240
LES ARCHIPELS ÉGÉENS , DANS L'ANTIQUITE GRECQUE (Ve - Ile siècles av. notre ère)

Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque. Histoire

Citation preview

Page 1: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS,

DANS L'ANTIQUITE GRECQUE

(Ve - Ile siècles av. notre ère)

Page 2: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

Unité de Recherche Associée au C.N.R.S. 0338

Identité, Différences, Intégration

dans les Sociétés de l'Antiquité

© Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté 1996LS.B.N. 2 25160616 5

Page 3: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité

Centre de Recherches d'Histoire Ancienne - Volume 157

Patrice BRUN

, ,LES ARCHIPELS EGEENS

"DANS L'ANTIQUITE GRECQUE

(Ve - Ile siècles av. notre ère)

Annales Uttéraires de l'Université de Franche-Comté, 616Diffusé par Les Belles Lettres, 95 boulevard Raspail. 75006. PARIS

1996

Page 4: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

ABREVIATIONS

Agriculture in Ancient Greece : B. Wells éd. Agriculture in Ancient Greece, Stockholm,1992

Babelon : E. Babelon, Traité des monnaies grecques et romaines, Paris, 1907, II, 1Chios: J. Boardman - C.E. Vaphopoulou-Richardson édd., Chios. A Conference at the

Homereion in Chios, Oxford, 1984Cité grecque: O. Murray - S. Priee édd., The Greek City from Homer to Alexander,

New York, 1990 (trad. ff. Paris, 1992)Classical Marble : N. Herz - M. Waelkens édd., Classical Marble: Geochemistry,

Technology, Trade, Dordrecht, 1988Les Cyclades: Les Cyclades. Matériaux pour une étude de géographie historique, Paris,

1983GGM: C. Müller, Geographici Graeci Minores, Paris, 1861GHI: M.N. Tod, Greek Historical Inscriptions, Oxford, 1949Head, HN: V. Head, Historia Nummorum, Oxford, 1911Human Landscapes: G. Shipley - J. Salmon édd. Human Landscapes in Classical

Antiquity. Environment and Culture. Londres, 1996LSCG: F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Paris, 1969Melos: C. Renfrew - M. Wagstaff édd., An Island Polity. The archaeology of

exploitation in Melos, Cambridge, 1982Northern Keos : J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, Landscape Archaeology as

Long-Term History. Northern Keos in the Cycladic Islands, Los Angeles, 1991PCZen. : c.c. Edgar, Catalogue général des Antiquités égyptiennes du Musée du Caire,

Zenon Papyri, 1925-1940,5 vol.Pozzi: S. Boutin, Catalogue des monnaies grecques antiques de l'ancienne collection

Pozzi, Maastricht, 1979PSI: Papiri greci e Latini. Publicazione delle Societa italiana per la ricerca dei papiri,

Florence, 1917Recherches dans les Cyclades: R. Dalongeville - G. Rougemont édd., Recherches dans

les Cyclades, Lyon, 1993SGHI : R. Meiggs - D. Lewis, A Selection ofGreek Historical Inscriptions, Oxford,

1969SNG Copenhague: Sylloge nummorum Graecorum. The Royal Collection ofCoins and

Medals ofthe Danish National Museum. Argolis - Aegean Islands. Réédition,New Jersey, 1982

Page 5: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

2 PATRICE BRUN

N. B. La transcription des noms et lieux grecs suit l'usage en vigueur dans lespublications françaises: l'èta donne normalement un è ("Thèra") mais on écrira "Ténos".De même, le kappa est retranscrit en k dès lors que le son guttural serait transformédevant une voyelle ("Kéos", "Carthaia", "Chalcis"), à l'exception là encore des casconsacrés par l'usage ("Kythnos", mais "Cythère").

Page 6: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

, " " , " " '("Kat 0''t1l J.lEO'll 'tllÇ EO'1tEtpE KOO'J.l0UÇ J.ltKPOUÇ Ka't EtKOVa Kat 0J.l0troO'll J.l0U ."11t1tot 1tÉ'tptvOt J.lÈ 'tl, xat'tll opal,

Kat yaÀl1vtOt àJ.l<jlopEÎçKat ÀoçÈç ÔEÀ<jltvtWV paXEç

ft "Ioç ft L1KtvOç ft LÉpt<jlOÇ ft MllÀoç

Et au milieu, il sema de petits mondes à mon image et à ma ressemblance :Chevaux pétrifiés à la crinière droite,

Amphores calmes,Echines obliques des dauphins,

los, Sikinos, Sériphos, Mélos

Odysseus Elytis (1911-1996), Ta Axian Esti

Page 7: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

AVANT-PROPOS

Quelques mots de remerciements aux nombreux collègues et amis qui m'ontrégulièrement témoigné l'intérêt qu'ils portaient à mon travail sont indispensables avantde commencer. A ceux de Bordeaux et de Toulouse, Raymond Descat, qui n'a jamais étééconome de son temps pour me fournir quelque éclairage sur tel point de numismatiqueou me signaler des références bibliographiques qui avaient pu m'échapper, PierreDebord, qui depuis vingt ans me prodigue avec patience ses encouragements, AlainBresson et Pierre Briant, avec qui les discussions lors de nos prospections cariennes oudans les couloirs de l'Université s'avérèrent toujours fructueuses. A Emile Kolodny, àmaintes reprises sollicité pour des problèmes liés à la démographie insulaire et toujoursdisponible. A Alexandre Mazarakis-Ainian, qui m'a ouvert sans la moindre réticence sesdossiers archéologiques sur Kythnos. A Lina Mendoni et Panayotis Doukellis qui, àAthènes ou à Kéa, m'ont toujours fait le meilleur accueil, adressé les livres qui neparvenaient pas jusqu'en France - ou avec quel retard ! - et avec lesquels tant de bonssouvenirs nous lient. A Nathalie Junca-Tran dont la patience et la compétence m'ontpermis de réaliser le travail cartographique et évité bien des écueils pour tout ce qui toucheau traitement informatique.

Remerciements aussi à cette terre insulaire grecque que j'arpente depuis plus dedix ans, seul ou avec Evelyne, à cette terre qui ne se livre pas, trop habituée qu'elle estdésormais à n'accueillir un étranger que sur ses rivages; à la plus petite chapelle, dignehéritière, comme l'a suggéré il y a peu Panayotis Doukellis, de ces tours qui formentaujourd'hui les vestiges archéologiques les plus fréquents et asile pour le promeneur; à lamodeste spitaki dont la treille sauvage ou l'amandier offre pareillement quelques minutesd'ombre et de repos, dernier endroit peut-être de la Grèce où l'on peut s'imaginer la vierude et frugale du temps passé, entre la succession des terrasses abandonnées et l'aire àbattre délaissée, maisonnette balayée par le vent du nord ; à ces ruines ingrates, muraillesou tours isolées, musées de plein air sans gardien pour vendre un billet d'entrée.

On ne saurait certes envisager aujourd'hui une étude de géographie historiquesans un travail sur le terrain et dans ce domaine comme dans d'autres, Louis Robert amontré la voie : la bonne compréhension des sources et de la littérature de voyage endépend étroitement même s'il n'est bien entendu pas envisageable de se passer de larecherche historiographique moderne. D'où sans doute, par le cumul de ces troisorigines, l'afflux parfois gênant de notes de bas de pages pouvant accentuer le côtérébarbatif d'une étude de ce que je crois être les réalités insulaires antiques. D'où aussi

Page 8: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

4 PATRICE BRUN

une accumulation d'exemples de détail qui pourront lasser mais qui sont indispensablespour prendre conscience de la variété égenne. Enfin, concernant les illustrations, j'aiprivilégié des sites et des îles moins rebattus: une énième photographie de la tour d'AyiaMarina de Kéos ou d'Ayios Petros d'Andros ou des murailles d'Arkésinè d'Amorgos ­pour ne pas parler des vestiges déliens - n'aurait à mon goût guère de sens.

Un dernier mot avant de commencer. Qu'il me soit ici permis de saluer la mémoirede Jacques Coupry, mort en décembre 1993 et qui m'avait, au cours d'une conversationamicale dans sa retraite d'Hyères, conseillé de voir "s'il n'y avait pas quelque chose àétudier du côté des petites îles de l'Egée". J'espère seulement que ce travail ne sera pastrop indigne de son souvenir.

Page 9: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

INTRODUCTION

Un guide touristique grec à destination du grand public présente l'île de Skyros ences termes: "L'île, parmi les plus belles non seulement des Sporades, mais de l'Egée engénéral, se distingue par son architecture populaire, la richesse de sa tradition folkloriqueet la grande variété de son paysage, où alternent les rivages sablonneux, les rochersabrupts, les petits golfes pittoresques, les grottes aux eaux bleues, la verdure et les siteshistoriques" 1. Tel n'était pas, loin s'en faut, le jugement que l'île inspirait dansl'Antiquité: "Terre tout à fait triste, stérile et vide d'hommes" pour Elien, qui "doit sonnom à son aspect rude et aux pierres qui la recouvrent" renchérit le commentateurEustathe2 . Il s'agit pourtant bien de la même île et cette opposition flagrante, qu'il estcommode d'expliquer par le développement récent du tourisme balnéaire égéen qui vantece que le consommateur attend - les plages de sable, des paysages, un folklore - illustre ladichotomie qui règne dans la manière de penser les îles, aujourd'hui paradis perdu,protégé ou à protéger dans l'imaginaire occidental, imprégné d'un fantasme englobanttout à la fois les Seychelles et Bali ou, pour rester en pays grec, Myconos et Scorpios,mais monde hier marginal, mal touché par la civilisation bienfaisante. Nul besoind'insister sur le fait que la vision de l'île-villégiature est toute nouvelle; longtemps aprévalu l'image inverse, celle d'un monde dur, encore ensauvagé si l'on approfondit lespropos d'Elien. Telle était la vision des voyageurs de l'époque moderne, qui demeurejusque dans les années soixante, avant le grand boom touristique, quand JacquesLacarrière, dans l'Eté grec, brosse de Sériphos ou de Pholégandros un triste et beautableau dominé par le couple pauvreté-exode. C'est cette dernière image qui va fairel'objet dans les pages suivantes d'une analyse critique: valable pour une période donnée,doit-elle être étendue à l'Antiquité classique et hellénistique?

Disons-le tout de suite, ce travail est une thèse, non pas au sens universitaire dumot mais dans son acception première, qui est de défendre une idée : les îles de l'Egée, etpas seulement les plus grandes, n'étaient pas, dans l'Antiquité grecque, ces zones demisère trop souvent décrites. Des recherches précédentes sur Athènes au IVO sièclem'avaient, à de multiples reprises, mis en contact avec des textes où la pauvreté insulaireétait une métaphore naturelle s'appuyant sur des termes rhétoriques et des lieux communsdont la surabondance tardo-hellénistique et romaine, voire byzantine puis moderne ne

1. E. Karpodini-Dimitriadi, Les îles grecques. Un guide illustré de toutes les îles grecques, Athènes,1988, p. 108.2. Elien, Anim. IV, 59 ; Eustathe, Corn. Denys Pér. 525, GGM II, p. 317.

Page 10: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

6 PATRICE BRUN

parvenait pas à dissimuler l'origine géographique et historique: l'Athènes des YO-IYosiècles avant notre ère, dont la puissance méprisait ce qui n'était pas à son échelle.

C'est d'ailleurs un peu le sens du mot micropoliteia qui sert parfois pour définirune cité de petite taille, aux ambitions modestes et étriquées, méprisée par l'auteur ou lelocuteur - et souvent insulaire. Certes, toutes les îles de l'Egée ne s'insèrent pas danscette catégorie et l'on pourra être surpris d'y voir intégrées des cités ne correspondant pastout à fait à l'idée que l'on se fait de l'insignifiance, mais le mot désigne le plus souventun ensemble, conçu comme pauvre et faible.

Cette quasi-unanimité des sources d'époque athénienne puis romaine et byzantine,corroborée par les réflexions des voyageurs d'époque moderne et par les conclusions denombreux historiens contemporains est une "masse de granit" qu'il n'est guère faciled'ébranler. Et pourtant, une analyse poussée des documents de référence doit laisserplace à davantage de nuances d'abord parce que l'unanimité n'est pas totale et qu'il estloisible de s'insérer dans cette brèche; ensuite parce qu'il est possible, à la lumière ducontexte littéraire et historique des textes, d'offrir une interprétation différente des proposdéfinitifs sur la pauvreté des îles. Enfin, parce que la vision que nous pouvons avoiraujourd'hui des îles grecques, montagneuses, dénudées, balayées par le vent et désertesdès lors que l'on s'éloigne tant soit peu des marines animées, ne doit en aucun cas êtrecalquée sur la réalité antique. Je ne crois plus que les îles étaient alors pauvres, pas plusen tout cas que ne l'étaient la majorité des cités grecques continentales de tailleéquivalente, et peut-être moins. Aussi, après avoir tenté de démontrer que ces propostraditionnels ne reposaient pas sur des critères que nous jugeons aujourd'huiéconomiques, ai-je essayé de démonter le mécanisme qui fit des îles le paradigme de cecouple infernal pauvreté / faiblesse. Car ce n'est pas tout de nier la pauvreté des îles;encore faut-il pour admettre la fausseté de cette analyse et, sinon renverser, du moinsnuancer ces jugements excessifs, expliquer les raisons qui ont amené les auteurs del'époque classique et par-delà les sources postérieures, à dénaturer la réalité.

Mais cela ne pouvait se faire avant d'étudier de manière détaillée tout ce qui faisaitla richesse des îles dans l'Antiquité: son agriculture d'abord, décriée par les voyageursmodernes qui avaient sous les yeux le triste spectacle d'un monde opprimé par unepuissance extérieure et mal mis en valeur, en proie aux exactions multipliées des corsaireset pirates de tout poil et de toute nationalité: les Yénitiens, les Génois, les Maniotes aussi- des Grecs, pourtant - ont souvent fait plus de mal aux Insulaires que les Turcs, guèreintéressés par ces petites îles aux potentialités fiscales limitées, et qui laissaient auxarchontes locaux le soin de lever le karaç. Agriculture qui, les récentes recherchesarchéologiques dans les îles jointes à l'étude minutieuse des sources écrites le prouvent,devait être beaucoup plus prospère que l'image de ces terres brûlées et désertes ne lelaisse penser aujourd'hui et devait autoriser une forme d'autarcie dont je tâcherai dedéfinir les contours exacts. Mais richesses minérales aussi, ainsi que celles tirées de lamer, la pêche, bien sûr, et ce fil conducteur commercial que l'Egée représente pour desîles dont la situation permettait l'essor dans un monde classique et hellénistique ouvert.

Etudier la place exacte de ces îles en relativisant la portée des remarques fielleusesdes sources athéniennes, c'est aussi partir à la recherche de la forme cellulaire de la citégrecque, l'unité de petite taille dont les centaines d'exemplaires sont occultés par laprédominance militaire, économique, culturelle, d'Athènes devenue le modèle inaltérablede cité grecque, la Cité grecque, comme l'écrivit, et avec quel talent même si les

Page 11: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 7

perspectives de recherche ont aujourd'hui quelque peu changé, Gustave Glotz. A coupsûr devait-il y avoir dans le monde grec plus de citoyens vivant selon le modèle de lapetite et la moyenne cité que dans le cadre de la grande, telle Sparte, Thèbes ou encoreune fois, Athènes.

Ces propos introductifs doivent nous permettre de situer le débat. Je justifie dansle premier chapitre les raisons - que d'aucuns trouveront discutables - ayant conduit àretrancher de mon domaine d'investigation les grandes îles proches des continents grec etasiatique ainsi que la Crète : disons dès l'abord que le rejet de ces unités insulairesmajeures permettait de dégager une certaine cohérence géographique même si l'archipelégéen est riche d'abord de sa diversité - ce qui explique le titre pluriel d'archipels égéens.Un identique souci de cohérence, historique cette fois, m'a amené à privilégier la périodeVO-milieu 11° siècles et je m'en explique également. Mais la question primordiale demeurecelle-ci: peut-on faire une synthèse sur le monde grec insulaire antique? Synthèse est, ons'en rendra compte au fil des pages, un bien grand mot car la rareté des sourcesévénementielles interdit un véritable suivi chronologique. Les auteurs anciens se sont, ilest vrai, peu intéressés à ce champ géographique mais, on le verra, ce ne sont pourtantpas les renseignements de tous ordres qui manquent. Ils sont par contre disparates aussibien sur le plan géographique que chronologique et nous souffrons surtout d'une certaineincohérence de notre documentation, étalée sur plusieurs siècles. Cela a rejailli sur larecherche moderne et explique que nous disposions de peu de monographies quoique laroute soit désormais ouverte3 ; des études historiques éclairent à présent le débat4 mais ilexiste toujours de graves lacunes: si l'on met de côté la brillante exception que représenteDélos, bien sûr, mais encore Ténos, Mélos, Kéos et désormais KythnosS, une étudearchéologique des fortifications urbaines par exemple reste à faire. Dans le meilleur descas, elles ont été décrites plus ou moins succinctement (comme celles du Dodécanèse parHope Simpson et Lazenby), voire le reste du temps à peine évoquées pour Andros, oùdeux campagnes sporadiques seules ont été menées sur le site de Palaiopolis auxmurailles antiques encore visibles6• L'autre insuffisance concerne la numismatique: iln'existe guère de synthèse sur les frappes insulaires qui permettraient de dater etd'expliquer arrêts et reprises des émissions monétaires. On le voit, c'est plus, infine, laréflexion méthodologique qui fait défaut que les sources.

Quant à l'idée majeure selon laquelle il est impossible d'étudier et de comprendrele monde insulaire sans une prise en compte systématique des continents qui l'entourent,il va de soi que je l'entends et cela d'autant plus que l'opposition entre îles et continent estl'une des plus courantes de la pensée grecque, elle-même si avide d'établir parallèles etdistinctions? Mais une telle position n'est pas incompatible avec une étude centrée sur les

3. Voir les lignes initiales de l'orientation bibliographique.4. RS. Bagnall, The Administration of the Ptolemaic Possessions outside Egypt, Leyde, 1976 ;K. Buraselis, Das hellenistiche Makedonien und die Agiiis, Munich, 1982. Sans oublier bien sOr la richebibliographie sur Délos avec les livres de Claude Vial, Philippe Bruneau et Gary Reger.5. A. Mazarakis-Ainian, AE 1993 [1995] p. 217-253.6. BCH 81, 1957, p. 610-612 ; Ill, 1987, p. 563.7. Homère, lliade, II, 631-636, Odyssée, IV, 603-607 ; XIV, 97-98 ; Hésiode, Théogonie, 964 ;Hérodote, J, 171 ; Il, 97; III, 39 etc. Thucydide, J, 5,1 ; 9, 4; Isocrate, IV, 132; XI, 14. Cf. S. Vilatte,

Page 12: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

8 PATRICE BRUN

îles. Pour des périodes différentes, E. Malamut et BJ. Slot ont pu montrer l'originalitéhistorique de cet espace insulaire même si les frontières qu'ils ont choisies ne sont pasexactement les miennes. La grande synthèse géographique d'E. Kolodny permet enfin des'assurer qu'une telle étude est légitime8.

L'insularité dans la pensée grecque, Paris-Besançon, 1991. Sur l'idée d'opposition conçue comme mode depensée, P. Cartledge, The Greeks. A Portrait ofSelf and Others, Oxford, 1993.8. B.l. Slot, Arcipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane,c. 1500-1718, Istanbul, 1982 ; E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, Vl/lo-XIlo siècles, Paris,1988 ; E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, Aix en Provence, 1974.

Page 13: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

PRESENTATION GEOGRAPHIQUE ET HISTORIQUE

Exista-t-il une vie grecque antique spécifiquement insulaire ? Et lescontemporains, le cas échéant, en avaient-ils conscience ? Loin des joutes oratoiresathéniennes, de l'entraînement militaire spartiate, des fastes de la cour de Pella ou dePergame, le monde des îles de l'Egée donne une image austère et aride que je me proposed'étudier ici. Mais avant toute chose, il convient, comme toujours dans ce genred'ouvrage, d'en expliquer l'économie et les contours, tant géographiques qu'historiques.

L'Egée, on le sait, est parsemée d'une multitude d'îles, qui du simple îlot rocheuxà "la plus grasse île de la mer", offrent un éventail bien diversifié. Mais moins qu'uneétude de toutes les îles de la mer grecque, c'est une analyse du phénomène de l'insularitéà une époque déterminée qui est le but avoué de ce travail. Aussi vais-je d'abordm'efforcer d'en définir l'espace géographique puis chronologique.

LIMITES GEOGRAPHIQUES

Cette remarque paraîtra, dans un premier temps seulement je l'espère, unpeu incongrue. Car enfin les limites de la mer Egée sont bien connues: l'Hellespont aunord, la ceinture en chapelet formée du sud du Péloponnèse, de Cythère, de la Crète, deCarpathos, de Rhodes et de la presqu'île de Cnide. Toutefois, ce n'est pas un travail surl'Egée-mer dont il est question ici, mais sur l'Egée-îles. Alors, il nous faut définir etdéfinir, c'est choisir, donc éliminer ce qui, dans l'optique générale choisie, s'écarte dusujet.

Sans doute n'est-il guère besoin de s'étendre sur le fait que la Crète ne sera ici pasétudiée: sa superficie à elle seule, le grand nombre de cités dont un certain nombre n'ontpas d'accès à la mer, justifient que l'on ne puisse parler, à son égard et dans un contexteantique, d'une terre où le sentiment de l'insularité serait très développé. D'autre part, samise à l'écart de la vie politique et sociale du monde grec dans son ensemble jusqu'à lafin du I1IC siècle, en fait une terre originale que l'on étudie de préférence seule l . Maisd'autres retraits méritent des explications.

L'Eubée est de ceux-là. Pourtant, la taille de l'île, son éclatement en citéspuissantes, est déjà un signe de conditions particulières qui indiquent que "l'île auxboeufs" est parvenue à sublimer son cadre insulaire. C'est aussi le très faible espace qui

. 1. H. Van Effenterre, La Crète et le monde grec de Platon à Polybe, Paris, 1948 ; R.F. Willets, Thecivilization ofAncient Crete, Londres, 1977 ; G. Harrisson, The Romans and Crete, Amsterdam, 1993.

Page 14: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

10 PATRICE BRUN

la sépare du continent, une quarantaine de mètres aujourd'hui au niveau de Chalcis, toutau plus quelques centaines de mètres dans le nord. Historiquement, la mer ne fut guèreun obstacle: en 411, l'Euripe est obstrué et l'Eubée reliée à la terre ferme par un pont debois que Théramène ne peut détruirez. Au-delà de cette construction par essence fragile,l'Eubée était considérée comme une annexe du continent et au IVo siècle, Ephore affirme,réflexion intéressante pour notre problématique, que l'Eubée fait presque partie de laBéotie puisque le détroit qui les sépare n'est que de deux plèthres (une soixantaine de

, )3metres .D'autres indices tendent d'ailleurs à éloigner les cités de l'Eubée de la sphère

égéenne : situées toutes, à une exception près, sur la façade occidentale de l'île quiregarde la Grèce centrale, elles sont presque institutionnellement absentes de Délos quandles théarodoques de Delphes y viennent souvent. C'est que la côte orientale, soumise deplein fouet aux forts courants qui viennent de l'Hellespont et aux vents violents, est unevraie côte sauvage4• Histiée, au nord de l'île, ne se désintéresse pas de Délos5 mais lereste de l'Egée semble n'avoir eu que très peu de rapports avec cette cité: la liste desproxènes IG XII 9, 1187 (+ XII Suppl. p. 198 ; Sylf.3 492) pour autant que cela puissefixer un ordre d'idée des relations extérieures d'un Etat, sur vingt-deux ethniquesconservés, ne donne que deux cités insulaires, Samos (1. 17) et Ténédos (1. 18, 33).

Mais si la mise à l'écart de l'Eubée peut être acceptée, encore conviendrait-il d'enmoduler la portée en ce qui concerne Carystos, la cité la plus méridionale. Sa situation,sur l'Egée et non pas sur le canal d'Eubée, son isolement du reste de l'île par desmontagnes difficiles d'accès6, faisaient d'elle presque un isolat. Mais ce sont surtout sesliens intimes avec Délos dès l'époque archaïque, c'est-à-dire en un temps où l'emporionn'attirait pas encore, qui font de Carystos une vraie cité égéenne, "qui appartient déjà aumonde des Cyclades" pour Olivier Picard, et pour tout dire, presque une île de l'Egéequ'il est difficile d'éliminer7•

L'Eubée n'est pas la seule île à se rattacher davantage au continent qu'à la mer ou,en tout cas, ne vivant pas des seules richesses de son territoire et de son insularité. Jeveux parler ici de toutes les îles possédant une pérée : cette dernière les autorise àdépasser le cadre étriqué de leur insularité, à ne pas rechercher dans les seules ressourcesinsulaires les moyens de leur subsistance. Bien sûr, elles demeurent des îles, avec les

2. Diodore, XIII, 47, 3-5. Ce même pont de bois - ou un autre - est encore attesté en 200 : Tite-Live,XXXI, 24, 3. Le géographe Agathémère (GGM II, p. 486) : "L'Eubée est reliée à la Béotie par un pont".3. FGrHist. II A 70 F. 119.4. O. Picard, Chalcis et la Confédération eubéenne, p. 212.5. On pense en priorité au célèbre décret des Histiéens en l'honneur d'Athénodoros de Rhodes découvert àDélos (Durrbach, Choix, 50), mais l'Index de 1. Tréheux prouve bien d'autres occurrences de la présenced'Histiéens à Délos. L. Robert a également montré les liens qu'il pouvait y avoir entre Délos et l'abondantmonnayage d'Histiée au IIIO siècle (Etudes de numismatique grecque, p. 179-186).6. Description du site par R. Meiggs, Athenian Empire, p. 123 ; 566.7. O. Picard, Chalcis et la Confédération eubéenne, p. 210. C'est de Carystos que partent les offrandes desHyperboréens pour Délos (en passant par Ténos) : Hérodote, IV, 33 ; là-dessus, J. Tréheux, "La réalitéhistorique des offrandes hyperboréennes", Studies presented to D.M. Robinson, II, 1953, p. 758-774. Surles multiples attestations de Carystiens à Délos tant au IVo siècle qu'à l'époque hellénistique (Carystosemprunte par exemple au sanctuaire au IVo siècle, ID 98 B 1. 10), voir l'Index de J. Tréheux.

Page 15: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 1 1

contraintes et les avantages d'une telle position - aussi bien leur exclusion du cadre decette étude ne peut être totale - mais une nouvelle mentalité naît de l'annexion d'une terrecontinentale.

Thasos qui, déjà, sur le plan de la géomorphologie, se rattache au massifmontagneux thrace du Rhodope8, fondée par les Pariens au VIIo siècle, vit son centreurbain s'élever sur la partie nord de l'île. Sans doute ce choix fut-il dicté par desimpératifs d'ordre géographique, la côte sud se prêtant mal à une implantation portuaireque des liens maintenus au long de l'Histoire avec Paros9 auraient pourtant, dans unpremier temps au moins, favorisée. Très tôt en tout cas, cette situation septentrionaleincita les Thasiens à occuper le continent tout proche qui, à cette époque, ne devait pasêtre densément habité, première preuve que l'insularité n'est pas, dans la mentalitégrecque, un but en soi. Thucydide signale ainsi qu'il faut à peine une demi-journée pourrallier Amphipolis depuis le port de Thasos, soit moins de temps encore pour toucher lelittoral thrace. La richesse de l'île, illustrée par les trente talents qu'elle verse au trésorathénien au Vo,~;Siècle (et 60 talents lors de la taxis phorou de 425/4) provient, certes, de lafertilité de l'île, vantée par de multiples sources10, de son marbre1l, mais aussi de sesmines et de ses emporia situés sur le continentl2. Les Anciens paraissent à ce point avoirassimilé Thasos à une dépendance de la Thrace que c'est à ce secteur qu'est rattachée l'îledans l'Empire athénien. De même, au IVo siècle, Thasos est classée, dans les listes desthéarodoques d'Epidaure avec les autres cités de la Thrace littorale, Acanthos, Skionè,Mendè, Néapolis, Abdère, Maronée, Ainos13. La référence à des chevaux dans des reliefsarchaïques - des scènes de chasse à cheval gravées sur des terres cuites ont été trouvées àThasosl4 - si rare pour ne pas dire plus dans le monde insulaire, est à n'en pas douter àrattacher à la pérée. Ses possessions continentales mises à mal dans un premier temps parl'impérialisme athénien puis par la poussée macédonienne, Thasos n'en fut pas beaucoup

8. J.P. Sodini - A. Lambraki - T. Kozelj, Les carrières de marbre d'Aliki, p. 81-85.9. En 411 ou 407 par exemple: IC XII 5, 109. Y. Grandjean - F. Saiviat, BCH 112, 1988, p. 272-274(SEC XXXIX, 852) ; J.C. Moretti, BCH 111, 1987, p. 157-166. c. 350-340: IC XII 5, 114. Timbresamphoriques thasiens à Paros: IC XII 5, 468-469.10. Son vin, bien sûr, sur lequel F. Salviat, "Le vin de Thasos. Amphores, vin et sources écrites",Recherches sur les amphores grecques, BCH Suppl. XIII, p. 145-196, mais aussi son vinaigre (Pline, HNXXXIV, 114 et F. Salviat, art. cit. p. 147 ; J. Pouilloux, Recherches, l, n° 7 = SEC XVIII, 347 ;XXXVI, 790), son orge (Athénée, III, 112 a) et plusieurs sortes d'arbres fruitiers considérés commed'excellente qualité: noyers (Athénée, XIV, 647 b ; Aulu-Gelle, VI, 16,5 ; Pline, HN XXXVI, 44),amandiers (Athénée, II, 54 b), figuiers, myrtes, noisetiers (lC XII Suppl. 353 1. 12).11. Les références et la bibliographie sont considérables. sur quoi je reviendrai. Dans un premier temps,notons Pline, HN XXXVI, 44 et J.P. Sodini - A. Lambraki - T. Kozelj, Les carrières de marbre d'Aliki.12. Hérodote, VI, 46-47 ; VII, 109 ; Thucydide, l, 100 ; Plutarque, Cimon, 14. II a existé des mines d'ordans l'île même: J. des Courtils - T. Kozelj - A. Muller, "Des mines d'or à Thasos", BCH 106, 1982,p.409-417.13. IC IV2, 94 1 b 1. 31 pour Thasos.14. L.J. Worley, Hippeis. The cavalry in Ancient Creece, Oxford, 1994, fig. 3.3 p. 37.

Page 16: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

12 PATRICE BRUN

plus attirée par l'Egée : les Thasiens sont rares à Délos et ils semblent avoir été, àl'époque hellénistique, plus attirés par l'Asie MineurelS et le grand large.

Dans un registre similaire, mais sur un mode mineur, Samothrace possédait elleaussi une pérée et cela jusqu'à l'époque hellénistique l6 même s'il est clair que celle-cin'avait pas l'importance qu'elle revêtait à Thasos en raison de son moindre intérêtéconomique (aucune mine n'y est attestée), de relations difficiles avec la terre fermecompte tenu de l'éloignement plus grand et d'une mer souvent difficile l7 . Il n'empêcheque la ville de Samothrace avait été, à l'instar de celle de Thasos, bâtie au nord de l'île.On trouve, ce n'est pas une surprise, peu de témoignages de l'intégration de l'île à la viede l'EgéeI8 .

Le cas de Lesbos est aussi net que celui de Thasos et permet d'affirmer que l'îleattendait plus du continent asiatique que de la mer Egée. Elle est, on le sait, l'une desrares îles à ne pas être parvenue à un synoecisme. Des cités originelles - la traditionrapportée par Pline faisait état de neuf cités - il n'en restait plus que trois à l'orée de ladomination romaine, Mytilène, Méthymna, Erésos, les deux premières étant, et de loin,les plus dynamiques: c'est ainsi que Méthymna absorba, sans doute dans le courant dun° siècle, Antissal9 . Leur succès a au moins une part d'explication dans leur proximité del'axe commercial nord-sud reliant Alexandrie au Pont-Euxin, particulièrement emprunté,on s'en doute, durant la période hellénistique. C'est ainsi qu'un itinéraire est-égéen peutêtre déduit de la description d'une cargaison débarquée à Péluse: noisettes du Pont, vin etfromage de Chios, terre de Samos, miel de Théangéla et de Rhodes. Mais nous avons,dès le VO siècle, des témoignages de son activité comme en 409, lorsque la flottesyracusaine alliée des Spartiates longe depuis Ephèse jusqu'aux détroits la côte d'Asie2o

et la fréquentation assidue de cette voie de passage maritime dans la première moitié duIVo siècle explique encore les liens de proxénie qui unissent Cnide à deux cités de larégion hellespontique, Abydos et Lampsaque21 .

Sans que la première explication soit exclusive, on peut trouver un autre élémentde réponse dans la situation des deux principales villes, à l'est de l'île, juste en face dulittoral asiatique22 , à peine distant de cinq kilomètres, qu'elles convoitèrent tôt: la pérée

15. Une Thasienne inhumée à Rhénée, EAD XXX, p. 88. A Histiée, un proxène des Thasiens, IG XII 8,267. Décrets mettant en scène des Thasiens à Assos (/K 4, Il a), Lampsaque (IK 6, 7 =SEG XIII, 458),Smyrne (/K 24, 582).16. Hérodote, VII, 108 ; [Skylax], 67. Cf. P. Roussel, "La pérée de Samothrace au Ille siècle", BCH 63,1939, p. 133-141 ; L.D. Loukopou1ou, Contribution à l'histoire de la Thrace propontique, p. 64. Cetteoccupation n'est pas sans hiatus, un certain nombre de ces places lui étant retirées au ve siècle pendant ladomination athénienne: ATL IV, p. 111.17. Denys Halicar. Ant. rom. l, 61, 4. E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 260.18. Deux stèles de Délos rapportent des honneurs rendus par le koinon des Nésiotes à des Samothraciensqui deviennent proxènes de ce dernier: IG XI 4, 1023 ; 1044-1045.19. Pline, HN V, 139.20. Pline, HN II, 45 ; Flavius Josèphe, Ant. judo XVI, 17-20. PCZen. 59012. Xénophon, Helléniques,1,2, 12. Pour Re. Semple, The Geography of the Mediterranean Region, p. 60-61, le succès de cetteroute à partir de l'époque hellénistique s'explique par les populations nombreuses que l'on y trouve et parl'adoucissement, entre les grandes îles de l'est égéen et la côte micrasiatique, des vents du nord.21. IK 41, 603-604.22. A. Bresson, "La dynamique des cités de Lesbos", Cahiers du Centre Georges-Radet, 3, 1983.

Page 17: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 13

de Mytilène est bien connue et on peut suivre la pérennité de l'occupation mytilénienne enAsie jusqu'à la période romaine23 . Un certain nombre de faits (on pense au célèbre traitémonétaire conclu entre Mytilène et Phocée, aux démêlés de la cité vers 340 avec le tyrand'Atarnée Hermias24), prouvent à l'envi que ses orientations, pour être internationalescomme il sied à un Etat de son importance, étaient d'abord asiatiques. On néglige aussi lefait que Méthymna avait probablement sa pérée. D'après un poète local, Myrsilos, Assosaurait été fondée par les Méthymnéens, ce qui peut passer pour une vieille revendicationterritoriale. On a découvert aussi à Ilion un décret de Méthymna tandis que J.M. Cook apublié un décret de cette cité entreposé au Musée de Çannakale25•

Chios montre des caractères assez identiques car la ville, là encore, est bâtie faceau continent et dès l'archaïsme, et jusque sous la domination romaine, la cité y possèdedes territoires26 . Cela, pas plus que pour Mytilène, n'autorise à penser que Chios sedésintéresse du reste du monde grec car les relations avec Délos sont intenses27 mais lesproxénies connues par l'épigraphie montrent que Chios est en priorité attirée par l'AsieMineure et pour Thucydide, Chios, à l'instar de Samos, est à rattacher à l'Ionie et non augroupe insulaire égéen28 .

De même Samos donc. Aux temps épiques, la région d'Anaia est partie intégrantede Samos et l'histoire de la cité a toujours montré les intérêts qu'elle entendait ymaintenir, que ce soit en 440 lorsque les Samiens exilés après la défection manquée s'yréfugient et lancent depuis cette base des attaques contre les possessions athéniennes ou lalongue querelle entre Samos et Priène, arbitrée une première fois au début du n° siècle parles Rhodiens, une seconde en 135 par les Romains29• La ville antique est bâtie sur lechenal qui, au sud, la sépare de l'Asie. A l'instar des îles précédentes, Samos a unepolitique que nous appellerions "tous azimuts", parfois d'ailleurs orientée en priorité versla mer Egée : à l'époque hellénistique, on note une expansion samienne à l'ouest30, quirend impossible le retrait total de Samos du cadre de notre étude.

23. Les territoires continentaux durant la Guerre du Péloponnèse: Thucydide, III, 50, 2 ; IV, 52, 2-3 ;IV, 75, 1. Cf. R. Meiggs, Athenian Empire, p. 311-317. Au IVo siècle, Théopompe, FGrHist. II B 115F. 291. Au début du no siècle, Tite-Live, XXXVII, 21, 6. Vers 138,1. Perg. 245 (= IG XII Suppl. 142).24. Théopompe, FGrHist. II B 115 F. 291. Cf. G.S. Shrimpton, Theopompus, p. 125-126.25. Fondation d'Assos par Méthymna, Strabon, XIII, 1,58. Décret d'Ilion: IK 3,213. Décret du Muséede Çannakale : J.M. Cook, The Troad, Oxford, 1973, n. 5 p. 396. Sur la probabilité d'une péréeméthymnéenne, L. Robert, Etudes de numismatique grecque, p. 95-97.26. Période archaïque, Hérodote, l, 160 ; VIII, 106 ; Pausanias, IV, 35, 10. En 397, Xénophon,Helléniques, III, 2, Il. En 340, Théopompe, FGrHist. II B 115 F. 291. En 188, la cité obtient en Asiedes terres sur les dépouilles d'Antiochos: Polybe, XXI, 46.27. Dès l'époque archaïque, ID 9 (SEG XIX, 510 ; XXXIII, 633). De 314 à 166, 14 décrets honorifiqueset tout un ensemble de donateurs, locataires et entrepreneurs: J. Tréheux, Index.28. Voir la carte des proxénies établie par Chr. Marek, Die Proxenie, p. 84. Thucydide, VII, 57, 6.29. Pausanias, VII, 4, 3. Cf. G. Shipley, Samos, p. 31-36. Sur les relations de Samos avec Anaia et lapérée, U. Fantasia, Serta historica antiqua, Rome, 1986, p. 113-143. Thucydide, 1,115,4; III, 32, 2;IV, 75, 1. Samos et Priène, I. Priene, 37 ( = Syll.3 599) et I. Priene, 41 ( = Syll.3 688).30. Les Samiens colonisent Minoa d'Amorgos (IG XII 7, 221-245 [237 = Sy/l.3 1047], 269.1. Magnesia, 50 1. 80 montre les Samiens de Minoa en 206). Au temps de Strabon, 1caria est occupée parles Samiens, sans doute depuis le milieu du 11° siècle: Strabon, X, 5, 13 ; XIV, l, 19; cf. infra, note 57.

Page 18: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

14 PATRICE BRUN

Est-il alors indispensable d'évoquer la situation de Rhodes? Sans doute du fait deson synoecisme tardif mit-elle du temps à s'ouvrir à des horizons autres que strictementégéens (les Rhodiens sont cependant présents à l'Hellénion de Naucratis), mais, dès ledébut de son expansion en Carie au IVo siècle, expansion induite pourrait-on dire par lasituation de la nouvelle ville construite face à elle, Rhodes est parvenue à dépasser sonstatut d'insulaire, à s'affranchir du cadre fini de son propre rivage. De "Pérée intégrée" en"Pérée sujette", l'occupation rhodienne en Carie fut à ce point profonde que les habitantsde la Pérée sujette, la plus éloignée de l'île, au nord du Golfe Céramique, continuaient, au11° siècle après J.C., de se désigner sous l'ethnique de Rhodiens.

Nous avons souligné que tous les sites urbanisés des îles proches du continent ontété bâtis sur la côte qui le regarde. Cette localisation n'est pas spécifique des îles del'Egée : les îles ioniennes de Corcyre, Leucas, Képhallénie et Zakynthos ont ainsi vuleurs cités développer leur habitat à l'est, face à la proche péninsule balkanique. Et cethabitat s'est maintenu aux autres époques.

Sur ce plan-là, déjà, on devine l'une des originalités de l'espace insulaire que jetente de dessiner: le choix de l'habitat y a été déterminé par d'autres critères que la simplerelation de proximité avec le continent. Dans l'arc occidental des Cyclades, alors queKythnos a implanté sa ville à l'ouest, Sériphos l'a fait au sud et Siphnos à l'est. Pour lechoix du site urbain, c'est tout un ensemble de composantes qui joue, ensemble danslequel les éléments maritimes ou dépendant de la mer (qualité du mouillage, protectioncontre les vents dominants) ont une place déterminante.

On voit que le domaine défini prend ainsi des allures originales et peut-êtreincohérentes si l'on devait s'enfermer dans un cadre trop étroit tant il est vrai que ladéfinition de l'île, espace entouré d'eau, ne s'accorde pas toujours à celle, plus sociale,plus humaine, d'une mentalité insulaire. Mais l'appropriation d'une pérée ne modifie pastoujours et en tout lieu les données du problème car la condition insulaire pouvait se fairesentir, et de façon brutale. C'est le cas lors des sièges, que l'on pense à celui de Mytilèneen 428 ou de Rhodes sous Démétrios Poliorcète. On peut certes objecter à cette remarquele fait que toute cité investie devient dans la pratique une île, à ceci près qu'une citéinsulaire assiégée cherche le salut vers la mer: vieux réflexe sur lequel on reviendra. Entout état de cause, il sera difficile, ne serait-ce que pour comparer les situations, d'évacuerentièrement la situation de ces îles majeures.

Mais précisons: la pérée n'est pas tout, on l'a vu avec l'Eubée. Prenons le cas deTénédos. "Du rivage troyen, on aperçoit Ténédos" dit Virgile, Enéide, II, 21. Dansl'Antiquité, cela l'amena à rechercher une implantation continentale. Dès le IVo siècle, elleentre en conflit avec Sigée, ce qui montre que des intérêts la poussaient en Eolide etnombreux sont les textes qui y attestent l'intervention de Ténédiens. C'est sans doute lamarque de territoires continentaux qui ne devaient pas être vastes. Pourtant, la cité ne seconsidère pas bien puissante et, pendant l'époque hellénistique, la cité rechercha lesynoecisme avec Alexandrie de Troade3!. Mais la possession de ces territoires en Asie fit-

31. Strabon, XIII, 1, 32 et 46-47. Conflit avec Sigée : Aristote, Rhétorique, II, 15 1375 b. Ténédiensen Asie Mineure: D. Knoepfler, "Un décret de Kymè d'Eolide au Musée National d'Athènes", BCH 95,1971, p. 533-542. Décret d'Ilion pour des proxènes ténédiens : Syll.3 355. Décret de Kymè : IK 5,4.Arbitre ténédien à Erythrées : IG XII Suppl. 147. Synoecisme avec Alexandrie: Pausanias, X, 14,4.

Page 19: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 15

elle de Ténédos une île qui était parvenue à sublimer son insularité? On en doutera et uneautre définition de notre espace s'impose désormais: notre étude portera surtout sur lesîles petites et moyennes de la mer Egée dont la comparaison des tableaux 1a et 1b montrel'originalité par rapport aux grandes îles, tant dans la superficie que pour la population.C'est à coup sûr une autre dimension et déjà un autre monde. Même la présence deThasos n'est pas incongrue dans le groupe des grandes îles si l'on se souvient del'importance de sa pérée dans l'Antiquité. Le domaine dont je précise les contours estdonc d'abord celui des Cyclades, mais pas de manière exclusive car les Sporades dunord, le chapelet de terres entre Chios et Rhodes, Carpathos, le Golfe Saronique, fontpartie intégrante de l'espace nésiotique égéen.

L'ensemble géographique des îles de l'Egée, chose aggravante, n'a pas été perçuhomogène par les Anciens et il n'a que rarement, au cours de son histoire, été réuni sousune bannière commune : empire athénien - mais pas avant 425/4, lorsque les îlesdoriennes du sud de l'Egée deviennent tributaires - puis romain, byzantin, enfin ottomanà partir de la fin de la présence vénitienne à Ténos. A la Grèce moderne il manque Imbroset Ténédos. Mais à l'intérieur de ces grands ensembles politiques, il n'a jamais étéquestion d'intégrer les îles dans un seul sous-ensemble. Il suffira pour notre propos deprendre l'exemple de la vision athénienne lors de la première Confédération. Si parfois, leterme nèsiôtai peut désigner plus que les insulaires, l'ensemble des alliés32, il est engénéral beaucoup plus restrictif et, pour les hellénotames, le nèsiôtikos phoros nereprésente pas, loin s'en faut, le versement de toutes les îles: on note au contraire quetous les secteurs fiscaux de l'Empire comportent au moins une île de l'Egée. Ainsi, ausecteur carien ont été rattachées Amorgos, Astypalaia, Calymna, Cos, Carpathos,Rhodes, Symè ; au secteur ionien, Nisyros, Léros, !caria ; au secteur hellespontique,Ténédos ; au secteur thrace, Péparéthos, Skiathos, !Cos, Thasos et Samothrace. Dans lapensée fiscale des Athéniens du y o siècle, n'étaient des îles, à l'exception notable del'Eubée, mais de toute évidence rattachée au secteur insulaire par défaut (où la placer ?),que celles qui étaient assez éloignées du continent. Dans un tout autre registre, lanomenclature faite par Athénée, au n° siècle de notre ère, des différents vins de Grèce, estéclairante: il parle des qualités des divers crus et pour cela, évoque les qualités des vinsde Rhodes, de Lesbos, de Chios, de Thasos puis, dans une phrase séparée, définit cellesdu vin insulaire, du v11crtoo't11Ç otvoç33, montrant ainsi que dans sa pensée, les grandesîles dont il vient de parler n'entrent pas dans la catégorie des îles. Il n'est d'ailleurs pasinterdit de penser que, pour Athénée comme pour les Athéniens du y o siècle, "les îles" nes'identifient aux Cyclades. En effet, lorsqu'un auteur veut parler d'autres îles égéennesque de celles de l'Archipel, il prend soin d'indiquer, par une précision supplémentaire,leur localisation et c'est ainsi que l'auteur anonyme du second argument du ContreTimocratès démosthénien souligne que Mausole maltraitait "les îles proches du continent"('tàç nÉpav V'J1O"ouç). Tous ces témoignages égrenés permettent de recouper certainesréflexions déjà faites.

Il est néanmoins intéressant de souligner que le découpage fiscal du y o siècle n'estque le premier d'une série qui n'est jamais parvenue à fixer un ensemble homogène etsurtout reconnu. Les Romains ont ainsi rattaché les îles à trois provinces distinctes,

32. Aristophane, Paix, 296-298 ; 760.33. Athénée, I, 32 e.

Page 20: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

16 PATRICE BRUN

l'Achaïe, la Macédoine, l'Asie et ce n'est que sous Dioclétien que les îles de l'Egée furenttoutes réunies dans une même province avec Rhodes pour capitale34. Les Cyclades, quine sont pas a priori les plus difficiles à individualiser, n'ont ainsi jamais pu bénéficierd'une définition canonique : on trouve chez les géographes antiques un éventail d'îlesréputées telles allant de sept à vingt-trois avec des attributions parfois surprenantescomme celle de Diodore et d'Hésychius qui rangent Péparéthos et Skiathos parmi lesCyclades35. A l'époque médiévale, le thème byzantin de la mer Egée est loin de regrouperl'ensemble des îles puisque seul l'espace méridional des Cyclades, Naxos, Chios,Lemnos et Lesbos en font partie, les autres îles étant rattachées au thème de l'Hellade etles îles septentrionales à celui de Macédoine et déjà, pour Hésychius, Imbros et Lemnossont appelées "îles de Thrace"36. Lors des nombreux redécoupages qui eurent lieujusqu'au XIIo siècle, jamais le pouvoir byzantin n'eut plus que ses prédécesseurs l'idéede rassembler la totalité des îles en une seule circonscription. Le duché de Naxos, fondéau moment de la quatrième Croisade par le Vénitien Marc Sanudo, principauté quisubsista tant bien que mal jusqu'en 1579, date officielle de sa disparition, ne put jamaiscontrôler toutes les Cyclades et le groupe nord-occidental Kéos - Andros - Ténos luiéchappa. En restant chez les géographes antiques, et illustrant bien notre propos, les îlesne sont jamais étudiées ou citées pour elles-mêmes, mais dans le prolongement ducontinent dont elles s'approchent et dont elles sont, pour ainsi dire, une dépendance:ainsi procède [Skylax], qui débute son analyse avec le Péloponnèse et les côteslacédémoniennes pour finir avec l'Hellespont et Imbros. Ainsi encore pense Ptolémée quiclasse les Cyclades - ses Cyclades - avec l'Achaïe alors que, de toute évidence, ellesétaient rattachées à la province d'Asie37. On comprend que la démarche de Strabons'inscrit dans une tradition géographique séculaire et dans son chapitre sur l'Egée, il ditréserver "à la description de l'Asie, comme un complément, les îles les plus importantesattenantes à ce continent, Chypre, Rhodes et Cos et celles qui les suivent le long dulittoral, Samos, Chios, Lesbos et Ténédos". Dans cette démarche, le géographe ne faitque suivre Eschyle qui, faisant parler le choeur des Perses, évoque les "îles baignées parles flots qui, groupées autour d'un cap, s'attachent à notre terre d'Asie, telles Lesbos,Samos, qui nourrit l'olivier, Chios"38.

Il est visible, dans ces conditions, que la notion même d'île n'avait pas, dansl'Antiquité grecque, la valeur géographique que nous lui connaissons aujourd'hui. Pourles Athéniens, les îles se confondent avec les Cyclades - vision réductrice, certes, maisqui, pour l'essentiel, a peu été remise en cause. Il paraît donc que l'île antique doit, pourmériter son nom, être assez éloignée du continent et, par voie de conséquence,correspondre à un mode de vie donné. Sans vouloir manier le paradoxe, je pense que les

34. CIL III 1,450 (cf. R. Etienne, Ténos II, p. 151-154).35. Diodore, XV, 30, 5 ; 95, 1 ; Hésychius, s. v. Skiathos. Sept Cyclades pour une scholie de Denys lePériégète (GGM II, p. 457), neuf pour Hygin (F. 296), dix pour Denys le Périégète (135-150), douzepour Mela (II, 11), quatorze pour Pline (RN IV, 65-67) et Ptolémée (III, 14,23-24) - ce ne sont pas lesmêmes - vingt-trois pour [Skylax] (§ 48, 58). F. Hiller von Gaertringen, lG XII 5, Testimonia, nO 1395­1407. Même imprécision pour l'époque byzantine: E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 47-48.36. Hésychius, S.v. ; E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 311-317.37. Ptolémée, ib. (cf. R. Etienne, Ténos II, p. 151-152).38. Strabon, X, 5, 14. Eschyle, Perses, 878-885.

Page 21: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 17

grandes îles de l'est égéen, l'Eubée, n'étaient pas pour les Grecs à proprement parler desîles, c'est-à-dire n'étaient pas pensées ainsi. Alors, avec une argumentation et desobjectifs différents, c'est un peu la démarche que je propose et qui, à défaut peut-être deporter sa propre logique géographique et sa cohérence interne, s'inscrit dans un schémaque n'auraient renié ni les créateurs du pharos, ni Strabon, ni Pline.

LE CADRE CHRONOLOGIQUE

Une fois établi le cadre géographique de cette étude, disons quelques motsde son cadre chronologique, les périodes classique et hellénistique. Dès que l'on sort del'histoire événementielle, les frontières traditionnelles entre siècles s'estompent. Que peutsignifier l'expression "début du VO siècle" pour les îles telles que je viens de les définir?Dès l'expédition de Datis en 490, la plupart des îles de l'Egée sont sous le contrôle d'unepuissance extra-insulaire qui, si elle change, existe désormais en permanence àl'exception de quelques périodes d'indépendance assez confuses pour nous. Dans monesprit, c'est cette emprise extérieure à l'espace insulaire qui est constitutive du début del'ère classique en Egée. Mais bien entendu, cela a varié selon les îles, dans la dated'intégration à un Empire ou dans leur acceptation plus ou moins résignée de cetteassociation. Les plus petites ont subi l'éphémère présence perse et la durable hégémonieathénienne de la même façon qu'elles avaient accepté les dominations naxienne etsamienne durant l'époque archaïque. Pour beaucoup néanmoins, 480 marque une dateimportante, grosse d'avenir, mais Naxos ne se décide vraiment à admettre l'ordrenouveau qu'après sa révolte manquée vers 47039•

Le monde insulaire archaïque reflète un idéal positif, beaucoup plus que durant lapériode qui va du VO au début du 11° siècle et c'est tout le mérite du livre de S. Vilatte,L'insularité dans la pensée grecque, que d'avoir montré à quel point l'insularité, dans lapensée grecque d'Homère à Pindare, est vécue comme un bienfait, un principe d'essencequasi-divine. L'île est protection. Et de fait, des îles, telles Naxos ou Paros, vivent à cemoment leur heure de gloire. Ce que l'on peut en savoir évoque pour nous un monde etune société assez proches de ceux du continent: les tiraillements sociaux à Naxos de laseconde moitié du VIO siècle nous montrent que de grands propriétaires terriensdirigeaient l'île, préparant par leurs excès l'arrivée au pouvoir de Lygdamis. Certes, à lachute du tyran, l'oligarchie reprit ses droits mais, en 500, les riches, surnommés de façonimagée "les Gras", furent expulsés de Naxos et l'on sait que leurs plaintes auprèsd'Aristagoras furent à l'origine de la révolte de l'Ionie4o• Il est vrai que la puissancenaxienne occulte quelque peu le reste des îles et, si l'on suit Hérodote, l'île contrôleraitplusieurs de ses voisines. Mais elle n'est pas la seule à bénéficier d'un contextefavorable. Si tant est que la frappe des monnaies constitue un élément de richesse, on nepeut que remarquer la surprenante concentration des émissions monétaires insulaires à lafin du VIO siècle : Egine, bien sûr, mais encore de multiples Cyclades, Andros, Délos,

39. Thucydide, l, 98, 4 ; Aristophane, Grenouilles, 355 ; Népos, Thémistocle, 8. R. Meiggs, AthenianEmpire, p. 70-71.40. Oligarchie au milieu du VIa siècle et arrivée de Lygdamis : Hérodote, l, 64 ; Aristote, Politique, V,6, 1 1305 a-b ; Const. Ath. XV, 3. Chute de Lygdamis : Plutarque, de malign. Herod. 859 d. "Les Gras"expulsés de Naxos en 500: Hérodote, V, 30.

Page 22: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

18 PATRICE BRUN

Carthaia, Corèsia et Iulis de Kéos, Mélos, Naxos, Paros, Sériphos, Siphnos, Ténos etThèra sont dans ce cas ce qui, on en conviendra, fait beaucoup. Seulement, avecl'apparition d'une thalassocratie puissante, la situation générale se modifie en mer Egéeet, pour reprendre la terminologie de S. Vilatte, de refuge, l'île est devenue prison.

A l'autre bout de l'éventail chronologique, la difficulté est encore plus grande carla notion de Grèce égéenne romaine est mal définie, plus précoce que celle d'Asieromaine et plus encore, bien sûr, d'Egypte. Cependant, concernant les îles, le monderomain constitue sinon une rupture, du moins une modification sensible. Passons sur lesoligarchies civiques favorisées par les Romains - qui ne sont sans doute que

. l'accomplissement politique des transformations en profondeur de la société et viennenten bout de course de l'évolution - et insistons davantage sur les problèmes en amont41 •

Il n'y a pas, durant la période romaine, d'apparition de quelque technique ouculture nouvelle susceptible de transformer les données agricoles des campagneségéennes, rien qui, de près ou de loin, ressemble à l'introduction dans l'Europe modernedu tabac, de la pomme de terre, de la tomate ou du maïs. Mais, et en se gardant de toutesystématisation, il apparaît que la structure de la petite propriété, bien installée, nous leverrons, au Ive siècle, a nettement décru dans la seconde moitié de l'époque hellénistique.Les soubresauts que l'on constate dès le milieu du Ille siècle en Egée doivent être liés, deprès ou de loin, au problème de la terre42 et ces troubles intérieurs ont été aggravés par lesattaques piratiques qui se multiplient dans les îles. Même - nous aurons l'occasion d'enreparler - si toutes ne doivent pas être exagérées ni dans leur importance ni dans leurimpact sur la vie économique et sociale, certaines de ces attaques ont dû être terriblescomme celle menée en 153 par les Crétois sur Siphnos et qui, entrés par ruse dansl'enceinte de la ville, se livrèrent à un pillage méthodique de la ville et revinrent en Crètechargés de prisonniers et de butin43 • La domination romaine, marquée en Grèce parl'apparition des negotiatores, aurait aussi accentué le phénomène de concentration desterres44• En tout état de cause, la constitution d'immenses domaines dans les îles - choseque l'on retrouve dans le reste de la Grèce - n'est pas une vue de l'esprit : à preuve,l'exemple célèbre et caricatural de l'île de Cythère qu'Auguste accorda dans sa totalité au

41. Sur les transformations politiques du monde grec à partir du milieu du 11° siècle, qui correspond audébut de la domination romaine, Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, Paris, 1985.42. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter les interventions de juges étrangers pour mettre fin à dessituations difficiles: à Carthaia (lG XII 5, 1065), los (XII 5, 7 et XII Suppl. 168), Naxos (l. Cos, 16 =GGIS 43 = IG XII 5, p. XVI nO 1310), Syros (lG XI 4, 1052 = Durrbach, Choix, 45), Kimolos(Hesperia, 37, 1968, p. 188-189), Minoa (lG XII 7, 221) et Arkèsinè d'Amorgos (XII 7, 15-16), Thèra(XII 3, 320). Cf. P.M. Nigdelis, IloÂ,trevj.la, p. 265-268 ; Ph. Gauthier, IS 1994, p. 165-195.43. Siphnos : Diodore, XXXI, 45. Des témoignages d'attaques sur Ténos, Syros, Kythnos, Paros etNaxos sont rassemblés par R. Etienne, Ténos II, p. 136-138 ; n. 17 p. 143. Rappelons néanmoins que,dès le début du no siècle, Andros par les Romains (Tite-Live, XXXI, 15, 8 ; 45), Skiathos et Péparéthospar Philippe V (XXX, 28, 6), avaient été durement pillées. Sur les conséquences de la piraterie qu'ilconvient de moduler, P. Ducrey, Les Cyclades, p. 143-148 ; G. Reger, Independant Delos, p. 262-263.44. J. Hatzfeld, Les trafiquants italiens; M.H. Crawford, EHR 30, 1977, p. 42-52 ; S. Alcock, Graeciacapta, p. 75-76.

Page 23: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 19

Spartiate Euryclès45 , ou bien de Mytilène, dont le cadastre du Bas-Empire laisseapparaître des toponymes directement empruntés à des anthroponymes d'origine latine46•

Mais d'une part, les Romains ne furent pas les seuls à en profiter. On a cité le casd'Euryclès pour Cythère. Lorsqu'Antoine confia Ténos, Andros et Naxos aux Rhodiens,on imagine mal qu'une forme ou une autre de confiscation et d'appropriation du sol parles Rhodiens n'a pas eu lieu. D'autre part, la saisie de terres dans les îles n'est pas unenouveauté : on sait bien les habitudes prises par les Athéniens durant la Ligue de Délos(clérouquies, acquisitions de domaines par des particuliers). A l'époque hellénistiqueencore, des cas de confiscation sont connus, comme à Thèra où il est fait allusion dansune inscription à l'oikonomos "de la terre royale"47. Toutefois, si l'accaparement d'unepartie de la terre par les puissants du temps n'est pas une particularité romaine et s'il y aeu des précédents, ce qui change, c'est d'abord l'ampleur du phénomène et ensuite soncôté irréversible.

Il semble bien que sous l'Empire certaines îles - évitons toute généralisation - ont,bon gré, mal gré, privilégié des aspects de leurs richesses. J'entends par là, non unespécialisation à outrance, mais une tendance vers celle-ci. Le cas n'est peut-être pas aussiflagrant que lors de l'occupation génoise ou vénitienne qui couvrit les îles ioniennes ouLesbos d'immenses oliveraies destinées à l'exportation d'huile, mais certains indicesconvergent. Ainsi, Mélos, prise désormais dans une civilisation romaine avide deproduits pharmaceutiques ou cosmétiques divers et dont les mines voient, sous le Haut­Empire, leur apogée48 mais qui, confisquées par le pouvoir romain, fonctionnent pour lebénéfice unique de celui-ci et de ses représentants sur place, et non point dans l'intérêt dela cité de Mélos. Celle-ci pouvait néanmoins en espérer de substantielles retombées ainsiqu'on peut l'inférer des trouvailles archéologiques de la basse époque hellénistique et desconstructions de l'époque impériale49. Moins facile à prouver parce que s'appuyant sur lafréquence des mentions dans les sources littéraires, la viticulture de certaines îles, non pascelles qui produisaient les plus grands crus de la Grèce mais les autres, a bénéficié del'intérêt que pouvaient lui porter les Romains. C'est ainsi que Columelle, au début denotre ère, affirme que les importations de vin des Cyclades à Rome sont au niveau de

45. Strabon, YIII, 5, 1. Cf. R. Cartledge - A. Spawforth, Hellenistic and Roman Sparta, Londres, 1989,p. 104 ; R. Baladié, Strabon, T. Y (CUF), p. 232. Pour Ténos, R. Etienne, Ténos Il, p. 222-224, envient prudemment à opposer un monde de petite paysannerie des Iyo-I10 siècles à une structure impérialelatifundiaire. De fait, à Kéos au III° siècle, chaque fennier possédait quelques têtes de bétail: Elien, Anim.XYI, 32. Les auteurs de la prospection archéologique autour de Corèsia parviennent aussi à cetteconclusion d'un recul de la petite propriété au bénéfice de la grande: J.F. Cherry - J.L. Davis ­E. Mantzourani, "Greek and Roman Settlement and Land Use", Northem Keos, p. 342-346. Sur lespetites et grandes propriétés, cf. infra, chapitre YI.46. 1G XII 2, 76 k 1. 8 : Lê/l1tprovîou ; 78 cI.l : OùttêÀ.À.îou. Sans doute s'agit-il de domainesconcédés à un moment ou à un autre à des Romains, comme le cas est bien attesté pour l'Egypte: A.Déléage, La capitation du Bas-Empire, p. 177-178.47. Appien, Civ. Y, 7 ; IG XII 3, 327 l. 9 : dç tO l3u<nÀ.tlcoV xropîu.48. C'est l'opinion de M. Wagstaff - J.F. Cherry, "Settlement and Population Change", Melos, p. 145­146 et de B. Sparkes, "Classical and Roman Melos", Melos, p. 51, qui prennent pour appui quelquesexemples sans équivoque: Flavius Josèphe, Anf. Jud. XYII, 327, sculptures de Poséidon et d'Aphrodite.49. Sur la confiscation des mines par les Romains, J.A.O. Larsen, Roman Greece, 1'. 461-465.

Page 24: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

20 PATRICE BRUN

celles de Bétique ou de Gaule5o. Le temps n'est plus, au début de l'Empire, où lesimportations de vin grec se limitaient, comme aux nO_1° s. av. J.e., aux grands crus deChios, Lesbos, Thasos, accessoirement Cos et Rhodes. Dans ces conditions, il n'est pasinterdit de penser à une demande accrue qui aurait favorisé le développement de la vigneau détriment des cultures vivrières. Il va de soi qu'une économie agricole fondée sur lagrande propriété se tourne plus volontiers vers des productions spéculatives, sans qu'ilsoit nécessaire de voir disparaître en totalité les céréales au nom d'une sécurité généralequi autoriserait des importations sans risque et à bas prix. Mais le recul démographiqueque l'on devine partout dans les îles, lié dans un rapport complexe et ambigu auphénomène de concentration des terres, à la fois cause et conséquence de ce dernier, joueaussi pour expliquer le recul des emblavures. Pour certaines îles, les plus petites et lesmoins fertiles sans doute, c'est l'élevage des ovicaprins qui bénéficia de cesmodifications: en témoigne la fréquence des références littéraires au petit bétail et à sesproduits dérivés chez Columelle et Pline. Ce type d'exploitation du sol convenait à unestructure de type latifundiaire (même s'il convient de ne pas laisser croire en despropriétés immenses, autres que celles permises à l'échelle insulaire) et à une pressiondémographique moindre que par le passé. Pour emprunter un exemple extérieur à lasphère insulaire mais révélateur des nouvelles tendances du temps, Strabon indique que,de son temps, l'élevage des bovins a supplanté en Arcadie les anciennes cultures51 .

Nombreuses sont les traces d'un appauvrissement des îles de l'Egée : on pense enpriorité à Délos, victime de la guerre et de la piraterie, mais l'île d'Apollon n'est pas unhapax dans l'Egée. Sous Auguste et Tibère, le sanctuaire de Poséidon et d'Amphitrite àTénos n'est plus que l'ombre de lui-même, Paros est en plein marasme, Rhénéeabandonnée, !caria presque désertée et c'est encore l'adjectif "désert" qu'emploieHésychius pour caractériser Pholégandros52. C'est probablement aux lJO-lo siècles avantJ.e. qu'il faut rattacher l'anecdote de Pline rappelant une invasion de rats dans l'île deGyaros qui contraignit les habitants à fuir l'île, rats dont la seule nourriture sur cet îlotmisérable aurait été, s'il faut en croire Etienne de Byzance, le fer. Véridique ouexagérée - car Pline y mentionne encore un lieu habité et Strabon parle d'une

50. Columelle, de agric. 1 préface, 20 : "et vindemias condemus ex insulis Cycladibus ac regionibusBaeticis Gallicisque", que A. Tchernia, Le vin de l'Italie romaine, p. 246 traduit "nous faisons nosvendanges dans les Cyclades, en Bétique et en Gaule". Cf. aussi p. 100-107. Sur les aspects généraux deces modifications qui ne touchent pas que le commerce du vin, S.E. Alcock, Graecia capta, p. 80-85.51. Strabon, VIII, 1, 1 ; R. Osborne, Classical Landscape, p. 53-54.52. A Ténos, R. Etienne - J.P. Braun, Ténos l, p. 8-9 ont montré la désaffection du sanctuaire dePoséidon et d'Amphitrite au 10 s. av. J.C. (Strabon, XI, 5, 1, ne s'est sans doute pas arrêté dans l'île: ib.p. 268 ; R. Etienne, Ténos II, p. 148). Paros: P.M. Nigdelis, Hellenica, 40, 1989, p. 34-49. Rhénée à lafin du 10 s. av. J.C. est un ËpTH.tOV VTlcr{Ôwv (Strabon, X, 5, 5). Icaria : Strabon, X, 5, 13. Pholégandros :Hésychius, s. v. Même si cet adjectif peut avoir une valeur absolue, comme c'est le cas pour Polyaigos,vfjcroç ËPTlllOÇ selon Ptolémée, III, 14, 23, il ne faut pas toujours prendre cet adjectif au pied de la lettre:"il me paraît clair qu'un historien, même bien informé, peut qualifier d' epTJllTl, "déserte, abandonnée", uneville autrefois illustre, qui n'a plus d'existence politique et qui est tombée au rang d'un village"(L. Robert, Etudes de numismatique grecque, n. 3 p. 46). Cette définition de L. Robert s'applique tout àfait à Rhénée impériale. Sur l'état de délabrement des bâtiments civiques de Ténos, Carthaia ou Thèra,R. Etienne, Ténos Il, p. 158-161.

Page 25: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 21

communauté de pêcheurs53 - cette histoire s'inscrit de toutes façons dans le cadre d'unrecul démographique et d'un abandon consécutif des terres les plus ingrates. Lesprospections de surface menées dans le nord-ouest de l'île de Kéos montrent unaffaiblissement de la densité humaine sous l'Empire par rapport aux périodesprécédentes, surtout pour les terres les plus difficiles à mettre en valeur54 • S'il faut encroire Dion Chrysostome, l'Eubée offrait, à la fin du 1° siècle et au début du 11° siècle,l'image d'une région peu peuplée, où les terres riches n'étaient pas toutes mises envaleur55 . Ce dépeuplement a suscité quelques appétits dans les îles concernées. Au 11°siècle après J.e., les Milésiens, de tout temps installés dans les îles de Léros et dePatmos pour ne citer que les plus grandes, ont colonisé la partie orientale d'Amorgosautour de l'antique cité d'Aigialè tandis que les Naxiens ont fait pareil à Arkésinè, dans lapartie occidentale de cette île56. Mais on constate que cette migration a des antécédentshellénistiques: en 205/4, une inscription de Magnésie du Méandre nous apprend que lesSamiens sont installés à Minoa d'Amorgos et vers le milieu du n° siècle, Oinè d'Icaria estrepeuplée par des colons, venus eux aussi de Samos57. Il est intéressant de souligner queles trois cités d'Amorgos ont été, à des moments certes différents, repeuplées par descolons étrangers, préfigurant l'arrivée massive de populations allogènes dans la Grècebyzantine et ottomane. Les insuffisances de notre documentation événementielle nousinterdisent de privilégier l'une des causes possibles pour expliquer ce phénomène aumoins pour ce qui concerne les épisodes hellénistiques de Minoa d'Amorgos et d'Icaria,guerre, épidémie, raid piratique meurtrier, guerre civile dramatique, l'une de ces causesn'étant bien sûr pas exclusive des autres58•

Autre raison, également importante : dans le monde romain unifié, les îles onttendance à ne plus être qu'un point de passage entre l'Achaïe et l'Asie. Les circuitscommerciaux se modifient et en Egée impériale, la ligne Athènes - Ephèse a supplantépresque toutes les autres. En reprenant à mon compte la belle formule d'Emile Kolodny à

53. Anecdote des rats: Etienne Byz. S.v. ; Pline, NH IV, 104; habitat: id. IV, 69 ; Strabon, X, 5, 3.54. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, "Greek and Roman Settlement and Land Use", NorthernKeos, p. 327-347. Conclusions identiques de R. Osborne, Classical Landscape, p. 61-69, qui a travailléavec ces derniers sur le terrain à Kéos. Cf. aussi J.F. Cherry - J.L. Davis, ABSA 86, 1991, p. 19-23.55. Dion Chrysostome, VII, 3 ; 34-38. L'action se déroule autour de Carystos.56. Les Milésiens à Aigialè : e.g. JG XII 7, 395-410 ; Les Naxiens à Arkésinè : JG XII 7, 50.57. A Minoa : J. Magnésia, 501. 80, LâJltot èv Mtvo{at. Décrets trouvés à Amorgos émanant desSamiens : JG XII 7, 226, 231, 237, 239, 240. Cf. J. Delamarre, ib. p. VIII ; L. Robert, OMS l, n. 3p. 532 ; n. 2 p. 563 ; G. Shipley, Samos, p. 205 ; G. Rougemont, Les Cyclades, p. 131. La dernièremention sûre des Minoètai date de 24312. A Icaria, une inscription mentionne oi KatotKOûvn:ç otVTlV(A. Rehm, RE XVIII 2, 1937, s.v. Oine col. 2190-2191 ; G. Shipley, ib. p. 205). L'inscription [GR IV,968 (Samos) qui mentionne un sanctuaire d'Artémis Tauropole est en fait une allusion au Tauropoliond'Icaria (L. Robert, OMS l, p. 559-561). Cette inscription nomme aussi un Romain connu pour avoirsecondé M. Aquilius dans la guerre d'Aristonicos : les Samiens sont donc à !caria dès avant 130. Enfin,les LâJltOt oi èv '!Kap{at KatOtKOÛVtEÇ font une dédicace à Antonin: L. Robert, OMS l, p. 559.58. On constate, pour Minoa, un parallélisme curieux entre la présence des Samiens à la fin du IIIo siècleet une situation de tarachè sensible dans un décret honorifique (lG XII 7, 221 b 1. 10) passé pour unenvoyé d'un roi Antigone (Gonatas ou Dôsôn) : S. Le Bohec, Antigone Dôsôn, p. 352-354, ne choisitpas entre les deux possibilités mais G. Reger, Historia, 43, 1994, p. 55-57, penche pour Dôsôn et voitdans ces troubles le témoignage de la menace samienne.

Page 26: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

22 PATRICE BRUN

propos de l'Amorgos contemporaine, on peut dire que les îles sous l'Empire sont aumilieu du monde tout en étant au centre de nulle part59. On a l'impression que le thème del'abaissement des îles est devenu un topos de la littérature à la fin de la Républiqueromaine et au début de la période impériale même s'il est juste de dire que c'est souventtout le continent grec qui est l'objet de cette réflexion attristée60. La poésie de la fin del'époque hellénistique évoque plus d'une fois cette ruine. Antipater de Thessalonique,contemporain de l'époque augustéenne, écrit: "Iles désertées, fragments de continent[... ], vous avez imité Siphnos et l'aride Pholégandros, infortunées, et vous avez perduvotre éclat d'autrefois. Certes, elle vous a donné le même exemple à tous, Délos, jadisbrillante, qui a inauguré cette destinée d'abandon". Un autre poème de l'AnthologiePalatine va dans ce sens: "Tu es célèbre [Ténos], je n'en disconviens pas, car la célébritéte fut jadis assurée par les fils ailés de Borée. Mais Ortygie aussi connaissait la gloire [...]Et voici qu'aujourd'hui tu es vivante tandis qu'elle ne l'est plus. Qui eût cru voir Délosplus déserte que Ténos"61 ? Certes, cela concerne avant tout Délos et est l'aboutissementde phénomènes qui s'étaient mis en branle à l'époque hellénistique62, mais avec l'Empireromain, on a l'impression d'un achèvement et, je le disais, d'un net appauvrissement:R. Etienne fait remarquer que la capitation romaine de Ténos au n° siècle de notre ère(1505 deniers d'argent) correspond en poids d'argent à moins de 10 % de ce qu'Athènesprélevait sept siècles auparavant63. Bref, tout un faisceau de raisons, dont il est malaisé dedémêler l'écheveau, ajoué pour modifier les structures de l'occupation du sol: promotiondes oligarchies civiques, fiscalité romaine, abandon des terres marginales, niveau depopulation plus faible, accroissement des activités extensives (vergers, pastoralisme),modifications des circuits commerciaux parfois liées à des événements dramatiques,comme la destruction de Corinthe en 146 ou le sac de Délos au début du 1° siècle : degrandes îles, Rhodes, Chios, sont aussi très atteintes64.

Bien sûr, il y a des exceptions et on a pu parler de "renaissance grecque" au n°siècle de notre ère sous l'impulsion d'empereurs philhellènes comme Hadrien: le grandnombre de beaux décrets de Syros datant du 11° siècle, pour peu que leur survivancerelève d'autre chose que d'un simple hasard des trouvailles, incite à penser que l'île aconnu une certaine activité. On a vu que Mélos retirait des avantages indirects del'exploitation des richesses de son sous-sol ainsi que, sans doute, de sa position depremière Cyclade pour qui vient de Méditerranée occidentale. D'autres exceptionsconcernent les plus petites des îles de l'Egée qui paraissent jouir d'une prospérité plusgrande à l'époque impériale. Sikinos et Pholégandros, très peu imposées au VO siècle par

59. E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 125.60. Voir ainsi les remarques désabusées de Cicéron à propos d'Egine, Mégare, Le Pirée, Corinthe: adfamil. IV, 5, 4 ou celles de Sénèque, Lettres, XIV, 3, 10.61. Antipater de Thessalonique, Anth. Pal. IX, 421 ; Anth. Pal. IX, 550 (cf. IX, 408).62. On pense aux absorptions de cités par d'autres dans les îles multipolitiques : Pyrrha par Mytilène(Strabon, XIII, 2, 2 ; Pline, HN V, 139), Antissa par Méthymna (Pline, HN V, 139). A Kéos, Corésiaest devenue le port de Iulis alors que Poiessa n'existe plus en tant que cité (Strabon, X, 5, 6).63. R. Etienne, Ténos Il, p. 133-134 ; 222. La capitation est également attestée à Andros (IG XII 5,724), mais on n'en connaît pas le montant.64. S.E. Alcock, Graecia capta, p. 72-92 ; M.CI. Amouretti, Topoi, 4, 1994, p. 79. Pour Chios,T.Ch. Sarikakis, "Commercial Relations between Chios and other Greek Cities", Chios, p. 121-122.

Page 27: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 23

les Athéniens - ce qui doit impliquer une faible mise en valeur - bénéficient sous l'Empired'une activité architecturale qui, pour n'être bien entendu pas grandiose, n'en tranche pasmoins avec leur passé classique. Mais l'arbre ne doit pas, selon la formule consacrée,cacher la forêt et désormais, les îles de l'Egée et notamment les Cyclades, sont assez àl'écart du monde pour devenir le lieu de relégation privilégié des opposants auxempereurs du 1° siècle65•

C'est sans doute Auguste qui est à l'origine de cet état de fait, interdisant auxexilés de se trouver à moins de 400 stades du continent mais Tibère a beaucoup usé de lachose à Andros, Sériphos, Amorgos, Kythnos, Donoussa, Kinaros et la plus terrible,Gyaros, qui toutes servirent de lieu de relégation. On peut retrouver les origines de cettecoutume impériale dans des attitudes athéniennes du VO siècle : en 428, les principauxmeneurs de l'insurrection de Mytilène sont envoyés à Ténédos en attendant leur procès.En 425/4, les Athéniens expédient les plus dangereux des Cythéréens "dans les îles". En416, ce sont les suspects argiens qui sont déportés dans les îles voisines dépendantd'Athènes. De leur côté, les Corcyréens placent en détention leurs adversaires politiquesdans une île proche de leur ville. Mais je n'aurai garde d'omettre le fait que les îles, à lapériode byzantine, ont repris cette habitude et, au Xxo siècle, ont servi à cet usage : lesTurcs vaincus en 1912 furent regroupés à Macronisi, les divers opposants à la dictaturede Métaxas, dont Kanellopoulos, enfermés à Kythnos, les partisans de l'ELAS en 1947 àMacronisi encore et à Gyaros. Jusqu'au début des années 70 avec la dictature dePapadopoulos où les camps d'internement de Gyaros et de Léros, pour ne parler que desplus fameux, reprirent du service66• Ajoutons enfin, dans un schéma de pensée tout à faitsimilaire, que la petite île de Nicouria, au large d'Amorgos, était au XIXo siècle encore lelieu de relégation des lépreux de l'île principale67 • En fait, ce rôle de prison ne peut existersans la présence d'une domination de nature thalassocratique et bien entendu s'appesantitdans le cas d'un pouvoir fort et centralisé, ce qui était le cas sous l'Empire.

Même quand les îles n'ont pas fonction de bagne impérial, la renaissance dont onpeut parler n'est que relative et surtout très variable selon les îles. A Kéos en effet, lesauteurs d'une prospection de surface sur l'ensemble de l'île peuvent parler d'une formede renouveau tandis que Thasos, mines et carrières confisquées, concurrencée pour lecommerce par la via Egnatia, doit se replier sur la simple exploitation de la chara et fait

65. Auguste: Dion Cassius, LVI, 27, 2. Andros dans Tacite, Annales, XV, 71 ; Philon Alex.C. Flaccus, 151-191 (cf. CIL VI, 9540 et Syll.3 811 et 812), Sériphos (Annales, II, 85 ; IV, 21 ;Juvénal, Satires, VI, 563-564), Amorgos (Annales, IV, 13, 2), Kythnos (Annales, III, 69), Donoussa(III, 68), Kinaros (Suétone, Tibère, 56). F1accus, préfet d'Egypte, est exilé par Caligula à Gyaros maisobtient de n'être relégué qu'à Andros (Gyaros encore dans Tacite, Annales, III, 68-69 ; IV, 30 ; Strabon,X, 5, 3 ; Pline, RN VII, 104 ; Juvénal, Satires, l, 73). On trouvera une liste exhaustive des lieux d'exilsous l'Empire romain chez J.P.V.D. Balson, Romans and aliens, Londres, 1979, p. 113-115 ;P.M. Nigdelis, IIoMn:vj1a, p. 221.66. Au VO siècle, Thucydide, III, 76-79 ; IV, 46, 3-5 ; IV, 57, 4 ; V, 84 ; VI, 61, 3. Pour la périodebyzantine, E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 175-178 et pour les années 60-70, E. Kolodny,La population des îles de la Grèce, p. 446-448, qui replace ce phénomène dans un contexte plus vasted'enfermement insulaire (Alcatraz, Ile du Diable... ).67. J.T. Bent, The Cyclades, p. 489.

Page 28: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

24 PATRICE BRUN

partie de ces "antiques cités ravalées au rang de bourgades"68. L'insularité paraît généreren ce temps un mode de vie négatif.

Deux traités philosophiques sur l'exil, la Consolation à Helvia, de Sénèque, exiléen Corse - une île - et composé pour sa mère, celui de Plutarque, de l'exil, rédigé pourl'un de ses amis qui devait quitter Sardes à tout jamais, donnent une excellente vision del'insularité à l'époque impériale. Il est remarquable de constater que les exemples puiséspar le moraliste pour montrer au destinataire de l'oeuvre que l'exil n'est pas en soi unemauvaise chose sont tous insulaires. Plutarque vante le charme de la solitude dans unepetite île (602 f, 603 f, 604 a), rappelle l'éloge des îles par Homère (603 c-d) ou peutécrire que "l'homme sensé choisira de vivre en exilé et d'habiter une île" (602 c) et que deson temps, "les exilés que l'on relègue dans les Cyclades, dans leur sottise, se croientpunis" (603 b). Rien d'étonnant si les illustrations choisies sont Sériphos, sa petitesse etsa pauvreté proverbiales (602 a-b), ou une île à l'image de Gyaros ou Kinaros,"rocailleuse, stérile et rebelle à la végétation" (crKÀ:rlPâv, aKap1tOV Kat <j)'U'tEûEcr8atKaK"v, 602 c). Il est aisé de voir, au travers de ce pur exercice d'école, à quel pointPlutarque est prisonnier de sa rhétorique puisque, tandis qu'il cherche à montrer quel'exil dans les îles n'est pas l'enfer annoncé, il ne trouve pas d'autre exemple qu'insulairepour signifier la pauvreté et à quel point le modèle insulaire, et en priorité le modèleégéen, était devenu répulsif dans la mentalité impériale. En aucun cas, par voie deconséquence, il n'est raisonnable d'associer la période romaine à notre champchronologique d'étude.

Rejeter le monde romain était donc une nécessité pour assurer à cette étude unecertaine cohérence chronologique, mais il est difficile de trouver une date butoir formelle.Toutefois, il semble clair que les conditions générales en Egée se modifient à partir de lafin du 111° siècle. Les assauts piratiques de Démétrios de Pharos, de l'Etolien Dicéarque,des Crétois, inaugurent une période beaucoup plus troublée. Certes, il faut attendre lemilieu du 11° siècle pour que cette nouvelle situation porte ses premiers fruits - amers pourles îles - et le début du 1° siècle pour en voir, avec les sacs de Délos, la pleine portée.Mais dès 200 environ, les îles de l'Egée entrent progressivement dans une autre période,faite d'affaiblissement démographique, de moindre mise en valeur des sols et les deuxopérations de prospection à Mélos et Kéos ne laissent guère de doutes sur ce point. Celadit, les nouvelles conditions générales n'expliquent pas tout et l'entrée dans ce mondenouveau varie selon les différents archipels égéens. Pour les Cyclades, plus encore que lapiraterie - qui est un témoignage indirect de la prospérité attractive des îles en même tempsqu'elle ne semble pas beaucoup gêner cette demière69 - l'éviction des Déliens de leur îleest capitale puisque l'épigraphie montre qu'elle a aussi signifié celle des Insulairesvoisins: si l'expulsion n'a bien sûr pas été totale7o, la terre d'Apollon devint dès lorsl'emporion cosmopolite qu'on connaît au 11° siècle. Par contre, pour les îles du nord del'Egée, depuis longtemps sous contrôle macédonien, cet événement n'est rien et c'est

68. L. Mendoni - Ch. Papageorgiadou, "A Surface Survey of Roman Kea", S. Walker - A. Cameron,The Greek Renaissance in the Roman Empire, Papers from the Tenth British Museum ClassicalColloquium, Suppl. 55, Londres, 1989, p. 167-173. O. Picard, "Thasos dans le monde romain", ibid.p.174-179.69. G. Reger, Independant Delos, p. 261-263.70. Un Parien est locataire d'un domaine à Rhénéejusqu'en 156: ID 1417 BIll. 86-90.

Page 29: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 25

surtout la fin de la dynastie antigonide qui marque un tournant décisif: on noteracependant que ces deux épisodes sont contemporains.

On voit que la situation des îles durant la période considérée est une situation quej'appellerais médiane, ni idéalisée, ni rejetée ou plus exactement idéalisée et rejetée. Lesîles de l'Egée aux temps classiques unissent ces deux notions contradictoires etcomplémentaires de refuge et de prison: refuge quand les Athéniens, en 348, installent àLemnos les Chalcidiens de Thrace fuyant l'avancée de Philippe, mettant ainsi la mer entreeux et le Macédonien qui n'a pas en ces années de flotte assez puissante pour lesmenacer71 . Prison lorsque les Athéniens assiègent les Méliens en 416 sans que cesderniers, très inférieurs sur le plan militaire, aient la moindre chance d'en réchapper.L'intérêt de la période est d'associer ces deux pôles de la vie insulaire sans en privilégierun. Pôle positif de refuge de l'époque archaïque, pôle négatif de faiblesse et de prisonaux temps romains. Pourrons-nous dans ces conditions parler d'équilibre?

Cette délimitation précise n'interdira toutefois pas des écarts dans cettechronologie, qui n'a rien de rigoureuse, que ce soit pour opposer le monde classique ethellénistique à d'autres périodes, le Bas-Empire ou l'ère byzantine, mais encore pour lesrapprocher. Autant disais-je, dans les phrases précédentes, est-il dangereux de rechercherdes permanences absolues et vouloir prouver par là le déterminisme du milieu, autantserons-nous amenés à constater des similitudes à plusieurs siècles d'écart. Et c'est danscette optique que l'on doit à présent quelques mots d'explication sur l'omniprésence,dans les pages qui suivent, des références aux voyageurs des XVIe-XIXo siècles.

Que l'on ne se méprenne pas sur l'origine et les buts d'une telle démarche: unjugement de 1750, un constat de 1850, ne remplaceront jamais une source défaillante.Mais si le paysage actuel des îles est assez différent de celui de l'Antiquité, cettemodification a toutes les chances d'être assez récente et de s'être organisée au cours de cesiècle. La disparition presque totale de la vigne dans les îles proches d'Athènes (en 1993,Kéos produisit. .. trois tonneaux de vin, alors qu'elle était exportatrice au milieu du XIXosiècle72), de toute évidence liée à la dépopulation dramatique, la vocation désormaisfourragère de la culture de l'orge, le basculement progressif des habitants vers la marine,un peu plus pourvoyeuse d'emplois que les hauteurs agricoles, la multiplication desactivités touristiques, tout cela fait partie des bouleversements contemporains qui ontaffecté les paysages insulaires. Par contre, si lire Ludwig Ross ne nous fait pas remonterdeux millénaires en arrière, c'est quand même un cadre géographique, ce sont desactivités humaines qui ne s'éloignent guère de ce que les témoignages de l'Antiquité nouslivrent. Est-ce simple coïncidence si le fromage de Kythnos, est vanté durant toutel'Antiquité, du VO siècle à Pline73 et par tous les voyageurs de l'époque moderne? Ondevine désormais l'intérêt de l'utilisation des voyageurs: la mention d'une oléiculture

71. IG XII 8, 3.72. L. Ross, Reisen, 1, p. 131 : sur une production de 6000 barils, quatre à cinq mille sont alorsexportés. Et encore à la fin du siècle: J.T. Bent, The Cyclades, p. 459. On peut faire la même remarquepour la plupart des îles comme par exemple Sikinos : L. Ross, Reisen, l, p. 149.73. Alexis, F. 172 Edmonds ( = Athénée, XII, 516 e) ; Pline, RN XIII, 134; Diogène Laerce, X, 6 ;Etienne Byz. S.v. Kû9voç.

Page 30: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

26 PATRICE BRUN

prospère au XVIIIo siècle dans telle ou telle île permet de pallier l'absence de référenceantique, vite mise sur le dos de la néfaste influence du meltem. J'ai ailleurs tenté demontrer les similitudes relatives qu'il pouvait y avoir entre les versements opérés par lesCyclades au trésor athénien au VO siècle av. J.e. et les impôts que l'Empire ottomanprélevait sur toutes ces îles au début du XVIIIo siècle, ce qui renforce encore l'utilité de lalittérature de voyage74. Sans doute faut-il se garder de la croyance benoîte en unepermanence absolue des pratiques traditionnelles depuis l'Antiquité: disons qu'il fautadopter une vision critique, en essayant de toujours faire la part entre les donnéesstructurelles et les accidents historiques75. Loi implacable du milieu ou volontarisme deshommes, le balancier doit se trouver quelque part entre les deux. Le dernier chapitretentera de situer le travail respectif des divers voyageurs à leur juste place.

LE DECOR GEOGRAPHIQUE

Les montagnes

C'est une évidence d'écrire que les auteurs anciens ont négligé le monde insulaire.Ou plutôt, devrait-on dire ce qui nous reste de ces sources écrites. A l'exception d'unouvrage sur les îles composé par un disciple d'Aristote, Héraclide Pontique76, nousconnaissons surtout durant l'époque hellénistique, des annalistes dans chaque cité maisquine sont plus pour nous que des noms. De toutes les façons, il n'y a guère lieu decroire qu'ils auraient été d'un grand secours pour notre thème car les textes postérieursqui nous les ont conservés montrent qu'ils étaient surtout préoccupés de l'histoiremythique de leur cité. C'est ainsi que Zoilos d'Amphipolis, dans son "éloge desTénédiens" fait venir l'Alphée de Ténédos77 . Dans ces conditions, il n'y a sur ce plan-làpas lieu de regretter beaucoup leur absence. Il est possible, voire probable, qu'il y ait euréflexion sur l'insularité, mais ce qui reste de nos sources ne permet guère d'en apprécierla portée. Devant ce silence de notre documentation, approcher le mode de vie - notionqu'un historien ancien n'aurait guère comprise - relève de la gageure. Pourtant, à yréfléchir, l'entreprise n'est pas a priori vouée à l'échec car le cadre géographique, s'ils'est modifié, est demeuré globalement identique: après tout, il y a eu moins detransformations depuis l'Antiquité à Sériphos qu'à Athènes. Une étude de géographieantique partira donc des observations contemporaines et des données intangibles - ouadmises telles - de la géographie générale.

