que jene fixe pas exactement. Mais, essentiellement,

    vingt et cent sont des adjectifs numraux.Si Ton dit : J'ai plusieurs raisons de le croire ,

    on marque encore la quantit au moyen du mot

  • UNE FONCTION, PLUSIEURS FORMES 23

    plusieurs qui n'est pas, proprement parler,

    un adjectif numral, et qui ne marque le nombreque d'une faon indfinie : on fera donc de plu-sieurs un adjectif numral indfini!

    Voici maintenant une expression quivalente : J'ai beaucoup de raisons de le croire ; beaucoup

    est incontestablement un adverbe, mais ici c'est

    un mot marquant le nombre.Est-ce tout? Non. Qu'on se souvienne de toutes

    les autres expressions : J'ai une foule de raisons

    de le croire ; la majorit des gens le pensent, etc.Si l'on exclut ces expressions, et d'autres quiva-

    lentes, du chapitre des mots marquant le nombre,ce chapitre n'est-il pas incomplet et tronqu?

    D'autre part, mettre beaucoup ou bien majo-rit au chapitre des noms de nombre, cela estincompatible avec le systme de classification etde nomenclature par parties du discours . Beau-coup est un adverbe, et majorit un nom. On nepeut rapprocher ces mots, de nature diffrente,

    que si l'on tudie d'ensemble la manire d'expri-mer la quantit. Gela est possible sans doute, nous

    le verrons. Mais c'est de la mthode, et non dela nomenclature. C'est mme une mthode assezoppose la nomenclature.La Commission l'a si bien senti qu'elle a aban-

    donn quelques-uns des termes les plus chers la

  • 24 l'enseignement de la langue franaise

    grammaire usuelle, ainsi dterminatif . En effet,qui dterminera ce mot redoutable : dterminatif:'

    Tout peut tre, l'occasion, dterminatif. L'ad-

    jectif rouge est videmment un adjectif qualifi-catif marquant la couleur; mais, dans la phrase :

    Monte du vin rour/e l'adjectif rou/je dtermine

    le vin choisir, si la cave n'en contient que deux

    espces, du rouge et du blanc.

    On distingue, avec raison, en gnral, le compl-ment dtermint if au. complment d'objet du verbe.Mais supposons qu'un chasseur se voie menac d'unprocs-verbal, parce que le garde forestier le ren-

    contre au moment o il chasse. Pardon, observele chasseur, je chasse la bcasse. En ajoutant lecomplment d'objet direct : la bcasse, le chasseurdtermine ce point son action que, grce cette

    dtermination, le dlit n'existe plus, cette chasse

    spciale tant, ce moment, permise.

    Comparez le sentiment de mon erreur (compl-ment dterminatif) je sens mon erreur (compl-ment d'objet). Le rapport a-t-i! chang? Si je dis : J'espre que vous viendrez , la proposition que

    vous viendrez est un complment d'objet, sansdoute, mais ne dtermine-t-elle pas aussi mon

    espoir?

    Il y a plus, et on pourrait soutenir ce paradoxe

    que parfois l'absence d'un complment donne un

  • NOMENCLATURE ET MTHODE 25

    verbe un sens plus prcis que tous les complmentsqu'on pourrait y joindre. Je vous aime est unedclaration d'amour. Je vous aime beaucoup estl'expression d'une affection beaucoup moins sp-cifie, moins dtermine.Ds lors, faudra-t-il mettre ensemble tout ce qui

    est dterminatif ? Une bonne part des compl-ments y passera, et il se fera cet endroit un tel

    mlange de choses diverses que mieux vaut ne passe servir d'un semblable terme.

    Nous voici arrivs une deuxime conclusion, savoir que: toute nomenclature grammaticale aura

    ce dfaut, peu prs irrmdiable, de sparer sou-

    vent ce qu'il faudrait runir, et que, si elle veut

    runir, elle embrouillera tout. Des mots tels que

    circonstanciel ou dterminatif en sont un

    frappant exemple.

  • CHAPITRE III

    O la mme Providence ne se presse pasd'intervenir. La simplification de l'orthographe.

    Si l'analyse strile et verbale est un mal, encore

    est-ce un mal intermittent : l'orthographe, elle, est

    le flau de tous les jours.Il s'abat sur l'enfant ds les premires leons de

    lecture, quand on lui fait apprendre que eu ou uou n'est qu'un son unique, le mme que e (com-parez : neuf, buf, il : donne le) ; il le poursuitalors qu'il s'en va de l'cole, muni de son C. E. P.,mais sachant dsormais assez crire pour se rendrecompte qu'il se trompe chaque instant.

    L'enfant arrive d'ordinaire en classe joyeux etplein d'entrain : il ne demande pas mieux que d'ap-prendre lire; mais ce qui serait si facile avec uneorthographe raisonnable devient un casse-tte, grce

    aux incohrences de l'orthographe acadmique.Aujourd'hui, l'enfant apprend que la lettre c crit

    le son k : cave, cole; demain, il faut qu'il lui donne

    le son de s ; ceci, cela; aprs-demain, il ne devra

  • l'orthographe et l'enfant 27

    plus lui donner aucun son : broc. Un jour, il trouvele son consonne s crit par une s : savon, soir;

    bientt il le verra crit par deux ss : assur, puis

    par se : scie, ensuite par : faade, par ce : dou-

    cetre, par x : soixante, voire par t : action. Tantt

    le matre lui fera lire gu avec la valeur de g -\- u :

    aigu, tantt il devra se convaincre que le mmegroupe ne fait plus qu'un g : bague, mais qu'ail-

    leurs il reprend un son double : g -j- ib : aiguille.

    Le lundi, ill se prononce i-f- / : ville; le mardi,

    c'est i -|- / mouille : cheville; le mercredi, encore

    du nouveau, c'est / mouille toute seule : paille.

    Quel dbut pour ce pauvre enfant! et quelleaction dltre produit un exercice si dconcertant

    sur une intelligence neuve laquelle, au bout de

    quelques leons, tout apparat incertain, contradic-

    toire, chaotique!

    Sans doute, l'ingniosit des matres s'est appli-

    que attnuer les funestes effets de ces contra-dictions, en ajournant autant que possible lesexceptions les plus criantes, en cartant tant bien

    que mal les bizarreries, et ainsi, grce eux, sersout, malgr les difficults, le problme de l'ap-prentissage de la lecture.

    Mais quel rsultat rel arrive-t-on? C'est lune question laquelle les gens comptents n'osentpas toujours rpondre franchement, de peur de

  • 28 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    rvler une situation affligeante. Sauf d'heureuses

    exceptions, les enfants, lorsqu'ils quittent l'cole

    primaire, n'en ont pas encore fini avec ces diffi-

    cults matrielles de lecture : elles ne leur per-

    mettent pas d'avoir la libert d'esprit ncessaire

    pour s'appliquer tout entiers aux ides que ren-

    ferme le texte, pour y goter un plaisir sans peine :

    ils dchiffrent, ils ne lisent pas, proprement

    parler. En d'autres termes, l'cole n'amne pastous ceux qui la frquentent au point o ils aime-raient la lecture et s'en feraient une habitude pour

    la vie. Ds lors, ils sont presque fatalement con-damns oublier ce qu'ils ont appris en classe; etlorsqu'ils sont obligs de prendre connaissance de

    quelque crit, lorsqu'ils veulent parcourir un

    journal, ils n'en comprennent pas compltementle sens, et corchent la moiti des mots.

    Admettons cependant que l'enfant arrive lireconvenablement; reste savoir crire correctement,

    travail norme, qui absorbe inutilement la meilleurepartie du temps de la scolarit. Un seul exemplepermettra de comprendre pourquoi et comment.

