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ta LES ALBUMS m DE WILLIAM STEIG par Michel Defourny* En choisissant d'analyser les albums de William Steig, Michel Defourny s'attache à comprendre en quoi ces livres appartiennent au patrimoine de l'enfance : il montre comment, outre leurs qualités graphiques et narratives, ils font écho aux sentiments et aux désirs les plus profondément ancrés chez les enfants. L orsqu'il publie en 1968 son premier album pour enfants, Roland, le cochon ménestrel, répondant à l'appel de son ami Robert Kraus qui se lançait dans l'édition jeunesse^, William Steig a derrière lui une longue carrière de caricaturiste 2 . Sa collaboration au New Yorker remonte à 1930 et ses dessins lui ont acquis une grande noto- riété aux Etats-Unis. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages parfois très amers, notamment en ce qui touche les problèmes éducatifs'' et les relations homme/femme^. À ma connaissance, aucun de ses livres pour adultes n'a été édité en France-'. Une exposi- tion couvrant cette partie de l'oeuvre de William Steig a toutefois été présentée au public parisien. C'était en 1994, à la Galerie Martine Gossieaux. Helly Brubach, l'une des rédactrices en chef au New York Times écrivait dans la préface du catalogue : « On voit dans les dessins de William Steig le che- minement de l'amour : les regards obliques * Michel Defourny est maître de conférences à l'Université de Liège (Belgique). 1. Robert Kraus, également collaborateur du iVeio Yorker, fondait à l'époque Windmill Books, où il a lui-même publié avec José Aruego Léo, Oscar, Octave... 2. Antérieurement, mais en 1968 également, William Steig avait publié C D B .', à lire « See the bee », im livre de lettres à décoder issu de ses travaux de publicitaire. Cf. « William Steig, The artist at work », in The Horn Book Magazine, March/April 1993, pp. 170-174. 3. Principalement dans TheAgony in the Kindergarten, Duel, Sloan, 1950. 4. Malel Female, Farrar, Straus, 1971. 5. Dans le registre adulte, seules nous sont accessibles les illustrations réalisées pour Listen, Little Man ! de Wilhelm Reich. Écoute, petit homme !, traduction française de Pierre Kannitzer, est dispo- nible en Petite Bibliothèque Payot/ 29. N°193-194 JUIN 2000/ 61

LES ALBUMS m DE WILLIAM STEIG - BnFcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/... · 2017. 11. 27. · William Steig a toutefois été présentée au public parisien. C'était

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    LES ALBUMSm DE WILLIAM STEIG

    par Michel Defourny*

    En choisissant d'analyser les albums de William Steig,Michel Defourny s'attache à comprendreen quoi ces livres appartiennent au patrimoinede l'enfance : il montre comment, outreleurs qualités graphiques et narratives,ils font écho aux sentiments

    et aux désirs les plus profondémentancrés chez les enfants.

    L orsqu'il publie en 1968 son premieralbum pour enfants, Roland, lecochon ménestrel, répondant à l'appel deson ami Robert Kraus qui se lançait dansl'édition jeunesse^, William Steig a derrièrelui une longue carrière de caricaturiste2. Sacollaboration au New Yorker remonte à 1930et ses dessins lui ont acquis une grande noto-riété aux Etats-Unis. Il est l'auteur d'unetrentaine d'ouvrages parfois très amers,notamment en ce qui touche les problèmes

    éducatifs'' et les relations homme/femme .̂ Àma connaissance, aucun de ses livres pouradultes n'a été édité en France-'. Une exposi-tion couvrant cette partie de l'œuvre deWilliam Steig a toutefois été présentée aupublic parisien. C'était en 1994, à la GalerieMartine Gossieaux. Helly Brubach, l'unedes rédactrices en chef au New York Timesécrivait dans la préface du catalogue : « Onvoit dans les dessins de William Steig le che-minement de l'amour : les regards obliques