On doit poser tout d'abord convenir que le décor général n'a pas été modifiédepuis un peu plus de trois mille ans, depuis l'explosion du volcan de Thèra-Santorin. Iln'est pas nécessaire ici de rappeler la formation de ce bassin égéen, né de l'effondrement

74. DHA 19-2, 1993, p. 223-233.75. P. Halstead, JHS 107, 1987, p. 77 ; H.J. Gehrke, "Le strutture regionali della Grecia antica", p. 14.76 E' B 'n~'. tIenne yz. s. v. ~M.tapoç.

77. Ils sont commodément rassemblés dans les FGrHist. III B. A Naxos sont connus Eudèmos, Philtéas,Aglaosthénès et Andriskos (FGrHist. III B 497-500). Cf. Hygin, II, 16, 2 ; 17, 2. Pour Zoilosd'Amphipolis, FGrHist. II A 71 F. 1 ( = Strabon, VI, 2, 4). Sur ces ouvrages concernant les îles et leslimites de leur intérêt pour notre champ d'étude; P. Cecarelli, ASNP 19, 1989, p. 903-935.

Page 31: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 27

d'un ancien continent et dont ont subsisté, témoins isolés de ces mouvementstectoniques, les divers chapelets insulaires qui s'ordonnent et se mêlent. Les îles sontdisposées selon plusieurs directions, plusieurs ordres. Un premier axe nord-ouest - sud­est, avec les deux lignes parallèles des Cyclades: au nord, prolongement de l'Eubée, lasuite Andros - Ténos - Myconos. Au sud, simple continuation de la péninsule attique,l'alignement Kéos - Kythnos - Sériphos - Siphnos. Un axe nord-sud, lisible le long descôtes d'Asie Mineure de Lesbos à Rhodes, a isolé les grandes îles de l'est égéen. A cesstructures grossièrement rectilignes, s'ajoute un ordonnancement en arc de cercle : ausud, et délimitant la mer Egée, la courbe qui, du Péloponnèse à la Carie, passe parCythère, la Crète, Carpathos, Rhodes. Au nord de celui-ci, un arc intérieur d'originevolcanique encore actif relie Egine, Mélos, Kimolos, Antiparos, Thèra, Nisyros. Quedans ce monde insulaire pourtant cité souvent comme entité géographique, l'on s'imagineunité, même relative, l'étude géomorphologique répondra diversité extrême: massifsschisto-cristallins de Thasos, calcaires crétacés d'Astypalaia et de Calymna où la rocheaffleure souvent, marbres de Siphnos, prédominance des gneiss à Myconos, des schistesà Kythnos, structure volcanique postiche de Mélos78• De cette diversité extrême des solsdépend celle des conditions dans laquelle se déroule l'agriculture insulaire: les formationscalcaires du Dodécanèse donnent à coup sûr des sols pauvres ; les ardoises donnent dessols plus humides; les roches volcaniques assurent une certaine fertilité. On ajoutera quela micro-insularité accentue les risques en réduisant les possibilités de variété géologique.La petite île de Pholégandros, dont les terres schisteuses de l'ouest retiennent l'eau queles marbres et les calcaires de l'est laissent s'infiltrer, donnant ainsi un tout autre paysagevégétal, fait un peu figure d'exception.

La diversité n'est pas seulement d'ordre géologique. L'étude de la structureorographique permet encore de différencier deux grands types d'îles. Les plus difficiles àmettre en valeur sur le plan agricole sont à coup sûr celles qui, à l'instar d'Amorgos,d'Icaria, de Sikinos, se présentent comme des dorsales montagneuses ou d'énormesrochers projetés dans la mer, uniformes, pas ou peu recoupés par des valléesperpendiculaires, dont les seules plaines sont littorales quand le versant abrupt ne plongepas dans la mer: telles sont Nisyros - île volcanique - et Samothrace. D'autres sont plusriantes : Kéos, Siphnos, Mélos tout autour de la ville antique, Skyros dans sa partieseptentrionale, Naxos et Paros surtout, où les collines sont l'élément majeur du paysage.Toutes ces îles possèdent des vallées intérieures qui peuvent être larges ; les versantsdoux ont fourni les sites des premières terrasses de culture et une petite irrigation fut detout temps possible dans les fonds de vallées, irrigation favorisée par l'existence dans cesîles de cours d'eau pérennes.

78. A côté de certaines études géomorphologiques Ce.g. pour Naxos, R. Dalongeville - J. Renault­Mikovsky, "Paysages de l'île de Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 9-32 ; pour Mélos.P. Shelford, "The Geology of Melos", Melos, p. 74-81), on consulte toujours avec profit les remarquestrès détaillées de A. Philippson, Die griechischen Landshaften.

Page 32: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

28 PATRICE BRUN

tableau 1 a. APERÇU GEOGRAPHIQUE DU MONDE INSULAIRE

Superficie Point culminant Population (1928)AMORGOS 121 km2 821 m. 3164ANAPHE 38 km2 582 m. 565ANDROS 380 km2 994 m. 17593ASTYPALAIA 97 km2 482 m. 1370*CALYMNA 111 km2 678 m. 14000*CARPATHOS 301 km2 1214 m. 6853*CASSaS 66 km2 601 m. 1760CHALKE 28 km2 593 m. 1300*COS 290 km2 846 m. 16169*CYTHERE 278 km2 506 m. 8770DONOUSSA 17 km2 489 m. 235EGINE 83 km2 532 m. 8832GYAROS 23 km2 299 m. 28HERACLIA 18 km2 418 m. 286ICARIA 255 km2 1040 m. 10783ICOS 64 km2 476 m. 1005IMBROS 225 km2 672 m. 1603**lOS 108 km2 713 m. 1797KEOS 131 km2 560 m. 3713KIMOLOS 36 km2 397 m. 1959KYTHNOS 99 km2 368 m. 2680LEMNOS 476 km2 470 m. 23611MELOS 151 km2 751 m. 6562MYCONOS 84 km2 392 m. 4188NAXOS 428 km2 1002 m. 19981NISYROS 41km2 698 m. 3160*PAROS 195 km2 771 m. 9368PEPARETHOS 95 km2 680 m. 6124PHOLEGANDROS 32 km2 415 m. 1015RHENEE 15 km2 150 m. 159SAMOTHRACE 178 km2 1448 m. 3866SERIPHOS 73 km2 586 m. 3210SIKINOS 41 km2 553 m. 649SIPHNOS 73 km2 678 m. 3348SKIATHOS 48 km2 436 m. 3213SKYROS 209 km2 793 m. 3179SYME 58 km2 616 m. 7937*SYROS 84 km2 442 m. 27663TELOS 63 km2 651 m. 1160*TENEDOS 41km2 191 m. 2855**TENOS 194 km2 713 m. 11260THERA 76 km2 566 m. 17138* Iles sous domination italienne. Chiffres de 1922. ** Iles sous domination turque. Chiffres de 1920.

Page 33: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE

tableau 1 b : LES GRANDES UNITES INSULAIRES

29

Superficie Point culminant Population (1928)CHIOS 842 km2 1297 m. 75680CRETE 8300 km2 2456 m. 386430EUBEE 3654 km2 1745 m. 135580LESBOS 1630 km2 968 m. 137000RHODES 1398 km2 1215 m. 45000*SAMOS 476 km2 1440m. 70480THASOS 379 km2 1127 m. Il 500* Ile sous dommatlon ItalIenne. ChIffres de 1922.

D'une histoire géologique tourmentée, l'Egée porte encore témoignage : levolcanisme, quoique moins spectaculaire qu'en Italie du sud et en Sicile, n'en est pasmoins actif à présent comme il l'a été dans l'Antiquité. L'îlot de Hiéra, surgi au milieu dela caldeira de Thèra au 1° siècle, marqua les esprits des contemporains79 et la reprisespectaculaire de l'activité volcanique au début du XVIIIo siècle fit alors l'objet demultiples commentaires. L'île de Mélos est pour l'étranger, au IVo siècle, un pays malsain(XCOptov vocr&8e<;) parce que les vapeurs de soufre y sont permanentes et l'on possèdede nombreux témoignages de l'activité hydrothermale et volcanique de Mélos au XVITIosiècle, quand celle-ci connut une recrudescence80. Les séismes font aussi partie de cecadre égéen même si l'on ne peut guère parler d'originalité par rapport à l'ensemble dubassin méditerranéen8l • Liées à ces phénomènes, la multiplicité des failles, la puissancedes mouvements tectoniques qui ont façonné horsts et grabens, ont créé un paysageoriginal où des fonds marins importants voisinent avec des montagnes abruptes et desplaines étroites, tandis que l'indentation des côtes atteint un maximum82, ce qui bienentendu aura son importance lorsque nous aborderons la question des implantationsportuaires.

Montagnes, disais-je : un grand nombre d'îles de l'Egée voient leur pointculminant approcher ou dépasser les mille mètres : Andros, Naxos, Carpathos,Samothrace, bien sûr, et cela sans parler des grandes îles qui toutes vont au-delà. Dansles îles moyennes, cette situation est problématique car la montagne réduit, dans unpremier temps du moins, d'autant la surface agricole utile. Le cas limite est celui deSamothrace qui avec le mont Phengari, à 1448 m. d'altitude, commande de sa massesombre l'horizon du nord de l'Egée et d'où Zeus voit l'Ida et Ilion. E. Kolodny en dresseune image difficile et austère, "rocher jailli de la mer, démuni d'abris portuaires, balayéspar des vents puissants dont 17 % du finage est cultivable", mais il est intéressant deconstater que le regard du géographe actuel correspond bien aux jugements portés dans

79. Strabon, X, 5, 1 ; Pline, HN II, 202 etc.80. Isocrate, XIX, 22. Cf. n. 72 p. 211.81. G. Panessa, Fonti greche e latine, donne toutes les références, p. 155-245 pour les éruptionsvolcaniques, p. 286-345 pour les séismes.82. Il est à remarquer que cette indentation du littoral, déjà très forte, avait été largement exagérée par lespremiers cartographes de l'Archipel (voir par exemple les illustrations du travail de M. Boschini,L'Arcipelago con tutte le isole).

Page 34: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

30 PATRICE BRUN

l'Antiquité, par ses propres habitants, qui voient leur île comme haute (1)\J111À,,), rude(tpaxEÎa), où seule une faible partie de l'île peut être travaillées3.

Même moins élevée, une île de l'Egée est presque toujours montagneuse, lesdénivellations y sont importantes, les courbes de niveau rapprochées. Le tableau ladonne une image imparfaite mais déjà suggestive de cette disproportion entre superficieréduite et altitudes élevées. A Kéos, Iulis, cité principale de l'île, quoique très proche dela mer à vol d'oiseau, est déjà à 320 mètres d'altitude. Mais c'est bien sûr dans les petitesîles que le phénomène peut être remarqué dans toute son ampleur: Pholégandros (32km2) atteint 415 mètres, Sikinos (41 km2), 553 m. Le simple îlot de Donoussa, à peine17 km2, possède un point culminant de 489 m. Antimilos, l'ancienne Ephyra, se dresse,avec ses 600 mètres d'altitude pour 12 km2 seulement, à l'entrée du golfe de Mélos,gigantesque rocher émergeant de la mer, aux versants trop abrupts pour avoir jamais étémis en culture. Inutile d'ajouter que ces altitudes, pour n'être pas formidables sur unecarte, offrent un tout autre visage quand on les observe depuis le niveau marin. L'arrivéepar le sud depuis Mélos sur Pholégandros ne laisse voir qu'une longue falaise haute dedeux cents mètres sur dix kilomètres de long, à peine échancrée en son milieu. L'entréedans la rade de Sériphos impressionne par la succession de montagnes abruptes etrocailleuses - sur la plus proche est juchée Chora, qui occupe le site de la ville antique ­dont l'aspect sauvage a donné naissance au mythe de Persée et de la Gorgone quipétrifiait quiconque la regardait en face et les côtes d'Amorgos ou de Sikinos sontpareillement inhospitalières (PI. l, 1-2). "Petit pays plein de montagnes" est uneexpression qui revient souvent sous la plume des voyageurs et compilateurs de l'époquemoderne pour définir en quelques mots leur première approche de l'île. Et dansl'Antiquité aussi c'est ainsi que se résumait de façon sommaire la géographie physiqueinsulaire: Péparéthos est élevée, Anaphè est l'île escarpée, !caria et Calaurie (aujourd'huiPoros) sont abruptes, Sériphos est abrupte et pierreuse tout autant que Rhénée et Skyros,Kéos n'est qu'un rocher, Pholégandros est l'île de fer, tant son sol est dur, Siphnos, unsimple osselet sans oublier bien sûr l'âpre Délos84. Nous aurons l'occasion de voir plusloin que ces bons mots, s'ils s'appuient sur quelques réalités géomorphologiques, n'enressortissent pas moins d'une vision négative ou réductrice du monde des îles, d'untopos de la littérature antique.

83. Homère, Iliade, XIII, Il sqq. La population des îles de la Grèce, l, p. 260. Antiphon, F. 2 CUF ; 50Blass. On peut s'interroger sur la réalité de cette lamentation organisée par les Samothraciens eux-mêmesdans le cadre d'une procédure concernant la taxis phorou, mais ce jugement est corroboré par Denysd'Halicarnasse, qui parle (Ant. Rom. l, 61, 4) d'une terre ingrate et d'une mer déchainée. Sur la rudesse etla pauvreté relative de Samothrace, cf. infra, p. 204.84. Ai1tEWl] IlEltapTJ80ç : Denys Pér. 521 = GGM II, p. 135. Le sommet de l'île atteint 680 m.Anaphè, AHmàç vilcroç : Apollonios Rhod. IV, 1717-1718. !caria est 'tpaxEÎa (GGM II, p. 487), commeCalaurie (Denys Pér. 499 =GGM II, p. 311),23 km2, qui possède un point culminant approchant lesquatre cents mètres. TpTJxEl.av dç UpHpOV : Anth. Pal. XIII, 12 ; ltE'tpcOOTJÇ vilcroç : Strabon, X, 5, 9(Eustathe, Com. Denys Pér. 525, GGM II, p. 319). 'PTJvata 'tE ltE'tpl]Ecrcra : Hymne homo Apoll. l, 44.IlE'tpaia LKÛPOÇ ; Sophocle, Philoctète, 459. Kéos, crK6ltEAOÇ : Pindare, Péans, IV, 21-27.(Pholégandros) llv "Apa'toç crtOllPEiTJV àVOJ.laÇEt Otà 'tl]V 'tpaxu'tTJ'ta : Strabon, X, 5, 1 ; 3. Siphnos,àcr'tpayaAov : Strabon, X, 5, 1. Délos, KpaVal] : Hymne homo Apoll. l, 26 ; Pindare, Isthmiques, l, 3.

Page 35: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE

Le climat

31

Comme pour l'étude du cadre géophysique, l'idée générale prévaut que le climatde l'Antiquité ne devait pas être très éloigné de celui que nous connaissons aujourd'huidans l'Egée. Certes, on sait bien depuis les travaux de E. Leroy-Ladurie et de H. Lamb85

que le climat a vécu, à l'époque historique, quelques modifications, mais la conclusionaujourd'hui admise est que, si vers la fin du monde romain une période plus fraîche etplus humide a touché le monde égéen, les conditions de l'Antiquité étaient assez prochesdes nôtres86 .

Certaines phrases des auteurs antiques laissent néanmoins sceptiques: Plutarquerappelle ainsi une gelée tardive au moment des Grandes Dionysies - au mois de mars ­qui, à la fin du IVO siècle, avait détruit à Athènes oliviers et vignes ainsi que le blé enherbe et d'après Théophraste, cela pouvait atteindre l'Eubée87• Mais ces excès climatiquesne sont pas incompatibles avec les réalités cycladiques actuelles. D'autres propos,donnant l'image d'un temps dont la rigueur est tout aussi grande mais sans le côtéaccidentel auquel Plutarque fait allusion, se rapportent, il ne faut pas l'oublier, auPéloponnèse ou à la Grèce centrale, ce qui n'est pas tout à fait pareil88 . Mais conclure àune forme de permanence du climat ne dispense pas d'une étude des singularitésinsulaires. Il existe des particularités communes à toutes les îles du monde: la proximitépermanente de la mer évite les coups de froid hivernaux qui peuvent se manifester sur laterre ferme aussi bien que les chaleurs excessives générées par la continentalité. A la findu XVIIIo siècle par exemple, Sonnini installé pour l'hiver à Mélos signale des gelées toutà fait inconnues des plus vieux insulaires89. Concernant le domaine égéen, ces spécificités

85. Histoire du climat depuis l'An Mil, Paris, 1966 ; The Changing Climate, Londres. 1966.86. A. Jardé, Les céréales, p. 66-67 ; E.G. Mariolopoulos, Etudes sur le climat de la Grèce, p. 57-59 ;E.C. Semple, The Geography of the Mediterranean Region, p. 99-101 (qui cite un nombreimpressionnant de travaux antérieurs à 1936 adoptant une thèse identique) ; E. Kolodny. La populationdes îles de la Grèce, 1, p. 50. Dans l'ensemble, même conclusion de J.L. Bintliff. Natural Environment. 1.p. 51-57, de G. Argoud, "Eau et agriculture en Grèce", p. 27-29, de R Meiggs, Trees and Timber. p. 40.de M.CI. Amouretti, Le pain et l'huile, p. 22-24, de D. Davidson - C. Tasker. "GeomorphologicalEvolution during the Late Holocene", Melos, p. 93, de M. Wagstaff - C. GambIe, "Island Resources andtheir limitations", Melos, p. 96. L'étude des pièces de bois découvertes pour la construction du Parthénona montré que le régime des pluies variait, à l'époque de la vie de l'arbre qui a fourni le bois en question.sur des cycles de 35 ans, ce qui correspond à la périodicité actuelle: E.G. Mariolopoulos. "Fluctuation ofRainfall", p. 243-250. L'auteur admet un arbre imposant, un cyprès âgé de 200 ans environ au moment desa coupe et qu'il considère comme originaire de l'Attique. Mais n'aurions-nous pas là bien plutôt leformidable cyprès de Carpathos pour lequel les Athéniens votèrent le décret GH/IIO ?87. Plutarque, Démétrios, 12, 5. Une autre mauvaise récolte d'olives à Athènes, si mauvaise qu'ellenécessita l'importation d'huile en Attique, est connue par une inscription de 176/5 : /G 112, 903 ( =Syll.3640 + Ph. Gauthier, REG 95, 1982, p. 275-291). Théophraste, Hist. Pl. IV. 14, Il ; C. Pl. V. 12.2 ;12, II. Tite Live (XLIV, 20) se fait l'écho d'un terrible hiver affectant l'Eubée durant l'hiver 169/8.88. "En hiver, on ne remarque pas les traces du lièvre le matin quand il y a du givre ou de la glace"(Xénophon. de la Chasse, V, 1). "Il faut chasser le lièvre quand il neige assez fort pour que le sol soitcouvert. Mais quand la neige tombe sans arrêt, il ne faut pas chasser car elle recouvre les traces" (Vrn. 1).89. Voyage en Grèce, II, p. 252-253.

Page 36: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

32 PATRICE BRUN

climatiques insulaires se résument en deux points majeurs insuffisance desprécipitations, intervention des vents étésiens.

Tous les auteurs ont souligné la faible pluviométrie de la mer Egée9o• Il tombe enmoyenne moins de 600 mm d'eau par an mais, à l'image de toutes les moyennes, celle-cirecouvre bien des différences: les Cyclades occidentales en reçoivent moins de 400 mmavec des minima de 294 mm. à Naxos pour les années 1951-1960 (Kolodny, ib.). Noussommes là dans les régions les plus sèches de la Grèce. Par contre, la moitiéseptentrionale voit des précipitations plus élevées91 et des hivers plus rigoureux. ASamothrace, il n'est pas exceptionnel de voir la neige descendre jusque dans la plaineseptentrionale de l'île. Cette coupure entre les deux Egée est symbolisée par ladisparition, au nord d'une ligne Andros - Chios du palmier-dattier, par celle subséquentedes toponymes bâtis sur la racine Phoinix connus par l'épigraphie ou la littérature et dupalmier apollinien sur les monnaies. Il est sans doute préférable de rattacher à la présencede l'arbre cette toponymie multiple, plutôt que de la voir en liaison directe avecl'installation phénicienne, même si celle-ci fut importante92.

Sèche, l'Egée subit des variations importantes du régime des pluies d'une annéesur l'autre, irrégularité que les Anciens avait déjà relevée93 et que les moyens modernesd'investigation permettent de quantifier: à Andros, le rapport entre les années les plussèches et les plus humides est de 1 à 5,3 tandis qu'à Naxos les pluies ont varié au coursde ce siècle de 178 mm (et 57 jours de pluies) à 656 mm. (et 86 jours de pluie), à Mélos,de 220 mm. à 840 mm.94. Irrégularité encore - mais celle-ci, plus que la précédente, n'estpas une spécificité égéenne - des précipitations au cours de l'année. A des étés secs,correspondent à la mi-saison des pluies sous forme d'orages qui grossissent les coursd'eau, emportent la bonne terre dans les champs et peuvent avoir des conséquences

90, E.C. Semple, The Geography of the Mediterranean Region, p. 83-101 ; A. Philippson, Diegriechischen Landshaften, IV, p. 30-32. Cartes des précipitations chez E. Kolodny, La population des îlesde la Grèce, III B 2 et R. Osborne, Classical Landscape, p. 32.91, Andros reçoit annuellement 600 mm. d'eau et Thasos, plus de 900 mm. sur une période de quinzeannées (1960-1974). Les fortes précipitations de Thasos ont été soulignées par Hippocrate, Epidémies, l,4; Y. Grandjean, "L'eau dans la ville de Thasos", BCH Suppl. XXVIII, 1994, p. 283-295.92, E.C. Semple, The Geography of the Mediterranean Region, p. 396. Les références épigraphiques àdes toponymes bâtis sur <I>oîvtç se rapportent toutes à des régions situées au sud de cette ligne: Chios,Délos, Thèra. Un lieu appelé Phoinikous à Cythère: Xénophon, Helléniques, IV, 8, 9. Deux toponymesactuels à Syros bâtis sur cette racine, Phoinika au nord d'Hermoupolis et Phoinikas, au sud-ouest de l'île.Attestations numismatiques à Délos, bien sûr, los (BMC Crete and Aegean Islands, XXIII, 8-11 ; selonEtienne de Byzance, s. V., l'île s'appelait également Phoinikè), Siphnos (W. Froehner, Monnaies grecquesde la collection Photiades Pacha, Paris, 1890, nO 1413 bis) et Ténos (Babelon, 1302). C. Bonnet, "Mondeégéen", in La colonisation phénicienne et punique, V. Krings éd., Leyde, 1995, p. 646-662.93, Hippocrate, Airs, X, 1, 14 ; Xénophon, Economique, V, 18 ; Aristote, Météorologiques, II, 4 360b; Théophraste, C. Pl. II, 1-2 ; III, 14. Ainsi, en 362/1, une grave sécheresse touche l'Attique et détruitles récoltes, met les puits à sec, ce qui empêcha tout arrosage des jardins ([Démosthène], L, 61). Surl'acropole d'Athènes, Pausanias vit une statue de Gè suppliant Zeus d'envoyer sur elle la pluie (l, 24, 3)mais il est impossible de dire à quelle sécheresse se rapporte cette offrande.94. Pour Andros, L. Faugères, in R. Treuil et alii, Les civilisations égéennes, p. 90 ; pour Naxos,E. Kolodny, Chora d'Amorgos, n. 1 p. 133 ; pour Mélos, M. Wagstaff - C. GambIe, "Island Resourcesand their Limitations", Melos, p. 98.

Page 37: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 33

humaines dramatiques, à l'image de cet orage exceptionnel qui causa la mort de 500citadins de Rhodes au printemps 31695 . On peut dire que l'une des caractéristiques dubiotope égéen, est l'importance des imprévus climatiques et l'un des paradoxes del'agriculture égéenne est d'intégrer, de domestiquer ces imprévus puisque de légèresmodifications dans le régime des précipitations ont en effet des conséquences humainesdésastreuses. Rien d'étonnant alors que dans les sociétés rurales insulaires, les réservesalimentaires jouent un tel rôle96,

Nombreux sont les témoignages antiques, concrets ou mythiques, de cetteirrégularité et des manques d'eau récurrents qu'elle implique. On sait ainsi que lacolonisation de Cyrène serait due, pour Hérodote, à une succession de sept années sanspluies à Thèra. Archiloque, dans un vers isolé, parle d'une sécheresse à Paros envoyéepar Zeus, Diodore et Virgile se font l'écho d'une longue sécheresse qui dépeupla Naxoset fit déserter la Crète, Symè passait pour avoir été désertée de ses habitants peu après laguerre de Troie, chassés par une aridité trop longue97. A Egine, à l'époque d'Eaque, untemple de Zeus fut érigé à l'issue d'une telle catastrophe et à Kéos subsistait au 1110 sièclela tradition d'une situation comparable, doublée d'une épidémie de "peste", qui s'étaitachevée grâce à l'intervention du dieu Aristée, lequel avait pour l'occasion consacré unautel de Zeus Ikmaios (Pluvieux), où les prêtres sacrifiaient encore du tempsd'Apollonios de Rhodes; à Cos, c'est à un autre Zeus Pluvieux, Hyetos, que l'on offredes sacrifices98 . Certes ces exemples ont dans leur grande majorité, à l'exception desdeux premiers, trait au mythe mais les hommes des temps historiques étaient d'autantplus portés à les croire qu'ils en soupçonnaient la véracité. On constate de plus que tousces cas concernent l'Egée du sud et la scène d'Aristée, eût-elle été transplantée à Thasos,n'aurait plus été crédible. Il est d'ailleurs peut-être avéré qu'une sécheresse dévastatrice aaffecté le monde égéen à la fin du VIIlo siècle, la tradition littéraire ci-dessus mentionnéepouvant être recoupée avec des données archéologiques, même s'il est juste de dire queles preuves avancées par J. Camp pour accréditer la thèse d'une sécheresse vers 700 av.J.e. et ses liens avec la colonisation ont été critiquées. En tout état de cause, lesremarques peuvent porter sur la la géographie, la date, voire les implications socio-

95, Diodore, XIX, 45.96. P. Halstead - G. Jones, lHS 109, 1989, p. 51-52, dans leur étude sur l'agriculture traditionnelle àAmorgos et Carpathos.97, Thèra : Hérodote, IV, 150. Thasos : Archiloque, F. 289 CUF ( = 125 Bergk) ; Clément Alex.Stromates, IV, 29,4. Naxos: Diodore, V, 51, 3 ; Virgile, Enéide, III, 111-112. Symè : Diodore, V, 53.1. G. Panessa, Fonti greche e latine, p. 586-592.98, Egine : Pausanias, II, 29, 7. Kéos : Argonautiques, II. 516-517 ; Diodore. IV, 82 ; Hygin,Astronomiques, II, 4. C'est à cette occasion que Zeus donna naissance aux vents étésiens qui devaientrafraîchir le temps; ces vents apparaissaient au début de l'été, quand se lève dans le ciel la constellation duChien, dont Sirius est la plus brillante. Le monnayage des cités de Kéos reprend volontiers ce mythe enintégrant parmi les symboles le chien (Carthaia, BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXI, 24 ; Iulis.SNG Copenhague, 650 ; monnayage fédéral, BMC PI. XXI, 3), l'étoile Sirius (Carthaia BMC PI. XXI,25 ; Corèsia, BMC Pl. XXII, 8 ; Iulis, SNG Copenhague, 660 ; monnayage fédéral, BMC Pl. XX. 5).Cos: Syll.31l07 (cf. L.-J. Robert, Claros J, n. 244 p. 100).

Page 38: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

34 PATRICE BRUN

économiques d'une telle situation climatique, moins sur sa réalité véhiculée par lessources littéraires que j'ai exposées99•

Cette sécheresse n'empêche pas les cours d'eau pérennes dans la grande majoritédes îles et les textes nous les indiquent par le terme de 1to'taf..lôç, "le fleuve", qui n'a pasbesoin d'être grand ni de débit impressionnant mais qui coule toute l'année, paropposition au xEtf..lappoç, lequel, son nom l'indique, n'existe que grossi des pluiesd'hiver - un oued. C'est cette nette distinction entre les deux termes qui ressort d'unecélèbre inscription de Ténos. A Myconos, île plutôt sèche et peu apte à fixer par sonaltitude les pluies, un règlement cultuel prévoit de jeter les restes des victimes "dans lefleuve". Plus significatif encore que ces eaux courantes permanentes, l'histoire aconservé, par la littérature ou l'épigraphie, le nom de fleuves insulaires : à Egine estattesté l'Asopos ; à Imbros, l'Ilissos ; à Kéos, l'Helixos, qui coule selon Strabon "prèsde Corèsia" et est identifiable avec l'actuel Mylopotamos, lequel se jette dans la mer àLivadi, le port de l'île et l'antique Corèsia ; à Naxos, le Biblos ; Paros a conservé le nomde deux fleuves, le Nestos et l'Asopos. A Salamine, coulent les fleuves Bocaros etCéphise, à Skyros encore, le Céphise. Au-delà d'une simple énumération, on noteraqu'Imbros et Skyros, deux clérouquies athéniennes, Salamine, possession athénienne,ont des noms de fleuve empruntés à la géographie de l'Attique et qu'Egine et Paros ontun Asopos, homonymes du célèbre cours d'eau de Béotie, que Paros encore connaît unNestos à l'instar du grand fleuve dont le delta se situe juste au nord de l'île de Thasos,une colonie de Paros 100. Sans doute ne convient-il pas d'exagérer ni le nombre ni lapuissance de ces cours d'eau : à Myconos, il s'agit du seul cours d'eau pérenne auxenvirons immédiats de la ville car l'emploi du déterminant, l'absence de nom officiel,permettent de supposer qu'il y en avait un seul sur l'île, difficilement repérableaujourd'hui compte tenu de la généralisation des captages. On admettra enfin, à la suite deSuidas qui utilise le diminutif 1to'taf..ltaKOç pour désigner un cours d'eau de Ténédos,que, pour être pérennes et aller à la mer, ces différents fleuves ne sauraient faireillusion lOI.

C'est dans ce monde marqué par une longue sécheresse estivale qu'il convient dereplacer à sa juste valeur le nom mythique d'Hydroussa parfois accordé à quelques îles del'Egée, Andros, Kéos, Ténos. Etaient-elles plus humides que d'autres? Les statistiquesactuelles n'accordent une plus grande humidité qu'à la seule Andros qui, avec 600 mm.par an, reçoit environ 50% d'eau de plus que ses voisines. C'est en fait la géologie de cestrois îles qui doit nous permettre d'élucider cette pseudo-toponymie: d'épaisses couchesde schiste capables de retenir l'eau expliquent la multiplicité des sources et leur pérennité,

99. J. Camp, Hesperia, 48, 1979, p. 397-411, suivi par G.L. Cawkwell, CQ 42, 1992, p. 289-303.Thèse critiquée par 1. Morris, Burial and ancient Society, Cambridge, 1987, p. 160-161 et J. Whitley,"Proto-attie pottery : a contextua1 approach" in Classical Greece, 1. Morris éd., Cambridge, 1994, p. 57.100. A Ténos : IG XII 5, 872 1. 32, 79 ; 1. 68, 82. Chimarros est un toponyme à Naxos, dans une hautevallée au sud-ouest de l'île. Myconos : LSCG 96 1. 36. Egine : Pindare, Néméennes, III, 6. Imbros:Pline, HN IV, 72. Kéos : Strabon, X, 5, 6. Naxos: Etienne de Byzance, s. v. Bt/3À,iv1l (R. Herbst,RE XVI 2, col. 2083 ; Properce, III, 17, 27 parle, en s'adressant à Dionysos, des "fleuves embaumés quiarrosent ta chère Naxos"). Paros: IG XII 5, 243 ; Strabon, VIII, 6, 25. Salamine: Strabon, IX, 1,9 ; 3,16; Eustathe, Corn. Denys Pér. 507, GGM II, p. 314). Skyros : Strabon, IX, 3, 16.101. Suidas, s. v. TEve8ioc; ÇUVTryOpOC;.

Page 39: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 35

choses remarquables que le nom d'Hydroussa permettait de traduire et d'expliquer auxyeux des Anciens lO2 •

L'autre aspect essentiel du climat égéen est la prégnance des vents étésiens, duBorée. Ce n'est pas pour rien que Carpathos et Skyros portent l'épithète d'îles "battuesdes vents"103, mais toutes les autres îles du centre de la mer Egée auraient pu mériter cesurnom. Le phénomène a été bien analysé: "L'apparition des Etésiens est plus nette au­dessus de la mer où ils commencent à souffler vers 10 heures du matin ; ils atteignentbientôt leur maximum et l'après-midi, ils deviennent moins forts pour disparaîtrecomplètement pendant la nuit [...] (ils sont dus à) la présence de la dépression thermiquesuperficielle, (à) la présence des hautes pressions continentales sur les Balkans oul'Europe Centrale, (à) l'effet du réchauffement inégal entre la mer Egée et les continentsenvironnants" 104. Bien sûr, les Anciens ne pouvaient savoir l'origine de ces vents sispécifiques que Tite Live, à l'intention de ses lecteurs romains, se devait de les décrire ­non sans maladresse lO5 • Aussi une origine mythologique fut-elle donnée au phénomèneavec, comme dans le cas de la sécheresse, l'intervention divine d'Aristée à Kéos106.

Aristote avait pourtant signalé leur caractère diurne et on a retrouvé une invocation àBorée à Thèra lO7 • Nombre d'anecdotes enfin, tant antiques que modernes, rappellent leurviolence: Diogène Laerce souligne une anecdote où "les vents étésiens soufflaient si fortqu'ils arrachaient les fruits" et au XIXo siècle à Kythnos, K. Fiedler note que "hier bHister frisch und dieses Mal so stark, daB jeder von uns ein oder ein Paar mal zu Bodengeworfen wurde, selbst einer der sttirksten Pionniere"108 .

Il est aisé de deviner les inconvénients que pouvaient générer ces vents puissantsen ce qui concerne la navigation: plusieurs narrations montrent une flotte bloquée dansun port par leur impétuosité. En 200, la marine romaine doit demeurer plusieurs jours à!Cos, empêchée qu'elle est de joindre la pourtant proche Skiathos. Situation analogue en191 à Délos pour le préfet de la flotte Caius Livius, enfermé dans le port l09. Cetteprudence se comprend d'autant mieux que, de nos jours encore, les gros car-ferries nepeuvent accoster par grand vent dans la plupart des îles et ne sortent pas. Le vent est enfinresponsable de la recherche d'abris sûrs pour les navires et, en bout de course, du choixde l'implantation de la ville et de son port, même si ce ne fut qu'un facteur parmid'autres: on a vu que la création et le développement des villes de l'est égéencorrespondaient à des choix qui n'étaient pas dictés par de seuls impératifs éoliens.

102, Andros : Pline, HN IV, 65. Kéos : Héraclide Pont. FHG II, IX, 4; Callimaque, Origines, IV, 58 ;Cicéron, de div. 1, 57 ; Pline, HN IV, 62 ; 65. Ténos : Pline, HN IV, 65.103, Hymne homo Apoll. 43 ; Sophocle, F. 509 Nauck ( = Philostrate le Jeune, Images, II, III) :L1CÛpOÇ. vilcroç ftv 0 8eîoç LOlpOKÀilç àVEJ..lffi8ea KUÀeî. Denys Pér. 521 : LKÛPOÇ t' TJvel.loecrcru.104, P. Maheras, "Le problème des Etésiens", Méditerranée, 1980-4, p. 57-66 [Article limité aux ventsdu nord extrait de sa thèse Climatologie de la Mer Egée et de ses marges continentales, Dijon, 1979].Voir aussi A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 36-37.lOS, XXXVI, 43, 1 : "Les vents soufflent très fort dans les Cyclades qui sont séparées les unes desautres par des bras de mer plus ou moins larges".106, Hygin, Astronomiques, II, 4, 6.107, Météorologiques, II, 4 362 a. IG XII 3, 357.108, Diogène Laerce, VIII, 60 ; K. Fiedler, Reise, p. 97.109, Tite-Live, XXXI, 45, Il ; XXXVI, 43, 1.

Page 40: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

36 PATRICE BRUN

Moins évidente de prime abord mais tout aussi importante est l'influence de cesétésiens sur la végétation et l'agriculture qui, en général, n'aiment pas le vent. Lesversants septentrionaux des îles, très exposés, sont souvent dénudés (c'est le cas du nordde Ténos) tandis que les îles plates, Kythnos par exemple, offrant peu d'abris naturels,apparaissent aujourd'hui nues et décharnées : le meltem est donc partiellementresponsable de la faible emprise de l'olivier110, faiblesse qu'il faudra peut-être ne passystématiser.

Subsidences, eustatisme et atterrissements: les modifications des lignes derivage dans la mer Egée

Permanence du décor morphologique et climatique dans son ensemble. Mais onn'en dira pas autant dans le détail et ce qui, sur une carte au 1110.000.000° sembleinsignifiant, peut revêtir une importance capitale pour la vie des hommes: l'ensablementde quelque anse portuaire insulaire n'est que poussière à l'échelle de la mer Egée, mais ilmodifie du tout au tout la situation de l'île en question. Il nous faut, après avoir soulignétout ce que le cadre égéen avait conservé d'intact depuis deux millénaires, analyser leschangements que se sont opérés.

Le problème de l'alluvionnement et de la sédimentation dépasse, on s'en doute, lepetit cadre insulaire. A tout prendre, la côte asiatique de l'Egée offre des situations bienplus évocatrices que celles que l'on trouve dans les îles : la mer n'est plus visibled'Ephèse ni d'Héraclée du Latmos. Clazomènes, autrefois une île proche du continent estdésormais rattachée à l'Asie ll1 . Une langue de terre relie désormais la citadelled'Halicarnasse à la terre ferme. En Lycie, les ports antiques de Caunos et de Patara sonten voie de comblement complet. La côte européenne n'est pas en reste: autrefois port demer, Pella est aujourd'hui à 20 km de celle-ci.

L'absence, dans les îles, de fleuve assez grand et puissant pour permettre unalluvionnement rapide et donc lisible dès l'Antiquité explique que les auteurs anciens aientinsisté sur des exemples continentaux. Ceux qui reviennent le plus souvent dans lalittérature sont les plus grands fleuves connus, le Nil, l'Achelous en Acarnanie, leMéandre, le Danube1l2. Pourtant, sur plusieurs siècles, on remarque que les torrents desîles de l'Egée, des oueds pour beaucoup, ont peu à peu modifié les contours des îles,projetant leur vallée alluviale plus loin vers la mer et le nom d'un fleuve d'Egine et deParos, l'Asopos, "le bourbeux", prouve que l'érosion des sols - et l'alluvionnementsubséquent - était un phénomène bien compris des Anciens l13 • A Erésos, le littoral aprogressé d'une centaine de mètres vers la mer, porté en avant par les alluvions de la

110. E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 77.111. Thucydide, VIII, 23, 2 ; 31, 3 ; Xénophon, Helléniques, V, l, 31. Les problèmes del'alluvionnement sont résumés avec des exemples régionaux (mais aucun insulaire) par J.L. Bintliff,Natural Environment, l, p. 35-50 et G.R. Rapp - J.C. Kraft, "Holocene Coastal Change in Greece andAegean Turkey", Beyond the site, P.N. Kardulias éd., p. 69-90.112. Nil : Hérodote, II, 10 ; Strabon, l, 2, 30 ; l, 3, 7-9 ; XVII, l, 6 ; Pline, HN V, 128 ; Mela, II,104. Achelous : Thucydide, II, 102, 3 ; Hérodote, II, 10 ; Pline, HN II,201. Méandre: Pline, HN II,201. Danube: Polybe, IV, 39-42. G. Panessa, Fonte greche e latine, p. 473-489.113. cf. supra, note 100.

Page 41: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 37

rivière qui traverse la ville antique, aujourd'hui Skala Eresou. En d'autres endroits, lesable marin s'est accumulé: c'est le cas à Samos où les plaines côtières se sont élargiesdepuis l'Antiquité, surtout au sud. Situation identique à Samothrace, où des îlots prochesdu rivage dans l'Antiquité sont maintenant entourés de sable. A Naxos, un cordon littoralrécent est apparu en avant de l'ancienne côte. Toujours à Naxos, le temple de Dionysos,aujourd'hui relié au reste de l'île par une flèche de sable, était encore une île au XVIIIOsiècle, et donc dans l'Antiquité. A Mélos, les structures romaines tardives sont sous1,5 m. - 2 m. de sédiments et le port antique est à présent situé sous la petite plainecôtière contemporaine, ce qui montre la force de l'avancée du rivage dans les zonesnaturelles de comblement que sont les deltas (Pl. II, 2). Dans l'Antiquité, Mytilène avaitson acropole séparée du reste de l'île, ce qui n'est plus le cas maintenant et la légendeparlait pour Antissa de Lesbos d'une histoire géologique semblable : la ville auraitprimitivement été construite sur une île, rattachée par la suite au reste de Lesbos114 • A cesatterrissements, dus tant à l'action de la mer qu'à celle des cours d'eau, il faut ajouter desmouvements tectoniques, qui ont eu un effet opposé et divers cas de subsidence ont eneffet été notés un peu partout dans les îles.

A Naxos, le niveau relatif de la mer a monté, et si l'action s'accélère depuis unsiècle et demi, depuis ce qu'il est convenu d'appeler la fin du "Petit Age Glaciaire", on apu remarquer que des sépultures du Bronze Ancien se situaient aujourd'hui à quatremètres de profondeur, soit au-dessous de la ligne actuelle du rivage. A Paros, lesinstallations portuaires antiques sont à présent sous 50 cm. d'eau. Délos et Rhénée ontsubi une subsidence d'environ 2 m., Mélos, de 2 à 3 m. A Egine, le niveau marin amonté d'environ 1,75 m. depuis l'Antiquité et ce sont des conclusions similairesauxquelles on a abouti pour l'Attique et Salamine. Enfin, soulignons le cas spécifique deKimolos, où l'ancienne cité, partiellement submergée, a été séparée de l'île principale parun effondrementIl5 •

Il n'est pas de notre travail de séparer ce qui, dans les modifications du niveau dela mer, a pour origine une véritable subsidence ou une transgression marine et les deuxphénomènes ont pu se combiner. Contentons-nous ici de remarquer que le tableau d'uncadre géographique immuable depuis l'Antiquité prête le flanc à la critique dès que l'onaborde une étude plus fine, plus individualisée. Or, dans l'évaluation d'un terroir, cela

114. Erésos : G.P. Schaus - N. Spencer, AJA 98, 1994, p. 411-430. Samos: G. Shipley, Samos, p. 8.Samothrace: K. Lehmann, Samothrace, p. 11-13. Naxos: R. Dalongeville - J. Renault-Miskovsky,"Paysages de l'île de Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 26-27. Choiseul-Gouffier, Voyagepittoresque de la Grèce, Planche 23. Mélos: B. Sparkes, "Classical and Roman Melos", Melos, p. 53.J.L. Bintliff, Natural Environment, II, p. 537. Mytilène: Diodore, XIII, 77-79; Pausanias, VIII, 30, 2.Antissa : Pline, RN II, 204.115. Naxos: R. Dalongeville, "Variations de la ligne de rivage en Méditerranée au cours de l'Holocène",Les Cyclades, p. 94-96 ; R. Dalongeville - J. Renault-Mikovsky, "Paysages de l'île de Naxos",Recherches dans les Cyclades, p. 29-39. Paros: D. Berranger, Paros archaïque, p. 56-57. Délos:H. Duchêne, "Délos, réalités portuaires et emporion", A. Bresson - P. Rouillard édd., L'Emporion,p. 120 ; R. Dalongeville - J. Renault-Mikovsky, "Paysages de l'île de Naxos", Recherches dans lesCyclades, p. 39 (avec références bibliographiques). Mélos: JL Bintliff, Natural Environment, II, p. 532,conclusions auxquelles adhèrent D. Davidson - C. Tasker, "Geomorphological Evolution during the LateHolocene", Melos, p. 91. Egine : P. Knoblauch, AD 27, 1972, p. 50-85. Salamine: W.K. Pritchett,Studies in Ancient Greek Topography, l, Berkeley, 1965, p. 97-100. Kimolos : ATL l, p. 503.

Page 42: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

38 PATRICE BRUN

n'est pas de faible importance: telle plaine côtière, aujourd'hui bien cultivée et irriguéepeut très bien, on l'a vu dans le cas de Mélos cité plus haut, ne pas avoir existé dansl'Antiquité et l'on doit se poser la question pour la plupart des plaines littorales insulaires(Pl. l, 1-2). Pour ne prendre qu'un exemple, la région du Kato Kambos de los, la plusriche zone agricole de l'île, n'avait de toute évidence pas sa configuration actuelle dansl'Antiquité. Et puisque, dans l'agriculture méditerranéenne moderne, ce sont les zonesbasses, plus profondes, plus aptes à bénéficier de l'irrigation que les versants aménagés,qui portent aujourd'hui les cultures, calquer des impressions contemporaines sur unevision antique du paysage rural reviendrait à se méprendre sur les potentialités agricolesd'un terroir.

Lamer

Pour les Grecs, et principalement ceux de l'époque classique, la mer Egée estavant tout "la mer", 'to 1tov'toç. C'est ainsi qu'il faut comprendre la réflexion dePlutarque, lorsque Périclès, à la tête de la flotte athénienne de Samos quittant l'île pouraller à la rencontre de l'ennemi phénicien, "cingla vers la mer extérieure"116. C'est à cetype d'anecdote que se rattache l'expression imagée de Platon des hommes rassemblésautour de la mer représentés telles des grenouilles autour d'une mare1l? Cette unitéprofonde de l'Egée n'était cependant pas partagée des Romains qui y voyaient deux mers,la mer de Macédoine au nord, la mer de Grèce au sud118•

Cette mer, on l'a vu plus haut, est soumise à certains impératifs climatiquescomme le Borée, mais aussi à des caprices, et des sautes de vent peuvent bien souventcontrarier une équipée. D'où la grande élasticité des temps de navigation dans l'Egée.Ainsi, Léocratès, pressé de quitter Athènes après la défaite que la cité vient de subir àChéronée, ne met-il que quatre jours pour rallier Rhodes, alors qu'[Eschine], au termed'un voyage tourmenté sur lequel nous allons revenir, ne parvint à Rhodes qu'au bout deplus de vingt jours, avec des arrêts forcés en raison de vents contraires119•

On ne s'étonne pas non plus de la fréquence, dans nos sources, de mentions detempêtes : elles sont présentes dans les légendes et dans l'Histoire. Une violentebourrasque fit échouer ainsi l'Argô sur le rivage d'Anaphè qu'Apollon venait de faireapparaître pour sauver Jason et ses compagnons120. Dans les temps historiques, latempête qui envoya par le fond une bonne partie de l'armée de Xerxès en 480 ou celle qui

116. Plutarque, Périclès, 26, 1 : Ë1tÀEU(JEV Eiç ,av Ë1;O) 1tOv"tov.117. Platon, Phédon, 109 b ; L. Casson, The Ancient Mariners, p. 127.118. Pline, RN IV, 51. Cette unité pour les Grecs ne signifie pas pour autant qu'ils n'aient pointdistingué plusieurs sous-ensembles: la mer de Thrace, la mer de Myrto, au sud de l'Eubée et englobantles Cyclades (RN IV, 51, 65), et les deux plus connues, la mer icarienne, entre Samos et Myconos(Homère, Iliade, II, 144-147 ; Hérodote, VI, 95 ; Ovide, Tristes, V, 2, 28 ; Fastes, IV, 283 ; Pline, RNIV, 51 ; 68 ; Anth. Pal. VII, 499, 651, 699) et la mer carpathienne (Virgile, Géorgiques, IV, 387 ;Ovide, Amours, II, 8, 20 ; Pline, RN IV, 71 ; V, 102, 133 ; Anth. Pal. VI, 245 ; VII, 366).119. Lycurgue, C. Léocrate, 71, avec pour L. Casson, Ships and Seamanship, n. 93 p. 292, des"stopovers". [Eschine], Lettres, I.120. Photius, III, 141 b.

Page 43: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 39

accompagna la victoire athénienne aux Arginuses avec les conséquences que l'on sait l21 ,sont les plus célèbres. Dans un cadre plus modeste, mais qui devait se répéter plussouvent que la destruction d'armadas, une tempête drosse un navire sur le rivage deSériphos, et amène indirectement la mort de deux négociants d'Amisos, tués par lesinsulaires qui pensaient avoir affaire à des pirates l22. D'autres inscriptions métriques, lestrès nombreuses épigrammes funéraires rassemblées dans le livre VII de l'AnthologiePalatine, rappellent l'omniprésence des naufrages et des deuils qui accompagnent lanavigation et ne doivent pas faire oublier que la disparition en mer fait partie desimpondérables acceptés par les sociétés antiques 123. Moins dramatiques, certainestempêtes obligent à modifier le trajet prévu: en 472, Thémistocle exilé, embarquant àPydna pour se rendre à Ephèse, doit faire relâche à Naxos alors que, dans les eaux del'île, se trouve la flotte athénienne. Le stratège achaïen Aratos, désireux de partir deMéthonè pour l'Egypte voit son bateau, pris dans des vents violents, s'échouer en terreennemie124. L'oeuvre, transmise jusqu'à nous sous le nom d'Eschine, illustre le typemême du voyage mouvementé: du Pirée et pour se rendre à Rhodes, l'auteur fait halte àCorèsia, puis se dirige vers Délos. C'est ensuite que les éléments déchaînés détournentson navire d'abord vers les côtes de Crète, qui sont en vue. Le pilote parvient à reprendrela direction de l'est, aborde à Léros, touche la pérée avant de parvenir à Rhodes l25.

Enfin, la mer Egée présentait d'autres dangers d'ordre naturel, les courants: ceux­ci sont nombreux et d'autant plus forts que les chenaux entre deux îles se resserrent.Ceux de l'Hellespont et de l'Euripe sont les plus fameux, mais tous étaient dangereux,comme celui du détroit entre Naxos et Paros126 et, plus encore redouté, celui qui séparaitl'Eubée et Andros, "vrai cimetière de bateaux". Il n'est là encore qu'à puiser dans lesrelations de voyage pour se rendre compte des dangers permanents que les courants,joints à la force des vents étésiens et à la proximité de côtes rocheuses et parsemées derécifs, représentaient pour la navigationl27.

Les impondérables météorologiques, la soudaineté des tempêtes expliquentl'existence, tout autour de la mer Egée d'un principe sacré des tempêtes, avec un ZeusMaimaktès à Naxos, un mois Maimakterion à Athènes, Kéos, Siphnos, Ephèse, Phocée,

121. Hérodote, VIII, 12-13. Xénophon, Helléniques, 1, 6, 35.122. EAD XXX, 475.123. Anth. Pal. VI, 245 ; VII, 263-295, 630-699 notamment.124. Thucydide, 1, 137, 2 ; Aristodémos, FGrHist. II B 104 F. 10 ; Népos, Thémistocle, 8 ; Polyen, l,30, 7. Plutarque, Aratos, 12,2.125. [Eschine], Lettres, 1, 1-4. La leçon AÉpq> vll(oq» astucieusement proposée par S. Mercati, "Leroin [Aesch] Epist. 1, 4", SF/C 5, NS, 1927, p. 317-319, doit remplacer le monstre 'Aeprovl1 qui règneencore dans les manuscrits: BEp 1965, 301. Thèra (leçon proposée 811paîrov vftoq> par E.M. Craig,Dorian Aegean, p. 8) est une possibilité moins commode à admettre, surtout d'un point de vuegéographique: c'est avant la Crète que le bateau aurait dû se trouver dans les parages de Thèra, non après.126. IG XII 5, 445 (+ Suppl.), l. 10-12 ("Monument d'Archiloque").127. Térence, Andrienne, 222 ; Strabon, X, 1, 2 ; Tite-Live, XXXI, 47 ; Dion Chrysosthome, VII, 2.AJ. Buchon, Voyages dans l'Eubée et les Cyclades, p. 229, pour les courants entre Andros et l'Eubée:"Les flots se déchaînaient et s'élevaient comme ceux de l'Océan par gros temps". J.T. Bent, The Cyclades,p. 268, pour les courants entre Andros et Ténos. B.J. Slot, Arcipelagus turbatus, p. 21. Ces courantssont étudiés par P. Maheras, Climatologie de la Mer Egée, p. 60.

Page 44: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

40 PATRICE BRUN

des daimones Maimakter à Lesbos, et des Maimakteria à Thasos128. Dans cet ordred'idées, les autels de divinités liées à la navigation, les inscriptions rappelant dessacrifices ou des invocations à une heureuse traversée, rendent à leur manière compte del'activité maritime et portuaire des Insulaires. A Paros a été mis au jour un autel d'AthènaPontiè, épithète qui n'était pas encore connue pour cette déesse, mais Aphrodite, pour desraisons liées davantage au mythe de sa naissance qu'à un rôle de protection des marins,peut également être Pontiè à Cos ou bien à Nisyros129. A Paros encore, on offre dessacrifices à Poséidon Asphaleios et à Syros, une dédicace à ce dieu a été retrouvée130.C'est dans cette optique qu'il faut replacer l'ensemble des invocations à Euploia, à uneheureuse traversée. Pour les îles, des inscriptions de ce genre sont attestées à Syros et àThasos!3!. On doit aussi relier à la navigation dans l'Egée de nombreux passages del'arétalogie isiaque découverte à Andros et dont on a toutes raisons de penser qu'il s'agitde la version insulaire - étant donnée la place accordée aux divinités maritimes - d'unoriginal pouvant remonter au 111° s. av. J.c.m . Le succès du culte des Cabires dans lesîles septentrionales de Samothrace, Imbros, Lemnos, mais encore dans les Cyclades!33 età Athènes, sur lequel il n'y a pas à insister, s'intègre bien entendu dans une attitude deprotection contre les périls de la mer. Le poltron croqué par Théophraste dans le chapitreXXV de ses Caractères "s'inquiète, dès que les vagues grossissent, si tous les passagerssont initiés".

Malgré toutes ces difficultés, l'homme a circulé dans l'Egée, de tout temps. Lescaprices météorologiques, le fait que, par nécessité, les navires ne transportaient pas dematières périssables, tout cela favorisait le principe des étapes et les îles de l'Egée étaienttoutes désignées pour jouer ce rôle: elles devaient en profiter.

128. Naxos: IC XII 5, 47 ; Zeus Maimaktès est connu d'Harpocration, s. v. MatIlCXlC'tEptffiv. MoisMaimakterion, RE XIV, 1 col. 560. Lesbos: IC XII 2, 70 ; 239 1. 10-11. Thasos : F. Salviat, "Unenouvelle loi thasienne", BCH 82, 1958, p. 224-225 (SEC XVII, 415).129. Paros: SEC XXVIII, 707 (IVO s.). Cos: M. Segre, Iscrizioni di Cos, Rome, 1993, ED 178 b (A)1. 3, Il ; S.M. Sherwin-White, Ancient Cos, n. 162 p. 202. Nisyros : W. Peek, WZHalle, 26, 1967,n° 26 p. 384. Cf. Pausanias, II, 24, Il (Hermionè d'Argolide).130. Paros: SEC XV, 517 1. 12; Syros: IC XII 5,671.131. Syros: IC XII 5,712 ( + SEC XIV, 550-551). Thasos : IC XII 8, 581-586 ( + SEC XIV, 567­569). Sur ces documents, cf. N. Sandberg, EUPLOIA, G6teborg, 1954. La fin d'une épigramme (Anth.Pal. VII, 639) est assez révélatrice de cette attente: "demandons une bonne navigation (EunÀ.OtTlv) quinous ramène chez nous, car la mer, c'est la mer; couché dans ce tombeau, Aristagoras le sait".132. IC XII 5, 739 notamment 1. 34-35 ; 145 ; 157 ; 160-161. Chr. Dunand, Le culte d'Isis dans lebassin oriental de la Méditerranée, Leyde, 1973, II, p. 116-118, admet que "l'auteur est un riverain del'Egée, et peut-être un insulaire". Cf. R.E. Witt, "Isis and Mithras on Andros", Hommages àJ. Vermaseren, Leyde, 1978, III, p. 1320-1333. Un autre hymne à Isis, trouvé à los (/C XII 5,141. 18­19), rappelle la vocation secourable d'Isis en mer. A Délos, Isis est également euploia (P. Roussel, Lescultes égyptiens à Délos, 1916, n° 147 p. 162; nO 194 p. 196).133. Un sanctuaire des Cabires à Naxos: SEC XXV, 939 (lVo siècle). Monnaies hellénistiques de Syrosau type des Cabires : BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXVIII, 5. Un superbe exemplaire existe auCabinet des Médailles de Paris (n° 411).

Page 45: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

PAYSAGES INSULAIRES

Après avoir défini dans ses grandes lignes le cadre géographique et historique, ondoit progresser dans la précision en allant à la recherche des paysages insulaires antiques.Derrière cette expression, on entendra toutes sortes de paysages, naturels et transfonnéspar l'action de l'homme, dépassant la simple notion de panorama quand, par exemple, onadmire, d'un point surélevé, le territoire à l'entour. Sans doute, j'en ai déjà fait laremarque, peut-on espérer davantage retrouver dans les paysages actuels des îles despennanences séculaires que dans l'Athènes de la fin du XXO siècle: aussi bien seront-ils àla base de nos réflexions. Il n'est pas jusqu'à Myconos où, pour peu que l'on accepte des'éloigner des plages, la nature ne conserve le dessus.

Il demeure néanmoins un risque de méthode. Tout historien sait bien qu'unerecherche sur le terrain, fût-elle précédée et accompagnée d'une problématique précise, nefournit de réponses qu'aux questions que l'on se pose - qui ne sont pas toutesappropriées ni pertinentes - et ces réponses s'expriment dans des tennes induits par lesquestions elles-mêmes. Si, parcourant la chôra de Pholégandros, je viens pour rechercherun modèle inaltérable de pauvreté insulaire, célébrée, si l'on peut dire, tant par les sourcesantiques que par les voyageurs de l'époque moderne, grandes sont les chances pour queje privilégie tout ce qui, dans le paysage, s'intègre dans ce schéma de pensée et que jerejette toute fonne de richesse agricole - une petite oliveraie, un vignoble bien entretenu ­comme étant la résultante d'un volontarisme humain contemporain. Que pour simplifier,je considère "Idealtype" antique tout ce qui s'harmonise avec l'idée que je me fais de larudesse de l'île et construction moderne ce qui ne s'accorde pas avec ce pré-établi. Car undanger parallèle menace: les îles, atones aujourd'hui si l'on excepte les marines, ontconnu après la Guerre d'Indépendance une phase dynamique qui, n'en doutons pas, alaissé des traces, dans le terroir et dans l'habitat. A Kéos, la redistribution des terres desgrandes propriétés laïques et monastiques après l'Indépendance a vu le retour à unsystème d'exploitation plus intensif et d'habitat plus éparpillé, en quelque sorte lecheminement en tous points inverse de celui dont on a soupçonné, au chapitre précédent,l'introduction avec l'arrivée des Romains; de fait, l'étude ethno-archéologique menée parT.M. Whitelaw a montré que l'essentiel des infrastructures rurales de l'île datait du XIXo

siècle l . Dépasser cette barrière chronologique pennettra d'aller à la rencontre de paysagesqui devaient se rapprocher assez de ceux de l'Antiquité. Mais le témoignage antique serabien entendu au coeur de cette étude car la première rencontre d'un voyageur venu de

1. T.M. Whitelaw, "Recent Rural Settlement", Northern Keos, p. 428-429.

Page 46: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

42 PATRICE BRUN

l'Europe du Nord-Ouest avec une île brûlée par le soleil du mois d'août risque, s'il ignorele régime des pluies, de lui cacher le fait qu'au printemps, et pour reprendre la forteexpression de G. Rougemont, "les îles sont vertes comme l'Irlande"2. Nous pourronsdonc nous appuyer sur les travaux des voyageurs modernes, sur quelques passages unpeu hétéroclites pêchés çà et là chez les Anciens et l'étude des lieux-dits par l'épigraphiefournit une matière encore mal exploitée dans un domaine lui-même exploré depuis peumais désormais très à la mode3• Nous rechercherons d'abord la composition despaysages naturels puis des paysages humanisés des îles - ce qui revient à une étude desproductions agricoles - pour tenter de cerner la suprématie des uns ou des autres.

Notre vision du paysage cycladique pourrait se résumer en une formule simple,dénudation totale, en raison des conditions climatiques spécifiques de la mer Egée. Cettevision n'est pas tout à fait fausse mais elle présuppose, si nous voulons l'appliquer àl'Antiquité, l'édification d'un modèle intangible de végétation. C'est bien sûr faireabstraction de la vie propre à ce biotope et négliger le fait que la végétation est aussi larésultante de l'action de l'homme, action toujours malfaisante si l'on suit les tendances denotre civilisation contemporaine. Mais avant de parvenir à ce concept de paysage naturelantique, il faut étudier deux types de paysages où l'action de l'homme a été la plussensible, voire décisive puisqu'elle a abouti à leur quasi-disparition, les marécages et laforêt.

LES PAYSAGES REGRESSIFS

Les marais

Les mots consacrés pour les décrire sont Àt!1Vl1 ou ËÀoç et tous leurs dérivés,adjectifs, épiclèses divines. Mais on ne saurait négliger d'autres termes qui les trahissentindirectement au travers de la flore et de la faune qu'on y trouve: des toponymes tels queDonakeus ou Kalamos, qui désignent des lieux envahis par les roseaux, un lieu-ditBatrachos, tout cela fournit des indices évidents de la présence des marécages dans unsecteur.

La réalité des marécages dans une région déterminée obéit à de multiplesparamètres; climatiques d'abord puisqu'ils supposent, devant l'absence évidente defleuves allogènes, des pluies abondantes à certains moments de l'année ;géomorphologiques ensuite, avec prédominance de sols imperméables; morphologiques,avec formation de bassins fermés (c'est le cas du lieu-dit Kalamos à Kéa) ou de plainesalluviales dont l'évacuation est gênée par l'exhaussement du delta du fait de

2. JS 1990, p. 203. Cf. note 82 p. 213.3. Le livre fondamental pour l'analyse des paysages, tant naturels que transformés, est celui deR. Osborne, Classical Landscape, qui ne s'appuie cependant pas beaucoup sur des exemples insulaires etdont la vision "athénocentrique" a été contestée par M. Brunet, Topai, 2, 1992, p. 33-51. Lescontributions de O. Rackham, ("Le paysage antique", La Cité grecque, p. 107-137, "Ecology and pseudo­ecology", Human Landscapes, p. 18-22) utilisent des données géographiques de Béotie et surtout de Crètemais aucun exemple égéen. Voir encore S.E. Alcock - J.F. Cherry - J.L. Davis, "Intensive survey,agricultural practice and the c1assicallandscape of Greece" , Classical Greece, I. Morris éd., p. 137-170.Pour les transformations du paysage grec sous l'Empire, S.E. Alcock, Graecia capta.

Page 47: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

44 PATRICE BRUN

et, dépassant l'anecdote, on pensera qu'il y avait là encore des zones marécageuses,lesquelles subsistaient au XIXo siècle. A Léros, tout près du sanctuaire d'Artémis et sansdoute associés à lui, se trouvaient des marais 10. A Thèra, on connaît un XropiovKaÀcXflou et à Samos, il y avait un sanctuaire d'Aphrodite des roseaux (Èv lCaÀcXflOtç)ou du marais (Èv ËÀEt), qui devait se situer quelque part entre la ville antique et l'Héraion,sur la côte sud-est de l'îlell . Or, G. Dunst a publié un TE'tap'taiou ~rofl6ç, un "autel dela fièvre quarte"12, découvert dans cette région de l'île, prouvant, au-delà des marécages,que la malaria sévissait en ces zones basses. Enfin, une espèce de jonc, le kypeiros, luiaussi à l'aise dans les milieux humides, était abondant à Rhodes et à Thèral3• On devinedonc, au travers de ces exemples assez variés, que les marécages étaient fréquents dans lemonde insulaire antique. La plupart des zones bases étant situées près de la mer, on doitpar conséquent admettre que les marais envahissaient les plaines littorales, les alluvionsarrachées à la montagne par les torrents finissant par rehausser la basse vallée, rendantainsi plus difficile l'évacuation des eaux fluviales et accroissant d'autant les risques del'emprise marécageuse.

Les insulaires se satisfaisaient-ils de pareille situation? Il ne faut pas oublier, aumoins dans un premier temps, que les marais n'étaient pas inexploités. Déjà chezHomère, c'est un lieu de pâture commode pour le gros bétail et cette utilisation a perduré:en 389, Agésilas rafle sur le territoire acarnanien ennemi le bétail qui y paissait, etThéophraste souligne le rôle de fourrage que certaines plantes des marais peuvent jouer;de leur côté, les grands roseaux qui forment l'essentiel de la grande végétation des terreshumides étaient récupérés pour de multiples usages, depuis le gaulage des fruits (onpense au très célèbre vase à figures noires du British Museum représentant une cueilletted'olives) jusqu'à la construction d'habitations légères l4. On remarque qu'il n'y a pas làde témoignage d'origine égéenne mais, en l'espèce, cela n'a pas une grande importancecar le fait est que les marais pouvaient trouver une utilisation fourragère pour les bovidéset procurer une nourriture que le reste du territoire risquait, dans les îles, ne pas fournir.

De toutes les façons, les marais reculèrent sous l'action de l'homme, et cela dèsl'Antiquité. L'assèchement du lac Copaïs a débuté à l'époque d'Alexandre etThéophraste, à la même époque, évoque le drainage de la plaine de Larissa; à Sparte, il yavait un sanctuaire de Dionysos des Marais (Èv AiflVatç) qui, nous dit Strabon, "est

10, Clytos de Milet, FGrHist. III B 490 F. 1 ( = Athénée, XIV, 655 b-e) : 6 oÈ t67toç ÈcrtlV ÉMI>OTJç.11, Thèra : IG XII 3, 3441. 3 ; Samos: Athénée, XIII, 572 f. Des lieux-dits Kalamos existent toujourssur le littoral de los, au nord de l'île de Kéos ainsi qu'au nord-ouest de l'île d'Andros : A. Koutsoukou ­Chr. Kanellopoulos, ABSA, 85, 1990, p. 156.12, G. Dunst, "Ein samischer Fiebergott", ZPE 3, 1968, p. 149-153. Sur le problème général de lamalaria en Grèce, voir R. Sallares, Ecology in the Ancient Greek World, p. 271-281 et les deux apportsrécents de J.N. Corvisier, Santé et société, p. 13-22 et "Eau, paludisme et démographie en Grècepéninsulaire", BCH Suppl. XXVIII, p. 297-319 où, s'il ne s'intéresse pas à l'aire géographique ici étudiée,n'en apporte pas moins d'utiles mises au point sur l'étendue du couple eaux stagnantes/malaria et lacompréhension déjà avancée qu'en avaient les Anciens: cf. Hippocrate, Airs, 7.13, Théophraste, Hist. Pl. IV, 10, 1 ; Pline, HN XXI, 117.14, Wade, XV, 630-631. Xénophon, Helléniques, IV, 6, 6. Hist. Pl. IV, 10, 7. H. Forbes, "UncultivatedLandscapes", Human Landscapes, p. 83.

Page 48: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 43

l'alluvionnement violent ou par la montée, réelle ou relative, du niveau de la mer ;humaines, enfin, puisque l'on sait l'action de l'homme dans la domestication (créationd'étangs) ou la disparition (bonification complète) des marais. Or, tous ces critères, quipeuvent jouer dans un sens comme dans l'autre, ont existé dans l'Antiquité.

Les marais font partie de l'horizon traditionnel du Grec : certains travauxd'Héraclès se déroulent dans cette atmosphère (l'hydre de Lerne, les oiseaux du lacStymphale)4 et Xénophon évoque leur réalité dans son traité sur la chasseS. Lesréférences directes (mention de marécages) ou indirectes (emploi d'une épithète dérivée)que l'on relève dans la Real Encyclopaedie sont nombreuses mais continentales etJ.N. Corvisier insiste de façon similaire sur les attestations de Grèce propre6. Pourtant,des lieux-dits évoquant des zones marécageuses apparaissent souvent dans les îles, qui nese distinguent pas en ce sens beaucoup du continent bien que la proportion élevée demontagnes et la faiblesse quantitative des terres basses en réduisent de manière sensible lasuperficie.

A Rhénée, l'une des propriétés d'Apollon louée à des particuliers est appeléeLirnnai et sans supposer que la parcelle entière était marécageuse, on admettra néanmoinsqu'une partie devait ou avait dû l'être. Or, et c'est déjà un enseignement d'une grandeportée, elle est louée 300 drachmes à l'année soit un prix identique à d'autresexploitations affermées?, ce qui invite à penser, soit que cette région humide étaitexploitée de manière rentable, soit qu'elle avait été bonifiée. A Ténos, on peut noter unlieu-dit Donakeus, lieu empli de roseaux, et une tribu du même nom. A Astypalaia existeun xropiov ~ovaKoûç et dans cette île toujours, le toponyme Batrachos est tout autantrévélateur8• Mais il est difficile de parler des grenouilles sans rappeler qu'une légendefaisait des batraciens de Sériphos, les plus célèbres du monde grec, une espèce muette9

4. Ce que Strabon, X, 2, 19, avait déjà remarqué.5. Xénophon, de la Chasse, X, 19.6. RE XIII, 1 col. 701-708 : Limnai est un lieu disputé entre la Messénie et la Laconie (Pausanias, III,2, 6 ; Strabon, VIII, 4, 9 ; Tacite, Annales, IV, 43 [ce qui souligne le rôle de confins de la zone:G. Davero Rocchi, Frontiera e confini nella Grecia antica, Rome, 1988, p. 198]), en Acarnanie(Xénophon, Helléniques, IV, 6, 6 ; Polybe, V, 5, 14 ; 6, 5 ; 14,2), en Thessalie (Tite-Live, XXXVI, 13,9 ; 14, 3). On connaît par les ATL (l, p. 332-333) les Limnaioi de Chersonnèse. Il existe un lieu-ditLimnaia en Argolide (Etienne Byz. s. v.). Ce sont donc aussi des épiclèses : Dionysos Limnaios possède àAthènes un sanctuaire ancien et vénérable (Thucydide, II, 15,4; Isée, VIII, 35 ; [Démosthène], LIX, 76 ;Aristophane, Grenouilles, 216). Mais elle est accolée le plus souvent à Artémis, qualifiée de Limnaia àSicyone (Pausanias II, 7, 6), de Limnatis à Sparte (Strabon, VIII, 4, 9; Pausanias, III, 2, 6; 7, 4; IV, 4,2), à Epidaure Limera (Pausanias, III, 23, 10), à Tégée (VIII, 53, Il), à Patras (VII, 20, 7). Voir encoreJ.N. Corvisier, Santé et société, p. 16-18.7. ID 104-11 1. 3. M.T. Couilloud-Le Dinahet, "Identification des domaines d'Apollon à Rhénée", LesCyclades, p. 135-139 et J. Tréheux, BCH 110,1986, p. 427-431 (= SEG XXXVI, 724).8. Toponyme et tribu de Ténos : IG XII 5, 872 1. 3 ; IG XII 5, 866. Astypalaia : IG XII 3, 1801. 8 (unlieu Donakon est attesté à Thespies : Pausanias, IX, 31, 7).9. Théophraste, F. 186 ; [Aristote], Merveilles, 835 b ; Pline, HN IX, 58 ; Elien, Anim. III, 3, 37 ;Suidas, s. v. Bu'tpaxoç ÈK LEpilpo'U. La grenouille est d'ailleurs l'emblème favori des monnaies archaïquesde Sériphos : Pozzi, 4581-4582 ; Babelon, 1937-1938. Ces monnaies ne portent aucun ethnique.L'attribution à Sériphos a été proposée par J.N. Svoronos, JIAN 1, 1898, p. 205-211 sur la base de lalégende et acceptée par tous.

Page 49: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LEs ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 45

installé sur un terrain jadis humide, aujourd'hui asséché"ls. La belle inscription d'ErétrieIG XII 9, 191, datée d'après 340, montre des travaux entrepris, mais non menés à leurterme, pour bonifier les terres marécageuses. Les Anciens disposaient donc des moyenstechniques pour faire reculer les marais, mais cela demandait un travail de tous lesinstants l6. Peut-on croire alors qu'il n'y avait plus de marécages à la fin de l'époqueclassique dans les îles de l'Egée ? Encore qu'il soit tentant d'imaginer pareille situation,c'est peut-être aller un peu vite en besogne mais il est certain que nous avons là, avec lesterres basses et la malaria qui les accompagne17, le modèle absolu du paysage naturelhostile à l'installation humaine devant faire l'objet de travaux importants et constants, carsusceptible de revenir dès que le labeur humain, lié à de multiples paramètres dont la faimde terres est la clé de voûte, se relâchel8 . En fait, à ce schéma traditionnel, il est possibled'apporter une nuance : la nécessité de supprimer les marécages est d'autant plusressentie que les sociétés qui les avoisinent se sont éloignées du cadre rural primitif où lesmarais sont utilisés, et qu'il existe un pouvoir politique assez puissant pour vouloir la finde ces zones répulsives. Pour simplifier, on pourrait dire qu'une société ruraletraditionnelle risque de se satisfaire de marécages dont elle retire quelque avantage - lieude pâture - sans gros investissement sous forme de labeur, tandis qu'une société urbaine,dans laquelle l'approvisionnement de la ville est essentiel, peut commander de telstravaux. La lutte contre les marécages impose d'une certaine manière comme préalable lasoumission de la campagne à la ville. Est-il besoin alors de souligner que c'est à cettevision de l'utilisation de la chôra que se rapporte le système socio-économique del'époque classique et hellénistique et que la pression du pouvoir civique a pu imposer labonification des marais pour des motifs tenant plus à une volonté de rentabilité qu'à unsouci sanitaire ?

On tentera une comparaison avec la période contemporaine, non pour croire enune absolue similitude des actions mais pour comprendre ce qui a pu se passer à l'époqueclassique. Au XIXo siècle, la pression démographique est patente. A Sériphos, à la fin duXVIIIo siècle, la population est estimée à moins d'un millier d'habitants. Au moment deson passage dans l'île, Ross parle de 2000 habitants et le recensement de 1879, que nouspouvons faire intervenir puisqu'il est contemporain de la venue de Bent, montre un

15. Lac Copaïs : Strabon, IX, 2, 18 ; Théophraste, C. Pl. V, 14, 15. Sparte: Strabon, VIII, 5. 1. PourR. Baladié, Strabon, T. V, CUF, p. 232, Strabon fait ici allusion non au sanctuaire de Sparte qu'il vientde citer, mais à celui d'Athènes, mieux connu.16. Sur les travaux de drainage connus, G. Argoud, "Eau et agriculture en Grèce", p. 25-43.17. E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 35, remarque avec raison que les problèmes paludéens peuventexpliquer, tout autant que des considérations de protection contre la piraterie, une implantation urbainevers l'intérieur: si, comme on peut le penser à la suite des voyageurs, les grands marécages de Sériphosse trouvaient en lieu et place du port actuel, alors la construction en hauteur de la ville s'éclaire.18. Il est sûr que délaissée, une zone peut retourner à l'état de marécage. Voilà ce que dit J. Pitton deTournefort, Voyage du Levant, 1, p. 189, à propos de la plaine basse de Mélos: "De la ville [aujourd'huile petit village de Zéphyria] à la rade, dans l'étendue de deux milles de terrain on ne voit que jardins etcampagnes fertiles en froment, orge, coton, sésame, haricots, melons, citrouilles. coloquinte ; cescampagnes sont terminées par les salines et les salines aboutissent à la rade, dont les hauteurs sontcouvertes de beaux vignobles, d'oliviers et de figuiers". Un siècle après, G. Olivier, Voyage dans J'EmpireOthoman, 1, p. 331, après une dépopulation sévère: "Nous marchâmes pendant demi-heure dans la partiede la plaine qui s'étend de la ville à la mer; nous côtoyâmes des marécages et une saline peu étendue".

Page 50: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

46 PATRICE BRUN

chiffre qui frôle les 3000 âmes, 2944 pour être précis. Or, en regard de cette progressionnette et rapide, on peut souligner le recul parallèle des marécages. Ainsi, au début duXVIIIo siècle, les marais jouxtant le port sont mentionnés par Tournefort qui y herboriseet tente de percer le fameux secret des grenouilles muettes - elles ne l'étaient plus - del'île. En 1837, Ross parle à Sériphos d'une petite prairie littorale (juste à l'arrière de lamarine actuelle, il s'agit donc du même endroit), qu'il décrit "semi-marécageuse" ("halbversumpfte Wiese"). A la fin du siècle, cette zone est vue par Bent comme "un modèle defertilité" ("a pattern of fertility")19 (PI. II, 1). La confrontation de ces diversrenseignements en dit long sur le travail qui a permis la bonification des terres et permetde vérifier le lien étroit unissant occupation humaine intensive et repli des zones humides.On pourrait trouver de nombreux autres témoignages de recul des marais insulaires autravers des descriptions de Ross (je pense à Nisyros) qui tous, indiqueraientl'assèchement des terres marécageuses. Tout n'est pourtant pas gagné car, au début duXXo siècle encore, le taux de morbidité concernant la malaria était de 2 % dans l'île,quand elle n'était plus que de 1 % à Siphnos et que la maladie était éradiquée à Sikinos ­île qui, il est vrai, ne possédait pas en ce temps de skala habitée2o• A la vérité, la fin desmarécages insulaires est récente puisque peu avant la Seconde Guerre Mondiale, la plainelittorale de Gavrion à Andros et le fond du golfe de Mélos étaient encore partiellementmarécageux21 . Aujourd'hui encore dans la plupart des îles, il suffit de marcher unedizaine de mètres à l'intérieur des zones les plus basses pour voir de véritables haies deroseaux se dresser le long d'un chemin, au milieu de l'odeur si caractéristique de lavégétation des terres humides. Le fond du golfe de Mélos obéit à un tel schéma dès lorsque l'urbanisation où la mise en culture d'une parcelle ne l'a pas touché. Pour revenir unedernière fois à Sériphos, la route qui, de l'échelle, monte jusqu'à Chora, file au milieud'immenses roseaux, seuls vestiges des anciens marais aujourd'hui bonifiés et convertisen de riches potagers où croissent de superbes oignons, arrosés grâce à la nappephréatique, oignons qui faisaient aux Temps modernes la renommée et la richesseexportable de l'île.

Les marais insulaires ont donc connu des phases de progression et de régression,de disparition peut-être, en liaison directe avec les impératifs des diverses époques.Alors, et compte tenu des conclusions que nous pourrons apporter sur la démographieinsulaire à la période concernée, il n'est pas interdit de croire que l'originalité insulairedans le domaine des marais a moins été dans leur densité - nous n'avons guère demoyens pour en juger - que dans un travail plus précoce et plus soutenu pour les fairereculer.

Les arbres

Le vent est l'ennemi de l'arbre et la force des meltems estivaux explique, deconcert avec la sécheresse, la faiblesse de l'implantation arbustive actuelle des îles. Ainsi,Syros, peu élevée et n'offrant pas d'opposition au vent, est-elle aujourd'hui une île où

19. Pash von Krienen, Breve descrizione, p. 105 ; J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 217­218; L. Ross, Reisen, 1, p. 135; J.T. Bent, The Cyclades, p. 2.20. K. Sabbas, IIepi rfjç ÉÀovoa{aç, p. 15.21. Geographical Handbook, III, p. 427 ; 466.

Page 51: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 47

l'arbre est d'une grande rareté. Même chose à Kythnos (PI. III, 2), où, au XVIIIo

siècle, l'arbre est à ce point rare que les habitants ne sauraient brûler pour leur quotidienautre chose que du chaume ; à Pholégandros, c'est un arbrisseau, l'euphorbe, qui estutilisé à cette fin - les ânes y font toujours le charroi du bois mort; à Kimolos, c'est lelentisque, à Syros ou Myconos des broussailles ou de simples herbes séchées ; àAmorgos, les épineux forment, aujourd'hui comme hier, l'essentiel du combustibledomestique22. D'ailleurs, et sans forcer outre mesure la réalité, on peut admettre que l'unedes raisons qui ont poussé les Pariens à coloniser Thasos, et au-delà, à s'implanter sur lelittoral thrace, était le désir de se fournir en bois de construction qu'ils ne trouvaient plusen assez grande quantité sur leur so}23. Dans sa réponse à Léto qui lui demandel'hospitalité pour accoucher en paix, Délos craint qu'Apollon n'aille "dans une autre terre[... ] pour y bâtir un temple dans un bois sacré d'arbres touffus" (aÂ.O'Ecx ÙEVÙp'!ÎEV'tCX)24,ce qui implique qu'à l'époque archaïque, la petite île de Délos est démunie d'arbres. Dansses grandes lignes, cette idée générale est acceptable mais les témoignages à notredisposition doivent permettre de la nuancer quelque peu.

Que l'arbre et le bois soient chose précieuse dans le monde insulaire est clair: onne comprendrait autrement pas la mention d'un seul olivier dans une inscription d'Anaphèou d'un acacia solitaire dans un sanctuaire d'Apollon à Nisyros. A Kéos au IIo siècle, lesSarapistes honorent un des leurs pour avoir, sans réclamer d'intérêt, avancé l'argent pouracheter le bois de charpente car le collège est désargenté et le bois est cher. A Thèra au 111°siècle de notre ère, trois citoyens offrent la toiture d'un portique et le bois nécessaire à saréalisation, mais l'ancienne structure est récupérée pour réparer d'autres monuments quimenacent ruine : le bois, même usé, ne se jette pas. A cette attitude trahissant la pénurie serattache le célèbre décret sur la vente de bois et de charbon de bois à Délos25.

D'autre part, bien des témoignages prouvent que les arbres se trouvant dans lesîles sont de petite taille. La domination des petites espèces est illustrée par un péan dePindare, composé pour Kéos : "Renonce, ô mon coeur au pays des cyprès, aux pâturagesqui entourent l'Ida. Ce qui m'est échu est peu de chose, un taillis de chêne (e<i~voç

ÙpU6ç)"26. Le long de la route qui monte du port de Sikinos à Chora, une petite forêt depins s'est développée sur les pentes d'un rhevma, nom donné en Grèce à un oued. Al'exception d'endroits bien abrités du vent, où les arbres atteignent quatre mètres dehauteur, ils ne parviennent pas à dépasser les deux mètres. Néanmoins, pour demeurerdans le cadre de la végétation naturelle et conserver pour plus tard le problème des arbresde rapport, plantés par l'homme, il ne faut pas se limiter à une vision univoque qui ferait

22. Kythnos : J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 10. Pholégandros : ib. p. 308. Kimolos :C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 54. Syros: ib. II, p. 3. Myconos : O. Dapper, Description exactedes îles de l'Archipel, Paris, p. 186-187. Amorgos : E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 150.23. D. Berranger, Paros archaïque, p. 216.24. Hymne homo Apoll. 75-76.25. Anaphè : lG XII 3, 248. Nisyros : lG XII 3, 92 1. 7-13. Kéos : lG XII 5, 606 ; Thèra : lG XII 3,324 ( = W. Froehner, lGML 132). Délos: ID 509 ( = Syll.3 975 ; W. Plekett, Epigraphica l, 10).Ph. Gauthier, BCH 101, 1977, n. 16 p. 208, note que le sanctuaire revendait du bois inutile ou ruineux.26. Pindare, Péans, IV, 50-54. Carthaia est appelée "pays des cyprès" par Ovide, Métamorphoses. X.106-142. Mais cela doit être placé au rang de l'embellissement poétique si l'on en juge par Pindareindiquant qu'il n'existe pas de cyprès à Kéos.

Page 52: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

48 PATRICE BRUN

des îles des terres dénudées, à peine couvertes de quelque maquis. D'autres signes ensens inverse rappellent à la réalité.

Les sources antiques mentionnent en effet de leur côté de multiples bois sacrés,ces "lieux intacts", peut-être vestiges d'une végétation climacique qui faisait la part belleaux espèces imposantes27. Il en existait un à Délos, entre le monument des Taureaux et lepéribole oriental, à Ténos, dans le sanctuaire de Poséidon et d'Amphitrite28. A Chios, unbois sacré de palmiers était propriété d'Apollon et les Argonautes débarquant à Anaphè"aménagèrent pour Apollon, dans un bosquet (Èv aÀcrët) ombreux, un splendide encloset un autel de cailloux"29. Bien sûr, ce devait être une végétation fragile - et convoitée:c'est ainsi qu'à Cos, les cyprès du sanctuaire d'Apollon Kyparissios étaient jalousementprotégés contre toute tentative de coupe et à Paros, il était interdit de couper des arbresd'un sanctuaire. A l'intérieur du domaine de Zeus Temenitès d'Arkésinè d'Amorgos, lescoupes de bois sont réglementées3o. Mais c'est surtout le feu qui était l'ennemi principaldes sanctuaires: à Arkésinè d'Amorgos, à Paros, à Camiros, de strictes interdictions defaire du feu dans les parages furent édictées31 .

Sans doute ne faut-il pas se méprendre sur l'importance, quantitative et qualitativedes bois sacrés. On pourrait d'abord remarquer que ces zones boisées - propriété divine ­sont d'autant plus l'objet de la sollicitude des habitants et des autorités civiques qu'ellessont rares. D'autre part, il faut relativiser l'étendue des superficies en question (quellepeut être celle de l'alsos du sanctuaire d'Apollon Délien, compris entre le monument desTaureaux et le péribole oriental, quand on sait que cinquante mètres à peine les séparent ?)et rappeler que l'on ignore tout des espèces en question, non spécifiées à l'exception despalmiers de Chios et des cyprès de Cos, et plus encore de leur taille. On ne suivra bienentendu pas l'abbé Barthélémy qui, sans avoir mis le pied en Grèce, voyait à Ténos "l'unde ces bois vénérables dont la religion consacre la durée" et dont "les routes sombresservent d'avenues au superbe temple", ou imaginait les Déliens, "assis sur les bords del'Inopos sous des arbres qui formaient des berceaux", arbres couverts "de feuillagesépais"32.

Il n'empêche que l'arbre n'est pas, par nature, expulsé du paysage insulaire. Etc'est un fait évident que l'altitude élevée de certaines îles autorisait la présence de massifs

27. "Lieux intacts" pour Sénèque, Lettres, IY, 41, 1-5. Cf. Pline, RN XII, 3-5. M. Casewitz, inTemples et sanctuaires (G. Roux éd.), Paris, 1984, p. 91-93 et J. Scheid, "Lucus, Nemus. Qu'est-ce qu'unbois sacré ?" Les bois sacrés. Actes du centre Jean-Bérard, 10, Naples-Paris, 1993.28. M. Holleaux, CRAI 1904, p. 729 ; L. Bizard, BCR 31, 1907, p. 503 : "il y a quelque apparence quecette région du téménos, dont la terre est particulièrement noire et remplie de racines d'arbres, n'était pointbâtie mais plantée et qu'elle formait, à l'intérieur du sanctuaire, une sorte d'aÀ.croç;. W. Deonna, La vieprivée des Détiens, p. 91. Ténos : Strabon, X, 5, 1 ; R. Etienne - J.P. Braun, Ténos l, p. 8.29. Strabon, XIY, 1,35. Apollonios Rhod. IY, 1714-1715.30. Cos: LSCG 150 (lYo s.) ; Dion Cassius, LI, 8, 3 W s.). Cette mention de cyprès dans les îles estrare (cf. supra, n. 26). Les sources en mentionnent un - mais il est exceptionnel - à Carpathos : cf. infra.Paros: IG XII 5, 108 (= LSCG Ill, y o s.). Arkésinè : IG XII 7, 62 1. 26-27.31. Arkésinè : IG XII 7, 1 ( =LSCG 100, y o s.) ; Paros: LSCG 112 ; Camiros, Tit. Cal. 112. Laprotection des bosquets sacrés n'est bien sûr pas une spécificité insulaire: de semblables règlements sontétablis au IYo siècle à Athènes ou en Eubée (LSCG 37, 91).32. Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, YI, p. 322, 360.

Page 53: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 49

forestiers. C'est le cas de Samothrace, qu'Homère appelle "bien boisée", d'Andros,surnommée lasia, c'est-à-dire "couverte de forêts", par Callimaque ou de Salamine,également désignée sous le nom de Pityoussa33 . C'est encore celui d'lcaria, l'une desrares îles à être couverte de nos jours encore de forêts dignes de ce nom. Au XIXo siècle,la principale activité de l'île concernait le commerce des bois de chauffage et du charbon.Pour l'Antiquité, un passage d'Arrien rappelant qu'Alexandre, découvrant au large dudelta de l'Euphrate une île bien boisçe, proposa de la dénommer Icaria, est une preuveindirecte mais révélatrice que cette île passait sinon pour exceptionnelle, du moinsremarquable dans l'esprit des contemporains34. L'''âpre Imbros" d'Homère, possédaitencore au XVIIo siècle d'épaisses forêts, Skyros, des espèces variées en formation densede chênes verts, lentisques, lauriers roses et pins35• A Kéos, moins élevée que d'autrespourtant, un type de chêne, le {j>lnÔç, ou chêne vélani, est attesté au travers d'untoponyme au IVO siècle. Il 'g\agit d'un très bel arbre, toujours bien représenté à l'intérieurde l'île et notamment à l'est de Iulis, pouvant atteindre cinq à sept mètres de hauteur et quise développe en formation espacée (Pl. IV, 3). Aux XVIIIo et XIXo siècles, le vélaniassura, par la cueillette et l'exportation des gros glands qu'il produit, la prospérité de l'îletoute entière : on a pu estimer le nombre de ces arbres à un million - ce qui estconsidérable - et leur présence avec des visées exportatrices est certaine à cette époque àMélos, Nisyros, Ayios Efstratios, l'antique Halonnésos36• A Paros se dressait une forêtconnue de Pline3? et, ainsi qu'à Naxos, on doit admettre qu'une partie au moins du boisnécessaire aux chantiers navals, que les sources attestent dans les deux îles, provenait duterritoire insulaire38• Naxos était bien pourvue en forêts au siècle dernier et, aujourd'huiencore, on y rencontre toutes les espèces typiques de l'aire méditerranéenne, chêne vert,cyprès, pin, térébinthe, qui ne sont pas représentés sous des formes naines ourabougries39.