    S'agit-il d'apprendre crire la voyelle nasale

    an? elle est rendue par an, dans pan, (an, van;

    mais d'abord, dans beaucoup d'autres mots, il fautajouter une ou plusieurs lettres nulles dans laprononciation : banc, grand, sang, dans, gant.

  • DEFORMATION DE LA LANGUE PAR L'ORTHOGRAPHE 29

    Ailleurs il faut substituer une m n : camper,

    camp; ou bien faire suivre l'a d'un o : faon, paon.

    De nombreux mots crivent an par en : ventre;par em : membre; par cnt : vent. Et quand l'lvese sera accoutum mettre ent dans les mots oces lettres se prononcent an, il devra apprendre

    les mettre dans des mots o elles se prononcentin : il vient; et mme dans des mots o elles nese prononcent pas du tout : ils lient une gerbe. Bref,

    pour an il y a dix-huit graphies! sans compter Jean

    et Caen. Pour on douze, pour in vingt-trois!

    Afin de vaincre plus rapidement ces difficults etd'autres semblables, les instituteurs imaginent desexpdients qui ne sont pas tous sans danger. Les

    uns, en dictant un texte, font sonner des lettres

    qui ne doivent pas sonner : une bo?i-e a/'-/aire,

    une scul-|)-ture, le respe-c-t, je jet-te-rai; les autresdcoupent en syllabes les mots crire, en mar-quant chacune d'un accent tonique : je (jeu)jou-e-(eu)-rai, de telle sorte que peu peu ilsfaussent la prononciation de leurs lves, et mmela leur : ils font un franais artificiel et barbare,

    qui n'existe pas, et ainsi la ncessit d'enseigner

    l'orthographe les conduit la dformation de lalangue. Pour apprendre bien crire, l'enfant s'ha-

    bitue, l'cole mme, mal parler.D'autre part, cette application constante crire

  • 30 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    sans faute, ce souci exclusif de la forme extrieure,

    fait ngliger tout ce qui devrait tre l'enseignement

    de la langue.

    Voici plus grave encore. Comme le matre nepeut presque jamais rendre raison des rglesorthographiques qu'il enseigne, qu'il ne peut que

    faire constater chaque pas des faits injustifis et

    incohrents, il est oblige d'imposer un tel ensei-

    gnement, d'habituer son lve accepter sans rpu-

    gnance les choses les plus incomprhensibles ou lesplus visiblement absurdes, et cela est abtissant

    et contre-ducatif.

    Or c'est l l'enseignement que beaucoup pren-nent pour l'enseignement de la langue. Ils sont

    excusables sans doute : de plus grands qu'eux tom-

    bent dans la mme confusion. Mais cette confusion,peu grave, si elle ne fait que tromper les lecteurs

    d'un journal, devient dsastreuse quand elle gareexaminateurs et professeurs, et les amne passer ct de leur devoir, se tromper de rle! Profes-

    seurs de langue, ils se rsignent n'tre que des

    matres d'criture!

    A ce mal il y a un remde : c'est que l'tatenseigne une orthographe simplifie et plus ration-

    nelle. La question est l'ordre du jour depuisquelque temps. Malheureusement elle n'est pas

    prs d'tre rsolue. D'abord nul n'a mme propos

  • PROJETS DE REFORME 31

    d'aller jusqu' la rforme profonde, radicale, quisupprimerait pour toujours la question orthogra-phique, en ne gardant qu'un signe pour un son,

    qu'un son pour un signe. La science seule vraisem-

    blablement aura cette audace. Quand, au tlphoneet au tlgraphe, elle ajoutera le tlphonographe,instrument indispensable, dans lequel on parlera, et

    qui des centaines de kilomtres, avec ou sans fil,

    crira la voix, s'il l'crit comme le tlgraphe, il

    n'y aura plus de question : il faudra ou lire ce qu'il

    crira, c'est--dire les sons et rien que les sons, ou

    se passer d'un instrument qui rendra ailleurs d'im-

    menses services. La chimre de l'orthographe pho-ntique sera devenue une ralit, d'usage quotidien.

    La premire Commission nomme par le Ministre,au nom de laquelle M. P. Meyer a fait un rapport,

    ne proposait qu'un assez petit nombre de rformes;le projet a t considr comme subversif.Une deuxime Commission, charge de prparer

    un arrt dulcor, succda la premire. Elle se

    contenta de demander quelques changements, lesplus universellement reconnus ncessaires. C'tait

    encore trop! Le Ministre a couvert de fleurs notre

    uvre, et a dclar, peut-tre sans avoir lu mon

    rapport, ce serait son excuse, qu'il ne voulait

    point mettre en discussion un pareil bouleversement.

    En ralit, l'Administration a recul devant un

  • 32 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    prtendu mouvement d'opinion. Ce mouvement]plus apparent que rel, a t cr d'abord par les

    gens qui ont l'horreur de tout changement, ensuite

    par d'autres qui professent hautement que l'ortho-J

    graphe doit servir empcher l'instruction primairede se dvelopper dans certains sens. Pendant qu'ilsapprennent crire, les enfants, pense-t-on, ne font

    ni histoire, ni morale, ni autres choses dangereuses.

    Ma pense n'est pas que le Gouvernement par-tage cette faon de voir. Il a d'abord t effray par

    l'opposition d'un certain nombre de gens de lettres,qui ont confondu langue et orthographe, et qui pr-tendent que toucher l'une, c'est bouleverser

    l'autre. Suivant le mot de l'un d'entre eux : Ortho-

    graphe sans h fait grincer l'il . Cette charmante

    nouveaut d'expression : Un il qui grince , neporte pas atteinte la langue, elle est permise.

    Mais retrancher h ortho, comme cela a t faitmille fois, dans une foule de textes classiques,

    voil le crime contre la beaut et l'esthtique!

    Les libraires et imprimeurs ont fait d'autres objec-tions, beaucoup plus graves, et qui seraient tout fait justes, s'il s'agissait de modifier l'usage du jourau lendemain, et non pas d'enseigner l'orthographe

    nouvelle aux seuls enfants, c'est--dire en donnantquinze ans au moins la librairie pour couler lesstocks et prendre de nouvelles habitudes.

  • L'ADMINISTRATION NE COMPREND PAS 33

    Mais si dans ce dbat, le Ministre n'a point mani-

    fest d'opinion, c'est surtout qu'il n'en avait pas; il

    n'a pas compris l'intrt de la rforme pour l'colepopulaire. Peut-treaccordera-t-il aux vux rpts

    du Conseil suprieur des changements anodinsqu'il a fait, cette fois, prparer dans le secret de

    ses bureaux. Ce sera, si la tnacit du Conseil finit

    par triompher, un diminutif des modifications

    proposes jadis par le Recteur Grard l'Aca-dmie, c'est--dire une simili-rforme, destine

    faire taire ceux qui rclament, non gurir le mal

    dont nous venons de parler. Les pdagogues n'ontaucune amlioration srieuse attendre, pour le

    moment, de ce ct, surtout si les simplifications

    ne sont que tolres, comme les simplifications de

    l'arrt de 1901. Les matres, n'tant pas srs que

    les tolrances sont relles, n'oseront pas s'en ser-

    vir. Ce ne sera qu'une apparence.

    Y a-t-il quelque autre moyen de diminuer lemal? On en a dj timidement essay un. Depuis1901, on a ajout l'preuve de la dicte d'ortho-graphe donne l'examen du brevet lmentairedes questions (cinq au maximum), relatives l'in-telligence du texte (dfinition du sens d'un mot,

    d'une expression ou d'une phrase, analyse d'un

    mot ou d'une proposition). Cette deuxime partiede l'preuve, qui doit tre compensatoire, est cote

    l'enseign. de la langue franc. '

  • 34 L'ENSEIGNEMKNT DE LA LANGUE FRANAISE

    de 10, comme la dicte elle-mme. Une rformesemblable a t opre en 1903 l'examen du

    certificat d'tudes primaires lmentaires. C'est

    un progrs, un grand progrs!