    * Michel Defourny est maître de conférences à l'Université de Liège (Belgique).1. Robert Kraus, également collaborateur du iVeio Yorker, fondait à l'époque Windmill Books, où il alui-même publié avec José Aruego Léo, Oscar, Octave...2. Antérieurement, mais en 1968 également, William Steig avait publié C D B .', à lire « See the bee », imlivre de lettres à décoder issu de ses travaux de publicitaire. Cf. « William Steig, The artist at work »,in The Horn Book Magazine, March/April 1993, pp. 170-174.3. Principalement dans TheAgony in the Kindergarten, Duel, Sloan, 1950.4. Malel Female, Farrar , Straus, 1971.5. Dans le registre adulte, seules nous sont accessibles les illustrations réalisées pour Listen, LittleMan ! de Wilhelm Reich. Écoute, petit homme !, traduction française de Pierre Kannitzer, est dispo-nible en Petite Bibliothèque Payot/ 29.

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  • Roland, le cochonménestrel, ill. W. Steig,

    L'École des loisirs,

    et complices entre deux êtres. Le rituel de lacour est soigneusement observé, promenadesbras dessus, bras dessous du samedi après-midi. Quelques épisodes d'accouplementstorrides nous sont offerts : un simple traitsert de frontière entre les deux corps. Et,enfin, comme conclusion fréquente à cescontes d'obsession et de fougueuse concupis-cence, Steig nous livre des scènes d'ennuiconjugal : mari et femme échoués dans leursfauteuils capitonnés sur l'île de leur tapis, encompagnie de leur chien triste étendu à leurspieds. » Toujours selon Holly Brubach, lesdessins de Steig révéleraient l'angoisse deshommes face aux femmes et plus particuliè-rement aux leurs. « Les hommes sont deschevaliers revêtus de leur armure, desclowns, des hommes des cavernes, des repré-sentants de commerce, des troubadours, descow-boys. Intérieurement, ce sont toujoursdes petits garçons mal à l'aise dans leur cos-tume trois pièces (...). L'angoisse occasion-

    née par la présence féminine est un sentimentque les hommes ne dépassent jamais dans lesdessins de Steig. Pis que tout, peut-être, lestourments infligés par une femme peuvent seperpétuer au-delà du tombeau, ainsi uneveuve gronde une pierre tombale, peu gênéedans son interminable diatribe, par la mortde son souffre-douleur de mari. »

    Que s'est-il passé à partir de 1968 ? On lais-sera la question aux biographes. Toujoursest-il qu'on constate un changement radicalde direction. S'il arrive à William Steig defaire écho à son œuvre antérieure, lorsqu'ilévoque par exemple dans Caleb et Kate uneterrible dispute conjugale, ses livres pourenfants écrits et illustrés alors qu'il entredans la soixantaine traduisent une extraor-dinaire confiance dans la vie et la force desrelations amicales et affectives.

    Maîtrise graphique : L'Os prodi-gieuxSur le plan graphique, la continuité est évi-dente. Dans ses albums pour enfants, Steigs'appuie sur une technique fondée sur trenteans d'expérience. Pour conserver sa sponta-néité, il dessine rapidement, laissant l'initia-tive à sa main, de manière à se surprendre,explique-t-il lui-même .̂ Le trait est légère-ment tremblé, faussement mal assuré.L'artiste semble ne relever son crayon qu'unefois le dessin achevé, note encore Holly Bru-bach. Ce serait là un point commun avecPicasso auquel il voue une admiration sansbornes. Les personnages vivent intensémentsur la page. Un détail physique, une couleur,un objet contribuent à les typer : tablier dedentiste pour le docteur De Soto, moustachetouffue et rousse pour Caleb, œil borgnepour le chat Ambroise, robe rosé pourPerle... Les couvre-chefs souvent recherchés

    6. Propos recueillis par Jonathan Cott, dans Piper at the gâte ofdawn, 1981, éd. consultée, McGraw-HU1 paperback édition, 1985, p. 132.

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  • ' • • ' :

    L'Os prodigieux, ill. W. Steig, Kaléidoscope

    particularisent également les héros : casquecolonial du Docteur De Soto en Afrique,bonnet à pompon d'Irène la courageuse, fou-lard de Madame Tarsal la voyante, chapeauen paille troué aux oreilles de l'âne Ebene-zer, béret de velours avec grande plume deRoland le ménestrel7 .