33. Homère, lliade, XIII, Il ; Callimaque, ap. Pline, HN IV, 65. Peut-être trouvera-t-on uneconfirmation de cette vision poétique de Callimaque dans un passage de Plutarque, Aratos, 12,3, où leSicyonien échappa aux garnisaires macédoniens en se cachant dans un endroit très boisé d'Andros. Mais letexte qui porte la mention d'Andros est corrompu et un doute subsiste. Salamine: Strabon, IX, l, 9.34. L. Ross, Reisen, II, p. 155-166. E.1. Stamatiadis, 'ImptaK:à lirol iarop{a, p. 55 ; H. Hauttecoeur,"L'île d'Icaria", p. 336-337. Pour A. Jardé, Les céréales, n. 7 p. 76, "Icaria est considérée aujourd'huicomme une des îles les plus pauvres de l'Egée, dont la principale ressource est le commerce du bois dechauffage et du charbon". Cf. L. Robert, OMS l, p. 549-568. Arrien, Anabase, VII, 20, 3-5.35. Imbros: Homère, Iliade, XIII, 32. Forêts au XVIIo siècle, J. Spon, Voyage, p. 202. Skyros :J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 155.36. Lieu-dit Èv <l>llY<Î>t : IG XII 5, 544 B 2 I. 12. Le gland était utilisé comme produit de tannage pourle cuir et comme colorant pour les coques de navires: J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II,p. 18-20 ; L. Ross, Reisen, l, p. 127-133. A Mélos, il servait à l'alimentation animale: M. Wagstaff­C. GambIe, "Island Resources and their Limitations", Melos, p. 103. C'était la principale productionexportable de la petite île d'Ayios Efstratios, au sud de Lemnos, au début du XXo siècle: GeographicalHandbook, III, p. 391. Nisyros : R,W. Dawkins - A.J.B. Wace, ABSA 12, 1905-1906, p. 171.37. Pline, HN XVI, 111.38. Aristophane, Paix, 143 et scholie (J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, p. 61). Cf. encoreR. Meiggs, Athenian Empire, p. 63.39. E. Dugit, De insula Naxo, p. 82-84 ; R, Dalongeville - J. Renault-Mikovsky, "Paysages passés etactuels de l'île de Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 42-44.

Page 54: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

so PATRICE BRUN

A côté de ces exemples qui prouvent que l'arbre doit être intégré dans l'éventail dela végétation naturelle insulaire, il en existe un autre qui, pour être unique n'en est pasmoins très instructif des potentialités arbustives des îles et devrait permettre de nuancerl'idée de paysages insulaires décharnés. C'est à Carpathos qu'on le trouvera, Carpathos,"battue des vents" pour reprendre l'expression de l'Hymne homérique, "îlot misérable,mince rogaton terrestre de l'Egée. Rien de plus isolé"4o. Bref, le paradigme de l'île où laviolence du meltem interdit d'espérer autre chose qu'une végétation arbustive médiocre,l'une des rares où les moulins à vent traditionnels tournent toujours. Et pourtant, uneinscription indique que le koinon des Eteocarpathoi a donné "un cyprès pour le templed'Athèna des Athéniens", cyprès qui provient, ce n'est pas un hasard, d'un sanctuaired'Apollon situé au centre de l'île41 . Ce temple est sans doute le Parthénon et on a puestimer la longueur de la grume en question à quelques vingt-cinq mètres : de touteévidence, il fallait qu'elle fût exceptionnelle pour justifier un décret des Athéniens.

Il n'est dès lors pas périlleux d'élargir le débat car certes, le littoral carpathienn'est guère favorable à une forêt majestueuse. Mais l'intérieur, découpé en valléesprotégées du vent du nord a permis à un résineux de croître jusqu'à une hauteur inusitéesur le continent. Et à vrai dire, toutes les îles ou presque pourraient offrir un schémasimilaire: il suffit de parcourir les vallées du centre de Sériphos pour se convaincre que levent du nord ne fait pas sentir partout son influence et que, pour peu que l'homme n'ypratique pas de larges coupes, l'arbre peut, en certains endroits, trouver sa place.

Mais, ayant tenté de renvoyer le balancier dans un sens, je ne voudrais pas donnerl'impression d'imaginer les îles de l'Egée de l'Antiquité, et au premier rang d'entre elles,les îles mineures, à la façon de la Forêt Noire. Il semble avéré que les grandes îles del'est, plus élevées et donc plus aptes à capter les pluies, et plus encore les îles du nord del'Egée, possédèrent une couverture végétale plus dense que les Cyclades. Archiloque,venant de Paros, voit Thasos "couronnée d'une forêt sauvage"42. Pour s'en convaincre,les cas de Lesbos et de Samos suffiront.

Lesbos, autour de l'ancien sanctuaire de Messon, situé au centre de l'île, disposeaujourd'hui d'une belle forêt de conifères43 et plusieurs témoignages antiques confirmentcette situation. Théophraste, tout d'abord, qui indique l'existence, dans la région dePyrrha, d'un chêne d'un type particulier. Pline, ensuite, rappelle le souvenir d'un grandincendie qui avait détruit une forêt de mélèzes également autour de Pyrrha. Enfin, une

40. Hymn. homo Apoll. 43. L. Febvre, La Terre et l'évolution humaine, Paris, 1949, p. 270.Cf. E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 23.41.IG 13, 1454 ( = GHlllO ; lG XII 1,977). Ce texte est traditionnellement daté des années 394-393,en liaison avec la croisière dans les parages de Conon: des gens de Cos, Cnide, et Rhodes sont impliquésdans cette inscription dont le délabrement rend difficile une interprétation exacte (sur le sensd'Eteocarpathoi, ATL l, p. 497). Mais en s'appuyant sur des critères paléographiques et la mention étrangedu "temple d'Athèna des Athéniens", D. Lewis, (in R. Meiggs, Trees and Timber, p. 201 et n. 36 p. 498et commentaire ad lG 13), avance le troisième quart du VO siècle, et le temple en question serait donc leParthénon, hypothèse renforcée par la longueur de la grume.42. F. 17 : üÀTlÇ àypiTlç È7ttO'tE<p~Ç. J. Pouilloux, Archiloque. Entretiens Hardt X, 1964, p. 3-36.43. Aspect remarqué par L. Robert, OMS II, p. 822.

Page 55: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 51

inscription d'époque impériale - trop délabrée pour que l'on en tire un sens suivi - deMytilène mentionne des arbres44•

De leur côté, les forêts antiques de Samos sont déjà attestées par la toponymie:parmi les anciens - ou mythiques - noms de l'île, figuraient Dryoussa, Kyparissia etPityoussa, bâtis à partir des noms du chêne, du cyprès, et du pin. Du bois provenant deSamos est attesté dans les comptes d'Eleusis du IVo siècle. Il est possible que celas'explique par la pérée, mais l'altitude de l'île (1440 m.) et l'abondance des sourceséclairent à elles seules les potentialités de l'île45•

L'arbre donc fait partie de l'horizon quotidien des insulaires. Entendons-nousnéanmoins sur la portée de cette expression car dans la majorité des cas, il s'agit d'unevégétation de faible hauteur. Dans certains endroits, protégés des facteurs néfastes à sacroissance (vent permanent et/ou violent, salinité excessive de l'air ou pente trop forte),de véritables forêts ont pu se développer. Mais, compte tenu des impératifspluviométriques et pédologiques, compte tenu aussi, nous allons y venir, de l'action del'homme, de tels secteurs ne pouvaient, à une époque de forte occupation humaine,qu'être rares - et protégés: cela se limitait peut-être aux bois sacrés.

La question est de savoir quel a été le degré de l'influence anthropique surl'évolution du paysage insulaire dans l'Antiquité, car il est indéniable qu'il y en a eu une.A la base de cette interrogation, un passage très célèbre de Platon46 qui a attiré la réflexionmoderne sur les paysages antiques et leur évolution et suscité de multiples exégèses. Engros, deux positions sont tenables. La première relègue l'idée platonicienne au rang detémoignage de cet éternel paradis perdu qui, de la Genèse à l'Age d'Or hésiodique,parsème l'Antiquité, et lui dénie toute historicité en constatant que, lorsque l'étude a pu enêtre faite, l'érosion des sols est plus lente quand l'homme occupe densément une régionet qu'au contraire, elle s'accélère sur les versants de montagnes aménagés en terrasses,dès lors que celles-ci ne sont plus entretenues47 • C'est l'analyse de J.L. Bintliff, deO. Dickinson et de O. Rackham48 pour qui la nature des sols et la sécheresse de l'Egée

44. Théophraste, Hist. Pl. II, 2, 6 ; Pline, HN XVI, 46; IG XII Suppl. 2.45. Hymn. homo Apoll. 41 ; Callimaque, Délos, 48-50. Pline, HN V, 135 ; Héraclide Pont. FHG X, 1 ;Hésychius, S. v. Dryoussa. G. Shipley, Samos, p. 6 ; R. Meiggs, Trees and Timber, p. 35. IG 112, 16721. 62-65, 93-94.46. 'Platon, Critias, 111 b-c : "Ainsi qu'on peut s'en rendre compte dans les petites îles, notre terre estdemeurée, par rapport à celle d'alors, comme le squelette d'un corps décharné par la maladie. Les partiesgrasses et molles de la terre ont coulé tout autour et il ne reste plus que la carcasse nue de la région [...] IlYavait sur les montagnes de grandes forêts dont il reste des témoignages visibles [...] Il n'y a pas bienlongtemps, on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions, dont les poutresexistent encore".47. C'est la conclusion à laquelle sont parvenus T.H. Van Andel - C.N. Runnels - K.O. Pope dans leurétude du sud de l'Argolide: Hesperia, 55, 1986, p. 103-128; 56, 1987, p. 303-334. Pour le Dodécanèse,R. Hope Simpson - J.F. Lazenby, ABSA 68, 1973, p. 156-157. A Mélos, D. Davidson et C. Tasker,"Geomorphological Evolution during the late Holocene", Melos, p. 93 considèrent au contraire quel'homme a accéléré le processus d'érosion.48. J.L. Bintliff, Natural Environment, J, p. 72-73 ; O. Dickinson, The Aegean Bronze Age, p. 26 ;O. Rackham, "Land Use and the Native Vegetation of Greece", p. 194-195 ; "Ecology and pseudo­ecology". Human Landscapes, p. 22-32. Cf. encore O. Murray, Opus, Il, 1992, p. 15.

Page 56: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

52 PATRICE BRUN

méridionale expliquent seules la médiocre emprise forestière de cette région. La secondeattitude constate que le renseignement de Platon est irréfutable pour son époque et quetoute polémique ne peut porter que sur les temps antérieurs au IVO siècle, pour lesquelsnous n'avons guère de sources écrites.

En fait, les études proprement insulaires qui ont été réalisées sur le terrain avecdes méthodes scientifiques modernes apportent des réponses nuancées. Les analysespolliniques réalisées sur le site d'Azala, à l'est de Naxos, montrent qu'à l'époquepaléochrétienne, la zone était déjà très déboisée, mais aussi qu'un déboisement, cette foisd'origine non pas anthropique mais climatique, avait débuté dès l'Age du Bronze49 .

C'est-à-dire que, si le rôle de l'homme n'est pas niable dans la dégradation forestière deNaxos (les auteurs rapportent qu'elle est plus sensible à l'ouest de l'île, où l'occupationdu sol est plus dense), on ne peut non plus nier le fait que ces conditions naturellesautorisant un bon boisement remontent fort loin dans le temps et nous écarte de la périodehistorique.

L'action de l'homme a eu sa part de responsabilité; il ne convient toutefois pas del'exagérer. On évoque souvent, pour expliquer la déforestation du monde antique, laconstruction navale. Nous avons vu que Naxos et Paros avaient, à l'époque classique,des chantiers navals dans lesquels se construisaient des navires de commerce mais laqualité du bois que l'on pouvait y trouver ainsi que la rapide limitation des ressources adû vite faire préférer les importations du nord de l'Egée. On pense également, un peu àl'image de ce que l'Europe occidentale a vécu aux XIO-XIIIO siècles, aux défrichementsqu'une pression démographique accrue nécessite5o• On pense moins aux aspects plusquotidiens, cuisine, chauffage, poterie, métallurgie5l ; mais le bois de coupe du maquis,qui se régénère, subvient à ces besoins du moins tant que les ponctions ne sont pasexagérées. Gary Reger, dans un livre récent, a soutenu l'hypothèse que la hausse du prixdu bois de chauffage à Délos, à partir du milieu du 111° siècle, serait due à unedéforestation des îles voisines qui jusqu'alors fournissaient la matière première auxDéliens et dont les zones livrées au maquis n'auraient pu désormais répondre à lademande croissante d'une population en expansion52• C'est une proposition intéressantequi s'intègre dans un processus historique du recul de la forêt et des espèces ligneuses enEgée plus vaste que ce que la palynologie nous présente, mais qui ne peut guère s'adapterà toutes les îles Cyclades. J'ai peine à imaginer Myconos ou Syros pourvoyeuses de boisde chauffage pour Délos. Mais Andros, Naxos ou !caria, pourquoi pas ?

Bref, il semble difficile de nier l'action anthropique dans le processus dedégradation de la forêt, mais cette action de l'homme remonte très haut dans le temps (11°millénaire ?). D'autre part, la déforestation d'origine humaine s'est déroulée dans unepériode climatique défavorable à la repousse des espèces, qui n'a pas éliminé l'arbre del'Egée du sud, pourtant plus sensible que d'autres zones.

Une cause peu invoquée pour expliquer la faiblesse de la forêt est la disparitionsous l'action du feu: il est vrai qu'elle est parfois implicitement rangée dans la catégorie

49. R. Dalongeville - J. Renault-Mikovsky, "Paysages de l'île de Naxos", Recherches dans les Cyclades,"anthropisation active" (p. 41). Cf. p. 48-49 ; 54-55.50. L. Faugères, in R. Treuil et alii, Les civilisations égéennes, p. 91-92.51. M. Wagstaff - C. GambIe, "Island Resources and their Limitations", Melos, p. 97.52. R. Meiggs, Trees and Timber, p. 455-456; G. Reger, Independant Delos, p. 171-176.

Page 57: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 53

des responsabilités imputables à l'homme. Les textes parlent de tels assauts, ou de leursmenaces. En 489, un incendie dont la lueur porta jusqu'à Paros affecta l'île de Myconos.Théophraste et Pline se font l'écho de la destruction d'une forêt de conifères à Pyrrha - labien nommée. En 1835, un grand incendie réduisit en cendres une belle forêt de chênesverts et de cyprès au nord de l'île d'Amorgos53. Nous avons déjà évoqué les lois sacréesinterdisant de faire du feu aux abords des sanctuaires (Arkésinè, Paros, Camiros), preuveque la crainte était grande. Même si, on l'a vu plus haut à propos des bois sacrés, cetteprescription n'est pas spécifique des îles, certains traits du climat insulaire (sécheresseaccentuée, force des vents) la rendaient plus indispensable et mieux compréhensible.Peut-être ces incendies étaient-ils causés par un écobuage mal maîtrisé: Xénophonpréconisait l'idée de brûler la tige du blé de façon à engraisser la terre54 mais, en ce quiconcerne les îles, on penserait plus volontiers à un écobuage d'élevage; celui-ci existeencore à Amorgos et l'ancienneté de la pratique est soulignée dans cette île par untoponyme, Kapsala, "les terres brûlées". A Sikinos ou à Siphnos, un écart répond aussiau nom de Kapsalos55 . Là encore, il convient, pour l'époque qui nous intéresse, de nepas exagérer les conséquences des incendies : les grandes forêts sont attaquées, mais ilest avéré - ne serait-ce que par le texte de Platon - qu'elles avaient en général disparu bienavant la période classique; la garrigue en pâtit, c'est indiscutable, mais le maquis, de soncôté, ne souffre guère de ces atteintes56•

Cette rapide étude des forêts insulaires aboutit à une conclusion plutôt nuancée.On ne saurait tout d'abord mettre sur un pied d'égalité toutes les îles, petites et grandes,basses et élevées et il est impératif de mettre en avant le principe de la spécificité dechacune d'entre elles. A partir de 800 mètres d'altitude, des formations sempervirentes,résineuses ou non, se mettent en place. Mais nuance encore en ce qui concerne les îlesprises individuellement. Le vent est souvent désigné responsable principal de l'absencede forêts en mer Egée mais il ne faut pas négliger le fait, que nous retrouverons à proposde l'olivier, qu'un versant exposé au vent en suppose un autre, protégé celui-là, où desespèces hautes peuvent croître. Certes, pour diverses raisons, climatiques etanthropiques, les plus grandes ont dû reculer. Mais elles ont pu, à l'état résiduel tout aumoins, subsister.

On voit donc l'importance de l'action de l'homme sur deux types bien différentsde biotopes insulaires. Il convient à présent d'étudier les zones naturelles qui n'ont pasété touchées par l'homme mais utilisées de manière plus ou moins rationnelle et intensive,sans intention directe ou non de les transformer. Cela devrait nous permettre d'apprécier,par l'importance ou la faiblesse des terres laissées en friche, le poids de l'homme sur lemilieu et, en bout de course, d'envisager dans le chapitre suivant une estimation de la

53. Myconos : Ephore, FGrRist. II A 70 F. 63. Pyrrha: Théophraste, Rist. Pl. III, 9, 5 ; Pline, RNXVI, 46. Amorgos : L. Miliarakis, 'AfloPy6ç, p. 5 ; E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 18.54. Xénophon, Economique, XVIII, 2. Platon, Lois, VIII, 843 e, prévoit d'en réglementer la pratique defaçon à ce que les voisins n'en subissent pas les conséquences néfastes. Cela n'est pas la trace d'unécobuage d'élevage extensif mais fait plutôt allusion au brûlage des chaumes préconisé par Xénophon.55. E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 185. A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 78 ;Z.D. Gabalas, Eilnvoç, p. 74.56. O. Rackham, "Land Use and the Native Vegetation of Greece", p. 190.

Page 58: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

54 PATRICE BRUN

pression humaine, étant entendu qu'une forte proportion de terres incultes ouabandonnées à un élevage extensif induit une faible emprise démographique surl'environnement.

LES PAYSAGES SAUVAGES

Si marécages et forêts sont les plus typées des formations naturelles, ce nedevaient pas être, on l'a montré, les plus fréquentes. Nous avons vu que les zonespaludéennes - certaines d'entre elles - avaient été bonifiées; il est probable que le recul dela forêt a joué aussi en faveur des terrains de culture. Mais la déforestation a aboutisurtout à la formation de végétations dégradées qui ont des chances d'avoir été la normedans les paysages naturels antiques.

Mais quelle est l'ampleur des paysages naturels, voire sauvages? La thèsedéfendue, parfois avec excès, par R. Osborne dans son livre Classical Landscape, veutque les campagnes antiques aient été vides, l'habitat dispersé n'étant pas la règle57 . Larelative fréquence dans les îles de sanctuaires d'Artémis, déesse de la vie sauvage, estsans doute un indice de l'importance quantitative de terres laissées à la végétationnaturelle58 , mais en cela les îles de l'Egée ne se différencient guère des terres ducontinent. Pour ce qui concerne le domaine proprement égéen, d'autres signes vontencore dans ce sens. Je pense en priorité aux multiples références montrant l'importancedu gibier dans les îles: la faune sauvage est en effet l'un des éléments nous indiquantqu'une partie du territoire des îles était occupée par des formations végétales naturelles.Les nombreux témoignages d'îles désertées par les hommes et devenues réserves dechasse à l'époque byzantine - îles qui ne sont plus de simples îlots puisque Cythère, Kéoset Paros sont dans ce cas59 - montrent bien que les animaux, lièvres, perdrix surtout, maisaussi chèvres retournées à l'état sauvage, reconquièrent assez vite le terrain perdu face àl'homme quand celui-ci n'est pas ou plus en mesure de lui disputer la primauté.

Certains textes littéraires offrent une image tout à fait sauvage de la vie insulaire.D'après Cicéron, Sériphos était un lieu perdu où l'on ne connaissait que lièvres et renardset Sénèque conseillait de parcourir "les déserts, les îles les plus sauvages, Skiathos etSériphos, Gyaros et Cossyra"60. Inutile de préciser que ces passages sont trèspolémiques et contestables, Sériphos ayant la pire réputation de terre isolée et pauvreparmi toutes les Cyclades. Dans l'esprit d'un Ancien, la seule présence du lièvre et durenard -la victime et le prédateur - et l'absence corrélative de l'homme, sous-entendent lavie sauvage absolue. Il ne faut pas non plus prendre au pied de la lettre des phrasessorties de leur contexte littéraire, comme celle où Philoctète, abandonné par les Achéens àLemnos, est plaint par le choeur de vivre dans une île déserte au milieu de bêtessauvages61 . Ces propos ne sont pas plus fiables que ceux de Plutarque qui, voulantdécrire la situation désespérée de Syracuse et s'attachant à rehausser d'autant les mérites

57. Que ce schéma soit grosso modo valable pour Mélos ne signifie pas grand-chose car Kéos donne uneimage plutôt inversée. Mise au point de M.CI. Amouretti, Topoi, 4, 1994, p. 69-93, notamment p. 82.58. A Naxos, BCH 71-72, 1947-1948, p. 440.59. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 400-401.60. Cicéron, de nat. deorum, 1,88. Sénèque, Consol. Helvia, VI. P. Brun, ZPE 99, 1993, p. 166-175.61. Sophocle, Philoctète, 180-190.

Page 59: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 55

de Timoléon de Corinthe, parle d'une agora emplie d'herbes folles et les villes de Sicileavant son arrivée hantées de cerfs et de sangliers poursuivis par des chasseurs62• Tousces jugements procèdent de la simple rhétorique et ce n'est sans doute pas dans ce type deréférences que nous pourrons avoir une idée juste de la situation.

Des allusions plus précises et moins tendancieuses existent, néanmoins. Andros,réputée bien boisée, est, non sans raison, surnommée Epagris, "heureuse à la chasse" ;dans un ordre d'idée similaire, Apollon est à Siphnos honoré sous l'épiclèse d'Enagrosou Epagros63 • Anaphè était quant à elle célèbre pour le nombre de ses perdrix64 etpossédait aussi des lièvres, dont on sait que la cohabitation avec les cultures était mal vuedes paysans: à Astypalaia, les habitants parvinrent à chasser les lièvres introduits dansleur île tandis qu'à Léros, ils ne purent le faire et la récolte fut dévastée; catastrophecomparable à Carpathos où les céréales furent détruites65 . C'est justement à Astypalaiaque nous trouvons une dédicace à Diktynna, c'est-à-dire Artémis qui chasse au filet66• Defaçon générale, Xénophon indique que les lièvres étaient plus nombreux dans le milieuinsulaire parce que, d'une part, ils n'avaient pas de prédateurs naturels - point derenards - et que, d'autre part "dans les îles habitées, la population n'est pas nombreuse etil y a peu de chasseurs"67. Cette remarque est importante car elle sous-entend unedémographie insulaire inférieure à celle du continent, et liée à cela, une occupationmoindre du sol et donc une prédominance des formations naturelles. Le tout est de savoirquel type d'îles est ici sous-entendu par Xénophon. Nous en aurons sans doute une idéequand nous aurons dépouillé les documents à notre disposition, mais le fait que les troisîles où l'on entende parler du problème des lièvres, Anaphè, Astypalaia, Léros - une foiséliminée l'île de Sériphos pour les raisons exposées - soient de petites îles où lacohabitation devait être encore plus difficile, éclaire déjà le débat. Et d'ailleurs, les troisîles répondant au nom évocateur de Lagoussa ("île aux lièvres") que nous ont transmis lessources68 , îles qui ne sont pas habitées, accréditent l'idée selon laquelle les lièvrescroissent avant tout dans un milieu peu peuplé, mais pas seulement d'hommes. Car lesprédateurs paraissent les grands absents de la faune insulaire. Les exemples d'Anaphè,Astypalaia, Léros et plus encore des diverses Lagoussa évoquent des biotopes sansrenards ou animaux d'espèces similaires, et la grande île de Crète ne connaissait ni loup

62, Plutarque, Timoléon, 22, 2.63, Pline, HN IV, 65. Hésychius, s. v.64, Athénée, IX, 400 e. Les perdrix en grand nombre sont encore connues d'Athénée à Skiathos (IX, 390c) et d'Eustathe à Symè (Corn. Iliade, II, 671). A l'époque moderne, le thème de la chasse aux perdrix, parles autochtones ou par les voyageurs qui s'y livrent comme à un sport, revient comme un leitmotiv:ainsi à Kythnos (J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 10 ; L. Ross, Reisen, 1, p. 120 ;J.A. Buchon, Voyage dans l'Eubée et les Cyclades, p. 241). Il en existe toujours dans la plupart des îleset, en saison, elles forment un plat recherché des restaurateurs et des consommateurs insulaires.65, Astypalaia : Athénée, IX, 400 d. Léros : Hygin, Astronomiques, II, 33, 2. Carpathos : Hésychius,s. v. Carpathos ; Suidas, 6 Kapmx8wç 'tov Àa.YC9ôv ; Eustathe, Corn. Denys Pér. 498, GGM II, p. 311).66,/G XII 3, 189. Sur Diktynna et son filet (8iK:'tuov), Hérodote, III, 59; Aristophane, Guêpes, 368.67, Xénophon, de la Chasse, V, 24-25.68, Il existe un îlot Lagoussa entre Sikinos et Pholégandros (Strabon, X, 5, 1), aujourd'hui appeléCardiotissa, et un autre au large de la côte de Carie (Pline, HN V, 131). On connaît enfin un petitarchipel, les Lagoussai, près du littoral de Troade (Athénée, 1, 30 d ; Pline, HN V, 138).

Page 60: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

56 PATRICE BRUN

ni renard dans l'Antiquité. Xénophon indique que les renards étaient absents des îles etune anecdote rapportée par Elien voulait qu'il ne vécût ni serpents à Astypalaia, ni belettesà Rhénée69• Que cette dernière assertion révèle une originalité de la seule Rhénée ou del'espace cycladique importe en dernier ressort assez peu, car l'insularité en elle-mêmelimite la propagation numérique des espèces, victimes ou prédateurs, et la micro-insularitéest plus encore un frein au développement des espèces prédatrices terriennes qui finissentpar disparaître. Les seuls animaux carnivores qui, à la fin du XIXO siècle, peuplaientCarpathos, qui n'est pourtant pas une petite île, étaient le chat sauvage et la fouine7o. Etcette idée vaut aussi pour les espèces végétales. A Donoussa, Pitton de Tournefortdécouvre une plante, "une espèce de Partmica que nous n'avons point vue autre part dansnotre route "71. Et ce genre de réflexion est tout autant valable pour l'Antiquité :Théophraste rappelle un type particulier de rhododendron, dont les feuilles sont mortellespour le bétail et que l'on trouve dans la seule Lesbos - Théophraste, natif d'Erésos, étaitbien placé pour le connaître. Or, cette localisation insulaire unique est toujoursd'actualité72• Remarque identique pour une plante fourragère, le Lathyrus Clymenum,une sorte de gesse, qui ne se rencontre qu'à Thèra et les îles circonvoisines, et dont on adécouvert des traces dans les fouilles d'AkrotirF3. Dans une recherche des particularitésinsulaires par rapport au continent et des particularités des îles entre elles - l'originalitéd'Astypalaia longtemps préservée des lièvres destructeurs de récoltes le montre - voilà unélément à ne pas négliger.

On n'oubliera pas non plus que la spécificité des espèces végétales et animalesinsulaires est bien sûr dépendante de l'originalité géographique des îles concernées.Ainsi, Samothrace et son haut Mont Phengari possède-t-elle dès l'Antiquité des chèvressauvages aux dires de Varron, chèvres retournées à l'état sauvage après l'affaiblissementde l'occupation humaine à la fin de l'époque hellénistique ou type indigène de bouquetin,il est difficile de se prononcer. En tout cas, à la fin du siècle dernier encore, ces animauxpeuplaient toujours les flancs du Phengari et on les capturait aux fins d'exportation versIstanbuF4. On le voit, la notion même de biotope insulaire égéen est, sinon à rejeter, dumoins à moduler. Plus encore que dans d'autres domaines, le monde insulaire est làmultiple. Mais cette réserve de méthode ne dispense pas de rechercher les grandestendances.

Plusieurs documents nous permettent d'appréhender la réalité des paysagesinsulaires et, au premier rang d'entre eux, les inscriptions apportant des noms de lieux­dits, lesquels ne sont pas toujours faciles à bien interpréter. Or, ce sont ces textes, et lestoponymes qu'ils nous livrent, qui forment la base de l'analyse de Robin Osborne quej'évoquai plus haut et qui tient pour une faible emprise de l'homme sur le sol, pour un

69. Crète: Théophraste, ap. Elien, Anim. III, 32 ; Pline, RN VIII, 228. Xénophon, de la Chasse, V, 24­25 ; Elien, Anim. V, 8.70. H. Hauttecoeur, "L'île de Carpathos", p. 257.71. Voyage du Levant, J, p. 271.72. Théophraste, Rist. Pl. III, 18, 13. S. Amigues, JS 1983, p. 33-43.73. A. Sarpaki - G. Jones, ABSA, 85, 1990, p. 363-368.74. Varron, Ec. rur. II, 1,5 ; H. Hauttecoeur, "L'île de Samothrace", p. 289.

Page 61: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 57

habitat permanent avant tout urbain. Autant dire qu'une étude serrée de ces inscriptionsest nécessaire,

Parmi toutes ces inscriptions, la plus complète est à coup sOr celle rapportant destransactions dans la cité de Carthaia, dans l'île de Kéos, et c'est celle qu'utilise Osbornepour sa théorie75, Les toponymes évoquent d'abord un cadre physique: "le sommet"(KÂEt'tÛÇ, 1076 1. 38), "la caverne" (KoiÂTI, 10761. 55), "le rivage escarpé" CAlC't",544 B2 1. 56), "les roches doubles" (Lltouj..lot, 1076 1. 56, 92), "la grande montagne"(MEyaÂooKpoç, 544 CIL 7 ; 1076 1. 72, 85, 136, 137), "le terrain rocailleux"(IlÉ'tpaç, 544 B 21. 63), à rapprocher du toponyme Petroussa, à l'extrême sud de l'île,mentionné par L. Ross et encore connu de nos jours76, Ils rappellent ensuite un biotope :"le chêne" (<I>Tly6ç, 544 B 2 1. 12 ; 10761. 24), "le ciste" (Ktcr8aîov, 544 B 21.48add.), "le myrte" (MupivvTI, 1076 1. 54), "le figuier sauvage" CEptv6ç, 10761. 67), "labroussaille" CPoo1t"ïov, 1076 1. 7, 49), "la prairie" (IloÉcrcrTl, 1076 1. 40)77 maissoulignent parfois l'intervention de l'homme: "la fontaine" (Kp"vTI, 544 B 21. 47), "lefumier" (K61tpoç, 544 B 21. 4), "les fours" CI1tvoi, 10761. 86), "le port sacré" ('IEPOÇAtj..l"v, 544 B 2 1. 57, d'où partaient sans doute les théories pour Délos), "la ruche"(MEÂicrcroç, 544 B 2 1. 54 ; 1076 1. 66, 93), un Pythion (544 B 2 1. 26) et un endroitappelé Kuvvdov (10761. 52), dans lequel il est possible de voir un autre nom d'originereligieuse78 . On voit qu'il y a là à peu près équilibre entre les noms d'origine naturelle etceux où l'action de l'homme a pu susciter une mémoire.

Les toponymes attestés en série dans d'autres inscriptions sont intéressants àrelever: le cadastre bas-impérial d'Astypalaia79 paraît donner l'avantage numérique auxlieux-dits évoquant la vie sauvage, mais outre que nous sommes au début du IVo siècle denotre ère et que la situation a pu se modifier, la valeur statistique de ce petitéchantillonnage est plus faible; on y relève cependant "les roches sombres" (KuaÉvat,1801. 9), "la courbure" (du rivage? XTlÂ", 181 1. 3), "les tas" (BoÂoûç, 1801. 4)80, "lelentisque" (~Xîvoç, 1801. 3), "le genêt" (~1tap't", 1801. 6)," les roseaux" (LlovalCEîç,

75,lG XII 5, 544 ; 1076. R. Osborne, Classical Landscape, p. 71-72. L'interprétation de cetteinscription délabrée est incertaine: loyers de terres appartenant au temple d'Apollon pour P. Graindor,BCH 30, 1906, p. 442-450 (ce qui est peu probable), dîme versée sur des transactions privées pourR. Osborne, "Land Use and Settlement in Hellenistic Keos", Northern Keos, p. 319-325 ; L. Mendoni,MêÀêrfUla'ra, 10, 1990, p. 293-298 ; Structures rurales et sociétés antiques, p. 151.76, L. Ross, Reisen, l, p. 128. Tout près de Petroussa, une montagne s'appelle encore Kaukasos(A. Miliarakis, Andros-Kéos, p. 252-253. Ce nom existait déjà dans l'Antiquité: IG XII 5, 1078 l. 6-7).77. Il paraît difficile, en cette fin du IVo siècle, d'imaginer que la cité de Carthaia possède des terrainsidentifiés dans une inscription officielle comme sis sur le territoire de la cité de Poiessa. Il est doncnaturel de comprendre ce toponyme dans le sens commun du mot. R. Osborne, "Land Use and Settlementin Hellenistic Keos", Northern Keos, p. 322, hésite entre les deux acceptions, et F. Hiller, IG XII 5,p. XXX nO 1485, évoque la possibilité d'un synoecisme ou d'une sympolitie entre Carthaia et Poiessa.Mais comme Poiessa s'est toujours tenue à l'écart des constructions fédérales kéiennes (ZPE 76, 1989,p. 121-138), cela est assez peu probable.78. P. Graindor, BCH 30, 1906, p. 447, rappelle l'existence d'un sanctuaire d'Apollon Kynneios nonloin de Smyrne connu par Polybe, XXXII, 15 ; cf. Hésychius, s. v.79. IG XII 3, 180-182. A. Déléage, La capitation du Bas-Empire, p. 190 sqq.80. L. Robert, Noms indigènes, p. 33-34, estime qu'il faut comprendre "les tas de roches".

Page 62: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

58 PATRICE BRUN

180 1. 8), "le laurier" (Lla<pviov, 182, 1. 5), "le peuplier" (AïYElpoç, 180 1. 5), "lagrenouille" (Bcl-tpaxoç, 1821. 4). En fait de toponymes reflétant une présence humaine,on ne trouve que "les forges" (LtOllpâ, 180 1. 2), "la tour" (Bâptç, 181 1. 3)81, "lesanctuaire d'Achille" CAXtÀÀtKOÇ, 1821. 2)82. Des documents de genre et d'époquesimilaires, mis au jour à Thèra83 montrent que l'emportent les toponymes puisant leurorigine dans la géographie du pays: "la terre centrale" (MEcroyta, 345 1. 12), "le lieud'où l'on voit de loin" ("A7to'l'tç, 343 1. 4, 345 1. 5), "la place escarpée" ('OcppayopEa,343 1. 13), "le promontoire" (LK07tEÀOÇ, 343 1. 7), "la zone soumise au vent"CAvEl-LO'l'aÀtv, 3441. 5 ; Oüpwv avro, 345 1. 11). La végétation naturelle est présenteavec les lieux-dits "le roseau" (KaÀa/loç, 344 1. 3), "le palmier" (<I>Otvtç, 344 1. 17 ;3451. 4), "le laurier" (Llacpvll, 345 1. 9). A Thèra, des noms sont inspirés d'une divinité:LEpa7tlOV, 343 1. 3, 'AcrKÀll7tioç, 3441. 15, IlocrtOavtv, 3451. 6, 'Ep/lllç, 345 1. 14.En guise de noms enregistrant l'installation permanente et l'activité de l'homme, on nerencontre guère qu'une terre dite IloÀt'ttKJ1 (3431. 8), un lieu appelé "Aypoç (343 1. 15)et une place dénommée "le ramasseur de baies", KOKKOÀOYOÇ (345 1. 2)84. L'exceptionthérenne réside dans un lieu-dit EùpuOa/laç, 345 1. 10), seul toponyme bâti à coup sûr àpartir d'un anthroponyme. Les toponymes connus à Chios par un texte de natureanaiogue8S donnent des résultats à peine différents, bien qu'il s'agisse d'endroits situés àproximité de la ville où l'influence humaine est forcément plus importante. Celan'empêche pas l'importance numérique de noms d'origine topographique tels que "lacolline aux trois têtes" (TptKapavoç, AIL 9), "le ruisseau" (Ilap<X'tpÉxrov, A II 1. 9),"le rocher solitaire" (MOV07tE'tPOÇ, B 1 17), "la grande plaine" (IlEOiov /lÉya, BIlL20), noms qui voisinent avec d'autres illustrant la main-mise de l'homme sur le sol: "letemple de Praxidikè" (IlpaçtOtKEtOV, A II 1. 3,21), "l'école" (L'touoiov, A II 1. 12), "lequartier des potiers" (KEpa/ltKOV, A II 1. 24) ou encore "le champ de vesces"COpo~haOEç,B 1 1. 23).

En dehors de ces inscriptions, on peut relever la fréquence de noms bâtis à partirdu lentisque, le schinos, typique des formations arbustives basses, dans la toponymieantique, à Astypalaia et Chios, moderne et contemporaine à Siphnos, Naxos et sansoublier bien sûr la petite île de Schinoussa, entre Naxos et Amorgos86. D'autres espèces

81. L. Robert, Noms indigènes, p. 14-15.82. Cicéron, de nat. deorum, III, 4, 5, mentionne à Astypalaia un sanctuaire d'Achille.83.IG XII 3, 343-349.84. "Le ramasseur de baies, peut-être celles du chêne kermès" : L. Robert, Noms indigènes, p. 138. Amoins qu'il ne s'agisse, comme à Kéos, des glands du chêne vélani, ce qui donnerait une origine antique àl'exploitation des glands de cette espèce.85. A. Déléage, La capitation du Bas-Empire, p. 183-185.86. A Astypalaia, IG XII 3, 1801. 3 ; à Chios, A. Déléage, La capitation au Bas-Empire, p. 184, B col.1 1. 12-13 ; à Kéos aujourd'hui au nord-est de l'île; à Siphnos, localité attestée par Chr. Buondelmonti,Liber Insularum Archipelagi, p. 196 ; toponyme actuel à Naxos, 1. Erard-Cerceau - V. Fotou ­P. Psychoyos - R. Treuil, "Prospection archéologique à Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 83. Ilconvient de bien distinguer le CJXîvoç, lentisque, du CJxoîvoç, jonc typique des formations marécageuses:Théophraste, Rist. Pl. IV, 12, 1. Le lentisque, dont la sève donne le mastic, bien connu de tous les

Page 63: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 59

ligneuses sont mentionnées dans l'Archipel : à Rhénée, un lieu-dit Rhamnoi évoque lerhamnos, nerprun ou prunier noir87 . Le figuier sauvage, l'erinos, est représenté àCarthaia et c'est aujourd'hui le nom d'un écart à Naxos88• Enfin, on ne sera pas surprisde voir à Siphnos une région appelée Eschatia, "les confins" et à Ténos, c'est toutbonnement la tribu des Eschatiôtai89 qui consacre l'existence de ce type de zone marginaledans la cité.

Dans·ces conditions, à quoi pouvaient ressembler les paysages naturels des îles del'Egée aux temps classiques et hellénistiques? Sans doute ne devaient-il pas s'écarterbeaucoup de ce que l'on voit aujourd'hui, avec une végétation climacique rarissime et unelarge suprématie des formations primaires dégradées (par les défrichements, lesincendies) que ce soit le maquis (on comprendra ainsi les attestations du lentisque) ou lagarrigue. Pour prendre un exemple de cette dernière, on signalera que l'origan deTénédos était réputé dans le monde antique90 et, puisqu'il sera difficile de croire qu'il a puse trouver des nez capables de découvrir la provenance des plantes aromatiques, onpréférera penser que Ténédos en produisait beaucoup, en exportait et donc que la garrigueoccupait une superficie non négligeable de l'île. Mais on doit évoquer une végétationencore plus dégradée, faite de broussailles et de plantes résistantes à la chaleur desincendies, désignée dans l'Antiquité et dans la géographie moderne sous le nom dephrygana91 , quoique pour certains, la phrygana étant synonyme de garrigue, ilconviendrait d'utiliser le nom de steppe pour désigner cette végétation très dégradée92

(Pl. III 1-2). Tous ces biotopes étaient le lieu de prédilection du gibier - bien quel'étude des toponymes ne nous ait pas fait apparaître beaucoup de noms d'origineanimale93 - et de l'élevage extensif, pas plus représenté pourtant dans les séries de nomsde lieu.

On remarque, pour autant que l'on puisse, à partir de ces quelques donnéesfragmentaires, parvenir à des conclusions valables, que l'étude des toponymes insulairesse distingue d'abord par l'absence, à une exception près, de mots bâtis à partir d'unanthroponyme, et donc par l'absence de structures gentilices assez fortes pour accaparerle territoire civique. D'autre part, il semble que l'on puisse déceler une légèreprédominance de noms dont l'origine est à rechercher davantage dans le milieu naturel

voyageurs de l'époque moderne, est sans doute à l'origine du toponyme Schino / Schinous, maisJ'homophonie des deux mots ne permet pas d'en être absolument sûr.87. e.g. ID 290 1. 18. Cf. M.T. Couilloud-Le Dinahet, "Identification des domaines d'Apollon àRhénée", Les Cyclades, p. 135-140. Un toponyme Rhamnos est encore connu à Kythnos au XIxo siècle:A. Vallindas, KV(}VlaT((X, p. 150.88.IG XII 5, 1076 1. 67 ; 1. Erard-Cerceau - V. Fotou - P. Psychoyos - R. Treuil, "Prospectionarchéologique à Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 66-75.89.IG XII 5, 653 1. 27. Les eschatiai sont souvent mentionnées dans les registres de vente de Ténos (lGXII 5,872 passim). Cf. R. Etienne - J.P. Braun, Ténos l, Pl. 61, 1 ; R. Etienne, Ténos Il, p. 15.90. Euboulos, F. 19 Edmonds (F. 325 Kock = Athénée, l, 28 d).91. M. Barbero - P. Quezel, Méditerranée, 1983-2, p. 69-70.92. O. Rackham, "Land Use and the Native Vegetation of Greece", p. 183-188.93. Curieusement, Thèra nous indique un lieu 'AM01tÉKtOV (345 1. 13), évoquant la présence du renard.alors que Xénophon affirme que cet animal n'était pas présent dans la plupart des îles: de la Chasse, V,24-25.

Page 64: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

60 PATRICE BRUN

(relief, végétation) que dans les activités humaines, ce qui sous-entendrait une occupationpermanente du sol faible. Telle est, grosso modo, la thèse défendue par R. Osborne et demanière plus indirecte car leurs objectifs ne sont pas de nature historique, par certainspaléogéographes qui, s'ils ne pensent pas en particulier aux îles, prenant sans critiqueexcessive le parti d'auteurs anciens, admettent que "des notes cursives contemporaines(sic) laissent supposer un faible contrôle du cadre naturel" lequel, en Grèce, se seraitrenforcé à la période romaine. La réalité risque d'être tout à fait contraire à cette vision et,mais cela nous écarte de notre propos, pas seulement dans les îles94•

Peut-on néanmoins lire dans ces attestations de lieux-dits le témoignage d'unefaible emprise humaine sur le milieu et adopter les thèses de Robin Osborne ?L'insignifiante représentation des activités pastorales dans les toponymes pourrait êtreconsidérée, si on devait appliquer au pied de la lettre un rapport intime entre le nom et sacaractérisation géographique et humaine à un moment donné, comme tout à faitparadoxale et signe d'une inadéquation complète. Mais surtout, on n'oubliera pas qu'unlieu-dit, dans sa dénomination, n'enregistre pas toujours les modifications de l'espacequ'il désigne. C'est ainsi que Délos et Rhénée, malgré une forte occupation humaine, ontconservé jusqu'à la fin de leur histoire de multiples noms d'origine géographique àl'image de Porthmos ("le détroit"), Limnai ("les marais"), Rhamnoi ("les nerpruns"),Phoinikes ("les palmiers"), Leimon ("le pâturage"), même si, bien entendu, lestoponymes attestant la présence humaine ou divine sont nombreux. Les sites d'Andros,Kéa ou los répondant aujourd'hui encore au nom évocateur de Kalamos ne possèdentpourtant plus le moindre marécage. Il y a par conséquent de grandes chances pour que larégion ainsi définie ne porte son nom que par l'élément imprévu du paysage à l'entour. Sila région de Kéos qui, depuis l'Antiquité, est appelée "le terrain rocailleux" ne constituaitqu'une étendue nue, on ne comprendrait pas qu'un particulier de Carthaia ait désiré laprendre à ferme. Elle est à présent presque déserte, isolée du reste de l'île, mais elle a ététerrassée - au moins au XIXo siècle. Ce lieu-dit Petras peut alors fort bien désigner touteune zone dominée par un espace rocailleux, bien lisible dans le paysage mais sanspréjudice d'une occupation et d'une exploitation permanentes du sol par l'homme.Compte tenu de la lenteur de la modification de la toponymie - voire, dans ce cas précisde Petras/Petroussa, son immuabilité - il est certain qu'un nom marqué de l'empreinte del'homme (" les fours", "les forges" ... ) possède plus de poids qu'un nom tiré de la floreou de l'orographie. Enfin, on devine dans nombre d'îles des emprunts à des toponymesathéniens puisque les lieux-dits de Carthaia, Phègos, Koilè, Probalinthos, Melissos,Myrrhinè, sont aussi des noms de dèmes athéniens. On connaît à Paros un cap Sounion,à Thèra, un village dénommé Eleusis, à Skyros et Salamine, un fleuve Céphise95• Voilàsans doute un autre argument incitant à se défier quelque peu des conclusions que l'onpeut tirer de cette étude.

S'il ne faut pas donc toujours prendre au pied de la lettre le signifié d'untoponyme, grâce à la part relative des noms d'origine géographique et humaine, ildemeure possible d'imaginer un paysage par endroits laissé à l'agriculture extensive:l'apiculture, nous le verrons plus loin, s'inscrit bien dans une occupation du sol de cettenature. Mais il est impossible de vouloir extraire de cette analyse autre chose et en priorité

94. J. Bousquet - U. Dufaure - P.Y. Péchoux, Méditerranée, 1983-2, p. 17.95. Ptolémée, II, 14, 23-24 ; Strabon, IX, 3, 16.

Page 65: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 61

l'idée que les îles de Kéos, Thèra, Astypalaia, n'étaient, en dehors des zones urbanisées,que des espaces déserts extensivement cultivés. A tout le moins, il faut faire intervenir leprincipe de la diversité insulaire et en tout cas historique.

Car les noms de lieux doivent remonter, pour l'essentiel d'entre eux, au momentoù les hommes ont commencé d'occuper le sol de manière rationnelle, c'est-à-dire àl'époque archaïque avec le développement de la cité. Si bien que l'étude des toponymes,pour intéressante et suggestive qu'elle soit, fournit comme une photographie de la chôraau début de la mise en valeur et par voie de conséquence l'impression d'un territoire oùles zones sauvages sont importantes - et les régions humanisées d'autant moins - vautdans ces conditions avant tout pour l'époque archaïque, où la faible démographie nepermettait pas un fort défrichement et ne le rendait d'ailleurs pas nécessaire. Mais à lapériode que nous étudions, la situation s'est beaucoup transformée : l'inscription deCarthaia (fin du IVo siècle) qui a livré l'essentiel de notre documentation toponymique,enregistre, il ne faut pas l'oublier, l'exploitation du sol par des hommes dans des lieuxdont la dénomination, par nature antérieure à cette exploitation méthodique, emprunteavant tout au vocabulaire géographique. On doit dès lors conclure que, dominante àl'époque archaïque, la végétation a reculé sous les coups de boutoir d'une populationrurale en expansion, population qui ne voyait pas l'intérêt de modifier l'appellationtraditionnelle de la région qu'elle occupait.

Pour l'époque byzantine, et jusqu'au XVIIIo siècle, pourrait-on dire, E. Malamut,prenant pour appui des archives surtout monastiques, estime à 2 % seulement duterritoire insulaire la surface emblavée, à 10-30 % les terres de pâture, le reste n'étant quevégétation sauvage inexploitée96• Cette conclusion, qui s'adapte à de petites et moyennesîles (Kéos, Kythnos, Léros, Paros) convient sans nul doute à l'époque byzantine, quandle monde égéen est peu peuplé, mais ne saurait être appliquée à une phase d'expansionéconomique et démographique. La très faible proportion dévolue aux labours paraîtdénoter le rétrécissement de la céréaliculture sur les terres de fonds de vallée. Or, ainsique je vais à présent tenter de le démontrer, l'une des caractéristiques de l'agricultureinsulaire à partir de l'époque classique, est l'aménagement des pentes des collines et desmontagnes en terrasses de culture, réduisant ipso facto la proportion des zonesdélaissées. Et loin d'imaginer les îles comme des espaces ensauvagés, une étude détailléelaisse apparaître une agriculture dynamique et surtout une domestication par l'homme del'environnement au moyen d'infrastructures déjà développées (habitat, réseau routier). Al'époque classique, malgré des poches de résistance encore sensibles dans un certainnombre d'îles deshéritées ou dans les secteurs les plus infertiles, le paysage insulaire estapprivoisé et ce qui demeure de végétation naturelle est le produit du bon vouloir del'homme, qui l'utilise pour certaines activités plus extensives. Les paysages sauvagesconservent en effet une trop grande importance dans la vie économique de la cité en tantque réserve de bois et de chasse, de pâturage extensif, de lieu de prédilection del'apiculture par exemple, pour que l'on prît jamais le risque de les trop réduire, de craintede rompre l'équilibre entre ces terres incultes mais non inutiles et les terres cultivées,qu'il nous faut à présent étudier97.

96. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 402.97. Les diverses utilisations possibles des zones sauvages sont passées en revue par H. Forbes,"Uncultivated Landscapes", Human Landscapes, p. 76-95

Page 66: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES PAYSAGES HUMANISES: L'AGRICULTURE INSULAIRE

A quelques exceptions près, ainsi vécues dès l'Antiquité, les îles de l'Egée avaienthérité de sols pauvres, de plaines rares et étroites. Dans l'hymne homérique à Apollon,Léto, s'adressant à Délos, lui dit: "Tu ne seras pas non plus, je pense, riche en boeufs nien moutons ; tu ne porteras pas de vignes ni ne verras croître des myriades de plantes[...] C'est par le bras d'autrui que tu nourriras tes habitants puisqu'il n'y a pas de fertilitédans ton sol" (v. 53-60). Bien entendu, ces propos doivent être replacés dans le doublecontexte du mythe et de la poésie mais on ne doit pas douter de leur réalité intrinsèque. Ceconstat fait assez tôt, élargi aux îles voisines, n'a pas été remis en cause aux époquespostérieures! et n'avait guère de raisons objectives de l'être. Pourtant ou plutôt, pour cemotif, les îles ont été mises en culture avec un acharnement comme on en voit peu dans lereste du monde grec. Ce sont ces transformations du paysage naturel que je me proposed'étudier à présent et les richesses que les hommes ont su tirer de ces terres ingrates.

Que ma démarche soit bien interprétée: il ne s'agit pas de refaire ici une histoirede l'agriculture grecque, de multiples études ayant, ces dernières années, comblé un videlongtemps sensible2 , mais de dégager les spécificités insulaires. Car l'une descaractéristiques des ouvrages traitant de l'agriculture, et singulièrement ceux deA. Burford et S. Isager - J.E. Skysgaard, est - ce qui est normal - leur généralité, lesquelques exemples d'origine insulaire extraits de la littérature ou d'inscriptionsexceptionnelles (la location du domaine de Zeus Temenitès d'Arkésinè d'Amorgos, IGXII 7, 62 ou le registre des ventes de Ténos, IG XII 5, 872), ne servant guère qu'àillustrer tel ou tel point afin de s'évader, quand c'est possible, d'une aire d'étude tropathénienne. Je vais donc adopter une autre attitude qui, sans négliger bien entendu lestextes fondamentaux que je viens de citer, utilise toutes les données, contemporaines pourcertaines, mais susceptibles de nous faire comprendre ce que pouvaient être les difficultéset les réalités de l'agriculture insulaire, avant de montrer que celles-ci, ayant étésurmontées, le monde égéen était parvenu à produire autant - ou aussi peu - que le restedes terres grecques.

1. Isocrate, IV, 132 ; Théophraste, C. Pl. 1,20,6. A. lardé, Les céréales, p. 75 : "Montagneuses etdénudées, formées de roches peu fertiles, exposées aux vents marins". A. Sarpaki, "Thepaleoethnobotanical approach", p. 62 : "On the whole, greek soils are poor, especially in the south-east,the Aegean Islands and Crete".2. M.CI. Amouretti, Topai, 4, 1994, p. 69-94.

Page 67: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

64

LA TERRE: VERSANTS AMENAGES ET PLAINES

PATRICE BRUN

La terre insulaire, nous l'avons souligné au départ de cette étude, a pourcaractéristique première d'être escarpée. Selon des calculs précis, les Cyclades seulesauraient 92% de leur territoire occupé par des montagnes3. Si l'on peut discuter du sensdu mot "montagnes", il n'en demeure pas moins vrai que ce chiffre impressionnant est leplus élevé de l'ensemble des régions de la Grèce. La faiblesse quantitative des plainesdans le monde des îles obligea les populations, pour subvenir à leurs besoins denourriture, à partir à la conquête des versants montagneux, en même temps qu'elles seconsacraient à valoriser, en les drainant, les terres inférieures. Cela nous amène à poserd'emblée le problème des terrasses.

Les terrasses de culture

Les terrasses ont pour vocation première de créer de toutes pièces un espacelabourable. Elles ont pour conséquence indirecte de contrecarrer l'érosion puisquel'entretien des murs et la remontée par l'homme de la terre emportée par de trop violentesprécipitations, annihilent le travail naturel. La terre ainsi amassée est profonde et assezfertile comme on peut le remarquer dans les terrasses abandonnées dont un pans'effondre, laissant apparaître une terre meuble de 40 à 60 cm. d'épaisseur. A contrario,l'abandon des terrasses amène une reprise des phénomènes d'érosion et c'est ainsi quel'île de Chalkè connut en 1965 un glissement de terrain de grande ampleur qui emporta lesol et les terrasses, conséquence de l'abandon des champs dans une île de petite taille (28km2) où le point culminant élevé (presque 600 mètres) et des versants abrupts ont induitdes terrasses plus fragiles qu'ailleurs, le poids et la pression de la terre exercés sur lesmurs de pierres sèches (xèrolithia) expliquant bien sûr ces destructions régulières quiétaient une réalité dans l'Antiquité, tout autant qu'aujourd'hui4 (Pl. VI, 2).

C'est depuis peu que les historiens ont évoqué la question, aiguisée parl'observation du paysage actuel et par la lecture des voyageurs. Mais il est impératif deposer quelques remarques préalables: les terrasses de culture ne sont pas inconnues dansle reste de la Méditerranée puisqu'il y en avait dans l'Italie du XVIe siècle, décrites parMontaigne, dans la Provence du XVII°5, et la côte sud de l'Espagne entre Almeria etMalaga laisse apparaître, aujourd'hui délaissés, des versants aménagés. La particularitédes îles de l'Egée, et surtout des Cyclades mais pas de manière exclusive puisque l'on enrencontre beaucoup dans le Dodécanèse, à Carpathos et Cha1kè notamment, ainsi quedans la partie occidentale de l'île de Lesbos, est de conserver les traces d'unaménagement presque total des pentes: du point culminant de Sikinos, l'oeil n'aperçoitque des terrasses abandonnées (PI. l, 2). A Kéos, T.M. Whitelaw a calculé que 85 %du territoire total de l'île avait été, au siècle passé, ainsi mis en culture. Par rapport à notre

3. L. Strück, Zur Landeskunde von Griechenland, Francfort, 1912, p. 167 (A. Jardé, Les céréales, p. 65).4. R. Hope Simpson - J.F. Lazenby, ABSA 68, 1973, p. 156-157. Cf. infra, n. 19 pour la réparation deces murs de terrasses.5. M. de Montaigne, Journal de voyage en Italie, Paris, Garnier, 1955, p. 137 : "On ne peut trop louer labeauté et l'utilité de la méthode qu'ils ont de cultiver les montagnes jusqu'à la cime en y faisant en formed'escalier des degrés circulaires tout autour". P. Blanchemanche, Bâtisseurs de paysages, Paris, 1990.

Page 68: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 65

discussion précédente sur les parts respectives du paysage naturel et du paysageaménagé, voilà de quoi faire réfléchir.

Mais pratiques de la fin du XIXOsiècle n'induisent pas à tout prix des réalitésantiques et rien ne dit, à supposer même comme hypothèse de départ avérée l'existencedes terrasses dans l'Antiquité, qu'il s'agit de murs de cette époque. Au contraire, quandcela a pu être étudié, ce qui est le cas dans la partie nord-occidentale de Kéos, on observeplusieurs phases surimposées d'aménagement6. Aussi faut-il dès l'abord être clair: lesterrasses de culture aujourd'hui observables ont été pour la plupart aménagées ouréutilisées au XIXO siècle, au moment, faut-il le souligner, où les nouvelles conditionspolitiques et économiques de la Grèce (augmentation démographique par croît naturel etpar immigration en vagues successives) rendaient impérative la mise en valeur de terresdepuis longtemps délaissées. Elles sont bien loin d'offrir un modèle unique: leur taille,surtout leur largeur, dépend de la pente du versant. A Kythnos, à Chalkè, la plupart sontétroites. A Siphnos, et surtout autour du plateau oriental, non loin de l'antique cité, ellessont larges (de quatre à dix mètres) et peuvent porter des oliviers parfois sur deux rangs(PI. VII, 2).

Pour apprécier la situation antique, il est impératif de trouver des allusions à cesterrasses antérieures aux années 1830-1850. Remontons alors le temps. L. Rossmentionne les terrasses de culture dans différentes îles, et simultanément, J.A. Buchon,affirme que Kythnos est "un pays où tous les terrains sont échelonnés par desterrassements perpétuels et où les terres sont seulement de longues bandes appuyées surles murs"7 (Pl. VI, 1). Elles sont en fait signalées dès les premiers voyageurs, au XVIIosiècle à Ténos, au XVIIIO siècle à Kéos par Pitton de Tournefort qui, à propos de cette île,écrit: "Dans l'Antiquité, ce pays était cultivé avec le dernier soin, comme il paraît par lesmurailles qu'on avait bâties jusques à l'extrémité des montagnes pour en soutenir lesterres "8. Dans ces conditions, il n'y a pas de difficultés à imaginer leur existence dansl'Antiquité. La position extrême de L. Foxhall, réfutant les datations antiques des grandesterrasses de culture au bénéfice de tranchées destinées à accueillir des arbres de rapport,n'est pas soutenable dans sa généralisation puisqu'elle néglige tous les témoignagesinsulaires, qu'elle ne connaît pas, privilégiant des exemples continentaux. De plus,évoquer des versants mis en culture par de riches propriétaires n'a pas beaucoup de sensdans un espace micronésique où, nous le verrons plus loin, la petite propriété desubsistance domine9. Cela dit, pour intellectualiser la généralisation des terrasses, il fautse dégager d'un problème majeur, à savoir leur absence dans nos sources.

Deux réponses sont possibles, qui se complètent plus qu'elle ne s'opposent. Lapremière est qu'il s'agit là d'une évidence qui n'intéresse pas les auteurs et l'on pourraitcomparer la situation faite aux terrasses avec celle réservée aux tours qui parsèment

6. T.M. Whitelaw, "Recent rural Settlement", Northern Keos, p. 406 ; "The ethnological Study of ruralLand-Use", Structures rurales et sociétés antiques, p. 166. Voir aussi ibidem, fig. 3 p. 179, pour descartes très suggestives concernant le recul de la surface cultivée à Kéos depuis un siècle et demi.7. J.A. Buchon, Voyages dans l'Eubée et les Cyclades, p. 241.8. J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 13. Insistons sur le fait que Tournefort emploie leterme de "murailles", ce qui établit clairement qu'il ne s'agit pas de simples murets de pierre comme ceuxqui séparent aujourd'hui les champs.9. "Cultivation techniques on steep slopes", Human Landscapes, p. 44-65.

Page 69: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

66 PATRICE BRUN

l'Egée et qui n'ont pas fait l'objet de la moindre remarque de la part des auteurs anciens lO•

Mais on doit aussi souligner que, à part quelques cas en dehors du domaine insulaire, enArgolide ou en Attique ll , cette véritable architecture des pentes est, dans sasystématisation, une spécificité des îles de l'Egée lesquelles, à l'exception des grandesunités, n'intéressent pas nos sources. Dans la pratique, on peut encore progresser pardéfaut: si l'on exclut les îles majeures de l'Egée, la proportion de plaines semble bientrop faible - à supposer encore qu'elles aient toutes été drainées - pour nourrir lapopulation. Seul un système de terrasses pouvait, dans ces conditions, et avec beaucoupde temps et de travail, fournir la terre cultivable indispensable.

un A Délos, elles ont été repérées pour la première fois au début du siècle et étudiéesde 'fllQon systémat1:que tout récemment l2 . Il en ressort que leur superficie varie dequelqûes mètres carrés pour les plus petites à 130 mètres carrés pour la plus grande. PourM. Brunet, c'est autant leur aspect architectural qui permet de faire remonter ces terrassesjusqu'à l'Antiquité que l'impossibilité de trouver une autre époque susceptible de lesavoir rendues nécessaires puisqu'à aucun autre moment en effet que dans l'Antiquité,Délos ne fut assez peuplée pour justifier leur construction. C'est une réflexion d'unenature identique qui amène les auteurs d'une prospection archéologique à Rhénée à voirdans les terrasses de l'île une origine antique; c'est encore cet argument de vraisemblancehistorique qui fait dire à G.P. Schaus et N. Spencer, à propos des terrasses que l'on peutencore voir à Erésos, que "it is very unlikely that this vast terracing could have beencreated or even used extensively at any time in the Byzantine period between the seventhand 15 th century"l3. A los, Ludwig Ross visite la partie septentrionale de l'île, désertéede son temps. Il constate que "muB die Gegend im Alterthum wohl bevOlkert gewesensein, wie sich aus den alten Terrassen abnehmen HiBt, die siCh an den Abhangen derBerge bis zu den Gipfeln hinausziehen"l4. A l'instar d'Erésos, on ne voit pas en effet uneautre période que l'Antiquité pour avoir envisagé la construction de telles terrasses quin'étaient pas utilisées en cette première partie du XIXo siècle, pourtant avide de terres.C'est ainsi que, peu à peu, s'est mise en place une théorie que j'appelleraisimpressionniste du système des terrasses, s'appuyant sur des vraisemblances - commentcultiver un sol pentu autrement que par le moyen de terrasses ? C'est ainsi queE.e. Semple pouvait écrire: "Terracing alone could extend the crop land and conservethe water supply". Une recherche récente à Naxos adopte une attitude analogue enréfléchissant sur les terrasses du XIXo siècle: "Ces terrasses montent parfois si haut àl'assaut des collines et paraissent si anciennes (... ] qu'on ne peut s'empêcher de conclure- et de rêver? - à une époque où toutes les terres utilisables étaient cultivées, où la

10. J.H. Young, Hesperia, 25, 1956, p. 142. Une explication à cette absence de mention des tours dansles sources pourrait résider - nous y reviendrons plus loin - dans le fait qu'en règle générale, il existe peude tours isolées mais qu'elles sont partie intégrante d'un complexe agricole.11. J. Lohmann, Agriculture in Ancient Greece, p. 27-46 ; M.CI. Amouretti, Méditerranée, 71, 1990-2,p. 83-84.12. L. Cayeux, Description physique de l'île de Délos, fig. 58 p. 119 ; fig. 107 p. 204 ; M. Brunet,Méditerranée, 71,1990-3, p. 5-11.13. Rhénée : R. Charre - M.T. Couilloud-Le Dinahet - V. Yannouli, "Vestiges antiques à Rhénée",Recherches dans les Cyclades, p. 130. Erésos : AJA 98, 1994, p. 427.14. L. Ross, Reisen, 1, p. 165.

Page 70: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 67

communauté villageoise exploitait la totalité de son finage et où elle pouvait en vivre [...]Tout cela, dira-t-on, est de l'histoire contemporaine. Sans doute. Mais l'exemple vautd'être médité"l5. Parfois enfin, on considère la situation évidente sans envisager laquestion sous toutes ses formes l6.

Je ne remettrais pas en cause cette idée mais on a peut-être dit trop vite que lessources étaient muettes sur cette question: certes, si une phrase claire avait été écrite, elleeût été relevée et le problème aurait depuis longtemps été résolu. Néanmoins, il faut noterquelques allusions plutôt suggestives. Ainsi, à propos des Eginètes et sans parler desterrasses de culture, Strabon dit-il que "les habitants faisaient des trous dans le sol et enremontaient la terre dont ils recouvraient ensuite le sol". A Ténos, le registre des ventesde biens immobiliers de la fin du IVO siècle parle de "quatre enclos situés en haut duterrain cultivé (ai,..w,crtàç 'tÉ't'tapaç aï eicrw Èmxvro 'tllç x[rop]aç)" et d'une propriétésise "en remontant vers les terrains de culture de Callicratès"l? Certes, cela ne désignepas des terrasses de culture: le mot aiJ..lacrux indique simplement un enclos et seretrouve dans la littérature dans un contexte autre que celui des terrasses l8. Mais enfin,cela suppose des champs surélevés d'une manière ou d'une autre et on voit mal commentce pouvait être le cas en dehors du système des terrasses. Les murs indiqués à Arkésinèparaissent bien être des murs de soutènement de champs, bien que cette conclusion soitdiscutéel9.

Il y a surtout un texte d'Isocrate qu'il faut reprendre ici car s'il a été à plusieursreprises relevé pour signifier la pauvreté de la terre cycladique, il n'a pas, à maconnaissance été utilisé dans cette problématique: "Ceux dont la fierté est le fruit de lanature et non pas du hasard doivent entreprendre de tels travaux [soumettre les barbares]bien plutôt que lever des impôts sur les insulaires, qui méritent notre pitié quand nous les

15. E.C. Semple, The Geography of the Mediterranean Region, p. 440-441 ; 1. Erard-Cerceau et alii,"Prospection archéologique à Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 93-94. Voir encore J.L. Caskey,"Koroni and Keos", p. 14: "One may reasonably guess that sorne of this visible terracing originated inancient times" ; O. Rackham, "Le paysage antique", La Cité grecque, p. 129 : "On peut supposer qu'àl'époque antique, comme moderne, les variations dans la population et l'exploitation des terres setraduisirent par le progrès ou le recul des terrasses dans les endroits les plus ingrats". Enfin, outre laréalité archéologique, c'est l'aspect de vraisemblance démographique qui est le plus convaincant pourT.M. Whitelaw, "Recent rural Settlement", Northern Keos, p. 407 et "An ethnological Study of ruralLand-Use", Structures rurales et sociétés antiques, p. 166-167.16. A. Jardé, Les céréales, p. 79 ; A. Burford, Land and Labor, p. 115-116.17. Strabon, VIII, 16, 6. IG XII 5, 872 1. 32 ; 81. Cf. J. Delamarre, RPh 25, 1901, p. 165-168 ;H. Lattermann, MDA/(A) 34, 1909, p. 369-373.18. Homère, Odyssée, XVIII, 359 ; XXIV, 224 ; Ménandre, Dyscolos, 375 ; Théocrite, Idylles, l, 47.L. Robert, Le sanctuaire de Sinuri, l, Paris, 1945, n. 47 p. 77 ; Hellenica, II, p, 137-138.19. IG XII 7, 62 1. 17-20 (= Th. Homolle, BCH 16, 1892, p. 262-294, avec de sérieuses différences delecture; Syll. 3 963). Il est fait mention de deux types de murs, les uns délimitant le domaine, les autresdisposés à l'intérieur de celui-ci: "les murs effondrés sur le terrain du sanctuaire seront réparés" (1. 17 :'tëtXia 'tà n:in:wv['ta] à<p' au'toû àvop8rocr[et]. "Ces murs répondent, selon toute apparence, à ceux queles Grecs élèvent aujourd'hui sur les pentes des collines pour supporter et retenir les terres amoncelées enterrasses" : Th. Homol1e, ib. p. 284. Le principe de la terrasse est accepté par O. Rackham, "Le paysageantique", La Cité grecque, p. 129, réfuté par L. Foxhall, "Cultivation techniques", Human Landscapes,p. 48-51, tandis que A. Jardé, Les céréales, n. 7 p. 64, émettait des réserves sur ce point.

Page 71: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

68 PATRICE BRUN

voyons contraints par l'insuffisance de leur territoire de cultiver des montagnes, alorsque les continentaux, parce que leur terre est inépuisable, en laissent inculte la majeurepartie et, de celle qu'ils cultivent, retirent une telle richesse"2o.

Ce texte est intéressant à double titre. Il établit de façon indubitable que lesversants des montagnes insulaires étaient cultivés et puisque l'on ne voit pas d'autresolution pour cela que de bâtir des langues de terre en suivant les courbes de niveau, ilimplique le principe de la terrasse. Mais surtout, Isocrate souligne qu'il s'agit là d'uneoriginalité des îles, du moins dans sa généralisation, proposition que j'avais avancée toutà l'heure pour expliquer le silence des sources à leur égard, silence dont on peut voir àprésent qu'il n'est pas aussi complet qu'on pouvait le craindre. De même, lorsquePlaton, dans un passage célèbre sur le déboisement et l'érosion complète des sols,cherche des illustrations, il les trouve dans des "petites îles" : à coup sûr, il s'agit de cesîlots qui n'ont pas été de son temps mis en culture et qui n'ont pas la possibilité, par desversants aménagés, de retenir la terre, c'est-à-dire, des îles inhabitées21 .

Sur un plan spécifiquement archéologique, les résultats sont très instructifs : àKéos, P. Doukellis a pu noter que les murs de certaines terrasses venaient s'encastrerdans des tours antiques et étaient donc contemporaines de celles-ci22. La démonstrationest ici sans réplique. De la même manière, dans la région du cap Sounion, les terrassesaménagées sont en liaison architecturale directe avec les fermes isolées que l'on date de lapériode classique. Comme, de plus, ces sites ont été abandonnés à l'époque hellénistiqueet, après une réutilisation saisonnière à la fin de l'Empire romain, définitivementdélaissés au début de l'ère byzantine, preuves archéologiques et raisons historiquesconvergent pour accepter la théorie des terrasses dans le monde égéen antique23.

On conclura alors, sans risque de se tromper, à la réalité antique des versantsaménagés en terrasses. Dans le paysage des îles petites et moyennes de l'Egée, elles sontaujourd'hui bien plus présentes que dans celui des grandes pour la bonne et simpleraison que les premières ne disposent guère de plaines et que la mise en terrasses étaitl'unique moyen de se livrer à des activités autres que l'élevage extensif. Dans cesconditions, il n'est pas interdit d'étendre cette remarque à l'Antiquité. L. Ross a signaléainsi au milieu du XIXO siècle des terrasses dans des petites îles que l'on pouvait croireinaptes à toute culture telles Schinoussa, Gyaros ou Belbinè. Sont-elles antiques? On ena au moins de fortes présomptions pour Gyaros24. En dehors du travail, long et pénibleque leur construction et leur entretien exigeaient, il faut remarquer leur efficacité pouraccroître au maximum la superficie du finage, leur élasticité aussi pour répondre à lademande de terres d'une population croissante. A défaut d'exemples tirés de l'Antiquité,c'est encore à los, avec Ross pour guide, que nous trouverons le témoignage de cettesituation. Pour faire face à une augmentation de la population très sensible entre la fin duXVIIIO siècle et le début du XIXo siècle, les habitants doublèrent en une génération la

20. Isocrate, IV, 132. A. lardé, Les céréales, p. 75 ; G. Rougemont, fS 1990, p. 204. Ce passage estomis par L. Foxhall, "Cultivation techniques", Ruman Landscapes, p. 45-52.21. Platon, Critias, 111 b-c. Cf. supra, note 46 p. 51.22. Communication au Congrès de Kéa en juin 1994, "Kea-Kythnos" et déjà DRA 20-2, 1994, p. 310 ;L. Mendoni, Structures rurales et sociétés antiques, n. 85 p. 157.23. H. Lohmann, Agriculture in Ancient Greece, p. 51 (contra, L. Foxhall, supra n. 9).24. L. Ross, Reisen, II, p. 37 ; 175-177. Gyaros : L. Bürchner - A. Philippson, RE VII 2 col. 1954.

Page 72: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 69

production de grains. En l'absence de toute progression des rendements parl'introduction de méthodes nouvelles d'amélioration des sols, seule une extension dessuperficies céréalières (et los, à l'image de toutes les Cyclades, possède son lot deterrasses abandonnées) autorisait un accroissement des récoltes. Et nous venons de voirqu'en 1837, toutes les terrasses n'avaient pas encore été réutilisées. L'inverse se vérifietout autant: une pression démographique moindre aboutit à l'abandon temporaire oudéfinitif des terrasses, et d'abord, on pouvait s'en douter, aux plus hautes et plusingrates d'entre elles. A Carpathos, l'étude de l'évolution du terroir depuis la fin de laSeconde Guerre Mondiale jusqu'au début des années 1980 a confirmé ce mouvement25•

Souvenons-nous de cette conclusion sur les terrasses, qui implique une exploitationintensive du sol, et par voie de conséquence, une population nombreuse, car si ces terresgagnées sur la montagne nourrissent, elles exigent en revanche une forte main-d'oeuvre.

Quel type de récoltes les terrasses accueillaient-elles ? Cette question assezbénigne révèle bien les insuffisances de notre documentation. Car les terrasses, ycompris celles que l'on suppose antiques, n'obéissent pas à un type architectural uniqueet on peut être tenté d'admettre la destination de chaque aménagement en fonction de laqualité de la construction. Cependant, il semble que dans le vocabulaire moderne, leterme de terrasse soit un peu équivoque, en tout cas désigne des réalités assezdifférentes. Au contraire de ce que S. Isager et J.E. Skysgaard avancent, il n'y a pas un,mais plusieurs types de terrasses. O. Rackham et J.A. Moody, en s'appuyant sur desmodèles actuels, en définissent trois, correspondant chacun à une utilisation précise26• Lepremier type, le plus simple, consiste en l'arasement horizontal d'un versant, lequel,épierré, fournit une bande de terre assez étroite (deux à quatre mètres) courant tout lelong d'une courbe de niveau. Ce sont les plus nombreuses et les plus élevées desterrasses, celles qui, après un demi-siècle au moins d'abandon, sont toujours en place,prouvant par là leur solidité intrinsèque, même si l'érosion fait lentement son oeuvre.Pour ces deux auteurs, elles portaient des céréales. De fait, l'éloignement de l'habitatn'était pas un handicap car il pouvait y avoir des demeures occupées de manièresaisonnière. En marchant sur une terrasse, séparée par une dénivellation de cinq mètresenviron de celle qui lui est juste inférieure, on s'aperçoit que, de temps à autre, un murde pierres sèches vient couper le champ dans le sens de la pente et délimite une propriété.Il va de soi que les murets encore visibles datent au plus tôt du siècle dernier, mais iln'est pas interdit de penser que cela pouvait aussi être le cas dans l'Antiquité. Le secondtype de terrasses est en fait une succession de petites terrasses semi-circulaires destinéesà recevoir un arbre fruitier, olivier ou figuier. Enfin, le dernier type de terrasses, le mieuxconnu et le seul dont on peut assurer qu'il a une réalité antique est un véritable mur bâtiavec soin, que l'on trouve aujourd'hui près des demeures, et dont O. Rackham etJ.A. Moody estiment que l'on y plantait la vigne. Cela est possible, mais pas certain, carquelques zones d'ombre persistent: la vigne, par ses racines puissantes et bien étalées,retient déjà la terre. Dans ces conditions, un mur autre qu'un simple muret de pierresdressées était-il indispensable? Au XIXo et au XXo siècles, ce n'est pas la qualité de la

25. O. Rackham, "Le paysage antique", La Cité grecque, p. 129. los: L. Ross, Reisen, l, p. 154.Carpathos : P. Halstead - G. Jones, lBS 109, 1989, p. 42.26. Greek Agriculture, p. 81-82. "Terraces", Agriculture in Ancient Greece, p. 123-130.

Page 73: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

70 PATRICE BRUN

construction des murs qui détermine leur destination mais c'est bien plutôt l'éloignementde l'habitat qui en est l'élément primordial. La plupart des terrasses portaient donc descéréales ainsi que le prouvent la densité et la permanence des aires à battre, espacescirculaires dallés protégés par des pierres dressées sur leur circonférence.

Prenons une île, qui n'a guère été étudiée ni parcourue par, des archéologues, sil'on excepte l'étude d'un hèrôon d'époque romaine qui a subsisté, Sikinos, l'un desmodèles de la petitesse cycladique. C'est une petite île (41 km2) très montagneuse, dontles seules terres inférieures à 200 mètres d'altitude sont littorales. Toute l'île ou presque,à l'exception des zones trop pentues, le plus souvent les massifs montagneux de marbre,est terrassée dans des conditions similaires à celles que l'on trouve dans les autresCyclades. Or, à l'époque moderne, elle passe pour produire le meilleur froment de toutl'Archipel, capable non seulement de nourrir la petite population locale mais qui laissedes excédents achetés par des navires français27. Et ce schéma pourrait s'appliquer à biend'autres îles. Dans ces conditions, et 'tout en sachant que les terrasses les plus proches dela maison portaient arbres et vignes et cela pour des raisons compréhensibles defréquence des travaux à y effectuer, on peut, pour la période XVIIo-XIXo siècles,proposer ce syllogisme: les îles étaient mises en terrasses de manière générale; toutes lesétudes ethnoarchéologiques (Mélos, Kéos) et les relations de voyageurs indiquent que lacéréaliculture était l'activité rurale dominante; en conséquence, les terrasses accueillaienten priorité des céréales (PI. VIII, 1). Qu'en était-il dans l'Antiquité?

La vocation viticole des terrasses de la chôra d'Erésos, défendue parR. Koldewey (suivi par G.P. Schaus et N. Spencer)28 pour la simple raison qu'ellesseraient trop étroites pour être labourées par un attelage, semble en réalité tropdépendante de la grande réputation du vin de Lesbos. Tout au contraire, je préfère mettreen exergue la qualité de l'orge d'Erésos, reconnue dans l'Antiquité, et l'utilisation del'épi d'orge comme symbole monétaire de la cité29 pour privilégier une aptitude avant toutcéréalière des terrasses de la cité. C'est un peu la démarche soutenue par A.I. Papalas àpropos des terrasses qu'un incendie des versants a permis de révéler près de l'ancienneThermè d'lcaria. Et puisque le vin d'lcaria est célèbre depuis l'époque classique, l'auteurl'associe à ces terrasses et en vient à imaginer une monoculture de la vigne: "theprosperity of the island depended largely on one crop. Oenoe [l'autre cité d'lcaria], usingmost of its land for vineyards, must have imported a large percentage of its cerealsrequirements"3o. D'hypothèses en conditionnels, les terrasses deviennent alors par pureconstruction intellectuelle la trace visible d'une agriculture spéculative. Est-il raisonnabled'aller jusque-là et de ne laisser à la céréaliculture que quelques espaces dans des terrainsestimés plus riches, en voyant bien sûr cette activité selon les critères de fertilité qui sontpeu ou prou les nôtres? A l'inverse de ce que les défenseurs de cette thèse imaginent, lesfonds de vallées, plus humides, n'étaient pas les mieux disposés à recevoir les céréales.D'abord parce que celles-ci, l'orge surtout, peuvent croître sans apport d'eau et n'aimentguère les terres humides, et ensuite parce que l'on ignore tout de la fertilité naturelle des

27. J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 304 ; Pasch von Krienen, Breve descrizione, p. 29 ;C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 262 ; L. Ross, Reisen, l, p. 149.28. R. Koldewey, Lesbos, p. 38-39 ; AJA 98, 1994, p. 424-425.29. Orge d'Erésos : Athénée, III, III f. Monnaies: BMC Troas and Aeolis, Pl. XXXVI, 2-4.30. Ancient [caria, p. 60.

Page 74: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 71

fonds de vallées une fois l'érosion naturelle des versants arrêtée par les terrasses. Laculture des céréales dans les zones basses est avant tout le signe d'une très faibleoccupation du sol.

Pour ce qui concerne l'utilisation arboricole des terrasses, il convient d'avouerque Tournefort'a noté, à Amorgos, des terrasses occupées par des vergers31 , mais il n'estpas question de croire à l'unicité de la destination de ce type de champs aménagés.Aujourd'hui encore la plus grande partie des oliviers de Siphnos sont plantés sur delarges terrasses taillées dans le schiste (PI. VII, 2) mais au printemps 1995 encore,autour du village d'Hexampela, au sud de l'ancienne ville, les terrasses accueillaient toutautant des vignes et surtout de l'orge. C'est pourquoi la thèse de H. Lohmann selonlaquelle les terrasses repérées dans le sud de l'Attique étaient occupées par des oliviersn'est-elle pas acceptable dans sa systématisation: "For several reasons, were are forcedto assume that the most of these terraces served mainly, for growing olives and not forthe cultivation of cereals"32. Mais en fait de plusieurs raisons, l'auteur en présente deux,à savoir que les terrasses ne sont pas exactement horizontales et que les sols y sontminces, toutes choses bien explicables non point par l'oléiculture qui y régnait mais parle fait que, comme il le précise, le secteur géographique a été abandonné vers 700 aprèsJ.e. et que les pentes, par voie de conséquence, ont été détériorées. D'autre part, sitoutes les fermes classiques recensées par la prospection possèdent leur propre aire àbattre, il est impératif de trouver des champs de céréales, et seules les terrasses pouvaientles fournir. Enfin, il faut revenir à la phrase d'Isocrate par laquelle j'ai ouvert cettedémonstration: il ne fait pas de doute que le rhéteur athénien évoque là une agriculture desubsistance en soulignant la pauvreté des insulaires, et en aucun cas une agriculture derapport avec plantation d'arbres fruitiers comme L. Foxhall voudrait que fussentorganisées les pentes. Dans ces conditions, je crois donc préférable de poser l'hypothèsede travail que les terrasses de culture antiques, à l'instar de la situation du XIXo siècle etdu début du XXo

, étaient occupées avant tout par des céréales même si leur utilisation n'ajamais été exclusive et s'il ne faut pas rejeter des solutions mixtes, telles ces terrassesd'amandiers ou d'autres espèces fruitières, avec de l'orge semé entre les arbres, systèmequi a subsisté jusqu'à une date récente dans les îles, mais qui n'est pas attesté pourl'Antiquité33. Encore une fois, certaines îles dépourvues de paysages à collines douces nepouvaient recevoir vignes et oliviers que par le système exclusif des terrasses.

Les zones basses cultivées

Aujourd'hui, les fonds de vallée offrent, en plein été, les seuls endroits cultivésdes îles maintenant que les versants sont abandonnés dans le meilleur des cas à la vainepâture et que le manque d'entretien des terrasses a amené dans ces dépressions deséléments détritiques fertilisants. Dorénavant, les filets d'eau qui sourdent dans les hautesvallées n'atteignent plus la mer, détournés et captés pour les cultures maraîchères oul'approvisionnement en eau potable des villes et des villages. Dans l'Antiquité, les plus

31. Voyage du Levant, J, p. 281.32. H. Lohmann, Agriculture in Ancient Greece, p. 51. Cette analyse de Lohmann a été réfutée parL. Foxhall, supra, n. 9 p. 51, qui imagine des terrasses bien postérieures.33. T.M. Whitelaw, "Recent Rural Settlement", Northern Keos, p. 441.

Page 75: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

72 PATRICE BRUN

basses de ces terres avaient pu être gagnées sur les marécages mais, d'aprèsl'alluvionnement important qui a affecté les côtes égéennes à l'époque historique et donton a parlé au début de cette étude, il faut admettre que ces vallées ne devaient pas avoir laconfiguration qui est la leur aujourd'hui: les parties les plus larges, celles qui sont enaval, étaient sans doute envahies par la mer et les seules terres cultivables devaient sesituer en amont, dans la partie la plus étroite (Pl. II, 2 ; VI, 1).

Y pratiquait-on l'irrigation? Il est certain que la faiblesse des précipitations et larareté de fleuves dignes de ce nom devaient jouer contre. La plupart des allusionslittéraires à l'irrigation, pour certaines fort anciennes, s'écartent du domainegéographique des îles : Xénophon et Théophraste en connaissaient bien la pratique etPlaton l'estime naturelle dans la cité idéale34 • En fonction des problèmesd'approvisionnement en eau que j'évoquai plus haut, les îles offrent moins d'exemples.Dès l'époque archaïque à Lesbos, on creusait à cette fin des petits canaux à même le sol,tandis qu'une inscription de Thasos parle de l'eau d'un ruisseau que le preneur du baildont il est question peut utiliser quand la cité le permet35. Mais, avec Lesbos et Thasos,nous sommes dans une zone déjà plus humide de l'espace égéen et dans deux grandesîles aux sommets élevés. Il n'y a dans ces conditions guère que Ténos nous offrant pourle monde insulaire que j'ai défini au départ des témoignages suggestifs: des conduitsd'irrigation sont indiqués dans l'inscription des ventes de la cité. Il est vrai que laprédominance à Ténos des roches schisteuses explique que l'île disposait de cours d'eaupérennes36. C'est encore le cas de l'île de Kéos, qui, dans l'Antiquité, passait pour êtresalubre et disposer de nombreuses sources ainsi que le montrent les surnomsd'Hydroussa donné par Héraclide Pontique et d'eüKPllvov, "à la belle fontaine",accordé à lulis par Callimaque37 . Puisqu'il existe d'autres îles disposant desoubassements imperméables, on est en droit de supposer qu'une forme d'irrigation, en

34. e.g. Homère, Wade, XXI, 257-262 ; Théognis, 480-484 ; Démocrite, repris dans les Géoponiques, II,6 ; Sophocle, Oed. Col. 685-690 ; Xénophon, Anabase, II, 4, 13 ; Théophraste, C. Pl. III, 8, 3 ; 19, 1 ;Platon, Critias, 118 e ; Lois, 761 a-co Sur le vocabulaire de l'irrigation, M.Chr. Hellmann, "Termesd'architecture grecque", Comptes et inventaires dans la cité grecque, p. 259.35. Sappho, F. 184 Reinach. Thasos : IG XII Suppl. 353 1. 5 : [---tôn oÈ üoan XPl]0"8ro tôn 7tapàtov Kll7tO]V pÉovn, Otallll1l 1, 7tôÀtç xpfjtat. D'ailleurs, M. Launey (BCH 61, 1937, p. 388), qui publiecette inscription (cf. Cl. Vatin, BCH 100, 1976, p. 560-564), indique qu'il a découvert une canalisationsemi-cylindrique en marbre. Il en déduit "qu'un service urbain des eaux existait à Thasos, comme dansbeaucoup d'autres cités grecques".36.IG XII 5, 872 1. 52, 56, 112 : üoatoç àyroyaC R. Charre, in R. Etienne, Ténos Il, p. 35. Unpassage de Pline, HN IV, 65, déjà cité, est révélateur: "Aristote (F. 595 Rose) dit qu'en raison del'abondance de ses sources, [Ténos] était auparavant appelée Hydroussa" (Eustathe, Corn. Denys Pér, 525,GGM II, p. 318). On rappellera le lieu-dit Donakeus, "le roseau" (/G XII, 872 I. 3).37. OÜO"1'Jç oÈ uyu:wfjç tfjç vl]o"ou : Héraclide Pont. FHG Müller, II, IX, 4 (cf. aussi Callimaque,Origines, IV, 58 ; Cicéron, de div. l, 57 ; 130 ; Pline, HN IV, 62, 65 ; supra, n. 102 p. 26). Callimaque,Origines, IV, 72. IG XII 5, 569 est un décret de Carthaia relatif aux fontaines installées au-dessus dusanctuaire de Démeter et IG XII 5, 544 B 2, 1. 47 nomme, toujours à Carthaia, un lieu-dit "les fontaines".Ilotl]EO"O"a signifie "la verdoyante". P. Graindor, MB 15, 1911, p. 62 : "j'ai pu constater personnellementque la moderne Zia, l'ancienne loulis, est, pour sa part, abondamment pourvue d'une eau très limpide et dequalité excellente, tandis que (les trois autres cités) sont moins favorisées sous ce rapport: l'eau, à causedu voisinage de la mer, y est plus ou moins saumâtre ou peu agréable au goût".

Page 76: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LEs ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 73

général limitée à de simples conduits de terre, tout juste maçonnés, était en vigueur dansde nombreuses îles de l'Egée.

Peut-être ne convient-il pas de trop s'attarder sur le problème en eau des îles: lagéologie explique certes la permanence des sources, y compris à la fin de l'été, maisl'importance de l'eau pour l'agriculture n'est à coup sûr pas aussi grande dans l'Antiquitéqu'aujourd'hui puisqu'elle se limitait à un usage limité et familial, à l'arrosage du jardin,du K1lnoç38, et à quelques légumes que ce gourmet d'Athénée mentionne parfois, puisantaux bonnes traditions des métaphores culinaires de la comédie attique et prouvant par làleur célébrité à l'époque classique: haricots de Lemnos39, melons de Paros40, oignons deSamothrace et ail de Ténos41 • Mais on soulignera de plus, par rapport à l'agriculturegrecque contemporaine, que le monde antique ignore deux légumes très exigeants en eau,la tomate et l'aubergine. Disons enfin, sans que cela soit pris pour une boutade, que lemonde insulaire antique ignore surtout le touriste occidental, les piscines qu'il demande,les douches qu'il réclame, rendant impérative l'arrivée de bateaux-citernes chaque étédans les Cyclades. Une île très peuplée telle Délos, dépourvue de cours d'eau permanent,avait su pallier par un système de citernes le problème de l'approvisionnement despopulations, et c'est ainsi que Pholégandros ou Sikinos fonctionnent encore. Que cesréflexions et cette illustration délienne permettent au moins de mieux percevoir lesnécessités de l'époque en eau, très inférieures à ce que l'on imagine la plupart dutemps42.

Les structures de l'agriculture insulaire apparaissent désormais plus nettementdans leur originalité par rapport à ce qui se pratiquait sur le continent : la faible proportionde plaines, la part imposante des reliefs montagneux, faisaient de l'aménagement des

38. Théophraste, Rist. Pl. VII, 5, 1 ; Caractères, XX, 9. Le témoignage de [Démosthènel, L, 61, est trèséloquent: "L'eau manqua dans les puits, au point qu'il ne vint même pas de légumes dans les jardins".Cf. G. Argoud, "Eau et agriculture en Grèce", p. 29. P. Halstead - G. Jones, JHS 109, 1989, p. 53,voient dans la disposition actuelle des jardins à Amorgos et à Carpathos un modèle approprié pourl'agriculture antique. Sur les jardins, W.K. Pritchett, Hesperia, 25, 1959, p. 264 ; Cl. Vatin, MélangesDaux, p. 345-357 ; Ph. Bruneau, BCH 103, 1979, p. 89-99.39. Aristophane, F. 356 Edmonds (F. 486 Kock =Athénée, IX, 366 c). A noter la réflexion de P. Belondu Mans au XVJO siècle: "[Lemnos] a soixante-quinze villages habités d'hommes tous diligents et richescultivateurs de légumages et toutes autres sortes de choses". Observations, FO25.40. Cratinos, F. 136 Edmonds ( =Athénée, II, 68 b). Cette culture implique bien sOr un apport d'eauabondant. Sur la culture du melon, A.c. Andrews, Osiris, 12, 1956, p. 368-375. A Paros, J. Pitton deTournefort, Voyage du Levant, 1, p. 242, affirme que "les melons y sont tout à fait délicieux".41. Oignons de Samothrace: Euboulos, F. 19 Edmonds (Antiphanès, F. 325 Kock = Athénée, l, 28 d ;Pollux, VI, 67). Les oignons de Sériphos étaient d'aiIleurs très appréciés au XVIIIO siècle: J. Pitton deTournefort, Voyage du Levant, II, p. 214. Ail de Ténos : Aristophane, Ploutos, 718. Partant de lacomédie, Eustathe appelle Ténos O"lcop080<popoç yil, "terre porteuse d'ail" : Corn. Denys Pér. 525, GGMII, p. 318. Ce n'est pas sans intérêt enfin que l'on soulignera que l'ail et l'oignon forment les seulescultures exportées par l'îlot de Donoussa, situé à l'est de Naxos. En 1971, ces exportations s'élevaient àcent tonnes: E. Kolodny, Méditerranée, 1973-2, p. 20.42. M. Wagstaff - C. GambIe, "Island Resources and their Limitations", Melos, p. 104 : "Theconsumption of water was probably at levels lower than those postulated and which would appearintolerable to modern, western man" ; G. Rougemont, JS 1990, p. 206 : "Les besoins en eau potable despopulations antiques ne doivent pas être évalués d'après ceux d'un village ou d'une ville moderne".