    Mais, jusqu' prsent, la note relative aux ques-tions d'intelligence reste le plus souvent trs basse,

    car les candidats et leurs matres continuent ne

    pas compter sur ces points-l, ils travaillent avoir

    une bonne preuve d'orthographe, qui assure larussite l'examen. La rforme n'a pas produit lesbienfaits qu'on pouvait en attendre.

    Aussi a-t-on demand de diminuer encore lecoefficient de l'orthographe l'examen, et de

    rduire dans les classes le temps qui est consacr l'enseigner. Mais cela est plus facile proposer

    qu' raliser. Supposons que le matre ne soit plus

    jug sur la dicte de ses lves, supposons qu'il luisoit prescrit de diminuer les heures attribues l'tude spciale de l'orthographe. Admettons qu'onsoit d'accord pour ngliger, dans tous les devoirs

    crits, la correction matrielle, qu'il s'agisse d'unej

    rdaction ou d'une composition d'histoire. Yoil ungrand bienfait, sans doute; dsormais on ne perdraplus remettre des lettres inutiles le temps qui doit

    tre consacr des enseignements de fond. Maisjusqu'o est-on dcid aller dans cette voie?Quelques-uns ont demand la suppression de la

  • l'orthographe peut-elle tre libre? 35

    dicte d'orthographe aux divers examens. Actuelle-

    la dicte est l'preuve fondamentale de tous les

    examens lmentaires, la mesure commune

    laquelle tous les Franais et Franaises sont toiss,

    pess et jugs, aprs quoi des hommes comptentsprononcent si les candidats peuvent devenir lves-

    jardiniers, ou sages-femmes, ou employs demagasin! Demander la suppression de la dicte,c'est demander la Rvolution. Nous n'en sommespas l!

    Accordons tout de mme qu'on parvienne l'ob-tenir. Il y aura, malgr tout, des preuves critesdans les examens. Est-on dispos laissera l'lve

    la libert d'orthographier (si j'ose encore me ser-vir de ce mot) les mots son gr? Quel gchis!

    Sans indications prcises, sans guide qui leur

    dise comment distinguer, l'instituteur et l'lveauront voir par eux-mmes ce qu'il faut rejeterde l'orthographe actuelle et ce qu'il faut en con-

    server. Un village fera sa faon, le village voisin la sienne. Nous voil retourns la barbarie dont

    il a fallu des sicles d'efforts pour sortir, et qui

    empchait les mieux disposs d'employer le franaisdans leurs crits. 11 faut ignorer les lments mmesde l'histoire de notre langue pour mettre de sem-

    blables propositions.

    Et qu'espre-t-on, du reste, que produirait cette

  • 3G L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    anarchie? Une simplification? Est-ce certain? Est-il

    bien sr que Ton crira tablau comme tuyau, joyau,et non pas l'inverse? L'exprience montre que

    les personnes qui n'ont pas appris fond l'ortho-

    graphe ne retiennent qu'une chose : c'est qu'il faut

    charger les mots de lettres inutiles, et elles se font

    une orthographe plus complique encore que cellequi est en usage.

    Ajoutons que dans l'intervalle, pendant que cettelibert devrait faire son uvre merveilleuse, peu

    de gens accepteraient ce ddain, subitement recom-

    mand, de toute rgle orthographique. Il y auraitdes coles qui continueraient enseigner avec soin

    l'orthographe, en vue d'obtenir pour leurs lves

    les emplois du commerce ou de l'industrie. Car, du

    moment qu'une orthographe correcte continueraitd'exister, mme si l'Etat cessait d'en exiger la con-naissance aux examens, toute une catgorie de

    personnes persisteraient, ou pourraient persister

    vouloir qu'on la respecte dans leurs affaires. Peut-

    tre mme dans un certain monde l'estimerait-ondavantage, parce qu'elle ne serait plus la chose de

    tous; on verrait se former dans la socit une

    classe part, Varistocratie de Vorthographe . Il

    se constituerait un mandarinat! Ce n'est pas laceque peut se proposer une dmocratie comme lantre.

  • ENSEIGNER LA LANGUE, NON L'ORTHOGRAPHE 37

    Il ne faut donc pas nous leurrer. Tant que l'ortho-

    graphe officielle n'aura pas t rforme et seull'Etat, qui a la garde des grands intrts communs,

    peut entreprendre cette rforme, comme il l'a fait

    dans les pays trangers : Allemagne, Brsil, Nor-

    vge, Serbie lves et matres porteront le far-

    deau. On prtendra le leur allger. Quelquesmaigres tolrances n'empcheront pas tout l'ensei-gnement de ptir, celui de la langue d'abord, parceque le prjug restera q^i enseigner Vorthographe,cest enseigner la langue, ce qui est la pire des

    erreurs !

  • CIIAPITHE IV

    Les origines du mal. Comment nous avonspay cher le mot du XVIII' sicle : Les Franaissont les grammairiens de l'Europe .

    Nous avons hrit de l'antiquit et du moyenge cette ide que les langues s'enseignaient tho-

    riquement par rgles et par chapitres, en rcitantdes formules et des exemples.

    Comment les premiers auteurs de grammairesfranaises se seraient-ils dfaits de ce prjug, alorsqu'ils ne croyaient pas pouvoir mieux faire qued'introduire, de gr ou de force, la langue vulgaire

    dans les cadres de la grammaire latine? Il leurfallut un sicle dj pour oser seulement s'aperce-voir qu' une langue nouvelle certaines thories

    anciennes ne pouvaient en aucune faon s'appliquer.

    Mais, somme toute, autour de 1650, aprs Vau-gelas, un grand progrs tait fait : la rgle dufranais se fondait sur Cusage, un usage troit,

    observ dans les seuls salons de Paris, mais enfinqui tait tout de mme l'usage de quelques-uns.

  • ORIGINE DES METHODES USUELLES 39

    Bientt une erreur grave s'accrditait. Aristote

    et l'cole stocienne avaient dj profess que lestudes de grammaire taient en corrlation troiteavec les tudes de logique. Et ds le xvi e sicle, un

    des plus grands savants de la Renaissance, Scaliger,

    appliquait ces ides, en tudiant les causes de la

    langue latine (1540). Le jsuite Sanchez, esprit siouvert d'ailleurs, avait compos une Grammairephilosophique. L'ide s'affirma, elle prit corps dans

    le clbre livre de Port-Royal, qu'Arnauid et Lan-

    celot donnrent sous le nom de Grammaire gn-rale et raisonne (1660).

    Sans rien innover quant aux rgles de l'usage,

    qu'ils acceptaient docilement de Vaugelas, les deuxauteurs prtendirent justifier ces rgles par des

    considrations logiques. Art de penser, art de

    parler, ces deux choses furent associes troite-ment, comme les deux faces d'une tude com-mune! Grammaire et Logique furent dfinitivementproclames surs !Un sicle tel que le xvm e

    ,tout pris de raison,

    ne pouvait pas manquer d'embrasser pareille doc-trine. La Grammaire de Port-Royal, rdite,augmente, commente, devint un modle et unexemple. Dumarsais, dans ses articles de YEncy-clopdie, Beauze, dans sa Grammaire gnrale,Restaut, VVailly, Diderot, Turgot, d'Holbach, avec

  • 4 l'enseignement de la langue franaise

    des systmes diffrents, sont anims du mmeesprit. Analyser les faits, les fonder en raison,

    parfois directement, parfois en les rapportant une

    langue idale, construite de toules pices, d'aprs

    les rgles et les besoins de l'esprit humain, voil

    quoi ils s'attachent, et non observer les faits

    eux-mmes, tels que la vie de la langue les pr-

    sente.