    William Steig est un visuel. Il a souvent répétéà ses interlocuteurs que c'est le plus souventune image qui constitue le point de départd'un récit. « Pour Roland, j'avais l'imaged'un cochon suspendu à une corde. Je mesuis dit que ça donnerait bien. C'est toujourscomme ça que ça démarre avec moi8. »

    7. On peut lire dans Dominic : « H possédait tout un assortiment de chapeaux qu'il aimait porter non pastant pour se tenir la tête au chaud ou s'abriter de la pluie ou du soleil, mais pour l'allure qu'ils lui confé-raient selon leurs divers styles : élégant, solennel, martial. », Gallimard Folio Junior, 1982, p.9.8. James E. Higgins, William Steig : champion for romance, suivi de From a conversation with WilliamSteig, dans Children's Literature in éducation, n°l, 1978, pp. 3-16.

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  • Attitudes et mouvements finement observéssont restitués avec précision, parfois avec unepointe d'ironie. Que l'on se reporte, dansL'Os prodigieux, au passage où Perle s'estarrêtée pour regarder les vieux s'adonner àun jeu d'adresse. La fillette un peu béateparaît médusée. Son immobilité contrasteavec l'élan de l'âne qui lance, tendu versl'avant, son fer à cheval d'un geste sûr. À soncôté, légèrement en retrait, les pattes derrièrele dos, le cochon aux yeux grossis par sesverres épais attend son tour avec un sourirebonhomme, la bouche déformée par sa pipe.Trois personnages, trois états d'âme : les sen-timents et les émotions se lisent aussi biendans la mimique des visages que dans le trai-tement des corps. Dans ce même livre, Perle,les paupières closes, est allongée dans l'herbe,s'abandonnant à la tiédeur enivrante de l'airprintanier. Sa robe s'étale telle une corolle defleur. Plus loin, enfermée dans la maison deson agresseur, la petite est prostrée, toute tas-sée, la tête rentrée, et son regard hébété seperd dans le vide.

    Les grandes images avec décor très colorécréent l'atmosphère et dilatent le temps :Perle flâne dans la ville, s'attarde devant lavitrine du boulanger, longe la rivière auxberges fleuries. D'autres, de dimension plusréduite, soutiennent le rythme narratif enserrant l'action de près, lorsque les événe-ments se précipitent. Révélatrice à cet égard,la succession des illustrations qui racontentl'agression de Perle : le renard est passé dusourire enjôleur de l'élégant séducteur à laviolence du prédateur qui enlève sa proie.Une fois dans son repaire, il s'active à la cui-sine avec une froideur d'autant plusinsupportable que se retrouvent dans le mêmedessin, d'abord séparés par une porte, puisface à face, le monstre et la fillette terrorisée.Ainsi William Steig affirme son doubletalent, celui d'artiste graphique qui croqueses personnages et les met en scène, et celuid'auteur d'albums.

    Des récits proches du conte :Caleb et Kate

    Les histoires de William Steig s'apparententau conte. Derrière l'enchaînement des épi-sodes, on reconnaîtra aisément un schémanarratif proche de ceux que les formalistesont mis en évidence. Si l'on prend Caleb etKate comme album de référence, on pour-rait interpréter la violente dispute conjugaled'ouverture comme une forme de transgres-sion, puisque l'engagement tacite de bonneentente a été rompu. La transgression estimmédiatement suivie par l'éloignement del'un des protagonistes : le charpentier encolère quitte la maison. Dans la forêt où ils'endort, le voilà exposé à la malfaisance dela sorcière qui lui touche l'index de la maingauche. La métamorphose de Caleb en chienest somme toute assimilable au manque ou àla disparition. Quoique toujours présent, lemari est dérobé aux yeux de tous. La quêtede Kate commence alors. Elle fouille héroï-quement la forêt toute la nuit et le lendemainelle interroge sans succès les habitants dupatelin. A la recherche effrénée succède unepériode d'attente, épreuve d'autant plusdouloureuse que Kate est en situationd'impuissance. Epreuve tout aussi difficilepour le chien confronté à sa double nature.Pour résister à l'annualisation complète, cedernier renonce à jouer avec ses congénères.Le dénouement prend tout le monde de court.Les forces hostiles ont revêtu un nouveauvisage. Le combat permet l'affrontement deCaleb et des voleurs qui ont fait irruptiondans la maison. La blessure infligée par