Page 77: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

74 PATRICE BRUN

versants en terrasses la seule possibilité de développer une agriculture qui n'était pasfondée sur le simple élevage du petit bétail, le seul moyen de nourrir une population unpeu nombreuse. La deuxième particularité réside dans la faible pluviosité de la région,qui a induit une pratique encore plus sèche des activités agricoles. Mais il s'agit là dedifférences de degré beaucoup plus que de nature: l'agriculture égéenne ne se distinguedonc pas sur ce plan de son homologue continentale et l'étude des productions que l'on ytrouvait devrait aller dans ce sens.

LES PRODUCTIONS

Dans ce domaine d'étude plus encore que dans le précédent (au moinsreste-t-il à observer des terrasses de culture ... ), il est difficile de partir de la situationprésente et de l'élargir à l'Antiquité. Les céréales ont disparu dans la majorité des îles, sil'on retranche les plus petites et plus reculées d'entre elles où l'orge demeure la principaleculture, concurrencées par les importations venues de Thessalie, des Etats-Unis et despays de l'Union Européenne; la vigne, quand elle a résisté au phylloxéra, ne sert plusqu'à fournir des raisins de table; l'olivier a pu subsister mais, sauf quelques brillantesexceptions (Mytilène, Skiathos), on trouve de meilleures terres en Grèce. A l'inverse,favorisés par le développement de l'irrigation et du tourisme estival, de nouveauxlégumes ont envahi les jardins maraîchers insulaires, tomates et aubergines, inconnuesdes Anciens, s'associant aux traditionnels concombres et oignons. Les citronniers ontaussi trouvé bon accueil et seuls parmi les arbres à fruit sec, les amandiers résistentencore et toujours. On conviendra que la situation s'est radicalement transformée.

En ne s'appuyant que sur quelques impressions fugaces tirées de réflexions desauteurs anciens, des lectures de voyageurs ou de quelque passage personnel dans une îlegrecque en plein coeur de l'été, on se demande souvent ce qui pouvait bien pousser surces terres ingrates, brûlées par le soleil estival, en voie avancée de désertification tantagricole qu'humaine, modèles antiques intellectualisés de la pauvreté. Il s'agit donc ici devoir si les sources antiques corroborent toutes ce sentiment de dénuement. Disonsd'emblée que ce n'est pas le cas, en tout cas que la généralisation est facteur de lourdeserreurs : Aristote cite des agronomes qui lui sont contemporains, Charès de Paros etApollodore de Lemnos, auteurs de m:pl YEropy{aç sur la culture des terres àensemencer43. Sans doute au long de notre enquête ces deux îles apparaîtront-elles bienpourvues - car ce n'est pas un hasard si les agronomes sont souvent originaires derégions passant pour fertiles. Ce mince rappel liminaire illustre bien, à mon sens, lesrisques de la systématisation.

Les céréales

Les céréales sont une évidence de l'agriculture antique et, comme bien souventdans ces cas-là, peu évoquées. Les îles ne se distinguent pas non plus sur ce point ducontinent puisque la céréaliculture était pratiquée selon le principe traditionnel de

43, Aristote, Politique, J, Il, 7 1259 a. M.CI. Amouretti, Le pain et l'huile, p. 230 pour un tableau desagronomes connus par Varron, Columelle et Pline. Charès de Paros n'est pas mentionné.

Page 78: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 75

l'assolement biennal avec jachère, l'absence de rotation des cultures s'expliquant sansdoute par la très large domination des céréales sur le reste des productions44. Blé et orgeétaient cultivés, et plus souvent le second que le premier, même si la plupart desréférences littéraires ou épigraphiques se limitent au nom générique crt'tOç45. Cettesupériorité de l'orge sur le blé est particulièrement sensible dans la sphère méridionale del'Egée, où la faiblesse des précipitations est un obstacle au bon développement de cedernier: la profondeur plus grande des racines de l'orge lui permet en effet de parvenir àdes niveaux d'humidité que le blé n'atteint pas. La prééminence de l'orge dans lesemblavures insulaires est probable pour des raisons climatiques et pédologiques, maisaussi par analogie avec la situation mieux appréhendée du début du XXo siècle et parréférence aux allusions que l'on peut percevoir des distributions de nourriture au momentdes fêtes ou fondations ou encore des prémices consacrées aux dieux. On doit parconséquent dire qu'on trouvait des céréales sur toutes les îles dès qu'elles étaienthabitées, et cela à toutes les époques46. A preuve, on en découvre des témoignages dansles îles réputées les plus pauvres : à Délos, où la céréaliculture était pratiquée quoique"l'optique de rédaction des inventaires conduisait à passer sous silence la culture descéréales"47 ; à Rhénée, où l'évocation dans les comptes d'Apollon, de greniers et demoulins48, ne laisse pas le moindre doute sur la réalité d'une forte céréaliculture.

L'importance qu'elle revêtait pour les Anciens est aujourd'hui sensible à bien desindices : ce peuvent être un symbole monétaire (grain ou épi associé ou non à un autresymbole: Pl. IV, 2)49, des attestations littéraires ou épigraphiques d'un culte importantrendu à Déméter50, de distribution de froment ou d'orge dans les inscriptions51 , mais, et

44. IG XII 7, 62 1. 7 : "il cultivera la terre par assolement biennal" ('t~y yfj[v àpocre]t Èva,ÀMiç). Yoirinfra, n. 160 p. 97.45. A. lardé, Les céréales, p. 1-13 ; M.CI. Amouretti, Le pain et l'huile, p. 35. C'est par exemple deuxchénices d'orge et trois cotyles de vin que reçoit le mageiros à Myconos (LSCG 96, 1. 14-15). Unrèglement de Thèra (IYo siècle) établit comme prémices deux médimnes d'orge pour une seule de blé: IGXII 3, 436 1. 1O-11. L'inscription IG 112, 1672 (cf. infra, note 53) atteste de son côté la suprématie del'orge à Imbros, Lemnos et Skyros au IYo siècle.46. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 385.47. M. Brunet, BCH 114, 1990, p. 679. IG XI 2, 1421. 7 et II, datée de 30817 prouve au moins qu'àcette date, on en produisait à Soloi et à l'Hippodrome. La prospection menée par M. Brunet a d'autre partpermis de démontrer l'existence de trois aires antiques de battage.48. J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948, p. 292.49. A Mélos, le revers des monnaies de la seconde moitié du y o siècle représente quatre grains d'orgedisposés en croix: C.M. Kraay, NC 1964, nO 19; Pozzi, 4545. Les monnaies de Myconos illustrent laculture des céréales avec l'association du blé et de la vigne: BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXY, 1­6. A Paros, les monnaies des Iyo-I10 siècles montrent un épi de blé, celles du IllO Déméter et un épi:BMC Pl. XXYI, 2 et 7; D. Berranger, Paros archaïque, p. 85-91. A Siphnos, les monnaies du début duy o siècle représentent un aigle avec un grain d'orge comme symbole secondaire: BMC Pl. XXYII, 11-12.A Syros, les monnaies en bronze montrent une chèvre sur un épi de blé (BMC Pl. XXYII, 17-22).50. A Paros, la déesse essentielle est Déméter qui y possède un sanctuaire, mentionné par Hérodote, YI,134 ; Pausanias, X, 28, 3. IG XII 5, 226 est un autel à Démeter Karpophoros (un autre, d'époqueromaine: SEG XXYII, 530 + XXIX, 754). Culte de Korè : XII 5, 134 l. 10 ; les deux: 227-228. APoiessa de Kéos, un sanctuaire de Déméter: IG XII 5, 569 1. 5. Dédicaces à Déméter: XII 5, 575 ; 1088­1090 ; à Déméter et Korè, XII 5, 576. A Andros, une dédicace à Déméter et Korè : IG XII Suppl. 263.

Page 79: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

76 PATRICE BRUN

c'est encore plus intéressant, une attestation directe par un auteur vantant la qualité duproduit ou du terroir. C'est ainsi que Théophraste affirme qu'à Chalkè, on faisaitplusieurs récoltes successives de céréales, ce qui pourrait nous amener à admettre que leshabitants y pratiquaient un système d'assolement original qui a dû intéresserThéophraste52 . Celui-ci loue encore la belle qualité du blé de Lernnos53 , de Mélos, etl'aptitude de cette dernière île pour les céréales: selon lui, elles seraient récoltées vingt àtrente jours seulement après avoir été semées. Le blé de Carystos était réputé et l'orgetrouvait à Egine, aux dires de Strabon, un terrain très favorable. Au IVO siècle,Démosthène affirme devant l'Ecclèsia que, basée à Skiathos, la flotte athénienne nemanquera pas de blé. Enfin, pour Héraclide Pontique, Péparéthos portait du blé et toutesles autres productions normales de l'aire méditerranéenne54.

Je mesure tout ce que de rébarbatif et de vain peut avoir une telle litanie, fût-elledébarrassée de références concernant les grandes îles55 • On soulignera néanmoinsl'importance de la mention de la céréaliculture dans les petites îles, les plus pauvres del'Archipel égéen, Chalkè, Egine, Rhénée, Délos. Et la lecture des voyageurs - nousavons vu plus haut le cas de Sikinos, mais il pourrait être multiplié - conforte cette idée àpeine effleurée par les sources antiques. On en déduira alors que toutes les îlespratiquaient la culture des céréales sur l'échelle la plus vaste possible, comme on doitl'attendre d'une économie d'abord vivrière avant d'être spéculative. Tout indique que, à

Même type d'inscriptions à Arkésinè d'Amorgos : IG XII 7, 76-77. A Myconos, le réglement des cultesde la cité indique un culte de Déméter Chloè ainsi que des offrandes de farine: LSCG 96 ( = Syll. 3 1024)1. 11-16. A Cos, des offrandes de blé sont apportées à Déméter par un cortège que décrit Théocrite, Idylles,VII, 31-34. Voir aussi à Andros, un autel du no siècle de Zeus Karpophoros : IG XII Suppl. 265.51. A Amorgos, IG XII 7, 5151. 58. A Thèra, IG XII 3, 3301. 78 ( =LSCG 135). Toujours à Thèra,une fondation du IVo siècle (IG XII 3, 436 = LSCG 134) mentionne des prémices de froment (unmédimne : 1. 9-10) et d'orge (deux médimnes : 1. 11-12).52. Théophraste, Hist. Pl. VIII, 2, 9, repris par Pline, HN XVII, 31. Pourtant, on ne peut dire que l'îlede Chalkè soit bien dotée par la qualité intrinsèque de son sol. Faut-il au contraire à la suite de G. Susini,ASAA 51-52, 1963-1964, p. 250, rejeter ce témoignage?53. Théophraste, C. Pl. IV, 12, 3, ce qui renvoit à l'Hymne homérique à Apollon, 36, qui parle de la"luxuriante Lemnos" (AilllvoÇ àlllx8aÂ6ecrcra). Une inscription encore inédite d'Athènes (374/3) rapportequ'une taxe en nature de 1/12 et payable en blé et en orge a été mise en place dans ces îles: S. Isager ­J.E. Skysgaard, Ancient Greek Agriculture, p. 140. L'inscription IG 112, 1672 (prémices à Eleusis)confirme la fertilité de Lemnos - et aussi sa vocation céréalière, évidemment pour des motifs politiques :P. Garnsey (Famine, p. 98-101) estime que ces chiffres reflètent une très bonne année à Lemnos, unemauvaise en Attique: peut-être faut-il faire ici le rapport avec un autre document, la stèle des céréales deCyrène. Mais à l'encontre de cette idée de P. Garnsey, R. Sallares, Ecology in the Ancient Greek World,n. 70 p. 478, fait valoir qu'il n'est pas possible de comparer Athènes à Lemnos pour trois raisons aumoins: la fertilité de l'île, grâce à son sol volcanique, supérieure à celle de l'Attique; la mise en culturede l'île systématique sinon totale; la domination des céréales sur les oliviers selon un choix d'abordpolitique d'Athènes. Pour Apollodore de Lemnos, agronome du IVo siècle, cf. supra.54. Mélos: Théophraste, Hist. Pl. VIII, 2, 8. Carystos : Pline, HN XVIII, 70. On rappellera que l'Eubéeest l'île "couverte de champs de blé" pour Bacchylide, Epinik. X, 34. Egine : Strabon, VIII, 16, 6.Skiathos : Démosthène, IV, 32. Péparéthos : Héraclide Pont. FHG II, frag. XIII : aÜ't'I1 1] vilcroç eümvaçÈcrn, Kat eüoevopoç Kat crÎ'toV <pÉPEt.55. Ainsi Athénée, III, 111 f, parle-t-il de l'orge d'Erésos, affirmation étayée par le monnayagehellénistique de la cité qui adopte l'épi comme symbole majeur.

Page 80: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 77

l'exception de calamités climatiques qui, il est vrai, pouvaient se renouveler assezsouvent, les îles n'avaient pas de problème majeur pour les céréales et que la chôra ypourvoyait. Ce serait une erreur méthodologique d'assimiler les décrets honorant teldonateur ou tel fournisseur à des preuves de disettes chroniques. Dans le prochainchapitre, nous verrons qu'ils indiquent plus volontiers des situations exceptionnelles, demême qu'une epidosis ne signifie pas banqueroute permanente mais réponse ponctuelle àun événement exceptionnel qui n'est pas toujours synonyme de crise, au sens où nousentendons ce terme.

Ira-t-on jusqu'à dire qu'en certains cas les îles pouvaient être exportatrices? C'estce qui ressort d'un passage des Helléniques de Xénophon où Conon, au moment de sacroisière en Egée en 393, promet à Pharnabaze de ravitailler les équipages de la flotte"sur les îles". Celle-ci se trouvant à Corinthe, il n'y a pas lieu de s'interroger outremesure sur le sens de l'expression employée par Conon: il s'agit bien des Cyclades, ausens large du terme et si la proposition de l'amiral athénien peut être une exagérationquand on la replace dans son contexte (la flotte commandée par Pharnabaze est puissanteet les bouches à nourrir nombreuses), elle ne saurait être déconnectée d'une certaineréalité sans quoi la promesse de Conon passerait pour simple forfanterie et ne pourraitêtre reçue par Pharnabaze56. Quant à savoir si, par trophè, Conon entend le ravitaillementen nature ou, dans un sens plus large, tout ce qui est nécessaire à l'armée et en premierlieu, la solde des équipages, il n'est pas commode de conclure, les deux acceptionspouvant apparaître tant dans l'oeuvre de Thucydide que dans celle de Xénophon. Mais,si l'on devait retenir la seconde hypothèse, il faudrait en parallèle accepter l'idée quel'argent versé aux troupes révèlerait les capacités financières certaines des îles d'une part,d'autre part l'idée concomitante que cet argent servirait à acquérir sur place les denréesindispensables à l'entretien de la flotte: cela ne fait que repousser le débat, mais aboutit àdes conclusions identiques.

Peut-être faut-il rappeler, à ce moment de la démonstration, les analyses desvoyageurs des siècles passés, et d'abord celles de G. Olivier sur les capacités des îles às'auto-suffire. Ce dernier a en effet recensé de façon systématique les possibilitéscéréalières des îles au tournant des XVlIIo et XIXo siècles, et ce n'est guère qu'à los qu'ildécouvre des importations de blé57, compensées par l'exportation de coton et partoutailleurs, il parle d'excédent. En remontant d'un siècle, on constate à nouveau lescapacités exportatrices des îles puisque B.J. Slot parle d'arrivages réguliers à Marseilleau début du XVlIIO siècle de "blé de l'Archipel" et Tournefort, dans ses pérégrinationségéennes en 1701-1702, eut l'occasion de rencontrer à Anaphè, à Myconos, à Sikinos ouencore à Skyros, des navires provençaux sillonnant les îles à la recherche de blé oud'orge que les négociants marseillais savaient pouvoir y trouver58. Et, si les Cyclades enparticulier paraissaient à ce point misérables aux Occidentaux au XVlIIO siècle, c'est enraison du poids très lourd de la fiscalité ottomane59• La différence entre la prospérité

56. Xénophon, Helléniques, IV, 8, 9.57. Voyage dans l'Empire othoman, l, p. 319. Un siècle plus tôt, Pitton de Tournefort (Voyage duLevant, 1, p. 266), évoquait des exportations depuis los.58. Arcipelagus turbatus, p. 321-324 ; Voyage du Levant, l, p. 328, 337, 304 ; II, p. 155.59. B.J. Slot, Arcipelagus turbatus, p. 267.

Page 81: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

78 PATRICE BRUN

d'une Ténos encore vénitienne et la pauvreté des autres Cyclades sous occupation turquesaute aux yeux des observateurs6o.

On admettra qu'il n'y a pas fatalité de déficit en céréales chez les insulaires àl'époque classique et que si les conditions climatiques ont pu nécessiter le recourscertaines années à des importations - mais y a-t-il là autre chose qu'une situationcommune à la plupart des régions de Grèce? - il n'est pas interdit de penser qu'àl'inverse, les îles - ou certaines d'entre elles, il est hasardeux de généraliser - ont étécapables de compenser des faiblesses temporaires ou structurelles dans les régionsvoisines. Par conséquent, loin d'imaginer un espace insulaire pauvre et perpétuellementaffamé, il faut le replacer dans une situation plus équilibrée et plus favorable sans douteque bien des cités grecques - Athènes en particulier.

Partant de là, il serait intéressant de connaître la proportion de l'espace occupéepar les céréales mais inutile de rêver, cela n'est guère possible. Nous avons pourtantquelques indications extraites des matrices cadastrales de Thèra et Mytilène. En ce quiconcerne Thèra, ces textes tardifs mentionnent vignes, oliviers, bétail, ensemencementdes céréales. Selon les calculs de F. Hiller von Gaertringen61 , on trouve 429 ha de terresarables, 151,4 ha de vignobles et 2910 pieds d'oliviers. Cette proportion d'un hectare devigne pour trois hectares labourés est révélateur de la situation antique, dans la mesure oùla vigne est à l'inverse l'activité agricole majeure au XXe siècle à Thèra. A Mytilène62 ,

ces textes font état de 1800 arpents de terre arable, 1300 de pâturages, 180 d'oliviers et150 de vigne: là encore, transformation radicale avec la situation actuelle, où l'olivierrègne en maître, tandis que dans l'Antiquité tardive, les labours dominaient dans uneproportion de 10 : 1.

Ces deux exemples ont-ils valeur de vérité pour l'ensemble du monde égéen? Ilest aisé de souligner tout ce qu'ils ont de parcellaire jusque dans l'île d'où ils sont tirés età une époque, le Ive siècle ap. J.c., où rien ne dit que les conditions générales ne seprêtaient pas à un repliement des îles sur elles-mêmes, mais c'est un renseignementprécieux, allant chacun dans le sens d'une céréaliculture omniprésente. Qu'en était-il auxpériodes qui nous intéressent? Nourrir les habitants devait, de toutes les façons, êtrel'objet des soins les plus attentifs de la cité, et, avant de se tourner vers des importations,peut-être par moments indispensables, le réflexe naturel devait être de mettre en culturetout ce qui pouvait l'être.

Cela revient aussi, d'une certaine manière, à poser le problème d'une concurrenceentre les céréales, production vivrière type, et des cultures plus spéculatives qui ont variéavec le temps. Selon F. Braudel, et pour le XVIe siècle, l'hypothèse la plus probable estque la vigne, plus rentable, a peu à peu chassé le blé, qui était importé63• A dire vrai, cen'est pas le fait que Braudel parlait du XVIo siècle qui gêne le plus pour calquer cette idéesur l'Egée antique, mais la vision globalisante de l'historien, qui réfléchit à l'échelle de laMéditerranée: nous retombons là dans une sorte de "cycle impérial", et le parallèle avec

60. J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 45-54.61./G XII 3, 343-349. F. Hiller von Gaertringen, Thera l, p. 183; RE Va 2, col. 2281. A. Déléage, Lacapitation du Bas-Empire, p. 173-176.62./G XII 2, 76-80, avec les calculs de W. Paton, p. 37.63. F. Braudel, La Méditerranée à l'époque de Philippe Il, l, p. 520.

Page 82: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 79

l'Empire romain semble s'imposer. Il est plus délicat de raisonner ainsi à l'échellepresque microscopique des cités de l'Egée. Sans doute pourra-t-on répondre un peumieux à la question quand nous aurons examiné le cas des autres richesses attestées dansle monde insulaire et, plutôt que d'opposition, peut-être trouverons-nous l'idée decomplémentarité.

La vigne

Comme partout dans le monde grec, les îles de l'Egée possédaient des vignobleset les rares terres qui en portent encore témoignent de la tradition viticole. Les milieuxclimatiques égéens sont propices à cette culture mais on n'en dira pas toujours autant dessols. Cette dernière idée néglige cependant la dimension cultuelle et culturelle de la vignequi, elle seule, peut expliquer sa présence en des lieux qu'un spécialiste actuel formé à lapédologie trouverait bien ingrats64.

Somme toute, et pour ce que nous pouvons en savoir par les cadastres de Thèra etde Mytilène, la place du cep reste modeste à l'échelle d'une île. Mais tant à Rhénée qu'àDélos, où l'on est plutôt bien renseigné, la vigne est une activité très en vue puisqu'en250 il Yavait au minimum 14710 pieds de vigne dans la première nommée, soit, si l'onsuit les calculs de J.H. Kent fondés sur les vignobles modernes de Myconos à raison de10 mètres carrés par cep, une superficie d'environ quinze hectares occupée par lesvignobles. A Délos, dix exploitations sur quinze en portaient à la fin du IVo siècle et lasituation paraît ne pas se modifier beaucoup au 111° et au début du n° siècles65.

S'il est difficile par conséquent d'avoir quelque idée des surfaces consacrées à lavigne, elles ne devaient toutefois pas être ridicules, car son travail, plus encore que pourles céréales, nous est bien connu. Et, ce qui est important, c'est que le "vin insulaire",sans doute faut-il entendre sous cette expression les vins des Cyclades, formant unecatégorie à part des vignobles des grandes îles, était réputé d'excellente qualité, à peineinférieur aux plus grands crus des îles majeures de la Grèce66 . On ne s'attardera pas icisur les plus fameux vignobles du monde grec, ceux des grandes îles de Chios67 ,

Lesbos68 , et Thasos69 .

64. D. Stanislawski, Ceographical Review, 65, 1975-4, p. 427-444.65.IC XI 2, 287. Les inventaires de quatre domaines n'ont pas survécu: Akra Délos, Lykoneion,Phytalia, Sosimacheia. Calculs de J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948, p. 291-292 ; Ph. Bruneau ­Ph. Fraisse, BCH 105, 1981, p. 141-145. Par contre, la situation tend à se modifier après 166 : nousavons certes moins d'informations mais, pour les auteurs, cette lacune est peut-être liée à une forme denégligence ou plutôt, aux progrès de l'urbanisation. Cf. SEC XXXI, 720.66. Athénée, 1, 32 e : 6 oÈ Vl1<JUOtl1Ç (oivoç) EÏç tE tOÙç 7tOtOUç È<JttV dl 7tEq>UKWÇ Kat 7tpoç t~VKa811j..tEP1VT1V XPll<J1V OÙK avolKElOÇ ; cf. p. 11.67. Le vin de Chios est considéré comme le plus grand cru de la Grèce: "II reste du vin de Chios ettoutes les autres bonnes choses" (Aristophane, Assemblée, 1139-1140). La variété Ariousa est le meilleurdes vins grecs pour Strabon, XIV, 1,35 (cf. XIV, 1, 15), pour Athénée, 1, 29 e, 32 f, IV, 167 e. Uneamphore coûte jusqu'à 100 drachmes (Plutarque, Tranq. 10, 470 f), mais c'est exceptionnel et le prixnormal a dû varier au VO siècle entre 7 et 14 drachmes: L. Talcott, Hesperia, 4, 1935, p. 495-496.Beaucoup de références (avec le vin de Thasos) dans F. Salviat, BCH Suppl. XIII, p. 156-173 ; 189-191.68. Le vin de Lesbos est offert à Alcibiade par les Lesbiens: Plutarque, Alcibiade, 12, 1 ; Athénée, XII.534 d (et toutes les choses nécessaires à la vie quotidienne), par César à ses troupes après son expédition

Page 83: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

80 PATRICE BRUN

L'importance de la viticulture insulaire peut être montrée de différentes manières,mais l'approche numismatique en soulignera le caractère général. Les symboles liés à lavigne sont en effet aussi fréquents que variés : amphores, cratères, canthares ouoinochoès, grappe de raisin (PI. IV, 2), Dionysos en personne ou quelques-uns de sesattributs comme le thyrse. La panthère, l'un de ses animaux préférés, est représentée àAndros ou Syros. En fait, il serait plus commode de signaler les cités qui n'évoquent pasdans leur monnayage la culture de la vigne que l'inverse. Sur la trentaine d'unitésinsulaires qui ont frappé monnaie à un moment ou un autre de leur histoire, seul le tiersn'utilise pas de motifs liés à la culture de la vigne. Cela ne signifie certes pas qu'elle enétait absente70 mais qu'elle devait, par rapport à d'autres éléments de richesse, jouer unrôle plus mineur.

C'est à Naxos que l'on trouve les références les plus denses et l'attestation la plusclaire de l'ampleur de la culture de la vigne. Selon la légende, le dieu était né à Naxos etl'île pouvait à bon droit être désignée sous le nom d'île de Dionysos7!. Son épouse Nysay avait aussi sa place et on trouvait dans l'île un sanctuaire où une source prenait, l'hiverdurant, le goût du vin72 . Assez logiquement, et en se gardant de citations tropnombreuses, on peut noter, dispersés dans la littérature, des témoignages sur le vin deNaxos, depuis Archiloque, pour qui il était un nectar, jusqu'à Clément d'Alexandrie73 .

Le monnayage de Naxos a, dès ses débuts, intégré la fertilité de la vigne etl'ensemble des mythes dionysiaques qui la symbolisaient. Les monnaies archaïques del'île ont à l'avers le canthare pour motif principal, la couronne de lierre ou la grappe pour

en Espagne: Pline, HN XIY, 97. Les qualités du vin de Lesbos sont reconnues: Athénée, l, 28 d - 29 d ;31 a ; 32 f; 33 c ; 45 e ; II, 129 d ; 137 b ; XIII, 598 c ; Ephippus, F. 28-29 Edmonds (= Athénée, 1,28f). La vigne pousse en échalas: Sappho, F. 183 Reinach. Il semble connaître un grand essor à partir duIye s. (F. Salviat, BCH Suppl. XIII, p. 192-193) et il est exporté en Egypte (PSI 535, 1,29,43).69. On trouvera toutes les références concernant le vin de Thasos dans F. Salviat, BCH Suppl. XIII,p. 145-196. Ce vin était exporté un peu partout, notamment en Egypte : PCZen. 59012, 19, 24, 84 ;59013, 5 ; 59014 a, 2... Parmi les importations relevées dans PCZen. 59012 sont mentionnées desamphores de Thasos, estimées 20 drachmes l'unité, prix rendu à Péluse.70. Des anses amphoriques timbrées de Paros ont été découvertes un peu partout, en Egée bien sûr, maisjusqu'en Sicile, en mer Noire et en Egypte : cf. J.Y. Empereur - M. Picon, BCH 110, 1986, n. 2 p. 495.Des ateliers amphoriques du Iye s. ont été mis au jour sur divers secteurs de l'île (J.Y. Empereur ­M. Picon, ib. p. 503 sqq.). Il faudrait cependant être certain que les amphores en question contenaientbien du vin et non de l'huile par exemple. Des amphores de vin de Paros sont exportées en Egypte au IIPs. : PCZen. 59741, 28. A Thèra, lG XII 3, 343-349 (pour le Bas-Empire), 463 (= LSCG 134).71. L'île en revendiquait en tout cas la naissance: Diodore, III, 66, 3 ; Y, 52, 3. Elle était appelée "île deDionysos, en raison de la fertilité de ses vignes (a vinearum fertilitate)" : Pline, HN IY, 67. "C'est làqu'est ma demeure" dit Liber - Dionysos dans Ovide, Métamorphoses, III, 636 sqq. (cf. aussi Hygin,Astronomiques, II, 17,2) ; "Naxos aux cimes retentissantes du cri des Bacchantes" : Yirgile, Enéide, III,125. Il existait un xoanon de Dionysos Baccheios sculpté dans du bois de vigne: Athénée, III, 78 c.72. Un lieu-dit Nysa existait en effet à Naxos (Etienne Byz. s. v.) et un mont Nysion (Hésychius, s. v.).Properce, III, 17, 28 ; Suidas, s. v. Naçia. Andros avait, si l'on en croit Pausanias, YI, 26, 2 et Pline,HN II, 231 ; XXXI, 16, une source bénéficiant des mêmes propriétés.73. Archiloque, F. 300 ( =Athénée, l, 30 f) ; Clément Alex. Pédag. II, 30.

Page 84: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 8 1

motif annexe74• Dionysos apparaît au IVo siècle à l'avers des monnaies naxiennes et, aurevers, alternent selon les coins le canthare, le cratère, les feuilles de lierre, la grappe, lethyrse, tous motifs dionysiaques75 : on voit qu'il s'agit là d'une véritable omniprésencedu thème viticole. Conclusion analogue, et l'on n'en sera pas guère surpris, avec lessceaux découverts à Délos. Ceux de Naxos "ont un cratère orné d'une bandelette etsurmonté d'une grappe de raisin; il est encadré de part et d'autre par un thyrse dresséverticalement dans le champ"76. Le sceau public reprend le type monétaire.

Naxos représente en quelque sorte l'archétype de l'île viticole, et ce, dès l'époquearchaïque, mais il serait fallacieux ou tendancieux de croire en une sorte de monoculturecar divers arbres fruitiers sont attestés dans les sources (amandiers, figuiers, oliviers),ainsi que chèvres et moutons, Le fait que nous n'entendions pas parler de cultures decéréales n'autorise pas bien sûr à postuler qu'elles étaient rares et que l'île avait accomplile pas qui permet, par l'exportation de produits de haute valeur et de l'importation desdenrées de base, de s'affranchir des contingences du sol. Que la vigne ait été la ressourceagricole la plus marquante de Naxos, qu'elle ait fait l'objet d'exportation assidue, je n'endisconviens pas, même si l'on n'a pas retrouvé d'anse amphorique susceptible d'êtreidentifiée comme naxienne des Cyclades77 : l'existence d'un navire de commercesurnommé Naxiourgès montre assez que les Naxiens commerçaient avec le reste dumonde grec78 . Mais que ces derniers se soient tournés, d'un pas décidé, vers une formeou une autre de monoculture de type spéculatif, est à mon sens hors de propos. J'aiégalement un peu plus haut réfuté la thèse faisant d'Icaria, célèbre aussi pour ses vins,une île dont l'économie reposait, dès l'époque classique, sur ses seuls vignobles et rien,que ce soit pour une île ou pour une autre, ne vient à aucun moment conforter cette visionmonoculturale des activités agricoles insulaires.

On doit se demander, au terme de cette rapide enquête sur la viticulture insulaire,ce qui faisait ses particularités. J'en retiendrai au moins une, dont dépendent toutes lesautres, sa qualité. Sous l'appellation générique de "vin insulaire", les Anciens, n'endoutons pas, savaient distinguer un certain nombre de crus qui, à quelques exceptionsprès, avaient deux points communs, l'ancienneté de leur tradition et la qualité du produit.Le témoignage d'Athénée est à cet égard sans équivoque. Or, la science qu'en avait cetauteur, puisée aux bonnes sources classiques et hellénistiques, montre que le vin des îlescirculait, ce qui peut sembler une évidence, et donc qu'il était exporté: c'est vrai qu'il nedevait pas atteindre les prix élevés des "grands crus classés" de Chios, mais ils devaient

74, Pour R. Ross Holloway, ANSMusN 10, 1963, p. 1-8, la couronne est l'illustration numismatiquedu succès naxien sur les Perses en 500 (Hérodote, V, 34 ; Plutarque, de malign. Herod. 869 b), hypothèsemise à mal par la découverte d'un trésor datant des dernières années du VIC siècle et dans lequel unemonnaie naxienne porte une couronne: J.H. Kagan, NC 1994, p. 22-23.75, BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXV, 7-16 ; Pozzi, 4564-4571. Monnaies "cratérophores" deNaxos dans les inventaires déliens : L. Robert, Etudes de numismatique grecque, p. 160-161.76, M.F. Boussac, RA 1988, p. 314-316.77, Des ateliers amphoriques du IVc siècle ont certes été retrouvés à Naxos (J.Y. Empereur - M. Picon,BCH 110, 1986, p. 509), mais les timbres naxiens découverts en Occident (IG XIV, 304-305 ; SEGXXXIV, 956 ; XXXVII, 764) ont toutes chances de provenir de la Naxos sicilienne.78, Voir infra, note 96 p. 137.

Page 85: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

82 PATRICE BRUN

être demandés. Voilà à coup sûr un poste excédentaire pouvant compenser des déficitssporadiques pour les céréales.

Les vergers

Nous devons notre connaissance des vergers insulaires en premier lieu aux bauxdéliens et la description réalisée par l'un d'entre eux notamment est très explicite. Ledomaine de Thaleion à Myconos est composé de 143 figuiers, 147 oliviers cultivés, 87oliviers greffés, 200 non cultivés, 101 pommiers. Un autre domaine d'Apollon possèdede son côté 47 figuiers et au moins 25 oliviers sauvages, 2 myrtes, un palmier79 • Est-ilalors raisonnable dans ces conditions de parler, sans grave risque de se méprendre, d'îlessans arbres de rapport ?

On sait le rôle de l'olivier et, à un degré moindre, du figuier, dans l'agricultureantique. L'olivier surtout, l'arbre sacré, capable de fournir à l'alimentation humaine leslipides que les graisses animales ne pouvaient donner seules. On imagine aussi souventque les îles de l'Egée passaient pour être largement dépourvues des bienfaits de l'arbred'Athèna. Et c'est vrai que divers facteurs sont défavorables à la culture de l'olivier:espèce de type xérophile, cet arbre, avec moins de 400 mm. de précipitations, ce qui estle cas partout dans le sud de l'Egée, parvient ici aux limites extrêmes de son aired'extension. Mais c'est surtout le vent du nord et les embruns qu'il apporte qui s'avèrentnéfastes80 - à l'olivier et aux autres arbres - avec cependant des "fronts pionniers" surquelques versants septentrionaux. Par voie de conséquence, et alors que les céréales oula vigne forment des symboles monétaires fréquents dans la numismatique égéenne,l'olive ou l'olivier en sont absents.

Faut-il néanmoins, à partir de ces réflexions, systématiser l'absence de l'olivierdans les îles de l'Egée ? Cette attitude ne laisse pas d'être gênante car Myconos, dont laconfiguration géographique ne diffère guère de Délos (il s'agit de deux îles plates),possède des oliviers en nombre, on l'a vu, assez élevé. Gary Reger a émis unehypothèse intéressante et plausible pour expliquer l'absence d'oliviers dans les comptesde Délos. Selon lui, le laps de temps fort long au terme duquel l'olivier fructifie demanière exploitable (une vingtaine d'années) permet de comprendre cette absence car leshiéropes ne se sont pas distingués, sur un siècle et demi d'indépendance délienne, parune frénésie d'investissements de quelque nature que ce soit. Ce ne serait donc pas lagéographie la première responsable de la rareté de l'arbre mais l'administration frileusede magistrats annuels soucieux avant toute chose de justifier leur gestion, qu'ils voulaientsans risque, des fonds sacrés. A l'appui de cette thèse, il souligne que les oliviers deMyconos n'ont pas été plantés par les hiéropes mais qu'ils s'y trouvaient lorsque ledomaine de Thaleion tomba dans l'escarcelle d'Apollon8!. Et l'on sait encore que le

79. ID 366 BI. 8-13. ID 440 BI. 22-27; 4521. 26-29; 461 Bb l. 55-57.80. E. Kolodny, "L'olivier dans la vie rurale", p. 159; La population des îles de la Grèce, 1, p. 71-72 ;M.CI. Amouretti, "Oléiculture et viticulture", p. 78 ; M. Brunet, BeH 114, 1990, p. 658.81. G. Reger, Independant Delos, p. 167; J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948,p. 286-289.

Page 86: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 83

sanctuaire pouvait, à l'occasion, commercialiser du bois issu de la coupe d'un olivier quivenait d'être réalisée dans l'île-mère82,

En effet, il ne faut pas négliger d'autres éléments qui vont dans un sens divergentde l'hypothèse traditionnelle car l'olivier réclame un sol peu acide83 , bien drainé, et lesversants, s'ils se trouvent assez abrités du vent du nord, lui offrent un séjour plutôtaccueillant. Tout autant, l'interprétation de certaines sources peut prêter à confusion :ainsi, rappeler que la location d'un domaine sacré à Amorgos mentionne des vignes etdes figuiers, mais pas d'oliviers, ne doit pour autant pas amener à en tirer la conclusionde l'absence de l'arbre dans l'île, On sait au contraire par un passage d'HéraclidePontique qu'elle passait pour être bonne productrice d'huile84 , Refuser l'idée d'oliviersdans les îles en raison du meltem, c'est ensuite oublier qu'un versant exposé au vent ensuppose un autre, protégé, celui-là. Alors, sans vouloir sombrer dans la théorie d'unvolontarisme forcené, justement dénoncée quand elle veut nier toute résistance d'unmilieu naturel hostile à la présence de l'homme, on est bien obligé de constater quejusqu'à une certaine limite, le travail de l'homme parvient à sublimer les difficultés, C'estpourquoi je vais à présent m'efforcer de montrer que le biotope des îles de l'Egéen'outrepassait pas cette limite85 ,

Partons de la situation actuelle, de la vision du paysage et des statistiques, Sur unplan général, celles-ci montrent que les Cyclades sont très défavorisées par rapport aureste de la mer Egée86, Néanmoins, à Chora d'Amorgos, dont le finage occupe le centrede l'île, le nombre d'oliviers se monte à 6300 ; à Mélos, les chiffres de 1971 donnaient19910 pieds, ce qui faisait de l'olivier le premier arbre de l'île et la petite Astypalaia, à lamême époque, était capable d'exporter des surplus d'huile d'olive87 , On estime àSiphnos le nombre d'oliviers à 60 000 et on en trouve partout, surtout de part et d'autrede la route qui coupe l'île en un sens ouest-est et qui relie la marine actuelle de Kamares àCastro, l'ancienne ville de l'île (PI. VII, 2) ou dans la baie méridionale de Platy Gialos.Parfois, c'est le cas à Skiathos, on doit véritablement parler d'une monoculture del'olivier puisque 80 % du terroir y était consacré au début des années 1970 et que l'ondonne le chiffre extraordinaire de 600 000 pieds. A cela, une explication: Skiathos estaujourd'hui une "île de marins" et l'oléiculture y est une activité d'appoint88, A Kéos, en

82, IG XI 2, 287 A l. 22 : 'tIDV ÇUÀülV 'tIDV à1tà 'tOll Ko'tivo\). Je remercie Claude Vial pour sesremarques concernant l'interprétation de cet extrait.83, Les terres rocheuses et surtout calcaires sont bonnes pour l'olivier: Théophraste, C. Pl. II, 4, 4.84,IG XII 7,62; Héraclide Pont. FHG Müller, II p. 219 frag. XIX.85, G. Reger, Independant Delos, p. 165 : "Variation in topography provides niches today for oliveculture on most islands, even the smallest and olives and oil certainly were produced in Antiquity asweil". Méfiance devant la thèse du volontarisme: M. Brunet, Topai, 2, 1992, p. 37.86, Selon E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 80, la part du terroir consacrée à l'olivierest de 8,9 % contre 31,3 % pour l'ensemble des îles de l'Egée. Mytilène est le type même de l'îleaujourd'hui consacrée à la monoculture de l'olivier: G. Burgel, "Mytilène, exemple grec d'inégalitésfoncières", p. 163-165.87, Amorgos : E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 134-135: ce chiffre est celui de 1985 (7000 en 1965).Mélos: M. Wagstaff - S. Augustson, "Traditional Land-Use", Melos, p. 106-132. La production en 1973s'élevait à quarante tonnes environ, ce qui était insuffisant pour une population de 4500 habitants(ib. p. 132). Astypalaia : R. Hope Simpson - J.F. Lazenby, ABSA 68, 1973, p. 159.88, E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 381-382.

Page 87: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

84 PATRICE BRUN

contrebas de la route qui relie Corèsia à lulis, on peut admirer de splendides spécimensd'oliviers dont le diamètre laisse deviner un âge multi-séculaire et, au hasard de la chôra,plusieurs oliveraies. Mais à côté de cela, une île aussi proche de Kéos que Kythnos nedoit posséder que quelques centaines d'oliviers. De telles distorsions entre Mélos etKythnos ne peuvent s'expliquer que par la volonté de l'homme car il est tout à faitévident que l'agriculture actuelle, portée avant tout sur le rendement et la productivité,choisit des régions mieux dotées que les petites îles pour planter ses oliveraies. C'estainsi que l'on doit, au moins en partie, expliquer le succès oléicole de Lesbos, succèscontemporain que le cadastre du Bas-Empire ne laissait pas prévoir: accident historiqueen quelque sorte. La place, modeste à l'heure actuelle, de l'olivier dans les îles de l'Egée,dépend donc de conditions économiques et historiques générales - la place des activitésmaritimes à Skiathos, la volonté des Génois à Lesbos - qui ne sauraient être réduites àl'axiome du meltem.

Si l'on veut remonter à présent dans la littérature de voyage, on est surpris deconstater que, dans presque toutes les îles, des oliviers sont mentionnés, et destémoignages choisis parmi les îles les plus modestes n'en seront que plus révélateurs. APholégandros, A...Philippson rapporte que "am Südhang, der aus dem unteren Marmorbesteht, stehen ülbliume, die kleine aber sehr olreiche Früchte geben"89. C'est laconfirmation de mes propos introductifs: protégés des vents du nord, les olivierstrouvent dans les Cyclades un environnement favorable. Des olivettes subsistent toujoursà Pholégandros en assez grand nombre pour avoir justifié, jusqu'à une date récente, lefonctionnement d'un moulin à huile collectif dans la commune d'Ano Meria. A los,Ross, partant du castro en direction de la pointe septentrionale de l'île longe les versantsdes montagnes recouverts d'oliviers, versants qui regardent vers le sud-ouest et sontabrités des vents dominants9o. De son côté, et bien qu'elle ne soit pas une îlemontagneuse, Kimolos possédait des oliviers qui furent coupés en 1638 durant la guerreentre les Vénitiens et les Turcs91 . A l'époque byzantine, Léros, île qui ne passe pas pourun modèle de richesse mais qui était bien mise en valeur par les moines de lacommunauté de Patmos propriétaire des terres, les archives confirment la présence, nonpas dans l'ensemble de l'île, mais dans deux domaines seulement, de 306 oliviers, sanspréjudice d'autres arbres de rapport92 . Et, en parvenant aux sources antiques, on estfrappé par leur relative abondance sur le sujet: il s'agit souvent d'une simple allusion,mais qui peut être très significative.

Il n'y a que peu de références littéraires à l'oléiculture insulaire. De touteévidence, l'huile n'était pas dans notre espace géographique un produit dont on pouvaitvanter les qualités ou les quantités exportées et il n'est que de comparer avec Samos,

89. Die griechischen Landshaften, IV, p. 138.90. L. Ross, Reisen, 1, p. 163.91. BJ. Slot, Arcipelagus turbatus, p. 167-170. J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, 1, p. 171.Toutefois, un siècle et demi plus tard, l'île est (re)devenue auto-suffisante en huile (L. Ross, Reisen, III,p. 23) et Miliarakis signalait au tournant de ce siècle les efforts des agriculteurs locaux pour enpromouvoir la culture: KîJ1wÀ,oç, p. 44.92. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 387-399.

Page 88: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 8S

pour laquelle les commentaires sont dithyrambiques93 . Néanmoins, Amorgos étaitconnue pour porter des oliviers, Mélos passait pour avoir un terroir qui leur était propiceet pour Ovide, "Péparéthos produit en abondance la luisante olive", Skyros, l'îled'Achille pourtant "battue par les vents", pour reprendre l'expression de Sophocle quenous avons en son temps citée, possédait aussi des oliviers94 . L'épigraphie suppléeefficacement cette relative carence: les baux d'Apollon de Myconos établissent, nousl'avons vu, qu'il y avait des oliviers en assez grand nombre et on a vu que le cadastrethéréen du Bas-Empire indiquait leur culture95• Mais l'olivier se décèle encore à Naxos età Ténos au travers du toponyme antique Elaious auquel, d'une certaine manière, répondle lieu-dit moderne Eleotribi "le pressoir à olives" que l'on trouve au centre de l'île deKythnos96. A Kéos, l'interdiction faite de couper des "arbres de rapport" doit intégrer àcoup sûr les oliviers97 . L'archéologie permet quant à elle de se rendre compte que,parfois dès l'époque mycénienne et avant, l'huile était somme toute fréquente98• Ainsi, àNaxos, une tombe pré-mycénienne de l'île a livré un vase où l'on a pu reconnaître destraces d'huile d'olive. A Thérasia, ont été découverts des restes de pressoirs à olivesdatant de l'Helladique tardif et du bois d'olivier sauvage y a servi de matériau deconstruction. Pour l'Antiquité classique, les repérages archéologiques de J.H. Young ontmis au jour des pressoirs à olives antiques près des tours à Siphnos, Calymna, Amorgoset Paros. A Kéos a été trouvée, près d'une tour au nord-ouest de l'île, une aire dedécantation d'huile. A Andros enfin, sur un site au nord-ouest de l'île révélant uneexploitation agricole, on a mis au jour un contrepoids en marbre d'une presse à olives.

93. L'huile est en effet un produit majeur de l'île, loué par Eschyle, Perses, 882 : ÈÀ.at6<pu't6ç 'teI:6.Jloç.Antiphanès, F. 331 Edmonds ( = Athénée, 1, 66 t) : "Tu as ici la plus blanche de toutes les huiles, cellede Samos". C'est enfin une exportation essentielle vers l'Egypte au Ina siècle: PCZen. 56015,20,30.94. Héraclide Pont. FHG Müller, II, p. 219 frag. XIX: 'AJlopyè>ç oivov <pépel 1toÀ.ùv Kat ËÀ.alOv Kato1tf.opaç. Voir aussi Eustathe, Com. Denys Pér. 525, GGM II, p. 318. Mélos: Théophraste, C. Pl. VIII,11,18. Péparéthos : Ovide, Métamorphoses, VII, 470 (Héraclide Pontique définit Péparéthos comme uneîle aux beaux arbres, eüoevopoç : FHG II frag. XIII). Skyros : Philostrate le Jeune, Images, 1, 4 392 K.95. M.T. Couilloud-Le Dinahet, Mélanges Lévêque, 4, p. 128. J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948, p. 287­289, rappelle que ce sont les seuls oliviers mentionnés dans les baux de Délos. Et pourtant, ID 1416 BI1. 42-45, de Délos, indique, par les interdictions qui sont proférées, qu'il y a des oliviers dans l'île (notépar Cl. Vial, Délos indépendante, p. 318-319 et Ph. Bruneau - Ph. Fraisse, BCH 105, 1981, p. 141-145qui signalent qu'ils ont sans doute disparu peu après 157/6 devant la poussée urbaine) et plusgénéralement des vergers. Un lieu-dit est appelé Phytalia, "le verger" : J.H. Kent, n. 25 p. 254 et 258 ;IG XI 2, 287 A 1. 130). Thèra : IG XII 3, 343-349.96. Naxos: IG XII Suppl. 194 1. 14-15. Ténos : XII 5, 872 1. 18,42, 61 ; 877 1. 6. Kythnos :A. Vallindas, KV(JVlal((X, p. 22.97.IG XII 5, 568, 1. 13-14 (Poiessa) : oévopa ËJlepa Jll] K61t'tev. On rapprochera cette interdictiond'une phrase d'Elien, sur laquelle nous reviendrons, indiquant que les habitants de Kéos ramassent lesfeuilles d'olivier tombées pour en faire du fourrage: Anim. XVI, 32.98. Naxos: Praktika, 1906, p. 88 ; Les Cyclades, 1983, p. 75-80. Thérasia : RJ. Forbes, Studies inAncient Technology, Leyde, 1965, III p. 133 ; 1. Cerceau, "L'utilisation des ressources végétales dans lesCyclades aux périodes protohistoriques", Les Cyclades, p. 76. J.H. Young, "Studies in South Attica",Hesperia, 25, 1956, p. 140. Kéos : Northern Keos, fig. 13.8 p. 296. Andros : A. Koutsoulou ­Chr. Kanellopoulos, ABSA 85, 1990, p. 161. Ce n'est pas un hasard si les voyageurs signalent denombreux oliviers à Andros, comme par exemple J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, II, p. 35.

Page 89: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

86 PATRICE BRUN

Mais on peut encore considérer comme un témoignage archéologique le tronc d'un trèsvieil olivier, tel qu'il en existe (PI. VII, 1) ou en subsistait il y a peu à Kythnos ou àAndros99.

On pourrait sans difficulté allonger cette liste mais cela ne servirait pas à grand­chose. De toutes les façons, cette énumération ne vise qu'à démontrer une réalité:l'olivier, pour ne pas jouir dans les îles mineures de l'Egée, principalement celles du sud,d'un environnement très favorable à son développement, pouvait sans aucun problèmeêtre acclimaté. L'exemple de la minuscule Donoussa, à l'est de Naxos, est tout à faitédifiant du volontarisme humain: laissée durant de nombreux siècles à l'état de terre depâture, elle est colonisée depuis Amorgos vers 1830 en un temps, nous sommes peuaprès l'Indépendance, où la population s'accroît et où le besoin de terres se fait sentir. Lekambos, ou terre cultivée, est minuscule (76 hectares) et les deux tiers sont emblavés.Après la seconde guerre mondiale, on plante enfin des oliviers et en 1971, il Yen avait580100. Pour l'olivier en Egée, il n'y a donc pas de difficulté de nature géographique quise pose, mais des problèmes de nature historique et humaine. Et puisque le biotope n'estpas le meilleur que l'on puisse imaginer, qu'il est en tout cas fragile, tout accident,incendie, coupe avec volonté délibérée de nuire, risquait de compromettre l'espèce sinonà jamais du moins pour un long temps. Si l'on reprend l'histoire de Kimolos, dont lesoliviers furent, aux dires de Pitton de Tournefort, détruits au XVIIe siècle lors de laguerre turco-vénitienne, on s'aperçoit que le premier voyageur à parler à nouveaud'oliviers dans l'île est Ludwig Ross, au milieu du XIXe siècle: il aura fallu un siècle etdemi pour reconstituer une petite oliveraie. Mais la concurrence d'îles vouées à lamonoculture de l'olivier à partir du XVIIe siècle par la volonté des Italiens explique sansdoute que celui-ci ait été chassé des régions où sa productivité était moindre.

L'autre arbre typique de l'agriculture méditerranéenne est le figuier: au contrairede l'olivier dont la relative fragilité dans le domaine égéen vient d'être rappelée, cet arbrerobuste paraît se jouer de conditions extrêmes en regard du climat - vent, sécheresse,coups de gel - et du terrain sur lequel il pousse. S'il peut croître entre deux pierres, il estl'arbre que l'on retrouve le plus souvent autour des sources ou d'une nappe phréatiquepeu profonde. Plus encore que l'olivier, il ne craint guère que la main de l'homme. Sonintérêt vient aussi de la grande valeur calorique du fruit, plus encore quand il estconsommé sec. On ne s'étonnera pas donc de voir le grand nombre de références quiprouvent son existence dans l'Antiquité lol . Une fois de plus, les grandes îlesapparaissent plus favorisées, mais c'est peut-être une déformation de nos sources lO2 • Les

99. Kythnos : A. Vallindas, Kv(}vu;t/((X, p. 22. Andros : H. Hauttecoeur, "L'île d'Andros", p. 443.100. E. Kolodny, Méditerranée, 1973-2, p. 19-22.101. Voir le long développement consacré par Athénée au figuier et à son fruit et les multiplesréférences littéraires qui l'accompagnent: III, 74 c-80 e. Un certain Hérodote de Lycie avait rédigé un traitésur les figues: III, 75 e ; 78 d.102. La qualité des figues de Chios est soulignée par Athénée, III, 80 c, mais, plus intéressant, c'estl'arbre lui-même qui semble avoir été le plus demandé. L'Egypte importe des figuiers de Chios, PCZen.59033, 12 et ils ont été transplantés en Italie: Varron, Ec. rur. 1, 46, 1. De son côté, Rhodes envoie àAthènes au va s. raisins et figues sèches: Hermippos, F. 63 Edmonds ( == Athénée, 1, 27 f). Plus tardaussi: "Les figues qui viennent à Rhodes sont mentionnées par Lynkeus [de Samos] dans ses Lettres,

Page 90: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 87

îles du nord de l'Egée sont mentionnées 103, mais, on devait s'y attendre compte tenu dela rusticité de l'espèce, ce sont les îles du sud de l'Egée, et avant tout les Cyclades, quifont l'objet des citations les plus nombreuses. Kéos abritait une espèce de figuier portant,disait-on, deux récoltes, Paros fournissait des fruits d'une remarquable qualité. Les bauxd'Apollon montrent les figuiers dans les îles de Délos, Rhénée et Myconos et, à Arkésinèd'Amorgos, le preneur du bail du domaine de Zeus Temenitès s'engage à planter dixfiguiers par an. Un peu partout dans l'Egée, la culture du figuier est liée aux mythes deDionysos et le culte de Zeus Meilichios est attesté à Andros, Arkésinè d'Amorgos,Nisyros, Thèra. De son côté, Athénée indique que "les Naxiens, selon Andriskos etAglaosthénès, rappellent que Dionysos est appelé Meilichios parce qu'il donne le fruit dufiguier. Pour cette raison aussi, chez les Naxiens, la figure du dieu appelé DionysosBaccheios est faite de bois de vigne quand celle de Dionysos Meilichios est de figuier.C'estpour cela, disent-ils, que les figues sont appelées meilichia". Rien d'étonnant dansces conditions, et à l'instar de ce que nous avons vu pour les céréales ou la vigne, que lafeuille de figuier figure sur les monnaies de Mélos ou de Skyros 104•

Les îles de l'Egée portaient encore plusieurs espèces arbustives fruitières : lepoirier, jusque dans une île aussi démunie que Gyaros lO5, le pommierlO6, le prunier107 etla gamme des arbres à fruits secs, noyers, noisetiers et surtout amandiers, aujourd'hui

quand il les compare les meilleurs produits de l'Attique à ceux de Rhodes" (III, 75 e ; cf. III, 80 c ; XIV,652 d). En Egypte, des figues sèches font partie des importations régulières: PCZen. 59110,23, 34 ;59547, 2 ; 59548, 40 ; 59680, 22. A l'époque romaine, Philostrate (Images, II, 24) écrit que "l'île deRhodes a un territoire accidenté, les Lindiens occupant le territoire qui l'est le plus, une terre bonne àproduire des raisins secs et des figues, mais impropre aux labours et impraticable aux véhicules". Figuiersvantés par Columelle (V, 10, 11) et Pline, HN XV, 19.103. Le choeur de la Paix d'Aristophane aime admirer ses figuiers de Lemnos (v. 1162). Une inscriptionrapportant des baux à Thasos indique que le jardin pris à ferme comporte, entre autres arbres, des figuiers:IG XII Suppl. 353 1. 12.104. Kéos : Athénée, III, 77 e ; Pline, HN XVI, 144 ; Elien, Anim. XVI, 32. Cf. infra, un lieu-ditErinos à Carthaia (IG XII 5, 1076 1. 67). Naxos: Athénée, III, 78 c. Paros: Archiloque F. 105(= Athénée, III, 76 b ; sur ce texte d'Archiloque, D. Berranger, Paros archaïque, p. 154-155). Kimolos :Athénée, 1,30 b. Andros: IG XII 5,727. Arkésinè d'Amorgos : IG XII 7, 62 1. 31 ; 89-90. Thèra: IGXII 3, 406; 1316. Nisyros : IG XII 3,95-96. Toutefois, cette épic1èse ne doit pas être systématiquementliée à la culture du figuier car Zeus Meilichios est avant tout un dieu apaisant: R. Garland, The Piraeus,Londres, 1987, p. 135; M. Camps-Gasset, L'année des Grecs, Paris-Besançon, 1994, p. 118-120. Enfin,plusieurs sites de l'âge du Bronze ont livré à Mélos des témoignages de la présence du figuier :J.M. Renfrew, "Early Agriculture in Melos", Melos, p. 159. Mélos: C.M. Kraay, NC 1964, nO 41 ;Pozzi, 4540). Skyros : SNG Copenhague, 732.105. A Kéos, connu par Athénée, XIV, 350 d, par l'intermédiaire d'un agronome d'époque heIlénistique etpar [Aristote], Merveilles, 845 a. Kimolos : Théophraste, Hist. Pl. XI, 2. Gyaros: Etienne Byz. S.v.106. A Myconos : ID 366 B 1. 8-13. La pomme et le coing sont des symboles monétaires à Mélos auIVo siècle: BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXIII-XXIV. P. Chantraine, Dictionnaire étymologiquede la langue grecque, Paris, 1974, III, p. 694, écrit que le nom de l'île de Mélos "peut être apparenté aunom de la pomme". Pommes de Kéos : Antoninus Liber. l, 2.107. A Rhodes, Athénée, II, 49 f.

Page 91: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

88 PATRICE BRUN

encore très nombreux dans les îles en raison du faible entretien qu'ils réclament. On encompte ainsi plus de 40 000 dans l'île de KéoS108•

Que conclure, désormais, sur ce problème des arbres de rapport? Le panoramadétaillé qui vient d'être établi montre, je crois, que tous ces arbres pouvaient êtreintroduits dans n'importe quelle île pourvu que celle-ci ait un minimum de terre fertile etde sources. Or, il est bien évident que ce devait être le cas de toute île habitée. Cetteanalyse prouve que le monde insulaire grec n'a pas connu de modèle monocultural (vigneou olivier) synonyme d'agriculture toute entière dévolue à la spéculation - synonymeaussi, ne l'oublions pas, de grandes distorsions de richesses.

L'ELEVAGE INSULAIRE

Il n'entre pas dans le cadre de cette étude de prendre part au débat desavoir si l'élevage constituait une activité autonome ou s'il était lié aux autres travauxagricoles, quand bien même, avec S. Hodkinson, on est logiquement amené à penserqu'il y avait complémentarité109 : c'est peut-être dans ce sens qu'il faut interpréterl'association, dans les monnaies de Paros et Syros, de la chèvre ou du bouc et del'épi110. Au reste, beaucoup plus que d'opposition entre élevage et cultures, entre bergerset cultivateurs, susceptible de se dresser dans des cas précis (le cas de la petite Heracleianous retiendra quelque temps), nous verrons que les conflits les plus fréquents sont ceuxqui opposent les bergers entre eux, pour la possession ou le contrôle de quelque margefrontalière ou d'une île entière, comme Polyaigos entre les cités de Kimolos et Mélos.Sans doute, par certains aspects, serons-nous amenés à évoquer le problème, mais, àl'image de ce que j'ai fait depuis le début, c'est à une recherche d'une éventuelleoriginalité de l'élevage insulaire que je me livrerai.

Gros et petit bétail

Et d'abord, quel type d'élevage? Les îles se distinguent par l'absence complète deréférences au cheval : les seules que nous possédions sont à chercher dans les grandesîles du nord. A Thasos, des reliefs archaïques avec des scènes de chasse à cheval ont étédécouverts et il y a peut-être tout lieu de considérer que la présence des équidés a unrapport avec la pérée plutôt qu'avec l'île. A Chios, vers 420, les habitants honorèrent

108, Noix de Carystos, Athénée, II, 52 b, de Ténos (II, 52 c) (culture antique renforcée par un toponymemQderne Kapuu, mentionné par R. Etienne, Ténos II, n. 18 p. 15), de Thasos, (XIV, 647 b ; AuluGelle, VI, 16, 5 ; Pline, HN XXXVI, 44). A Kythnos au XIXa siècle, un "démotique" Kapuc.O'tT)ç :A. Vallindas, Kv(JvwK'cX, p. 149. Noisettes à Thasos (lC XII Suppl. 353 1. 12), amandes à Thasos(ibid.) et à Naxos, en honneur "chez les Anciens" (Èv 'toîç 1taÀ.atoîç) pour Eupolis, F. 253 Edmonds etPhrynichos, F. 68 Edmonds ( =Athénée, II, 52 b-c). Si l'on en croit un texte de Cyrène du lIa s. av. J.C,les amandes se vendaient 6 drachmes le médimne pour des fruits secs, 15 drachmes pour des fruits frais(cf. aussi Plutarque, Mor. 233 a) : SEC IX, 41 BI. 17-19; C. Dobias-Lalou, RPh 58, 1989, p. 213-219.Amandiers de Kéos : T.M. Whitelaw, "Recent Rural SeUlement", Northern Keos, p. 446.109, S. Hodkinson, "Animal Husbandry in the Greek Polis", Pastoral Economies. p. 35-74. Voir aussi,C. Chang, "Sheep for the Ancestors", Beyond the site, P.N. Kardulias éd., p. 353-371.110, BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXVI, 3-16 (Paros), XXVII, 17-20 (Syros).

Page 92: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 89

Alcibiade en lui fournissant la nourriture pour ses chevaux, Mais, même à Lesbos, au IVosiècle de notre ère, le cheval est minoritaire face aux bovidés et on n'en rencontre que fortpeu dans le descriptif cadastral du cheptel à Mytilène lil . On aura une démonstrationinverse de cette quasi-absence en reprenant un bref passage de Pindare où, parlant deKéos, il dit : "Je n'ai pas de chevaux et j'ignore les pâturages" 112, S'il y a pu avoir deschevaux, ce ne pouvait être, dans ces conditions, que résiduel à l'extrême. Les quelquestémoignages iconographiques évoquant un cheval (une frise gravée sur un pithosfunéraire archaïque exposé au Musée de Mélos) ne doivent pas nous amener à tout prix àconcevoir un élevage de coursiers dressés pour concourir à Olympie ou à l'Isthme ; ilspeuvent tout autant s'expliquer par la recherche de réminiscences homériques.L'explication géographique de cette absence s'impose puisque pour Strabon, les régionspropices à l'élevage du cheval doivent être vastes et herbeuses et Varron précise qu'onles trouve surtout dans les zones de plaine humides au voisinage de hautes montagnes113,

Rien qui corresponde au schéma insulaire,Pour l'élevage bovin, la réponse doit être plus nuancée tant il est vrai qu'une

analyse sommaire, vue au travers du prisme d'un éleveur contemporain de vachesnormandes, pour qui l'élevage des bovins ne se conçoit guère que dans le cadre d'unclimat océanique, doux et humide, pourrait conclure à sa quasi-absence. Aujourd'huipourtant, les bovins ne sont pas exceptionnels dans les îles moyennes de l'Egée : en1971, on en recensait officiellement une centaine à Mélos et plus de 1300 à Kéos et ilsuffit de se promener maintenant encore dans les campagnes de n'importe quelle île, ycompris les plus petites et dans la frange la plus méridionale et la plus sèche de l'Egée,pour en voir en nombre non négligeable, Ce maintien d'une tradition bovine, aujourd'huiencouragé par les aides de l'Union Européenne à destination des régions difficiles, dansun système économique où la bête a perdu une fonction majeure, le trait, en dit sansdoute long sur le rôle qu'elle devait jouer quand le labourage au joug demeurait uneactivité primordiale114. Et pour peu que l'île atteigne quelque taille et une hygrométriesuffisante grâce à sa géologie propre ou à l'importance des zones d'altitude, les boeufsconstituent une richesse non négligeable: Andros exporta en 1878 1100 boeufs et veauxen direction de Carystos d'Eubéel15,

111, P. Guiraud, La propriété foncière, p. 508, dans sa recension des régions connues pour l'élevage deschevaux ne cite aucune île si l'on excepte l'Eubée. Thasos : L.I. Worley, Hippeis. The cavalry in AncientGreece, Oxford, 1994, fig. 3.3 p. 37. Chios : Plutarque, Alcibiade, 12, I. Lesbos: IG XII 2, 76 e 8.112, Pindare, Péans, IV, 27. On remarquera que ce passage de Pindare est sans doute inspiré d'un versd'Homère, Odyssée, IV, 603 : "Aucune des îles cernées par le flot n'a de prairie pour les chevaux, Ithaqueencore moins que toute autre".lB, Strabon, VIII, 8, 2 ; IX, 2, 27-28 ; Varron, Ec. rur. II, 7, I.114, M. Wagstaff - S. Augutson, "Traditional Land Use", Melos, p. 106-132 : 4535 chèvres, 3916moutons, 155 porcs, 95 bovins, soit un boeuf pour 89 chèvres et moutons. T.M. Whitelaw, "RecentRural Settlement", Northern Keos, p. 390 : 5927 chèvres, 5422 moutons, 1317 boeufs, soit uneproportion de 1 : 8. Une réflexion similaire peut être faite pour l'élevage ovin, lui aussi encouragé par lesautorités européennes: T. Anthopoulos, "Une dynamique récente d'élevage ovin: l'exemple de Lesbos enMer Egée", Rev. Géogr. des Pyrénées et du Sud-Ouest, 63-2, 1992-1993, p. 341-349 (M.CI. Amouretti,Topai, 4, 1994, p. 79).115, A. Miliarakis, ''Av8poç, p. 33.

Page 93: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

90 PATRICE BRUN

Ce fut bien sûr le cas à toutes les périodes où les îles étaient habitées116, mais ce lefut surtout à la fin du XIXo siècle. Les terrasses étaient alors en pleine activité et lesbovidés tractaient l'araire dans des îles peuplées où la céréaliculture dominait les autresactivités agricoles. C'est un peu l'image que nous pouvons avoir du monde rural égéenclassique, d'où l'intérêt à analyser la situation des îles à la fin du XIXo siècle. S'il n'yavait pas de statistiques officielles sur l'état du cheptel, les monographies nous ont laisséquelques données suggestives. C'est ainsi que les chiffres établissent une proportionentre gros et petit bétail de 1135 à Kéos, 1/34 à Icaria, 1118 à Carpathos, 1117 à Lemnos,1110 à Kythnos1J7• Ces proportions évoquent-elles la sous-représentation des bovins oula sur-représentation des ovicaprins ? Le second terme de l'alternative ne doit pas êtrerejeté mais ces chiffres, en particulier ceux de Kythnos, île plate et sèche, ne convenant apriori pas à l'accueil du gros bétail, en disent néanmoins assez sur la possibilitéd'entretenir des bovins dans le monde insulaire.

Cet élevage contemporain des boeufs dans les îles est en rapport avec lacéréaliculture et doit être mise en liaison avec l'utilisation des terrasses à cette fin, commenous l'avons vu plus haut. Car ce n'est certes pas une coïncidence si l'île de notre champd'étude possédant le plus de bovins à la fin du XIXO siècle, Lemnos, est aussi celle quiest capable d'exporter près de 9000 tonnes de céréales bien qu'elle eût à nourrir unepopulation supérieure à 27 000 habitants à ce moment-IàIl8• Pour revenir à l'Antiquité, siles bovins étaient nombreux, ce n'est pas seulement parce que leur emploi dans lacéréaliculture était essentiel, c'est encore parce que la distribution de viande sacrificielleétait un instant important de la vie de la cité. On ne s'étonnera pas que les îles nousfournissent plusieurs attestations épigraphiques de tels actes, à l'instar de cette inscriptiond'Aigialè d'Amorgos qui prévoit un banquet où devra être sacrifié un boeuf d'au moinsdeux ans 119.

Bien sûr, les conditions climatiques en Egée méridionale n'avantagent guère lesbovins et l'Hymne homérique à Apollon oppose "le continent nourricier de génisses" auxîles l2o. Mais, compte tenu de ce que nous venons de voir, on ne s'étonnera guère de la

116. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 391-392, donne des exemples de la présence du grosbétail dans de petites îles.117. Kéos : 3400 moutons, 3850 chèvres, 205 boeufs (H. Hauttecoeur, "L'île de Kéos", p. 204). !caria:12 500 chèvres, 1500 moutons, 400 boeufs (L. Bürchner, Pettermann's Mitteilungen, p. 259).Carpathos: 20 480 chèvres, 10 510 moutons, 1662 boeufs (H. Hauttecoeur, "L'île de Carpathos",p. 257) ; Lemnos : 60000 moutons, 8000 chèvres, 4000 boeufs (H. Hauttecoeur, "L'île de Lemnos",p. 210). Kythnos : 4100 moutons, 2850 chèvres, 700 boeufs (A. Vallindas, Kv(}vlalCcX, p. 25).118. H. Hauttecoeur, "L'île de Lemnos", p. 210.-119.IG XII 7, 515 C= R. Dareste, RPh 32, 1908, p. 149-157 = LSCG Suppl. 61 ; cf. Ph. Gauthier,BCH 104, 1980 p. 210-220). A Corèsia de Kéos, un décret relatif à l'organisation d'une fête (IIIO s.)prévoit le sacrifice d'un boeuf et d'un mouton auquel sont conviés citoyens et résidents libres (lG XII 5,6471. 7-11 =LSCG 98). A Thèra, une fondation mentionne des prémices d'un boeuf(IG XII 3, 436 L 8­9 = LSCG 134). A Andros, au début du IJO siècle, le gymnasiarque honoré a fourni ses propres boeufspour le sacrifice (/G XII Suppl. 250 1. 8). Même chose à Minoa d'Amorgos, où un citoyen honoré aacheté sur ses fonds propres un boeuf pour le sacrifice (/G XII 7, 241 1. 13-15). Enfin, le règlement descultes de Myconos mentionné ci-dessus prévoit le sacrifice d'un boeuf à Apollon.120. v. 19-21 : "En tous lieux, l'usage est établi, Phoibos, de te dédier des chants sur le continentnourricier de génisses Ciî7t€tpoV 7top'tttp6cpov) ou à travers les îles".

Page 94: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 91

présence d'une paire de boeufs, d'une valeur de 150 drachmes, dans un domaine deDélos dont les locataires furent saisis par les hiéropes121 ni de celle à Paros d'une vachedans la légende rapportée par "le monument d'Archiloque"122, ni de troupeaux de bovinsdans le cadastre de Thèra, avec une proportion allant d'un boeuf pour cinq moutons à unboeuf pour dix moutons; c'est un ratio à peu près identique que l'on devine àMyconos l23 , supérieur aux chiffres de la fin du siècle dernier et plus encore, bienentendu, à ceux des dernières années à Mélos. Par comparaison, à Orchomène, citébéotienne reconnue pour l'excellence des pâturages favorisant le gros bétail et en prioritéun troupeau équin de qualité, l'inscription IG VII, 3171, qui accorde l'epinomia à uncréancier de la cité, Euboulos, prévoit un droit de pâture pour 220 boeufs et chevaux et1000 moutons ou chèvres. Que ces chiffres reflètent le cheptel personnel d'Euboulos oules capacités maximales des pâturages sous contrôle de la cité d'Orchomène n'importepas pour notre affairel24. L'essentiel est dans cette proportion d'environ un pour cinq quis'oppose à celle d'un pour dix, schéma valable pour l'élevage insulaire. On peut parconséquent adopter l'idée d'un capital bovin, inférieur sans doute en nombre et enproportion à ce que l'on pouvait rencontrer sur les prairies continentales (en tout cas lesplus riches d'entre elles si l'on prend pour base Orchomène), mais bien réel.

Les comptes d'Apollon nous apprennent aussi que du gros bétail était élevé dansles domaines sacrés de Rhénée l25 . Même si l'on ne s'attarde pas sur la traditionhomérique qui fait de l'île de Syros "un bon pays, riche en boeufs", qui semble être unehyperbole poétique, et si l'on n'accorde pas une trop grande importance au style fleuri deVirgile qui donne à Kéos un troupeau de trois cents taureaux blancs paissant pour Aristéedans les verts buissons de l'îleI26, celle-ci n'est pas toujours dénuée de tout fondement:ainsi, le vers de Callimaque présentant Cos "autant que nulle autre grasse et riche enpâture" est-il confirmé par une inscription faisant allusion à une relative abondance deboeufs dans l'île127. Nous avons en conséquence toutes les raisons de croire que lesbovins occupèrent une place non négligeable dans l'élevage insulaire. Mais là encore, ilconvient d'être prudent et de ne pas oublier que les îles mineures - et surtout celles dusud de l'Egée - n'étaient pas l'Eubée, l'île aux boeufs, ni Chios, ni Lesbos l28, encore

121.IG XI 2, 142 1. 11.122. N.M. Kontoléon, AE 1952 [1954], p. 32-95 ( = SEG XV, 517 A 1. 24).123.IG XII 3, 343 1. 17-20 (Thèra). C'est cette même proportion d'un boeuf pour dix moutons que l'onretrouve à Myconos dans les sacrifices accordés à Apollon: LSCG 961. 30 (= Syll.3 1024).124. P. Roesch, Thespies et la Confédération béotienne, Paris, 1965, p. 212-213.125. J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948, p. 292-293.126. Homère, Odyssée, XV, 402-403. Ce vers a pu être pris au pied de la lettre: c'est le cas d'unvoyageur français du XIXo siècle, L. Lacroix, Les îles de la Grèce, p. 447, qui reprend ces mots d'Homèresur la richesse et la fertilité de Syros. Mais comme la description poétique ne correspond pas à ce qu'ilvoit, sa conclusion est vite faite: "quant à sa stérilité actuelle, c'est un effet de l'incurie des hommes et dutemps ; trop de raisons nous en rendent compte pour qu'on se croit autorisé à taxer Homèred'inexactitude". Kéos : Géorgiques, l, 14-15.127. Callimaque, Délos, 165 ; 1. Cos, 37.128. Syll.3 986 à Chios. A Lesbos, des textes mentionnant des travailleurs de l'industrie du cuirprouveraient à eux seuls l'importance de l'élevage bovin: IG XII 2, 108-109 (R. Hodot, EAC 5, 1976,p. 32-34 =SEG XXVI, 891). En Eubée, entre autres exemples, Elien, Anim. XII, 36.

Page 95: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

92 PATRICE BRUN

moins l'Acarnanie ou l'Epire. Tenter de nuancer des propos misérabilistes ne doit pasamener à trop infléchir la balance dans l'autre sens.

Les porcs étaient élevés partout dans le monde grec - et donc dans les îles - enraison notamment de leur utilisation dans les repas sacrificiels. Pour se limiter à quelquesîles, le porc est distribué lors de fêtes à Thèra ou à Aigialè d'Amorgos et c'est l'animal leplus sacrifié à Délos: il est certain, pour pittoresque qu'ait été pareille opération, que l'onimagine mal des importations massives de porcelets ou de truies pleines venues de fortloin et les prêtres devaient se pourvoir à Délos ou dans les îles très proches129• Dès lespremières relations de voyage, on remarque l'omniprésence des porcs dans les villesinsulaires mais on devine néanmoins, après la guerre d'Indépendance, un très vifaccroissement de leur nombre. A Kythnos, Ross avance une estimation de quelquesmilliers et dans les ruelles du castro de Sériphos, il en trouve en quantité innombrable - etmaîtres des lieux. A Sériphos encore, le révérend Bent rapporte que la rue principale "istenanted by countless pigs"!3o. Les porcs ont toujours existé en Grèce du temps del'occupation ottomane mais l'augmentation du nombre de porcs est sans doute liée, auXIXO siècle, à celle de la population, ainsi qu'à une structure foncière où la propriété dusol est éclatée.

Comme partout néanmoins dans le bassin méditerranéen, et sans doute plusencore, les pesanteurs du climat et du sol, les exigences moindres du petit bétail!3!,expliquent, à l'image de la situation contemporaine, la supériorité numérique des chèvreset des moutons dans l'élevage antique insulaire: nous avons dit qu'il pouvait y avoir unboeuf pour dix moutons dans l'Antiquité. On peut aussi établir une quasi-égalité deschiffres entre moutons et chèvres si l'on s'en tient aux données actuelles. Comments'étonner des multiples références, directes ou indirectes, à ce petit élevage - et surtout àsa qualité?

On vantait ainsi les chevreaux de Mélos, dont le nom même prête à confusionpuisque le mot IlftÀ.ov possède le double sens de pomme, et de petit bétail et plusspécialement de mouton. C'est en jouant sur ce double sens que les Méliens ont pu, touten privilégiant la pomme, frapper des monnaies au type de la tête de bélier132• D'après latradition, Polycrate aurait fait venir à Samos des chèvres de Skyros - renommées dèsl'époque archaïque pour leur lait et assez importantes dans l'économie hellénistique de

129.Thèra : IG XII 3, 450. Aigialè : XII 7, 515 1. 64. Pour Délos, G. Reger, Independant Delos,p. 145-152 ; 176-181.130. Reisen, l, p. 122 ; l, p. 135. The Cyclades, p. 5.131. Le choeur des Chèvres d'Eupolis, F. 14 Edmonds, rappelle la grande diversité de l'alimentation descaprins, depuis les pousses de résineux jusqu'aux cultures fourragères en passant par les buissonsodoriférants de la garrigue. On doutera néanmoins de cette vision omnivore: les chèvres, peu regardantesil est vrai, n'apprécient guère les résineux, ce qui peut être une explication à la prédominance de cesderniers dans le monde méditerranéen actuel: O. Rackham, "Le paysage antique", La Cité grecque, p. 118.132. Athénée, l, 4 c ; Pollux, VI, 63. cf. supra, n. 106 p. 87 ; monnaies au type de la tête de bélier:C.M. Kraay, NC 1964, nO 25-27, 49, 58.

Page 96: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 93

l'île pour figurer sur les rares monnaies de bronze!33 - ainsi que d'autres de Naxos134 et ilexistait dans cette île un toponyme Tragia ("les pays du bouc") avec un sanctuaired'Apollon Tragios!35. Un village, au centre de l'île, porte encore ce nom et si l'onestime, avec quelque vraisemblance, que le toponyme a perduré, on verra dans cette zonecentrale de Naxos une tradition pastorale millénaire. Les moutons y étaient fortnombreux : Pindare surnomme Naxos l'île "aux sacrifices des moutons bien nourris",Elien voit en elle un pays de "belles et grasses brebis", et on a découvert dans l'île uneborne délimitant le sanctuaire de Zeus Melôsios, un Zeus protecteur des troupeaux;Apollon encore y était honoré sous l'épiclèse de Poimnios, "gardien des troupeaux" 136.La chèvre est le symbole monétaire principal de Paros et de Syros et dans l'île de Kéos,on trouvait, non loin de Poiessa, un autre lieu-dit répondant au nom de Tragia. Lesbrebis de Kéos et de Kythnos étaient les plus appréciées, celles en tout cas qui senégociaient le plus cher à l'époque hellénistique!3? On n'est finalement pas surprisd'avoir témoignage de troupeaux dans un grand nombre d'îles de l'Egée l38 à un point telqu'il n'est pas hardi de conclure à leur généralisation.

Il est difficile d'évoquer l'élevage du petit bétail sans rappeler l'importance de laviande, certes, mais en premier lieu du fromage, cet "atroce fromage de chèvre et debrebis" que ne semblait guère apprécier W. Déonna!39. Nous touchons là en effet à unespécialité insulaire, ainsi reconnue par les auteurs anciens. N'en déplaise à Déonna, ilétait très réputé dans l'Antiquité et il assura à lui seul la gloire de Kythnos, et plusaccessoirement, de Kéos!4o. On sait, par les comptes d'Apollon, que les troupeauxsacrés en produisaient à Délos, Rhénée et Myconos!4!. A Thèra, une fondation du n°

133. Alcée, F. 202 CUF ( =110 Bergk ; Athénée, l, 28 a ; XII, 540 d) ; Strabon, IX, 5, 16 ; Elien,Anim. XII, 34 ; Etymologicum Magnum, 137, 15 ; Eustathe, Com. Denys Pér. 521, GGM II, p. 317.Monnayage de Skyros : SNG Copenhague, 732 ; JIAN 13, 1911, Pl. III.134. Athénée, XII, 540 d.135. Etienne Byz. s.v. Tpayia' 1tôÂ.tç Èv Naçcp, Èv ~ Tpayioç 'A1tôÂ.Â.rov'ttl.ûhat.136. Naxos: Pindare, Select Papyri (Loeb éd.), III, p. 381 ; Elien, Anim. XI, 29. IG XII 5, 48 : dtOÇMTjÂ.<.Ôcrtou. Un Zeus Melôsios est également attesté à Corcyre: IG IX 1, 702. L'épiclèse de Melôsiospeut aussi être accolée à Hermès (Anth. Pal. VI, 334). Apollon: Macrobe, Saturnales, l, 45.137. BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXVI (Paros) ; XXVII, 17-21 ; XXVIII, 1-5 (Syros). Kéos ­Kythnos : Strabon, VIII, 4, 4. Elien, Anim. XI, 29 ; Pline, HN XI, 191.138. Quelques exemples: à Arkésinè d'Amorgos, il est interdit d'amener le troupeau dans le sanctuaire deZeus Temenitès (IG XII 7, 621. 35-37) ; à los, IG XII 5, 1 et 2 ( =LSCG 104-105) sont des décretsrelatifs à la pâture sur le domaine sacré et à la surveillance du troupeau sacré. Dans la cité d'Aigialèd'Amorgos, sont mentionnées les parts de viande de bélier et de chèvre reçues par les participants ausacrifice (lG XII 7,5151. 75, 104). A Ténos, un sacrifice de cent chevreaux est organisé au 11° siècle ap.J.C. : IG XII 5, 908. Epitaphe d'un berger à Thasos : L. Robert, Hellenica, VII, p. 152-160.139. La vie privée des Détiens, p. 102.140. Alexis F. 172 Edmonds ( = Athénée, XII, 516 e) dès l'époque classique donc; Pline, HN XIII,134; Etienne Byz. S.v. Ku8voç ; Eustathe, Com. Denys Pér. 525, GGM II, p. 318. Un repas de grandeclasse pour Ménandre (F. 319 Edmonds) s'ordonne autour d'un mouton de qualité, d'anguilles, de fromageet de miel, arrosés d'un vin de Thasos ou de Mendè, le tout accompagné par des joueurs de harpe et desjoueuses de flûte. L'île voisine de Kéos produisait un fromage de même qualité, d'ailleurs qualifié de"kythnien" (Elien, Anim. XVI, 32) : cf. infra.141. e.g. IG XI 2, 404 ; ID 440 A 1. 69 ; 445 1. 14.

Page 97: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

94 PATRICE BRUN

siècle prévoit une distribution de froment et de fromage grillé, ce qui nous donne uneindication sur l'une des façons dont il était consommél42. Mais rien ne marque davantagel'excellence admise du fromage insulaire que ces importations venues de Kythnos,Rhénée et Chios dans les registres de Péluse143, et cela d'autant plus que, d'après lespapyrus, seules ces trois îles fournissent du fromage à l'Egypte lagide. De façongénérale, ce trafic, celui du fromage et celui des bêtes sur pied, devait être d'un bonrapport, attendu qu'une chèvre valait environ vingt drachmes et que le mouton se vendaitaux alentours de dix drachmes l'unité à la fin du IVo siècle. Mais l'agronome Aischylidèsrapporte que ceux de,l'île de Kéos, d'une beauté remarquable, étaient vendus très au-delàdu prix norma}l44, ce passage précisant encore que le fromage kéien, appelé "kythnien"sans doute parce que les méthodes de fabrication étaient identiques, valait 90 drachmes letalent, somme supérieure, si l'on suit le contexte, à ce que l'on pouvait attendre d'unfromage "normal". '

Au reste, l'idée d'une supériorité insulaire et d'abord cycladique dans le domainedu petit élevage, paraît avoir été très tôt ancrée dans l'esprit des Grecs et c'est dans cesens qu'il faut sans doute comprendre la vénération particulière dont était entouré à KéosAristée, dieu des bergers, qui passait pour avoir reçu des Nymphes l'art de cailler le laitpour en faire du fromage, et pour l'avoir transmis à l'humanitél45.

Structures de l'élevage: pâturages, stabulation, îlots de transhumance

Après avoir défini l'ampleur quantitative et qualitative de l'élevage insulaire, ilfaut à présent aborder un thème plus délicat, celui de sa structure. Les animaux étaient-ilsconfinés dans les bergeries et étables par peur de déprédations incontrôlées sur lescultures et les arbres et par manque de place, ou bien des espaces de pâture existaient-ilsdans les îles de l'Egée ? Un toponyme AEtIl&VEÇ, "les pâturages", à Paros et plus encoreà Délosl46, est sans aucun doute suggestif, mais il ne doit pas faire illusion. Le termepeut en effet désigner un pré pour les bovins dont on sait qu'ils étaient présents danstoutes les îles, mais il est, je crois, préférable de comprendre le mot au sens plus généralde "terrain de pâture", pouvant désigner aussi bien quelque broussaille, car au sens strict

142. IG XII 3, 330 ( =LSCG 135 l. 79) : 'tupoç lC<X1tup6ç (L. Robert, Noms indigènes, p. 243).143. Kythnos : PCZen. 59063, 2, 5 ; 59110, 25, 35 ; 59547, 3 ; 59548, 41 ; PSI 862, 14. Rhénée :PCZen. 59110, 26, 36 ; 59547, 3 ; 59548,42. Chios : PCZen. 59012, 36, 58 ; PSI 594,9.144.1. Cos, 369 l. 3-4 (LSCG 172). Ménandre, F. 319 Edmonds ( =Athénée, IV, 146 e ; VIII, 364 d).Cf. F. Sa1viat, BCH Suppl. XIII, p. 161. Ce prix paraît rester constant durant le IIIo siècle: l'inscriptionde Myconos, LSCG 96 l. 8-10 ( =Syll.3 1024), précise qu'un agneau etun très beau bélier blancsdestinés à un sacrifice en l'honneur de Poséidon seront achetés vingt drachmes,. A titre de comparaison, ettoujours à l'époque hellénistique, le prix d'un bovin était estimé à Délos entre cinquante et cent vingtdrachmes: J.A.O. Larsen, Roman Greece, p. 387. Moutons de Kéos : Elien, Anim. XVI, 32.145. Apollonios Rhod. II, 500 sqq. ; Diodore, IV, 82 ; Hygin, Astronomiques, II, 4, 6 ; Cicéron, de nat.deorum, III, 45.146. A Paros, SEG XV, 517 A l. 24. Domaine AEtJ..l.c.OV à Délos: IG XI 2, 287 A l. 32, 148 ; ID 290l. 14-15 ; 353 A l. 11 ; 354 l. 37 ; 362 A l. 21 ; 399 A l. 74.

Page 98: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 95

du terme, il n'y a guère que les grandes îles pour en abriter. C'est le cas de Mytilène oùle cadastre bas-impérial indique, nous l'avons déjà vu, 1300 arpents réservés à cet usage,tandis qu'un document similaire à Thèra n'en indique pas. La conclusion la plus simpleest que le bétail à Thèra, île sèche, était condamné à la stabulation 147, sauf bien entendu,et c'est encore le cas dans les régions méditerranéennes où la polyculture traditionnelledemeure en usage, lorsque, après la moisson, les animaux sont lâchés et se repaissent duchaume. A Délos, où l'espace était compté, divers inventaires des domaines sacréscontrôlés par les hiéropes mettent en lumière une étable, la ~oucr'tacrtç, où l'on enfermaitles animaux de labour148. La stabulation y est ici inscrite dans les faits, au moins pour lesbovidés.

Cette idée peut être corroborée par deux textes. Le premier est un passage de Plinequi, pour expliquer le succès du fromage des îles, met en avant une culture fourragère, lecytise: "Le cytise, ou luzerne argentée, est originaire de Kythnos, d'où elle s'estintroduite dans les Cyclades puis bientôt dans toute la Grèce au grand bénéfice de laproduction fromagère" 149. Il s'agit d'un arbuste dont les feuilles étaient réputées trèsnourrissantes et dès l'époque hellénistique au moins - mais sans doute dès l'époqueclassique, le fromage de Kythnos, dont on devine le lien avec la culture du cytise, étantsur les tables des gourmets athéniens au plus tard au début du IVO siècle - celles-ci sontdevenues un fourrage universel et un agronome athénien, Amphilochos, avait, dans laseconde moitié du n° siècle, rédigé un traité sur les plantes fourragères les plusemployées, le cytise et la luzerne, 1tEpt K'U'ticro'U Kat !l110tKftç150. Ce fourrage convient àtous les animaux, y compris les chèvres151 , donne du lait abondant et de grande qualitéchez les femelles, chose déjà affirmée par Aristote et assez ancrée dans les mentalitésrurales pour figurer dans les Géoponiques152, Columelle revient à plusieurs reprises surles avantages de la culture du cytise et Pline, relayant Amphilochos, propose de cultiver,entre les rangs, de l'ail et de l'oignon, dont on sait par ailleurs que ce pouvait être unespécialité insulaire153. On constate que ces préceptes sur le cytise nous conduisent assezdirectement vers le monde égéen : un bétail varié puisque outre boeufs, moutons etchèvres, Columelle parle des abeilles dont nous verrons plus loin l'importance dansl'agriculture des îles, et la volaille, pour laquelle les Grecs et en particulier les gens deDélos - entendons par là les habitants d'un biotope donné, disons plus largement égéen -

147, IG XII 2, 76-80. De même à Astypalaia, XII 3, 343-349. A. Déléage, La capitation au Bas-Empire,p. 173-176.148, IG XI 2, 287 A 1. 136.149, HN XIII, 134.150, Columelle, Arbres, XXVIII, 1 : "Il est avantageux d'avoir le plus possible de cytise que les Grecsappellent aussi zeas, carnicis ou tripharis, parce qu'il est très utile pour les poules, les abeilles, lesmoutons, les chèvres et aussi les boeufs et le bétail de toute espèce, parce qu'il engraisse vite et qu'ildonne énormément de lait aux brebis; de plus, on peut l'utiliser neuf mois en fourrage vert et ensuite ensec. En outre, il prend rapidement dans n'importe quelle terre, si maigre soit-elle, et supporte sansdommage tous les mauvais traitements". Sur Amphilochos, M. Wellmann, RE 12, col. 1940-1941.151, Si l'on en croit Théocrite, Idylles, V, 128 ; X, 130.152. Aristote, Hist. Anim. III, 21, 522 b ; Géoponiques, XVII, 8, 1 ; XVIII, 2, 6.153. Columelle, de agric. V, 12, 1-2; VI, 24, 5 ; VIII, 4, 2 ; Pline, HN XIII, 130-134. Ail de Ténos,oignons de Sériphos et de Samothrace, supra, n. 41 p. 73.