    Condillac a bien quelques vues un peu diffrentes.

    Dans ses livres abondent les ides justes; il n'est

    point esclave de la nomenclature : il fera, par

    exemple, sur la dnomination des temps du verbe

    des critiques trs judicieuses. Nanmoins, plus quepersonne, il considre la grammaire comme une

    partie de l'art de penser; mieux que cela, elle est ses yeux l'instrument qui fait la science. N'est-elle

    pas de lui cette dfinition clbre : Une science est

    une langue bien faite ?

    Dans ces conditions, on imagine facilement que

    rien ne cote ces crateurs de systmes pour

    arranger, expliquer, justifier. Si dans : J'ai

    habill mes troupes , le mot habill est invariable,

    c'est qu'il est un nom abstrait et mtaphysique (!?),pris dans un sens actif, comme honte dans : J'ai

    honte , tandis que ai n'est pas un auxiliaire, mais

    une forme du verbe employe dans cette phrase parpatachrse (! ?) Au contraire, dans les troupes sont

  • LA GRAMMAIRE GNRALE 41

    ;habilles on a affaire un pur adjectif (Dumarsais :Encyclopdie, au mot Auxiliaire; comp. : Condillac,

    Grammaire, 329).Et c'est de l que date la funeste habitude de

    chercher partout des propositions, et, au besoin,

    pour en inventer, d'imaginer des termes sous-

    entendus, qu'on restitue, grce auxquels on redonne

    aux formes du langage leur aspect rgulier .

    Les gens de la Rvolution franaise taient pn-

    trs de cet esprit de la Grammaire gnrale. Danschaque Ecole centrale, on cra une chaire o laGrammaire gnrale serait enseigne. L'idologietait la philosophie du temps. De plus en plus, ces

    spculations et ces rveries prennent la place des

    recherches vritables, la grammaire philosophiquese perd dans les nues.

    Un seul exemple. Je ie prends Domergue, quidonne {Gr., p. 77) comme modle d'analyse du verssuivant :

    Hlas! petits moutons, que vous tes heureux!(Mme Desiioulires.)

    l'trange dcomposition que voici :l'

    e proposition : Hlas/ mis pour : je suis malheu-reux;

    2me proposition : ,Tadmire ceci, proposition sous-entendue;

  • 42 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    3me proposition : Vous, petits moutons, tes heureux

    un liant degr.

    Naturellement, chacune de ces propositions con-

    tient les trois termes essentiels, appels en la cir-

    constance : judicant (sujet), judicateur (verbe),judicat (attribut). Voil comment L'esprit d'ana-lyse est pouss jusqu'au dlire par Domergue, quitait cependant un sage, si on le compare certains

    contemporains. Et, ce qui est presque touchant,

    force de navet, c'est que ces analyses del pense

    lui paraissent la condition ncessaire de toutejouis-sance esthtique! Ce n'est que parce que des versi

    se plient rgulirement cette dcomposition qu'ilsdoivent tre trouvs beaux, et qu'ils peuvent pro-

    curer un plaisir dlicat !

    Mme la Grammaire compare, qui nat alors, etqui devait prendre un si bel essor scientifique,

    ne dgote pas des ides rgnantes les thori-

    ciens : on en a la preuve par l'influence que ces

    ides exercent sur l'un des plus grands savants

    de l'poque, Sylvestre de Sacy, qui savait l'alle-

    mand, l'anglais, l'italien, l'espagnol, les languesclassiques, les langues smitiques, et qui fut

    le fondateur de l'tude des langues asiatiques en

    France.

    Ce linguiste a crit pour son fils des Principes de

    Grammaire gnrale mis la porte des enfants\

  • NOL ET CHAPSAL 43

    ouvrage admirable de simplicit, et souvent de

    justesse. Mais, pas plus que ses devanciers, de Sacy

    n'a su chapper l'analyse artificielle qui fait de je joue l'quivalent de je suis jouant , ouqui accumule les distinctions subtiles, et suppose des

    termes non exprims. Lui aussi entend qu'un terme

    soit rigoureusement qualifi de complexe ou ftincom-plexe; lui aussi veut qu'on distingue le sujet simpledu sujet compos. Lui aussi explique que le sujetest simple, malgr le pluriel du verbe, dans : Vamour de la vertu et la haine du vice sont ins-parables .

    Par les ravages que la Grammaire gnrale avaitfaits sur ce grand esprit, on peut juger de ce quefut son influence sur de simples metteurs en uvre,

    par exemple sur MM. Nol et Chapsal (1824), lesauteurs d'une Grammaire kipeu prs universellementadopte pendant un demi-sicle, et qui a t, en faitde langue franaise, la Bible de plusieurs gnra-tions d'coliers. Dans leur prface, les auteurs

    annoncent hautement leur intention de ramener lesprincipes de la grammaire franaise ceux de lagrammaire gnrale. Dans un ouvrage de formatmodeste, et, certains gards, fort bien fait, ils ont

    introduit toutes les thories alors courantes, toutes

    les fantaisies d'analyse auxquelles ces thories

    conduisent : un seul verbe exprime l'affirmation,

  • 44 L'ENSEIGNEMENT DE LA LAiNGUE FRANAISE

    c'est tre; tout autre verbe renferme en lui le verbe

    tre; toute proposition doit tre ramene troistermes, en sous-entendant ceux qu'il faut, et, au

    besoin, en les sous-entendant tous. Dans ils sont

    tels que nous entendez : tels que nous sommes tels.

    Dans fi je suis dans Verreur, supplez tomb; etc.Les interjections mmes se plient cette dcom-position : ah! s'analyse par : je suis tonn ; hlas! devient : je suis fch .

    C'est surtout par la Grammaire de Nol et Chapsalque les mauvaises habitudes ont pntr dansl'cole, puis dans les examens, o elles svissentencore. Est-il ncessaire de les conserver? Font-

    elles, elles aussi, comme les aberrations orthogra-

    phiques, partie de la tradition nationale?

  • CHAPITRE V

    Divorce ncessaire. La grammaire ennemiede la logique. La logique ennemie de la gram-maire.

    Il arrive que grammaire et logique sont d'ac-cord : ainsi un- changement de sens entrane unchangement de mode, rien de mieux que d'enmontrer les raisons. Voici le verbe tre dans une

    proposition dpendant d'un verbe exprimant la cer-titude, il sera l'indicatif : j'affirme que celaest . Mettez-le la suite d'un verbe exprimant lavolont : je veux que cela soit , il passera aumode de l'incertitude, au subjonctif. Fort bien.Nous ferions la mme constatation dans ces deuxphrases : je cherche un porte-monnaie qui estgar , et : je cherche un porte-monnaie quitienne dans ma poche de gilet . Mais il ne faut passe flatter de suivre bien loin cette correspondance.

    Il y aurait trop de cas o la grammaire feraittort la logique : un syllogisme peut tre construit

    rgulirement en ce qui concerne la grammaire,

  • 46 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FKANAISE

    les or et les donc y sont leur place, et il est, en-

    logique, parfaitement faux ou grotesque. Ailleurs,

    au contraire, deux propositions se succderontsans lien marqu dans leur forme : ils s'aimaienils se sont maris. La grammaire usuelle ne voitl que deux propositions indpendantes qui se sui-

    vent; cependant la premire proposition exprimela cause du mariage : il y a entre ces deux idesune liaison logique trs forte, un rapport de cause

    effet, que rien ne marque extrieurement.