    Caleb et Kate. Flammarion

    64 / LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • l'adversaire, au cours de la lutte, et qui auraitpu correspondre au marquage du héros,devient ici la cause de la délivrance. En écor-chant avec son couteau l'un des doigts d'unepatte avant du chien, le voleur a égratigné ledoigt qu'avait touché la sorcière. Le charmeest instantanément rompu : Caleb est redeve-nu Caleb. La malfaisance est éliminée. Lesgredins se sont enfuis. Kate et Caleb sont ànouveau réunis pour de nouvelles noces !

    On pourrait se livrer à cet exercice scolaireavec les autres titres qui présentent entreeux de grandes similitudes. A partir dumoment où le lecteur identifie consciemmentou non le récit comme un conte, il prendplaisir aux formes que peut revêtir le mer-veilleux. C'est ici qu'excelle William Steigqui repousse les limites de l'invraisemblable,que ce soit au niveau des objets magiquesaussi étonnants qu'un os qui parle ou desmétamorphoses aussi inhabituelles que latransformation d'un ânon en rocher, d'unlapin en clou rouillé, d'une poule en paire de

    9. James E. Higgins, art.cit.

    Caleb et Kate, Flammarion

    pantoufles. Au plaisir de la surprise s'ajoutecelui de l'incongruité. Des cocasseries qui neseront pas sans influencer d'ailleurs ledéroulement de la narration.

    Logique et magie : Sylvestre et lecaillou magiqueLa magie est très présente dans l'œuvre deWilliam Steig. « Parce que les enfants aimentla magie », explique-t-il à James E. Higgins.« Et probablement aussi, parce que je l'aimemoi-même », ajoute-t-il9. Un harmonicatombé d'un chariot chargé d'ordures endortceux qui entendent sa musique. Des formulesbizarres psalmodiées par un os, « Ybbamsibibble, Jibbraken sibibble digray... », fontrapetisser un renard qui détale dans un troude souris. Mais loin d'être anecdotique oud'être réduit à une fonction narrative d'auxi-liaire, le recours à la magie, chez WilliamSteig, contribue au développement de la pen-sée logique et à la formation de l'esprit scien-tifique. C'est ce qu'ont épingle deux cher-

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  • H ifo W ^

    fi^^ SŜ

    Magie, expériences et retrouvailles dans Sylvestre et le cailhu magique, ill. W. Steig

    cheurs américains, Georgia L. Bartlett et leDr. Clarence C. Truesdell, dans un article dela revue Appraisal, auquel Elisabeth Lorticet Annie Pissard ont fait écho dans La Revuedes Livres pour Enfants^.

    Dans Sylvestre et le caillou magique, pour quele caillou réalise les vœux du petit âne, un cer-tain nombre de conditions doivent être rem-plies simultanément. Rien ne laisse supposerau départ que ce caillou ramassé pour enri-chir une collection a quelque pouvoir que cesoit, même si sa forme parfaitement ronde etlisse, sa couleur rouge de flamme le rendentextraordinaire. Alors que l'ânon grelotte defroid sous la pluie, il suffit qu'il dise : « Jevoudrais que la pluie cesse ! » pour que lesnuages se dispersent, faisant place à un soleilbrillant. Sylvestre « n'avait jamais eu l'occa-

    sion de voir un de ses souhaits satisfait aussirapidement ». Aussi en déduit-il, excluant lehasard, qu'il y a là quelque chose de magique.« La magie, se dit-il, devait se trouver dansl'étonnant caillou rouge. » A partir de cet ins-tant, Sylvestre adopte la démarche expéri-mentale du scientifique qui cherche à confir-mer son hypothèse, en se livrant à plusieursessais. Il isole les paramètres l 'un aprèsl'autre afin de déterminer les conditionsd'apparition du phénomène. L'ânon répète lemême vœu, caillou à terre, puis caillou entreles sabots. Enfin, dans une seconde phase,Sylvestre élargit le champ d'application. Lepassage de la météo au domaine de la santé(une verrue à faire disparaître) permet lagénéralisation. Une loi pourrait presque êtreformulée : la magie opère à par t i r dumoment où Sylvestre émet un vœu (verbale-

    10. « La formation de l'esprit scientifique, chez Sylvestre, Max, Amos, Boris, Lola et un si joli petitchien », dans La Revue des Livres pour Enfants, n° 101, printemps 1985, Supplément sciences/ tech-niques/jeunesse, n° 13, pp. 67-69.