Page 99: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

96 PATRICE BRUN

avaient mis au point une méthode d'élevage gardée en mémoire1S4. Un autre aspect nousinvitant à nous tourner vers les îles est l'insistance de Columelle à souligner la facileculture du cytise dans les terres les plus pauvres. Bref, et sans vouloir affirmer que lesdeux auteurs latins n'ont en vue, en parlant de la culture du cytise, que des exemplesinsulaires, force est d'observer que tous les critères qu'ils développent trouvent leur pleinépanouissement dans le cadre de l'agriculture des îles de l'Egée.

Le second texte est de nature comparable. C'est un extrait d'Elien que nous avonsà plusieurs reprises sollicité et qui évoque l'élevage ovin de Kéos : chaque fermier, nousdit sa source Aischylidès, possède quelques têtes de bétail, quoique la terre soit pauvreetque l'île n'ait pas de pâtures (vollàç oine ËXEtV). Pour cela, on donne aux bêtes unfourrage composite, constitué de cytise, de feuilles d'oliviers et de figuiers, diversessortes de plantes légumineuses1ss. L'absence de pâtures, soulignée par Aischylidès, esten elle-même une précieuse indication. Comme il n'y a guère de chances que l'agronomeait en vue quelque verte prairie, il souligne l'absence de ces pâturages égéens, pour parlerclair, de la traditionnelle broussaille, phrygana ou garrigue. Mais s'il n'y a pas depâturage, c'est que l'essentiel des terres a été, dansJ'île de Kéos, soumis aux culturespar le jeu des terrasses, y compris les cultures fourragères dont le cytise est le typeachevé dans les Cyclades. Ce texte d'Elien a ouvert la voie à deux interprétations: pourS. Hodkinson, c'est là le témoignage d'une agriculture intégrant culture et élevage, alorsque pour S. Isager et J.E. Skysgaard, Elien ne développant en général que des exemplessortant de l'ordinaire, il est dangereux de généraliser celui de KéoS1S6• A bien réfléchir,on peut se demander si ces deux positions sont inconciliables. Certes, Elien souligne uneoriginalité, mais est-elle seulement kéienne ? Je croirais plus volontiers que si les proposd'Aischylidès se limitent à KéoS1S7, de par les similitudes qu'il rapporte entre lesméthodes de Kéos et de Kythnos, son propos mérite d'être étendu à d'autres îles del'Egée. En d'autres termes, la spécificité dont Elien se fait l'écho se comprendrait mieux,non pas à l'échelle d'une île, mais à celui des îles de l'Egée, et c'est le sens que l'on doit

154, Columelle, de agric. VIII, 2, 4. Les coqs de Mélos étaient également réputés (Varron, Ec. rur. III,9, 6 ; Pline, RN X, 48) de même que les pintades de Léros (Clytos, FGrHist. III B F. 1 ; AntoninusLiber. II, 6 ; Elien, Anim. IV, 42 ; V, 27 ; Suidas, s.v. MeÀwypiôeç).155, Elien, Anim. XVI, 32. Ce n'est pas sans intérêt que l'on lit chez Aristote un conseil similaire:nourrir les moutons avec un fourrage pour partie composé de branches d'olivier améliore la qualité dutroupeau : Hist. Anim. VIII, 10, 596 a.156, S. Hodkinson, "Animal Husbandry in the Greek Polis", Pastoral Economies, p. 45-46 ; S. Isager ­J.E. Skysgaard, Ancient Greek Agriculture, p. 102 (déjà J.E. Skysgaard, "Transhumance in AncientGreece", Pastoral Economies, p. 82). Ce dernier rejette en toute cohérence avec sa vision de l'élevageantiquè la culture systématique des plantes fourragères et le développement du cytise, cela lui paraissantune invention moderne (ib. p. 78 et 81). Tout cela dépend bien sûr de ce que l'on appelle "culturesystématique". Les multiples références antiques à la culture du cytise incitent néanmoins à croire en undéveloppement généralisé, du moins déjà important. Selon R. Sallares, The Ecology of the Ancient GreekWorld, p. 385, le cytise aimant les sols pauvres, cette anecdote d'Elien reflèterait avant tout la faibleproductivité de l'agriculture de Kéos.157, Il y a bien des chances pour que cet agronome du nom d'Aischylidès soit originaire de l'île de Kéos,quoique nous ne connaissions pas son ethnique. En effet, il apparaît dans nos sources à deux reprises, àpropos de l'élevage donc, mais aussi à propos des poires (Athénée, XIV, 650 d). A chaque fois, c'est l'îlede Kéos qui est citée et son oeuvre, [lepi TroV rewprl"rov se limitait peut-être à Kéos.

Page 100: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 97

donner aux propos de Pline. Peut-être pourrait-on trouver à Skyros l'illustrationnumismatique de l'anecdote relevée par Elien. La cité a peu frappé monnaie et seulsquelques bronzes ont été répertoriés ; parmi eux, un type, tout à fait intéressant pournotre propos, associe une paire de chèvres séparées par une feuille de figuier l58 (PI. IV,1). Il n'est pas impossible que les habitants de l'île aient voulu signifier par le choix dece coin la complémentarité du cheptel caprin et du figuier, l'utilisation de la feuillepouvant être comprise, à la suite du propos d'Elien, pour l'une des composantes dufourrage animal. Enfin, et si l'on veut donner une image plus intemporelle à cettepratique, aujourd'hui encore à Samos, O. Rackham indique qu'il peut arriver que lesfeuilles de frêne servent ainsi de fourrage aux troupeauxl59.

Une inscription d'Amorgos permettrait de compléter la vision de l'alimentationdu bétail si l'on était certain qu'il y est bien fait mention de plantes légumineuses devantêtre semées sur les terres 10uéesl60. Le principe en était défendu par Théophraste et il étaitappliqué en Attique dès le milieu du IVo siècle ainsi que le montrent deux documents. Lepremier est un passage de Démosthène extrait de son discours contre Androtion où ilrappelle que, lors de la guerre menée contre Sparte entre 377 et 373, il Yeut pénurie surl'agora et qu'à ce moment "les vesces se vendaient au marché", ce qui sous-entend biensûr qu'en temps normal, elles étaient réservées à l'alimentation animale l61 . Le secondtexte est une inscription trouvée près de Sounion - un cadre géographique et climatiqueassez proche de celui des îles de l'Egée. Il est spécifié dans ce contrat de location que "lelocataire cultivera le champ selon une jachère bi-annuelle, la moitié en blé et en orge, etde l'autre moitié, il en sèmera une partie en légumineuses (ocmpta) et ne cultivera pasl'autre" 162. Il s'agit là d'une rotation partielle des cultures avec diminution de la jachère.Certes, le parallèle n'est pas insulaire, mais il montre que l'ensemencement de planteslégumineuses sur une partie de la jachère était connu en Grèce et je ne pense pas franchirun gué bien dangereux en postulant que le monde insulaire l'avait adopté. De surcroît, iln'est pas indifférent d'ajouter que la culture des plantes légumineuses et fourragèresdestinées au bétail se pratique encore dans l'Egée : elle a été étudiée à Carpathosl63 .Quant aux troupeaux qui subsistent dans les îles, ils sont dans leur majorité condamnésdésormais à la stabulation (Pl. V, 2). Le bétail recensé à Mélos vit dans l'étable l64 et le20 juin 1994, par le ferry de Lavrio, débarquait à Kéa un semi-remorque transportantpour les animaux enfermés du fourrage que l'île ne produit plus.

158. SNG Copenhague, 732. J.N. Svoronos, JIAN 1, 1898, p. 205-221 ; 13, 1911, p. 127-130 PI. III.159. O. Rackham, "Land Use and the Native Vegetation of Greece", p. 192.160. IG XII 7,621. 7-8. Le principe des semailles de légumineuses sur la jachère (en plantes fourragèresou engrais vert), accepté par M.CI. Amouretti, Le pain et l'huile, p. 54-56, sur la foi de documentscomme celui de Sounion, repose pour les îles sur un passage mutilé ainsi traduit par J. Delamarre (RPh25, 1901, p. 165) : "il exploitera les terres par soles alternées et ne pourra [---] s'il laboure de nouveau lechamp en friche", comprenant qu'il est interdit de semer quoi que ce soit dans la jachère, preuve par lecontraire que cela se faisait. Mais le texte est restauré (A. Jardé, Les céréales, n. 4 p. 85).161. Démosthène, XXII, 15.162. Théophraste, Hist. Pl. VIII, 7, 2 ; IG 112,24931. 7-10 (339/8).163. P. Halstead - G. Jones, JHS 109, 1989, p. 41.164. M. Wagstaff - S. Augustson, "Traditional Land Use", Melos, p. 120.

Page 101: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

98 PATRICE BRUN

Il ne faut pas enfin se départir d'une certaine logique et il est difficile d'accepter leprincipe d'un terrassement important des pentes au IVo siècle sans intégrer, de façonautomatique, la diminution consécutive des terrains de broussailles servant de pâture etl'obligation pour les agriculteurs de pallier le recul de ces pâturages par la stabulation. Cen'est pas dire que toutes les îles de l'Egée marchèrent d'un pas identique, c'est poser uneréalité économique historique dans un certain nombre d'entre elles.

Dernière hypothèque à lever, l'historique de la culture du cytise, et au-delà, celuid'un élevage de type intensif, étant donné que les sources qui nous en infonnent sontd'époque romaine. Le cytise n'aurait-il été cultivé qu'à partir de la domination romaine?C'est faire peu de cas de ce que nous disent les sources et de l'interprétation générale desimplications d'une telle culture. Si Pline et d'autres sources postérieures onteffectivement transmis l'essentiel de nos connaissances sur le cytise, ils l'ont puisé dansdes auteurs du VO siècle, Pline utilisant Démocrite, Macrobe reprenant Eupolis, lequelétablit que le cytise faisait partie, au VO siècle, de l'ordinaire très varié des chèvres16S. AuIVo siècle, le cytise est décrit par Aristote, et ses vertus sont dès lors reconnues. Elienreprend de son côté Aischylidès, qui écrit au IIJO siècle, et atteste déjà un élevage intensif.Mais surtout, un élevage intensif ne peut se concevoir qu'à l'intérieur d'un monde ruralbien mis en valeur, où le bétail est condamné à la stabulation autant par la sécheresse quepar la proportion importante de terres mises en cultures, à l'intérieur enfin d'un mondeoù domine la petite propriété (quelques têtes par paysan, dit Aischylidès). Ce n'est pasdans un monde insulaire dépeuplé où règne la grande propriété extensive que pouvaits'épanouir le cytise. Cette conclusion s'intègre au contraire bien dans l'idée d'unecertaine proportion de surfaces emblavées par le jeu des terrasses aménagées, etréservées aux plantes fourragères.

Mais il faut faire la part des choses. La stabulation du bétail est une réponse à unproblème à facettes multiples, protection des cultures contre les déprédations deschèvres, recherche d'une intensification de l'élevage ou résultat mécanique du recul despâturages devant la progression des cultures, tous ces aspects n'étant bien sûr pasexclusifs les uns des autres. Dans le premier cas, il est possible de se dispenser de lastabulation dès lors qu'un espace bien défini, difficile à mettre en culture etcommodément contrôlable peut jouer sans risque le rôle de pâturage extensif. La partienord-occidentale d'Andros, très accidentée et rocailleuse, a été au XIXo siècle plusvolontiers laissée à cet usage, à l'instar de la moitié orientale de Pholégandros oùaffleurent les calcaires: la garrigue y règne en maître absolu et l'élevage extensif s'estimposé tandis que la partie occidentale, où les schistes retiennent mieux l'eau, est pluspropice aux cultures. On trouve encore une telle dichotomie à Astypalaia où un nordmontagneux et aride, voué aux terrains de pacage s'oppose à un sud, surtout autour deLivadia, bien mis en culture. Des toponymes antiques comme on en trouve à Siphnos,Eschatia, le nombre d'eschatiai rapportées dans les registres de v:entes immobilières deTénos, prouvent qu'il a toujours subsisté une partie du terroir rebelle à la mise en cultureet des lieux-dits "terrain rocailleux" ou "broussailles" à Carthaia, les multiples nomsrappelant le lentisque (crXîvoç;), pour ne citer qu'eux, évoquent assez bien un espacelaissé à l'élevage extensif, y compris dans les régions où la population est plutôt dense.

165. Pline, HN XIII, 131 ; Macrobe, Saturnales, VII, 5, 9 (= Eupolis, F. 14 Edmonds).

Page 102: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 99

Pour prendre un parallèle avec l'Attique, le discours démosthénien contre Phénipposétablit que, jusque dans la chôra athénienne qui ne passe pas pour l'une des plus désertesdu monde grec, on trouvait des eschatiai où les coupes de bois formaient l'essentiel desrevenus 166. Tout autant, le contrat d'Arkésinè d'Amorgos qui interdit la divagation dupetit bétail dans le domaine de Zeus Temenitès, la loi sacrée qui fait de même à los, lesamendes prévues à Délos pour des moutons lâchés dans les vignes l67, montrent bien quemoutons et chèvres n'étaient pas systématiquement enfermés à l'étable sans quoi de tellesinterdictions n'auraient pas lieu d'être. Lorsqu'en 431, abandonnant leurs campagnes àl'ennemi, les Athéniens évacuèrent le petit bétail et les bêtes de somme, ils les mirent àl'abri, nous dit Thucydide, en Eubée et dans les îles voisines l68• Sans doute s'agit-il icidu premier cercle insulaire qui, de Skyros à Salamine, en passant par Andros, Kéos,Kythnos et Egine, entoure l'Attique. Il est bien peu probable que les milliers d'animauxainsi transplantés aient trouvé place dans les bergeries et étables insulaires : les pâturagesont dû les accueillir, mais c'est vrai que nous sommes au VO siècle et que l'aménagementdes pentes des montagnes ne faisait alors que débuter.

Du paysage agricole de Skyros, île réputée pour la qualité de ses chèvres depuis lahaute époque, nous ne savons pas grand-chose. Mais un passage d'Hygin, repris parColumelle, affirme que les abeilles d'Eubée et des Cyclades, à la fin du printemps,étaient transférées vers Skyros où elles trouvaient en abondance thym, origan et sariette,plantes typiques de la garrigue169, ce qui prouve que ces pâtures très extensivess'harmonisaient bien avec l'élevage caprin. Ce qui ne saurait pour autant nous amener àvoir en Skyros une île désolée et vouée au seul élevage extensif: une inscriptionathénienne de 329/8 rapporte des prémices en blé et en orge aux deux déesses évoquantune récolte de 28 800 et 9600 médimnes de céréales l7o• Peut-être le propos d'Hyginreflète-t-il avant tout la période dont il est le contemporain (10 siècle avant notre ère) et nevaut-il pas pour des temps plus anciens, mais cette complémentarité a fort bien pu existerparce qu'elle est en réalité inscrite dans la géologie de l'île, divisée en deux parties biendistinctes séparées par un isthme étroit. Le nord, peu élevé, est le domaine des schistes,celui des petites vallées verdoyantes aux pentes assez douces, susceptible, dans uneoptique agricole antique, d'accueillir des terrasses de culture. Le sud, où se trouve lepoint culminant de l'île (793 m.), est le royaume de l'aridité, des sols pentus et secs où lecalcaire affleure, la zone de prédilection de cette garrigue que les abeilles et les chèvresaffectionnent et qui autorise, c'est aussi le cas à Pholégandros, une partitiongéographique des activités rurales sans risque pour les cultures céréalières. Cetteparticularité ne nécessite donc pas le recours à la stabulation des animaux qui pourraientdétruire les récoltes. Cela nous permet de saisir toute la diversité du monde insulaire avecdes îles où la végétation naturelle est abondante sans être exclusive (Skyros) et d'autresoù celle-ci ne suffit de toute évidence pas à une structure d'élevage extensif (lesCyclades) et où la densité de population, l'importance des terres cultivées, ont amené unestabulation généralisée ou presque. Kéos semble bien, par les sources dont nous

166. [Démosthène], XLII, 7.167. Arkésinè : IG XII 7, 621. 35. los: IG XII 5,1-2 (= LSCG 104-105). Délos: ID 1416 BI. 45-46.168. Thucydide, II, 14, 1.169. Columelle, de agric. IX, 8, 19.170. IG II2, 1672 1. 275.

Page 103: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

100 PATRICE BRUN

disposons, au premier rang de ces îles très bien exploitées. Est-ce un hasard si l'onconstate qu'il s'agit là d'une île multipolitique ?

A la vérité, il est très difficile de préciser, île par île, la part respective de zonesemblavées et de celles qui sont livrées à l'élevage extensif: la bipartition géologique dePholégandros ou de Skyros n'est à coup sûr pas une généralité dans la mer Egée. Onpeut simplement dire que plus la population était nombreuse et plus la proportion deterres cultivées devait être importante;jPeut-être la position particulière de Skyros,clérouquie d'Athènes, explique-t-elle une mise en valeur plus réduite que dans u'neîleindépendante ? Cela reste à prouver et l'exemple de Lemnos, très céréalière, tendrait àdémontrer l'inverse.

Il n'est néanmoins pas interdit de penser à d'autres pratiques de l'élevage desovicaprins et j'ai déjà noté la possibilité de laisser divaguer les troupeaux après lamoisson. Mais aujourd'hui encore, on observe des moutons paître les herbes folles dansles oliveraies (Pl. VII, 1) et l'on n'exclura pas non plus de manière systématique lepâturage du petit bétail sur la partie du terroir laissée en jachère. Certes, le seul texteinsulaire qui allègue une jachère, la location du domaine de Zeus Temenitès d'Amorgos,interdit-il l'entrée de tout troupeau sur l'ensemble du domaine et pas sur la seule jachère,mais il est probable qu'il faut avant tout protéger la partie la plus sensible del'exploitation, les vergers, dans une propriété qui ne semble pas bien grande l7l . Cecontre-exemple n'est donc pas aussi définitif qu'il le paraît et il serait dangereux degénéraliser une pratique qui avait l'avantage d'être plus intensive. Il est certainnéanmoins que les deux types d'élevage, intensif et extensif, ont pu cohabiter auxépoques classique et hellénistique. En d'autres termes, et pour reprendre à présent ledébat sur la place de l'élevage dans l'agriculture de la cité posé entre Hodkinson etSkysgaard, on admettra sans trop de difficultés que, s'agissant de la situation insulaire,un environnement dominé par les terrains cultivés, une densité élevée de la populatioI).,imposaient une intégration maximale de l'élevage dans les activités agricoles, conclusionqui va dans le sens de la théorie d'Hodkinson. Cependant, la part, même réduite, deterres incultes et abandonnées aux chèvres et aux moutons, impose d'accorder une placeaux thèses opposées qui tiennent pour une autonomie des activités pastorales172• On peutencore préciser que la position d'Hodkinson se défend beaucoup mieux encore dans leschéma d'un monde rural bien peuplé (ce qui est le cas aux temps classiques) et que lavision de l'élevage défendue par Isager et Skysgaard correspondrait davantage à lasituation de campagnes moins habitées c'est-à-dire, conformément à ce que nous avonsdit plus haut, à l'avènement du monde romain qui a favorisé l'émergence de troupeauxplus nombreux, accéléré la disparition des petits exploitants, et fait de l'élevage uneactivité .agricole autonome.

Le monde insulaire, j'entends par là les îles mineures et moyennes, ne pouvaient,à de très rares exceptions près, pratiquer la grande transhumance, dont on sait pourtant

171.IG XII 7, 621. 35-36 : "qu'aucun troupeau ne pénètre sur le domaine sacré" (1tpô~ata [8è l!i]]e1;É(J'l;(J) el!~t~<iO"lŒV eiç 'to 'tÉl!EVOÇ l!118EVi).172. H.A. Forbes, "Pastoralism and Settlement structures in Ancient Greece", Structures rurales etsociétés antiques, p. 195.

Page 104: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 101

qu'elle était connue dès le ve siècle l73 : seules des îles montagneuses pouvaient, le caséchéant, y penser. Il y avait toutefois un moyen commode de dépasser la superficie finied'une île, c'était de disposer des terrains de pâture formés par les centaines d'îlots nonhabités qui parsèment la mer Egée.

Multiples sont les témoignages des auteurs modernes à évoquer la présence, surune île déserte, d'un troupeau de chèvres ou de moutons, surveillé par un bergerappointé par quelque gros propriétaire installé sur une île voisine ou par la communautédans son ensemble. Il semble bien que cela indique, à ce moment de l'histoire de laGrèce, une concurrence entre cultures et élevage, une crainte des déprédationséventuelles du bétail ou une impossibilité matérielle de les accueillir. C'est le cas de l'îlede Gyaros qui, au milieu du XVIIe siècle, dépendait de Syros: elle n'était pas cultivée etles Syriotes y envoyaient bergers et troupeaux pour quelques mois. Lorsque, un demi­siècle plus tard, Pitton de Tournefort passe dans les parages, la situation n'a pas changé.Rhénée possède un statut analogue, déserte et détenue par les gens de Myconos qui yenvoient paître boeufs, chevaux, moutons et chèvres, Macronisi, l'île d'Hélène, par ceuxde Kéos, Kéria et toute la micronésie au sud de Naxos, par les moines d'Amorgos,Cardiotissa, l'antique Lagoussa, îlot situé à mi-chemin entre Pholégandros et Sikinos,par les habitants de la première nommée, Polyvos, l'ancienne Polyaigos, par ceux deMélos et de Kimolos174 - et il ne s'agit là bien sOr que d'exemples montrant des îlesidentifiées : le moindre rocher un peu étendu suffisait parfois à ce dessein.

L'Antiquité fournit de telles pratiques. Kimolos et Mélos ont recours, vers 330, àl'arbitrage du synedrion des Alliés pour faire entendre leurs revendications sur troispetites îles, dont celle de Polyaigos, la plus grande des îles non habitées de l'Egée et dontle nom illustre la vocation pastorale175. Nous ignorons bien sOr depuis quand le différendentre les deux cités perdurait, mais il n'est pas inutile de constater que nous en avonsl'écho dans la seconde moitié du Ive siècle, c'est-à-dire en un temps où la pressiondémographique et la "faim de terres" se faisaient sentirl76• Peut-être auparavant, à l'imagede ce qui se passait au début du XIXe siècle, l'île était-elle utilisée en commun par leshabitants de Mélos et de Kimolos. Ce cas illustre en tout cas bien la valeur que ces îlesdésertes revêtaient aux yeux des insulaires, qui y trouvaient là un complément essentiel

173. Sophocle, Oed. Roi, 1138-1140: "Je suis bien sûr qu'il se souvient du temps où, sur le Cithéron,lui avec deux troupeaux, moi avec un, nous avons tous les deux vécu côte à côte, à trois reprises, pendantsix mois du début du printemps au lever de l'Arcture. L'hiver venu, nous ramenions nos bêtes, moi dansma bergerie, lui aux étables de son maître". Ce type de transhumance suppose des troupeaux nombreux.174. Gyaros : J. Thevenot, Relation d'un voyage fait au Levant, p. 204 ; J. Pitton de Tournefort,Voyage du Levant, II, p. 31. Rhénée: id., l, p. 375; G. Olivier, Voyage dans l'Empire othoman. p. 307.Cf. M.T. Couilloud-l,e Dinahet, EAD XXX, p. 340. Macronisi : J. Pitton de Tournefort, II, p. 29.Cf. L. Robert, Hellenica, XI-XII, p. 152. Keria : J. Pitton de Tournefort, l, p. 289. Cardiotissa : id., l,p. 149. Po1yaigos : C.S. Sonnini, Voyage en Grèce et en Turquie, II, p. 70-72.175. IG XII 3, 1259 ( =GHI 179 ; Syll.3 261) ; Ptolémée, III, 14,24. I. Calabi, Ricerche sui rapportifra le poleis, Florence, 1953, p. 116-118. Les îlots portent d'ailleurs souvent des noms dérivés de aï/; :S. Georgoudi,REG 87, 1974, p. 182.176. Cf. infra. Des différends d'une nature identique ont été observés à Léros entre les moines de Patmosqui y possédaient des domaines et les paysans autochtones (E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin,p. 390-391) et sont toujours à l'ordre du jour à Amorgos entre bergers des trois villages de l'île:E. Ko1odny, Chora d'Amorgos, p. 203.

Page 105: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

102 PATRICE BRUN

pour leur agriculture : accroissement des terres disponibles, dégâts impossibles,extension des cultures dans l'île-mère. Qu'il y ait eu recherche forcenée de nouveauxterrains de pacage incite à croire que dans le monde insulaire plus qu'ailleurs, en raisonde la promiscuité, il y avait concurrence - on n'ira pas jusqu'à dire opposition - entre lemonde de la culture et celui de l'élevage, mais pas entre cultivateurs et bergers car biendes indices (Elien) tendent à montrer que ce pouvaient être les mêmes hommes.

On comprend, dans ces conditions, que ces îlots désolés, parfois sans la moindresource, avec de rares surfaces fertiles, n'avaient pas qu'une importance stratégique :Chios possédait les îles Oinoussai dans le chenal qui la sépare de l'Asie, S~os, les îlesCorsiai et Fourni ainsi qu'un îlot au nom très évocateur de Tragia, "l'île du bouc",Amorgos contrôlait la toute proche Nicouria au moins parmi la micronésie qui la séparede Naxos (PI. V, 1) et peut-être, si les situations antique et contemporaine étaientsimilaires, l'ensemble de cet archipe1177. Athènes quant à elle consacre à Athèna la petiteîle de Néa dans le nord de l'Egée et le produit de la ferme de cette dernière se montait à41 mines178.

Ces petites îles pouvaient, quand les conditions démographiques l'exigeaient, êtremises en culture. Ainsi se présente l'histoire rurale de Gyaros. L'île n'est pas mentionnéedans les listes du tribut athénien, preuve qu'il n'y avait pas au VO siècle de communautépolitique indépendante et qu'elle devait appartenir à une unité insulaire plus grande, sansdoute Syros comme c'est le cas pour les périodes postérieures. C'est dans nos sources leprototype de l'île minuscule, du simple rocher, "la plus sinistre île de l'Egée" pourPhilon d'Alexandrie, "la pauvre Gyaros" pour Aratos cité par Strabon, "une île rebelle àla culture et à la végétation" pour Plutarque, et où Pline affirme queJa prolifération desrats fut responsable du départ des habitants 179. Il est évident que le rôle de geôleimpériale la plus redoutée de toutes que l'on fit jouer à Gyaros a contribué à cette tristeréputation et, mais c'est un autre problème, celui de prison d'Etat durant la guerre civileet la dictature des colonels ne l'a pas arrangée au Xxo siècle. Quoi qu'il en soit, Gyarosfit l'objet, à une date inconnue mais qui pourrait être la fin du IVO siècle, d'unecolonisation et un décret du 11° siècle montre l'implantation dans l'île d'une communauté

177. Oinoussai : Hérodote, 1, 165, pour qui les gens de Chios refusèrent d'ailleurs de vendre ces îles auxPhocéens de peur que ces derniers n'en fissent un emporion qui eût concurrencé leur propre commerce.Fourni: G. Dunst, "Die Inschriften von Korsiai", Mélanges Daux, p. 115-137. G. Shipley, Samos,p. 205. Les Samiens utilisèrent aussi à des fins de pacage une partie de l'île d'Icaria qu'ils avaientoccupée: Strabon, XIV, l, 19. Tragia : Thucydide, 1,116; Plutarque, Périclès, 25. Nicouria: IG XII 7,506, venue d'Amorgos, a été découverte sur cette île: P.M. Fraser, BCH 78, 1954, p. 49-62 ;R.S. Bagnall, Ptolemaic Possessions, p. 148.178. L'île de Néa, située entre Lemnos et l'Hellespont, est consacrée à Athèna depuis le VO s. : Pline,HN II,202; IV, 72 (cf. SEG XXXII, 861. 34). Mais aussi IG 112,334 (nouveau fragment: SEG XVIII,13 ; XXXVI, 152 ; M.K. Langdon, Hesperia, 56, 1987, p. 54-58 =SEG XXXVII, 79). Langdonconsidère que l'expression 7tEv'tTlKoo"'tll Èv 'tilt NÉut se réfère à cette île (contra, L. Robert, "Sur une loid'Athènes relative aux petites Panathénées", Hellenica, XI-XII, p. 189-2û3, qui considère que Néareprésente ici des terres récemment acquises à Athènes, c'est-à-dire Oropos, et P. Brulé, Lafille d'Athènes,Paris, 1987, p. 36-38). Sur Néa, A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 225. Mais peut-êtreest-ce tout simplement Halonnésos : O. Hansen, SEG XXXIX, 88. Sur les îles consacrées, "où il n'estpas même permis de chasser", Xénophon, de la Chasse, V, 25.179. Philon Alex. C. Flace. 151 ; Strabon, X, 5, 3 ; Plutarque, de l'exil, 602 c ; Pline, HN VIII, 104.

Page 106: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 103

politique indépendante180 qui frappe des monnaies de bronze. Ce monnayage n'est bienentendu pas considérable mais il n'en est pas moins révélateur de la volonté desnouveaux habitants de créer une terre nouvelle : on a répertorié des bronzes au typed'Artémis et au carquois, motifs bien choisis pour une île jusqu'alors sauvage. Mais unemonnaie représente aussi un épi d'orge181, qui illustre la détermination des nouveauxvenus et montre que la petite île ne s'est pas contentée de la pêche: Strabon parle en effetà propos de Gyaros d'un petit village de pêcheurs qui doit verser 150 drachmes de tributannuel et l'île possède un lieu habité identifié par Pline182• Mais L. Bürchner etA. Philippson y ont découvert des murs de terrasses de cultures183 qui confirmentl'orientation céréalière que la numismatique laissait supposer.

Le modèle de Gyaros se retrouve à Nésos, la plus vaste des îles de l'archipel desHecatonnesoi, situé au nord-ouest de Lesbos. Jusque vers 333, cette micronésiedépendait de Mytilène. Est-ce en liaison avec les troubles qui affectent la cité à cetteépoque ou cela n'a-t-il rien à voir? Toujours est-il que Nésos accède désormais au rangde cité indépendante, vote des décrets, frappe monnaie184• Cela s'est-il accompagnéd'une mise en valeur de la terre? Nous n'en avons pas la preuve formelle, mais on voitmal comment il aurait pu en être autrement. Cela ne se passe d'ailleurs pas très bien.Quelques années après sa fondation, en 316, la jeune cité est en proie à une disette et ilfaut le concours d'un généreux évergète pour importer du continent asiatique les céréalesindispensables à un prix modique185•

Un autre témoignage tout autant significatif de ces petites îles, dont la destinée deterrain de pacage se transforme est celui d'Heracleia, l'actuelle Iraclia, îlot situé dansl'archipel micronésique entre Naxos, Amorgos et los. Avec ses voisines, Schinoussa,Kouphonissia, Donoussa et Kéros, elle fut colonisée dans une phase d'expansiondémographique au XIXo siècle depuis Amorgos dont elles dépendent aujourd'huiencore 186• Or, une inscription qui doit dater de c. 300 av. J.C. indique qu'unecommunauté politique autonome y vit depuis quelque temps mais elle ne figurait pas, pasplus que Gyaros, dans les comptes des hellénotames, ce qui impose de placer sa créationau cours du IVO siècle. Le texte, tel que L. Robert l'a réinterprété187, stipule que lescitoyens et les colons installés dans l'île (1. 17 : 'trov obcouv'toov Èv 'tflt vflO'oot) prohibentl'introduction de chèvres dans l'île et se l'interdisent: au-delà de la crainte des dégâts que

180.IG XII Suppl. p. 117.181. Monnaie au type d'Artémis à l'avers et au carquois et flèche au revers: BMC Crete and AegeanIslands, Pl. XXIII, 7. L'émission est datée par Wroth de l'époque impériale mais la forme très petite del'omega dans l'ethnique évoquerait plutôt selon moi la période hellénistique. Pour la monnaie à l'épid'orge, associé au cerf d'Artémis, Head, RN p. 486.182. Strabon, X, 5, 3 ; Pline, RN IV, 69.183. RE VII 2 col. 1954. C'est à cette mise en culture qu'il faut rattacher la construction d'une tour dansl'île de Gyaros : L. Ross, Reisen, II, p. 34 ; J.H. Young, Resperia, 25, 1956, n. 62 p. 143.184.IG XII 2,645; BMC Troas and Aeolis, Pl. XLIII, 6-12, avec un monnayage d'argent et de bronzequi s'étend sur les Ivo-IDo siècles.18S.IG XII 2, 645 1. 17-23.186. L. Ross, Reisen, II, p. 36-39 ; A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 148-]55 ;E. Kolodny, Chom d'Amorgos, p. 22-24.187.IG XII 7,509; L. Robert, Rellenica, VII, p. 161-170.

Page 107: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

104 PATRICE BRUN

les chèvres risquent de commettre quand leur aire de pacage n'est pas maîtrisée, il faut yvoir les efforts des nouveaux habitants pour mettre en valeur une terre difficile, mais quine l'est jamais trop quand la faim de terres se faisait sentir et il semble bien que ce devaitêtre le cas en cette fin du IVo siècle. Il serait à coup sûr du plus haut intérêt de savoir sicette colonisation était organisée par une cité ou si elle dépendait d'initiativesindividuelles, mais on n'a pas les moyens de trancher. Peut-être les deux hypothèsessont-elles conjointement envisageables, si l'on comprend ainsi l'opposition ou plutôt lacomplémentarité que fait l'inscription d'Heracleia entre les citoyens et les colons. L'appelà des colons s'explique par le fait qu'une main-d'oeuvre importante est requise pourcréer de toutes pièces des champs et par un nombre insuffisant d'esclaves. D'où venaientces colons ? Il est bien sûr impossible de le dire, même si l'on aura du mal à croire enune arrivée de Grecs continentaux.

L'apiculture188

L'apiculture s'intègre bien dans un schéma d'élevage extensif et de terressauvages : l'abeille n'est-elle pas l'un des animaux de prédilection d'Artémis ? Et laproduction de miel dans le monde égéen était réputée.

Dioscouridès affirme ainsi que "le miel le meilleur est celui de l'Attique, appeléhymettien ; puis vient celui des Cyclades et celui de Sicile"189. Le jugement de Strabonest aussi élogieux: "le miel insulaire est en général d'excellente qualité et peut rivaliseravec celui d'Athènes, mais celui des îles dont nous venons de parler [Cassos, Nisyros,Carpathos, Calymna] est supérieur à tout autre, surtout celui de Calymna"190. Mélospassait pour produire un miel très doux; on sait par un fragment d'Aristote que Cythèrefournissait du miel apprécié et Euripide surnomme Salamine IJ.EÂtO'O'o'tp6<poç, "quinourrit les abeilles" 191. Mais c'est pour Kéos que nous avons le maximum derenseignements: Aristée avait enseigné aux hommes l'art de fabriquer le miel et il n'estplus besoin maintenant de rappeler tous les liens qui unissent Aristée aux Cyclades, et enpremier lieuà Kéos. On ne s'étonnera donc pas de la présence de l'abeille parmi lessymboles monétaires des trois cités de Kéos qui frappent monnaie, Carthaia, Corèsia etIulis, présence qui doit être rapportée tant à la richesse de l'île qu'au dieu tutélaire Aristéequi la personnifie. Un lieu-dit de Carthaia portait le nom révélateur de Melissos. Enfin,les prospections archéologiques menées autour de la cité de Corèsia ont abouti à ladécouverte de fragments de ruches sur quarante sites. Malheureusement, la quasi­impossibilité de dater ces tessons entre le VIC s. av. et le 111° s. ap. J.e. ne nous fournit

188. J.G.D. Clark - A.J. Graham, "Bees in Antiquity", Archaeology, 16, 1942, p. 208-215 ; EJ. Jones,"Hives and Honey of Hymettus ; Beekeeping in Ancient Greece", Antiquity, 29-2, 1976, p. 80-91 ;E. Crane, The Archaeology of Beekeeping, Ithaca, 1983 ; Cl. Balandier, "Productions et usage du miel",in M.CI. Amouretti - G. Cornet, Des hommes et des plantes, p. 45-62.189. Dioscouridès, II, 10.190. Strabon, X, 5, 19. Ovide, Métamorphoses, VIII, 222, parle de "Calymna au miel abondant".191. [Aristote], Merveilles, 381 b ; Aristote, F. 595 Rose; Euripide, Troyennes, 799.

Page 108: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE lOS

pas beaucoup d'indications sur l'ampleur de l'apiculture kéienne dans l'occupation duterritoire192•

L'importance de l'apiculture dans le monde égéen se marque par l'apparition del'abeille sur les monnaies d'autres cités des Cyclades (Amorgos, Anaphè, Sikinos etSyros), comme symbole essentiel ou secondaire l93• Pour le reste, il faut rapporter unecurieuse anecdote d'Elien selon laquelle les abeilles n'existeraient pas à Myconos et où,transplantées, elles ne pouvaient vivre l94 . On ne sait trop que penser d'une telleassertion, mais on croira volontiers, si l'on veut accorder quelque crédit à ce propos, queMyconos était une incongruité au milieu d'îles très productrices. Un passage deColumelle inspiré d'Hygin - lequel avait écrit un traité de apibus l95 - signale, à l'instardes déplacements saisonniers que l'on observe de nos jours entre le littoral de la merNoire et le sud-ouest de la Turquie, les transferts de ruches à la fin du printemps depuisl'Eubée et les Cyclades vers l'île de Skyros, que j'ai déjà évoqués l96.

Les textes littéraires montrent un grand usage du miel dans les préparationsculinaires ainsi que dans la pharmacopée: c'était toujours un produit de luxe et un cadeautrès prisé, digne d'une action d'évergète. L'épigraphie quant à elle montre au jour le jourson usage. Le miel figure parmi les distributions offertes lors de l'établissement d'unefondation à Aigialè d'Amorgos. Enfin, à Paros, des libations de miel sont faites sur unautel de Zeus Elasterosl97 • Et puisqu'il semble difficile de croire en des importations pourl'occasion, on admettra que ces deux îles, à l'instar de leurs voisines, fabriquaient le mielqu'elle consommait. Il est vain de vouloir tenter une estimation mais il suffira de préciserqu'à la fin du siècle dernier, l'île de Kéos avait sur son sol 1900 ruches, Carpathos, 950.Le territoire de Chora d'Amorgos, qui épouse en gros les limites de l'ancienne cité deMinoa, produisait en 19852200 kg de mie1198. Disons enfin que toutes les campagnesinsulaires ont aujourd'hui encore leurs ruches et Icaria, dont le sommet méridional (1033m.) porte le nom symptomatique de Melissa, est à cet égard l'une des plusremarquables 199. L'apiculture suppose des paysages sauvages et quoique cultivées aumaximum, les îles de l'Egée n'en conservaient pas moins, nous l'avons vu, quelquesparcelles irréductibles, variables selon les îles et selon les époques. Sans doute cetteactivité s'intensifia-t-elle au fur et à mesure que la pression humaine, en sens inverse,s'amenuisait sur les paysages.

192. Diodore, IV, 81,2 ; Cicéron, de nat. deorum, III, 45. Carthaia : BMC Crete and Aegean Islands,Pl. XXII, 24 ; Pozzi, 4502-4504) ; Corèsia : BMC XXII, 12 ; Iulis : BMC XXII, 12-18. Lieu-ditMelissos : IG XII 5, 544 B 2 1. 54. R.F. Sulton, "Ceramic Evidence in the Geometrie to HellenisticPeriod", Northern Keos, p. 260-263.193. Amorgos : Head, HN p. 481. Anaphè, BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XX, 8 ; Pozzi, 4483.Sikinos : SNG Copenhague, 742-743. Syros: BMC Pl. XXVIII, 1-2.194. Elien, Anim. V, 42.195. Les traités sur les abeilles connus ne sont pas rares: S. Georgoudi, Des chevaux et des boeufs,p. 70-71. Aristomachos de Soloi et Philistos de Thasos avaient écrit sur les abeilles: Pline, HN XI, 49.196. Columelle, IX, 8, 19.197. Tite-Live, XXXVIII, 55. IG XII 5, 515 1. 58. IG XII 5, 1027. XII Suppl. 208 ; SEG XIII, 445 a.198. H. Hauttecoeur, "L'île de Kéos", p. 204 ; "L'île de Carpathos", p. 257 ; E. Kolodny, Chorad'Amorgos, p. 134-135.199. Geographical Handbook, III, p. 546-552.

Page 109: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

106 PATRICE BRUN

On peut à présent proposer un schéma de l'occupation agricole du paysageinsùlaire, étant entendu une fois encore que l'on a mis de côté les grandes îles. Pour faireface à une démographie que tout, à l'époque classique et hellénistique, nous invite àporter vers le haut, les Insulaires ont dû mettre en culture toutes les terres susceptibles del'être, y compris les versants, que ce soit en céréales - en priorité - mais aussi en vergers,en vignes ou en plantes fourragères. Dans cette optique, seules les terres les plus hostiles- il n'en manquait certes pas - devaient être abandonnées à l'élevage extensif. Quandc'était possible, un îlot servait de pâture et cela permit aux îles de l'Egée de régler, aumoins partiellement, le paradoxe qui rendait indispensable la céréaliculture pour lesbesoins les plus élémentaires des habitants, et autorisait l'élevage extensif pour lequelelles avaient les meilleures dispositions. Dans ces conditions, le sol devait être occupé defaçon dense et le nom de la tribu ténienne des Eschatiôtai "peut passer comme unsymbole d'une occupation totale du sol"200. Enfin, la multiplication des tours danscertaines îles de la mer Egée, et dont nous allons montrer que la grande majorité sont lesparties subsistantes d'un complexe agricole, confirme la forte mise en valeur du terroir etle souci des habitants de ne laisser dans la mesure du possible aucune parcelleinexploitée.

MONDES PLEINS, MONDES AFFAMES?

Cette double question s'impose, maintenant que nous avons fait le tourdes potentialités agricoles du sol égéen. Y répondre s'avère indispensable pourprogresser dans notre enquête. L'Antiquité a-t-elle vu des îles surpeuplées, aux limitesdu tenable voire les outrepassant ?

Un monde peuplé

Déjà, certains indices tendent à accréditer la thèse d'une population abondante et jepense en particulier aux terrasses. A Ténos, R. Etienne a extrait, des registres des ventes,des éléments montrant que le taux de fécondité était élevé, avec une base de quatreenfants par famille. Même si l'exemple est tout à fait spécial, Cl. Vial est parvenue àDélos à des résultats à peu près comparables201 • L'accroissement naturel est certain et ilfaut trouver le moyen d'évacuer ce trop-plein. On sait les réponses apportées aux XIXo­XXO siècles par les insulaires: activités maritimes, émigration vers Syros d'abord, puisAthènes, le Nouveau Monde, l'Australie. A-t-on les moyens de connaître lecomportement des insulaires de l'Antiquité une fois admise l'idée d'une exploitationmaximale des ressources du sol ?

200. R. Etienne, Ténos II, p. 69. L'idée d'une occupation du sol plutôt dense à l'époque classique estl'hypothèse de base retenue par P. Halstead. .THS 107, 1987, p. 84.201. R. Etienne, Ténos II, p. 59-60 ; Cl. Vial, Délos indépendante, stemmata.

Page 110: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 107

La première idée qui vient à l'esprit du commentateur moderne202 est celle del'émigration sans doute parce qu'historiquement, il constate que c'est une procédurefréquente à un point tel qu'aujourd'hui elle en est devenue presque naturelle. De fait, lesîles de l'Egée ont participé de manière très active au mouvement de colonisationarchaïque, que l'on pense aux multiples fondations d'Andros en Chalcidique de Thrace,Acanthos, Stagire, Argilos, Sanè, sans doute en association avec les Chalcidiens203, auxcolonies de Paros, Thasos bien sûr, mais encore Parion en Propontide et Anchialè enIllyrie, auxquelles il faut ajouter les départs plus désordonnés mais nombreux de ceuxdes Pariens qui épousèrent la cause de Pythagore204• Très célèbre aussi est la colonie deCyrène déduite depuis Thèra et à laquelle participèrent d'autres insulaires (c'est le sensqu'il faut donner à l'existence à Cyrène, de la tribu des Nèsiôtai), mais encore desRhodiens, lesquels Rhodiens, très actifs, fondèrent Géla. Egine envoya des colons enCrète, à Kydonia, et en Ombrie, des gens de Kythnos partirent pour Chypre et d'autres,depuis Mélos, s'établirent à Cryassos de Carie, par manque de terres affirmePlutarque205• Les Naxiens participèrent peut-être à la colonisation de Naxos de Sicile206•

La tradition rapportait une colonisation sarnienne à Amorgos, mais le point est discuté etil se pourrait qu'il ait eu une occupation naxienne207 . La liste ne laisse pas d'êtreimpressionnante et l'on ne saurait s'arrêter à l'idée selon laquelle "les Cyclades n'ont pasété colonisatrices"208. A l'époque classique, c'est naturel, le flux se ralentit. Pourtant,

202. Il est impossible de lier l'anecdote relative à Kéos rapportée par Strabon (X, 5, 6), reprise dans unbel ensemble par les voyageurs, sur le suicide des sexagénaires, avec une quelconque disette chronique.Les autres références à cette pratique (Héraclide Pont. FHG II, IX 3, Elien, Hist. Var. III, 37 et surtoutValère Maxime, II, 8) indiquent qu'elle était rattachée à des infirmités de l'âge ou à de graves maladies.203. Acanthos (Thucydide, IV, 84), Stagire (IV, 88, 2 ; V, 6, 1), Argilos (IV, 103, 3), Sanè (IV, 109,3). Cf. Diodore, XII, 68, 5 ; Plutarque, de quaest. Graec. 298 a-b. Th. Sauciuc, Andros, p. 56.204. Thasos, colonie de Paros: Thucydide, IV, 104, 4 ; Strabon, X, 5, 7 ; Archiloque, passim. Parion :Strabon, ib. Anchialè : Etienne Byz. S.v. ; cf. D. Berranger, Paros archaïque, p. 162-184. Sans douteaussi Eiôn du Strymon: D. Lazaridis, "'E1tiypal!l!a IIapirov à1to 'tl]V 'Al!q>i1to"'tv", AE 1976, p. 164­181 = SEG XXVII, 249 (cf. BEp 1978,297), fin Vlo-déb. Vos. Pythagoriciens: Polyen, V, 2, 22.205. SGHI 5 ; Hérodote, IV, 147-164 ; Strabon, X, 5, 1 ; Salluste, Jugurtha, 19, 3 ; F. Chamoux,Cyrène sous la dynastie des Battiades, Paris, 1953, p. 105-111. Présence des Rhodiens : Tit. Cal. 105,1. 12-14 ; Lindos, 2 B 1. 109-111. Hérodote, VII, 153 (Géla). Egine : Strabon, VIII, 16, 6 (mais laprésence éginète en Ombrie a été mise en doute par F. Cordano, AFLM 22-23, 1989-90, p. 651-658).Kythnos : Hérodote, VII, 90. Mélos : Plutarque, de mu!. virt. 246 d - 247 a : rflç XpUÇOV'tEÇ.Cf. Polyen, VIII, 54. E.M. Craik, Dorian Aegean, p. 157; 162; 1. Malkin, REA 95, 1993, p. 365-381.206. L'affaire n'est pas très claire: Hellanicos, FGrHist. 14 F. 82, indique la participation des Naxiens àla colonisation de Naxos de Sicile avec les Chalcidiens mais Thucydide, VI, 3, ne parle que de ceux-ci.Néanmoins le nom même de la colonie sicilienne paraît évoquer au moins un contingent de Naxos.207. G. Shipley, Samos, p. 49-51 et L.D. Loukopoulou, Contribution à l'histoire de la Thracepropontique, n. 2 p. 116, optent pour cette colonisation, alors que G. Rougemont, "Amorgos, colonie deSamos ?", Les Cyclades, p. 131 sqq. réfute cette idée. L'occupation naxienne est quant à elle certaine:Etienne Byz. S.v. 'Al!opyaç; colonisation pour Schol. Denys Pér. 525. F. Bechtel, SGDI 5349-5352,attribue aux Naxiens de très anciens textes trouvés à Arkésinè (XII 7, 78, 141, 144) et Aigialè (442) ;cf. aussi L.H. Jeffery, LSAG p. 239 et N.M. Kontoléon, "Une stèle funéraire d'Icarie", p. 4-5, pour quila colonisation d'Amorgos illustre la concurrence que se font Milet, Samos et Naxos.208. D. Berranger ne cite que Paros, Naxos, et Thèra (Paros archaïque, p. 216). A sa liste, il faut doncajouter Andros, Kythnos, Mélos et sans doute d'autres, intégrées sous le terme générique de Nèsiôtai.

Page 111: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

108 PATRICE BRUN

une tribu des Nèsiôfai est intégrée à la nouvelle cité fondée par les Athéniens en Grande­Grèce, Thourioi : est-ce à l'intérieur de cette tribu que sont rangés les gens de Chios donton sait qu'ils participèrent à la fondation209 ? En 385, les Pariens, avec l'aide de Denysde Syracuse, et sur ordre oraculaire, à l'image de l'ancien temps, peuplèrent l'île dePharos en Adriatique et l'on notera au passage que le modèle insulaire n'est pas, pour lesPariens, répulsif, puisque c'est sur une île qu'ils fondent leur colonie21O. Enfin, dernièretrace d'une colonisation d'origine égéenne, des habitants de Cos aidèrent, sous l'égide deTimoléon, au repeuplement de la Sicile211 .

Autant l'époque archaïque et, à un degré moindre, l'époque classique, virent unfort mouvement d'émigration, autant l'on ne retrouve plus cette tendance dans lesprosopographies militaires hellénistiques. Déjà, dans l'armée des Dix-Mille, à l'exceptiond'un Samien et d'un Chiote212, Xénophon ne mentionne aucun insulaire. Mais cetteabsence vient selon toute probabilité de la composition de l'armée enrôlée par Cyrus, àbase d'hoplites, ce qui ne devait pas être une spécialité insulaire, même si des fantassinssont attestés dans les îles213. Nous avons certes connaissance d'un soldat originaire deSiphnos, mort en Lycie dans son service de mercenaire au début du Iye siècle, mais sondépart de l'île n'est pas dû à des considérations de manque de terre. Bien au contraire,membre des classes les plus riches, il a été banni de Siphnos, après le retour, dans lesillage de l'expédition de Conon, des anciens exilés démocrates214. En tout cas, étudiantla composition des armées hellénistiques, M. Launey peut affirmer que "les Cyclades nesont pas une terre à soldats"215, aussi peu ajoute-t-il, que les autres îles de la mer Egée, àquelques exceptions près. A Ténos, R. Etienne souligne que si l'île a des contactsmultiples avec le monde extra-insulaire, elle le doit d'abord au sanctuaire de Poséidon etd'Amphitrite et aux textes d'asylie que l'on y a trouvés. Pour le reste, il ne note guèred'expatriation sinon à Athènes, Délos, Carystos et Egine pour la période lye-Ille s. av.J.c., ce qui n'est pas le signe d'une forte poussée migratoire. Les Téniens, malgré

209. Les Nèsiôtai à Thourioi : Diodore, XII, Il, 3 ; mention des Chiotes : Platon, Euthydème, 271 c.210. Diodore, XV, 13, 4 ; Ephore, FGrHist. II A 70 F. 89. Les liens entre Paros et Pharos furentréactivés à l'époque hellénistique: L. Robert, "Inscriptions hellénistiques de Dalmatie", Hellenica, XI-XII,p. 508-541 ; J. Bousquet, BCH 85, 1961, p. 589-600 ; SEG XXIII, 489 1. 29-30 : Ë1tEl[Bn Bk <DUptOl,a1tOlKot OV'tEÇ] 'tflç TJl!E'tÉpaç 1t6ÀEroÇ. Les thèmes monétaires de Pharos au moment de sa fondationsont d'ailleurs empruntés à la métropole, avec le bouc: BMC Thessaly to Aetolia, Pl. XV, 4-7.211. Plutarque, Timoléon, 35, 1-2. C'est Cos et non pas Kéos qu'il faut lire dans le texte:G. Manganaro, Kôkalos, 14-15, 1968-69, p. 155 sqq ; S.M. Sherwin-White, p. 80. Le nom dufondateur, Gorgos, se retrouve à Cos (9 occurrences) mais non à Kéos. D'autre part, les textes d'asylie dusanctuaire de Cos, montrent, pour les décrets de Camarina et de Géla, que les gens de Cos ont participé àla colonisation de ces deux cités (SEG XII, 3791. 9-10 et 380 1. 6-7, avec l'expression È1tElBn oi KônotcruvolKt(1'ta1. ÈyÉvov'to 'tâç 1t6ÀtOç àl!<Î>v) ce qui assure la paternité de la colonisation à Cos.212. Xénophon, Anabase, l, 7, 5 ; IV, 6, 20.213. A Siphnos, Isocrate, XIX, 38-39. En Sicile, les Athéniens amenèrent des fantassins de Kéos,Andros, Ténos, Ténédos : Thucydide, VII, 57, 4-5. A Thasos, les fils de citoyens tombés à la guerrerecevaient une panoplie: J. Pouilloux, Recherches, l, p. 371 nO 141 1. 18-20 ( = Nouveau Choixd'Inscriptions grecques, nO 19). E. Ruschenbush considère néanmoins que la faible population insulaireinterdisait la formation d'une phalange hoplitique : "Modell Amorgos", p. 268.214. Isocrate, XIX, 38-39 ; cf. infra, p. 179-181.215. M. Launey, Recherches sur les armées hellénistiques, Paris, l, 1949, p. 234.

Page 112: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LEs ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 109

l'occupation lagide à partir de la fin du IVo siècle, sont entièrement absents de l'Egyptehellénistique216. Comment expliquer alors ce qui nous apparaît, si on compare cet état defait à celui de la période archaïque, être un fort ralentissement des départs vers l'extérieurde la zone égéenne ?

On rappellera d'abord que le surpeuplement réel ou relatif n'est que l'un desfacteurs qui ont nourri les migrations, au milieu d'autres (on pense à la stasis). Aprèstout, les XVIIo et XVlIIo siècles ont vu, en Angleterre, une très forte émigration etpourtant ce pays est trois à quatre fois moins peuplé que la France qui, elle, ne se lanceguère dans l'aventure coloniale. A l'époque classique, les dissensions sociales existenttoujours et il n'est pas interdit de penser que la colonisation de Pharos par les Pariens en385 est, pour partie en tout cas, un prolongement des règlements de comptes qui avaientaffecté l'île en 393, lorsque l'île avait retrouvé le giron athénien et expulsé les partisansde Sparte217 . Pour en revenir toutefois aux problèmes d'ordre géographique, si la fin duVIIlo siècle s'est effectivement accompagnée d'une longue sécheresse dont témoignentsources littéraires et archéologiques conjointes, on sera amené plutôt à parler desurpeuplement relatif. D'autre part, et les documents et travaux pour Kéos ne laissent pasplaner la moindre ambiguïté, il semble bien que, pour l'essentiel, la mise en terrassessystématique des versants et la structure de l'habitat qui l'accompagne aient débuté àl'époque classique. Deux inscriptions de Poiessa, enregistrant les conditions d'unelocation de terres, et datées par la graphie de la fin du VO siècle218 , montrent à leurmanière une demande de terres: celles-ci ne sont déjà plus en friche (des arbres fruitiers,des habitations sont attestés) et la mise en valeur des terres périphériques (les stèles ontété trouvées in situ, assez loin du centre urbain de Poiessa) a donc déjà commencé. Lesétudes d'occupation du sol, jointes à l'analyse du matériel épigraphique publié,permettent de penser que le IVo siècle fut le moment de l'histoire de l'île, Xxo sièclecompris, où Kéos connut son acmè démographique219 . Toujours à Kéos, mais à Carthaiacette fois, la prospection archéologique en cours dans le sud-est de l'île et dont lespremiers résultats ont été publiés, montre une occupation humaine de la chôra très dense,infirmant par là la vision de R. Osborne d'un paysage rural quasi-désert, sans habitationpermanente ni villages, et de propriétaires du sol vivant dans le centre urbain22o. End'autres termes, nous sommes amenés à parler, en ce qui concerne les îles de l'Egée, de"colonisation intérieure" à partir de l'époque classique, et surtout à partir du IVo siècle. Ilest évident que la volonté de terrasser les versants les plus hauts, les plus ingrats,procède d'une exigence d'accroître la production totale mais, de manière corollaire,

216, R. Etienne, Ténos II, p. 173-193.217, Isocrate, XIX, 18-19.218, IG XII 5, 568 ; 1100.219, J.F. Cherry - l.L. Davis - E. Mantzourani, "Introduction to the Historical and EpigraphicalEvidence", Northern Keos, p. 237 : "It is difficult to escape the conclusion that the population of Keos inthe 4th century may have been the highest the island has ever supported : in historical times the highestattested population has been about 4900 at a time (1896) when it can be demonstrated that the island wasextensively terraced and cultivated".220, L. Mendoni, EEKM 13, 1985-1990, p. 311-328 ; R. Osborne, "Land Use and SeUlemenl inHellenistic Keos", Northern Keos, p. 323-325. M. Brunet, Topoi, 2, 1992, p. 33-51, critique égalementcette vision de campagnes vides.

Page 113: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

110 PATRICE BRUN

suppose d'accepter une diminution du revenu moyen par travailleur de la terre en raisonde la fertilité moindre du sol (les terrasses les plus hautes étant les plus sèches et les plusrocailleuses), de la perte de temps passé à construire les terrasses puis à se rendre sur unlieu de travail par nature plus éloigné. Cela ne s'explique que par l'ardente obligation denourrir une population plus nombreuse.

On devine, par ces exemples, une occupation du sol très dense au IVo siècle dansles îles. On notera d'une part que c'est une situation que les prospections archéologiquesmenées dans le sud de l'Argolide ou en Béotie permettent de retrouver puisque la densitémaximale de sites occupés y est signalée dans la période 375-275221 ; mais d'un autrecôté, c'est chose beaucoup plus ardue que de vouloir l'estimer. Pour intéressantes etsuggestives que soient les propositions de E. Ruschenbusch qui a eu, le premier, l'idéede s'appuyer sur le versement des cités alliées au Trésor athénien et sur les recensementsdes XIXo-XXo siècles, elles ne sauraient être généralisées car l'optique de ladémonstration invite à réfléchir sur les seules richesses agricoles dont on verra qu'ellesne sont pas les seules à entrer en compte222. C'est un peu ce que E. Ruschenbusch admetà propos de Kythnos, qu'il estime incapable de nourrir plus de 2500 ou 2600 habitants sil'on s'en tient à ses seules capacités agricoles, "es sei denn, es kommen andereErwerbsquellen hinzu"223. Dans son étude sur Amorgos, Ruschenbusch n'envisage àauc#ri instant que les cités de l'île ont pu, à un quelconque moment de leur histoire, avoirune orientation qui ne soit pas exclusivement agricole. Il n'évoque que les possibilitésréduites du terroir, admettant par là que la surface cultivée était celle d'aujourd'hui, etrefusant donc le principe des terrasses de culture aujourd'hui abandonnées. Son optiquede réflexion, pour évaluer la population antique n'est qu'agricole et pour tout dire,alimentaire. Ce faisant, il néglige les sources épigraphiques, surtout celles de la citéd'Arkésinè, qui évoquent des étrangers dans la cité, attirés par un commerce actif. On estbien obligé dans ces conditions d'accepter l'idée que les potentialités agricoles - qu'il nefaut pas voir de manière réductrice - ne sont que l'un des critères permettantd'appréhender la réalité démographique.

Si l'on se réfère aux chiffres fournis par nos sources, la déception est grande. Ilssont d'abord très rares. Naxos est, selon Hérodote en 500 av. J.C., capable d'armer8000 hoplites et "des vaisseaux en grand nombre". Puisqu'il n'y a guère de raison desuspecter a priori les données laissées par Hérodote, il convient de garder de Naxosl'image d'une île très peuplée224. Ou bien les chiffres, plus sûrs, ne représentent que la

221. M. Jameson, "Class in Ancient Countryside", Structures rurales et sociétés antiques, p. 56-57 ;A.M. Snodgrass, Opus, 6-8, 1987-1989, p. 53-70.222. ZPE 53, 1983, p. 125-143 ; 56, 1984, p. 55-57 ; 59, 1985, p. 253~263 ; "Modell Amorgos",p. 265-271. Voir le résumé de la discussion dans P.M. Nigdelis, IloU"EVJ,uX, ,p. 224-225.223. ZPE 48, 1982, p. 186. L'optique seulement alimentaire est manisfestedans son étude d'Amorgos,"Modell Amorgos", p. 265.224. Hérodote, V, 301. "Hoplites" ne signifie pas "citoyens" : des étrangers peuvent être comptabilisésmais d'un autre côté, toute la frange de la population trop âgée ou trop pauvre pour prendre les armesdevrait être rajoutée. En tout état de cause, le chiffre d'Hérodote donne un aperçu qu'il est impossible demettre en doute même si, comme le dit S. Vilatte, L'insularité dans la pensée grecque, p. 196, dans ce

Page 114: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 111

cité dont ils sont extraits, telle Délos, qui devait compter au moins 500 citoyens en 350 et1200-1500 environ au 111° siècle, ce qui à cette dernière époque signifierait unepopulation totale de 5000-6500 habitants225 . Une inscription du 1° siècle av. J.e.d'Anaphè indique qu'une décision a été prise par un total de 95 voix, ce qui pourraitnous faire penser que l'île comptait quelques 150 citoyens226•

Ou bien encore les chiffres sont-ils très indirects, prenant ainsi en compte lesforces navales armées pendant la seconde guerre médique: à deux cents soldats sur lestrières et cinquante sur les pentécontères, on obtient 800-1200 combattants à Naxos, 800à Paros, 500 à Kéos, 250 à Kythnos, 100 à Mélos, 50 à Siphnos et Sériphos227 • Mais ilne saurait s'agir là que de chiffres minima. Et que penser des 1000 hommes envoyés parParos dans les temps coloniaux vers Thasos, chiffre conservé par la tradition locale228 ?Indirect& aussi sont les chiffres tirés de quelques documents épigraphiques mais àl'interprétation délicate. C'est ainsi que la stèle IG XII 5, 609, une liste de noms, sert debase à E. Ruschenbusch pour estimer à 3840-4090 habitants la population de l'ensemblede l'île de Kéos au IVo siècle. Toutefois, une autre interprétation de ce texte (ce ne seraitpas une liste des citoyens mais une liste de combattants potentiels), jointe aux repéragesde surface, permet de considérer ce chiffre de 4000 comme un plancher, la figure la plusprobable devant se situer autour de 6000-7000 habitants229, ce qui incite à penser que lapopulation à Kéos n'a jamais été plus élevée dans toute l'Histoire qu'au IVo siècle. Unargument tiré de l'étude des paysages ruraux du XIXO siècle vient en renfort de cettethèse: un certain nombre de terrasses de culture aujourd'hui très dégradées ne montrentpas la trace d'un réemploi à des fins labourables au XIXo siècle, où elles étaient laissées àla pâture extensive et doivent par conséquent être antiques. Bien entendu, si l'exploitationdu terroir était plus intensive dans l'Antiquité, c'est sans doute parce que la pressiondémographique était en ce temps plus virulente23o.

Ce schéma serait-il valable pour la seule Kéos ? On en doutera. A los, en 1837,Ross parle de 2400 habitants environ et ce chiffre paraît bien être, s'il devait être accepté,le sommet de la courbe démographique du XIXo siècle puisque les recensementspostérieurs évoquent des chiffres inférieurs (2043 habitants en 1889, 1797 en 1928). Or,et j'ai déjà fait appel à ce témoignage de Ludwig Ross à propos des terrasses, on a lapreuve de terrasses abandonnées et non réutilisées dans le secteur nord de l'île, signed'une plus ancienne mise en valeur. Et puisque, on l'a déjà montré, l'utilisation massivedes terrasses antérieures au XIXo siècle ne peut être qu'antique, il devient évident que

passage sur Naxos, Hérodote "reprend tout un langage codifié par la tradition épique sur l'insularité". Il estdifficile alors de penser à une population totale inférieure à 25 000 personnes.225. ID 104-26 C 1. 1 ; Cl. Vial, Délos indépendante, p. 17-20. Ph. Bruneau, Recherches sur les cultesde Délos, p. 262-263, estime que l'on peut aller jusqu'à 2000 citoyens et 9000 habitants, G. Reger,Independant De/os, p. 84, donne une fourchette plus modeste, 2600-3900 habitants.226. IG XII 3, 249 1. 39. Cf. L. Robert, OMS III, n. 5 p. 1500.227. Hérodote, VIII, 46-48.228. Monument d'Archiloque: IG XII 5, 445 A IV 1. 22.229. E. Ruschenbusch, ZPE 48, 1982, p. 175-188; P. Brun, ZPE 76, 1989, p. 121-138; 1.F. Cherry ­J.L. Davis - E. Mantzourani, Northern Keos, p. 237. H. Georgiou et N. Faraklas, Ariadnè, 6, 1993,p. 48, portent la population jusqu'à 9000 habitants en postulant l'existence de nombreux artisans.230. T.M. Whitelaw, "Recent Rural Settlement", Northern Keos, p. 411.

Page 115: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

112 PATRICE BRUN

cette région de los était autrefois cultivée et le chiffre de 2400, bien loin désormais d'êtreun maximum, devient une base de départ pour une estimation pré-chrétienne de lapopulation de l'île, et laisse supposer que los a également connu son apogéedémographique dans l'Antiquité.

L'important n'est pas dans la précision des chiffres que nous n'atteindrons detoutes les façons pas. Il suffit de retenir l'idée d'une population très élevée pour le milieuet se contenter d'analyser les faits qui confirment cette hypothèse de travail. Ainsi,l'approvisionnement en blé accordé aux cités grecques par Cyrène est un autre élémentqui, à défaut de nous donner quelque précision, permet d'aller dans ce sens. Thèra aacquis 15 000 médimnes, Kéos, 14 000, Cos, Egine, Kythnos, Paros 10 000,Astypalaia, 5000. Or, on admet qu'une personne consomme en moyenne 4,8 médimnesde blé par an. Ce qui signifie que Kythnos, qui ne passe pas pour une île bien riche nipopuleuse, a importé une quantité suffisante pour nourrir pendant un an 2083 habitants,Kéos, 2916, Thèra, 3125. Et il est bien évident que ces chiffres représentent un plancherabsolu car on ne saurait croire que la récolte de céréales cette année-là, pour terrible quefut la disette, ait été complètement nulle231 •

Dans un autre registre, et pour bien marquer les incertitudes qui sont les nôtres àla fois dans le domaine statistique et sociologique, que dire enfin du nombre d'esclavesdans l'espace insulaire et dont une simple évaluation approximative nous échappe en touspoints? La tradition fait de Chios et d'Egine des îles où les esclaves sont nombreux maisnous n'avons guère de moyens d'estimer la proportion servile. Evoquant la richesse deNaxos, Hérodote, faisant parler Aristagoras de Milet devant le satrape Artaphernès,souligne que l'île renferme beaucoup de biens et d'esclaves, mais, outre l'approximationde la figure, l'exposé du Milésien ressortit bien sûr d'un mode rhétorique. A Corèsia deKéos, une inscription du IlIo siècle indique à l'occasion de la distribution de viandessacrificielles, un statut d'affranchis soumis aux taxes civiques, ce qui suppose unecatégorie reconnue et donc assez nombreuse et, par voie de conséquence, une populationservile en amont qui ne doit pas être négligeable. A Délos, la hiera syngraphè del'extrême fin du IVo siècle évoque des esclaves dans les propriétés louées par le dieu. Alos, un décret honorifique pour le navarque lagide Zénon parle d'esclaves qui se seraientenfuis à bord de bateaux et à Cos, au 1° siècle, on sait l'existence d'esclaves travaillantdans les vignes232 • Toutes ces références accumulées invitent bien sûr à croire en unepopulation servile imposante mais, en ce sens, les îles se distinguent-elles du reste ducontinent? Ces esclaves sont-ils en rapport avec la vocation portuaire de la cité deCorèsia ou bien ont-ils un rôle d'abord agricole? Le labeur imposé par l'entretien desterrasses nécessitait-il le recours à un travail servile prépondérant ou une forte populationcitoyenne suffisait-elle233 ? On voit que l'on doit ici se limiter à poser les questions.

231. GHI 196 ; L. Foxhall - H. Forbes, Chiron, 12, 1982, p. 46-49 ; G. Reger, Independant Delos,p. 85-88.232. Naxos: Hérodote, V, 31 ; Corèsia : IG XII 5,6471. 9-11 ; Délos: ID 503 1. 34 ; los: IG XII 5,1004 1. 4 (cf. P.M. NigdeIis, IIoMrevJ1.a, n. 53 p. 210 ; R.S. BagnalI, Ptolemaic Possessions, p. 147 ;H. Heinen, Anc. Soc. 7, 1976, p. 146) ; Cos: LSCG 1681. 9.233. H. Lohmann, Agriculture in Ancient Greece, p. 51 estime quant à lui que, s'agissant de l'Attique,"these vast terraces are hardly imaginable without the use of slaves".

Page 116: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 113

Si l'on se fonde sur les indications approximatives laissées par les voyageurs, ilse dégage, et pour autant bien entendu que l'on accorde quelque crédit aux chiffres qu'ilsnous livrent, une très grande élasticité de la démographie, avec des creux dus à desguerres, des épidémies et des crêtes générées par croît naturel ou, ce fut le cas au XIXosiècle et encore après le traité de Sèvres et la capitulation de Smyrne mais à un niveaumoindre, par immigration. Faut-il s'étonner de cette élasticité? Une phase de prospéritéest sans doute plus sensible sur le plan démographique dans une île, espace fini et fermé,que sur le continent et plus perceptible dans une petite île que dans une grande. Al'inverse, une crise démographique apparaît d'autant plus terrible dans une île car il n'estguère possible d'échapper à un massacre généralisé (Mélos dans l'Antiquité, Psara auXIXo siècle) et guère moins de faire face à une épidémie. Ces modèles sont-ils dans cesconditions valables pour l'Antiquité? Au XIXo siècle, époque dont il est clair que lesrapports avec le monde grec classique et hellénistique sont grands, le monde des îles estun monde peuplé à l'échelle du temps. Dire qu'il est surpeuplé est déjà un jugement devaleur qui dégage une impression de misère. Pour en revenir à la période qui nousintéresse, cela devient une interprétation tendancieuse qui ne repose que sur des a prioripar rapport aux besoins des populations antiques.

Pour sortir de cette aporie, il faut prendre le problème par l'autre côté et ne pasexaminer toujours la question de la population par le préalable alimentaire ou agricole.Ainsi que l'a marqué G. Rougemont, ce sont moins les conditions géographiques que lesévénements qui font une démographie, laquelle à son tour détermine la mise en valeur duterritoire234• Modèle de l'infertilité ainsi qu'on a pu le voir au tout début de ce chapitre,Délos a cependant été cultivée de façon très intensive même si, bien entendu, les récoltesattendues ne pouvaient suffIre à nourrir l'ensemble de la population. Des terrasses ont étéélevées, ont accueilli céréales, vignes et vergers tandis que l'élevage ne pouvait pas êtretoujours extensif compte tenu de l'exiguité du territoire. Et si l'on ne devait se fier qu'auxseuls critères traditionnels relevés par Ruschenbusch, on ne saurait envisager un nombrede Déliens supérieur à une centaine alors que l'on sait qu'il faut en réalité multiplier cechiffre par cent ou deux cents pour le 11° siècle. Certes, je mesure toute l'aberration quereprésente le cas délien, que l'île d'Apollon partage avec Ténos au XVIIo siècle et Syrosau XIXo. Mais cette exception permet de prendre conscience de ce qu'il existe autre chosequ'une relation simpliste entre terre cultivable et population.

Une mise en valeur efficace

A propos de Kéos, on a pu mettre en parallèle le développement d'une agricultureintensive à l'époque classique avec les exigences athéniennes du pharos au VO siècle, dela syntaxis au IVo siècle235• En d'autres termes, à la pression démographique que nul nenie, s'ajouterait une pression extérieure de nature fiscale, qui aurait obligé les insulaires àfournir un sur-travail pour s'en acquitter. Cela a pu jouer sur les marges, maisn'oublions pas deux choses: tout d'abord, en versant les contributions, les Kéiens et lesautres alliés se déchargeaient de leurs obligations militaires - humaines et financières - et

234. G. Rougemont, JS 1990, p. 204.235. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, "Greek and Roman Settlement and Land Use", NorthernKeos, p. 339.

Page 117: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

114 PATRICE BRUN

du sur-travail, pour reprendre l'expression précédente, qui en est la conséquence. Or, lesobligations militaires sont inhérentes à la vie de toute cité grecque et on ne voit paspourquoi il faudrait prendre en compte ce facteur sauf à pouvoir prouver que la sommeexigée par les Athéniens était très supérieure à celle qu'aurait nécessité pour et par lesinsulaires en personne l'entretien d'une force armée, surtout navale. D'autre part, on nesaurait oublier que les siècles hellénistiques et romains, qui voient une décruedémographique marquée, un affaiblissement de l'implantation humaine dans lescampagnes, ont eux aussi subi une fiscalité d'origine extérieure, mal définie à l'exceptionde la capitation romaine: à Kéos toujours, une inscription de Poiessa se réfère à desimpôts perçus par des praktores, lesquels paraissent en liaison avec un roi qui pourraitêtre Démétrios Poliorcète236• La taxation athénienne ne saurait donc être responsabled'une intensification de la mise en valeur du sol.

La mise en valeur du territoire doit décidément être mise en relation directe avec lapression démographique. Mais on ne saurait comprendre cette expression dans un sensrestrictif et limiter l'idée de mise en valeur à la seule construction de terrasses; il faut eneffet rappeler toutes les infrastructures d'accompagnement : habitations, bâtimentsd'exploitation, routes, bref, tout ce qui correspond à l'idée actuelle "d'aménagement duterritoire" .

On peut ainsi souligner que le IYo siècle paraît être une époque privilégiée pourl'urbanisme militaire dans les îles de l'Egée : les fortifications des cités côtières de Kéos,de Kythnos, de Ténos, pour ne citer qu'elles, sont datables de cette période - on le verraau chapitre suivant. On constate encore que les tours, si typiques de l'architectureinsulaire - quoiqu'il en subsiste en Attique et en Argolide - sont pour l'essentielcontemporaines de la période Iyo-Illo siècles. Certes, il n'y a jamais eu de fouillessystématiques de ces bâtiments, mais l'étude du matériel céramique de surface que l'onen a faite privilégie toujours les époques classique et hellénistique, quand bien mêmel'occupation a perduré, pour les mieux construites d'entre elles, sur plusieurs siècles237 •

Partout où l'on en a fait une recension systématique, elles sont très nombreuses : àSiphnos, on en compte 55, à Kéos 75, un peu moins à Thasos et à Amorgos, mais ennombre toutefois respectable238• Dans les autres îles où elles sont moins attestées (ainsi, àKythnos, une seule tour est connue), cette faiblesse quantitative peut être due soit à uneabsence de recherche générale sur le territoire soit, et cette hypothèse n'est pas exclusivede la précédente, elle provient souvent du très mauvais état de conservation de la tourquand il ne faut pas parler de sa disparition. A Sériphos, il en subsiste un certain nombrequi n'ont pas été étudiées, les voyageurs n'évoquant jamais que la tour d'Aspropyrgos,

236. IG XII 5, 570. A l'intérieur de la Confédération des Nésiotes, les Insulaires étaient soumis à uneeisphora (lG XII 7, 5061. 16) qui a toutes les chances d'avoir été répartie selon les possibilités de chacun.Le même texte stipule en effet que les cités devront payer, pour la confection.de la couronne décernée àPtolémée et l'ephodion des théores chargés de lui apporter les décisions des Nésiotes, "chacune selon lapart qui lui revient", ÉKao['t'fJv Ka'tà 'to è]1ttBâÂ.Â.ov au'tllt (1. 59-60).237. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, "The towers of Northern Keos", Northern Keos, p. 291.238. N.G. Ashton - E.T. Pantazoglou, Siphnos, Ancient Towers B.e. Cf. aussi J.H. Young, AJA 60,1956, p. 51-56. Kéos : L. Mendoni, Communication au Congrès de juin 1994 "Kéa-Kythnos" (cf. déjàDHA 20-2, 1994, p. 310). Thasos : A. Bon, BCH 54, 1930, p. 147-194; R. Osborne, ABSA 81, 1986,p. 167-179. Amorgos : M.F. Boussac - G. Rougemont, Les Cyclades,' p. 113-120.

Page 118: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 115

sans doute parce qu'elle se trouve non loin du port239. D'un autre côté, il n'est que voirles photographies proposées par N.G. Ashton et E.T. Pantazoglou sur les vestiges destours de Siphnos pour se convaincre de l'extrême difficulté à repérer d'éventuelles tracesarchéologiques de ces bâtiments, car tous n'avaient pas bénéficié, pour leur construction,du superbe appareil que l'on admire toujours à Ayia Marina de Kéa, Ayios Petrosd'Andros ou Chimarros de Naxos sur des hauteurs conservées exceptionnelles240.

L'usage de ces tours est discuté. Pendant longtemps, on a pensé à une protectiondu territoire à l'époque hellénistique contre les assauts des pirates, et c'est la versionunanime et officielle que donnent les voyageurs, celle aussi défendue par H.A. Ormeroddans son étude sur la piraterie et parfois encore considérée comme intangible. Elleconserve quelques appuis parmi les spécialistes des fortifications tel A.W. Lawrence qui,étudiant l'un des meilleurs spécimens, la tour de Kéos, peut écrire que "on the almostinevitable assumption that these raiders were Cretan or Cilician pirates, Ayia Marina musthe dated so late - probably after rather than hefore 100 Re. - that its evidence may applyexclusively to the islands"241. Bien entendu, il ne saurait être question d'admettre unedate si basse puisque le matériel céramique trouvé en association avec les tours insulairesest contemporain desIVo-IIlo siècles: il s'agit là d'une datation a priori, choisie d'après lerôle que l'auteur assigne à ces tours. Il est vrai que, s'agissant des voyageurs, cetteanalyse pouvait être influencée par l'observation ou le souvenir de ces raids que lasituation si complexe de la mer Egée favorisa jusqu'aux premières années suivant laguerre d'Indépendance242. Mais il fut vite commode de souligner que la faible superficieenserrée par ces tours devait limiter les possibilités d'accueil. L'interprétation s'est peu àpeu modifiée: J.H. Young, qui passe en revue les différentes hypothèses sur les raisonsd'être de ces tours (forts, tours de guet, phares, sémaphores, refuges contre les pirates),a conclu à leur intégration dans un complexe agricole dont les tours ne seraient quel'élément subsistant et c'est la conclusion d'une étude menée sur des tours au nord-ouestd'Andros ainsi que dans l'île de Leukas en mer Ionienne243. L. Haselberger pour

239. L. Ross, Reisen, J, p. 117; J.T. Bent, The Cyclades, p. 19.240. Sur cette dernière tour, L. Hase1berger, AA 1972, p. 431-437.241. Geographical Handbook, III, p. 414. Voir la bibliographie jusqu'en 1948 dans J.E. Kent, Hesperia,17, 1948, n. 188 p. 295-296. A.W. Lawrence, Greek Aims in Fortifications, Oxford, 1979, p. 197.242. M. Nowicka, Les maisons à tour, p. 14.243. J.H. Young, Hesperia, 25, 1956, p. 123-146, qui donne p. 144-146, une liste des principales toursconnues alors, liste sans doute dépassée aujourd'hui mais suggestive à tous égards: à Kéos par exemple27 tours étaient alors recensées, 75 aujourd'hui grâce au travail de terrain de Lina Mendoni. Toursd'Andros : A. Koutsoukou - Chr. Kanellopoulos, ABSA 85, 1990, p. 155-174. Tours de Leukas :A. Dousougli - S. Morris, "Ancient Towers on Leukas, Greece", Structures rurales et sociétés antiques,p. 215-225. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, Northern Keos, p. 291-293, parviennent à desconclusions globalement similaires à celles de Young. Ils y ajoutent la protection des secteurs miniers,idée qui pourrait être valable pour Siphnos (voir infra) ou pour Mélos (la seule tour connue est construiteprès des zones minières de l'île), mais qu'ils refusent pour Kéos, les environs des mines de mi/tos de l'îlen'étant pas particulièrement bien dotés sur ce plan. En ce qui concerne Erésos, il semble que les toursisolées et les complexes fortifiés qui existent aient vocation à protéger le territoire d'incursions venues dela mer ou de la frontière terrestre qui le sépare d'Antissa, ainsi que les routes qui aboutissent à la ville:G.P. Schaus - N. Spencer, AJA 98, 1994, p. 418-420. Le nombre de tours connues est souvent fonctiondes recherches opérées sur le terrain comme à Kythnos, qui n'a pas connu de survey, et où une seule tour

Page 119: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

116 PATRICE BRUN

l'ensemble des tours des Cyclades, M.F. Boussac et G. Rougemont pour cellesd'Amorgos, acceptent la thèse de fermes fortifié s, témoignage d'une certaineinsécurité244. Enfin, R. Osborne, reprenant le dossie , parvient à la conclusion d'unemultiplicité des usages245• C'est peut-être un jugement à la Salomon, mais l'étude serréefaite à Siphnos pourrait montrer que la raison d'êtr et l'usage de ces tours se sontmodifiés avec le temps: au VIC siècle, elles se trouven près des secteurs miniers; au VOsiècle, elles servent à la signalisation et à la protecti n. Dans la troisième étape de laconstruction, en amont extrême d'un cours d'eau, elles sont une position idéale pour unrefuge en cas d'invasion par mer. Les plus récentes, co struites près des terrasses fertilessans position stratégique particulière, sont le corps c ntral d'une ferme246• Il est vrai,pour moduler un peu la portée de ces conclusions d'Ashton et Pantazoglou, que cesdatations ne reposent pas sur des fouilles ou des son ages exhaustifs mais plutôt surleurs relations avec le paysage à l'entour. Une tour si uée près des mines dont on saitqu'elles étaient en activité à l'époque archaïque, est s pposée par eux archaïque, alorsque ces mines étaient toujours exploitées à l'époque c assique. Et d'ailleurs, la date deconstruction de la tour d'Aspropyrgos (nO 48 de leur no enclature) sur la foi de quelquestessons archaïques trouvés tout autour laisse assez pe lexe, ne serait-ce qu'en raison dubossage accentué que l'on remarque encore sur les blo s de la base, lequel trahirait uneérection bien postérieure (Pl. VIII, 2). En tout état de cause, et c'est bien là l'essentiel,si l'on ne doit pas écarter le critère défensif (il serai aventureux de voir de simplesfenêtres dans les meurtrières que les tours les mieux onservées arborent toujours), lelien avec la mise en valeur de la chôra au sens large u terme, c'est-à-dire intégrant sasurveillance et sa défense, ne fait aucun doute. Et le plu souvent, cette mise en valeur estd'ordre agricole: à Kéos, les auteurs de la prospectio archéologique au nord-ouest del'île montrent que le matériel archéologique associ aux sites avec tours n'est pasdifférent de celui découvert dans les sites ruraux sans t ur247•

Ce n'est pas dans ces conditions forcer les mo s que de parler, dans les îles del'Egée à partir du IVa siècle, d'une colonisation intérieure visant à intensifierl'agriculture, colonisation qui explique l'extrême rareté e l'émigration insulaire. Dans laseconde moitié du IVO siècle, l'île de Ténos, le territoir de Carthaia, donnent l'image decampagnes bien peuplées, occupées par des fermes is lées et des villages248• Arkésinèd'Amorgos, avec quelques inscriptions consignant la ente avec option de rachat d'une

est connue, depuis longtemps d'ailleurs. Pour l'Attique, la vocat'on agricole des tours - qui datent pourl'essentiel du IVo siècle - est aujourd'hui admise: J. Lohmann, Ag iculture in Ancient Greece, p. 39-40.244. L. Haselberger, AA 1978, p. 345-375 et une publication atte due sur les tours de Naxos, Andros etKéos ; M.F. Bon - G. Rougemont, "Observations sur le territoire des cités d'Amorgos", Les Cyclades,p. 113-120. .245. R. Osborne, Classical Landscape, p. 63-67. A propos des tours de Thasos, il estime, ABSA 81,1986, p. 167-179, que ce ne sont pas des tours de ferme ni une réponse à la crainte des pirates. Elles sontcompréhensibles dans le cadre de l'exploitation du marbre, de la protection des biens (cultures), des marins(sémaphores) mais c'est aussi une attestation de fortune; bref, c'est tout un faisceau de raisons quidevaient présider à leur érection. Pour M. Nowicka, Les maisons à tour, p. 31-35, la destination dépendd'abord de leur localisation.246. N.G. Ashton - E.T. Pantazoglou, Siphnos, Ancient Towers B.C. p. 24-26.247. I.F. Cherry - IL Davis - E. Mantzourani, Northern Keos, p. 294.248. R. Etienne, Ténos II, p. 28. L. Mendoni, EEKM, 13, 1985-1990, p. 311-328.

Page 120: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 117

maison et du champ attenant ou la borne hypothécaire d'une maison et d'un jardin dans lachôra249, Siphnos et le reste de Kéos, par la densité de leurs tours, aussi. Pour autant queles baux déliens puissent, entre 314 et 166 avant J.C., nous donner un modèleexemplaire d'exploitation agricole dans les îles, on se rend compte que les fermes sontbien équipées : étables, bergeries, fermes et dépendances diverses (remises à paille et àgrain), fournil, moulin, quoique toutes ne bénéficient pas d'un aménagement complet250•

Il devient difficile, pour ne pas dire plus, d'imaginer les campagnes insulaires comme desimples terres à pâture. Qu'on le veuille ou non, on ne voit pas comment une quantitéimportante de sites occupés pourrait signifier autre chose qu'un système agricole intensif,lequel impose à son tour de voir dans ces sites ruraux des fermes habitées de manièrepermanente, car l'intensivité de l'agriculture se prête mal à une occupation et à un habitatsporadiques ou saisonniers.

Il faut cependant ne jamais oublier la diversité de l'Egée : les prospections menéesà Mélos fournissent un schéma assez différent, avec un habitat plutôt regroupé enécarts251 et à Naxos, il semble que la population était répartie en de gros bourgs ruraux.Aristote rapporte que, à la fin du VIc siècle, si la plupart des riches habitaient la ville,d'autres vivaient à l'extérieur dans des villages. Ces regroupements survécurent à lapériode archaïque puisqu'au 111° siècle, un décret fut voté par la communauté desAuloniens, installés à une quinzaine de kilomètres au sud-est de la ville de Naxos etagissant en citoyens de dème avec une relative autonomie. Et il n'est pas question dans cecas précis d'un simple hameau, le texte en question établissant que des pirates étoliensvinrent s'emparer de 280 personnes qui furent par la suite libérées moyennant rançon252•

Très certainement des gens de statut citoyen grâce auxquels était assurée la mise en valeurde cette région de Naxos. Le toponyme KooJ.Ll1, "le village", que l'on trouve à Ténos vadans un sens analogue253• La différence entre Kéos, île multipolitique où l'on n'estjamais loin d'une ville centre, ce qui facilite un habitat rural permanent éclaté enpropriétés isolées, et Mélos, Naxos ou Ténos, où l'on peut être très excentré, trouve icison expression naturelle dans l'exploitation du sol et l'habitat.

Mais qu'il s'agisse d'un habitat dispersé en fermes isolées comme à Kéos ouregroupé en hameaux ou villages à l'instar de Mélos, Naxos ou Ténos, il y a témoignagede populations établies toute l'année dans la campagne. Là encore, nous retrouvons unesituation diamétralement opposée avec celle qui prévalait à l'époque moderne où lesdemeures étaient avant tout urbaines et regroupaient pour des raisons de sécurité les

249.IG xn 7, 55 ; 58. Cette dernière inscription mentionne des habitations avec jardins en un lieu quin'est pas situé intra muras.250. J.H. Kent, Hesperia, 17, 1948, p. 291-300 ; J. Pecirka, "Homestead farms", p. 136-139 ;M. Brunet, BCH 114, 1990, p. 672-674.251. Mélos est une île où l'habitat regroupé en écarts est très important. A l'époque archaïque, plus de100 sites sont occupés; au VO siècle, plus de 80 ; au mo siècle, plus de 50. Loin de voir ici un exoderural vers le centre urbain majeur, les prospections de surface prouvent que la taille de chaque siteaugmente avec le temps: il y a certes regroupement, mais à l'intérieur de villages (Melos, p. 142-145).En contrepartie de cet habitat groupé en villages, il n'y a qu'une tour: Melos, p. 304 (en réalité, lesvestiges d'une autre ont été découverts: BCH 114, 1990, p. 820).252. Aristote, F. 558 Rose ( =Athénée, III, 348) ; IG XII 5,36.253. IG XII 5, 872 1. 19.

Page 121: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

118 PATRICE BRUN

personnes et les biens à l'intérieur du castro. Mais nous constatons une situation similaireavec la période, faste pour les îles, postérieure à l'Indépendance, et qui voit un peupartout (le cas a été bien étudié à Kéa) l'essaimage de fermes isolées. De toutes lesfaçons, cette mise en valeur antique s'accompagne de la création d'infrastructures tellesles routes. L'épigraphie nous en livre plusieurs attestations : à Ténos, il en est faitmention à quatre reprises, à l'image de la route "qui va du village (ou du lieu-dit Kômè)jusque vers la tour". Le contrat de location du domaine de Zeus à Arkésinè parle del'entretieti,'à la charge du preneur, des murs "qui sont du côté de la route", c'est-à-diredes murs extérieurs de la propriété. Mais c'est un siècle plus tôt, au VO siècle, qu'uneroute, identifiée ainsi, est indiquée dans une loi sacrée de Paros254• On le voit, lacampagne insulaire apparaît bien organisée. Divers indices permettent de croire que cettemise en valeur méthodique remonte, pour certaines îles, au VO siècle : c'est le cas àParos. Ça l'est aussi pour Poiessa avec la location de terres très excentrées par rapport àla ville. Pour d'autres, les premiers témoignages ne vont pas au-delà du milieu du IVOsiècle mais ils montrent alors un environnement très élaboré, qui ne saurait être unecréation toute récente. Le plus économique est de croire en une sensible accélération de lamise en valeur des terroirs insulaires vers la fin du VO siècle, date qui peut être plusprécoce dans certaines îles, plus tardive dans d'autres. Autant dire que le schéma proposépar R. Osborne - que j'ai tenté de réfuter dans le chapitre concernant les paysagesnaturels - et, à un degré moindre puisqu'il n'évoque que le principe de l'habitat ruralpermanent, pàr M. Finley, tenant pour des campagnes attiques peu peuplées et unetendance sensible dès le VO siècle à un déplacement des populations de la campagne versla ville, est sans doute valable pour Athènes et pour la classe sociale concernée par leshoroi, mais ne saurait s'appliquer à toutes les situations insulaires255•

Sans vouloir minimiser la portée de ces conclusions, entendons toutefois ce quesous-entend l'expression "mise en valeur intensive" admise dans un cadre antique. Celane saurait bien sûr se comprendre selon nos critères actuels, la rareté de l'engrais et lapratique d'une jachère bi-annuelle, qui en est la conséquence logique, interdisant decomparer l'agriculture antique à ce que nous connaissons aujourd'hui. Les routes dont ilest question dans les inscriptions ne sont sans doute, à l'image de ce que l'on peut voirencore dans les campagnes désertées des îles, que des chemins muletiers bordés par desmurets de pierre dressées. Mais cette mise en valeur existe néanmoins de manièrerelative, par rapport aux possibilités antiques256.