    Il se fait trop facilement un sophisme dangereux :,deux vnements se suivent, on en conclut que lepremier est la cause du second. C'est enseigner lesrgles les plus lmentaires de la logique que deprmunir l'enfant contre cette erreur. Or, la langueexpose constamment la commettre.

    Dans la phrase : Mon cousin se plaisait Bagneux, il y a bti une maison , la premireproposition indique bien la cause du fait rapport

    dans la seconde.

    Mais je change, et je dis : Mon cousin habitaitd'abord au n 26, il a aujourd'hui une maison. Avec une construction identique la prcdente,

    la deuxime phrase nonce simplement deux faits.Comparez : Ds qu\\ est veill, il se lve ,

    : Ds que vous acceptez, je ne dis plus rien.

    Dans le premier cas, ds que marque le temps ;

  • LOGIQUE ET GRAMMAIRE 47

    dans le second, il annonce la cause du fait exprimpar la proposition principale.

    On voit dj, par ces exemples, que souvent lesformes du langage ne distinguent pas des rapports

    qu'il est absolument ncessaire de diffrencier en

    logique.

    De mme, entre l'affirmation la plus formelle etune question, il n'y aura parfois que la diffrence

    d'une intonation : Eh bien! pre Franois, larcolte est bonne.

    Laissez tomber la voix sur le mot bonne, vous

    constatez; levez-la du commencement la fin de

    la phrase, Arous vous informez.

    S'agit-il de garder aux faits et aux ides leur

    importance relative? La phrase qui renferme plu-

    sieurs propositions relies entre elles, va en pr-

    senter une, qui sera nomme parla grammaire pro-position principale. Mais il s'en faut bien que cette

    proposition soit toujours la principale en logique.Quand La Fontaine crit :

    La grenouille s'enfla si bien qu'elle creva ,

    c'est le fait dernier, le rsultat dfinitif qu'il veut

    mettre en relief, c'est la mort de l'animal qui est

    l'essentiel, et cependant elle est annonce dans laproposition subordonne.

    Autre exemple. Il est question d'lectricit.

  • 48 L ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    Quelqu'un rapporte : On dit qu'on a trouv unaccumulateur lger . Est-ce vraiment on dit

    qui renferme le fait important? Et le sens ne serait-il

    pas le mme, si la phrase tait celle-ci : On Itrouv, ce qu'on dit, dit-on, un accumulateur

    lger ?

    C'est surtout propos du verbe qu'on parle

    logique. On enseigne que les modes marquent desnuances de la pense. C'est vrai en gros. Nan-moins il faut y regarder d'un peu prs. Je saisqu'il est guri aftrme la certitude, le mode indi-catif est ncessaire dans la subordonne. Cela estjuste. Mais je suppose qu'il est guri n'exprimeplus une certitude; et cependant on garde l'indicatif.

    Inversement : je doute fort qu'il vienne a unsubjonctif vienne, qui s'explique par le sens duverbe de la principale : il y a doute. Toutefois dans

    je ne doute jjcis qu'il ne vienne pourquoi encore

    le subjonctif, puisqu'il y a maintenant assurance?C'est que, comme souvent, la forme l'emporte sur

    le sens, et cela est commun dans toutes les langues.

    On objectera qu'en faisant remarquer tout celaaux lves on leur enseignerait la logique. Relle-

    ment, n'y a-t-il pas des moyens plus srs et plus

    directs de leur donner cet enseignement?

    Si la grammaire est une cole mdiocre delogique, la logique est une trs mauvaise matresse

  • LOGIQUE ET GRAMMAIRE 49

    de grammaire. Dj on a reconnu au passage, parmiles erreurs des logiciens de la Grammaire gnrale,quelques thories encore accrdites. On pourraiten citer bien d'autres. Et cependant, la langue fran-

    aise a profit des efforts que l'on a multiplis pour

    en faire la langue de la raison . Le renom uni-

    versel dont elle a joui au xvm c sicle tient, engrande partie, sa probit impeccable, sa nettet

    rigoureuse, la puissance qu'elle avait acquise

    d'exprimer sans dfaillance les moindres nuances

    de la pense abstraite. Ce sont l d'inapprcia-

    Mes avantages, auxquels personne ne songe

    renoncer.

    Je ne voudrais pas non plus tre injuste, et faire

    porter la logique plus de responsabilits qu'elle

    n'en a. Elle ne rgnait pas encore que la manie desubtiliser rgnait dj.

    Les rgles de l'accord de tout, avec leurs excep-

    tions et sous-exceptions, la grande thorie qui

    impose de considrer la fonction adverbiale du motdans le cas A, l'oreille et l'usage dans le cas B, est

    de Vaugelas. Vingt autres dcisions arbitraires

    avaient t prises avant lui, particulirement sur

    l'accord du participe. Seulement, un mal ancien lalogique est venue en ajouter un autre. Et si notregrammaire d'usage est pleine de piges, un peu parla faute de ceux qui l'ont faite, la logique en a sin-

    l'enseign. de la langue franc. *

  • 50 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    gulirement augment les difficults par les dfini-tions inutiles et fausses, par les raisonnements

    errons, les thories sans fondement.

    C'est elle qui a mis au sommet de toutes cesabstractions la proposition, trinit souveraine, qui

    est partout, quoiqu'invisible, et qu'il est souvent

    aussi impossible de reconstituer que de dfinir,

    car on ne peut expliquer, sans rire, que Venez!

    a un sujet, un verbe, un attribut, et que ce seul

    impratif est l'expression d'un jugement!C'est encore la proccupation de la logique qui a

    conduit le livre de grammaire ne contenir qu'edes dfinitions et des rgles abstraites, dont on a

    retir tout ce qui tait vivant.

    A cette erreur fondamentale combien d'autres serattachent! Ici ce sont les thories sur la construc-

    tion directe, qui font considrer comme des irrgu-

    larits des tours aussi vieux que la langue : Apeine tait-il arriv. Ce sont ailleurs des consid-

    rations et des raisonnements sans fin, pour rendre I

    compte des phrases impersonnelles avec leur sujet

    qui n'en est pas un; des dissertations sur les raisons

    profondes qui doivent dcider si l'on dira : des |hommes en habit ou en habits, et si des coupe-cir- |cuit doivent avoir une autre orthographe que des

    coupe-cigare, ce qui serait illogique , au cas o ilun mme appareil servirait couper plusieurs cir- Il

  • LA LANGUE EST UN FAIT SOCIAL 51

    (cuits. Il sufft d'ouvrir un chapitre de syntaxe pour

    trouver des exemples de cette manie raisonnante,

    qui a fait tort non seulement l'enseignement de

    lia langue, mais encore la langue mme. Depuisle temps o tes pre et mre tait une expressioncondamne comme formant une union illogiquede pluriel et de singulier, jusqu' hier, o l'onrprouvait : me causer , malgr l'autorit de;Corneille, de Rousseau, de vingt autres, et l'ana-

    logie de me parler, que d'ergoteries inutiles, que

    Ide dcisions arbitraires, dont souvent notre franais

    Ua pti !

    Or, toutes les tudes modernes de linguistiquebositive et scientifique ont dtruit pour toujours lesllexplications fondes sur la logique. La langue est

    iun fait social ; comme tous les phnomnes sociaux,[lelle est le produit du pass. On peut se borner enconnatre l'tat prsent par l'usage quotidien. Si

    il'on veut savoir pourquoi elle est ce qu'elle est,

    c'est au pass qu'il faut en demander l'explication.Ipn y voit que les transformations spontanes des

    [sons, la substitution inconsciente des formes les

    Lunes aux autres, et, certaines poques, les dci-

    dions arbitraires des grammairiens, des crivains,Ivoire des gens du monde, ont eu une influence||incomparablement plus forte que le raisonnementlet la rflexion dans la constitution de notre langue.