    66 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • ment ou même en pensée) en étant en contactdirect avec le caillou. La fin de l'histoireapporte une dernière confirmation puisqueSylvestre retrouve son état d'âne en pensant« je voudrais être vraiment moi-même à nou-veau », après que son père eut déposé lecaillou magique sur le rocher qu'il était deve-nu, à la suite d'un vœu malencontreux11. EtElisabeth Lortic et Annie Pissard de conclure :« prouver l'existence d'un pouvoir magiquedemande un grand effort de logique. »

    Cette logique proche du jeu sera exploitéedans Salonwn et le clou rouillé, de même quedans Caleb et Kate. Dans ces albums, lesmétamorphoses, disparitions et réappari-tions ne s'opéreront que dans des conditionsprécises.

    Parallèlement William Steig s'amusera à four-nir des explications plausibles ou saugrenues,proches quelquefois d'un délire « non-sense »,lorsque, pour sortir d'une impasse narrativeou pour éviter une fin malheureuse, l'inatten-du se produit. Dans Tiffky Doofky, le chienéboueur échappe au mauvais sort que lui ajeté la vieille poule-fée, parce qu'au coucher

    du soleil, celle-ci s'est métamorphosée en unepaire de vieilles pantoufles. La mémère voulaitse reposer après avoir pondu un œuf. Ducoup, elle en avait oublié son souffre-douleur !Dans Gorki plane, le petit garçon-grenouille,bloqué en altitude, imagine un procédé pourredescendre : laisser s'écouler peu à peu leliquide magique contenu dans son flacon.Chaque goutte versée rapproche Gorki de laterre où il finit par se poser.

    Bonheur de vivre et angoisse :Gorki et AmosSi les albums de William Steig bouleversenttellement les lecteurs, c'est parce que, au-delà de leurs qualités graphiques, de leurcohérence narrative, des surprises comiquesqu'ils réservent, ils font écho à la fois aubonheur d'être au monde et aux angoissesles plus profondes de l'enfance.

    Le bonheur d'être parcelle de l'univers illu-mine de nombreux épisodes. Que de doublespages où l'on voit les héros, souris, gre-nouille, cochon, étendus face à l'immensité du

    Amos et Boris, ill. W. Steig, Gallimard

    11. On se souvient que Sylvestre, pris de panique au moment où un lion l'attaquait, avait souhaité deve-nir rocher. Le caillou tombé sur le sol, la magie cessa d'être opérante. Sylvestre resta figé en rocher.

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  • ciel, comme dans une fusion mystique avec lesforces vives de la nature ! A l'entour, l'herbeverdoie, les arbres sont couverts de fleurs, lalumière est généreuse, le souffle du vent...rafraîchissant et fécondant. Dans Amos etBoris, c'est en pleine mer que la petite sourisse laisse gagner par l'extase :« Une nuit, dans une mer phosphorescente,il s'émerveilla de voir des baleines soufflerde l'eau lumineuse ; plus tard couché sur lepont de son bateau, regardant l'immense cielétoile, le minuscule Amos, petit point vivantdans le vaste univers vivant, se sentit en har-monie complète avec cet univers. »

    Le bonheur naît aussi de la rencontre dedeux êtres qui se découvrent semblables etdifférents. À cet égard, le premier dialogueentre Amos et Boris est exemplaire :- « Quelle sorte de poisson es-tu donc,demanda la baleine. Tu dois être une espèceunique !- Je ne suis pas un poisson, dit Amos. Je suisune souris, qui est un mammifère, la formesupérieure de la vie. Je vis sur terre.- Nom d'une palourde et d'une seiche ! dit labaleine. Je suis aussi un mammifère, bienque je vive dans la mer. Appelle-moi Boris,ajouta-t-il. »