C'est à l'intérieur de ce cadre conjoint d'un accroissement de la populationinsulaire et d'aménagement de l'espace rural qu'il faut replacer la promotion au rang decité, de communauté indépendante, d'îles minuscules auparavant simples dépendancesd'unités plus grandes, promotion montrant une sédentarisation, un passage de l'état desimple aire de pacage temporaire à celui de terre mise en culture: nous avons évoqué plus

254. Ténos : IG XII 5, 872 1. 19 ; cf. 1. 32, 68, 80. Arkésinè : IG XII 7,62'1. 19; Paros: LSCG 108.255. Studies in Land and Credit, p. 162. . . .256. IG XII 7, 62. Il semble qu'il y ait eu un malentendu entre A. Jardé (Les céréales, p. XII ; 29-30 ;192) et J. Beloch ("Das Volksvermogen von Attika", Hermes, 20, 1885, p. 243) sur la définition d'uneagriculture intensive, le premier rejetant entièrement l'idée d'une agriculture à la recherche del'intensification, le second, suivi par P. Guiraud (La propriété foncière, p. 643), admettant cette idée aumoins pour l'Attique.

Page 122: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 119

haut les cas de Gyaros, Heracleia, Nésos. D'une certaine manière, cette mise en cultured'îles abandonnées jusqu'au IVO siècle à l'élevage extensif montre que le monde égéens'approche de son maximum démographique eu égard aux terres disponibles - s'il ne l'adéjà pas atteint. li est évident que c'est le manque de terres qui a déclenché cette conquêted'espaces ingrats et on en déduira, sans gros risque d'erreur, que l'aménagement enterrasses des îles habitées a précédé ce mouvement, qu'il est maintenant terminé ou enpasse de l'être et qu'il est parvenu à un niveau où il n'était plus possible d'envisager surplace la création de la moindre parcelle.

Cette vision de populations nombreuses à l'étroit sur leurs terres est celle deFernand Braudel qui parle, pour les îles méditerranéennes du XVIo siècle - à l'exceptionde la Sicile - de mondes affamés257 • La question est pour nous de savoir si cela estapplicable aux îles de l'Egée dans l'Antiquité. Tous les exemples donnés par Braudelnous reportent, c'est naturel, au XVIO siècle, à une époque où, ajoute-t-il, laprédominance des cultures d'exportation et spéculatives, telles la vigne, "menacent la vieinsulaire". Mais rien, dans ce que nous avons vu des îles, en tout cas avant l'unificationde la Méditerranée sous l'emprise de Rome, ne vient conforter cette idée d'une réductionde l'agriculture vivrière.

Arrivés au terme de cette étude, nous pouvons essayer, ayant brassé le maximumde données, d'apporter des réponses concrètes sur les spécificités de l'agricultureinsulaire. Elles concernent avant toute autre chose la nature particulière des champs, créésde toutes pièces sur des montagnes toujours présentes. Nous avons encore indiqué lapart plus faible du gros élevage, plus grande du petit bétail que sur le continent, lesdifficultés marquées de l'oléiculture, l'importance de l'apiculture. Mais ces différences nefont pas une autre agriculture ni une autre civilisation rurale : ce sont bien les mêmescultures qui sont pratiquées dans les îles et en Grèce propre, que nous évoquions lescéréales, la vigne ou tous les arbres fruitiers. Ce sont bien les mêmes petits propriétaires­exploitants dont nous devinons la suprématie numérique, plus préoccupés de culturesvivrières par essence diversifiées que de productions spéculatives bien que, encore unefois, les surplus que les sources antiques laissent apparaître (et les relations moderneségalement), permissent de faire entrer l'économie insulaire dans le commerce maritime.Si l'on se retourne une dernière fois sur les indications fournies par les voyageurs etsurtout par les auteurs, au siècle passé, de monographies, on se rend compte que ladiversité des productions était au rendez-vous dans chaque unité insulaire. Tout au plusl'insularité invitait-elle, peut-être, les cités à compter d'abord sur leurs propres richesses.

Nous sommes amenés dès lors à analyser l'idée et la pratique de l'autarcieinsulaire. Mais je serai ici le plus bref possible, car ce serait me semble-t-il une erreur dene poser le problème de l'autarcie qu'en termes d'une production agricole vaguementcomplétée par la pêche; c'est voir l'autarcie sur le mode spartiate ou à l'instar de quelquedictateur italien. En tout cas, ce n'est pas la définition qu'en donnaient les penseurs duIVo siècle, pour qui l'autarcie se conçoit en termes de "balance commerciale" si l'on mepermet d'employer cette expression moderne258 • Aristote distingue trois formes

257, La Méditerranée, J, p. 139-142.258, Aristote, Politique, J, 2, 9 1252 b - 1253 a : "L'autarcie est la fin et le meilleur pour la cité" ; VII,6,4 1327 a : "L'importation de tous les produits que l'on ne trouve pas dans le pays et l'exportation du

Page 123: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

120 PATRICE BRUN

d'acquisition de biens: les biens primaires, fournis par l'agriculture (cultures, élevage,apiculture), les biens nés de l'échange et ceux fournis par un mode intermédiaire,l'exploitation du bois et des ressources du sous-so}259. Dès le IVo siècle donc, cettedernière façon de s'enrichir était intégrée à la pensée économique et il n'y a dès lors plusde raisons de vouloir limiter les capacités d'une cité aux seules activités agricoles et plusaucun scrupule à se détourner de la vision uniquement agraire des activités humainesqu'Aristophane a voulu imposer. Bien sûr, l'autarcie, surtout alimentaire, est un idéalpour les Grecs, et plus encore sans doute chez les insulaires pour qui "l'isolement estinscrit dans la nature"260 et qui s'appliquèrent à valoriser au mieux leur terre dans le cadrequasi-absolu de la petite et moyenne propriété, principe indiscutable dans les îles quand ilest remis en cause dans la proche Attique261 . Mais cela ne fut jamais synonyme d'unrepliement sur soi.

Sans doute faut-il en priorité prendre en compte l'agriculture, aussi bien est-ce ceque j'ai fait jusqu'à présent, mais pas seulement elle. Si l'on se réfère - la comparaisonvaut ce qu'elle vaut - à la dernière apogée démographique des îles de l'Egée, on constateque la mise en valeur totale du sol s'est accompagnée d'une exploitation maximale desressources du sous-sol et ce n'est certes pas un hasard si l'acmè minière de Sériphoscorrespond grosso modo à son plus haut niveau de peuplement. Et l'on peut étendre cetteréflexion à une autre île bien étudiée et bien pourvue en ressources minérales, Mélos262.En conséquence, nous ne pourrons nous prononcer sur la capacité du monde des îles àentretenir une population dont tout laisse à penser qu'elle était importante, que lorsquenous aurons examiné toutes les richesses autres qu'agricoles et qui, pour certainesexportées, permettaient, jointes aux surplus agricoles que nous avons suspectés,d'acquérir ce que la terre ne donnait pas. Il nous faut évaluer à présent toutes ces activitésqui, d'une certaine manière, permirent aux insulaires de s'affranchir des pesanteurs etdes limites de leur sol.

surplus de la production font partie des conditions indispensables". Platon, République, 370 e : "Il fautdonc que l'Etat produise chez lui non seulement de quoi suffire à ses besoins, mais encore des objets telsen tel nombre que les réclament les pays d'où il importe les denrées qui lui manquent". Sur cette question,cf. A. -Bresson, REA 89, 1987, p. 217-238, notamment p. 219-227.259. Aristote, Politique, 1, Il, 1-4 1258 b.260. L. Faugères in R. Treuil et aUi, Les civilisations égéennes, p. 89.261. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, Northern Keos, p. 339. Discussion pour Athènes:R. Osborne, Agriculture in Ancient Greece, p. 21-28, calcule que 7,5 % des citoyens contrôlaient 30 %du terroir et L. Foxhall, ibidem, p. 157-159, va jusqu'aux estimations de 9 % de la population possédant50 % du sol. Ces estimations restent très hypothétiques.262. Population de Sériphos : 2731 hab. en 1889, 3851 hab. en 1896, 4024 hab. en 1907, avec unmaximum de production de minerai de fer de 149 440 tonnes en 1896 : H. Hauttecoeur, "L'He deSériphos", p. 550. Pour Mélos, M. Wagstaff, "Post Roman Melos", Melos, p. 70.

Page 124: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

RICHESSES INSULAIRES : LE SOUS-SOL ET LA MER

Il est notoire que les îles de l'Egée possédaient dans leur sous-sol du marbre,divers métaux, plus encore que la mer, grâce à la pêche, à la navigation, étaient dessources de richesse que l'on ne peut négliger et les Anciens le savaient aussi. Et pourtant,à de rares exceptions près, tout cela n'est jamais porté au crédit des îles. Plutôt que de selimiter à parler d'injustice, il conviendra, après avoir exploré toutes ces potentialités,d'expliquer ces silences.

LE SOUS-SOL INSULAIRE

Une analyse de la situation actuelle rendrait bien mal compte de la réalitéantique. Il n'y a plus d'exploitation des richesses du sous-sol : l'intensité de l'extractiondes carrières et des filons depuis plus de deux millénaires, la faible teneur en métal duminerai, l'atonie de la demande en marbre de nos jours, tout cela a joué un rôle dansl'abandon actuel. C'est au XIXo siècle que l'Egée connut sa dernière apogée minière,quand, avec l'Indépendance et l'arrivée de la dynastie de Bavière sur le trône, il fut décidéd'exploiter tout ce qui pouvait l'être!. Aujourd'hui donc, et si l'on excepte l'extraction dumarbre dans quelques îles, il n'y a guère que Mélos et, à un degré moindre, Kimolos,pour maintenir une tradition minière sur une échelle appréciable.

Les carrières de marbre

L'étude g~ologique de l'Egée nous montre qu'en dehors des îles volcaniques,toute l'Egée du sud, depuis l'Eubée, l'Attique, les Cyclades, !caria, Samos, et jusqu'enAsie. Mineure, est un véritable bloc de marbre2 • Mais il est difficile de calquer lagéographie du marbre pour en faire ipso facto une géographie des régions productrices demarbre dans l'Antiquité, car la qualité, la finesse du grain, constituaient les critèresfondamentaux qui, en bout de course, décidaient de son exploitation. Ainsi, reconnaîtredu marbre dans une île se signifie pas - ne devrait pas signifier - systématiquement une

1. Le livre de Karl Gustav Fiedler, Reise durch aUe Theile des Konigsreiches Griechenland in den Jahren1834 bis 1837, Leipzig, 1841, travail d'un géologue souvent utile pour notre connaissance de la Grèce dutemps, est le résultat de ce type d'enquête.2. Voir la carte très suggestive de N. Rerz, "Geology of Greece and Turkey : Potential Marble sourceRegions", Classical Marble, p. 7-10.

Page 125: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

122 PATRICE BRUN

utilisation antique: l'île d'Anaphè, par exemple, possède en son sein du marbre, évoquétant par K.G. Fiedler que par L. Ross, et dont les auteurs modernes ont accepté sansréférence précise l'idée d'une extraction antique3• Et ce n'est pas la seule île pour laquelleon pourrait faire le même commentaire4. Sans doute y a-t-il moyen, par le prélèvementd'échantillons, d'identifier la provenance de tel ou tel matériau: c'est ainsi que l'on a pureconnaître un marbre de Siphnos à Delphes dans le trésor de Cnide et de Siphnos5, oubien du marbre de Ténos à Délos6. Mais on devine les risques de telles attributionsd'origine. Car s'il n'est pas gênant d'accepter l'idée que le marbre de Siphnos a été utilisépour la fortification de la cité, qu'à Ténos la pierre indigène a servi dans le sanctuaire dePoséidon et d'Amphitrite, que tel hèrôon de Sikinos est construit en marbre locaF, autantune identification éloignée peut soulever quelques difficultés. R. Martin a bien consciencedu problème lorsqu'il donne un tableau des différents marbres répertoriés et de leurutilisation, Naxos, Délos (et autres Cyclades), Paros, Samos, Ténos, Thasos. Il avouepourtant que "les incertitudes tiennent à la difficulté d'identifier avec sécurité l'origine desmarbres" 8. C'est que l'on est parfois tenté de déterminer celle-ci en fonction dumonument dont il fait partie (le Trésor de Siphnos à Delphes) ou bien de l'inscription quipeut y être gravée et le support du décret des Déliens pour Nabis de Sparte est ainsiqualifié dans le lemme de "fragmenta duo marmoris rubri laconici (?)"9. Les premièresétudes pétrologiques ont confirmé ces doutes et, depuis quelque temps, des analyses enlaboratoire de plus en plus poussées ont permis de mieux cerner nos connaissances, jedevrais dire de préciser nos incertitudeslO•

Que faut-il alors pour avoir la certitude de carrières antiques? L'archéologiefournit d'utiles renseignements comme à Délos, où l'on a repéré des traces du travail descarriers et conclu à l'utilisation d'une carrière de marbre blanc entre le VIC et la fin du IVosiècle Il. Mais ce sont surtout les sources littéraires, souvent détaillées sur la question du

3. K.G. Fiedler, Reise, II, p. 341 ; L. Ross, Reisen, l, p. 75. A.K. Orlandos, Les matériaux deconstruction, II, p. 10.4. Andros : K.G. Fiedler, Reise, II, p. 233 ; H. Blümner, Technologie, IY, p. 75 ; A.K. Orlandos, Lesmatériaux de construction, II, p. 10. Cos: S.M. Sherwin-White, Ancient Cos, n. 47 p. 19-20.s. P. de la Coste-Messelière, Au Musée de Delphes, n. 1 p. 249 ; R. Martin, Manuel d'architecturegrecque, l, p. 138 ; G. Daux, Klio, 52, 1970, p. 67-68 ; G. Daux - E. Hansen, FD II, Le Trésor deSiphnos, p. 26-27. Dans le mur de l'acropole de Siphnos : ABSA 44, 1949, p. 2.6. Utilisé à Tér,os même, dans le sanctuaire de Poséidon et d'Amphitrite (A.K. Orlandos, AE 1937,p.608 ; R. Etienne - J.P. Braun, Ténos l, p. 151). Exporté à Délos: R. Etienne, Ténos II, p. 13 ;R. Yallois, AHHD III, n. Il p. 9. Dans le théâtre: ID 199 A l. 39. Dans le portique d'Antigone c. 250 :EAD Y, p. 14. Dans le temple d'Apollon aux YO-IYo s. : EAD XII, p. 86-87 ; R. Martin, Manueld'architecture grecque, l, p. 139.7. AJA 73, 1969, p. 397-422. Cf. K.G. Fiedler, Reise, II, p. 156 ; H. Blümner, Technologie, III, p. 44.8. R. Martin, Manuel d'architecture grecque, l, p. 136.9./G XI 4, 716.10. Pour C. Renfrew - J.S. Peacey, ABSA 63, 1968, p. 59-60, l'hypothèse traditionnelle de Lepsiustendant à séparer les marbres en cinq catégories, Pentélique, Hymette, Paros, Naxos, Insulaire, n'est guèrevérifiable. P. Roos - L. Moens - J. de Rudder - P. de Paepe - J. Yan Hende - M. Waelkens, "Chemica1and Petrographical Characterization of Greek Marbles from Pentelikon, Naxos, Paros and Thasos",Classical Marble, p. 272, admettent que "Parian and Naxian marble can not always be distinguished".11. Ph. Fraisse - T. Kozelj, "Une carrière de marbre au sud-est du Cynthe," BCH 115, 1991, p. 283-296.

Page 126: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 123

marbre, qui nous donnent les bases indispensables. Toutefois, et puisque j'ai pris soin decerner chronologiquement le sujet, il faut tenter de savoir si les carrières étudiées étaienten activité durant la période concernée. Le cas le plus net, le plus simple à résoudre aussi,est celui du marbre coloré, qui n'était pas en usage dans les temps classiques et quiapparut dans l'architecture à l'époque hellénistique avant de connaître son heure de gloiresous le Haut-Empire. Un passage de Pline est éclairant: "Il me vient à l'esprit qu'à cetteépoque [i.e., l'époque grecque], le marbre tacheté (maculosus marmor) n'était pas enfaveur. On se servait du marbre de Thasos, marbre égal à celui des Cyclades et de celuide Lesbos, ce dernier un peu plus sombre. Pour les taches bigarrées et, d'une façongénérale, la décoration des marbres, c'est encore Ménandre, l'interprète le plus attentif duluxe, qui y fit les premières et rares allusions"12. De son côté, Strabon indique que lemarbre coloré de Skyros est en faveur à Rome, tandis que les carrières de marbre blancqu'il voit dans l'île sont délaissées13• On peut avoir une autre preuve de ce changement degoût en constatant que, parmi les multiples références au marbre vert de Carystos, la plusancienne est Strabon14.

L'exploitation du marbre, n'en doutonspas, était générale, partout où cela pouvaitse faire. Mais, dans la majorité des îles, le marché n'était que local. Ce n'est que pour unpetit nombre d'entre elles que nous avons la preuve d'une extraction à grande échelle,pour tout dire, que nous avons la preuve d'une exportation. Cette discrétion relative etcette distorsion entre l'abondance du matériau et les traces d'un commerce s'expliquesans doute d'une part précisément par cette distribution régionale variée, d'autre part parla difficulté du transport. Mais ce ne sont pas, une fois n'est pas coutume, les plusgrandes îles qui étaient les mieux dotées: le marbre de Samos a dû n'avoir qu'un usageinterne, celui de Rhodes une diffusion restreinte. Théophraste connaît du marbre noir àChioS15. Le marbre sombre de Lesbos était déjà apprécié à l'époque classique l6, mais iln'y a là rien d'exceptionnel, rien qui puisse concurrencer la qualité du marbre de Thasos,Naxos et Paros.

12. Pline, HN XXXVI, 44.13. Strabon, IX, 5, 16.14. Strabon, IX, 5, 16 ; X, 1, 6. C'est un marbre à veines vertes, dont l'emploi le plus fameux fut pourla bibliothèque d'Hadrien à Athènes: V. Hankey, "A marble quarry at Karystos", BMB 18, 1965, p. 53­59 ; A. Lambraki, "Le cipolin de la Karystie. Contribution à l'étude des marbres de la Grèce exploités auxépoques romaines et paléo-chrétiennes", RA 1980, p. 31-62 avec p. 58-62 toutes les références littérairesau marbre de Carystos, depuis Strabon jusqu'à Constantin de Rhodes (xe s.). Cf. encore S;E. Alcock,Graecia capta, p. 101 ; 110-111. Les carrières de Carystos sont encore en activité.15. Dans l'Héraion : O. Reuther, Der Heratempel von Samos. p. 22 ; G. Shipley, Samos, p. 21.Rhodes: Pline, HN XXXVII, 172. Cf. H. Blümner, Technologie, III, p. 50. Chios : Théophraste, delapid. 7. Ce serait, d'après Pline, HN XXXVI, 46, Ménandre qui y aurait fait les premières allusions.16. Philostrate, Vie Soph. II, 8. Pour Pline, NH XXXVI, 44, c'est un marbre utilisé dans les tempsanciens "égal à celui de Thasos et des Cyclades, quoiqu'un peu plus sombre". Employé effectivementassez tôt puisque il est fait mention dans une inscription du Ille s. du marbre de Therrna (l'actuelleTherrni, lG XII 2, 14 l. 9) : c'est l'idée de C. Williams, Phoenix, 38, 1984, p. 36-37, pour qui cela seréfère au marbre gris de Moria. Cf. A. Conze, Reise au!der Insel Lesbos, HlU'Iovre, 1865, p. 48.

Page 127: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

124 PATRICE BRUN

Les carrières de Thasos17 furent exploitées dès l'archaïsme comme en témoignentles temples d'Aliki, et cela se poursuivit jusque sous l'Empire byzantin sans le moindrehiatus: c'était un marbre blanc, "parfois [à] reflets bleus" très prisé, et dont on retrouveles traces à Delphes et à Samothrace. Le marbre de Naxos pose de son côté un problèmeirritant. Qu'il y ait eu des carrières ne fait aucun doute: un colosse inachevé à OrmosApollona, au nord-est de l'île montre bien sûr que la période archaïque fut faste pour lemarbre naxien, et le prouve encore l'anecdote selon laquelle c'est un Naxien, Byzès, quiaurait inventé les tuiles de marbre18. Ce marbre blanc à gros cristaux est considéré, àl'heure actuelle encore, comme un beau matériau de construction et une superbe pierrepour la sculpture19. Il a été reconnu par les historiens de l'art dans les principauxsanctuaires du monde grec20 et pourtant, chose étrange, il n'est jamais mentionné, que cesoit par Théophraste, Strabon, Pline ou Pausanias21 . Cette contradiction trouve peut-êtreune explication tant dans la proximité géographique de Paros que dans la ressemblanceentre le marbre des deux îles et il n'est pas interdit de penser que l'appellation "marbre deParos" regroupait les deux origines.

Car le marbre de Paros était, et de beaucoup, le plus réputé de tous les marbres del'Antiquité, de par la finesse de son grain, de par l'éclat de sa blancheur, propre à servir àbien des métaphores poétiques à l'époque romaine, pour Horace qui "brOIe pour la beautéradieuse de Glycère, jetant un éclat plus pur que le marbre de Paros" ou, beaucoup plustard, André Chénier, pour qui "Aux antres de Paros, le bloc étincelant / N'est auxvulgaires yeux qu'une pierre insensible"22. Ce marbre, on le retrouve employé dans toutle monde grec et au-delà pour les constructions les plus prestigieuses, trop nombreusespour être ici recensées. Mais en fait d'un marbre de Paros, les études pétrologiques

17, R. Martin, Manuel d'architecture grecque, l, p. 141. Etude des carrières d'Aliki par J.P. Sodini ­A Lambraki - T. Koze1j, Les carrières de marbre d'Atiki, p. 82-137, not. p. 81-85 pour les généralités.Toutes références dans H. B1ümner, Technologie, III, p. 25-37. Y. Maniatis - V. Mandi - A Nikolaou,"Provenance Investigation of Marbles from Delphi with ESR Spectroscopy", Classical Marble, p. 443­452, reconnaissent du marbre provenant d'Aliki à Delphes et il est attesté encore à Samothrace (2° moitiédu IVo s. : R. Lehmann, Samothrace, p. 59-60) ; AK. Orlandos, Les matériaux de construction, II, p. 10.18, Pausanias, V, 10, 3.19, R. Martin, Manuel d'architecture grecque, l, p. 37 ; R. Dalongeville - J. Renault-Mikovsky,"Paysages de l'île de Naxos", Recherches dans les Cyclades, p. 12.20, Il a servi à l'Hécatompédon et au temple de Dionysos de Naxos: G. Welter, MDAl (A) 1924, p. 18.A Délos, pour l'oikos et la stoa des Naxiens. Une interprétation de l'inscription du colosse (ID 4: "je suisde la même pierre... ") est de comprendre que le marbre de Naxos a servi à la fois à la statue et à la base:M. Guarducci, ASAA 37-38, 1959-1960, p. 343-347 ; BEp 1962, 253 ; N.M. Kontoléon, Etudesdétiennes, BCH Suppl. l, p. 239-251. A Delphes, pour la colonne des Naxiens (FD II, p. 8), à Olympie(AK. Orlandos, Les matériaux de construction, II, p. 10). K. Germann - G. Gruben - H. Knoll ­V. Valis - F.J. Wink1er, "Provenance Characteristics ofCyc1adic (Paros and Naxos) Marbles", ClassicalMarble, p. 251-262, ont aussi identifié du marbre naxien à Delphes et Délos.21, Absence relevée par exemple par H. Blümner, Technologie, l, p. 34 et par A.K. Orlandos, Lesmatériaux de construction, II, p. 10, qui ne s'interrogent pas sur ce silence.22, Horace, Odes, l, 19, 5-6 ; A. Chénier, L'invention, v. 266-267. Cf. Pindare, Néméennes, IV, 132 ;Athénée, V, 205 f ; XIV, 644 b ; Théocrite, Idylles, VI, 38 (pour sa blancheur). "II semble une statue enmarbre de Paros" : Ovide, Métamorphoses, III, 419 (cf. VII, 465; Pont, IV, 8, 31). "La neigeuse Paros" :Virgile, Enéide, III, 125 (Géorgiques, III, 34).

Page 128: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 125

réalisées dans les quelques vingt carrières repérées dans l'île, font apparaître deux typesassez différenciés de marbre blanc, que les auteurs appellent Paros 1 et Paros 2, tousdeux de qualité remarquable, bien que le premier fOt plus apte que l'autre à recevoir leciseau du sculpteur23•

Les multiples références à l'emploi du marbre de Paros et des autres îles de l'Egéeproductrices montrent que l'on faisait un grand commerce de marbre: aussi bien était-cele matériau de prestige des constructions publiques et sacrées dans la cité24• Desprospections dans l'île de Paros ont permis de retrouver trace des aménagements réaliséspour faciliter le transport des blocs bruts de carrière vers les ports où ils étaientembarqués. C'est ainsi que le port septentrional de Naoussa semble être le principal portd'exportation du marbre parien25• Mais quel profit Paros pouvait-elle en attendre? Onl'ignore bien entendu, mais deux éléments, toujours d'origine parienne, fournissentd'utiles points de repère : c'est d'abord un Parien, Philandridès, qui, en 268, a fourni,d'après des contrats préalablement passés, 1000 pieds de marbre pour la krèpis du théâtreet pour un montant de 3500 drachmes, "la plus grosse affaire conservée dans les comptesdes hiéropes"26. C'est ensuite et surtout la question du phoros de Paros au VO siècle, 18talents avant la Guerre du Péloponnèse, 30 talents lors de la taxis phorou de 425/4, denouveau 18 talents avec le réajustement postérieur à la Paix de Nicias. Compte tenu de lataille de l'île, et même si l'île passait pour riche à la mesure du temps et des Cyclades27,

ce chiffre est colossal, trois fois supérieur à celui de la proche Naxos, laquelle ne passaitpas pour pauvre28 • Il doit néanmoins trouver son explication, non pas dans unequelconque punition de la part des Athéniens à l'encontre des Pariens (l'échec de Miltiadecontre Paros, la prudence des Pariens pendant la Seconde Guerre Médique et la méfiance

23, K. Germann - G. Gruben - H. Knoll - V. Valis - F.J. Winkler, Classical Marble, p. 251-262. LeParos 1 (ou Lychnites : sur l'origine du mot, Pline, HN XXXVI, 14 et L. Robert, "Décret d'Andros",Hellenica, XI-XII, p. lI8 ; D. Berranger, Paros archaïque, p. 51) est d'un grain très fin (0,4 mm.), trèspropice à la sculpture. Une statue du roi Attale (?) à Andros est précisée [a:ycx]Â.~cx Â.{8ou Â.UXVÉroç : IGXII Suppl. 2501. 7. A Paros, une statue d'un bienfaiteur de la cité au 11° siècle est Â.uXVéroç Â.{90u : SEGXXXIII, 682 1. 22 ( =G. Despinis, AD 20, 1965, p. 119-133 =BEp 1967,441). Le Paros 2 est plusgros (c. 1,4 mm.). Les monuments locaux sont faits avec le Paros 2 tandis que l'on retrouve les deuxtYjes à Delphes ou Délos.2 , Sur le transport, M. Wtirch-Kozelj, "Methods of transporting blocks in Antiquity", ClassicalMarble,p~ 55-64; J.P. Sodini - A. Lambraki - T. Kozelj, Les carrières de marbre d'Aliki, p. 119-122(avec planches). Pout les problèmes techniques, de la carrière à la commercialisation, Y. Lintz ­J.Chamay -D. Decrouez, "Les marbres blancs dans l'Antiquité", Musées de Genève, 315, 1991, p. 8-15.25, D. Berranger, Paros archaïque, p. 116-119. A Thasos, le réseau routier est, dans certains cas,également lié à l'exploitation et à l'exportation du marbre: M. Brunet, Topai, 2, 1992, p. 47.26,IG XI 2, 203 A 1. 95. M. Lacroix, RPh 38, 1914, p. 321. A Délos toujours, vers 275, un certainPolycleidès est qualifié de négociant en marbre: lG XI 2, 165 1. 33. Pour J. Tréheux, Index, p. 72, cen'est sans doute pas un Délien.27, ATL 1, p. 368-369. Ephore, FGrHist. II A 70 F. 63 : IIapov ôè, eùScxwovecJ'tatTlv [KCXt~e'Y(o"tTtv] oilO"cxv tôte trov KUlCÂ.aÔrov (cf. Kommentar, II, p. 55). Népos la décrit comme "enflée de safortune" (opibus elata), Miltiade, 7. Sur la richesse de Paros, voir infra, p. 194.28, e.g. Pindare, Pythiques, IV, 88 ; Hérodote, V, 30-34.

Page 129: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

126 PATRICE BRUN

de Thémistocle à leur égard ne sont pas des arguments convaincants29) mais dans lesrevenus intrinsèques de l'île, sans qu'il soit indispensable de faire entrer en compted'hypothétiques ressources coloniales3o• On peut alors affirmer que le marbre était larichesse majeure de l'île, celle qui expliquait son opulence - et son phoros énorme.

On ne saurait cependant étendre de façon systématique cette conclusion à d'autresîles, parce que le marbre de Paros était déjà exceptionnel. Mais il n'y avait pas que lemarbre et d'autres richesses minérales étaient susceptibles d'être extraites etcommercialisées. C'est le cas des roches volcaniques, des trachytes, désignées sous leterme évocateur de "pierre meulière". La pierre de Nisyros reçoit ses premièresattestations à l'époque hellénistique, elle est célèbre sous l'Empire, mais on doitsupposer, en toute bonne logique, qu'elle dut être assez tôt recherchée au moins par lesrégions voisines du Dodécanèse et de la Carie31 ; on trouvait aussi cette roche à Thèra et àMélos. Cette pierre abrasive aux qualités réfractaires pouvait d'ailleurs avoir d'autresusages - en priorité dans les mines - et on poursuivit son exploitation à l'époquemoderne32• A l'instar du XIXO siècle, il est probable que, dans ces trois îles volcaniques,c'étaient des meules et non des pierres brutes qui étaient exportées. De manière identique,l'activité hydrothermale de Mélos explique l'existence de cette roche si particulière, labentonite, sorte d'argile blanche que les Anciens connaissaient sous le nom de melinon33•

La même roche était extraite à Kimolos sous le nom de cimolite et employée par lesAthéniens dès le VO siècle. Si elle est citée chez d'autres auteurs, c'est Pline qui en parle leplus, en liaison notamment avec des applications médicales : il est donc probable quel'intérêt pour la cimolite, s'il n'est pas né sous l'Empire, a bénéficié à cette époque d'unnet regain34.

L'autre roche d'importance majeure dans l'Antiquité grecque était l'ocre, lemiltos3S . Sur les trois lieux traditionnels de production, Kéos, Lemnos et Sinope, on voitque deux étaient insulaires. On sait, par le célèbre décret GR! 162, que les Athéniensavaient voulu au milieu du IVO siècle s'assurer le monopole de cette richesse à Kéos. Auxdires de Théophraste, et si les deux autres origines étaient appréciées, l'ocre de Kéos était

29. Echec de Miltiade: Hérodote, VI, 133-136; Ephore, FGrHist. II A 70 F. 63; Népos, Miltiade, 7-8.Cf. E. Lanzillotta, Paro, p. 108-114; D. Berranger, Paros archaïque, p. 86-88 ; M. Amit, Athens and thesea, n. 9 p. 51. Hésitations pariennes en 480 : Hérodote, VIII, 67.30. D. Berranger, Paros archaïque, p. 305-306.31. Anth. Pal. IX, 21 ; IX, 418 ; Strabon, X, 5, 16 ; Pline, HN XXXVI, 154 ; Eustathe, Corn. DenysPér. 525, GGM II, p. 319. L.A. Moritz, Grain Mills and Flour in Classical Antiquity, Oxford, 1958,p.91-92.32. Théophraste, de lapid. II, 14; III, 21-22 ; Pline, HN XXXVI, 154. Cf. L.A. Moritz, op. cit. p. 49.Exportation des meules de Mélos au XIXo siècle vers la Turquie, la Grèç~ et l'Adriatique : L. Ross,Reisen, III, p. 22. Le trachyte de Mélos sert à broyer le minerai du Lauri0!1.mais aussi, en raison de sesqualités réfractaires, de four: J.F. Hea1y, Mining and Metallurgy, p. 142. Pour B.A. Sparkes,"Production and Exchange in the Classical and Roman Period", Melos, p. 233, il s'agit de pierre ponce.33. Théophraste, de lapid. IX, 62 ; Pline, HN XXXV, 19, 37 ; Vitruve, VII, 7, 3.34. Aristophane, Grenouilles, 713. e.g. Pline, HN XXXV, 196 ; Dioscouridès, V, 156.35. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani - W. Rostoker - J. Dvorak, "Miltos and MetallurgicalExtraction", Northern Keos, p. 299-303, étudient les mines du nord de l'île.

Page 130: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 127

la meilleure36. Sans doute son usage essentiel était-il d'ordre maritime, mais elle servaitaussi de colorant dans l'artisanat céramique et, de façon plus anecdotique, la corde quipermettait de rassembler les Athéniens vers la Pnyx en était enduite3? En tout cas, et sanspréjuger en rien de sa valeur réelle, ce n'est pas un hasard si la cité de Kéos la plusproche d'Athènes, Corèsia, celle par laquelle devait s'opérer tout le trafic avec l'Attique,est encore celle qui, de toutes les cités de l'île, avait le tribut le plus élevé38• Toutefois, laprésence des trois cités de Carthaia, Corèsia et Iulis sur la stèle GR] 162 instaurant lemonopole du commerce de l'ocre en faveur d'Athènes, implique qu'il n'y avait pas uneseule mine dans l'île mais plusieurs, disséminées sur la totalité du territoire insulaire : lemUtas était bien une richesse de Kéos et pas de la seule Corèsia. La question dumonopole devait se poser en termes plus simples pour les Athéniens s'agissant deLemnos. Pline affirme l'ancienneté de son extraction quand il affirme que l'ocre deLemnos "a été très en vogue dans les temps anciens en même temps que l'île qui laproduit. On ne la mettait en vente que cachetée, d'où le nom de sphragis qu'on lui aégalement donné"39.0n doit supposer que son négoce ne put prendre son véritable essorque lorsque la marine athénienne n'exista plus, quoiqu'il fût toujours contrôlé par lesAthéniens4o•

On ne connaît que malles autres productions minérales des carrières égéennes. Laplupart des références sont d'époque romaine et il nous est impossible de savoir si ellesétaient extraites auparavant. En tout état de cause, et si l'on met de côté les argiles àcéramique présentes presque partout, elles ne devaient avoir qu'une importancesecondaire et jouer qu'un rôle mineur dans les îles qui les exploitaient41 •

36. Théophraste, de lapid. VIII, 52 ; Strabon, XII, 2, 10 ; Pline, HN XXXII, 111 ; XXXV, 30.Cf. H. Blümner, Technologie, IV, p. 482.37. Aristophane, Acharniens, 22.38. Du moins quand les cités de l'île paient séparément, ce qui n'est pas fréquent, et non par syntélie :A TL l, p. 306-307. Liens avec l'exploitation et l'exportation du mi/tos : L. Nixon - S. Priee, "Ladimension et les ressources des cités grecques", La cité grecque, p. 183-184 ; L. Mendoni ­N. Belogiannis, ApxawyvœO"la, 7, 1991-1992 [1993], p. 91-104.39. Pline, HN XXXV, 33. Cf. Galien, de Fac. Simpl. Med. IX, 12, 169-174 et références complètesdans H. Blümner, Technologie, IV, p. 482-483. L'exploitation de l'ocre est encore attestée pour le XVlo

siècle par P. Belon du Mans, Observations, po 28.40. Athènes perdit sa flotte après 322 et l'île passa à Antigone en 318, mais elle est recouvrée par lesAthéniens en 307/6 (Diodore, XX, 46). Déclarée libre en 197/6 (Polybe, XVIII, 48 ; Tite-Live, XXIII,30, 35), elle retourna dans le giron athénien en même temps que Délos (Polybe, XXX, 20).41. Du soufre à Mélos (Pline, HN XXXV, 174) où un lieu-dit se nomme encore Theiorycheia, de theion,le soufre, ainsi que de l'alun, utilisé pour fixer les matières colorantes et dans les pratiques vétérinaires :S. Georgoudi, Des chevaux et des boeufs, p. 190-191. De l'agate à Lesbos (Pline, HN XXXVII, 141); ANaxos, une "pierre pour aiguiser le marbre" (Théocrite, Autel, II, 4 ; Dioscouridès; V, 149 ; Pline, HNXXXVI, 54, 164; XXXXVII, 109; Anth. Pal. XV, 25), c'est-à-dire de l'émeri. Outre son marbre, Parosproduisait de la sardoine (Pline, HN XXXVII, 105 ; cf. H. Blümner, Technologie, III, n. 6 p. 262) et del'albâtre pour conserver les parfums (Pline, HN XXXVI, 62). A Siphnos, une argile, avec des intrusionsde fer, permettait de façonner des vases robustes (Théophraste, de lapid. VII, 42 ; Pline, HN XXXVI,159). A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 78, pense au talc..

Page 131: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

128

Les métaux

PATRICE BRUN

Les îles de l'Egée étaient bien dotées en métaux de toutes sortes : les recherchesgéologiques entamées au XIXO siècle donnèrent des résultats encourageants, mais lafaible teneur en minerai fit que l'exploitation ne se maintint pas au-delà des premièresannées du XXO siècle - sauf un léger renouveau durant l'occupation italienne. Toutefois,on peut faire, s'agissant des mines, la même remarque que pour les carrières de marbre:la découverte de plomb à Anaphè n'induit pas ipso facto son extraction dans l'Antiquité42.

Mais il nous est en général plus aisé d'en avoir une idée par l'archéologie car les minesantiques, si elles n'ont pas été détruites, se laissent mieux repérer que les carrières. Ainsi,dans le cas précis de Sériphos, on est certain de l'utilisation antique des mines par ladécouverte de lampes datant du VO siècle43 et les mines de fer d'Andros ont livré quantitéde matériel céramique hellénistique, des monnaies classiques, hellénistiques etromaines44•

Quels étaient les métaux que l'on trouvait dans l'Egée ? L'or était rare. Le sous­sol de Thasos en renfermait, non point seulement dans ses possessions continentalesmais jusque dans l'île45, en faible quantité cependant. Quant à Naxos, les mines d'or nereposent que sur une tradition recueillie par K.G. Fiedler, mais rien ne vient étayer leurexistence, et moins encore une exploitation antique46•

Par contre, les mines d'or et d'argent de Siphnos sont mieux connues : ellesavaient fait la richesse et l'orgueil de l'île jusqu'à Delphes47 et la légende voulaitqu'Apollon, furieux de ne pas avoir reçu la dîme qu'il exigeait sur les revenus du métalprécieux, eût englouti les mines, faisant disparaître ainsi la plus grande richesse de l'île48 .

Comme Hérodote ne souffle mot de pareil cataclysme, il est évident que celui-ci, s'il a euvraiment lieu, lui est postérieur. On est en droit d'être dubitatif devant cette belle légendecar les mines antiques encore visibles sont situées à l'intérieur des terres, à l'exception

42. K.G. Fiedler, Reise, II, p. 557.43. J.F. Healy, Mining and Metallurgy, p. 83 et Pl. 13 a ; P. Graindor, MB 7, 1903, p. 470.44. O. Davies, Roman Mines, p. 263-264. Description des mines anciennes d'Andros et de la superbetour circulaire hellénistique d'Ayios Petros par K.G. Fiedler, Reise, II, p. 233-238.45. J. des Courtils - T. Kozelj - A. Muller, "Des mines d'or à Thasos", BCH 106, 1982, p. 409-417.Sur les mines thasiennes en Thrace, Hérodote, VI, 46-47 ; VII, 109 ; Thucydide, l, 100 ; Plutarque,Cimon, 14. R. Osborne, Classical Landscape, p. 79-81 (avec carte p. 80) ; H. Blümner, Technologie, IV,p. 19.46. K.G. Fiedler, Reise, II, p. 296 ; 313.47. Hérodote, III, 57-58 : les Siphniens firent bâtir l'agora et le prytanée avec du marbre de Paros. La citéétait assez riché pour payer aux Samiens qui les assiégeaient une énorme indemnité de 100 talents. Sur lesmines de Siphnos, L. Ross, Reisen, l, p. 141 (avec une description, comme toujours chez Ross, trèsprécise) ; K.G. Fiedler, Reise, II, p. 136 ; J.T. Bent, The Cyclades, p. 195-198 ; H. B1ümner,Technologie, IV, p. 18-19. La présence sur les sites de scories de plomb avec des traces d'argent prouveque le minerai était fondu sur place: K.G. Fiedler, ib. ; A. Philippson, Die griechischen Landshajten, IV,p. 78. Etudes contemporaines: J.T. Bent, JHS 6, 1885, p. 195-206 ; P. Graindor, MB 7, 1903, p. 466­468 ; N.H. Gale - Z.A. Stos-Ga1e, "Cycladic lead and silver Metallurgy", ABSA 76, 1981, p. 169-224,notamment p. 195-203, le chapitre intitulé "The ancient mines of Siphnos", où les auteurs montrent quel'or se trouvait en quantité assez élevée au moins dans une mine, celle d'Ayios Ioannis.48. Pausanias, X, 11, 2 ; Suidas, s. v. Llq>VtOt.

Page 132: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 129

des mines dont l'entrée subsiste non loin de la chapelle d'Ayios Sostis, au nord-est del'île, et qui donnent un décor acceptable à la légende : certaines galeries, peut-être tropprofondes, ont pu être envahies par la mer toute proche. Mais on ne saurait accepter unegénéralisation de cet accident et il faut refuser le principe d'une exploitation qui auraitcessé pour cause d'engloutissement des mines par la mer. Si cataclysme il y a eu aprèsHérodote - ou plutôt après l'épisode qu'il relate et qui doit dater de 525 environ - c'estdans la proche Attique qu'il faut le trouver. Il est probable que le district du Laurion, auminerai à haute teneur, a concurrencé d'autant plus Siphnos que l'île se trouva, dès lafondation de la Confédération, sous la tutelle d'Athènes. On doit d'ailleurs suspecter, parle faible contingent que les Siphniens envoyèrent à Salamine49, que leur richesse était déjàtrès entamée. Peut-être un glissement de terrain ennoya-t-il certaines des galeries, mais ily a lieu de croire que telle n'est pas la raison fondamentale de l'affaiblissement des minesde Siphnos : on pensera plus volontiers à un épuisement des filons. Aussi bien celui-ci nefut-il pas total puisqu'un tribut de trois talents et de neuf talents en 425/4 n'est pas àproprement parler le signe d'une pauvreté insigne5o• Un autre indice tendant à montrerque les mines de Siphnos ne disparurent pas à l'époque classique est la présence, àAthènes, d'une famille d'isotèles siphniens (plusieurs générations nous sont attestées parles listes navales) dont les intérêts dans les mines du Laurion sont patents51 et qui devait,aU moins à l'origine, posséder l'expérience d'un tel travail. Le premier, Callaischros deSiphnos est triérarque vers 366, son fils Stésileidès est triérarque isotèle, et à denombreuses reprises indiqué dans les listes navales. Son fils (?) Callaischros (II) exercela triérarchie en 330/29 mais il meurt, jeune encore, car un certain Leudikos de Siphnosest epitropos de Stésileidès (II), fils de Callaischros (II). De plus, une inscription encoreinédite mais rapportée par diverses indiscrétions plus ou moins autorisées, indique quesur proposition d'Alcibiade, les Athéniens, par un décret voté en faveur de Polypeithès deSiphnos, renouvelèrent des honneurs (on ne peut en dire plus) déjà accordés pour sonpère Stésileidès et son grand-père Callaischros52• Il est hors de doute, compte tenu del'analogie des noms, qu'il s'agit bien des ancêtres des isotèles connus par les inscriptionsnavales du IVO siècle et cela nous oblige alors à remonter les relations d'Athènes aveccette famille siphnienne dans la première moitié du VO siècle, et assez haut dans celle-ci.On ne saurait bien entendu mettre au compte du hasard ce lien entre des Siphniens établisà Athènes et l'antique gloire minière de Siphnos, et l'ancienneté de leur établissement à

49. Une seule pentécontère : Hérodote, VIII, 46-48. Cf. SGH/27.50.,ATL r; p.406-407.~es recherches archéologiques les plus récentes montrent bien que les mines d'oret d'argent de'Siphnos'étaient encore en activité à l'époque classique: BeH 113, 1989, p. 670.51. Callaischros (1) : /G 112, 16091. 27. Stésileidès (1) : lG 112, 16231. 203-205, 251, 268-270 (333/2),1627 1. 194-196 (335), 1631 1. 430, 435 (325/4). Callaischros (II) : /G 112, 1627 1. 195. Leudikos deSiphnos, epitropos de Stésileidès en 325/4 : /G 112, 1631 1. 431. A côté de ces mentions dans les listesnavales, on remarque un Siphnien parmi les preneurs à bail du Laurion c. 350 : -]ç l;itpvl[---].M. Crosby, Hesperia, 19, 1950, nO 5 1. 2, p. 212 (SEG XXVIII, 121 1. 3) : "The registrant fromSiphnos is perhaps Kallaischros". Surtout, ce même Callaischros apparaît en nO 20 1. 3 (c. 33817. SEGXXVIII, 130). Un autre Siphnien (Callaischros ? Stésileidès ?) dans un autre compte: Hesperia, nO 25 (c.350-325; SEG XXVIII, 132). N.G. Ashton - E.T. Pantazoglou, Siphnos, Ancient Towers B.e., p. 20.52. A.P. Matthaiou, Horos, 8-9, 1990-91, p. 267-268 ( =SEG XLI, 9).

Page 133: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

130 PATRICE BRUN

Athènes pourrait signifier qu'ils y furent appelés pour le grand lancement des mines duLaurion entre les deux guerres médiques.

De nombreuses îles possédaient d'autres mines, au minerai certes moins précieux,mais qui présentaient pourtant quelque avantage: c'est le cas des mines de fer, que l'ontrouvait un peu partout dans l'Egée (le nom de Sériphos pourrait venir d'une racinephénicienne, sareph, désignant la fonderie)53 ou encore de cuivre54, qui ont pu êtreexploitées très tôt, dès le Cycladique Ancien II (c. 2600-c. 2300) pour ces dernières.Ainsi, Kythnos, qui possédait des mines de fer et de cuivre et où un toponyme Skouriesdit beaucoup. L'archéologie a permis de retrouver, avant leur destruction définitive lorsde la remise en route des mines de Kythnos, les grandes salles dans lesquelles le fer étaitextrait et du minerai concassé, prêt à l'embarquement55. Nous n'avons aucun moyend'appréhender à la fois l'intensité de l'exploitation et les revenus que la cité pouvait enespérer. Mais, comme pour Siphnos, nous pouvons nous tourner vers les indicationsfournies par les listes du tribut athénien lequel, à l'origine de trois talents, monte à sixtalents en 425/4 et se maintient à ce chiffre contrairement à la plupart des autres alliés quivirent le retour au "tribut d'Aristide"56. Aurions-nous là un traitement réservé à une île quitirait de ses mines de substantiels revenus ? Les autres indices d'une certaine aisancefinancière de la cité de Kythnos sont à rechercher dans son absence des comptes dusanctuaire de Délos au IVO siècle où, alors que tant de cités des Cyclades ont quémandéquelque avance auprès des trésoriers d'Apollon, la cité n'a pas fait le moindre emprunt57,ce qui ne l'a pas empêché d'acheter 10 000 médimnes de céréales lors de la crisefrumentaire de c. 330, quantité qui, à un prix minimum de cinq drachmes le médimne58, aporté la dépense à plus de six talents. Rien ne dit que c'étaient le fer et le cuivre seuls qui

53. Mines de fer à Kéos, Kythnos, Sériphos, Andros, Lesbos (R. Osborne, Classical Landscape, p. 76).A Syros, Kythnos, Kéos, Sériphos, Siphnos, Gyaros, Samothrace, Eubée, pour J.F. Healy, Mining andMetallurgy, p. 62. Cf. R.J. Forbes, Studies in Ancient Technologie, IX, p. 182. Sériphos : RE II A 2col. 1729; P. Graindor, MB 7,1903, p. 470 ; V. Bérard, Les Phéniciens et l'Odyssée, l, p. 159-160.54. N.H. Gale - Z.A. Stos-Gale, ABSA 76, 1981, p. 169-224.55. Les mines de fer ont été décrites en détail par K.G. Fiedler, Reise, p. 96-102 et surtout parP. Graindor, MB 7, 1903, p. 468-470. Cf. H. Blümner, Technologie, IV, p. 76 ; J.F. Healy, Mining andMetallurgy, p. 62 ; R. Osborne, Classical Landscape, p. 76. Le lieu-dit Skouriai, à 4 km. à l'est deChora, est noté par A. Vallindas, Kv(JvlaK"cX, p. 13 (Skouries dans BCH Ill, 1987, p. 563 : des restesd'installations métallurgiques de cuivre du Cycladique Ancien II y ont aussi été découverts).56. ATL l, p. 322-323.57. ID 98 étant l'inscription la plus fameuse. "Les causes de cet endettement nous échappent. Sans doute,puisqu'il s'agit de Karystos et des Cyclades, doit-on penser d'abord aux exigences de la SecondeConfédération athénienne: contributions financières compliquées parfois de démêlés entre Athènes etcertains alliés (Kéos), entretien des garnisons (Andros, Arkésinè), participation à des hostilités. Dans cecadre politique, on s'expliquerait assez bien la durée des endettements et la complaisance des amphictionsathéniens. [... ] Des causes diverses ont pu jouer aussi, par exemple des besoins locaux tels que leravitaillement en blé ou des constructions publiques, pour lesquels les fonds du sanctuaire étaientégalement disponibles" : L. Migeotte, L'emprunt public, p. 155-156.58. "Stèle des céréales" de Cyrène, GHI 196. C'est le prix, durant les crises frumentaires, considérécomme "évergétique" à Athènes vers 330 ([Démosthène], XXXIV, 39) mais aussi à Andros vers la mêmeépoque (/G XII 5, 714 l. 39, daté cependant par G. Reger, Hesperia, 63, 1994, p. 309-321, de 275-225).

Page 134: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LEs ARCHIPElS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 131

assuraient à Kythnos cette relative aisance -l'agriculture y apparaît prospère à toutes lesépoques de son histoire - mais il est évident qu'ils y ont participé.

Il semble donc que les îles étaient bien pourvues en matières premièressusceptibles d'être vendues et exportées et capables d'assurer des richesses appréciablesaux cités qui, d'une façon ou d'une autre, les contrôlaient. Sans doute l'exploitation desmines de Siphnos n'a-t-elle jamais atteint le niveau de celles du Laurion ou du MontPangée. Mais, à l'échelle de ces cités insulaires, de telles richesses étaient loin d'êtrenégligeables: marbre de Paros ou Naxos, cuivre et fer de Sériphos et Kythnos, ocre deKéos, colorant de Skyros, ont à coup sûr permis aux cités concernées de participer auxcourants d'échange et d'en tirer des revenus.

De tels revenus ne sont pas aisément chiffrables. Mais ce n'est pas là l'objet finalde notre démarche. Pour comprendre les potentialités des îles, il est impératif de faire unbilan complet, de ne pas se contenter de quelques appréciations touchant à la pauvreté duterroir et de moduler pour quelques-unes d'entre elles le tableau en faisant entrerl'exploitation du marbre, à Paros par exemple. Une étude attentive permet au contraire desouligner que bien des îles possédaient en leur sous-sol des richesses. L'analyse despossibilités offertes par la mer va à présent permettre de poursuivre dans ce sens car lamer, source de richesses intrinsèques, était aussi le vecteur commercial qui permettait devendre ces matières premières.

LAMER

La pêche

Il est difficile, en quelque lieu de la planète que l'on se trouve, de ne pas lierl'insularité et la pêche, même si l'existence dlllîles de terriens" n'est pas à démontrer. Sile fait ne peut être nié pour l'Antiquité grecque - trop de raisons objectives nous enempêchent59 - on s'efforcera d'évaluer, quand c'est possible, la part relative de cetteactivité en Egée. Car il ne faut pas être trompé par les perspectives actuelles lorsque l'onimagine que la Méditerranée n'est pas une mer très poissonneuse. A l'échelle du temps etdes moyens techniques, elle l'est, et si aujourd'hui une part non négligeable desbarbounia consommés par les touristes sur quelque port grec durant la saison estivale aété en réalité pêchée au large des côtes du Sénégal, on n'a guère de mal à admettre que lepoisson devait, dans les îles de l'Egée plus que dans d'autres régions du monde grec,figurer en bonne place parmi les apports caloriques des habitants. Un fragment deMénandre évoque "les étrangers insulaires" habitués au poisson frais ou salé, appréciant àleur juste valeur les plats farcis et les assaisonnements puissants qui leur font défaut, aumême titre que les Arcadiens aiment à .goûter les produits de la mer du fait de leur habitatcontinental6o• Voilà une façon, concise mais précise, sinon de décrire avec rigueurl'alimentation insulaire, du moins de définir la perception que les Athéniens en avaient.

A l'inverse, il convient de ne pas se laisser abuser par l'épithète de"poissonneuse" réservée par la poésie, qu'elle soit homérique ou autre, à telle ou tellepartie de la mer Egée puisque chez Homère, la mer est toujours poissonneuse comme

59. Un fragment d'Antiphanès (F. 190 Edmonds) fait un rapport direct entre îles et pêche au IVo siècle.60. Ménandre, F. 462 Edmonds ( = Athénée, IV, 132 e).

Page 135: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

132 PATRICE BRUN

toute armée est nombreuse et le courage des héros indomptable. Néanmoins, plusieursplates-formes entourant les îles étaient ainsi réputées pour abriter en leur sein des bancsféconds - Icaria était surnommée 'Ix8uoEcrcra, "la poissonneuse"61 - et aujourd'huiencore, malgré des ponctions plus fortes qu'autrefois, certaines zones de pêche du coeurdes Cyclades, souvent celles mentionnées dans l'Antiquité, autorisent de belles prisesparmi les espèces les plus nobles62.

J. Dumont a souligné le fait que le poisson n'était pas une nourriture homérique63,pas beaucoup plus que les céréales, l'alimentation des héros étant avant tout carnée64• Lepoisson conserva longtemps dans la mentalité grecque une notion plutôt péjorative etArchiloque, quittant son île natale, recommande d'oublier Paros et "cette vie qu'il fallaittirer des flots". Chez Aristophane, le poisson est de façon systématique la nourriture dupauvre ou plus exactement des petits : c'est dans des plateaux de bois pourri qu'il estservi et le marché aux poissons ne semble pas le lieu le plus recommandable de la cité. Lepoisson salé était quant à lui la nourriture des esclaves et de façon plus générale, desrustres65. Quant aux pêcheurs, ils occupent le bas de l'échelle sociale car le métier est dur,la vie pénible66. A Naxos, ils forment le noyau des troupes hostiles à l'aristocratie etparticipèrent à sa chute à l'arrivée du tyran Lygdamis67 . Tout cela se modifia avec ladomination romaine, où le poisson devint un plat recherché des gastronomes et Ovideconsacra à la pêche et aux pêcheurs un poème, les Halieutiques.

Mais, dès l'époque hellénistique, on devine l'existence de personnages importantsayant un lien avec la pêche. Une inscription de l'île milésienne de Léros, au 11° siècle,honore un homme "qui travaille dans une activité liée à la mer", Épya[Ç]OJlEVOÇ 'tE 'tllVKa'tà 8<iÂ,acrcrav Épyacriav68 . Comme il semble difficile de voir en lui un simplemarin-pêcheur, on en déduira qu'il s'agit d'un patron de pêcherie, ce qui en dit long surla réalité d'entreprises d'une certaine taille en cette seconde partie de l'époquehellénistique. Que le personnage honoré, un Milésien, ait un rapport direct avec ce que

61. Astypalaia (Ovide, Art d'aimer, II, 82), Paros (Pline, RN XXXII, 18), Carystos (Athénée, VII, 295c), Icaria (Etienne Byz. s. v. ; Hêraélide Pont. FRG II F. XLI ; Pline, RN IV, 68 ; Elien, Anim. XV, 23 ;Athénée, l, 30 b), Rhodes (Varron, Ec. rur. II, 6, 2 ; Pline, RN IX, 54 ; 79 ; Athénée, VIII, 360 d),Thasos (Athénée, VII, 318 f ; 325 e), Skiathos (Athénée, l, 4 c).62. Au sud de Naxos: E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 304. Dans le triangle Délos ­Myconos - Rhénée : A. Philippson, Die griechischen Landshaften, IV, p. 108 ; J.L. Bintliff, NaturalEnvironment, II, p. 594-595 ; 604. Durant les dix jours de mon séjour à Kythnos au mois de Septembre1993, il n'est pas passé un matin sans qu'une embarcation ne proposât un espadon, le xiphia, à vendre.Des casiers emplis de langoustes ont été négociés·à Siphnos et Amorgos (printemps 1995).63. J. .Dumont, REA 78-79, 1976-1977, p. 96.64. Encore les occurrences, surtout tirées de l'Odyssée (IV, 368... ), montrent-elles que l'on se nourrit depoisson en désespoir de cause.65. Archiloque, F. 105. Aristophane, Ploutos, 813 ; Paix, 814. [Démosthène], XXXV, 32. Théophraste,Caractères, IV, 15. Sans beaucoup de surprise, on rappellera qu'au XVIIIo siècle, la morue salée des côtesde Nouvelle-Angleterre faisait partie de l'ordinaire des esclaves des plantations américaines et antillaises.66, Anth. Pal. VII, 505 : KUKOÇOtU. Cf. Ph. Gauthier, BCR 101, 1977, p. 204.67. Aristote, F. 558 Rose ( = Athénée, VIII, 348 c).68. Ch. Michel, Recueil d'Inscriptions grecques, 372, I. 10-11. Sur cet homme et sur d'autres pêcheries,à Athènes et lasos, cf. BEp 1973,419.

Page 136: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 133

l'on pourrait appeler "le marché continental" de Milet ne change pas grand-chose auproblème : une forme, variable selon les îles et leur importance démographique,d'industrie de la pêche a vu le jour en Egée. D'une certaine manière, cette concentration ­si l'on peut utiliser ce mot s'agissant de la pêche - répond au phénomène similaire quitouche le monde rural simultanément.

C'est pourquoi l'on ne s'étonnera pas de constater que la plupart des allusions aupoisson, plat de gourmet, sont à puiser chez Athénée, qui indique que bien des espècesnobles se trouvent dans les eaux de l'Egée et J. Dumont les a relevées69• Mais diverscommentaires antérieurs montrent cependant que, dès l'époque classique sinon plus tôt,poissons et coquillages faisaient partie intégrante de l'alimentaire des Grecs et d'uneforme de tradition culinaire, telle la coquille Saint-Jacques à Mélos, les huîtres à Rhodes.A quoi l'on n'aura garde d'oublier la pratique, déjà attestée au IVo siècle, de la pêche deséponges7o• Toutefois, deux pêches, fort différentes dans leur pratique, avaient une placemajeure, celle du thon et du murex.

Le thon, bien sûr, était pêché en Egée, et si la pratique sur une vaste échelleconcernait avant tout la région des détroits71 , cela ne signifie pas que seuls les Byzantinsse livraient à ce qui est plus une chasse qu'une pêche: Archestratos affirme qu'autour deSamos, on pouvait capturer des thons de quinze talents - soit environ quatre cents kilos ­et nous savons par Elien que les gens d'Erétrie et de Naxos se consacraient à la pêche authon, laquelle n'était pas une simple improvisation d'un ou deux professionnels.Plusieurs barques étaient en effet engagées dans l'affaire qu'Elien décrit avec minutie. Cen'est pas un hasard si, toujours à Naxos, il y avait un marché réservé aux poissons. ALemnos, la pêche au thon est attestée au VO siècle et Thèra utilise le thon pour symbolemonétaire; peut-être en pratiquait-on enfin la chasse à Mélos72•

Le murex, qui servait à fabriquer la pourpre, était un coquillage très recherchépour une raison simple et fondamentale, son prix. Un texte délien montre en effet que lapourpre se vendait 100 drachmes la mine, c'est à dire au poids de l'argent73. Ce quiexplique que la pêche au murex, effectuée par des plongeurs, soit attestée dans bonnombre de cités égéennes. Notre documentation concerne, il faut le dire, surtout les

69. Poulpe, mulet et homard de Thasos (Athénée, VII, 318 f; 325 e ; III, 105 d), hareng de Carystos(VII, 295 c ; 304 d), muge de Skiathos (l, 4 c),langouste de Skyros (VII, 295 d), anchois de Rhodes (VII,285 e), scares de Carpathos (Pline, HN IX, 62), lebias (?) de Ténos (Athénée, VII, 301 c). J. Dumont,Halieutika, p. 231-237.70.La coquille Saint-Jacques est l'un des emblèmes monétaires de Mélos au IVo siècle: BMC Crete andAegean Islands, Pl. XXIII, 23. (Lesbos et Chios en pêchaient aussi: Pline, HN XXXII, 150). Huîtres àRhodes: Aristote, Gén.Anim. III, 763 a. Théophraste, Hist. Pl. IV, 6, 5.71. J. Dumont, REA 78-79, 1976-1977, p. 96-117.72. C'est la métaphore des thons vidés du filet qu'Eschyle emploie pour décrire le massacre subi par lesPerses à Salamine: Perses, 424-425. De son côté, Aristophane imagine les Athéniens guetter l'arrivée destributs depuis la Pnyx comme on guette celle des thons depuis un promontoire: Cavaliers, 312.Archestratos, F. 34 Brandt ( = Athénée, VII, 301 b) ; G. Shipley, Samos, p. 19. Elien, Anim. XV, 5.Naxos: Aristote, F. 558 cité par Athénée, VIII, 348 c. Nicocharès, F. Il Edmonds ( =Athénée, VII, 328e) à Lemnos, Babelon, 1961 et 1961 bis pour Thèra. A Mélos, des monnaies du VOsiècle représentent unharpon à quatre dents: C.M. Kraay, NC 1964, nO 44.73.IG XI 2, 203 Al. 73.

Page 137: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

134 PATRICE BRUN

grandes îles de l'est égéen, Lesbos, Chios, Cos et Rhodes74, mais on en possède aussides preuves pour l'Eubée, Gyaros, Mélos, Nisyros et Cythère; ces deux îles portaient lesurnom de Porphyroussa, bien évocateur75 • Pourtant, le cas le mieux étudié demeurecelui de Délos, étudié par Ph. Bruneau76, qui a montré que le plus ancien texte concernantla vente de la pourpre était un inventaire de 410/09. Cependant, comme on est en droit des'y attendre, c'est pendant la période de l'Indépendance délienne que les mentions de lapêche et de la transformation de la pourpre sont les plus fréquentes. Les plongeurs deDélos opéraient dans le triangle Délos - Rhénée - Myconos, zone particulièrement riche77

et il existait dans l'île une véritable industrie de la pourpre7S • Peut-on se permettred'étendre ces conclusions à l'ensemble des îles de l'Egée ? Ce serait à coup sûrdangereux de le généraliser carJ'originalité délienne doit être préservée, mais il n'est pasinterdit de penser que, sur un mode plus mineur, la plupart des îles de l'Egée devaient selivrer à cette activité très lucrative. '.,

Néanmoins, et plutôt que de se livrer à un inventaire plus ou ~oins exhaustif desvariétés que l'on pouvait trouver en Egée, il est préférable d'estimer la place que la pêcheet les pêcheurs pouvaient prendre dans les sociétés insulaires.

Cette place était importante: on n'en voudra pour preuve que le nombre élevéd'anecdotes mettant en scène des pêcheurs ramenant dans leurs filets quelque objetinsolite, l'exemple le plus fameux étant celui, rapporté par Hérodote, de l'anneau dePolycrate. Mais on pourrait multiplier les illustrations : des pêcheurs !Je Cos auraientremonté dans leurs filets un trépied, leurs homologues de Méthymna le xoanon deDionysos, Dictys de Sériphos, le coffre contenant Persée et sa mère Danaè79• D'autreslégendes mettent en scène quelque personnage illustre ou mythiqueen rapport plus oumoins épisodique avec des pêcheurs, tels Homère mort de chagrin à los de n'avoir purésoudre une énigme posée par des pêcheurs de l'île, Pythagore, dans une vie antérieurepêcheur à Délos et le roi Thoas sauvé des eaux par des pêcheurs de Sikinosso. Oncomprend dans ces conditions qu'à Corèsia, dans l'île de Kéos, la seiche soit un symbolemonétaire8l • A Mélos, une grande mosaïque d'époque romaine installée dans la cour du

74. Le murex était très abondant dans les eaux de Pyrrha, à Lesbos: Athénée, III, 88 c. Alexandredemanda aux gens de Chios de lui envoyer de la pourpre: Athénée, XII, 539 b. Cos et Rhodes: I. Cos,309. Richesse en murex aussi des eaux de Rhodes: Vitruve, VII, 13, 182.75. Eubée: Dion Chrysosthome, VII, 2 ; 55. Gyaros : Lucien, Toxaris, 15. A Mélos, le murex estreprésenté sur le revers d'une monnaie de la seconde moitié du VOsiècle: C.M. Kraay, NC 1964, nO 5 ;Nisyros : Etienne Byz. S.v. ; Cythère: Pline, HN IV, 56 ; Eustathe, Com. Denys Pér. 499, GGM II,p. 310. La pourpre de Laconie, dont le lien avec l'île est évident, était réputée: Pausanias, III, 2 l, 6 ;Pline, HN IX, 127; Elien, Anim. XV, 10. Mais encore la Crète: Hérodote, IV, 151.76. Ph. Bruneau, BCH 93,1969, p. 759-791.77. Plongeurs de Délos: Hérondas, III, 51 ; Diogène Laerce, II, 22 ; IX, 12. Ph. Bruneau, BCH 103,1979, p. 83-88. Richesse des eaux déliennes : J.L. Bintliff, Natural Environment, II, p. 594-595.78. Ph. Bruneau rapporte la mise au jour d'une fabrique de pourpre sur le ,rivage occidental (BCH 93,1969, p. 767) ainsi que la découverte de restes de coquilles de murex concass~es (BCH 103, 1979, p. 87).ID 400 1. 7-8 parle d'un teinturier.79. Cos: Diogène Laerce, l, 32 ; Méthymna : Pausanias, X, 19, 3 ; Sériphos : Strabon, X, 5, 10. A!caria, voir dans Elien, Anim. XV, 23, l'histoire du pêcheur Epopeus.80. Valère Maxime, IX, 12,3 ; Diogène Laerce, VIII, 5 ; Apollonios Rhod. l, 620-625.81. BMC Crete and Aegean Islands, PI. XXII (époques archaïque et hellénistique).

Page 138: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 135

Musée représente un pêcheur jetant ses filets. De multiples références supplémentairespourraient étayer la réalité de cette activité dans les îles, mais on se contentera deremarquer que moins l'île est riche et plus la part de la pêche semble être importante et lapetite Gyaros est uniquement vouée à la pêche si l'on en croit Strabon à la fin du 1° siècleavant notre ère82. Bien que la systématisation de cette idée, on l'a vu plus haut, soit àr~jeter devant la survivance de terrasses de cultures de toute évidence antiques, il n'estpas sot d'en accepter la philosophie générale. De nos jours encore, dans la micronésieéparpillée entre Naxos et Amorgos (lraclia, Schinoussa, Koufonisi, Kéros), la pêchedemeure l'activité primordiale et les pêcheurs forment toujours la classe laborieuse etmodeste qu'elle était dans l'Antiquité.

On s'explique alors l'existence de thiases de pêcheurs rendant un dernierhommage à l'un de leurs camarades disparu et de cultes spécifiques à la corporation. Lerèglement des cultes de Myconos, rédigé à l'occasion du synoecisme de l'île vers 200 av.J.e., montre un culte de Poséidon Phykios qu'il est impossible de ne pas relier à lapêche. A Délos, une phratrie répondait au nom d"IXSu1toÀ.îôat, ce qui s'inscrit dans unetradition faisant des Déliens des "gens de mer", des "pêcheurs au harpon". A Cos, enfin,un calendrier des sacrifices du 1° siècle évoque des tours d'observation pour la pêche etdes revendeurs de poissons83.

Que pouvait rapporter la pêche à la cité? D'abord, et cela en proportioninquantifiable, un apport en protéines pour la population d'autant plus important que, onle sait, l'alimentation carnée n'était pas très fréquente dans l'Antiquité: peu éloignés desports de pêche, les habitants devaient pouvoir se fournir commodément en poisson qu'iln'était pas nécessaire de sécher ni de saler, sauf à en vouloir l'exportation -qui n'est pasprouvée ailleurs qu'à Byzance. Mais avantage encore pour la cité puisque sans allerpartout comme à Byzance jusqu'au monopole de la pêche84, elle se contentait en généralde mettre à ferme la lucrative pêche du murex à Délos85 ou, plus souvent, de prélever unetaxe au taux variable (de 10 à 20 %) sur les ventes. On connaît de tels impôts àMyconos86, Ephèse et Colophon. Dans cette dernière cité, il est question d'une taxe d'uncinquième (pemptè) sur le poisson qui sert de gage à l'emprunt fait par la cité. C'est àpartir de cet exemple qu'A. Wilhelm a pensé que le cinquième attesté à Calymna était, luiaussi, perçu sur le poisson87. On possède d'autres cas similaires qui invitent à y voir un

82. Strabon, X, 5, 3. Si sa source est, pour cet épisode, Artémidoros, il faut bien sOr remonter d'unsiècle cette vocation de l'île.83. Anth. Pal. VII, 295 évoque un ix8u~ôÀ"rov 8i(Xooç faisant ériger un sèma à un pêcheur. Myconos :LSCG 961. 8-9 ( = Syll.3 1024). Cf. R. Etienne - J.P. Braun, Ténos J, p. 182, pour qui PoséidonPhykios est "le dieu du varech et, sans doute, de la pêche". Délos: Cl. Vial, Délos indépendante, p. 23 ;Callimaque, Délos, 15. Richesse des bancs: Pline, HN XXXII, 18. Cos: LSCG 1681. 10.21.84. [Aristote], Economique. II. 2. 3 1346 b.85. Qui rapporta 650 drachmes à la fin du IVo siècle: JG XI 2. 1351.27-28. '"86. Syll.3 1024 1. 8-10 ( = LSCG 96). où les victimes d'un sacrifice à Poséidon sont achetées a1tO 'toû'tÉÀ"ouç 'tmv iX8[u]rov. Mais le pourcentage du prélèvement est inconnu.87. Sur cette inscription de Colophon (fin IVo s.). B.D. Meritt. AJPh 56, 1935. p. 372-377. C 1. 31(+ A. Wilhelm. Anat. Studies pres. to W.H. Buckler, 1939. p. 352-365 et BEp 1939. 334) : ['tllç1tÉ]Il1t'tl1Ç 'tmv ix8urov. (que l'on peut aussi restituer en A 1. 83 : L. Migeotte. L'emprunt public. p. 282-285). Inscription de Calymna : Syll.3 953 1. 61. .

Page 139: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

136 PATRICE BRUN

système plutôt répandu. En Crète, à Praisos, une dîme sur le poisson est en place au IVOsiècle av. J.C.88 ; à Délos, la dîme de la pêche rapporta 1850 drachmes en 250, c'est-à­dire un revenu brut de la pêche pour les Déliens supérieur à trois talents89• Il est difficiled'extrapoler à partir de Délos, mais si l'on met en relation le total des ventes avec lapopulation civique90, cela fait une dépense moyenne annuelle de quinze drachmes environpar citoyen. Bien sûr, il faut intégrer à notre raisonnement l'ensemble de la population del'île et pas seulement les citoyens. D'un autre côté, comme il n'y a guère de raisons decroire que l'alimentation délienne était davantage à base de poisson que celle des autresinsulaires, on admettra que c'est là un ordre d'idées pouvant servir de référence.

Il est néanmoins certain que jamais la pêche ne put, à un quelconque moment del'histoire antique, rivaliser avec l'agriculture ou l'extraction des matières minérales dansles richesses des cités insulaires. Mais l'importance, dans les témoignages que nousavons recensés, qu'elle revêt, montre déjà que la mer n'est pas terra incognita pour lesanciens Egéens. L'étude du commerce devrait nous en fournir une confirmation attendue.Peut-être la pêche fut-elle, à haute époque, l'une des premières étapes versl'apprivoisement de la haute mer.

Le commerce maritime

Toute étude sur l'économie et le commerce antiques fait une place en général dechoix au commerce égéen. Mais bien souvent celui-ci se réduit, selon les époques, à uneroute Athènes - Bosphore, Rhodes - Délos ou Athènes - Ephèse, comme si ne comptaientque les destinations finales les plus prestigieuses, évacuant toutes les étapesintermédiaires, celles qui intéressent notre domaine de recherche. L'exportation de tousles produits dont nous avons parlé, tant agricoles que miniers, suppose bien sûr unnégoce plus ou moins régulier: c'est le cas du vin de Péparéthos, vendu dans le Pont auIVo siècle et en Egypte ptolémaïque. A l'inverse, des amphores corinthiennes du 111°siècle découvertes dans une épave en pleine baie portuaire de Sériphos montrent que l'onimportait des marchandises de qualité et de prix - ou que l'île était une étape91 • Mais c'estaussi le cas pour les productions artisanales dont les sources témoignent de la réputation ­et, partant, d'échanges intensifs. Nous avons évoqué le fromage de Kythnos, appréciésur les tables tant athéniennes au IVO siècle qu'égyptiennes au 111°. Prenons à présentl'exemple d'Amorgos et de ses célèbres amorgina, petites tuniques au tissu très fin dont,le premier, Aristophane se fait l'éch092• Leur valeur marchande est assurée par leur

88. Syll.3 524 I. 6-7.89. En 250, IG XI 2, 287 A I. 9.90.500 citoyens environ vers350 (ID 104-26 C I. 1), 1200 au IIIo siècle (Cl. Vial, Délos indépendante,p. 17-20).91. Péparéthos : A. Doulgeri-Intzessiloglou - Y. Garlan, BCH 114, 1990, p. 361-389. Sériphos :D. Kazianes - A. Simoussi - F.K. Haniotes, lJNA 19-3, 1990, p. 225-232.92. Aristophane, Lysistrata, 150 et scholie (Pollux, VII, 74 ; Hésychius, s. v. 'A/lopy6ç ; Eustathe,Corn. Denys Pér. 525, GGM II, p. 318 et d'autres références in G. Rougemont, Les Cyclades, n. 18p. 237). G.M.A. Richter, AJA 33, 1929, p. 27-33 ; P.M. Nigdelis, [Jo). {revpa, p. 53. Doutes deR. Descat, "L'économie", in P. Briant - P. Lévêque, Le monde grec aux temps classiques, p. 322.

Page 140: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 137

présence dans des inventaires, tant à Brauron qu'à Délos93 mais la théorie de Richterselon laquelle ces tuniques, de soie, proviendraient de Perse, où l'on connaissait cetextile, risque de faire la part trop belle à un rôle supposé d'Amorgos, plaque tournanted'un tel commerce. Même sil n'est pas possible d'exclure le principe d'une dissociationcomplète entre Amorgos et les amorgina, et l'absence totale de lien entre la cité et leproduit, sans doute est-il préférable de penser à une fabrication locale, dont le succès futassez vite assuré. On pourrait faire une remarque similaire pour les étoffes de Cos, trèsappréciées au moins dès le IVosiècle94 ou, dans un autre registre; les parfums des îlesorientales de la mer Egée95•

Certes, les conditions de la domination athénienne au VO siècle durent-ellesmodifier la situation en ce qui concerne les navires de guerre. Mais, pour les navires decharge, il est sûr que la tradition se maintint et nous en avons la preuve formelle au moinspour Paros et Naxos où, au VO siècle, un type spécifique de vaisseau marchand étaitconstruit96. L'illustration est particulièrement instructive pour Naxos car Aristophaneparle, pour désigner le navire de commerce naxien, de kantharos. Or, est-ce simplecoïncidence si l'un des symboles monétaires favoris de Naxos est le kantharos, quidésigne aussi, et dans ce cas précis, une coupe à boire rappelant l'importance de la vignepour l'économie locale ? Il se pourrait que nous ayons là un jeu de mots roulant sur ledouble sens de kantharos, qui avait l'avantage pour la cité de souligner au grand jour sarichesse viticole et de sous-entendre l'ancienneté de la tradition maritime de la ville. Et cesouvenir d'une grandeur navale passée explique que Naxos ait été la première cité de laLigue de Délos à vouloir secouer le joug athénien97•

En tout cas, et toujours au VO siècle, un passage d'Aristophane éclairel'importance que le commerce maritime revêtait dans les îles. C'est un serviteur de Dèmosqui parle, s'adressant au Charcutier: "- Grimpe sur ton étal que voici et jette un regardsur toutes les îles à la ronde. - Je les vois. - Quoi encore ? Les emporia et les vaisseaux detransport? - OUi"98• Ces lignes pourraient bien être définitives: l'activité maritime dansles îles devait être intense et rien ne dit que seules les plus grandes participaient aux

93. Brauron : W. Günther, "Un inventaire inédit de Milet", Comptes et inventaires dans la cité grecque,n. 54 p. 225. Délos, ID 104-26 bis C 1. 7-11 avec commentaire de J. Coupry, p. 104 (renvoyant àRichter) et R. Taillardat, RPh 33, 1959, p. 66.94. Aristote, Hist. Anim. V, 19, 551 b ; Pline, HN XIII, 5 ; Horace, Odes, IV, 13. H. Blümner,Technologie, l, p. 191.95. Rhodes: Aristophane, Lysistrata, 944 ; Cos: Pline, HN XI, 76-77 ; Lesbos: ib. XIII. 10.96. Aristophane, Paix, 143 : 'ta ôÈ 1tÂ-oîov Ë(J't(xt NaStO\lPrT1ç KaVeapoç. Sa scholie (dont onretfouvera.Je texte dans J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, p. 61), indique que certains types denavires ont ~)'hprunté leur nom à la cité qui les a conçus. Sont cités les Naxiourgeis, les Knidiourgeis, leKerkyros, le Paron. Suidas est encore plus explicite: NaStO\lprT1ç KaVeapoç' 1tÂ-oîa 1)v o,hooÂ-EY0I!EVa KaVeapOt Èv NaSCP ytVôl!Eva. Kpa'tîvoç ôÈ Â-ÉYEt on eaÂ.acrcroKpa'toûv'tÉç 1tO'tE NaStotÈXPÔ>v'to aù'toîç 'toîç KaVeapOtç. Sur la tradition navale de Naxos, R. Meiggs, Athenian Empire. p. 63.Sur celle de Paros, D. Berranger, Paros archaïque, p. 159-161.97. Thucydide, l, 98, 4 ; Aristophane, Grenouilles, 355. Cette grandeur maritime était aussi de naturemilitaire car Hérodote (V, 30, 4) fait allusion à 8000 hoplites potentiels et à de nombreux vaisseauxlongs; H.T. Wallinga, Ships and Sea-Power, p. 142-143; R. Meiggs, Athenian Empire, p. 70-71.98 l' 69 17 ,~~" 'A e ,\ ,~\ ~\ \ , ~ \' .' .• Cava lers, 1 - 2: a"""" E1taVapl1 t Kant 'tO\l""EOV 'tOut Kat KanuE 'taç vl1crO\lç a1tacraç EV, ~ e ~ , 1:' " \ \ '~'I: "KUK""CP; - Ka opro. - n uat ; 'tal!1topta Kat 'taç o""Kauaç ; - E'IroyE.

Page 141: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

138 PATRICE BRUN

échanges. Tout au plus pourrait-on limiter, s'il faut comprendre l'expression 'tà.çvr,crouç àmxcraç èv KUKÀcp comme un jeu de mots, le propos d'Aristophane aux seulesCyclades - mais à toutes les Cyclades et pas uniquement aux plus grandes. Un autretexte, peu sollicité par la critique moderne, va dans ce sens. C'est un passage d'Isocrateextrait de l'une de ses premières oeuvres conservées, Busiris, composé vers 394-390,dans lequel on trouve réunis les avantages naturels de l'Egypte. Le passage vaut d'êtrecité dans son intégralité: "(Les Egyptiens) ont obtenu un bonheur si parfait que, pour lanature et les productions de leur terre et pour l'étendue des plaines, c'est un continentqu'ils exploitent, et que pour la distribution de leur superflu et pour l'importation de cequi leur manque, grâce à la valeur du fleuve, c'est une île qu'ils habitent"99. Est à la foisuni et opposé dans cette phrase tout ce qui, aux yeux d'Isocrate, caractérise l'économieinsulaire, c'est-à-dire par opposition d'abord au continent, des plaines exiguës et peufertiles, de façon positive ensuite, une aptitude naturelle au commerce avec, de manièreexplicite, l'affirmation d'un trafic d'exportation de biens excédentaires et, contrebalançantce dernier, un commerce d'importation des marchandises que les îles ne produisent pasen assez grande quantité. Nous verrons plus loin qu'il s'agit là de la définition grecque del'autarcie. Or, et pour en revenir à la dichotomie continent/îles, Isocrate, quelques annéesplus tard, en 380, développe une idée parallèle, du moins en ce qui concerne l'aspectnégatif du territoire insulaire: celui-ci est rare et pauvre en regard de l'immensité (!) desterroirs du continent balkanique100. Laissant de côté cette vision du monde des îles quiéclaire le seul domaine agricole et dont j'ai analysé précédemment la portée, nous neretiendrons ici que le thème général affirmé par le penseur Isocrate, qui devait sonner, sil'on replace l'extrait du Busiris dans le contexte de. l'oeuvre, non pas pour une réflexionoriginale, mais comme une suite de banalités, d'évidences que l'on ne pouvait remettre encause. Je ne veux pas dire, en m'appuyant sur les deux passages d'Aristophane etd'Isocrate, que les îles de l'Egée étaient par nature vouées au commerce. Trop de raisonsissues de l'histoire postérieure de l'Egée nous invitent à refuser cette conclusion simplisteet marquée par le déterminisme géographique (voir ainsi les "îles de terriens" en Egée auxépoques moderne et contemporaine), mais je souhaite faire admettre que pour lesAthéniens du ve et du Ive siècles, cette conclusion trop simple et donc suspecte pour nousallait de soi. Ce déterminisme géographique était en quelque sorte avalisé dans l'esprit desAthéniens des temps classiques par les réalités historiques contemporaines. Enfin, dernierargument, cette fois de vraisemblance, on aura beau jeu de souligner que le mécanisme dutribut instauré en 413, délaissant le traditionnel pharos pour un impôt du vingtième perçusur le trafic maritime, et dont les Athéniens espéraient un revenu plus élevé, est unemesure de toute évidence plus appropriée à des cités commerçantes qu'à descommunautés repliées sur leurs rivages lOJ •

99. Busiris, XI, 14.100, IV, 132. Cf. supra, p. 67-68.lOI, Thucydide, VII, 28, 4. Ce vingtième est mentionné pour Egine par Aristophane, Grenouilles, 363,qui présente un eikostologos, magistrat chargé du prélèvement de la taxe. Il semble bien, à lireAristophane, que celle-ci a généré des trafics de contrebande. L. Nixon - S. Priee, "Les dimensions et lesressources des cités grecques", La Cité grecque, p. 177.

Page 142: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 139

Le principe d'un négoce maritime insulaire très actif et ne jouant pas sur les seulesmarges étant réaffirmé, il nous faut à présent cerner les structures internes de celui-ci,constructions navales, installations portuaires, intégration des îles dans les circuitscommerciaux, étapes ou but terminal.

Nous avons peu d'éléments permettant de nous faire une idée, mêmeapproximative, des capacités des chantiers navals insulaires. TI est certain que le manqued'arbres de taille suffisante pour la construction navale a dO être un handicap, mais il nefaut pas l'exagérer puisque la plupart des cités grecques étaient dans ce cas, à commencerpar Athènes. Bien sOr, les grandes îles, Thasos, Lesbos, Chios, Samos, Cos, Rhodes,possédèrent dès le début des temps classiques et jusque sous l'Empire, une flotte tantmilitaire que commerciale dont nous voyons l'activité de temps à autre. Point n'est besoind'insister là-dessus. Mais les îles plus petites n'étaient pas à l'écart du phénomène et lesCyclades occidentales, épargnées par l'avancée de Datis en 490, apportèrent à la flottecoalisée une contribution, certes modeste, mais réelle, tandis que, de son côté, Xerxèsleva des vaisseaux sur ceux des insulaires qui lui étaient soumis lO2• Au IVo siècle, nousapprenons incidemment que Péparéthos armait au moins une trière et rien ne dit dans letexte qui nous en informe que c'était là une exception de cette île. Dans cet ordre d'idées,au 11° siècle, un décret d'Ephèse honore les Astypaléens qui, après un raid de pirates surla côte asiatique, avaient pourchassé les assaillants, ce qui signifie l'île possède unemarine, aussi faible soit-elle. Enfin, au 1° siècle av. J.c., durant la guerre civile, Pompéerécupère des bateaux lors de son passage dans les Cyclades: il se peut qu'il s'agisse là devaisseaux pris sur des armateurs qui n'étaient pas tous cycladiens, mais une partie aumoins devait appartenir en propre à des cités lO3•

L'interrogation est plus grande en ce qui concerne les infrastructures portuaires.Le Périple du Pseudo-Skylax, dans sa nomenclature des îles de l'Egée (§ 48 ; 58 ; 67),précise parfois l'existence d'un port (ÀtfltlV) et, à deux reprises, pour Paros et Thasos,d'un port fermé (ÀtflllV KÀEtO''tOÇ). Une telle appellation désigne sans doute ces môlesqui devaient assurer une certaine sécurité sur le plan d'eau ainsi délimité, à moins qu'il nes'agisse de ports susceptibles d'être fermés par des ouvrages de défense, à l'image de ceque les Athéniens bâtirent après la tentative de Sphodrias en 378104• Seulement, les choixde [Skylax] ne correspondent guère à la hiérarchie des ports que nous étions en droitd'attendre par recoupement avec d'autres sources. Si, pour Paros, le port simple qu'ilindique doit être celui de Naoussa, au nord de l'île, le port fermé celui de Paroikia, si,

102. Du côté grec: deux trières de Kéos, une trière et une pentécontère de Kythnos, deux pentécontèresde Mélos, une pentécontère de Siphnos, une autre de Sériphos (Hérodote, VIII, 46-48). Du côté perse, dix­sept navires insulaires sont joints à l'armada perse (VII, 95), dont quatre de Naxos - mais il ne s'agit paslà de toute la flotte naxienne puisque Ephore donne le chiffre de cinq vaisseaux (FGrHist. II A 70 F. 187)et Hellanicos (FGrHist. 14 F. 183), celui de six - et deux de Ténos qui passèrent du côté grec au momentdécisif (VIII, 46 ; VIII, 82, 2), alors qu'un nombre non précisé de navires de Paros attendent avecprudence, mouillés dans le port de Kythnos, la suite.des événements (VIII, 67). Rappelons que les Pariensavaient déjà fourni une trière à l'armée de Datis en 490 (VI, 13). A Salamine, il y avait au moins unvaisseau de Samothrace dont l'équipage combattit vaillamment les Grecs (VIII, 90).103.IK 11-1, 5 ( :: IG XII 3, 171 ; cf. Ph. Gauthier, RPh 64, 1990, p. 65-67). IG XII 3, 201 parleaussi d'une hèmiolia d'Astypalaia. César, Civ. 3, 3.104. Xénophon, Helléniques, V, 4, 34. K. Lehmann-Hartleben, Die antiken Hajenanlagen, p. 65-74.

Page 143: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

140 PATRICE BRUN

pour Thasos, le port fermé est bien connu par l'épigraphie et reconnu parl'archéologie lOS, on est quelque peu surpris, non point tant de voir apparaître dans la listeles ports de Poiessa (Kéos), Sériphos, Ténos, Andros, Amorgos, Péparéthos, Skiathos,Samothrace, Lemnos - encore que certaines des cités ici mentionnées passaient pourn'avoir que de médiocres mouillages lO6 - que de remarquer des oublis, le plussymptomatique étant celui de Corèsia, dans l'île de Kéos. Corèsia était dotée d'une baiedans laquelle on a souvent vu la plus belle de la mer Egée, bien abritée des vents du nord,dynamique dès l'époque classique lO7• On a déjà avancé l'hypothèse que le phoros élevéde Corèsia s'expliquait par le trafic que l'on y pratiquait. Au milieu du IVo siècle encore,c'est-à-dire quand [Skylax] ou sa source rédige le texte qui nous est parvenu,l'exportation du miltos bat son plein. Moins actif mais toujours utile, le golfe de Corèsiasert de relâche à la flotte de Sextus Pompée et, en temps de paix, d'étape quand on vientd'Athènes. Il est enfin probable que lorsque les sources médiévales parlent de l'escale deKéos, elles entendent la baie de Corèsia, alors port de Chora, la seule ville de l'île. MaisKéos n'est pas le seul oubli marquant de cette liste: l'importance du trafic naval de Naxosn'est plus à démontrer et on s'explique mal son absence108• Tout cela gêne quelque peupour apprécier l'intérêt du travail du Pseudo-Skylax.