  • 52 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    La langue n'est pas une cration voulue et rrll-

    chie : la Grammaire n'est pas une forme de la

    Logique, c'est une science d'observation, qui doit

    tre faite ^inductions et non de dductions.

  • CHAPITRE VI

    iL'cole doit enseigner le franais, non la gram-

    maire. Qu'est-ce qu'enseigner le franais?

    Pour remettre l'enseignement de la langue fran-

    aise dans savoie, il faut, comme on le fait propos

    de tout autre enseignement qu'on veut introduire

    ou conserver dans les programmes des coles pri-

    maires, se demander d'abord : Est-il ulile la viepratique? Est-il ducatif? Comment sera-t-il leplus utile? Comment sera-t-il le plus ducatif?

    Il est vident que non seulement l'acquisition

    de la langue est un des modes de la formation del'esprit, mais qu'elle en est la condition ncessaire.

    Je me rserve de montrer plus loin quels profits de

    toute sorte on peut tirer de cette tude, si on a soin

    ide ne pas sparer les phrases et les mots des ides

    dont ils ne sont que les signes. Pour le moment, jevoudrais m'en tenir l'objet propre et direct de cetenseignement. Que veut-on? Que doit-on vouloir?Faire des grammairiens? Nullement.La grammaire ne doit pas tre enseigne pour

  • 54 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    elle-mme. L'enfanl vienl l'cole primaire pour

    apprendre la langue. A. certains degrs, dans les

    lyces et collges, par exemple, on peut se

    demander s'il n'est pas utile d'acqurir des notionsgrammaticales pins approfondies, qui serviront de

    base de comparaison pour l'tude d'autres languesenseignes dans ces tablissements. Mais, l'cole

    primaire, les notions indispensables peuvent tre

    singulirement rduites. Sans doute, on ne saurait

    se passer de savoir ce que c'est que le singulier, le

    pluriel, le fminin, l'actif, le passif, etc., parce

    que ce sont l des connaissances dont on aura

    faire usage chaque fois qu'on en vient soi-mmeaux applications des rgles du langage. Seulement,

    au lieu de chercher les tendre, il faut s'efforcer

    de les restreindre un minimum, et, pour moncompte, si je n'y avais pas t contraint par lesprogrammes d'examen, je n'eusse pas, malgrles prjugs des matres, laiss dans la MthodeBrunot-Bony bien des choses qui y sont encore, et

    qui, je l'espre, en disparatront peu peu.Distinguer un verbe au passif, ou mme pouvoir

    dire ce que c'est, cela est indispensable, je le veux

    bien, mais en vue d'autre chose, qui est : savoir

    reconnatre ce verbe et en comprendre le sens quand

    on lit, puis s'en servir son tour, quand on en aural'occasion et le besoin.

  • ENSEIGNER LA LANGUE, NON LA GRAMMAIRE 55

    Apprendre la langue, cent se mettre en tat, d'une

    part, de tout lire, de tout entendre, sans que rien vous

    chappe de la pense d'autrui, et, d'autre part, de

    tout exprimer, soit en parlant, soit en crivant, sans

    que rien de votre propre pense chappe autrui.

    Il serait puril de montrer les avantages qui s'at-

    tachent la possession intgrale de ce moyen decommunication et d'change. Un homme n'est vrai-ment un citoyen, il ne peut prendre part vritable-

    ment la vie commune, politique ou conomique,sans possder sa langue nationale; il n'est mme, proprement parler, un homme, qu' ce prix, etdu jour o lui sont ouverts les trsors de vrit etde beaut accumuls par les penseurs, les potes,les crivains de sa race.

    Bien entendu, l'cole primaire ne peut songer assurer l'enfant, qu'elle garde si peu de temps,

    une culture complte. Elle ne peut que la com-

    mencer; mais il faut qu'elle la commence, aveccette ide que, comme dit la formule allemande :

    Le meilleur pour le peuple est tout juste assez bon!

    Il faut donner l'enfant le got des jouissancesles plus hautes de l'esprit, et, par un commence-

    ment d'ducation appropri, lui fournir le moyende s'y lever plus tard.

  • 56 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    L'Ecole aura bien rempli sa lche, si elle inspire

    aux lves le dsir et si elle leur fournit le moyen

    de lire et d'apprendre encore, si elle leur donne l'ha-

    bitude de se rendre compte par eux-mmes, de cher-cher comprendre et goter. Il est bien certain

    que toute aspiration en ce sens sera vaine, ou, en

    tout cas, que l'effort faire sera cent fois plus

    grand, si la difficult de s'assimiler des ides nou-

    velles s'ajoute un travail pralable pour pntrer travers des mots inconnus, qui les cachent. Il est de

    toute ncessit qu'avant d'arriver l'ge adulte l'es-

    sentiel soit fait, que l'enfant sache rellement, en

    gros au moins, son franais.

    Essayons de dterminer l'effort faire pour obtenir

    ce rsultat.

    Si tous les enfants de France auxquels s'adresse

    l'enseignement, taient dans des conditions identi-

    ques au dbut, on pourrait songer exprimer cet

    effort par une formule gnrale et commune. Mais

    il s'en faut que partout renseignement de la languedoive tre identique.

    Il y a d'abord, dans quelques pays, des enfants

    qui, parlant dans leur famille le flamand, le bas-

    breton, ou telle autre langue trangre, ne connais-

    sent le franais que par l'enseignement de l'cole.

    En outre, bon nombre d'enfants parlent, avantleur entre l'cole, et en dehors de l'cole, un

  • IMPOSSIBILIT D UNE MTHODE UNIVERSELLE 57

    patois roman. Ce dialecte peut tre plus ou moins voi-

    sin du franais, il n'en est pas moins une langue dis-

    tincte, ayant un vocabulaire souvent assez particu-

    lier, des formes et des tours spciaux. La mthodedirecte s'impose pour les uns comme pour les autres.

    Enfin, beaucoup d'enfants parlent franais, mais

    un franais corrompu, influenc soit par le patois,

    soit par l'argot, soit enfin par toutes sortes d'actions

    diverses. Ces enfants sont incontestablement moinsfavoriss que ceux qui entendent employer autour

    d'eux un franais correct.

    Le milieu matriel o se dveloppe l'enfant estgalement considrer. Tantt cet enfant trouvedans les rues des villes o il vit, dans les magasinsqu'il regarde, dans les conversations qu'il entend,

    de perptuelles occasions d'accrotre son vocabu-

    laire; tantt, au contraire, isol dans quelque

    hameau, ou dans une ferme lointaine, il est plac,

    ce point de vue, dans des conditions tout fait

    dfavorables.

    Donc l'effort faire pour enseigner le franais

    est divers et ingal. A vrai dire, si on voulaitguider efficacement les instituteurs jusque dansle dtail, il faudrait composer autant de livresqu'il y a de groupes prsentant peu prs lesmmes conditions.

    Cela se fera, je l'espre, un jour; mais, actuelle-

  • 58 L ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    ment, il faut commencer par faire des livres gn-

    raux, et s'en rapporter l'intelligence des matres

    pour approprier leur enseignement aux lvesqu'ils ont devant eux.

    Dans cet enseignement, qui conviendra peuprs l'ensemble, il faudra ncessairement queles auteurs mettent, et que les lecteurs trouvent :

    1 Tout ce qui pourra contribuer accrotre la

    connaissance acquise avant l'entre l'cole.2 Tout ce qui pourra corriger les mauvaises

    habitudes contractes dans le mme temps.Pour montrer par un exemple des plus simples

    combien l'enfant doit ajouter au bagage qu'ilapporte, prenons le cas le plus dfavorable ma

    thse. Supposons-nous Paris.