    Au fil des pages, une amitié profonde faited'estime mutuelle unit Amos et Boris. « Borisadmirait la finesse, la délicatesse, le toucherléger, la petite voix, le rayonnement de la sou-ris. Amos admirait le volume, la noblesse, lapuissance, la volonté, la belle voix et la bien-veillance généreuse de la baleine. »

    Inversement, au cours de leurs aventures,les héros de Steig connaissent de terriblesangoisses. Celles qui sont familières auxenfants contraints d'apprivoiser la sépara-tion. Ceux-ci souffrent si souvent de la soli-tude, ils attendent en ayant peur d'êtreoubliés, ils doutent... et se posent de gravesquestions métaphysiques. Ici, par-delà lesdangers qu'ils courent, les héros sont

    confrontés au silence, au vide, au temps longqui passe sans que n'arrive rien.« II resta ainsi un long, un très long moment,lit-on dans Gorki plane, se demandant où il setrouvait (...). D n'y avait rien autour de lui,en dehors de la nuit secrète et silencieuse,cette mer d'étoiles clignotantes. Comme dansun rêve, Gorki commença à se poser desquestions sans réponse : est-ce quequelqu'un savait où il était ? Dieu, parexemple ? Et ses parents ? Il aurait vouluêtre de retour à la maison, avec eux mainte-nant endormi dans son lit de plumes. »

    Amos frise le désespoir, après sa chute dubateau et juste avant sa rencontre avec Boris.« Accablé par la beauté et le mystère de ce quil'entourait, il roula sur lui-même et, du pontde son bateau, tomba dans l'eau (...). Et il setrouvait là ! Où ? Au milieu de l'immenseocéan, à quinze cents kilomètres au moins dela côte la plus proche, sans personne en vue etpas même un morceau de bois flottant auquelse raccrocher (...). Vint le matin, commed'habitude. Amos se fatiguait terriblement(...). Ses forces l'abandonnaient. Il se mit à sedemander ce qu'il ressentirait s'il se noyait.Serait-ce long ? Serait-ce vraiment terrible ?Son âme irait-elle au ciel ? Y trouverait-elled'autres souris ? »

    Le génie de Steig, c'est sans doute d'avoirtraduit en images fortes ou cruelles,comiques ou poétiques, le vécu indicible desenfants. Combien d'entre eux se reconnaî-tront confusément dans le chien Caleb quiest obligé de faire le beau devant un parterred'adultes, contraint en outre de supporterleurs marques physiques d'affection ? Quin'a frissonné en tournant les doubles pagesillustrant les saisons, automne, hiver, prin-temps, sur la colline des fraises, lorsque Syl-vestre n'est que rocher dans un paysagevide ? L'inquiétude est à son comble lorsque,recouvert par la neige, le caillou rouge, seulsigne d'espoir, n'est même plus visible sur

    68 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • l'image. Le hurlement du loup assis sur lapierre, qui crie sa faim, n'exprime-t-il pas lasouffrance de Sylvestre incapable de se dire ?

    Entêtement et courage :Irène, Zéké,le fermier Palmier,et les autres

    Les héros de William Steig lut-tent avec acharnement contre

    l'adversité. Palmier le fer-mier et son âne réagissent

    avec philosophie et efficaci-té, en faisant fi du qu'en-

    dira-t-on. Ils rentreront chez eux,malgré l'orage qui a inondé le chemin, mal-gré l'arbre qui est tombé sur eux, malgré laroue qui s'est détachée de la charrette, mal-gré le jarret foulé d'Ebenezer qui tirait lacarriole, malgré la culbute générale qui atout démoli. Le fermier dynamique s'entête,dût-il paraître ridicule. Il enfourche le véloqu'il avait acheté pour sa fille, son ânegrimpe sur son dos, et c'est un équipagesurréaliste qui arrive sain et sauf à la mai-son. Le rythme est si enlevé, les accidents etleur accumulation si loufoques que l'albuma pris l'allure d'un film burlesque américaindes années folles.