Quels sont ces ports? A l'exception de quelques descriptions tirées des auteursantiques, la plupart des renseignements en notre possession provient de l'épigraphie etsurtout de l'archéologie. Ainsi a-t-on retrouvé dans certaines îles des tronçons de jetée àCos, à Anaphè, à Paros, à Carthaia109. Un court passage de Démosthène indique qu'unpatron d'une entreprise de naukleria, inconnu par ailleurs, a fait, apparemment à ses frais,d'importants travaux pour la cité et l'emporion d'Egine 110• Mais on n'est pas obligéd'imaginer pour tous les ports de grandes constructions car la qualité du mouillage

105. TG XII Suppl. 348 = SEG XVII, 417 (lUO s.). L. Casson, Ships and Seamanship, p. 174 ;A. Archontidou-Argyri et al., lJNA 18-1, 1989, p. 51-60 ; G.W. Houston, AJA 92, 1988, p. 559.106. R. Etienne pour Ténos (Ténos II, p. 12). A Samothrace, l'inhospitalité des côtes est reconnue:K. Lehmann, Samothrace, p. 11-13; E. Kolodny, La population des îles de la Grèce, l, p. 260.107. Miltos exporté: GRl 162. Valère Maxime, II, 5 ; [Eschine], Lettres, l, 1. Témoignage desvoyageurs: Ch. Buondelmonti, Liber insularum, p. 199 ; M. Boschini, L'Arcipelago, p. 36 ;J. Thévenot, Relation d'un voyage fait au Levant, p. 26 : O. Dapper, Description exacte, p. 265 ;L. Ross, Reisen, l, p. 132 ; J.T. Bent, The Cyclades, p. 448. Voir aussi les analyses modernes deL. Robert, Rellenica, XI-XII, 1960, p. 146-154 et J.L. Caskey, "Koroni and Keos" , p. 14-16. Kéosbyzantine: E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 539.lOS. On a évoqué plus haut les navires de transport typiques de Naxos. Le Stadiasmus Maris Magni,§ 282, mentionne le port de Panonnos, situé au sud de l'île.109. A Cos, cè môle fermait le port du côté occidental: BCR 113,1989, p. 675; 114, 1990, p. 814.Rappelons que Strabon parle d'une ville très bien située, peut-être une réminiscence de l'épithètehomérique (lliade, XV, 29). Anaphè : K. Lehmann-Hartleben, Die antiken Rafenanlagen, p. 243. AParos, les restes des neôria, en raison de la transgression marine, sont aujourd'hui en dessous du niveau dela mer: D. Berranger, Paros archaïque, p. 57-58. A Carthaia, le môle reliant le port à un îlot un peu aularge est encore visible: L. Mendoni - N.D. Mourtzas, Parnassos, 22, 1990, p. 387-403 ; K. Manthou,KÉa, p. 60 et note de L. Mendoni, 304 p. 133 ; PI. XIV a.110. Démosthène, XXIII, 211 : "Lampis, qui possède la plus grande entreprise de naucIère de toute laGrèce, a fait les travaux d'aménagement (KUtEO"KEÛaJŒV) de leur ville et de leur port (ÈIl7tOPtoV)".Cf. J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, p. 51.

Page 144: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 141

suffisait au bonheur des navigateurs. Pour preuve, les noms des trois cités d'Amorgos,Aigialè, "la plage", dont le port, limen, est évoqué dans une inscription III, Arkésinè, "lesecours", Minoa, "la halte" .

C'est d'une certaine façon poser le problème de la notion de "bon port" dansl'Antiquité. Lui donner une signification moderne avec môles, quais aménagés, neôria,eau profonde, c'est se limiter sans doute à un petit nombre de cas, peu révélateurs del'intensité des échanges égéens. A un port antique, et la littérature de voyage rédigéeavant l'arrivée des vapeurs le confirme, on demandait d'abord la sécurité, un abri protégédes étésiens. Il n'est donc pas étonnant que le port de Corèsia de Kéos, abrité des ventsdominants, ait assuré, dans l'Antiquité et aux époques postérieures, l'essentiel desexportations de l'île. Tout autant, les baies de los, Mélos, Minoa d'Amorgos(aujourd'hui Katapola) jouissent d'une grande réputation parmi les navigateurs desXVIIo-XIXo siècles. Le mouillage de Ténos, on l'a vu plus haut, n:est peut-être pasd'excellente qualité, mais il n'empêche pas Antiochos III en fuite d'y trouvermomentanément refuge, ni la flotte romaine escortant Auguste en route vers l'Orient d'yfaire escale en 20 avant J.e. et deux lieux-dits, Panormos et Limeneia, sont évocateurs del'activité maritime1l2. Dans le meilleur des cas, il était utile de disposer de deux ports. Cen'est pas un hasard si des ports insulaires, parmi les plus fréquentés, sont connus pourposséder cet avantage: Egine, Mytilène, Ténédos1l3•

Il existait bien entendu une série de routes maritimes traversant la mer Egée entous sens. L'itinéraire Hellespont-Le Pirée par les îles à clérouques est certes le pluscélèbre, mais j'ai déjà évoqué la route micrasiatique depuis les détroits jusqu'à Rhodes.Le Stadiasmus Maris Magni indique, pour les trajets est-ouest, trois possibilités enutilisant des voies plus ou moins septentrionales, et dans lesquelles les îles, loin d'être desimples amers, sont autant d'étapes indispensables. La première se déroule selonl'itinéraire Cos - Calymna - Léros - Patmos - Myconos - Ténos ; la seconde part deMyndos, emprunte le chenal entre Léros et Calymna puis suit la route Amorgos - Naxos­Kythnos ; la dernière relie Cos, Léros, Kinaros, Amorgos, Panormos (Naxos) et Délos.Sans surprise, on constate que ces itinéraires sont à peu près ceux qui ressortent del'analyse des textes byzantins1l4.

Rien n'illustre mieux l'importance que le port prenait dans la vie insulaire que cesmagistrats, chargés de s'occuper de son bon fonctionnement et dont on entendquelquefois parler. A Carystos, étaient désignés sept limenophylakes ll5• A Kimolos, àl'occasion d'un décret honorifique voté en l'honneur d'un juge de Carystos venu ramenerla concorde à l'intérieur de la cité, on apprend qu'une taxe du cinquantième était, à l'instar

.111 '. IG XII 7, 386 1. 9.112. Tite-Live, XXXVI, 21, 1 ; IG XII 5, 940 et R. Etienne, Ténos II, p. 149; 262. Panormos : IG XII5, 872 1. 90. Au nord de l'île, dans une anse abritée, un petit port porte ce nom. Il est possible que ce soitl'héritier direct du toponyme antique. Limeneia : ib. 1. 66.113. Egine : [Skylax], 53 ; Mytilène: Strabon, XIII, 2, 2 ; Ténédos : Strabon, XIII, 1,47 ; Eustathe,Corn. Denys Pér. 536, GGM II, p. 323.114. Stadiasmus, § 280, 281, 282. E. Malamut, Les îles de ['Empire byzantin, p. 549. Pour la routelongeant la côte d'Asie Mineure par les grandes îles orientales de l'Egée, cf. supra, p. 12.115. IG XII 9, 8 (= Syll.3 951) ; XII 9, 9.

Page 145: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

142 PATRICE BRUN

d'Athènes, perçue à l'entrée et à la sortie du port; cette taxe était aussi perçue à Corèsiade Kéos et, n'en doutons pas, dans tous les ports grecs116.

Il est commode de faire une déduction identique devant l'attestation de catégoriessociales spécifiques d'un port. Déjà, dans la seconde moitié du VO siècle, Pindaredésigne les gens de Kéos comme des "gens de mer"117 et l'on n'est pas outre mesureétonné de voir apparaître au IVo siècle à Chios et à Egine, en un nombre assez grand pourêtre noté par Aristote, des négociants (emporoi) et derrière eux, tout un monde un peuinterlope aux franges de la légalité118. Dès 338, un passage de Lycurgue indique queRhodes est déjà une importante place de commerce et les Rhodiens "parcourent le mondeentier pour leurs affaires" 119. A Chios encore sont connus au ID siècle av. J.C. destravailleurs du port ainsi que des dockers l2o . Sans doute avons-nous, avec Chios,Rhodes et Egine, trois cités dont la tradition marchande remonte haut dans le tempsl21.Mais ces références ne sont pas isolées puisque les sources évoquent des 1tOpSlleîç àTénédos et à Lemnosl 22, deux îles sur le chemin des détroits. Bien sûr, on ne se limiterapas à ces seules cités: chaque île devait avoir son lot d'emporoi, naukleroi et porthmeis,et en nombre qui ne devait pas être négligeable. Dans sa cité idéale dépeinte dans laRépublique, Platon accepte l'idée de l'importation des biens que la communauté ne peutpas produire et de ceux qu'elle se doit de vendre pour acquérir les premiers. Mais, ajoute­t-il, "si le commerce se fait pas mer, il nous faudra encore beaucoup (cruxvoi) de gensversés dans la navigation" 123. S'il est impossible de préciser ce que Platon entend parcette expression, en revanche, il est certain que la proportion devait être importante et ilest symptomatique qu'un Platon, par nature peu enclin à favoriser dans sa Cité idéalel'essor d'une classe marchande, ait trouvé naturelle son installation dans une villemaritime.

C'est grâce à Callimaque que nous apprenons la mort en mer à son retour d'Eginede l'emporos Lykos de Naxos. Une autre épigramme fut composée pour un marchand

116. T.W. Jacobsen - P.M. Smith, Hesperia, 37, 1968, p. 184-199 (cf. BEp 1969,448). Le juge estvenu de Carystos "conformément à la lettre du roi Antigone". S. Le Bohec, Antigone Dôsôn. p. 355, nechoisit pas entre Gonatas et Dôsôn ; les éditeurs non plus. N.M. Kontoléon, Kimôliaka II, Athènes,1972, p. 5-8, choisit Gonatas. G. Reger, Historia, 43, 1994, p. 53 aussi, sans connaître Kontoléon. ACorèsia de Kéos : IG 112, 404 1. 16; M. Dreher, "Zu IG 112,404, dem athenischen Volksbeschluss überdie Eigenstaatlichkeit der keischen Poleis", Symposion 1985, Cologne, 1989, p. 263-281.117. Pindare, Isthmiques, l, 7-9 : "Je saurai célébrer Phoibos dont l'abondante chevelure ignore le fer,dans Kéos qu'entourent les flots avec les marins qui l'habitent (crbv 1tOVti01Ç àvôpacrtv).] 18. Chios : Aristote, Politique, IV, 4, 21 1290 b ; Anth. Pal. VII, 500. Egine :IDémosthène], XXXV, 28. Egine est d'autre part un marché aux esclaves: [Démosthène], LIlI, 6.119. C. Léocrate, 18-19.120. L'inscription SEG XVII, 382 a été gravée en l'honneur de xenophylakespar les nauclères, par "ceuxqui travaillent sur le port" ([oi] è1tt tot) À,l/lÉVOÇ èpy[acrtai]), par les 1topOI+~îç et les 1tOpO/lEUOVtEÇ eiç'EpuOpaç. Cf. L. Robert, OMS l, p. 542-548 ; J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, p. 99.121. Au début du VO siècle, l'île est un emporion où les navires débarquent du blé pontique : Hérodote,VII, 147. T.J. Figueira, Aegina, p. 230-236. Chios, étape vers le Pont au IVo siècle ([Démosthène],XXXV, 52-54) et Rhodes ont participé à la fondation de l'Hellénion de Naucratis: Hérodote, II, 178.122. J. Vélissaropoulos, Les nauclères grecs, p. 99. Aristote, Politique, IV, 4, 21 1291 b.123. Platon, République, II, 371 a-b.

Page 146: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 143

thasien, disparu dans un naufrage quelque part entre la Koilè Syrie et son île natale l24•

Une inscription d'Arkésinè d'Amorgos parle des "Arkésinéens qui naviguent" vers Thèraalors qu'un homme de Syros est spécifié "transporteur par mer" dans une inscription deDélos l25 . Une autre inscription d'Arkésinè me semble bien révélatrice du niveau dedéveloppement des structures maritimes, publiques et privées, de la cité. A la fin du IVOsiècle, elle emprunte à un certain Praxiclès de Naxos trois talents en monnaie attique et leprêteur reçoit en échange des garanties exceptionnelles, à savoir les biens publics de lacité et ceux des particuliers, citoyens ou étrangers domiciliés, biens Ë"tYaux KatÙ1tep1tovna, c'est-à-dire biens terrestres et navals, les nautika connus par d'autrestextes: il doit s'agir entre autres des navires et de leur cargaison, ce qui en dit long sur lecommerce qui agite la cité amorgiennel26• Les traités d'isopolitie que la Confédérationkéienne passe, sans doute lors du retrait de l'île de la seconde ligue athénienne en 364,avec les cités eubéennes d'Histiée et d'Erétrie, montrent le souci des Kéiens de protégerleurs concitoyens susceptibles de commercer dans les ports de l'Eubée, en jouant de laréciprocité de l'eisagogè et de l'exagogè I27 • De façon générale, un passage de Callimaque("Quel marin, quel marchand de l'Egée passa jamais au large de tes bords en son vaisseaurapide" ?128) ne prend tout son sens que dans le cadre d'une activité maritime intense, oùles Insulaires ont leur part. J'ai ailleurs tenté de montrer que l'on pouvait interpréter laprésence des îles de Rhodes, Cos, Astypalaia, Thèra, Paros, Kythnos, Kéos et Egine surla "stèle des céréales" de Cyrène comme autant de maillons insulaires d'une lignecommerciale sud-égéenne, quand le Stadiasmus Maris Magni donne une autre route, plusseptentrionale, joignant Rhodes à Athènes par Cos, Léros, Lébinthos, Kinaros,Amorgos, Naxos, Délosl29• Nous aurons au surplus l'occasion de voir, dans le chapitresuivant, que les horizons des Egéens étaient beaucoup moins fermés que l'imagetraditionnelle d'îles avant tout agricoles et repliées sur elles-mêmes, à l'exception dequelques brillantes individualités, ne pourrait le laisser croire. Pour se limiter à Délos, onconstate que les entrepreneurs des travaux, personnes dégagées de la production de biensprimaires, sont durant l'Indépendance, en grande majorité originaires de l'Archipel13o et,parmi les multiples donateurs insulaires que l'on repère dans les comptes, nombre d'entreeux devaient y être installés pour des raisons commerciales.

Les îles de l'Egée prises dans leur ensemble étaient donc assimilées par lesAthéniens de l'époque classique à des places naturelles de commerce. Encore une fois,que cette vision des choses soit à nuancer si l'on analyse le monde insulaire égéen sur lesdeux millénaires suivants, n'a qu'un intérêt ethnographique et souligne encore plus, si

124. Epigrammes, XVIII ( = Anth. Pal. VII, 272). Anth. Pal. VII, 534.125. IC XII 7, Il 1. 5 ; IC XI 2, 161 Al. 74-75.126. IC XII 7,671. 44 ( =Syll.3 955 =!JC 1 XV A) ; [Démosthène], XXXV, 12. Ph. Gauthier, BCH104, 1980, p. 197-210, combat avec des arguments décisifs la position de W. Dittenberger, lequel voyaitdans ces il1tep7tovna les biens des Arkésinéens placés "au-delà des mers". . .127. CHI 141 pour le traité avec Histiée, SEC XIV, 530 pour celui avec Erétrie.. D.M. Lewis, "Thefederal Constitution of Keos", ABSA 57, 1962, p. 1-5 ; Ph. Gauthier, Symbola, p. 356-358, pour lesimplications commerciales de ces traités.128. Délos, 316-317 : 'tiç ùÉ cre vaû'tllç ËIl7tOPOÇ Ai'Yiow...129. ZPE 99, 1993, p. 185-196. Stadiasmus, § 282 (CCM 1, p. 499) ; cf. supra, note 114.130. Dans une proportion des trois-quarts pour G. Reger, Independant Delos, p. 58-61.

Page 147: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

144 PATRICE BRUN

besoin était, la vocation maritime des îles à la période considérée. Cette vocation navaledevait avoir des conséquences sur l'habitat, et c'est à présent ce que je vais m'efforcerd'analyser.

Des villes fortifiées sur la mer

Autre élément tendant à montrer l'imbrication des cités insulaires dans lecommerce égéen, leur implantation près de la mer, signe indiscutable de leur ouverture.Thucydide oppose l31 , dans l'Histoire de la Grèce telle qu'il la conçoit, deux périodes biendistinctes en fonction de l'habitat: les villes fondées les premières, par crainte d'unepiraterie généralisée, l'étaient à l'intérieur des terres; les suivantes avaient été bâties, avecdes remparts, sur le littoral et cela, précise-t-il, valait autant pour les îles que pour lecontinent. Les propos de l'historien sont aisément interprétables car il y a, à la fin du y o

siècle, des sites urbains insulaires littoraux mais aussi intérieurs.Certaines cités insulaires, riches et puissantes ont, au cours de l'époque

archaïque, construit des remparts protégeant une ville bâtie sur la mer. Le cas le plus netest celui de Paros et cela d'autant plus que le site urbain n'est en aucune manière dressésur un piton mais sur une plaine littorale à peine surplombée par une petite colline. Lesremparts sont en place dès la fin du Yllo siècle et subissent quelques réfectionspostérieures, mais ils sont assez puissants pour contenir l'assaut de Miltiade en 489 132.

C'est aussi le cas de Mélos dont la fortification, plus tardive, n'a été jusqu'iciqu'imparfaitement étudiée et mérite au moins quelques remarques. La plus grande partiede la courtine est de type polygonal avec parfois des joints courbes de type "lesbien", quel'on peut dater selon toute probabilité de la fin du YIo siècle ou du début du y o siècle.Mais il y a des réfections, parfois des ajouts manifeste, comme cette forte tour circulairede construction isodomique qui vient non point s'encastrer dans le mur polygonal maiss'y accoler (Pl. IX, 2). En d'autres endroits du rempart, les blocs sont traités avec unbossage marqué: tout cela suppose des réaménagements au IYo siècle au plus tôt. Si l'ondevait à tout prix désigner l'adversaire que craignent les Méliens lorsqu'ils érigent lepremier état de la forteresse, je pense que l'on pourrait pencher davantage pour le Perseque pour l'Athénien, cette dernière hypothèse étant pourtant défendue par les auteurs de laprospection archéologique de l'île, qui estiment que le gros des vestiges date des années426-416. Sans doute, Paros et Mélos ont-elles des spécificités qui expliquent la précocitédes ouvrages défensifs: la richesse de l'île, sans quoi rien n'est possible et le sentimentde devoir et de vouloir se protéger seuls d'un ennemi putatif, Naxos, le Perse puisl'Athénien pour les Pariens, le Perse puis l'Athénien pour les Méliens puisque l'on saitque ceux-ci ne se soumirent ni à l'un ni à l'autre avant l'épisode de 416133• Ces deuxexemples montrent que le basculement vers la côte est ancien.

Il existe d'autre part des sites construits assez loin de la mer, de quelquescentaines de mètres (Kythnos) à plus de dix kilomètres (Ténos). Pour ces derniers,Thucydide ajoute que "les habitants sont restés jusqu'à aujourd'hui établis à l'intérieur".

131. Thucydide, l, 7.132. Hérodote, VI, 133-136; E. Lanzillotta, Paro, p. 108-113 ; D. Berranger, Paros archaïque, p. 63­65 ; 86-88 ; Pl. 3.133. B. Sparkes, "Classical and Roman Melos", Melos, p. 55-56.

Page 148: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 145

Nous pouvons dès lors admettre que Thucydide, pour les décennies précédentes, n'aguère connu de ville qui aurait basculé vers la mer. Tout indique en effet que cebasculement, quand il a eu lieu, s'est réalisé au siècle suivant. Car il est sOr qu'au coursdu Ive siècle, les cités, auparavant mal intégrées dans les circuits commerciaux, font desefforts pour combler ce handicap éventuel et Aristote dépeint cette "descente à la mer" desvilles littorales en des termes nettement économiques: "Si ces inconvénients [l'arrivéed'étrangers dans la cité nuisant au bon gouvernement] n'existent pas, il est préférable,pour assurer la sécurité et l'abondance des produits essentiels, que la ville et le territoireaient accès à la mer, et cela est bien clair [...] L'importation de tous les produits que l'onne trouve pas dans le pays et l'exportation du surplus de la production font partie desconditions indispensables : c'est pour elle-même en effet qu'une cité doit faire ducommerce et non pas dans l'intérêt des autres. Si l'on se présente à tous comme unmarché (agora), c'est pour en tirer un revenu qu'on le fait [...] Mais nous voyonsaujourd'hui beaucoup de territoires et de cités disposer de mouillages et de ports si biensitués par rapport à la ville que, sans faire partie du centre lui-même et sans en être tropéloignés, ils sont cependant maîtrisés par des remparts ou d'autres fortificationséquivalentes; il est donc évident que, si quelque avantage résulte de la liaison ville-port,

. la ville profitera de cet avantage"134. Il va de soi que ces lignes ne concernent pas que lespetites îles et on peut voir, dans l'association des "territoires et des cités" qui ont desports, une allusion à ces îles dotées d'une pérée. Mais cela n'enlève rien au schémagénéral, apte à coller aux réalités égéennes, et l'image qui ressort de ce texte est assezsemblable à celle donnée par Aristophane, rappelant que les îles sont, avant toute chose,des places de commerce où importation et exportation des marchandises sont la raisond'être. S'il est vain de se demander si Aristote, en écrivant ces lignes, pense à dessituations insulaires, on préférera souligner que la généralisation des ports dans les îlesl'incitait à cette schématisation des cités maritimes dont l'auteur n'imagine pas qu'ellespouvaient ne pas être commerciales. Nous allons à présent apprécier par des exemplesrégionaux la véracité du développement aristotélicien.

Mais auparavant, un mot du contexte historique dans lequel se déroule cetteurbanisation littorale. Le milieu du Ive siècle voit le retour de la piraterie qui avait étéextirpée par la thalassocratie athénienne ainsi que celui des opérations militairesd'envergure et longues : Athènes était de plus en plus concurrencée par d'autrespuissances et la guerre des Alliés, qui vit la victoire finale de Rhodes, Cos, Chios etByzance coalisées contre une hégémonie devenue insupportable, en est la meilleureillustration.

Le premier raid pirate de quelque importance, oeuvre du Thessalien Alexandre dePhères en 362/1, touche Péparéthos et les Cyclades dont Ténos135. Un autre épisodeillustre crûment le .regain de cette activité, et toujours dans un secteur a priori protégé,puisqu'il s'agit de la petite île d'Halonnésos, aujourd'hui Ayios Efstratios, située entreles deux clérouquies de Lemnos et Skyros : vers 345, un pirate du nom de Sostratos,dont on ignore en tous points l'origine, s'empara de l'îlot appartenant aux Athéniens, quine devaient guère s'en servir que de simple escale de fortune, et commença ses rapinesdepuis cette base. Ce fut Philippe de Macédoine et non Athènes qui débarrassa

134. Aristote, Politique, VII 6, 2-5 1327 a.135. [Démosthène], L, 4; Diodore, XV, 95. Pirates en Chersonnèse en 353: Démosthène, XXIII, 166.

Page 149: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

146 PATRICE BRUN

Halonnésos de ses pirates, donnant naissance, on le sait, à un imbroglio diplomatique136.

Simultanément, et sans que l'on puisse savoir s'il faut faire un lien avec l'événementprécédent, les Athéniens honorent le tyran de Méthymna, Cléomis, pour avoir libéré(moyennant rançon ?) des citoyens qui avaient été capturés par des pirates, peut-êtremacédoniens l37• En 342/1 enfin, Athènes punit Mélos d'une amende de dix talents pouravoir donné asile aux pirates l38 , mais l'auteur du discours qui nous a légué cetteinformation ne donne aucune indication sur l'origine géographique de ces derniers. Il esttentant de les assimiler aux "Tyrrhéniens", c'est-à-dire aux Etrusques, ou plusgénéralement à ces pirates italiens dont parlent les orateurs des décennies suivantes(Hypéride a composé un 1tEpt 'tllÇ <j)uÂ.a.KllÇ 'tllÇ TUPPTlvrov, Dinarque, unTUPPTlVtKeç) et auxquels fait écho l'épigraphie (une inscription d'Athènes souligne lamenace des pirates en Adriatique139). Mais les Tyrrhéniens ont-ils attaqué l'Egée dès lemilieu du IVO siècle ? La situation de Mélos à l'entrée de l'Egée, la qualité de sa radesusceptible d'abriter une large flotte, rendent plausible une telle éventualité. Si l'on seréfère à la situation des XVIIo

-xvmo siècles, où la mer Egée était infestée de pirates et decorsaires génois, vénitiens, français, on constate que le port de Mélos, le premier que lesflottilles venant de l'ouest trouvaient en Egée, servait de refuge et de point deralliement140. Il n'est pas interdit de penser que ce put être le cas au IVo siècle mais onn'en saurait dire plus car, si une autre inscription navale athénienne fait allusion auxpirates, il n'est pas fait mention de leur origine géographique ni ethnique l41 • Mais on saitpar une inscription de Délos que la cité emprunta en 298 pour la protection contre lesTyrrhéniens et sans doute les Rhodiens les combattaient-ils déjàl42•

Il faut donc se résoudre à ne pas identifier avec certitude ces pirates quimenaçaient la tranquillité de l'Egée méridionale, mais cela importe peu. L'atmosphère quiprévaut est celle d'une recrudescence d'une forme d'insécurité sur mer pouvant atteindredes navires de commerce en pleine mer (le philosophe Diogène, en route pour Egine, voitson bateau saisi par des pirates et lui-même est vendu en Crètel43) ou des assauts contreles îles. Mais on se gardera de toute exagération sur les actes comme sur leursconséquences. Non seulement cela n'a pas dissuadé les insulaires de se tourner plus quejamais vers la mer, mais cela les a incités à développer une forme d'habitat décrite parAristote, lien entre la ville et le port, avec fortification autour de ce dernier, et il faut alors

136. Démosthène, VII, 1-8 ; XII, 12-15.137. GHl170 1. 3-4 ; 10-12. Macédoniens pour G.S. Shrimpton, Theopompus, p. 155.138. [Démosthène], LVIII, 56.139.IG II2, 1625 1. 222-223 ( = GH1200) : ù7tapXEt <pu",aldJ È7t], [Tup]PTJvOVç. H. A. Ormerod, Piracyin the Ancient World, p. 129-130. Sur les origines de ces Tyrrhéniens, plus ,diverses peut-être qu'il n'yparaît, M. Giuffrida lentile, La pirateria tirrenica, p. 81-89.140. J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 179.141.IG 112, 1623 1. 276-288 : "Trières mises à l'eau sous le stratège Diotimos pour la protection contreles pirates, selon le décret du peuple que Lycurgue, du dème des Boutades, a proposé".142. Délos: IG XI 2, 1481. 73-74. Rhodes: Syll.3 1225 ; Diodore, XX, 81,4.143. Diogène Laerce, VI, 74.

Page 150: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 147

relativiser l'impact néfaste de la piraterie sur la navigation et plus encore sur l'habitat, etne pas se méprendre sur l'importance de la piraterie jusqu'au n° siècle l44•

De même celui des guerres. Plus encore que la piraterie, la guerre et l'insécuritéqui en découle est une donnée intangible de l'histoire de la Méditerranée. Qu'elle gêne lecommerce maritime et donc les îles est une évidence; qu'elle ne l'affecte qu'à la marge enest une autre. Un seul fait pourra le démontrer. En 357/6, en pleine guerre des Alliés, lacité d'Arkésinè d'Amorgos, très exposée aux opérations militaires qui se déroulent nonloin de ses eaux, vote un décret en l'honneur d'Androtion, gouverneur de la garnison queles Athéniens ont installée; le texte précise que le récipiendaire n'a jamais porté tort auxétrangers venant dans la cité145• On peut conclure sans risques que la guerre n'a pas tari leflot de commerçants habitués du port d'Arkésinè. Quant aux destructions de récoltes, toutporte à croire qu'elles furent des plus limitées, dans le temps et dans l'espace.

C'est aux alentours du milieu du siècle que la nouvelle ville de Ténos voit le jour:or, celle-ci est construite sur le bord de la mer146, bien que peu de temps auparavant, lesTéniens aient eu à subir les assauts piratiques d'Alexandre de Phères. Il est certes tentantde lier l'érection de cette nouvelle muraille à un sentiment d'insécurité né du raid duThessalien, mais ainsi que le dit sagement R. Etienne, "on évitera toute explicationunilatérale pour le transfert du site urbain". De toutes façons, que les deux choses soientou non liées, on remarque que l'attaque par mer n'a pas dissuadé les Téniens de serapprocher du rivage. Peut-être est-ce le contraire ; mais d'autres exemples sont toutautant significatifs.

Prenons celui de Kythnos. La ville, jusqu'au IVo siècle, est située sur unpromontoire, à cent mètres au-dessus du niveau de la mer et à trois cents mètres durivage, sur la côte occidentale de l'île. Une fortification de faible périmètre enserrel'acropole. Dans la seconde moitié du IVO siècle, et sans qu'il soit possible de détennineravec une précision supplémentaire la date de la construction, un système de Longs-Mursrelie l'acropole à la mer sur plusieurs centaines de mètres, délimitant ainsi un port fortifiéqu'il était aisé de défendre: c'est le Bryocastro (ou Hebraocastro) des voyageurs147 (PI.

144. P. Ducrey, "Les Cyclades à l'époque hellénistique", Les Cyclades, p. 143-148. Une anecdoterapportée par Cicéron, République, III, 14,24, tendrait à montrer que la véritable piraterie était, du tempsd'Alexandre, plutôt artisanale.145. GHI 1521. 6-7.146. La datation au VIC siècle de cette muraille proposée par P. Graindor, MB 14, 1910, p. 236-242(suivi par Fiehn, RE V A 1 col. 509), ne résiste pas aux analyses récentes de R. Etienne, Ténos II, p. 16­22, notamment n. 29 p. 21. J'ajouterai que les planches IV et V représentant les murailles et les tours dela cité, qui, avec des blocs au bossage marqué, à la feuillure d'angle bien visible, ne sauraient êtreantérieures au début du IVo siècle. La muraille de la ville haute du Xombourgo, très à l'intérieur des terres,semble bien, par contre, être antérieure: R. Etienne, Ténos II, Planche VII.147. Etude des murailles par A. Mazarakis-Ainian qui considère que le milieu: du IVo siècle est leterminus ante quem : AE 1993, p. 252-253. La plupart des voyageurs s'arrêtant à Kythnos ont décrit lesruines de Bryocastro, toujours spectaculaires. Le premier à en parler est Ch. Buondelmonti, Liberinsu/arum, p. 198, pour qui "l'on y voyait autrefois une ville bien bâtie". Les meilleures descriptionssont celles de J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 12 et de L. Ross, Reisen, l, p. 116-117.Le parement extérieur, fait de longs blocs de schiste au bossage accentué et à la feuillure saillante n'estd'ailleurs pas sans évoquer le rempart de Ténos. L'étymologie du mot Bryocastro est difficile à assurer:

Page 151: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

148 PATRICE BRUN

IX, 1). De toute évidence, nous avons là une ville qui attend beaucoup de la mer. Cetteville est abandonnée vers la fin du VIIO siècle : la population de l'époque byzantines'installe au nord de l'île, sur un véritable nid d'aigle, Paléocastro l48 . Les possibilitésd'échange maritime sont réduites, de par l'éloignement du port le plus proche, de par lamédiocre qualité de celui-ci, la baie d'Otzia, ouverte au vent du nord. Il est certain quel'on a dans ce cas précis recherché un site de protection. Cela n'a pas suffi puisque, avectoutes les Cyclades, Kythnos tombe aux mains de Barberousse. Au début de l'époquemoderne, Paléocastro est délaissé au profit d'un site intérieur, Chora - c'est aujourd'huiencore la capitale de l'île - d'où l'on ne voit pas la mer, ce qui explique qu'un voyageur,débarquant dans la marine vide d'habitants, affirme sans sourciller que l'île estentièrement déserte l49. Kythnos n'attend alors rien de la mer - ou bien peu. On constate,par ce rapide résumé de l'habitat kythnien, que la fin de l'époque classique a marqué lemoment - si l'on excepte bien entendu la période contemporaine - où l'île était la plusouverte sur la mer. Le plus intéressant sans doute est de constater que l'attitude deKythnos n'est pas isolée.

D'autres îles ont eu une histoire comparable. Kimolos offre ainsi trois habitatssuccessifs: l'habitat antique est situé sur le rivage occidental, au lieu-dit Hellenika, justeen face de Mélos, avec laquelle Kimolos devait entretenir d'étroits rapports et l'on voyaitencore, à la fin du XVIIIo siècle, une nécropole d'époque classique (Olivier, se livrant àquelques fouilles sauvages, découvre "des fragments d'un grand vase brun, dans le genreétrusque, sur lequel étaient plusieurs figures d'hommes peintes en rouge") et quelquesrestes de la ville antiquel50. A une date inconnue, peut-être au début de l'ère byzantine, cesite fut abandonné pour un autre, Paléocastro, comme à Kythnos et, à l'image de cedernier, un véritable nid d'aigle: "das PaHiokastron liegt auf einem gegen 1000 Fusshohen und sehr steilen, fast unzuganglichen Gipfel an der Mitte der Westküste" écritRossl51. Enfin, à l'époque moderne, apparut le castro de Kimolos, Chora, à un kilomètreenviron de la mer, au sud-est de l'île, dans la partie qui regarde l'île déserte de Polyaigos(Polyvos). Ce castro est constitué de deux enceintes parallèles formées par l'arrière desmaisons elles-mêmes, un peu à l'instar de ceux de Siphnos et Mélos. Les maisonstournent donc le dos à la mer et, comme à Kythnos, c'est la ville antique qui était sur lamer. On pourrait faire un constat identique pour Mélos, qui, elle aussi, occupa plusieurssites successifs: l'ancienne Mélos, au lieu-dit Klima, sur le bord de la mer à l'entrée dugrand golfe qui s'ouvre au nord-ouest, fut désertée au cours du VIIro siècle etPaléochora - aujourd'hui le modeste village de Zephyria - se développa au fond de labaie, à deux kilomètres environ de la mer. Délaissée à l'époque moderne, sans doute en

"château des Juifs" ? Pour E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 169, on ne peut pas en déduireipso facto la présence de Juifs.148. Très belle et émouvante description par un spécialiste de la Morée franque, J.A. Buchon, Voyagedans l'Eubée et les Cyclades, p. 242-244. L'histoire des vicissitudes de l'habitat de Kythnos est bienrésumée par A. Vallindas, Kv(}vla/(cX, p. 60-91.149. P. Carlier de Pinon, Voyage en Orient, p. 57. Comme on sait par des sources contemporaines quece n'est pas le cas, nous voyons là l'un des dangers de la littérature de voyage, prise au pied de la lettre,sans confrontation avec d'autres textes.150. G. Olivier, Voyage dans l'Empire othoman, p. 326.151. L. Ross, Reisen, III, p. 23.

Page 152: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 149

liaison avec la reprise des phénomènes volcaniques et en raison de l'effondrement de laplaine située au fond du golfe, Paléochora fut relayée dans le rôle de capitale de l'île parPlaka, non loin du site antique mais très en retrait du rivage, à deux cents mètresd'altitude: ce dernier déplacement doit autant au désir de retrouver de bonnes terresarables et de s'éloigner des zones paludéennes qu'à la crainte des pirates l52• A Ténos, dèsla fin de l'Antiquité, et jusqu'au XIXo siècle, le site antique du littoral est délaissé pourXombourgo, qui n'est autre que le site antique primitif de l'intérieur de l'île, à 13 km. dela merl53• A Syros, le site antique est également portuaire et, en 1702, Tournefort pouvaitencore voir dans ce secteur "un beau pan de muraille, bâti de gros quartiers de marbrebâtard, taillés à facettes" 154. Si cette description, guère orthodoxe sur le plan duvocabulaire technique, ne permet guère de tirer des conclusions assurées, cette "taille àfacettes" pour reprendre l'expression de Tournefort, pourrait bien correspondre aubossage des blocs que nous avons relevé à Ténos et à Kythnos, et signifier à nouveauune certaine contemporanéité de construction. Par opposition à cet habitat installé près durivage, celui d'Ano Syros se développa au début du XITlo siècle, sur une hauteur à deuxkilomètres de la mer, où les ducs de Naxos érigèrent l'une de leurs forteresses. Dernierexemple que l'on citera, celui de Minoa d'Amorgos, dont le site d'acropole surplombantla mer a été abandonné à la fin de la période romaine, au profit de Chora, bâtie très àl'intérieur des terres155• Sans doute se rencontre-t-il des îles dont la capitale occupe encorele site antique et sans viser à l'exhaustivité, on soulignera que les castros vénitiens deNaxos, Paros ou Siphnos ont été érigés sur les ruines des cités antiques bâties sur lelittoral.

D'autres cités, telles Sériphos ou los, avaient une ville installée au-dessus du port,l'acropole antique étant distante d'une demi-heure de marche de la marine. La distancedevenait trop importante pour relier l'établissement littoral et la ville fortifiée (ce qui futréalisé à Kythnos), mais pas assez pour justifier le transfert d'un habitat qui aurait étésans cela dépourvu de site défensif (Ténos). C'est pourquoi les cités décidèrent unrenforcement de la ville. Si à Sériphos il ne reste rien des fortifications, englouties par ledéveloppement in situ de la ville moderne, à los par contre et malgré l'urbanisationgalopante qui a affecté et continue d'affecter cette île et la ville de Chora, de grands pansde murs sont aujourd'hui encore bien visibles sur les parties méridionale et occidentale del'acropole non touchées par les maisons. Cette muraille est double : dans sa lignesupérieure, elle englobe une vaste terrasse située en contrebas occidental immédiat du

152. J.L. Bintliff, Natural Environment, II, p. 546-547 ; M. Wagstaff - J.F. Cherry, "Settlement andPopulation Change", Melos, p. 136-155. Carte des différents sites habités de l'île, Melos, fig. 1.6 p. 8.153.R Etienne, Ténos II, p. 15: "Alors que sur la côte sud, pendant toute la période franque, vénitienneet turque, le port de San Nicolo n'estqu'une échelle modeste, de la fin du IVo siècle au IIIo siècle ap. J.C.,ce port - un bien mauvais débarcadère pourtant - fixe la ville et la mer attire la population. Un telglissement de l'habitat vers la côte ne s'est reproduit qu'au début du XIXo siècle".154. Voyage du Levant, II, p. 3.155. E. Kolodny, Chora d'Amorgos, p. 28. Les trois cités antiques de l'île, Aigialè, Minoa, Arkésinè,quoique toutes construites sur des promontoires, ne sont guère éloignées de la mer. Toutes trois, bien queconstruites sur la côte nord-ouest de l'île, ont de plus "un port à l'abri du meltem et une plaine biencultivée" : M.F. Boussac - G. Rougemont, "Observations sur le territoire des cités d'Amorgos", LesCyclades, p. 113-120. La côte sud-est de l'île offre peu de possiblités portuaires.

Page 153: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

150 PATRICE BRUN

rocher qui couronne l'acropole. Les blocs en sont réguliers et de grande taille; il n'y apas de bossage apparent et aucune feuillure n'a, dans ces conditions, été travaillée. Lacourtine inférieure, repérable aisément depuis la route qui monte à Chora, est bâtie enblocs de schiste plus longs, avec un bossage assez net se terminant, dans le seul angle quij'ai pu étudier, par une feuillure. L'impression qui s'en dégage, à défaut de sondages oude fouilles limitées, est celle d'une extension postérieure à la première enceinte. Unescalier, taillé dans le roc, longeait la muraille inférieure qui, à cet endroit, opère unredent pour le protéger et le surveiller. Des portefaix ou des mules, comme le touristeparesseux se le voit proposer aujourd'hui au débarcadère de Thèra, devaient assurer unlien physique entre le port et la ville156.

La constante qui se dégage de toutes ces mentions est visible : l'occupationinsulaire antique est de façon systématique liée à la mer, ce qui montre de façon nette quele commerce fait partie intégrante de la vie des îles de l'Egée. Un site côtier souligne quela population a des intérêts maritimes directs, qu'ils soient de nature commerciale(importation, exportation) ou de subsistance (pêche, piraterie), qu'elle est reliée à unsystème d'échanges qui, de toutes les manières, dépasse le simple cadre d'une unitéinsulaire157. On en voudra pour preuve supplémentaire que le rappel de la phrase dePlaton, pour qui une cité maritime ne peut manquer de posséder son lot de "travailleurs dela mer" 158, ce qui implique qu'au milieu du IVe siècle, le philosophe n'envisage pas que ledestin d'une ville littorale puisse se situer ailleurs que vers le grand large. En élargissantle propos, on admettra sans risque que le concept d'île terrienne - j'entends une île qui neserait que terrienne, ce qui a pu exister à d'autres époques - ne correspond pas à uneréalité classique.

A bien réfléchir de plus, on ne voit pas en quoi un site intérieur protègerait lapopulation d'une arrivée des pirates par la mer. Habiter l'intérieur, y rassembler sesforces, c'est avant toute chose abandonner le littoral aux pillards ou aux ennemis, c'estleur permettre d'y aborder tranquillement, d'organiser leur expédition et d'y commettresans risque leurs rapines. L'histoire de la Grèce moderne montre bien qu'un habitatintérieur n'a jamais dissuadé les bandes qui terrorisaient l'Egée de temps à autre de selivrer à des exactions contre les personnes et les biens. Bien plutôt, se défendre despirates et des déprédations en général, c'est d'abord empêcher un débarquement, aller àleur rencontre et pour cela fortifier un site côtier et de préférence le meilleur. Sans vouloirmanier le paradoxe, je dirais que l'habitat fortifié littoral est la meilleure défensepréventive contre n'importe quel assaillant. On observera que la piraterie hellénistique,crétoise ou étolienne, n'a jamais incité les Insulaires à bâtir une Néapolis intérieure, bienau contraire. Et les indications fournies par le dossier épigraphique relatif à la guerrecrétoise des années 205-200 autour de Calymna et Cos amènent à conclure que de telstravaux de fortification étaient suffisants contre les assauts des pirates159..

Ce qui paraît l'emporter au Ive siècle, c'est un site dont les deux qualitésprimordiales sont d'être littoral et fortifié. Nous avons étudié en détailles cas de Ténos et

156. L. Ross, Reisen, 1, p. 155 ; BCH 114, 1990, p. 820.157. Voir les réflexions sur les liens entre l'habitat et la mer pour Mélos de M. Wagstaff - J.F. Cherry,"Settlement and Resources", Melos, p. 259-263.158. Platon, République, II, 371 a-b. Voir supra.159. Syll.3 567-569. P. Baker, Cos et Calymna, p. 30-67.

Page 154: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 151

Kythnos, mais on doit y ajouter les fortifications des cités de Kéosl 6D. Et, dans cet esprit,je serais assez tenté de généraliser aux années c. 350 - c. 275 l'érection de ces grandesenceintes qui s'observent encore dans toute leur puissance évocatrice à Andros, Kythnos,Arkésinè et Minoa d'Amorgos. J'ai du mal à suivre Brock et Young dans une datation auVIc siècle de la muraille de Siphnos sur la simple foi de la richesse de l'île à cette époque.Les alignements qu'ils décrivent, et que l'on retrouve aujourd'hui encore, sont situés trèshaut sur l'acropole de Siphnos. S'ils devaient être la muraille, ils n'engloberaient qu'unpérimètre très faible, de 80 mètres sur 30 environ, ce qui incite à y voir plutôt un mur desoutènement d'une construction quelconque. En contrebas par contre, un pan du murantique a subsisté et le bossage que l'on remarque sur ces gros blocs de schiste permet decroire en une fortification bien postérieure, enserrant une superficie digne d'une ville l61 .

Une étude d'ensemble des fortifications, on le voit, est à faire, qui seule nousdonnerait une fourchette chronologique, laquelle permettrait plus sûrement de définir desrapprochements. Il n'est pas impossible, en regard des grandes similitudes que l'ondécèle dans leur technique, d'imaginer un vaste programme de construction, hypothèsequi privilégierait une origine commune, pourquoi pas antigonide, de la fin du IVO siècledonc. Cela pourrait se concevoir si l'on considère les fortifications de Samos dont l'étuderécente a montré la marque antigonide et, sans doute, celles des îles milésiennes de Léroset Patmos - où Antigone le Borgne fut puissant en son temps - et de Télosl 62 . Mais,encore une fois, et en l'absence de publications plus nombreuses, il est impossible d'êtreaffirmatif et les auteurs d'une étude sur la muraille d'Arkésinè illustrent bien cetteprudence, qui ne souhaitent pas proposer de datation sur les seuls critères stylistiques l63.

Ce n'est qu'à la fin de la domination byzantine sur les îles dans un premier temps,puis à partir du XIIIo siècle, lorsque les conditions générales de l'économie et ducommerce se transforment, lorsque les simples raids de pillage font place à des guerresendémiques et totales, que la situation se modifie. Et l'abandon des sites portuaires, sansêtre une règle absolue à la fin de l'époque paléochrétienne, se vérifie assez souvent l64.Outre les sites déjà rappelés, on ajoutera celui de Carthaia, au sud-est de l'île de Kéos,

160. En 357-355, Athènes demande aux cités littorales de Kéos de construire des fortifications (lG 112,4041. 15 : ['tàç 1t6À]nç 'tàç È1tl eaÀa't'tTlt [è1tt<J]KEuaÇnv 'tà 'tEiXTl). Sur la date de cette inscription,P. Brun, Eisphora, Syntaxis, Stratiotika, p. 77-80. F.G. Maier, MDAI (A) 73, 1958, p. 6-16, date lesmurailles de l'île (Corèsia et Carthaia) du IVo siècle, tant par leur structure (tours semi-circulaires) que parles indications de l'inscription. La publication d'un graffite daté du VO siècle sur un bloc de la fortificationde Corèsia pourrait cependant indiquer que celle-ci, dans son extension maximale, a été bâtie au VO siècle:L. Mendoni, MEÀ-Ed/JwTa, 10, 1990, p. 299-301. Mais on ne comprend plus très bien alors le sens del'inscription athénienne, sauf à croire que les murailles étaient alors détruites et que les recommandationsathéniennes ne furent pas suivies d'effet. Peut-être alors, et pour sortir de cette contradiction, doit-onimaginer une reprise partielle des remparts qui étaient tombés en ruine ou avaient été détruits lors de laréaction athénienne de 362.161. ABSA 44, 1949, Pl. 3, 3-5.162. H.J. Kienast, Samos XV, p. 85-95. Léros : R.M. Dawkins - AJ.B. Wace, ABSA 12, 1905-1906,p. 151-174. Patmos : R. Hope Simpson - J.F. Lazenby, ABSA 65, 1970, p. 48-50. Télos : ib. p. 66.163. G. Rougemont et alii, "Recherches à Amorgos. Le site et le rempart d'Arkésinè", Recherches dansles Cyclades, p. 97-122.164. E. Malamut, Les îles de l'Empire byzantin, p. 266-270.

Page 155: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

152 PATRICE BRUN

ville définitivement désertée quant à elle l65 . Il est symptomatique que ne subsistedésormais dans cette île, seule entité urbaine à l'époque byzantine et ottomane, Iulis(Chora), à cinq kilomètres de la mer. Cet abandon peut parfois être plus tardif, commeErésos antique (aujourd'hui Skala Eresou) qui végète durant toute la période byzantine etottomane et doit attendre le XVIIIo siècle pour voir un autre établissement se créer, lanouvelle Erésos, à cinq kilomètres de la mer, tandis que la renaissance de Skala Eresou, àl'instar de toutes les marines, est très récente.

En fait, un site bâti à l'intérieur des terres, s'il ne témoigne pas a priori d'unecrainte exacerbée de la piraterie, induit un besoin moindre de la mer et une contraction desactivités dans le seul domaine des occupations de subsistance (agriculture, artisanatlocal). Il n'est certes pas fortuit que deux îles parmi les plus austères et les plus petites,Pholégandros et Sikinos, aient vu se développer leur habitat loin de la cale - on ne sauraitparler de port - et n'aient jamais éprouvé le besoin de se rapprocher de la mer. Leur vie,modeste, c'était leur terroir étriqué qui l'assurait, pas le commerce, et ces deux îles, peupeuplées, ne possédaient aucune matière première ou surplus agricoles substantielssusceptibles de les intégrer dans les circuits commerciaux. En bref, leur site intérieur nedépend guère à l'époque classique et hellénistique de la crainte des pirates, mais del'absence de raison de descendre à la mer. Et H.A. Ormerod, qui associe habitat intérieuret piraterie ne fait, pour illustrer sa théorie, que renvoyer à des parallèles médiévaux oumodernes, ce qui montre bien l'inanité de cette équation pour l'époque antique l66. On endéduira alors que la piraterie n'a pas atteint dans l'Antiquité, y compris sous les coups deboutoir crétois, un point jugé paroxystique par les Insulaires eux-mêmes.

Beaucoup de lignes pour une conclusion peu originale dira-t-on. Peut-être. Maiscela permet en tout état de cause de refuser le schéma d'insulaires trop pauvres, n'ayantrien à vendre, et les exemples de Ténos et de Kythnos qui, sans hésitation, descendent àla mer dans la seconde moitié du IVo siècle, suffisent aussi à fixer le cadre chronologiqued'une ouverture tous azimuts.

J'ai déjà eu l'occasion de dire que toute liste cumulative recelait le danger de lasystématisation. En fait, pas plus que pour l'agriculture, on ne doit se livrer à pareilexercice car bien des paramètres nous demeurent mystérieux et les conditions généralesqui déterminent la prééminence supposée des activités rurales ou maritimes nousdemeurent très mystérieuses. Pour étayer cette idée, nous ferons le chemin chronologiqueinverse, avec en premier lieu l'histoire humaine de Skiathos. Cette île, quoique dotéed'un bon port, et malgré son aspect stratégique l67 , nous est mieux connue dansl'Antiquité pour ses richesses agricoles que par son commercel68 . Pourtant, elle est au

165. L.G. Mendoni - E. Kolaïti, DHA 19-1, 1993, p. 95. Pourtant, des monnaies vénitiennes ont ététrouvées sur le site par P. Graindor (BCH 29, 1905, p. 352-353). Compte tenu du hiatus très importantentre les monnaies byzantines les plus récentes (Anastase 1°) et les deniers vénitiens (fin )CN°-début XVo

siècles), il se peut qu'il n'y ait eu que réoccupation sporadique du site: l'absence totale de donnéespostérieures incite à conclure que Carthaia fut abandonnée une fois pour toutes au XVo siècle.166. H. A. Ormerod, Piracy in the Ancient World, p. 38-41.167. Port de Skiathos : [Skylax], 58 ; Démosthène, l, 32. Son aspect stratégique est déjà souligné parHérodote, VII, 179 ; Démosthène, IV, 32 ; VIII, 36 ; Tite-Live, XLIV, 13, Il.168. Son vin: Strattis, F. 61 Edmonds ( = Athénée, l, 30 f) ; son blé: Démosthène, l, 32.

Page 156: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 153

XXO siècle une île de marins et l'arboriculture - surtout l'olivier - activité d'appoint type,complète les revenus des Skiathiens169• A l'inverse, l'île de Kythnos est, tant à l'époquemoderne qu'au Xxo siècle, le modèle île de terriens où les vocations maritimes sont rares.Mais tout porte à croire que dans l'Antiquité, l'île était très ouverte sur la mer, car lesattestations de Kythniens à l'étranger ne sont pas rares170• Ce n'est bien sOr pas un hasardsi nous retrouvons Kythnos dans cette catégorie d'île antique commerçante devenueterrestre à la période moderne : la destinée économique de l'île a accompagné celle de sonhabitat qui, nous venons de le voir, s'est replié à l'intérieur des terres à la fin del'Antiquité.

Les témoignages archéologiques convergent donc et vont dans le sens que lalecture des sources épigraphiques et littéraires étudiées dans les pages précédentes nousfaisaient entrevoir. Les cités insulaires antiques, dans leur grande majorité, étaienttournées, intellectuellement et physiquement, vers la mer. Et cette réflexion prend touteson ampleur et sa profonde signification lorsque l'on se rappelle l'importance de la miseen valeur agricole du terroir. Les îles paraissent, surtout au IVo siècle, développer leurcommerce sans négliger l'exploitation intensive de leurs ressources propres. On nesaurait, dans ces conditions, parler d'une vision mussolinienne ou spartiate de l'autarcie:tout porte à croire que l'économie agricole de ces cités est dynamique, qu'elle s'inscritdans un vaste courant d'échanges. Importations de produits bruts ou transformésmanquants, exportations de surplus minéraux, agricoles ou artisanaux, formaient unensemble d'activités insulaires très important, qu'il est temps d'analyser.

UNE PROSPERITE INSULAIRE?

Un modèle soda-économique dynamique

Je parlais plus haut de risque de généralisation. Une inscription très importantepeut tout autant déformer la réalité sociale d'une île. Prenons Ténos. Le registre desventes IG XII 5, 872, bien exploité et étudié, livre l'image d'une société plus rurale quemarchande, d'une société "dont les bases sont sûrement foncières" ; les dots y sontélevées, pouvant dépasser deux talents 171 • Mais c'est le document qui, enregistrant destransactions immobilières à l'intérieur de la frange aisée des propriétaires locaux, veutcela: il éclaire un aspect de la vie de Ténos dont rien ne dit qu'il soit unique. D'autre part,J. Rich et A. Wallace-Hadrill172 ont not~ que sur 47 transactions, 45 individus différentsachètent, ce qui n'est pas "simply a tiny clique". 70000 drachmes changent de mains en

169. E. Kolodhy, La population des îles de la Grèce, 1, p. 381-382.170. Vocation agricole de Kythnos chez les voyageurs: L. Ross, Reisen, II, p. 121 signale que tous leshabitants vivent des travaux des champs et que l'on ne compte dans l'île que quelques barques de pêcheurs.Marine de guerre de Kythnos en 480 : Hérodote, VIII, 46-48, ce qui leur vaut d'être inscrits sur le trépiedde Delphes et à Olympie (SGHI27 ; Pausanias, V, 23). Kythniens dans l'équipage de Conon à AigosPotamoi : lG 113, 1032 1. 246-247 ; 253. Des Kythniens sont attestés à Athènes (lG 112, 9115 ; SEGXIV, 1957 ; lG 112, 3218), Thasos (AD 26, 1971, p. 414), Kéos (lG XII 5, 534 ; 598), Rhodes (SEGXXVII, 458), Délos (IG XI 4, 1196; cf. L. Robert, OMS VI, p. 169-211).171. R. Etienne, Ténos Il, p. 63, 21.172. City and Country in the Ancient World, p. 141-142.

Page 157: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

154 PATRICE BRUN

moins de deux années, ce qui implique deux choses complémentaires, le besoin deliquidités pour les vendeurs, l'existence de ces fonds chez les acheteurs. L'image d'unesociété ténienne rurale et refermée sur son île doit être complétée par celle d'une île selivrant volontiers à une marketing agriculture, bien intégrée au commerce égéen. Et de cecôté-là, s'il est vrai que Ténos ne possède pas de port remarquable, je rappellerais que lestoponymes antiques Limeneia et Panormos montrent bien l'ouverture de l'île, que[Skylax],au milieu du IVo siècle, atteste la présence d'un port à Ténos, ce qu'il ne fait paspour toutes les Cyclades173 . La Royal Navy estimait d'ailleurs que "Tinos itself has theonly harbour on this coast and the best of the island (... ). The harbour gives protectionfrom aIl winds except those from the west"174. Je ne crois pas que les Anciens attendaientbeaucoup plus d'un port qui leur assurait un abri contre les vents les plus redoutés, lesétésiens. Que les Rhodiens enfin, aient choisi Ténos pour capitale du koinon des Nésiotesrevivifié sous leur emprise au début du 11° siècle, ne se comprendrait pas pour une îletournée vers les seules activités agricoles175. Que les bases de la richesse fussentfoncières n'est pas douteux (on ne voit guère à Ténos de richesses alternatives liées àl'extraction des matières premières susceptibles d'être demandées hors de l'île ou à unartisanat tourné en priorité vers des visées exportatrices). Mais de telles sommes dégagéesn'existeraient pas sans excédents agricoles d'une certaine ampleur, excédentscommercialisés sur les marchés extérieurs. A Carthaia, dans l'île de Kéos, une inscriptionmontre des familles assez aisées pour disposer de plusieurs propriétés et illustre leurengouement à exploiter de nouvelles terres, prouvent à leur façon que l'agriculture à Kéosest rentable et qu'elle s'intègre dans une structure plus commerciale que vivrière176.

C'est un modèle sensiblement identique que nous fournit Myconos : "modestesMyconiens", "pauvres et habitant sur une île misérable"l77. Pourtant, un texteépigraphique du 111° siècle, un registre de dots, indique des versements en liquide quisont loin d'être tous aussi médiocres que la réputation de l'île nous le laisserait croire: àcôté de dots ne dépassant pas les 1000 ou 2000 drachmes, on distingue une dot de 3500drachmes, une autre de la 000 et une dernière de 14 000 drachmes, plus de deuxtalents178. Il n'est pas de mon dessein de comparer ici ces montants avec ceux d'Athènesau IVO siècle, que ce soit par le biais du corpus démosthénien ou par celui du théâtre deMénandre, comparaison qui ne rendrait pas ridicules les gens de Myconos, pas plus que

173. On peut signaler enfin, toujours pour le IVo siècle, qu'Euphron (F. 1 Edmonds) mentionne unnavire de commerce monté par un équipage de Téniens. Rien dans le texte ne suggère un effet comique,voulant par exemple signifier l'incongruité ou l'absurdité d'un telle composition d'équipage.174. Geographical Handbook, III, p. 430.175. R. Etienne, ib. p. 66, reconnaît que "beaucoup d'argent circulait dans ce milieu rural". L'époque dela domination de Rhodes à Ténos et dans les Cyclades est fonction de l'inscription IG XII 5, 824 B, datéepar le prêtre d'Hélios éponyme: 171-168 pour R. Etienne, BCH Suppl. XIII [1986], p. 45-47; Ténos II,p. 101-124, c. 190-189 pour Chr. Habicht, "Der rhodische Eponym Auto!,crates", Chiron, 19, 1989,p. 273-277, approuvé par BEp 1990,242 et 1991,430. . .176. R. Osborne, "Land Use and Settlement in Hellenistic Keos", Northern·Keos, p. 323.L. Mendoni,MEÂ-Erfll.lara, 10, 1990, p. 292-298, a pu suivre, sur sept générations du début du IVO siècle jusqu'à lafin du IIIo siècle, l'histoire d'une riche famille de Carthaia. Cette conclusion sur Carthaia peut être étendueaux trois autres cités de l'île: L. Mendoni, Structures rurales et sociétés antiques, p. 147-161.177. Ovide, Métamorphoses, VII, 463 ; Athénée, I, 7 f.178. Syll.3 1215.

Page 158: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 155

ceux de Ténos évoqués plus haut179, mais bien plutôt de constater qu'à l'image de Ténos,de telles sommes révèlent surtout un état de liquidités que l'on ne comprendrait pas si l'onpersistait à s'enfermer dans le cadre caricatural d'îles frileuses et repliées sur leur modesteterroir. Myconos offrirait-elle un modèle peu fiable, "pollué" en quelque sorte par laproximité de Délos dont les perspectives de richesse sont très différentes? Je crois aucontraire que cette île fournit un complément, une confirmation de ce que l'on pouvaitétablir pour Ténos.

La "stèle des céréales" de Cyrène, par les ventes dont elle témoigne auxdifférentes îles de l'Egée concernées, prouve, outre des difficultés passagèresd'approvisionnement que le monde insulaire partage avec le domaine continental,l'existence, dans les cités concernées, de grosses liquidités. Si l'on applique le taux leplus bas possible, celui de cinq drachmes le médimne, tarif "évergétique" s'il en est,Thèra a déboursé plus de douze talents pour cet achat, les cités de Kéos plus de onze,Cos, Egine, Kythnos, Paros plus de huit, la petite Astypalaia plus de quatre l80• Ce nesont pas des sommes modiques, supérieures au contraire pour certaines au phoros auquelelles étaient assujetties par la Ligue de Délos et qui prouvent que les finances publiques deces cités - ou celles des particuliers les plus aisés, requis par le biais d'une epidosis ­étaient assez prospères.

Plus généralement, le grand nombre de tours dans les îles de Thasos, Amorgos,Siphnos, Kéos, tours dont je rappelle qu'elles sont pour l'essentielles restes aujourd'huivisibles de structures agricoles antiques plus complexes, montre que les citoyens des citésinsulaires disposaient de ressources en argent liquide qui ne correspondent pas à unmodèle socio-économique plus ou moins reclus. On n'oubliera pas en effet que certainestours, les mieux conservées, bien sûr, ont été construites dans un appareil de grandequalité - c'est le cas des tours d'Ayia Marina de Kéa, d'Ayios Petros d'Andros, deChimarros à Naxos, de plusieurs d'entre elles à Siphnos. Constructions soignées, quisupposent l'aisance du propriétaire et dont l'érection, pour les plus belles, a pu êtreestimée à 8000 drachmes. Mais est-il nécessaire, dans ce cas précis ou dans d'autreséquivalents, de faire intervenir l'argent de la cité ou de quelque souverain hellénistiqueainsi que l'ont fait A. Koutsoukou et Chr. Kanellopoulos à propos de la tour de Chorezaau nord-ouest d'Andros ? Est-il raisonnable de faire appel à la sollicitude des Athénienspour les Icariens, incapables de construire par leurs propres moyens une tour dont le butinitial aurait été, pour les Athéniens, de protéger l'île contre des assauts ennemis181 ? Ce

179. Léocratès, adversaire de Spoudias, aurait dû recevoir une dot de 4000 drachmes: Démosthène, XLI,3. La fille de Nééra fut dotée par l'amant de celle-ci de 3000 drachmes: [Démosthènel, LIX, 50. Le célèbreet richissime Pasion, au moment de mourir, lègue à sa femme, en guise de dot pour son remariage avecPhormion, deux talents plus une maison de la 000 drachmes, sans compter des esclaves et des bijoux:Démosthène, XLV, 28. A Athènes, Ménandre parle de dots de un à trois talents: les exemples extraits ducorpus démosthénien, donnent du crédit au jugement de R. Etienne, Ténos II, n. 47 p. 63, qui croit plus àl'évocation d'une réalité contemporaine qu'à une inflation comique de la part de Ménandre.180. CHI 196. Thèra a acquis 15 000 médimnes, Kéos, 14000, Cos, Egine, Kythnos et Paros, 10 000,Astypalaia, 5000 : A. Laronde, Cyrène, p. 30-33 ; G. Marasco, Economia e storia, p. 14-15 ; P. Brun,ZPE 99, 1993, p. 186.181. Andros : ABSA 85, 1990, p. 169. Icaria : A.I. Papalas, Ancient Icaria,.p. 100.

Page 159: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

156 PATRICE BRUN

dernier exemple, qui daterait la construction de la tour de Dracanon des années 378-355,est bien entendu le plus difficile à admettre mais, de toutes les façons, compte tenu de ladestination avant tout agricole de ce type de construction, l'intervention de la cité dansleur érection n'est envisageable qu'à la marge - pour celles que l'on désigne sousl'habituel vocable de "tour de guet" - et la systématisation de cette vision procède enréalité d'une incapacité à penser les îles en des termes différents de faiblesse et depauvreté, lesquelles toucheraient encore les particuliers. Le nombre de tours, même sielles ne sont pas toutes contemporaines les unes des autres, prouve, dans les îles où ellessont bien représentées - mais rappelons que souvent leur absence ou leur rareté danscertaines des îles n'est due qu'à celles des prospections archéologiques et à l'état dedélabrement de beaucoup d'entre elles - la prospérité de la communauté rurale et, plusindirectement, l'absence de disparités sociales très poussées avec la prédominance d'uneassez large assise sociale aisée. Peut-être l'émulation a-t-elle joué dans cet engouementpour ce type de bâtisse, qui viS"e à montrer la puissance ou la vanité de celui qui la conçoitet la construit l82, mais bornons-nous à constater que, pour les tours, cette conclusionrejoint celle relative à Ténos et que l'on pouvait tirer du nombre des acquéreurs des terresmises en vente: ce n'étaient pas quelques rares familles qui, aux Iyo...Illo siècles,contrôlaient l'économie rurale des cités insulaires mais un assez grand nombre, preuveque la propriété de la terre est bien répartie, ce qui confirme par voie de conséquence lasuprématie des petits et moyens propriétaires-exploitants. Cette image est corroborée parune inscription de Carthaia où, sur 181 transactions enregistrées à la fin du IYO siècle en33 endroits différents du territoire civique, on relève 90 noms différents, ce qui suggèrelà encore un partage assez équitable du SOl183. Cette conclusion paraît en harmonie avec lavocation polyculturale de l'agriculture insulaire, tant il est vrai que les terres demonoculture spéculative vont souvent de pair avec une très forte inégalité foncière: tel estla situation sociale contemporaine à Mytilène, île aujourd'hui réputée pour sa vocationoléicole monoculturalel84.

Peut-être nous faut-il nuancer ce jugement par trop optimiste: en archéologierurale plus encore qu'en archéologie urbaine, la prospérité est plus visible que la détresseet les pauvres n'apparaissent pas - pas davantage que les esclaves. On ne doit certes pasoublier cette idée et pas plus celle, parallèle, posant l'hypothèse d'une profonde diversitéentre les îles, sans doute, mais aussi à l'intérieur de la société d'une seule île. Dans ledomaine agricole, qui est le plus facile à cerner, des stratégies différentes ont fort bien pucohabiter selon les exploitations et les individus, différences fondées sur la dimension despropriétés, la fertilité du sol, l'idéal de vie de l'exploitant, les horizons traditionnels dechaque île ou encore les périodes de l'histoirel85. En clair, il convient de ne pas se laisserabuser par les documents qui subsistent et ne pas imaginer que l'agriculture insulaire estentrée, d'un, seul pas et en cadence, à partir de la seconde moitié du y o siècle et plusencore au siècle suivant, dans l'ère de la marketing agriculture.

182. J.F. Cherry - J.L. Davis - E. Mantzourani, Northern Keos, p. 296-297.183. R. Osborne, "Land Use and Settlement in Hellenistic Keos", Northern Keos, p. 322 ; L. MendoniEEKM 13, 1985-1990, p. 319 ; Structures rurales et sociétés agraires, p. 152-153.184. G. Burgel, "Mytilène, exemple grec d'inégalité foncière", p. 163-165.185. T.M. Whitelaw, "Recent Rural Settlement", Structures rurales et sociétés antiques, p. 165.

Page 160: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 157

Nous ne pouvons pour autant pas tenter le moindre classement en unitésinsulaires qui seraient d'essence terrienne et d'autres qui seraient davantage à vocationcommerciale - si tant est, encore une fois, qu'une telle différenciation ait existé de façonaussi nette dans l'Antiquité qu'au XIXo siècle, ce qui ne semble pas prouvé. Que lessources antiques insistent sur l'une ou sur l'autre des activités ne signifie pas ipso factoque l'autre ait été négligeable et encore moins négligée. Le seul critère susceptible de nousaider dans cette démarche serait une estimation des densités antiques de population carplus celle-ci devait être élevée, et plus s'affranchir des impératifs agricoles devenait uneobligation si l'on voulait éviter une émigration massive, avant d'en arriver là serait-ontenté de dire : en même temps, une forte densité apporte la preuve du découplage entre lapopulation de l'île et ses simples capacités vivrières. De toute évidence, c'est le cas deDélos, tout à fait incapable de nourrir les quelques vingt à trente mille habitants qu'on luiprête avec quelque vraisemblance pour le 11° sièclel86, ce qui n'empêcha pas l'exploitationde son terroir comme le montrent les comptes des hiéropes et les prospectionsarchéologiques récentes. La vocation maritime de Délos connut, mutatis mutandis, deuxémules aux siècles suivants : la Ténos vénitienne, la Syros du XIXO siècle, largementsurpeuplées si on les compare à leurs voisines, donnent l'image d'îles parvenues, durantquelque temps, à dépasser le cadre étriqué de leurs littoraux.

On pourrait s'étonner alors, étant donné la prospérité que l'on devine au IVosiècle, de la rareté des monnayages insulaires de ce temps puisque, dans une économiemarchande, le besoin de liquidités est important. Il faut d'abord dire qu'il n'est paspossible de parler d'absence complète puisque des frappes de Paros et de Naxos, peut­être sous-estimées dans leur quantité, ont déjà été reconnues 187• A côté de ces émissions,on doit signaler, dans certains inventaires sacrés, des monnaies insulaires qui, en règlegénérale, n'ont pas été repérées dans les grands catalogues numismatiques du IVO siècle,voire pas observées du tout. Au sanctuaire de Trophonios à Lébadée, un Ténien versevers 350 une somme en "argent d'Andros". Dans les comptes d'Apollon Délien en 364/3apparaissent des drachmes de Syrosl88. Il est possible qu'à l'exception des frappes deNaxos et de Paros, ces émissions aient été limitées dans le temps et en quantité, qu'ellesaient été refondues, ce qui expliquerait leur absence des collections. Sans étuded'ensemble sur le monnayage cycladique des époques classique et hellénistique, qui resteà faire, il est difficile de dater ces monnaies et d'en estimer les quantités mises sur lemarché. Que les exemplaires d'Andros et de Syros, connus grâce à l'épigraphie, illustrentdes monnaies émises avant 350, est révélateur des quantités relativement faibles d'argentattique mises en circulation avant le milieu du IVo siècle. Mais les inventaires de Délos etceux rédigés pour la reconstruction du temple de Delphes montrent la domination sanspartage des drachmes attiques et éginétiques avec quelques intrusions de monnaies descités littorales de. la Thrace. Et c'est cette abondance qui explique que les cités, àl'exception de quelques frappes sporadiques, n'aient pas jugé bon de frapper monnaie.Le renouveau des émissions attiques après 350 puis l'arrivée des Alexandres qui

186. P. Roussel, BCH 55, 1931, p. 438-449.187. H. Nicolet-Pierre, "Le monnayage de Naxos", p. 159-162, parle de frappe de petit module (de uneobole à une drachme), mais les inventaires de Délos, ID 1041. 67, indiquent des tétradrachmes naxiens.188.IG VII, 3055 1. 20 : àp[youpiro] 'Avôpiro. ID 1041. 105 : ~Upia.l ôpa.X~a.i 1"'.

Page 161: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

158 PATRICE BRUN

détrônent bien vite les chouettes, expliquent qu'il n'y ait pas de place, compte tenu del'aspect massif de ces monnayages et surtout du second, pour des frappes civiques.

Un excellent exemple de ce passage sans heurt d'une hégémonie évoquant àl'autre est fourni par l'inscription d'Arkésinè d'Amorgos rappelant les emprunts faits parla cité auprès d'étrangers - cités ou particuliers - à la fin du IVo siècle (lG XII 7,67). LesArkésinéens empruntent 5 talents d'Alexandre et ils s'engagent à rembourser soit enargent macédonien, soit en argent attique. Un Naxien prête quant à lui 3 talents endrachmes athéniennes. Il n'y a pas là place pour une cité qui n'aurait pas, soit de solidestraditions monétaires (on pense à Egine), soit les moyens politiques d'assurer unapprovisionnement régulier en argent, (ce qui est le cas de Rhodes). C'est donc l'aspectmatériel beaucoup plus que le signe d'une soumission politique qui semble être à la basede ces frappes insulaires réduites au IVO siècle et il ne faut pas y voir la preuve de lafaiblesse ou de la gêne des populations insulaires mais, de façon plus mesurée,l'adaptation à une abondance de métal précieux provenant des ateliers athéniens, puismacédoniens, adaptation d'autant plus aisée que les Cyclades, pour ne parler que d'elles,appartiennent depuis le VO siècle à une zone d'attraction athénienne sensible dansl'organisation politique et sociale.

Il est possible par ailleurs qu'au tournant des IVo et 111° siècles, les cités aientcommencé à ressentir quelques problèmes d'ordre financier autant qu'elles subirent, dèsla fin du 111° siècle, les premiers symptômes de la crise sociale qui affecta la Grèce dansson ensemble à l'époque hellénistique. Cette crise financière n'est en réalité pas neuve carla plupart des Cyclades ont emprunté au cours du IVo siècle, auprès d'Apollon Délien,des sommes qu'elles avaient du mal à rembourser. Faut-il pour autant voir dans cesemprunts la preuve d'une pauvreté chronique? La stèle qui nous livre l'essentiel de notrebase de réflexion, le "marbre Sandwich", permet de remarquer que les cités les plusendettées dans les années 377/6 - 374/3 sont les plus riches des Cyclades - celles quenous pourrons, dans le dernier chapitre, considérer comme telles, Naxos, Andros, Paros,et qu'à l'inverse, les moins débitrices sont celles qui sont les plus modestes (Myconos,Sériphos, los). Dans l'île d'Icaria, la cité d'Oinè, plus imposée que sa voisine Thermèpar les Athéniens au VO ~iècle, a aussi de plus grosses dettes auprès d'Apollon au sièclesuivant. Cela rejoint, à une échelle plus modeste, la situation d'Athènes au VO siècle,empruntant de manière constante et massive au trésor d'Athèna pour mener à bien lesdiverses opérations militaires de la Ligue. Ce qui revient à dire que les emprunts révèlenten priorité un besoin de liquidités parmi les cités les plus prospères, mais invitent peut­être à admettre qu'Apollon était réticent à trop prêter à celles dont les capacités deremboursement étaient réputées les plus faibles. Et, quand les fonds du sanctuairen'étaient pas suffisants, les cités faisaient appel à d'autres sources, d'origine privée cettefois, tel ce prêt de deux talents et demi contracté par les Pariens à des Chiotes189.

Pierre Brulé lie les difficultés financières des cités d'Amorgos à l'époquehellénistique à la fréquence des raids piratiques qui désolent l'île et au rachat récurrent surles fonds publics des populations rançonnées par les Crétois190. Cela est possible mais onremarque que les difficultés de trésorerie des cités amorgiennes précèdent d'un siècleenviron les premiers assauts crétois ou étoliens. Par contre, il est probable que les travaux

189. IG XII 5, 112 ; L. Migeotte, L'emprunt public, n° 61, p. 213-215.190. P. Brulé, La piraterie crétoise, n. 2 p. 60.

Page 162: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 159

de fortification qui sont avérés à Amorgos ont dû, quand ils ont été réalisés, amener soitdes epidoseis - nous n'en avons plus trace - soit des emprunts. De toutes les façons,après 314, le sanctuaire semble moins enclin à cette pratique bancaire, préférant réserverdésormais ses fonds à la cité de Délos et c'est vers d'autres sources que les cités doiventse tourner. Les emprunts réitérés faits par Arkésinè d'Amorgos à un Naxien puis àAstypalaia vers 300, si l'on pouvait élargir ce cas isolé, témoigneraient de cette gêne detrésorerie en rapport, non avec un appauvrissement quelconque des finances publiques dela cité, mais avec la disparition de la source traditionnelle délienne d'emprunt et del'incapacité à trouver surplacè des gens assez riches pour avancer les fonds. En quelquesorte donc, rien de fondamental n'aurait changé à Amorgos. Et, si l'absence de richesparticuliers à Arkésinè devait être prouvée, cela ne ferait que rehausser la richesse descréanciers de Naxos ou d'Astypalaia et inciterait à admettre que la gêne d'Arkésinèd'Amorgos était atypique dans l'Egée, ou s'expliquerait par des motifs événementiels quenous ne maîtrisons pas du tout. Il est certes tentant d'associer ces ennuis au vasteprogramme de construction de la forteresse mais nous ne possédons pas, malgré la richedocumentation qui nous est parvenue de cette cité, de témoignage de souscriptions quieussent permis son complément de trésorerie. De plus, on l'a vu plus haut, si la murailleet les inscriptions montrant les difficultés financières d'Arkésinè ont des chances d'êtrecontemporaines, les auteurs d'une étude sur celle-là n'ont pas souhaité avancer unedatation.

Alors, loin de voir dans les îles de l'Egée un monde frileux, redus dans sapetitesse et sa crainte, tout invite au contraire à voir un monde complexe mais dynamique,où cohabitent plusieurs traditions, celles de la nécessaire céréaliculture, de l'élevage pourlequel elles avaient les meilleurs atouts, et de l'aventure maritime. Et, pour autant quel'esclavage soit aussi un signe d'ouverture et de richesse, les multiples mentionsd'esclaves de type marchandise (on n'entend pas parler de dépendants ruraux) dans lesîles confirment à leur manière ces divers axes du développement économique des îles à lapériode que nous étudions.

Richesses insulaires et autarcie

Nous pouvons à présent aborder ce thème essentiel: les îles de l'Egéeétaient-elles autarciques? Aborder ce thème, certes, mais de quelle manière? Si l'on seborne à rechercher derrière le mot d'autarcie quelque notion puisée dans un imaginairespartiate, inutile d'aller plus loin, les îles de l'Egée ne l'étaient point. J'ai essayé demontrer qu'aux époques qui nous intéressent, il n'y avait pas eu spécialisation agricole niminière et que les îles, dans la mesure de leurs possibilités, s'étaient efforcées d'exploitertout ce qui était en leur pouvoir - ce qui est en soi une démarche "autarcique". Nousavons, avec l'île de Skyros, le témoignage de cette diversité. En 329/8, l'île, peuplée declérouques athéniens, offre froment et blé en prémices aux déesses d'Eleusis. Philostrate,dans sa description d'un tableau d'époque hellénistique censé symboliser l'île de Skyros,parle d'une femme tenant dans une main un rameau d'olivier, dans l'autre un pied devigne et le vin de l'île est apprécié de Galien. D'autre part, les monnaies hellénistiques enbronze, nous l'avons déjà évoqué, représentent une feuille de figuier associée à deuxchèvres, dont l'île passait pour être l'un des hauts lieux de l'élevage. Les garriguesétendues dans le sud de l'île permettaient une abondante apicul~ure. Si l'on ajoute à ce

Page 163: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

160 PATRICE BRUN

catalogue, que l'on fabriquait, après extraction d'une argile, un colorant réputé dès le VOsiècle, on se rend compte que Skyros, en ayant les moyens de s'ouvrir à l'extérieur (onpense à sa position stratégique sur la route des détroits), n'en recherchait pas moins avanttoute chose une exploitation totale de ses propres richesses qui, et c'est le moins que l'onpuisse dire, paraissent très diversifiéesl91 .

Sans doute, et quoiqu'il soit nécessaire d'adopter une position bien plus subtilequ'il ne le paraît au premier abord, ce qu'on a vu dans le précédent chapitre, les céréalescertaines années, l'huile dans certains cas, pouvaient être déficitaires, Néanmoins, jeconstate que nous n'avons guère de renseignements antiques sur de prétendus déficitschroniques. On ne saurait ainsi souscrire aux propos misérabilistes de Pierre Rousselaffirmant que "plus d'une région [... ] comme les Cyclades, au sol pierreux, fOt morte defaim sans le secours des autres"192. De leur côté, les voyageurs apportent des réponsesfort nuancées, et qui varient d'une île à l'autre ou, plus intéressant encore, d'une périodeà l'autre pour une même unité insulaire. Un bon exemple est Siphnos, que Thévenot voitincapable de produire pour plus de deux mois de céréales, alors que Tournefort l'estime"l'une des plus fertiles et des mieux cultivées de l'Archipel"193. Certes, un demi-sièclesépare les deux ouvrages, mais cette différence d'appréciation n'en est pas moins digned'intérêt. En tout état de cause, il fallait bien que les besoins fussent satisfaits et l'ondevait y répondre en cas d'urgence par l'importation : les témoignages classiques ethellénistiques d'importation de céréales dans les îles moyennes et petites de l'Egée sontnombreux l94. Seulement, et c'est une porte ouverte qu'il faut bien enfoncer, ce nepouvaient être les plus petites ni les plus pauvres des cités qui achetaient à l'extérieur, defaçon régulière ou non: que l'on se souvienne de Mytilène ou d'Athènes organisant demanière méthodique leurs importations du blé par des accords diplomatiques avec les roisdu Bosphore. Et de toutes les façons, tous ces témoignages d'importation de céréalesindiquent une situation exceptionnelle pour qu'on prenne la peine de graver l'événementsur du marbre ou que, par sources littéraires interposées, elles subsistent dans la mémoirecollective. Mais la période considérée ne vit pas dans les îles de disettes chroniques, à

191, Céréales: IG 112, 1672 1. 275. Philostrate le Jeune, Imagines, l, 4 ; Galien, XY, 648 ; figuiers etchèvres: SNG Copenhague, 732 ; chèvres: Alcée, F. 202 ( =110 Bergk) ; Athénée, l, 28 a : XII, 540 d ;Elien, Anim. III, 33 ; Etymologicum Magnum, 137, 15 ; apiculture: Columelle, de agr. IX, 8, 19.Colorant ou scyricum : Pline, HN XXXIII, 149-150. P. Graindor, Histoire de l'île de Skyros, p. 13-15.192, La Grèce et l'Orient des guerres médiques à la conquête romaine, Paris, 1938, p. 210.193, J. Thévenot, Relation d'un voyage, p. 202 ; J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 206.194, La stèle des céréales de Cyrène garde le souvenir d'importation de blé vers 330 à Rhodes, Thèra,Kythnos, Cos, Paros, Kéos, Egine, Astypalaia, Carystos (GHI196). Egine importe des grains au moinsau début du y o siècle (Hérodote, YII, 147), Arkésinè d'Amorgos à la fin du IYo siècle (lG XII 7, Il) et du110 siècle (XII 7, 40), Samothrace au Ina siècle (Syll.3 502 ; cf. Ph. Gauthier, Historia, 28, 1979, p. 76­89). A Astypalaia, deux agoranomes sont honorés pour s'être bien préoccupés de l'achat de céréales: IGXII 3, 169-170. Pour répondre à une disette, Cos importe du blé phénicien (Hérondas, II, 16-17) etthessalien (M. Segre, RFIC 1934, p. 169-193). Au IlIa siècle, los honore un Rhodien qui a participé à unapprovisionnement et l'agoranome est responsable de la sitoneia : IG XII 5, 1010-1011. Les "Insulaires"bénéficient d'arrivages à la fin du IYo siècle (lG XII 2, 6451. 17-23) et au na siècle (XII 5,817). Androshonore un certain Antidotas qui a favorisé l'importation de blé: IG XII 5, 714 ( + Suppl. p. 119). Maisl'interprétation traditionnelle est peut-être à revoir si l'on suit G. Reger, Hesperia, 63, 1994, p. 309-321,pour qui le çevl1coç o"t1:0ç mentionné est en fait destiné à la garnison mercenaire de l'île.

Page 164: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 161

plus forte raison de famines ou d'épidémies, comme on en connaît aux époquespostérieures.

Néanmoins, il demeure une limite au développement intrinsèque d'une citégrecque, et plus encore d'une cité insulaire. Mais cette limite ne saurait être identique pourtoutes les unités, selon qu'elles vivent ou non des seules richesses de leur sol et il est vainde vouloir la chiffrer, même en s'appuyant sur des données aussi insoupçonnables quecelles livrées par les listes du tribut parce que, je l'ai dit à plusieurs reprises, une richesseminière, une belle situation commerciale, autorisent un surplus de population. Lestémoignages des voyageurs de l'époque moderne nous orienteraient vers trois niveaux,trois stades démographiques assez marqués. Le premier, le plus faible, possède unelimite maximale de mille habitants et peut concerner les îles de Kimolosl 95, Pholégandros,Sikinos ou Anaphè. Un second groupe intermédiaire a pu abriter jusqu'à cinq millehabitants, parfois plus dans les périodes d'intense pression démographique comme on lesubodore pour le IVo siècle à Carpathos, Samothrace, Kéos, Kythnos, Sériphos,Siphnos. Enfin, deux fois plus et davantage dans des îles de la taille d'Andros, COSI96,Naxos ou Paros. On n'oubliera pas enfin les cas exceptionnels de Délos, Ténos et Syrosqui, à des époques différentes, se sont joué des contraintes du sol. Et Rhénée répondaussi dans l'Antiquité à ce schéma atypique.

Par contre, ce qui frappe dans l'étude des îles de l'Egée, c'est leur fragilité:fragilité du biotope essentiellement, qui, de façon paradoxale au premier coup d'oeil,nourrit peu de personnes mais réclame beaucoup de labeur et une forte main d'oeuvre.Par voie de conséquence, fragilité démographique puisqu'une population nombreuse esttentée de s'approcher le plus possible de la limite que j'évoquai plus haut, limite qui estavant tout un point de rupture. Que surviennent quelques mauvaises récoltes successiveset la mer devient la seule soupape de sûreté pour ceux qui ne veulent pas mourir de faim.Que surgisse quelque guerre, quelque invasion meurtrière, et les bouleversements quis'ensuivent voient une diminution du travail humain et le "scénario-catastrophe" se met enplace. Les marécages reconquièrent le terrain, les terrasses ne sont plus entretenues,l'érosion s'accélère: Plus que tout autre milieu, parce qu'il est isolé en temps de crisegrave, qu'il ne peut compter que,sur ses propres ressources, le monde insulaire a du malà reconstituer son potentiel humain si important dans cet environnement difficile que seulun travail dur et permanent pouvait rendre vivable. Il n'est certes pas indifférentd'observer qu'à l'époque byzantine, à bien des égards dramatique pour les îles de l'Egée,la repopulation d'îles désertées ou presque (Kéos ou Paros) à la suite des multiplesguerres qui agitent l'Empire, se soit effectuée non point par progression démographique àpartir. des populations locales quand il en restait, mais par la réimplantation d'élémentsallogènes. A tout prendre, les temps classiques et haut-hellénistiques se distinguent par lecalme rel~tif dont 10uit la mer Egée. Si l'on écarte de rares épisodes - les massacres deMélos en 416 sont les plus célèbres - les îles jouissent d'au moins trois siècles durant

195. A Kimolos par exemple, deux cents habitants au xvno siècle (J. Thévenot, Relation d'un voyagefait au Levant, p. 202), mais deux cents familles à la fin du XVIIIo siècle (C. Sonnini, Voyage en Grèce,II, p. 21), douze cents âmes en 1840 (L. Ross, Reisen, III, p. 22).196. S.M. Sherwin-White, Ancien! Cos, p. 163-164, estime à 9000 unités la population civique de Cosà l'époque hellénistique, soit au bas mot 40 000 habitants. A titre de comparaison, elle en avait deux foismoins au début du XXO siècle.

Page 165: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

162 PATRICE BRUN

lesquels les guerres de grande ampleur ont été rares et les déprédations limitées. Al'exception d'une paix romaine, davantage synonyme dans les îles de marasme que deprospérité, de quelques décennies au XIe siècle après le recul arabe, et de la périodecontemporaine (où des problèmes d'une toute autre nature ont abouti à la dépopulationque l'on sait), les îles ne devaient plus connaître pareille accalmie. Il n'y a que l'époquepaléochrétienne (VO-VIc siècles) pour offrir une véritable comparaison ; et précisément,des constructions telles que la basilique de la Katapoliani de Paros le montrent, cettepériode est brillante pour les îles .

Sans doute objectera-t-on qu'un tel schéma n'est pas spécifique de l'Egée. C'estvrai, mais le terrain y est plus propice à son épanouissement que partout ailleurs, avecune sécheresse accrue, des terres fertiles rares, des possibilités de raids de piratesimpunis plus grandes que sur une cité continentale. On peut finalement, ayant refusé leprincipe de l'autarcie trop souvent défini à l'image d'une auto-suffisance en tout, sedemander ce qui différencie grandes et petites cités puisque toutes ou presque - àl'exception de Sparte classique - ont eu cet impératif d'importer le nécessaire lorsque lesrécoltes avaient été mauvaises. L'opposition saute pourtant aux yeux. Athènes, Rhodes,surtout, Mytilène, Chios, Samos dans une moindre mesure, avaient à l'époque de leuracmè, d'une part intégré cette nécessité d'importer l'indispensable, d'autre part lesmoyens militaires d'assurer leur ravitaillement; les autres, et en particulier les petites citésinsulaires, n'avaient guère dans les temps difficiles, butre les moyens diplomatiques etfinanciers d'acheter desêargaisons de céréales, que le décret honorifique en guise d'armesusceptible de détourner une partie du trafic qui transitait par leurs eaux et cela à un prixqui ne fut pas exorbitant. Cette arme n'était peut-être pas aussi mince que nos espritsmodernes tendraient à le croire, mais elle devait s'avérer souvent inopérante et toujoursaléatoire. Et quand on voit les conséquences sur les prix à Athènes, une cité qui avait lesmoyens d'assurer par la force de sa flotte une certaine régularité dans les arrivages degrains, des manoeuvres de quelques marchands de blé, que ce soit au début ou à la fin duIVo siècle l97, on imagine assez bien la vulnérabilité de ces cités insulaires. Raison de pluspour les inciter à tirer de leur sol le maximum de ce qui pouvait l'être.

197. Lysias, XXII; [Démosthène], LVI.

Page 166: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

ESPACES EGEENS

A ce stade de notre enquête, on peut désormais affirmer que les insulaires nevivaient pas reclus dans leur île et dans une autarcie plus ou moins subie. Il nous fautdonc voir à présent quels sont leurs horizons.

On sait, et malgré tous les impondérables liés aux vents, aux tempêtes, que la mern'est pas un obstacle et que les relations inter-îles ou entre les îles et le continent étaientsouvent rapides. Il ne faut ainsi par bon vent qu'une nuit pour rallier Chalcis à Kythnos,Paros à Siphnos, Corèsia de Kéos à Délos. Corèsia était à moins de vingt-quatre heuresdu Pirée, Lemnos pouvait être à une journée d'Acanthos ou d'Elaious en Chersonnèse deThrace ou à deux journées de Sigée de Troade l . La mer est un fauve dressé à défautd'être un animal apprivoisé.

Les moyens à notre disposition pour apprécier l'ouverture des îles vers l'étrangersont multiples mais d'importance inégale. Nous pouvons passer très vite sur lesattestations littéraires car, compte tenu du manque de curiosité des auteurs pour lamajorité des îles de l'Egée que j'ai déjà souligné - Délos exceptée - il Ya peu à attendred'eux. D'un intérêt majeur par contre sont les sources épigraphiques qui peuvent, par lebiais d'un décret honorifique, d'une épitaphe, indiquer la présence, à un moment donné ­il nous est rarement précisé - d'un Sikinite à Paros par exemple. Mais il ne faut pas sevoiler la face, et ces documents sont dans l'incapacité de tout nous dire. D'abord,certaines cités ne nous ont foumi que fort peu de textes. Kythnos ou Sériphos, dont je mesuis efforcé de prouver qu'elles n'étaient pas les îles pauvres et méprisables que décriventles auteurs athéniens, n'ont livré sur leur sol qu'un nombre insignifiant de textes, moinsde dix, et pas un seul décret. A l'inverse, des îles qui nous sont apparues d'un poidsinférieur comme los, nous ont légué de multiples stèles et, parmi elles, plusieurs décretsclassiques et hellénistiques. Il y a là un mystère que l'argumentation traditionnelle de ladestruction des marbres antiques ne saurait expliquer à elle seule. De plus, lorsque nouspdssédonsun texte mentionnant un insulaire à l'étranger, il est exceptionnel que nouspuissions connaître la raison de sa venue. Sans doute sera-t-on tenté de mettre en avantl'hypothèse commerciale, mais je ne me dissimule pas que, dans la plupart des cas, elleest très ténue.

On pense bien entendu aux sources numismatiques. Là encore l'opposition estvive entre certaines cités n'ayant que fort peu frappé monnaie, se limitant à un monnayage

1. Arrien, Anabase, II, 2, 4. Isocrate, XIX, 18. [Eschine], Lettres, 1, 1. Polyen, VI, 5. 4. Hérodote, VI.138. Sophocle, Philoctète, 354-355.