    Croit-on qu'un petit Parisien, je ne dis pas saitconjuguer, le mot sentirait la grammaire, maispossde les formes du verbe parler, ou chanter, ou

    de tout autre verbe trs usuel? Quand il emploiele prsent de l'indicatif, je chante, tu chantes, ilchante, nous chantons, vous chantez, ils chantent,

    la parole ne lui a appris distinguer que trois

    formes : chant", chantons, chantez, les trois per-

    sonnes du singulier et la 3me du pluriel se pronon-

    ant, se parlant de la mme manire.Au futur, il n'aperoit aucune diffrence entre la

    2me et la 3 me personne du singulier : tu chanteras,

  • OBJET DE L'ENSEIGNEMENT GRAMMATICAL 59

    il chantera; ni entre la l re et la 3 n,c du pluriel :

    nous chanterons, ils chanteront.

    L'imparfait lui offre, comme le prsent, quatre

    formes ayant la mme prononciation : je chantais,tu chantais, il chantait, ils chantaient

    .

    Il y a plus : le pass simple : je chantai, est com-pltement inconnu cet enfant. Il n'emploie que lepass compos : ]ai chant. Mme ignorance dupass antrieur : }eus citante, et, en outre, del'imparfait du subjonctif, etc.On voit donc que si, sur certains points, la

    langue crite et la langue parle se correspondent,

    trs souvent la correspondance n'existe pas. La

    langue franaise, considre dans son ensemble,

    est en effet aujourd'hui compose : J d'lmentscommuns la langue crite et la langue parle,

    que la pratique enseigne l'colier; 2 d'lments,

    vivants aussi sans doute, si l'on veut, puisqu'on

    en use dans la langue crite, mais que la langueparle ne connat pas, et qui sont pour l'enfant

    comme une langue trangre.

    Cette langue trangre, il devra l'acqurir tout

    entire par l'enseignement, et l'on voit tout de

    suite que ce sera autre chose pour le matre d'en-

    seigner ce qui est dans l'usage de l'enfant, et d'en-

    seigner ce qui n'y est pas. Y faudra-t-il deuxmthodes distinctes et conscutives? Je ne le pense

  • 60 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRAWAI6E

    pas. Maison ne sera oblig ni de mettre sur le mmeplan tous ces lments, ni de les enseigner tous

    la fois. D'autre part, il est bien certain qu'on ne

    saurait retarder des leons qui apparaissent d'abord

    comme peu ncessaires. Ainsi, a priori, on pour-

    rait remettre plus tard l'enseignement de nom-

    breux dtails orthographiques, qui ne sont que des

    souvenirs d'usages morts depuis longtemps, mais

    l'exprience avertit que, si on laisse enraciner de

    mauvaises habitudes graphiques, il devient par la

    suite extrmement difficile de les dtruire.Or, il n'a t question jusqu'ici que d'un enfant

    chez qui rien n'est venu se mlanger aux formesfranaises proprement dites. Cet enfant existe-t-il?

    A vrai dire, la deuxime partie du programme,destine corriger le langage, moins vaste que lapremire, est encore trs tendue, car il y a bien

    peu de milieux o la langue employe soit le purfranais; et le nombre de faits qu'on peut tudier,en s'appuyant exclusivement sur l'usage spontan

    que l'lve fait de la langue, est, dans les cam-

    pagnes surtout, assez limit.

    A Paris mme, et jusque dans la bourgeoisie,l'avnement de la dmocratie a gnralis l'emploi

    de termes pris la langue populaire et l'argot,

    qui, peu peu, pntrent le vocabulaire gnral.

    A la Chambre, un dput a pu dire qu'une ville ne

  • LA LANGUE QUE PARLE L'ENFANT 61

    pouvait piger avec Bristol ; et au Conseil municipal

    de Paris, un conseiller a constat avec tristesse

    que la Ville tranait la pure.

    Si des membres des Assembles publiques ensont l, on peut juger des liberts de l'usagecourant. L'enfant du peuple entre en classe,

    laissons l'argot de ct avec des habitudes de

    langage totalement rejetes de la langue correcte.Plusieurs, qui sont en ralit anciennes, peuvent

    tre tolres; mais comment, et sans tre puriste,

    ne pas chercher dfaire les enfants de formules

    telles que : Ou 1s que tu vas? Avec qui que tu vas Montsouris? Faudrait que tu m emmnerais. Des

    fois qiipapa me permettrait. T'peux pas! Si quonirait tout de mme? , et cent autres du mmeacabit.

    L'usage gnral dforme sur bien des points laprononciation correcte des mots. Regardons lesseules formes du dmonstratif : Cet est le plus sou-vent prononc, st 1

    ,ste : sC homme, ste femme. Le

    pronom n'est plus celui-ci mais ui-ci, ni cela mais a. On dit souvent cens' et non ceux.

    L'auxiliaire tre, avec les verbes intransitifs ou

    les pronominaux, est souvent remplac par l'auxi-liaire avoir : fai tomb, je m'ai coup le doigt.

    Les pronoms relatifs prcds d'une prpositionsont rarement employs d'une faon correcte : dans

  • 62. L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    le peuple on dit : l'outil que je me sers, lemendiant que j'y ai donn un sou. Dans les campagnes, si l'argot joue un rle

    moindre, un autre lment vient gter le franaisparl. En effet, tout en disparaissant devant lalangue officielle, les patois ne pouvaient manquerd'influer plus ou moins profondment sur cettelangue qui les dtrnait. Ils lui ont impos desmots, des formes de langage qui souvent passent,

    dans le milieu restreint o ils ont survcu, pourappartenir au langage correct, mais qui n'en sontpas moins trangers au franais vritable. Dansl'Est, on nommera flot (ancien franais floc) unnud lche de rubans ou de fils; et peu prspersonne, mme dans les familles les plus culti-ves, ne se doute que le mot n'existe plus en fran-

    ais de Paris. Gone est familier tout bon Lyon-nais; faire du dblai, chaque mnagre duPas-de-Calais; se languir de quelqu'un, se dit dans

    tout le Midi; manger une gougre dans chaque

    famille nivernaise, et ainsi de suite. Le nombre deces particularits est si grand que le premier venu

    de mes lecteurs y ajoutera sur-le-champ des ving-taines d'exemples pris son pays. Or c'est un groset dur travail de dbarrasser l'enfant de ceux

    de ces provincialismes qui sont inacceptables.

    On voit combien le problme est dlicat et com-

  • CORRIGER, ACCROITRE LES DONNES DE LA PRATIQUE 63

    plexe, et qu'il ne peut tre question de chercher une

    mthode infaillible et universelle pour enseigner tous la langue franaise. Mme avec de bonnesdirections, les matres auront beaucoup faire par

    eux-mmes : l'extrme varit des lves les obli-gera, partout et toujours, faire preuve d'initiativeet de jugement personnel.

    Ces rserves faites, une conclusion nette se

    dgage et s'impose pourtant en ce qui concerne

    l'objet mme de l'enseignement. Puisqu'il s'agitd'apprendre comprendre et s'exprimer, les deuxtudes qui seront mises au sommet seront la lecture

    et la rdaction. C'est l le but. L'tude du vocabu-

    laire, celle de la grammaire aussi, reste indispen-sable, sans doute; mais ce sont des moyens. Descoins obscurs o ils sont relgus, les exercices decomposition et les morceaux expliqus doivent

    monter au sommet. Les derniers seront les pre-

    miers.

  • CHAPITRE VII

    Faut-il aller un autre extrme, et supprimertout enseignement grammatical ou lexicologiquesuivi?

    Se contentera-t-on d'attendre que le hasard des

    lectures amne des mots, des formes, des tours,sur lesquels on arrtera l'attention de l'enfant; des

    observations dtaches, occasionnelles, remplace-

    ront-elles l'enseignement rgulier et mthodiquedu vocabulaire et de la grammaire?