    Avec Irène la courageuse, on se croit à lafois dans une fable très morale d'époque vic-torienne aux ingrédients vieillots et char-mants et dans un dessin animé parodiqued'aujourd'hui. La petite Irène se bat énergi-quement contre un ennemi féroce et invisiblesi présent qu'elle croit l'entendre. « Rentre-à-la-maison, siffla le vent. A-LA-MAI-SON-ON, hurla-t-il, ou gare à toi ! » En optantpour une langue emphatique dans la narra-tion du combat épique que la fillette livrecontre le vent, la neige et le froid, WilliamSteig crée la distance qui lui permet de fairepasser sa leçon. Car c'est bien d'une grandeleçon qu'il s'agit.

    Irène n'est pas la seule parmi les héros deSteig à afficher une rage de vaincre. Le doc-teur De Soto, enfermé dans une cage enAfrique, tord, dans un accès de colère, deuxbarreaux de sa prison et se libère. Il courtdans la forêt jusqu'à ce que ses forcesl'abandonnent. Zéké le cochonnet à l'har-monica lutte jusqu'à la dernière extrémité.Alors que les chiens-truands lui ont solide-ment lié les pattes derrière le dos, Zékés'accroche à son instrument qu'il serre entreles dents. Il sait que son salut dépend de samusique. A deux reprises, grâce à elle, ilendort ses adversaires (la seconde fois, c'estun coyote qui l'a attaqué) et se sauve. Cen'est qu'arrivé devant la porte de la maisonfamiliale que Zéké s'écroule.

    Le droit d'être un enfant : Basileet PeteA côté des héros ou des aventuriers, desamateurs de voyage ou des amoureux, il y achez William Steig des enfants tout simple-ment, qui ont le droit d'être eux-mêmes.Basile est de ceux-là. Il boude pendant toutun livre, c'est-à-dire pendant vingt-cinqpages ou, en d'autres mots, pendant touteune journée, du matin jusqu'au soir, etmême sous la pluie. Le chantage affectif nebrisera pas sa détermination, Basile ne per-dra pas la face. Pourtant, le lendemainmatin une bonne surprise attend la familleau réveil, parce que faire volte-face c'estaussi être un enfant !

    Dans Pete's a Pizza, c'est le triomphe dujeu, de la fantaisie et de l'humour dans larelation parents/enfants que célèbre WilliamSteig, alors qu'il est âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Après la lecture de cet album,gageons que dans les familles, tout le monde,comme chez les Steig, a voulu jouer à lapizza. Point de magie ici, même s'il s'agit defaire sourire un enfant cafardeux, pas demétamorphose non plus, même s'il s'agit de

    N°193-194 JUIN 2000/69

  • transformer un garçonnet en pizza. Fairesemblant suffit. Le plaisir naît du décalageentre le texte qui reprend les principalesétapes de la recette de cuisine et les imagesdépouillées qui montrent les parents affairésface à la table où est étendu Pete-pâte-à-pizza. Dans ce livre jubilatoire qui provoquele rire, mais qui a été oublié par les éditeursde langue française, William Steig, caricatu-riste et conteur, atteint le sommet de son art.

    Pour être plus complet, il aurait fallu croiserles albums et les courts romans écrits parWilliam Steig à l'intention des lecteurs plusâgés. On aurait retrouvé dans Dominic, dansLe Vrai voleur, dans L'Ile d'Abel des thèmes

    Pete s a pizza,Ul. W. Steig,

    Harper Collins

    apparentés à ceux que nous venons d'explo-rer. Peut-être y viendrons-nous ultérieure-ment ?

    En fin de parcours, on ne peut manquer des'interroger sur le peu d'intérêt qu'a suscitédans les pays de langue française une œuvreaussi étonnante et aussi indispensable auxenfants. Alors qu'aux États-Unis l'œuvre deWilliam Steig a recueilli des dizaines de prix,parmi les plus prestigieux, qu'elle a été fêtéepar les lecteurs, les parents et les média-teurs12 , chez nous, ses albums sont pratique-ment introuvables ; les quelques titres dontnous disposons sont scandaleusement défigu-rés dans des éditions en format de poche. •

    12. Avec quelques réserves cependant. H faut rappeler que le Syndicat de la police de l'Elinois avait vud un assez mauvais œil que, dans Sylvestre et le caillou magique, des cochons portent l'uniforme des poli-ciers. Le Uvre considéré à l'époque comme subversif avait été retiré de nombreuses bibhothècmes améri-caines.

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