    Des hommes trs distingus, qui sont en mmetemps des matres comptents, ont soutenu cette

    opinion : que des remarques bien propos, greffes

    sur des lectures, fournissaient le meilleur des ensei-

    gnements, et suffisaient l'apprentissage de la

    langue.

    On a tant souffert de l'abus des leons thoriques,indigestes et inutiles, qu'il est facile de comprendrecomment est ne cette opinion, absolue et intran-sigeante, qui proscrit les livres spciaux dans l'en-seignement du franais.

  • NCESSIT D'UN ENSEIGNEMENT METHODIQUE 65

    Assurment, des lectures bien choisies, surtout

    quand elles sont mthodiquement expliques,augmentent rapidement le vocabulaire des enfants.

    Elles ont le trs grand avantage de prsenter les

    mots employs, c'est--dire clairs par le contexte,

    gui en facilite l'intelligence et l'acquisition. Onarrive de mme, par l'imitation des formes et destours, s'approprier des syntaxes en apparence

    inaccessibles.

    Il n'entre en aucune faon dans ma pense de con-

    tester ces rsultats. Je les reconnais mme si grandsqu' mon sens, qu'il s'agisse d'enseigner des mots

    ou des formes, il faut toujours montrer ces motsou ces formes en fonctions, c est--dire dans un texte.

    Mais l n'est pas le point. Ce qu'il s'agit de

    savoir, c'est si l'uvre d'un auteur, si mme desmorceaux pris et l pour former un livre de lec-

    tures, et, par consquent, choisis pour toutes sortes

    d'autres causes, et en raison d'autres mrites,

    peuvent fournir eux seuls un enseignement rai-sonn et suffisamment complet du vocabulaire etde la grammaire.

    D'abord, o sont les uvres o l'on trouveraruni en quelques lignes le matriel d'une leon de

    vocabulaire? O seront groups les noms d'ani-maux que l'on juge utiles connatre? O les nomsde fleurs, etc. Nul n'crit pour faire entrer syst-

    LENSEIGN. de la langue franc. O

  • 60 l'enseignement de la langue franaise

    matiquement tous ces mots dans un texte littraire.On n'arrivera jamais dcouvrir des pages o toutce qu'on dsirerait rencontrer se rencontrera, et

    dans l'ordre qu'on voudra. Et quand, par un hasard

    heureux, on sera tomb une fois sur le texte rv,il renfermera, presque srement, d'autres choses

    que l'enfant ne connat pas encore, et qu'on ne

    veut pas lui montrer.

    Cette observation est particulirement grave

    quand il s'agit de grammaire franaise. Dans lestextes, mme les plus simples, que rencontre-t-on?Justement des formes exceptionnelles, des verbes,

    simples de sens, assurment, mais irrguliers de

    forme : faire, prendre, recevoir, lire, qui sont trs

    usuels, parce qu'ils sont trs anciens. Peut-on vrai-

    ment commencer par ceux-l l'tude de la gram-

    maire? Qui osera le prtendre? Et, puisqu'on nepeut pas se procurer des textes d'crivains ne ren-

    fermant pas ces verbes, on est oblig de composer

    des morceaux d'o on les liminera. Ds lors, cesont des exemples prpars en vue d'une leon

    spciale, ce ne sont plus des textes ordinaires de

    lecture.

    On pourrait faire bien d'autres objections. Si lalecture porte sur un texte de l'poque classique,

    on y trouve des termes qui ont disparu de la langue,

    ou qui ont chang de sens. JN'a-t-on pas, pour cela,

  • NE COMPTONS PAS SUR LA SEULE LECTUHE 67

    t oblig de renoncer La Fontaine, parce qu'il

    fallait un commentaire perptuel pour expliquer l'enfant ce que c'est qu'un loup qui est de fratrie, et

    auquel un os demeura bien avant au gosier, si bienque l'animal enpensa perdre la vie? A chaque vers,un terme mort, ou un sens aujourd'hui inusit,arrtait et embarrassait des coliers du xxc sicle.

    Or, du jour o la lecture devient la base surlaquelle on va tayer la leon de grammaire, il

    apparat qu'on ne doit rien prendre qui prsente

    les mots ou des termes archaques, inutiles con-

    Fatre, puisque aujourd'hui inusits. Autre chosetait de les lire, sauf claircir quelques difficults,

    lutre chose est de les faire servir la leon. Voil

    lonc les classiques hors des classes.

    Parmi les modernes, il faudra encore choisir, ettien attentivement. Au xix e sicle, la langue descrivains, je ne dis pas seulement des potes,nais des prosateurs, est, dans une large mesure,

    ndividuelle. La personnalit de l'crivain donneouvent aux mots un sens trs intressant, mais qui'est pas de la langue usuelle, que doit apprendre

    colier. Plus l'auteur a de style, plus sa langue se

    istingue de l'usage commun, moins il peut servirenseigner le vocabulaire courant. Prenons un

    ers de V. Hugo :L'Occident amincit sa frange de carmin,

  • 68 L'ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE FRANAISE

    ou une phrase de Chateaubriand :

    Bientt Vespace ne fut plus tendu nue du double azur de la imer et du ciel.

    C'est exquis pour former le got, non pour

    enseigner la langue. El, si je m'en lie d'autres,

    aux plus grands, Michelet ou Anatole France

    pour enseigner un colier le sens ordinaire et|

    commun des mots, le premier que je dois connatre, !

    je m'expose le fourvoyer assez souvent.Qui ne voit, en prsence de ce style figur et

    personnel, l'impossibilit de fonder l-dessus un

    enseignement? Que si, d'autre part, pour trouverdes textes o le vocabulaire soit peu prs celui

    |

    de tout le monde, on veut carter de mon livre de Ilectures les plus belles pages, ne lui enlve-t-on

    |

    pas justement ce qui y tait le plus ducatif?Supposons toutes ces difficults vaincues, le choix

    j

    fait, les morceaux trouvs. Que d'obstacles encore)dans la pratique !

    Si le matre, en face de son texte unique, le|commente de faon en tirer tour tour des obser*!

    vations sur la grammaire, le vocabulaire, l'ortho-jgraphe, et en mme temps sur le style, ou les ides

    i

    et les faits, quelle habilet prodigieuse il lui fau-j

    dra pour ne pas garer les esprits dans ce ddale l|

    Quelle mthode rigoureuse il faudra aussi ;

  • LES TEXTES D'AUTEURS 69

    l'enfant pour faire chaque soir le rpertoire distinct,

    par matires, des choses qu'il aura apprises, pour

    tenir jour la fois ses cahiers de grammaire, devocabulaire, de leons de choses, de morale, de

    littrature, etc., rsums qui seront ses seulslivres! Il faut avouer qu'il y a peu de savants,

    habitus dpouiller scientifiquement des textes,

    qui soient arrivs tant d'ordre et de mthode.

    Si, au lieu de procder ainsi, le matre, de peur

    de se perdre, tire successivement de son texte

    d'abord une leon de grammaire, par exemple,puis une de vocabulaire, qu'une troisime d'une

    hutre nature suivra, ne craint-on pas que ce texte

    Cessasse, tourn en rengaine, ne lasse tout le monde?^u lieu de pouvoir servir de modle de composi-tion, ne risque-t-il pas de fatiguer l'attention, et

    Je ne plus mme laisser l'esprit le profit qu'il luiapportait, alors qu'il servait de simple lecture?

    Je ne voudrais pas qu'on pt se mprendre surma pense : je le rpte encore, tout enseignement

    fe la langue doit se faire sur un texte, 'partout et

    oujours. Mais autre chose est de prendre un text