Page 167: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

164 PATRICE BRUN

de bronze à partir de la fin du IYO siècle, et celles dont le monnayage est précoce etabondant. On retrouve dans la première catégorie les plus petites des îles de l'Egée, maispas exclusivement : Gyaros, Kimolos, Kythnos, Myconos, Pholégandros, Sikinos,Skyros, Syros. Pour certaines de ces îles (Gyaros, Pholégandros, Sikinos), on necompte que quelques exemplaires de ce monnayage. On est aussi en droit de se demandersi la découverte de monnaies insulaires en Egypte au début du YO siècle est bien letémoignage attendu d'échanges réguliers entre l'Egée et le delta du Nil : vieux débat surlequel il n'y a pas grand-chose à ajouter2• Mais en tout état de cause, on ne sauraitdiscuter que sur l'intensité des échanges, notion bien subjective, on en conviendra.

IA CIRCUIATION DES HOMMES ET DES BIENS: INSUIAIRES AL'ETRANGER, ETRANGERS DANS LES ILES

Les horizons

Pour avoir été, en bout de course de leurs pérégrinations, conservées au bonheurla chance, les inscriptions attestant des étrangers dans les îles ou des insulaires en dehorsde leur patrie en sont révélatrices des horizons subis ou choisis par ces insulaires eux­mêmes.

L'horizon subi, tout d'abord, est le signe de la soumission aux puissants del'instant. En ce qui concerne les Egéens, il est évident que l'hégémonie politiqued'Athènes aux YO-IYo siècles a un peu joué un rôle d'aimant, et il n'est guère besoin dedonner des exemples de cette réalité. Plus la cité est petite et plus, on s'en doute, elle sevoit contrainte d'accepter les hégémonies thalassocratiques. Le cas le plus flagrant estcelui de los, où les découvertes nous ont livré des décrets honorifiques successivementaccordés aux Athéniens, à un roi de Macédoine, à un Ptolémée, aux Rhodiens, auxCrétois3. Syros, aussi, dominée par les Athéniens à l'époque classique, connaît les

2.IGCH 1636-1644. J. Pouilloux, Recherches, l, p. 51, qui croit à l'existence de ce commerce, s'opposeà C.H.V. Sutherland, NC 1942, p. 1-18.3. Décret honorifique pour un Athénien; IG XII 5, 1000. IG XII Suppl. 168 1. Il : los vote lecouronnement du roi Antigone, "qui a rendu les lois ancestrales", d'une couronne de 2000 drachmes. Surla difficulté d'identifier cet Antigone, voir S. Le Bohec, Antigone Dôsôn, p. 351-352. Dès la fin du IVO

siècle, l'inscription IG XII 5, 1001, en faveur du Macédonien Lysippos fils d'Alkimachos montre laprésence macédonienne. Son père avait déjà rendu des services à la cité (cf. Harpocration s. v.Alkimachos). Pour le début du IIIO siècle, nous possédons le texte IG XII 5, 1004 ( = aGIS 773), décretpour le navarque Zénon. Quelque temps après (règne de Ptolémée Philadelphe ?), une autre inscriptionindique qu'une ambassade a été envoyée à Ptolémée (1tEpt 't1lÇ lW.'t<X 'tl,v] 1t6À.tv 'YEVO~ÉV'llç 'tuPUX1l(ç] :IG XII 5, 7 1. 2 (R.S. Bagnall, Ptolemaic Possessions, p. 147 ; P.M. Nigdelis, nOM-rEvJla, p. 265-268.IG XII Suppl. 169 mentionne encore un agent de Ptolémée qualifié 1. 4 "d'oikonomos des îles"; sur cettecharge, R.S. Bagnall, ib. C'est sans doute à l'influence lagide que l'on doit un'décret pour un Aspendien :IG XII Suppl. 171. Dans la seconde moitié du lUO siècle, IG XII 5, 1008 ( = LSCG 106) est une loisacrée concernant le culte d'un Antigone. Vers 225, le décret IG XII 5, 1010 est voté pour un Rhodien quisemble avoir participé à un approvisonnement en céréales (A. Bresson, Index, 9, 1980, p. 144-149). FinIIIO siècle, une liste de proxènes (/G XII Suppl. 170) donne les noms d'un Rhodien et d'un Crétois deKydonia. Au début du 1° siècle, un citoyen de los est installé en Crète,.à Aptère (IC II Aptera, 25).

Page 168: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCH/PELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 165

vicissitudes inhérentes aux petites cités, avec des influences macédonienne, rhodiennepuis attalide4• Que dire enfin de Thèra, de loin l'île la plus marquée par l'influence lagide,et dont les relations vis-à-vis des autres cités dépendent en priorité de la diplomatieégyptienneS? Il n'est pas nécessaire de multiplier les cas d'espèce pour admettre que lesîles de l'Egée n'ont pu faire autre chose que suivre le cours de l'histoire, mais il esttoujours utile de rappeler que ce fut le cas de presque toutes les cités grecques.

A cette idée d'horizon subi, on peut rattacher la forte attraction du sanctuairedélien parmi les cités insulaires et au premier chef les Cyclades, influence qui bienentendu se renforce avec la création de la Ligue des Nésiotes. Mais, dès avant cetteConfédération antigonide, et très tôt, Apollon fédérait d'une certaine manière les îles ducentre de l'Egée. Les Cyclades étaient les premières concernées et les inscriptionsmontrent que dans plusieurs cités insulaires, le Pythion était le lieu le plus important de lavie religieuse et civique, celui où les décrets du peuple devaient être déposés. De telssanctuaires sont attestés à Amorgos, Andros, los, Kéos, Paros, Siphnos, Sikinos. On nes'étonnera pas de l'absence de cette liste des Cyclades doriennes, des îles du Dodécanèseou de l'Egée septentrionale. Cela montre surtout que le monde insulaire est fragmentéselon un système d'attractions que nous analyserons plus loin. S'il n'est pas question dereprendre la totalité des références concernant l'ensemble des îles6, il est néanmoins utile,au travers d'une île-type, de comprendre l'ampleur des interactions entre l'Archipel et lesanctuaire d'Apollon. J'ai choisi Syros, parce que cette île, peu étudiée, les illustre bien.

On n'aura garde d'entrée de jeu d'oublier que, à l'instar des autres Cyclades, c'esttout autant le phénomène religieux apollinien que la tutelle athénienne sur Délos et les îlesqui, aux VO et IVo siècles, expliquent ces relations privilégiées. Syros est tributaired'Athènes au VO siècle puis membre de la Seconde Confédération ou associée d'unemanière ou d'une autre à elle: si la stèle de fondation n'a pas conservé le nom de la citéparmi les alliés, cette absence est compensée par "le monument de Chabrias" qui évoqueune garnison athénienne à Syros? Ses relations avec Délos sont intenses et la cité, àl'image de beaucoup de ses consoeurs insulaires, a passablement emprunté au dieu. Elleparvient, durant l'exercice 393/2-389/8 puis l'exercice 377/6-373/2, à rembourser unepartie de ses dettes8• Celles-ci ne purent-elles être honorées? En tout état de cause, si l'onne trouve plus trace de remboursements opérés par la cité, on remarque en contrepartie, àpartir de la pentétérie 37211-36817, le rappel dans les comptes des hiéropes, de revenus

4.IG XI 4, 1052 : un juge de Clazomènes est envoyé à Syros par un roi Antigone (Gonatas ou DôsÔn ?Voir S. Le Bohec, Antigone Dôsôn, p. 354-355, qui ne choisit pas). Au début du n° siècle, on apprendune ambassade de Syros à Rhodes: lG XII 5, 652. Rhodes "a établi les magistratures de façon qu'ellesdemeurent en l'état le meilleur". Pour R Etienne, L'étranger dans le monde grec, l, p. 161, c'est unepreuve de la "rhodianisation" des institutions; P.M. Nigdelis, IIoMrevJla, n. 80 p. 216: Enfin, uneinfluence attalide a été évoquée, sur la foi de monnaies de Syros au caducée (BMC Crete and AegeanIslands, na 20 p. 124), par E.V. Hansen, The Kingdom of the Attalids, Londres, 20 éQ. 1971, p. 219-220.5. Sur Thèra et les Lagides, cf. RS. Bagnall, Ptolemaic Possessions, p. 123-134. La, présence étrangère.très marquée par la puissance des Ptolémées, s'exprime bien au travers des inscriptions funéraires : on ytrouve des gens originaires d'Aspendos, de Lycie, de Sidè, de Soloi (lG XII 3, 830-835).6. Voir pour cela V. Mandilaras, Parousia, 8, 1992, p. 411-432.7.ATL I, p. 416-417. Hesperia, 30,1961, p. 74-91.S.ID 97 1. 13 ; ID 98 AL 11-12, B 1. 3. La somme empruntée est évaluée par L. Migeotte, L'empruntpublic, p. 154, à 3 talents.

Page 169: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

166 PATRICE BRUN

provenant de terres affermées à Syros9. Il est très tentant d'associer la disparition descréances du dieu avec l'apparition de ces domaines du dieu à Syros, ces derniers pouvantexpliquer l'annulation des premières.

A partir de 314, l'expulsion des Athéniens, la mise sur pied de la Confédérationdes Insulaires, soudent un peu plus les Cyclades entre elles et surtout à Délos, qui devientle centre de redistribution des marchandises, non pas à l'échelle méditerranéenne commece fut le cas après 166 et la création du port franc, mais à l'échelle cycladienne, à peineélargie aux îles circonvoisines10. C'est donc pour l'époque hellénistique que nous avonsle maximum de renseignements. Deux personnages de Syros sont honorés par les Délienset bénéficient de la proxénie dans la première moitié du mo siècle, Théocritos, pour lequelnous n'avons pas de plus ample information, et Xénodèmos, un médecin. Alexandros etson fils Alexas sont inhumés à Rhénée à la fin du 11° siècle. Mais c'est dans le domaineéconomique que l'influence des gens de Syros est la plus sensible, puisque l'île a fournile plus gros contingent d'entrepreneurs pour le compte du sanctuaire et un certainMikythos paraît être à Délos un homme puissantII.

De fait, cette influence de Délos sur Syros s'explique par la forte influence de l'îled'Apollon sur son voisinage immédiat dont Syros faisait partie, c'est-à-dire, en fin decompte, par la proximité du sanctuaire. On remarque en effet que l'influence déliennedécroît de façon sensible au fur et à mesure que l'on s'éloigne des eaux de Délos.Samothrace ne fournit ainsi pas le moindre dédicant ou locataire des biens d'Apollon, etl'on ne trouve à Délos pour tout témoignage de la présence de cette île que deux décretshonorifiques rendus pour deux Samothraciens dans le cadre de la Confédération desNésiotes dont ils deviennent les proxènes l2 . Il est vrai que dans ce cas précis deSamothrace, l'existence du sanctuaire des Cabires explique le peu d'empressement aveclequel les insulaires considéraient Apollon. Mais cette caractéristique se retrouve dans lesîles du voisinage, telle Ténédos où, en guise d'attestation à Délos, on ne remarque guèrequ'une dédicace d'un citoyen pour Phila, fille de Séleucos 1° et épouse d'AntigoneGonatas, et la mention, dans un catalogue éphébique du 11° siècle, d'un Ténédien. Lagrande Thasos elle-même n'est pour ainsi dire pas représentée à Délosl3•

9, ID 1001. 34 : È3ûpo ; 104-11 AI. 21 : Èv kupon xwpiov ; 104-321. 6 : [Èv k]UPWt.10, C'est l'idée maîtresse du livre de G. Reger, Independant Delos, exprimée p. 79, 165-166.11, IG XI 4, 591 ; 633. EAD XXX, 200. Nikon fils de Nicoc1ès de Syros a fourni à Délos des tuiles deSyros: IG XI 2, 144 A 1. 110-111, B 1. 6 (308-306 av. J.C.) ; ID 500 B 1. 13 (297 av. J.C.) ; IG XI 2,199 A 1. 73-76 et J. Tréheux, Index, p. 66. C'est un entrepreneur très souvent indiqué dans le premiertiers du 1110 s. avec son seul nom,sans ethnique, mais son origine ne saurait être remise en cause :CI. Vial, Délos indépendante, p. 350. Son fils Nicoc1ès est aussi entrepreneur: il fait sa premièreapparîtion en 279 (/G XI 2, 161 AI. 74-75), où il est précisé "transporteur par mer" (J. Tréheux, Index.p. 65-66). D'autres entrepreneurs: Nikératos en 297 (/G XI 2, 150 BI. 12 ; ID 500 BI. 13) ; Cratinos en284 (/G XI 2, 156 A 1. 26, 35, 38, 67-68) ; Xénophanès, en 279 (IG XI 2, 161 AI. 52, 57) ; un - rès,entrepreneur après 244 (IG XI 2, 296 A 1. 43). Mikythos fils de Dionysios de Syros est donateur vers 240(/G XI 2, 1171. 12 ; J. Tréheux, Index, p. 63, not. 1450 A 1. 142 "où le personnage est dit Syrios"). Ilexerce la profession de marchand de bois (IG XI 2, 159 A 1. 19 ; 199 A 1. 33), est propriétaire d'unemaison (/G XI 2, 320 B 1. 93 : il a donc bénéficié de l'enktèsis) et verse une somme au nom dePhilomélos (IG XI 2, 291 d 1. 47 ; 293 1. 5).12,/G XI 4, 1023 ; 1044-1045.13, Ténédos : /G XI 4, 1098; ID 19241. 4. Une Thasienne inhumée à Rhénée : EAD XXX, 88.

Page 170: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 167

Ce qui signifie qu'à côté de la notion de soumission politique ou d'influencereligieuse, il est indispensable de faire intervenir l'idée de proximité dans les échangesentre insulaires. A dire vrai, une telle idée n'est guère révolutionnaire en soi, mais elleoffre certaines illustrations tout à fait convaincantes. Ce sont ainsi les îles du sud del'Egée qui ont le plus de rapports avec les Crétois, que ce soit dans le sens de la présencecrétoise dans les Cyclades ou la situation inverse : Amorgos, Anaphè~ Astypalaia, los,Kimolos, Mélos et Thèra, situées sur la frange méridionale de l'Archipel sont, et c'estnaturel, les plus exposées à ces "échanges", un peu particuliers parfois, quand entrent enscène les Crétois14• De manière similaire, combinée avec le phénomène de l'attractionpolitique, la notion de proximité joue pour comprendre à quel point le quart sud-est del'Egée est passé sous emprise rhodienne à l'époque hellénistique: l'île d'Astypalaiaparaît, dans ses relations extérieures, bien ancrée à Rhodes, tant par l'installationd'Astypaléens dans la grande île, que par leurs liens avec d'autres communautés intégréesdans la sphère rhodienne15 . Et que dire des îles les plus proches de Rhodes, Chalkè,Nisyros ou Symè qui sont quant à elles absorbées par leur voisine, dont elles deviennentdésormais un simple dème?

Cette notion de proximité est nette pour la frange des îles de l'Egée la plus àl'ouest, îles que l'on retrouve actives sur le continent. C'est d'abord avec Delphes que lechangement est le plus visible: si les îles centrales des Cyclades paraissent n'avoir guèreeu de rapports avec le sanctuaire de Phocide, il n'en va pas ainsi pour les îlesoccidentales. Les Sporades du nord, Péparéthos et Skiathos sont de toute évidence plusattirées par Delphes que par Délos, et plus généralement par le continent que par la merEgée16, mais il est intéressant de constater que cette influence de Delphes se fait aussi

14. Amorgos : Décret d'Arkésinè en faveur de Cnossos, IG XII 7, 32 ; 63. Anaphè nous a conservéplusieurs listes de proxènes qui montrent l'évolution des "amitiés" de la cité: liste diversifiée au IVo

siècle (Thessalie, Cyclades, Asie Mineure: lG XII 3, 251), influencée par la thalassocratie lagide au I1I0

siècle (IG XII 3, 250), beaucoup plus régionale vers 200 (Rhodes, Thèra, Cnide, Pholégandros : IG XII 3,252 et 322), franchement orientée vers la Crète dans la première moitié du 11° siècle (lG XI 3, 254 +Suppl. p. 83 =IC IV, 197 ; G. Daux, BCH 61, 1937, p. 439-440 ; P. Brulé, La piraterie crétoise, p. 75).Sur les proxénies d'Anaphè, Chr. Marek, Die Proxenie, p. 76. Rapports d'Astypalaia avec la Crète auxalentours de 200 : IG XI 4, 1132 ; IC 1 Olonte, 4 B 1. 37-60 (décret honorifique d'Olonte pour Damatriosd'Astypalaia qui s'est battu dans les rangs de la cité). Pour los, voir supra, note 3 p. 129. Pour Kimolos,IC IV Gortyne, 209 B. Mélos conclut un traité d'asylie avec Polyrhénée : IC Il Polyrhénée, 2 ; P. Brulé,La piraterie crétoise, p. 72. Thèra a de multiples proxènes en Crète (IG XII Suppl. 1298 ; 1300).15. Astypaléens à Rhodes: SEG III, 6741. 46, 55; SEG XXXIV, 804. Un ressortissant ayant bénéficiéde l'épidamie à Rhodes fait un don de plusieurs centaines de drachmes lors d'une souscription publique:Clara Rhodos, II, 1932, nO 6 1. 20 ( = L. Migeotté, Les souscriptions publiques, nO 38 ; le texte n'est paspublié). On trouve trace de relations suivies d'Astypalaia avec Nisyros, Cos ou Halicarnasse. La présencede théores à Samothrace (lG XII 8, 168) a bien des chances de s'expliquer par les forts liens de cette îleavec les Lagides, eux-mêmes alliés des Rhodiens : R.S. Bagnall, Ptolemaic Possessions, p. 159~168.

16. D'anciennes offrandes de Péparéthos à Apollon Pythien sont attestées par Théopompe, FGrHist. II B115 F. 248. La cité de Delphes accorde la proxénie à un Péparéthien : FD III, 180': Vers 285, il existenéanmoins une dette de la cité à Apollon Délien : IG XI 2, 156 A 1. 20. Skiathos ne paraît avoir eu aucunrapport avec Délos mais l'île a obtenu, au N° siècle au plus tard, l'atélie et la promantie à Delphes: CIDl, 13 1. 1-5 ; cf. G. Roux, L'Amphictionie, Delphes et le temple d'Apollon au IV o siècle, Paris, 1979,p. 68-70. Un Skiathien est mentionné à Delphes dans la première moitié du I1I0 siècle (SEG xvm, 236)et un décret hellénistique de Scotussa accorde la citoyenneté à un Skiathien: AD 43, 1988 [1993], p. 282.

Page 171: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

168 PATRICE BRUN

sentir sur Andros, Kéos, Kythnos ou Mélos17 : les théarodoques ne dépassent d'ailleurspas Ténos où la concurrence délienne est déjà très vive18. Cette remarque ne vaut pas quepour Delphes. Ainsi, le seul décret émanant de la petite île de Chalkè - encoreindépendante, nous sommes au milieu du IYO siècle - est-il un accord d'amitié passé avecla cité continentale de Cnide19. Pour l'Attique, on constate aussi, à la lecture des épitaphestrouvées au Céramique, que les insulaires sont toujours nombreux à fréquenter Athènesaux siècles postérieurs à la domination politique et la plupart des îles bordant, fût-ce deloin, la côte balkanique, ont des rapports avec celle-ci. Ainsi, un Andrien, un certainEpainétos, descend-il chez Nééra "chaque fois qu'il se rend à Athènes" (ono'tEÈmÙllll"crEtEV 'A8"vaÇE), ce qui suppose des voyages réguliers. Pour Ph. Gauthier,l'action en justice d'Epainétos contre Stéphanos, telle qu'elle ressort du discours,suppose qu'Andros était liée à Athènes par des symbola : "l'île est toute proche del'Attique et la fréquence des relations entre les deux cités justifiait la conclusion d'uneconvention"20. On ne s'étonnera guère de ce qu'Andros, l'hégémonie athénienneterminée, entretienne des relations avec Oropos, Argos et Epidaure21 . De son côté,Sériphos, à partir de la fin du IYO siècle, débarrassée de l'encombrante tutelle athénienne,noue des contacts avec Némée et Platées22.

Mais cette proximité joue d'abord entre les îles. Ainsi, Pholégandros, île pourlaquelle les sources sont à tout le moins discrètes. Elle est alliée d'Athènes au y oet au IYosiècles et fort peu de Pholégandriens sont cités dans les sources épigraphiques. Un décretdu IYO siècle accorde à un citoyen de los la panoplie des honneurs et à Délos c'est unPholégandrien qui est cette fois honoré ; un autre est enfin proxène d'Anaphè. Desgraffites récemment publiés ont de plus fait connaître des gens originaires de Crète, deSiphnos et de Sériphos de passage ou installés dans l'île. On voit que la géographieextérieure de Pholégandros reste très locale, quoiqu'un Pholégandrien soit attesté àDelphes23 . Cette remarque vaut également pour sa proche voisine, Sikinos, elle aussi

17. Beaucoup de donateurs andriens à Delphes pour la reconstruction du temple (FD II, 22, 23 1. 15-35 ;Syll. 3 240 M-N). J. Bousquet (ap. FD) parle d'une théorie et Pausanias, X, 13, 4, décrit une offrande de lacité à Delphes représentant Andreus, son fondateur. Les attestations des gens de Kéos à Delphes ont étérassemblées par G. Reger et M. Risser, Northern Keos, p. 316-317. Delphes et Kythnos, voir notesuivante. Mélos participe pour au moins un talent à la reconstruction de Delphes à la fin du Ive siècle:Syll.3 337 ( =M. Holleaux, Etudes, l, p. 1-40).18. SEG II, 350 ; III, 393 ; XVII, 237 ; XIX, 390 ; XXII, 455 ; XXIII, 322.19. SEG XII, 419 ( = IK 41,605) ; BEp 1954,228 ; 1956,273.20. [Démosthène], LIX, 64. Ph. Gauthier, Symbola, p. 194. Ajoutons qu'une pièce de Térence,empruntée à Ménandre, "l'Andrienne", retraçait la vie d'une dénommée Chrysis établie à Athènes "sous lacontrainte du dénuement et parce qu'elle était abandonnée de ses proches" (69-72). Voir aussiPhanosthénès, devenu Athénien et stratège (Platon, Ion, 541 d ; Athénée, XI, 506 d ; IG 13, 182).21.IG VII, 419 1. 19 ; 425-426 ( + SEG XXV, 494) pour Oropos. Les théarodoques argiens ne visitentqu'Andros dans l'Archipel : SEG XXIII, 189 II 1. 13. Dédicace d'un Andrien à Epidaure : IG IV2, 323.22. Némée accorde des privilèges à Sériphos (IG IV, 480 ; Hesperia, 53, 1984, p. 205-206 = SEGXXXIV, 283) et un Sériphien est théarodoque aux Jeux Néméens (Hesperia, 57, 1988, p. 148 A 1. Il =SEG XXXVI, 331). Un Sériphien est honoré à Platées où il reçoit enktèsis et isotélie : IG VII, 1664).23. IG XII 5, 9 à los. IG XI 4, 612 à Délos. Toujours à Délos, un certain Périllos de Pholégandros aoffert une phiale qui est qualifiée d'ancienne par les inventaires de la seconde moitié du me siècle: ID 298

Page 172: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 169

alliée d'Athènes à l'époque classique; elle honora un Athénien dans la seconde moitié duIVo siècle et en fait de témoignages de l'ouverture de l'île, nous apprenons ses liens avecDélos, un décret honorifique voté en faveur d'un Parien, un Sikinite inhumé à Paros et unautre honoré à Carthaia, tout cela à l'époque hellénistique24• Délos, Paros, Kéos, voilàl'horizon de la petite Sikinos que nous livre l'épigraphie. Cette géographie étriquée est àl'image de ce que l'on pouvait s'en faire compte tenu de la faiblesse des sources sur l'île.los, dont on a souligné pourtant la sensibilité aux thalassocraties successives, quand elles'écarte de ses limites insulaires, a des rapports avec Carystos, Andros, Pholégandros,Astypalaia25• Lorsque, à la fin du IVo siècle, en proie à des difficultés financières,Arkésinè d'Amorgos cherche à emprunter de l'argent, c'est vers les îles les plus proches,Astypalaia (5 talents) et Naxos (3 talents) qu'elle se tourne; déjà, vers 360, quand la citéde Calymna avait voulu trouver des créanciers, et pour une très forte somme, c'est à Cosqu'elle les avait trouvés26•

Sous l'Empire, la situation ne s'est pas beaucoup modifiée. Deux inscriptions deSyros, qui semble être l'île la plus dynamique de l'Archipel au n° siècle de notre ère, sil'on en croit le dossier épigraphique fourni qu'elle a livré, indique des insulairesséjournant temporairement dans l'île et originaires des Cyclades, des 1tape1ttÔllJloûv'teçÈK: 'trov KuKÂ.ciôrov vitcrrov27•

Peut-être est-il maintenant possible de risquer une modélisation des rapportsinsulaires avec l'extérieur. Les exemples de los, Pholégandros et de Sikinos semblentnous convaincre que, plus l'île est petite, et plus l'horizon de ses habitants nous apparaîtborné par les îles immédiates. Peut-être cette conclusion tranchée devrait-elle êtrenuancée, car une île comme Anaphè ne diffère guère, sur le plan géographique, desprécédentes. Mais la découverte de plusieurs listes de proxènes donne de suite uneouverture au monde bien plus grande. Néanmoins, on acceptera cette idée pour hypothèsede base. Sans qu'il y ait de franche rupture, on constate que plus la taille et l'importancede l'île grandissent et plus ses perspectives géographiques s'évadent vers des régions oùleur position et leurs intérêts les guident (Ténédos est de toute évidence attirée par le nordalors que l'Egée ne voit guère d'activité ténédienne28). En conservant de fortes positions

Al. 57 ; 313 Al. 47 ; 314 BI. 47 ; 320 BI. 9. Anaphè : lG XII 3, 252 1. 16. BCH 112, 1988, p. 677(SEG XXXIX, 850). Delphes: FD ID 1,4971. 15.24.1G XII Suppl. 177. Juges de Sikinos à Délos: IG XI 4, 1063 ; Théophilos de Sikinos honoré àDélos: IG XI 4,688. Décret honorifique pour un Parien : lG XII 5, 24 ; AJA 73, 1969, Pl. 98,4. Tombed'un Sikinite à Paros: A.K. Orlandos, AE 1975, p. 3-36 (= SEG XXVI, 996; cf. BEp 1977,343 sur lesattestations de l'ethnique). A Carthaia : IG XII 5, 1009 B.25~ Décret pôur un Carystien : IG XII 5, 2 ; pour des Andriens : XII 5, 6 ; pour un Pholégandrien : XII5, 9 et pour Cléombrotos d'Astypalaia, XII 5, 1003, connu dans sa cité d'origine (XII 3, 212) et àEpidaure (IV, 1418). Tous ces textes sont contemporains de la seconde moitié du IVO siècle.26. Arkésinè : lG XII 7,67 (= /JG l, XV A; Syll.3 955) ; cf. Ph. Gauthier, BCH 104, 1980, p. 197­220. Calymna : TC 79 ; cf. R. Bogaert, Banques et banquiers, p. 208-210 ; S.M. Sherwin-White,Ancient Cos, p. 72. Pour les deux emprunts, L. Migeotte, L'emprunt public, nO 49 et 59.27.IG XII 5, 663 1. 28-29 ; 665 1. 16-17. P.M. Nigdelis, IIo)..{-rEvjl.a, p. 294.28. Les Ténédiens alliés d'Athènes sont bien sûr représentés dans l'épigraphie attique (GH1175 ; lG II2,1485 A 1. 12 ; SEG XVI, 123), fort peu à Délos - on l'a vu - et une fois à Imbros (lG XII 8, 89 ; 140,d'époque romaine). Par contre, les Ténédiens sont mentionnés en Troade où ils ont des intérêts (Sigée :

Page 173: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

170 PATRICE BRUN

égéennes, les Siphniens peuvent venir en Argolide et à Delphes, où la promantie, sansdoute accordée au VIe siècle, leur est renouvelée au Ive; l'un d'entre eux est bienfaiteurau Delphinion de Milet29. Entraînée par une initiative venue de Paros, la quasi-totalité desCyclades reconnaît l'asylie du sanctuaire d'Artémis Leucophrynè à Magnésie du Méandreà la fin du Ille siècle. Certes une telle décision est-elle avant tout d'ordre symbolique,mais elle montre une volonté d'ouverture de la part des cités insulaires3o•

Il serait tout à fait loisible de multiplier les illustrations avec d'autres îlescomparables ou un peu plus grandes, mais on n'ajouterait rien à cette conclusion: nonseulement avec l'importance de l'île les attestations d'insulaires à l'étranger augmentent ­il n'y a là rien que de très normal sur le simple plan statistique - mais encore on assiste àune diversification de sa géographie diplomatique. D'une certaine manière, l'importancepolitique et économique d'une cité se mesurait aussi à sa capacité à développer leséchanges humains et matériels : dans la recherche d'une forme ou d'une autred'autonomie, cela n'avait pas que des conséquences marginales. La preuve en est bienapportée par l'orientation tous azimuts qui est donnée à la diplomatie et aux relations de lagrande cité insulaire qu'est Mytilène, certes attirée par la côte d'Asie Mineure où elle a desintérêts directs, mais active dans les îles, dans la péninsule balkanique et en fin de comptecapable de s'évader de la sphère purement égéenne, puisque l'on voit des Mytiléniensprésents à Chypre ou en mer Noire. Les îles petites et moyennes de l'Egée ont réussi, àleur échelle, ce passage vers le monde extérieur. L'étude générale et réciproqued'étrangers dans les îles et d'insulaires sur le continent permet enfin de remarquer que lesinsulaires sont beaucoup plus attirés par la terre ferme que les continentaux par les îles3).

Même si l'on se refuse à parler de déterminisme géographique, il y a là une constante quidoit nous faire comprendre à quel point l'ouverture au monde est une chose, je ne diraispas inscrite dans les gènes des insulaires, mais à tout le moins acquise, et assez tôt, parles Egéens.

Les hommes qui passent et qui commercent

Les horizons que nous venons d'analyser ne sont pas que des horizons religieux,diplomatiques et politiques. Lorsque des hommes se déplacent, c'est souvent avec desmarchandises qu'ils espèrent échanger. De ces échanges, nous pouvons avoir un certainnombre d'indices, peu souvent littéraires, plus volontiers numismatiques ouépigraphiques.

Je ne chercherai pas à découvrir, par l'étude des dispersions monétaires l'ampleuréventuel de ce commerce : après tout, les trouvailles de monnaies dépendent de deux

Aristote, Rhétorique, II, 15 1375 b ; cf. L. Piccirilli, Gli arbitrati interstatali greci, 1, Pise, 1973, p. 144­148 ; Kymè : 1K 5, 4 ; Ilion : 1K 3, 24), dans le Bosphore (Chalcédoine : 1K 20, 5) et dans le Pont(Chersonnèse : SEG XXXVI, 697 ; 01bia : lOSPE 1, 78 = IG XII Suppl. 148).29. Siphniens à Calaurie : IG IV, 839. Décret d'Hermionè en faveur de juges de Siphnos : G. Daux,Klio, 52,1970, p. 67-72. Delphes: Syll.3 294. Milet: SEG XXXIX, 11981. 8 (avec deux Pariens).30. 1. Magnésie, 50. Sont concernées Paros, Naxos, Andros, Ténos, Thèra, Sériphos, Kythnos,Kimolos, Myconos, les cités de Kéos sauf Poiessa, Icaria, Amorgos. La pierre portait encore deux nomsdisparus que l'on choisira parmi Anaphè, Astypalaia, Mélos, Siphnos, Pho1égandros, Sikinos.31. C'est aussi la remarque d'Edouard Will, Korinthiaka, Paris, 1955, 'p. 62.

Page 174: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 171

hasards, celui de la perte et celui de la découverte, et l'on conviendra que cela faitbeaucoup. Mais d'un autre côté, il n'est pas indifférent que les deux monnaies étrangèrestrouvées au cours de la prospection autour de Corèsia de Kéos soient pour l'uneptolémaïque, pour l'autre myconienne illustrant, pour l'une, l'occupation militaire lagide,pour l'autre, la proximité géographique32. L'ensemble des monnaies mises au jour lorsdes fouilles opérées dans le sanctuaire de Poséidon et d'Amphitrite à Ténos montre bienson horizon d'abord égéen33. Néanmoins, il s'agit surtout de monnaies de bronze et ellesne peuvent que très indirectement témoigner d'échanges importants: c'est là surtoutconfirmation de déplacements humains en priorité individuels sur un lieu de pèlerinagerégional pour l'île de Ténos.

L'épigraphie insulaire a fourni de nombreux décrets de proxénies ou catalogues deproxènes, et nous en avons utilisé plusieurs pour comprendre le degré d'ouverture desîles. Mais il est bon de rappeler que, derrière ces décrets, se profilent des relations entrecités, relations humaines bien entendu mais aussi, nul ne saurait le nier, commerciales.Imaginer des îles recroquevillées sur un terroir étriqué et constater la fréquence de ceslistes devraient conduire à s'interroger sur la réalité de ce repli. La petite Anaphè est bienrévélatrice de cet état de fait. Tout est petit à Anaphè : sa superficie, 38 km2, sa populationantique - comme moderne, d'ailleurs - et le pharos qu'elle verse à Athènes au VO siècle,1000 drachmes à partir de 428, quand elle est assujettie pour la première fois, chiffre quine varie pas en 42534. Cela n'empêche pas la cité de graver des listes de proxènes - nousavons vu que trois d'entre elles avaient été conservées - étalées du IVO à la fin du 111°siècles, ce qui signifie que l'île a des liens suivis avec l'extérieur. Si l'atmosphère estsouvent locale (Myconos, Paros, Chios, Rhodes, Pholégandros, Thèra pour les îles),Anaphè sait parfois s'en évader (Cnide, Aspendos et la Crète). Si l'on ajoute à cela ladécouverte des ruines d'un môle antique dans le port35, on conviendra que l'image d'unepetite île vivant en quasi-autarcie ne correspond en rien à la réalité. L'île passe, certes,dans la première moitié du XXo siècle, pour autonome en nourriture et peu attirée par lesaventures maritimes (les deux notions allant bien sûr de pair)36. Mais il faut faireintervenir·les conditions géopolitiques contemporaines: le Dodécanèse est italien, l'AsieMineure est turque et Anaphè est l'un des points les plus excentrés du monde insulairegrec ; elle est un bout du monde. Rien, dans ces conditions, pour encourager l'île àdévelopper des échanges actifs.

Les nombreux décrets de proxénie ne forment pas la totalité de notredocumentation. D'autres textes, originaires de cités modestes, montrent bien l'ampleurdes perspectives du commerce. Je n'en voudrais pour preuve que le décret honorifiquemis au jour à los mais voté par la cité de Pholégandros et accordant, à un homme dont lenom a disparu, l'ensemble classique des honneurs (enktèsis, atélie, asylie). Il est évident,au moins pour l'atélie, que de tels privilèges supposent des échanges entre les deux îlesqu'il convient de ne pas exagérer mais qu'il serait erroné de vouloir négliger. Dans le

, ..32. E. Mantzourani, "Coins and Commentary", Northern Keos, p. 157-159. .33. R. Etienne - J.P. Braun, Ténos J, p. 259 sqq. : 62 monnaies de Ténos, 8 d'Athènes, 4 d'Andros, 2 deKéos, Délos, Macédoine, 1 de Chios, Cnide, Rhodes, Sicyone, un bronze séleucide et un ptolémaïque.34. JG XII 3, 249 1. 39 : 95 présents à l'assemblée du peuple. Cf. L. Robert, OMS III, n. 5 p. 100.35. K. Lehmann-Hartleben, Die antiken Hafenanlagen, p. 243.36. Geographical Handbook, III, p. 484-486.

Page 175: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

172 PATRICE BRUN

même ordre d'idées, le décret de la cité de Calaurie, daté de la fin du IVO siècle, accordantl'atélie aux Siphniens dans leur ensemble, implique un commerce entre Siphnos et, au­delà de l'île de Calaurie, la côte orientale de l'Argolide37• Myrina de Lemnos, un momentdébarrassée de la tutelle athénienne, vote une atélie pour un homme originaire deChalcidique de Thrace, installé sur place38•

Sans être absolument identiques, d'autres textes fournissent encore une image trèsmobile et commerçante des îles de l'Egée. Témoins ces décrets honorifiques qui précisentque tel étranger a rendu de signalés services à des citoyens en déplacement. La citéd'Arkésinè d'Amorgos nous fournit un dossier d'une ampleur assez remarquable et d'uneéloquence certaine quant à ses possibilités commerciales et son ouverture. Pendant laGuerre des Alliés, le célèbre décret voté en l'honneur du stratège athénien Androtionstipule que celui-ci n'a porté tort, ni aux citoyens, ni aux étrangers venant dans la cité(ouoÈ 'trov çÉvrov 'tl,v à<plllCVOUIlÉVrov dç 'tl,v 1tOÀ1V ÈÀU1tllO'E). Un décret est voté auIVo siècle pour un Crétois de Rithymna qui se conduit bien "envers ceux des Arkésinéensqui se rendent à Rithymna" ('tou[ç 't]E à<pn:[vouIlÉvOUÇ 'APKEIO'lVÉroV Eiç]·PiSUIlVOV). Deux inscriptions de la seconde moitié ou de la fin du IVo siècle émanant dela cité ont été gravées en l'honneur de Théréens : la première précise ainsi qu'Epictétos deThèra aide de son mieux "ceux qui se rendent à Thèra" ('toç à<pllCVOIlÉVOÇ dç 011pav),la seconde qu'Epianactidès, auquel on accorde la politeia, s'occupe pour le mieux "desArkésinéens qui naviguent" ('APKEO'lVÉroV 'toùç dç 1tÀÉov'taç). Une autre inscription,émanant encore d'Arkésinè et à peu près contemporaine, accorde la proxénie à desRhodiens "parce qu'ils se dévouent pour les Arkésinéens qui se rendent à Rhodes" (onav ouvrov'tal Kat 11tEpt 'toùç à<plKVOUIlÉvouç dç 'Pooov 'APKEO'lVÉrov)39. Il n'estguère probable qu'il puisse s'agir d'autre chose que de liens économiques entre Arkésinèd'un côté, la Crète, Thèra et Rhodes de l'autre, ce qui en dit long sur le degré d'ouverturemaritime de l'île4o. Si l'on ne croit pas beaucoup à la chance de la découverte des stèlesqui serait la seule responsable de cette vision commerciale que nous pouvons avoir, ildevient tentant de s'interroger sur les raisons qui poussent les Arkésinéens à courir lesmers en cette fin du IVO siècle, ou sur celles qui incitent des étrangers à venir ou às'implanter dans cette cité. Doit-on, ce qui a été fait pour Egine archaïque, faire intervenirle thème de la pauvreté trop grande du sol? Nous verrons au chapitre suivant que cettehypothèse ne résiste pas à l'analyse. Mais peut-être, puisque nous sommes à Amorgos,est-il permis de faire le lien avec les amorgina, ces célèbres tissus, que j'ai, à de multiplesreprises, évoqués.

C'est encore au tournant des IVO et 111° siècles qu'un décret des Naxiens est votéen faveur d'un Mégarien qui "fait tout le bien possible pour les Naxiens qui se rendent à

37. IG IV, 839 ( =Syll.3 359). Cette atélie a été conférée Ka'tà. 'tà. 1t(l'tpta, ce qui ne sous-entend pasla reconduction d'une atélie antérieure, mais signifie plutôt qu'elle a été accordée selon les coutumesancestrales de la cité de Calaurie.38.IG XII 8, 2 (début IVo siècle).39. GRl152 1. 5-6.IG XII 7, 7 1. 2-3. XII 7, 61. 6 ; XII 7,111. 5. XII 7,81. 6-7.40. On rappellera enfin que la garantie donnée par la cité d'Arkésinè pour l'emprunt qu'elle passe auprèsd'un particulier de Naxos est basée sur les biens publics et privés de la cité et de ses citoyens, biensËyyata Kat un:epn:6vna, bien terrestres et maritimes, les nautika : IG XII 7, 67 1. 7-9 ; Ph. Gauthier,BeR 104, 1980, p. 197-205 ; supra, n. 126 p. 143.

Page 176: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 173

Mégare" (e'Ù 1toeî 'to'Ùç cX.<pt1CV[ouIlÉVOUÇ Na.]çirov Èç MÉ'Ya.pa.), négociants naxiensdont on sait par une épigramme de Callimaque qu'ils fréquentaient aussi le port d'Egine.Ce sont encore des Thébains, honorés par le peuple de Nisyros parce qu'ils "prennentsoin des citoyens qui se rendent à Thèbes" ([1tpolCJ1]IÔOV'ta.l 'tIDV cX.q>lKVOUIl[Évrov Eiç 1

eTt~a.ç)41. La formulation de ces textes est similaire, comme l'est leur date, la fin du IVo

siècle42. C'est juste un peu avant que Nisyros se dote d'une puissante muraille bienconservée, que l'on date grâce à une inscription encastrée dans le mur et fixant l'espacepublic à l'intérieur des murs où il est interdit de construire quoi que ce soit : nouvellepreuve de l'intime concordance entre un site fortifié bâti sur la mer et une ouverture deshorizons43. Les nouvelles conditions politiques qui prévalent à ce moment dans l'Egéeexpliquent-elles cette explosion des horizons égéens? Il est un fait que l'on a de quoi êtresurpris de voir, vers 300, des Naxiens se déplacer à Mégare, et surtout des Nisyriens àThèbes - si c'est bien de Thèbes qu'il s'agit44 - une fois posée pour hypothèse de départle repliement des îles de l'Egée sur elles-mêmes. Il convient néanmoins de rester prudentet de ne pas voir dans IVo siècle la date de naissance du commerce des lies de l'Egée.Après tout, Hérodote parle, au VIIo siècle, d'un emporos de Thèra installé en Crète, etcertaines phrases d'Aristophane témoignent de cette vocation maritime dans la secondemoitié du VO siècle, que l'on illustrera par une épigramme de Simonide en mémoire d'uncertain Clisthène de Kéos, disparu en mer dans la traversée du Pont-Euxin45• Mais l'idéed'une accélération de l'ouverture des îles dans la seconde moitié du IVO siècle se dégagede la multiplication des allusions épigraphiques que l'on vient de recenser.

Il est rarissime que nos sources soient explicites sur les marchandises exportées etimportées. Nous avons déjà évoqué des importations sporadiques de grains dans les îles;les papyrus de Zénon ont montré les origines égéennes du fromage débarqué à Péluse etl'on a déjà noté, grâce à Elien, que les moutons de Kéos et de Kythnos pouvaients'exporter vifs; on pensera également à la laine. Mais il n'y a pas qu'un simple rapportdéficit/excédent dans le commerce des îles de l'Egée. Des cités bien dotées en vignoblesachètent du vin étranger: c'est le cas de Thèra, où la viticulture n'était sans doute pasautant développée qu'à l'époque contemporaine, et surtout de Cos, dont le vin était

41. Naxos: A.P. Matthaios, Horos, 1, 1983 p. 39-44 ( = SEG XXXIII, 676) ; Callimaque,Epigrammes, xvm. Nisyros : IG XII 3,88; cf. P. Roesch, Etudes béotiennes, p. 472, date ce texte de lafin du IVo siècle ou du début du mosiècle.42., Un texte très postérieur (10 siècle av. J.C.) passé par Syros en faveur du Siphnien Onésandros,rappelle qu'llvant sa proxénie officielle, celui-ci rendait des services aux gens de Syros qui venaient àSiphnos : IG XII 5, 653 l. 7-9.43. R.M. Dawkins - A.J.B. Wace, ABSA 12, 1905, p. 165-168. F.G. Maier, Mauerbauinschriften, 47.44. Il n'y a aucune illustration de cette inscription. Cette lecture n'a jamais été mise en doute mais il fautavouer que la surprise est grande de voir une présence nisyrienne à Thèbes quand l'épigraphie ne fournitpas la moindre mention de relations entre l'île et la Grèce balkanique. Faut-il supposer une erreur dulapicide ou de l'éditeur et imaginer plutôt la présence de Thèra, remplacer donc la lecture 0l1~aç par8Ttpav ? Si Pet B peuvent être aisément confondus, il est vrai qu'il est plus délicat de croire à uneconfusion entre N et L.45. Hérodote, IV, 154; Aristophane, Cavaliers, 169-172 (cf. supra, n. 98 p. 108) ; Anth. Pal. vn, 510.

Page 177: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

174 PATRiCE BRUN

réputé, à défaut d'être excellent, et exporté jusque dans le Pont au IVo siècle46. D'autrepart, on ne peut se contenter d'envisager le commerce exclusif des denrées alimentaires:il nous faut intégrer dans notre réflexion les échanges de produits artisanaux. Al'exception des tissus d'Amorgos, sur lesquels il n'est plus besoin de revenir, cesfabrications ne devaient pas être très luxueuses, sans quoi les sources littéraires nous eneussent renvoyé quelque écho. Outre les matières premières minérales dont j'ai parlé enleur temps et qui pouvaient s'exporter sous forme de barres et de lingots (rappelons quedes fonderies ont été retrouvées sur plusieurs sites insulaires), ce qui écarte au passagel'idée d'une économie insulaire de type "tiers-monde" avec exportation des mineraisbruts, sans doute doit-on penser à l'exportation depuis Mélos et Thèra de meules entrachyte ou, depuis Siphnos, de vases d'une grande robustesse, déjà célèbres au IVosiècle47 • Malgré notre faible documentation, il est certain que des accords commerciaux,des symbola, ont lié les îles de l'Egée, même si nous n'en avons le témoignage direct quepour Naxos et Arkésinè d'Amorgos, alors que les preuves de symbola entre les îles del'Egée et Athènes sont plus nombreuses - question de densité respective des sources48 •

On doit toutefois estimer que la multiplicité des rapports économiques privés entre lescités insulaires a rendu cette pratique presque inéluctable.

La fourchette chronologique assez large des datations interdit de replacer cesdécrets et les pratiques commerciales qu'elles sous-tendent dans une perspectivehistorique précise, première période macédonienne, domination antigonide ou influencelagide. A dire vrai, il n'est pas dit que tous ces textes soient exactement contemporains lesuns des autres. L'essentiel est dans cette simultanéité relative, qui montre, avec peut-êtreun léger décalage par rapport à Athènes dont le renouveau commercial débute au milieudu IVo siècle, que les îles de l'Egée participent à ce mouvement économique d'uneampleur inconnue. Il me semble impossible de ne pas mettre en relation ce fait avec ceque nous avons pu noter de la démographie insulaire au IVo siècle, et de ne pas voir dansle vif développement du commerce dans les îles de l'Egée une réponse à l'expansion de lapopulation.

Les hommes qui s'installent

Il n'est pas ici nécessaire de souligner tout ce que le modèle insulaire, à partir del'époque classique, a pu véhiculer de négatif. Le chapitre suivant les rappelera et tenterad'analyser les raisons pouvant expliquer cette image péjorative. Mais il est déjà aisé desouligner le paradoxe entre cette légende noire de l'insularité et les pratiques de la viequotidienne. Car enfin, nous avons vu que les îles, à l'époque classique, sont très bien

46. Thèra : IG XII 3, 330 (fondation d'Epictèta) 1. 140 mentionne un SEVt1COÇ otvoç. A: Cos, des taxessur le vin È7ù 8uÀuooat, importé par voie maritime: LSCG 1681. 5. [Démosthène], XXXV, 31-35 ;Strabon, XIV, 1, 15; Athénée, 1,32 e. Dioscuridès, V, 6, 9, était moins enthousiaste sur sa qualité.47. Mélos: Théophraste, de lapid. II, 14 ; III, 21-22 ; Pline, HN XXXVI, 154. Les meules découvertesdans les épaves d'El Sec (Baléares) et Kyrenia (Chypre) peuvent provenir des Cyclades: A. Arribas, REA89, 1987, p. 107. Siphnos : Théophraste, de lapid. VII, 42; Pline, HN XXVI, 159.48. Arkésinè-Naxos : IG XII 7, 67 1. 72 : [K]u'tà 'to OUIl~OÀOV. Symbola entre Athènes et Ténos(Ph. Gauthier, Symbola, p. 171-172), Naxos (ib. p. 168; 331) et peut-être avec Andros (ib. p. 194).

Page 178: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 175

peuplées et nous n'avons pas remarqué de signe tangible d'une émigration massive. Lesîles ont apporté peu au grand mouvement de colonisation orientale qui suit l'expéditiond'Alexandre, ce qui demeure une preuve indirecte de ce que la vie insulaire n'était pasrejetée par ceux-là mêmes qui la connaissaient le mieux. Et, ce qui va à l'encontre encoredavantage d'une telle théorie, on note que les îles ont accueilli des étrangers - dontl'origine est rarement spécifiée - qui s'installaient pour une longue période et de manièreparfois définitive puisqu'ils y mouraient.

Nous avons déjà utilisé les épitaphes pour montrer que les hommes circulaiententre les îles. Il est évident que parmi ces insulaires morts à l'étranger, une partie d'entreeux étaient des expatriés mais il est impossible bien entendu de savoir, d'une part laproportion des expatriés et des gens de passage, d'autre part la raison qui avait motivé ledépart définitif de leur île natale. Il n'empêche que ce type de documents montre déjà que,parmi les métèques qui vivaient à Athènes au IYo siècle, les insulaires étaient sans doutenombreux. Les rapports avec Athènes semblent en effet primordiaux à l'époqueclassique. Prenons le cas de Kythnos, alliée au y o et au IYo siècles, bien que, pour laSeconde Confédération, la "stèle de fondation" n'ait pas conservé le nom de la cité parmiles alliés : les Kythniens fournissent au moins trois marins à l'équipage de trièresathéniennes et deux épitaphes du IYo siècle prouvent la présence de ces insulaires àAthènes49•

Seulement, les îles ne fournissent pas qu'un contingent, certes limité, d'hommesqui s'installent sur le continent. Elles accueillent encore des étrangers, mais dont onn'apprend l'origine géographique que de façon exceptionnelle. C'est ainsi qu'unKythnien, installé au 111° siècle à Carthaia "depuis de nombreuses années", reçoit lacitoyenneté; la cité de Iulis accorde ce privilège à un autre Kythnien au siècle suivant5o.Ce type de situation correspond d'une certaine manière à ce que nous avons vuauparavant, c'est-à-dire à un rapport de proximité qui reste primordial. D'un autre côté, ilne s'agit là que de situations individuelles peut-être pas révélatrices de mouvements defond.

Beaucoup plus significatifs, par contre, sont les étrangers installés et surtoutacceptés tels quels par la cité. L'étude des sources montre que les plus grandes îles del'Egée, Chios ou Rhodes, n'étaient pas les seules à accueillir des étrangers51 . Ainsi, unaccord entre Delphiens et Skiathiens sur la promantie et l'atélie - excepté la taxe dupelanos - débute par cette formule: "Au peuple et aux apoikoi des Skiathiens"52. Lesétrangers domiciliés sont donc assez nombreux pour être institutionnalisés par Skiathos etreconnus par Delphes. A Symè au 111° siècle, la communauté des résidents (oro KOtVOV

49.IG 112, 1951 L 246-247, 253 (nouveau texte, à partir des interprétations de D.R. Laing, AthenianNaval Catalogue, sous le numéro lG 13, 1032). On y retrouve aussi onze Kéiens, trois Chiotes, troisNaxiens, deux Rhodiens, deux Péparéthiens, un Samien, un Siphnien, un Thasien. M~lgré les critiques deA.I. Graham, TAPhA 122, 1992, p. 263-269, il semble bien que ces équipages forment la petite escadrequi était parvenue, sous les ordres de Conon, à échapper au désastre d'Aigos Potamoi : cf. D. R. Laing,passim (SEG XL, 160). lG 112, 9115 ; SEG XIV, 207.50.IG XII 5, 534 ; 598.51. Pour Chios, par exemple, T.Ch. Sarikakis, Chias, p. 125-126.52. CID 1, 131. 1-2: 1:[Kta]8icov 1 M[l!CO\ Kan tX1tOiKO\Ç.

Page 179: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

176 PATRICE BRUN

'tillv Èv [l:]UJ..Lat [Ka'tOtK]EUV'tffiV) vote des honneurs envers un bienfaiteur53. Schémasimilaire à Corèsia de Kéos, où nous voyons dans un texte du Illo siècle les citoyens, lesmétèques (J..LE'toiKOt) et les affranchis (à1tEÂ,EU8Épot) qui "versent les taxes à Corèsia"('tà 'tÉÀl1 <pÉpoucnv Eiç KOPl1criav) et à Carpathos, au milieu du n° siècle, où vivent desparoikoi54 . A Arkésinè d'Amorgos, il est à plusieurs reprises fait allusion à des étrangersinstallés, oi OiKOÛV'tEÇ Èv 'ApKEcrivl1t. La cité peut encore faire explicitement ladifférence entre les "étrangers résidents" (çÉVOt oi ÈvÔl1J..Loûv'tEç) et les "étrangers depassage" (1tapE1ttÔl1J..LOûv'tEç) et sa voisine Aigialè distingue tout autant paroikoi et xenoidont on a vu un peu plus haut qu'ils représentent, dès le IVo siècle, une communauté nonnégligeable55. C'est enfin le cas vers 200 à Cos, où la cité différencie paroikoi, étrangersinstallés (parmi lesquels on observe un Béotien) et xenoi, étrangers de passage, auxquelson fait appel pour une souscription, ou encore à Nisyros (mais nous sommes là sousl'Empire) où les domiciliés (Ka'tOtKOûV'tEÇ) se distinguent des visiteurs(1tapE1ttÔaJ..LOûv'tEÇ)56.

Les étrangers ont donc leur part dans la population, et leur installation dansl'agriculture ne pouvant être que marginale, voilà une nouvelle preuve de l'aspect trèscommercial de l'économie insulaire dès le IVo siècle. Last but not least, ces installationsmontrent que les îles de l'Egée étaient attractives pour les étrangers, sans doute eux­mêmes en partie au moins insulaires. C'est la raison pour laquelle l'image traditionnelled'îles pauvres et par conséquent répulsives ne peut pas servir pour la période en question.En voudra-t-on une dernière preuve? On a vu, au début de ce travail, que les îles avaientété utilisées sous l'Empire romain comme lieu de relégation privilégié, ce qui attestaitd'une forme de répugnance dont elles étaient les victimes. Il est remarquable que,lorsqu'Alexandre décide de déporter le tyran déchu de Chios, ce n'est pas dans une île del'Egée - qu'il contrôle pourtant dans sa totalité - qu'il le fait, mais dans le Haut-Nil, àEléphantine : il y avait, dans la pensée du roi, bien plus répulsif que le modèle insulaire57.

UN EMBRYON D'ESPACE POLITIQUE

J'ai signalé au début de ce travail que jamais les îles n'avaient pu seretrouver dans un espace politique ou administratif unique, ce qui ne les a pas empêchéesde se reconnaître un certain nombre de traditions communes, tant au point de vuemonétaire que législatif.

Sans doute l'installation de puissances étrangères explique-t-elle la réalité desphères d'influences venues de ces hégémonies. Ainsi a-t-on pu parler d'une zone dedroit attique en ce qui concerne les Cyclades et avance-t-on, en guise de preuves, la

53.IG XII 3 Suppl. 1269.54. IG XII 5, 647 1. 10-11. IG XII l, 10331. 9-10 (= F.G. Maier, Mauerbauinschriften, 50).55.IG XII 7, 33 1. 13-14 ; 67 1. 43-44, 61, 69 ; XII Suppl. 3301. 12-13. IG XII 7, 22, 33, 35, 691. 29. Aigialè : XII 7,3891. 13-15 et XII 7, 515 1. 55. Ph. Gauthier, BCH 104, 1980, p. 205-220.56.1. Cos, 10 ( = L. Migeotte, Les souscriptions publiques, n° 50) ; S.M. Sherwin-White, AncientCos, p. 172-173 ; Ph. Gauthier, L'étranger dans le Monde grec, I, p. 27-46. Le Béotien donateur: B1. 55. Nisyros : IG XII 3,1041. 9-11.57. note 65 p. 17. Arrien, Anabase, III, 2, 7.

Page 180: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 177

découverte dans les îles (Syros, Amorgos, Naxos et Skyros) de horoi de type attique, depratiques dotales et successorales communes à Athènes et à d'autres Cyclades (Ténos,Myconos, Délos)58. Il est d'autre part évident que l'emprunt par quelques îles de certainesinstitutions que l'on connaît bien à Athènes - la trittye, attestée à Kéos, ou l'archonteéponyme, que l'on trouve à Délos, Ténos, Paros, Andros, Iulis et Syros - ne saurait êtrefortuit. A Siphnos au début du IVO siècle, l'eisphora et les liturgies sont acquittées par lesplus riches59. Cet espace législatif athénien est bien entendu fils naturel de l'impérialisme.C'est ainsi qu'Aristophane présente dans les Oiseaux (1035-1041) un marchand dedécrets (psèphismatopolès) venu dans les cités alliées vendre des lois nouvelles. Que cesemprunts soient, pour certains d'entre eux, purement nominaux (les trittyes à Kéos,l'eisphora à Siphnos) et ne recouvrent pas tout le champ législatif qui est le leur àAthènes, ne change pas grand-chose à l'emprise athénienne. Sans être à ce pointprégnante au plan institutionnel, l'emprise de Rhodes dans les Cyclades expliquel'apparition sur les monnaies de Kythnos ou de Ténos de la rose pour symbole principalou secondaire6o• On a alors pu parler d'une "rhodianisation" des institutions dans les îles,ainsi qu'en témoignent quelques textes, tel celui de Syros où des ambassadeurs sonthonorés pour s'être rendus à Rhodes puis, à leur retour, avoir "établi les magistratures demanière à ce qu'elles fonctionnent le mieux possible", ce qui semble une ingérencerhodienne très directe dans la politeia de l'île61 •

Tout cela ressortit du principe presque naturel, pourrait-on dire, de lathalassocratie car si les îles de l'Egée, surtout les Cyclades, ont eu un embryon delégislation commune, c'est avant tout parce qu'il leur a été imposé de l'extérieur. Vieilletradition grecque en quelque sorte. Mais il ne faut pas s'arrêter à ce niveau de lecture destextes car un certain nombre d'indices nous invitent à aller plus loin : les éditeurs dugrand texte sur les archives de Paros ont décelé, dans l'idée de conservation desdocuments, une réminiscence du décret de Cleinias de 4481762• Ce qui signifie qu'au-delàde l'hégémonie politique athénienne, un certain nombre de pratiques administratives etréglementaires a pu subsister.

Mais on peut encore progresser dans cette voie. Il convient de rappeler toutd'abord que les inscriptions soulignant les rapports commerciaux entre les îles et leurenvironnement plus ou moins immédiat impliquent des accords d'une nature qu'il nousest impossible de préciser ; les traités d'isopolitie de Kéos avec les cités eubéennesd'Histiée et d'Erétrie évoquent quant à eux les tentatives politiques de s'évader d'un cadretrop réduit. Mais on sait que ces tentatives furent éphémères. Cela ne signifie cependant

58. Cl. Vial, Délos indépendante, p. 71-78, qui signale que la tutelle des femmes, ignorée d'une grandepartie du monde grec, est naturelle à Athènes, Délos et dans les Cyclades; R. Etienne, Ténos Il, p. 67.59. CHI 141 1. 6 ; SEC XIV, 5301. 8. Ces textes rapportent l'isopolitie (ou la sympolitie) entre Kéos etles cités eubéennes d'Histiée et d'Erétrie, à un moment où l'île se détache d'Athènes. Trois cités de Kéossur quatre participent à cette union de Kéos, d'où les trittyes. Il est quand même révélateur de l'influenceathénienne que les Kéiens, pour désigner les nouveaux cadres politiques, emploient un vocabulaire quiemprunte tant aux institutions athéniennes. R.S. Sherk, ZPE 84, 1990, p. 261-295. Isocrate, XIX, 36.60. Kythnos : BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXII, 24-25 ; L. Robert, OMS VI, p. 169-211.Ténos : SNC Copenhague, 783-784.61. R. Etienne, "Les étrangers et la politique", p. 159-168. IG XII 5, 652 1. 14-15.62. W. Lambrinoudakis - M. Worrle, Chiron, 13, 1983, p. 317-319 ( =SEC XXXIII, 679).

Page 181: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

178 PATRICE BRUN

pas un abandon total de ce type de perspectives et il est certain que des rapprochements,que nous allons analyser, ont été initiés, voire réussis par les insulaires. En l'absence detextes explicites - des traités d'isopolitie par exemple - c'est dans la numismatique quenous allons essayer de dessiner les contours de ces alliances. Une étude affinée des typesmonétaires des îles ouvre en effet quelques pistes intéressantes.

y a-t-il eu entre cités insulaires des accords monétaires ? Le choix de l'étalonparaît dépendre de considérations fort complexes, dont l'aspect politique n'est qu'unélément. Qu'il nous suffise. d'évoquer le monnayage de Mélos, dont les monnaiesarchaïques sont émises selon l'étalon milésien (didrachme de 14,10 gr.) ; au début du VOsiècle, mais il est difficile d'assurer si c'est avant ou après les Guerres Médiques, l'îlefrappe des monnaies d'étalon éginétique (didrachme de 12,20 gr.), puis reprend sesémissions de poids milésien63• Tout cela obéit à des motivations dont il est délicat dedémêler l'écheveau.

Par contre, la présence de symboles identiques permet d'avancer dans la voiepossible d'accords monétaires sous-tendus par une volonté d'intégration politique plus oumoins poussée. Les trois cités de Kéos à avoir frappé monnaie simultanément, Carthaia,Corèsia et Iulis utilisent, dans les émissions archaïques, le même étalon, bien entendu,mais aussi un emblème commun, le dauphin, chaque cité étant identifiée par un symbolespécifique, l'amphore pour Carthaia, la seiche pour Corèsia, la grappe pour Iulis64• Lecas de cette île est particulier, on le sait, puisqu'une forme d'intégration politique a existéassez tôt, matérialisée par l'érection à Délos de l'Hestiatorion dit des Kéiens65 . Leproblème du monnayage est certes indissociable d'autres aspects concrets, mais il est unemarque symbolique de la marche à l'unité de cette île. Peut-on aller plus loin et admettreque le monnayage d'une cité avait cours dans les autres ? On doit au moins poser laquestion et avancer quelques éléments de réponse lorsque l'on voit un Ténien verser ausanctuaire de Trophonios de Lébadée une somme en argent d'Andros66• Si cela ne prouvepas que la monnaie andrienne avait cours légal chez sa proche voisine, le fait est établiqu'un Ténien pouvait en posséder.

Plus intéressant encore est l'emprunt, par une cité insulaire, des symbolesmonétaires d'une île voisine avec laquelle elle devait avoir des échanges suivis. Lorsquel'on retrouve à Kythnos, sur l'avers des petits bronzes hellénistiques, le motif du chien,qui est un thème favori du monnayage de Kéos - chien qui est en relation avec le mythed'Aristée67 - on en est droit de s'interroger sur les raisons qui ont pu pousser la cité àreprendre l'un des types majeurs de sa proche voisine. Il est à tout le moins tentant depenser, non point à une intégration de type sympolitie, l'octroi de la citoyenneté à desKythniens de la part de Iulis et de Carthaia rendant caduque pareille hypothèse68, mais àdes accords qui sous-tendraient des échanges actifs. On notera encore la similitude du

63. M. Priee - N. Waggoner, Asyut Hoard, p. 79-80. Sur le trésor de Mélos (c. 420) de poids .milésien :C.M. Kraay, NC 1964, p. 1-20 : .64. BMC Crete and Aegean Islands, PI. XXI-XXII; E. Babelon, Traité, ILl, col. 1277-1296 ;D.M. Lewis, ABSA 57, 1962, p. 2.65. Hérodote, IV, 35. G. Roux, BCH Suppl. l, 1973, p. 525-544 ; P. Brun, ZPE 79, 1989, p. 121-138.66. IG VII, 3055 1. 20.67, Kythnos : BMC Crete and Aegean Islands, PI. XXII, 25. Sur Sirius et Aristée, supra, n. 98 p. 33.68. IG XII 5, 534, 598.

Page 182: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 179

monnayage de Syros et de celui de Paros, avec le bouc et l'épi de blé ou lesrapprochements susceptibles d'être faits entre les monnaies naxiennes du début du Ivesiècle et celles frappées à Thasos en même temps69.

On sait en parallèle qu'il n'y a jamais eu la moindre tentative de monnayagecommun aux îles. Les célèbres monnaies à la légende I:YN demeurent encore trèsmystérieuses et quoique les comptes de Délos mentionnent durant la périodeamphictyonique de l"'argent symmachique", il est impossible de lier à coup sOr lemonnayage et cette apparition fugitive dans les actes des Amphictyons. En tout état decause, il paraît assuré que ces pièces concernent avant toute autre région la côte d'AsieMineure et les îles qui en dépendent7o.

Tout cela est bien entendu à la fois hypothétique et imprécis mais illustre enfiligrane les relations permanentes qui unissaient les îles de l'Egée, relations dont nousn'avons pas de raisons de penser qu'elles se limitaient à un simple échange demarchandises. Un excellent témoignage de ces relations très suivies est apporté par lediscours XIX d'Isocrate, l'Eginétique, que je vais à présent analyser dans cette optique.

ISOCRATE, XIX: PEREGRINATIONS OUEST-EGEENNES

Ce plaidoyer d'Isocrate, transmis sous le nom d'Eginétique parce queprononcé à Egine, est la seule affaire judiciaire plaidée en dehors de l'Attique parvenuejusqu'à nous. Ce procès privé, concernant un contentieux successoral, vint devant la courau début du Ive siècle, après la croisière de Conon dans l'Archipel. Comme tous lesprocès mettant en cause une succession, les faits sont assez complexes: "Thrasylochosde Siphnos, né d'un troisième mariage du devin Thrasyllos, adopta à son lit de mort unneveu de la première femme de son père et le désigna pour épouser sa soeur. Mais unedemi-soeur de Thrasylochos, fille illégitime ou prétendue telle, de Thrasyllos, revendiqual'héritage. C'est à elle ou plus exactement à ses représentants, que le plaideur répond parun discours composé par Isocrate"7!. L'intérêt de la cause est mince mais le décorgéographique, l'arrière-plan historique, offrent des perspectives intéressantes pour notreproblématique.

L'aspect qui retient le plus l'attention est à la fois la diversité des scènes mises enplace par le plaideur et sa limitation dans un cadre ouest-égéen: le client d'Isocrate estoriginaire de Siphnos (§ 7), à l'instar de Thrasylochos dont il revendique l'héritage et dupère de ce dernier, Thrasyllos (§ 7-9). Il se targue d'appartenir à une vieille et noblefamille siphnienne (§ 7, 36) qui a donné à sa cité nombre de magistrats, versé forcecontributions de guerre, participé aux chorégies et autres litnrgies (§ 36). Devenu veufpour la deuxième fois, Thrasyllos s'était remarié avec une femme originaire de Sériphos,elle-même issue d'une noble famille (§ 9). C'est de cette union que naquirent les trois

69. BMC Crete and Aegean Islands, Pl. XXVII, 17-21. H. Nicolet-Pierre, "Remarques sur le monnayagede Naxos (Cyclades) à l'époque classique", p. 159-162.70. ID 95 1. 8. J. Melville Jones, A Dictionary of Ancient Greek Coins, Londres, 1986, p. 130-131s. v. League Coinage.71. G. Mathieu - E. Brémond, Isocrate. Discours, 1 (CUF), p. 91.

Page 183: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

180 PATRICE BRUN

enfants légitimes de Thr~syllos, dont Thrasylochos. Des concitoyens du plaideur - et luiaussi, très certainement - avaient placé à Paros une partie de leur fortune, en raison de lasituation politique troublée à Siphnos (§ 18). Après "le retour des bannis", épisode surlequel nous reviendrons, la famille entière doit fuir d'abord à Mélos, puis à Trézène(§ 21) et enfin à Egine (§ 24), où elle se fixe et où meurt Thrasylochos. Siphnos,Sériphos, Paros, Mélos, Trézène, Egine, nous avons là un secteur géographique bienprécis, que n'élargit pas beaucoup une allusion à l'île de Kéos (§ 13).

La situation politique n'est pas décrite avec précision par le logographe, qui secontente d'une formule embarrassée ("il serait compliqué de parler des événementsanciens"), mais nous pouvons décrypter certains passages. Le plaignant est riche et faitétalage devant les juges d'Egine de son civisme siphnien. Thrasyllos, père deThrasylochos, présenté comme "le premier des Siphniens par la richesse", ne paraît pasavoir eu de revers de fortune, et la richesse accumulée par le devin semble avoir étéprolongée par Thrasylochos. Le plaignant qui, avant d'être adopté par Thrasylochos, sevante d'appartenir au cercle de ses amis intimes, possède ainsi une opulence suffisantepour s'estimer l'un des premiers parmi les Siphniens. Nos protagonistes vivent dans unmonde similaire. Il est plus que probable que, sur le plan politique cette fois, ilsappartenaient de près ou de loin à l'oligarchie siphnienne et ils ont subi à ce titre de pleinfouet les bouleversements du monde égéen au début du IYo siècle: il est fait état de bannisde Siphnos qui participent, dans le sillage d'un certain Pasinos, à la prise de contrôle deParos72, où le client d'Isocrate et ses amis avaient placé une partie de leur fortune. Leplaideur se vante d'avoir, au péril de sa vie, rapporté celle-ci (§ 18). Il devait s'agir debiens meubles, des placements bancaires sans doute.

Le retour des anciens bannis, depuis Paros jusqu'à Siphnos, n'est pas si simplepuisque les oligarques - gardons ce mot pour désigner les amis de Thrasylochos - tententen effet un coup de main sur la ville qui échoue (§ 38). La reprise en main s'accompagnede massacres (§ 20) et d'exils - dont celui de Thrasylochos, de sa famille et de ses amis ­pour Mélos. Les détails du voyage ne nous sont guère précisés et l'on ne connaît que ladestination finale, Mélos, réputée plus sûre ou non encore atteinte par l'avancéeathénienne. Le petit groupe est accueilli à Mélos par les hôtes de Thrasylochos mais il n'yreste pas en raison d'un air malsain73. Il passe sur le continent à Trézène, puis à Egine,où Thrasylochos meurt. Il ne fait guère de doute que ces pérégrinations ont été renduespossibles par la permanence de liens d'hospitalité, dont le plaideur fait état pour Mélosmais qu'il semble difficile de ne pas imaginer pour les deux étapes suivantes du périple. Iln'est pas non plus interdit de penser à des rapports plus institutionnalisés: nous avonsévoqué, il y a peu, un texte de Calaurie datant de la fin du IYo siècle et accordant l'atélieaux ressortissants de Siphnos, ce qui est la preuve d'échanges anciens entre l'île et le

72. Compte tenu du cadre chronologique du discours, ce Pasinos - inconnu par ailleurs - ne peut être quel'un des officiers qui ont secondé Conon dans sa croisière de 393 et ces bannis qui reprennent le pouvoir,d'abord à Paros, puis à Siphnos, devaient l'être depuis 404.73. § 22 : on 'to Xropiov È1tuvScivE'to vocrmôEç dvat. Cet aspect "malsain" de l'île doit être pris au piedde la lettre, l'atmosphère pouvant être à Mélos pestilentielle en raison de l'activité volcanique chronique.Au XVIIJO siècle, une recrudescence est rapportée par nombre de voyageurs: J. Pitton de Tournefort,Voyage du Levant, I, p. 177 ; Choiseul-Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, p. 9-10 ; G. Olivier,Voyage dans l'Empire othoman, I, p. 331 ; C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 226-227.

Page 184: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 181

continent proche. Il n'empêche que le cadre géographique du discours est assez restreint,ce que ne contredit pas, loin s'en faut, le rappel de l'origine de la dernière épouse deThrasyllos, une femme d'origine sériphienne.

Le plaidoyer d'Isocrate permet aussi de comprendre que l'espace ouest-cycladiqueen question possédait une législation sous certains aspects assez proche : ainsi la loi surl'héritage semble bien être différente à Egine, à Siphnos et dans la patrie de l'adversairedu client d'Isocrate (§ 15), mais, selon ses dires, toutes aboutissent à reconnaître sesdroits, ce qui signifierait une similitude assez grande de la législation sur la succession.Plus intéressant encore est un court passage du discours où Isocrate, s'adressant augreffier, demande que l'on lise "la loi de Kéos qui réglait le statut de citoyen" à Siphnos(§ 13), c'est-à-dire une loi siphnienne dont l'archétype viendrait de Kéos. Et commeThrasylochos est le fils d'un Siphnien (Thrasyllos) et d'une Sériphienne, il est évidentque la citoyenneté, selon la loi de Kéos, dépendait du statut du père: rien de bien originalen somme, d'une nature proche des lois qui régissaient la citoyenneté à Athènes avant laréforme de 451/0 et qui sont celles de la plupart des cités grecques. Le discours a étéprononcé vers390, Thrasylochos étant mort quelque temps après sa fuite de Siphnos. Orcelui-ci paraît avoir vécu un certain temps, ce qui devrait remonter le mariage deThrasyllos et de la Sériphienne dans le troisième quart du VO siècle. li nous est impossiblede déterminer les spécificités de la réglementation en vigueur à Kéos mais il devait y enavoir et sans doute, par opposition à la législation athénienne postérieure à la réforme ditepéricléenne, suffisait-il pour être citoyen d'avoir un père citoyen et une mère étrangère. Ilserait tentant, compte tenu de la proximité des deux îles de Siphnos et de Sériphos,d'imaginer un principe d'épigamie entre les différentes îles de la région, mais ce seraitaller très au-delà de ce que nous disent les textes. Il est de toutes façons suffisant de noterque les Siphniens reconnaissaient leur une partie de la législation de Kéos, celle quiréglait le statut de la citoyenneté.

On devine, par petites touches, l'existence de liens privilégiés entre des îlesvoisines, liens de nature personnelle, accrédités par le mariage d'un Siphnien et d'uneSériphienne, par les relations d'hospitalité entre Thrasylochos et ses hôtes méliens, pardes dépôts bancaires. Liens d'Etat à Etat ensuite, comme on peut l'inférer de l'empruntd'une partie de la législation de Kéos par l'île de Siphnos. L'examen sur une carte de lasituation des différentes îles montre que c'est le premier cercle entourant Siphnos(Sériphos au nord, Paros à l'est, Mélos au sud) qui forme l'horizon à la foisgéographique et humain de ses habitants. En définitive, ce discours, ajouté à tous lescaractères que nous avons relevés, permet de penser à un embryon informel d'unioninsulaire.

On peut dans ces conditions se demander pourquoi l'intégration politique ne futpas possible dans un espace réduit, par exemple les Cyclades. La réponse est simple :dans la meilleure tradition grecque, une unification sous une forme ou une autre nepouvait se réaliser que sous l'effet d'une domination incontestée et aucune des îles n'étaitassez puissante pour cela. D'un autre côté, on voit mal un pouvoir athénien accepter uneunion politique de plusieurs îles quand on sait toutes les tentatives qu'il a faites, tant au VOsiècle qu'au IVO (Kéos) pour diviser, dans la mesure du possible, ses alliés. Riend'étonnant alors à ce que l'unification, quand elle eut lieu, se soit faite sous J'égided'Etats extérieurs au domaine égéen tel que je l'ai défini au départ de ce travail. Les

Page 185: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

182 PATRICE BRUN

diverses Confédérations des Insulaires, que ce soit celle créée par Antigone puisrécupérée par les Lagides ou celle d'obédience rhodienne au 11° siècle, répondent bien à ceschéma.

Toutefois, et sans que cela ait pu déboucher sur des réalisations autonomes, lesîles de l'Egée eurent en permanence des contacts entre elles d'abord, car il est certain queles relations entre insulaires semblent avoir été privilégiées, puis, pour les îles d'unecertaine importance, avec les régions plus éloignées du continent européen ou asiatique.En aucun cas, dans la plus modeste des Cyclades, il n'est possible de parler d'isolementet de repliement, mais tout montre au contraire, et surtout à la fin de l'époque classique,l'ouverture des îles sur le monde extérieur. La simultanéité de deux phénomènes, d'unpremier abord étrangers l'un à l'autre, la pression démographique et l'ouverture sur lamer, ne saurait bien entendu être fortuite: la seconde est l'une des réponses à la première,la solution extérieure, la mise en terrasses systématique des versants en ce même IVO

siècle a été la solution intérieure.Cette conclusion n'en rend finalement que plus singulière la tradition de pauvreté

qui serait la marque des îles de la mer Egée. Il nous faut donc à présent analyser ceparadoxe.

Page 186: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

RICHESSE ET PAUVRETE: LES PARADOXES DE L'INSULARITE

J'ai tenté jusqu'à présent de faire un état des lieux socio-économique du mondeinsulaire. Il faut maintenant aller plus loin, rechercher quelques notions objectives et lescomparer aux jugements subjectifs des textes contemporains ou modernes. On auradepuis longtemps compris que je m'inscris en faux contre la thèse misérabiliste prévalantencore trop souvent ou contre les exagérations d'une théorie primitiviste calquée sur lesîles de l'Egée (laquelle procède d'une certaine manière de la première) et admettant,valens nalens, que ces dernières ne furent que de pâles reflets de ce qu'une cité grecquepouvait être: thèse athénocentrique des Athéniens du IVO siècle eux-mêmes, reprise parles lettrés de l'époque moderne (on en comprend bien les raisons) mais aussi, et celaparaît plus surprenant, par nombre d'historiens modernes. Dans un travail pourtantnovateur et nuancé, Oliver Rackham ne peut s'empêcher d'écrire que, par opposition auxdeux grandes cités du monde classique, Sparte et Athènes, "at the end of the scale wereplaces like Aegiale, Minos and Arkesine, the three "cities" (les guillemets sont de lui) ofthe barren moutain-isle Amorgos". Rien, dans cette phrase ne correspond à la moindreréalité antique et je ne parviens pas à comprendre pourquoi ni comment on parvient àmettre en doute, en utilisant les guillemets, la qualité de cité des trois entités de l'île donton connaît, par les multiples décrets qui nous ont été conservés, l'intense activitépolitique, à moins de n'accorder le titre de cités qu'aux deux seuls "monstres" susdits.Affirmer d'autre part qu'Amorgos est une île stérile ("barren") n'a aucun sens dans uneperspective antique. Certes, une vision rapide ou un examen cartographique del'Amorgos contemporaine, île sèche et montueuse aux terrasses délaissées, peutcorroborer ce jugement, mais est-il admissible de calquer ces impressions sur l'Amorgosantique et de jauger la richesse d'un terroir en se fondant implicitement sur les critèresmodernes, qui font des Grandes Plaines américaines ou de l'Ukraine les référentsultimes? Au IVO siècle, elle passait pour riche en vin, en huile et en fruits; les fondationshellénistiques, par la largesse des distributions, prouvent que l'île élevait du bétail ennombre appréciable et que les céréales ne manquaient pas. Au XIXo siècle, elle produisaiten abondance tout ce qu'une terre méditerranéenne peut espérer porter ,et au XXO siècleencore, l'huile et le miel sont exportés. Je ne crois pas que ce soit là le paradigme de lastérilité1. Sans doute, les multiples emprunts contractés entre le IVo et le n° siècles par

l, O. Rackham, "Le paysage antique", La Cité grecque, p. 127 (p. 102 dans l'édition originale en anglaisd'où est tirée la citation). Sur la situation économique d'Amorgos, les documents les plus révélateurs sontIG XII 7,62 (lVo s. Cf. J. Delamarre, RPh 25, 1901, p. 165-188 et H. Lattermann, "Zu IG XII 7,62",

Page 187: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

184 PATRICE BRUN

Arkésinè OU Minoa témoignent-ils de difficultés financières dont nous avons déjà parlé.Mais, loin de représenter une exception, ces lignes de crédit sont caractéristiques de lamajeure partie des cités grecques et elles ne sauraient, dans ces conditions, être avancéespour établir la pauvreté de celles d'Amorgos.

Amorgos n'est en quelque sorte ici qu'un exemple et Rackham aurait pu, dansl'optique qui est la sienne, en trouver un autre qu'Amorgos ; eût-il préféré Pholégandrosou Sikinos qu'il aurait été plus difficile de le contredire. Mais un autre élément permettantde relativiser la portée de ces propos misérabilistes, quoique d'interprétation délicate, peutêtre ajouté au débat. Dans un chapitre précédent, nous avons souligné la construction demultiples fortifications que l'on ne sait pas dater avec précision mais qui sont susceptiblesd'avoir été érigées entre le milieu du IVo siècle et le début du siècle suivant. A une datehaute, ce sont à coup sûr les cités qui en assumèrent la construction ; à une époque plusbasse, les souverains hellénistiques. Bien sûr cela change quelque peu les perspectivesmais montre en tout état de cause que l'on ne saurait parler, dans un cas comme dansl'autre, d'îles sans le moindre attrait. Partant de là, on peut, si j'ose dire, être surpris de lasurprise manifestée par R. Hope Simpson et J.F. Lazenby qui, évoquant l'importancenumérique et qualitative des murailles encore visibles dans le Dodécanèse (Patmos,Télos, Symè), estiment que "these islands probably enjoyed at this time a prosperitydisproportionate to their size and agricultural resources"2. Là encore, et même si cespropos sont moins excessifs que ceux de Rackham concernant Amorgos, sans doute seméprend-on sur l'ampleur de la mise en valeur antique du territoire de ces îles.

UN DOCUMENT OBJECTIF: LES LISTES DU TRIBUT ATHENIEN

Les îles dans les listes des années 440-430

Documents majeurs, dont on ne trouve pas d'égal dans les sources de l'histoiregrecque, ces listes doivent nous permettre d'apprécier les potentialités fiscales des îles.Dans un premier temps toutefois, il faut se mettre d'accord sur ce que peuvent nous livrerces chiffres et ce qu'ils ne nous disent pas.

MDA{ (A) 34, 1909, p. 369-373), qui montre que l'on y trouve de la vigne (des amphores inscritesAMOP ont étédécouvertes à Délos, Thèra et Amorgos : Th. Homolle, BCR 17,1893, n. 9 p. 202), desfiguiers, des troupeaux. IG XII 7, 515 d'Aigialè ( =LSCG Suppl. 61 ; cf. R. Dareste, RPh 32, 1908,p. 149-157 ; Ph. Gauthier, BCR 104, 1980, p. 197-220) rappelle un banquet où sera sacrifié un boeufd'au moins deux ans (1. 44), mais aussi des porcs (1. 64), un bélier (1. 75), une chèvre (1. 104). L. 71-74,cette inscription précise encore les rations de froment et, 1. 58, de miel accordées à chacun. Il existe àcoup sûr des oliviers car Héraclide Pontique (FRG Müller, II, p. 219 F. XIX) définit ainsi l'île: 'A~l.OP'Yoç

otvov <pÉpn 1toÂ:l>V Kat ËÂ.atOv Kat omopa<;. Pour le XIXo siècle: A. Miliarakis, 'AtlOpr6ç, p. 12-16 ;J.A. Buchon (Voyage dans l'Eubée et les Cyclades, p. 177-184) et J.T. Bent (The Cyclades, p. 501). AuXXO siècle, E. Kolodny (Chora d'Amorgos, p. 134; Méditerranée, 1973-2, p. 20-22).2. ABSA 65, 1970, p. 76.

Page 188: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE

tableau 2. TRIBUT DES ILES DE L'EGEE

185

440-430 425/4 420-410AMORGOS 1 T. ? ?ANAPHE (428) 1000dr. 1000 de. ?ANDROS 6T. 15 T. 7 T.ASTYPALAIA 2 T. ? ?BELBINE - 300 de. -CALYMNA 1 T. 3000 de. ? ?CARPATHOS 2000 dr. ? 2500 de. +CARYSTOS 5 T. 5 T. 5 T.CASSOS 1000 dr. ? 1000 de.CHALKE 2000 de. 2000 - 5000 de. 2000 de.COS 5 T. ? ?CYTHERE - 4T. -EGINE 30 T. - -ICARlA 1 T. 1000 de. ? ?ICOS 1500 dr. ? ?IMBROS 1 T. 1 T. 1 T.

3000 de. 1 T. 3000 de.[ms 3 T. lOT. 6 T.OLOS - 1000 de. ?rHNOS 3 T. 6 T. 6 T.

LEMNOS 4 T. 3000 de. 4 T. 2 T. 500 de.MELOS - 15 T. -MYCONOS 1 T. 2 T. 1 T.NAXOS 6 T. 4000 de. 15 T. 7-9 T.NISYROS 1 T. ? ?PAROS 18 T. 30 T. 18 T.PEPARETHOS 3 T. ? ?PHOLEGANDROS - 2000 de 1000 deRHENEE 300 de. 1000 dr. 500 de.SAMOTHRACE 6 T. 15 T. ?SERIPHOS 1 T. 2 T. 1 T. +SIKINOS - 1000 de. 500 de.SIPHNOS 3 T. 9 T. ?SKIATHOS' 1000 dr. ? ?SYME 1800 de. 3000 de. ?SYROS 1500 de. 1 T. ?TELOS (427) 1 T.? 2 T. ?TENEDOS 2 T. 5280 de. ? ?TENOS 2 T. lOT. ?THERA(430) 3 T. 5 T. ?

Total 114 T. 1380 dr. ? ?

Page 189: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

186 PATRICE BRUN

E. Ruschenbusch considère que c'est un bon révélateur des capacitésdémographiques des cités. Sans doute, en bout de course, peut-on admettre qu'une citétrès imposée était plus peuplée qu'une autre au tribut modeste, et les 18 talents de Parosillustrent une puissance démographique sans commune mesure avec les 3000 drachmesde los. Mais la généralisation de cette conclusion recèle un danger : je sais bien queRuschenbusch ne propose qu'un modèle de construction théorique (un talent = 800citoyens) dont il ne pense pas une seule seconde qu'il puisse être appliqué partout au piedde la lettre. Il n'empêche qu'établir un rapport aussi direct entre pharos et population estd'abord se méprendre sur les textes ou plutôt en proposer une interprétation fondée surl'a priori d'une richesse reposant exclusivement sur un travail stéréotypé - pour parlerclair l'agriculture, ses rendements, ses limites - et négliger ce que l'on me permettra dedésigner sous l'expression trop contemporaine de "valeur ajoutée", certes anachroniquemais dont on n'a aucune raison de croire qu'elle n'existait pas, sinon dans la théorie - j'enconviendrais assez bien - du moins dans une vision empirique. Admettra-t-on alors que lechiffre d'affaires d'un négociant était l'équivalent de celui d'un petit agriculteur? Partantde cette idée, on acceptera sans peine je l'espère que les chiffres du pharos se limitent àindiquer un potentiel fiscal, fondé sur la richesse totale de la cité, et ne nous fournissentqu'une image imparfaite et déformée du niveau de la population. D'ailleurs, le seul textequi nous fournisse quelque indication sur l'assise de la taxation, le réajustement de 425/4,précise bien que le critère fondamental à prendre en compte en vue d'une diminutionéventuelle du tribut est la pauvreté de la chôra. Mais par ce mot, il ne faut pas entendre lesseules terres cultivées, le terroir, et ce sont toutes les richesses qui sont ici évoquées, tantcelles du sol que du sous-sol, en bref toutes celles que j'ai rappelées au cours destroisième et quatrième chapitres3•

Doit-on moduler cette idée générale en l'affectant de quelques correctifs d'ordrehistorique ? Certaines hausses et baisses laissent perplexes et il n'est peut-être pasnécessaire de rouvrir un débat pour lequel nous n'avons guère d'éléments nouveaux àfaire valoir. Que certaines baisses brutales, comme celles d'Andros et de Carystos, aientété motivées par l'envoi de clérouques connu par d'autres sources, est une probabilitéintéressante. Mais la généralisation de cette idée ne repose sur rien : associer la chuteprogressive du pharos d'üinè d'lcaria (8000 drachmes en 453, 6000 en 449, 4000 en446) à une installation de clérouques, parce qu'Athènes avait quelques raisons de croireavant terme en une révolte des Samiens est, dans le meilleur des cas, une erreur deperspective historique4.

L'idée a d'autre part prévalu que certains montants du tribut auraient pu signifierune volonté athénienne de récompenser une alliée bien disposée ou de punir telle citéd'une attitude inamicale voire hostile. Pour expliquer le maintien du tribut de Carystos à 5talents lors de l'augmentation de 425/4, R. Meiggs a invoqué la collaboration desCarystiens à l'expédition athénienne en Corinthie l'année de la réorganisation du pharos.Cela n'est certes pas impossible mais on comprend assez mal dans cette hypothèsepourquoi les Andriens, qui eux aussi participèrent à cette opération, eurent à subir un

3. SGHI 69 I. 22. L. Nixon et S. Priee, La Cité grecque, p. 172-178, rejettent aussi l'éventualité d'unerelation directe entre pharos et population.4. Andros, Carystos : R. Meiggs, Athenian Empire, p. 242. Icaria : AI. Papalas, Ancient Icaria, p. 66.

Page 190: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 187

gonflement de leur tribut de 6 à 15 talents5• Dans l'autre sens, on a admis le principed'une punition pour vélléités agressives à l'encontre d'Egine, taxée à 30 talents à partir de454/3 et jusqu'en 431, c'est-à-dire avant la création d'une colonie athénienne sur l'île, etalors qu'elle venait d'être vaincue. On sait qu'une telle hypothèse s'appuie aussi sur desparoles attribuées à Périclès et faisant état de la forte méfiance qu'inspirait Egine à sapuissante voisine6. On a pensé aussi que Paros avait subi un traitement voisin (un pharosde 18 talents) en raison des multiples expéditions athéniennes dans l'île, attestant toutesune volonté de soumettre une île réputée puissante et donc dangereuse?, et bien sOr queMélos, intégrée d'office dans l'Alliance lors du réaménagement fiscal de 425/4, n'avaitpas bénéficié de la mansuétude des Athéniens en raison de son attitude de neutralitébienveillante vis-à-vis de Sparte8• Il est possible que de tels arguments soient recevables,du moins en théorie. Car en pratique, rien n'indique que les sommes exigées, pourélevées qu'elles paraissent, soient exorbitantes en regard des capacités de paiement descités en question. Au moment où les Eginètes sont soumis par les Athéniens, ce sontsoixante-dix vaisseaux qui sont pris par ces derniers, signe évident de la richesse de l'île,plaque tournante du commerce égéen9• 18 talents sont pour Paros une très forte somme,mais on a vu que le marbre extrait dans l'île était une matière première très recherchée,susceptible de fournir des rentrées d'argent appréciables. Enfin, Mélos est taxée à 15talents en 425/4, mais l'île est loin d'être pauvre et, pour donner des points decomparaison, c'est la somme à laquelle sont astreintes Andros et Samothrace qui ne meparaissent pas des îles de nature très différente10. Certes, ces trois îles n'avaient pas àattendre de ménagement particulier de la part des Athéniens, mais rien ne prouve que lepharos exigé était vexatoire ou démesuré, et qu'il outrepassait les possibilités fiscales desalliés en question.

Le montant du tribut versé par le secteur insulaire, le nèsiotikos pharos, se monte,avant la Guerre du Péloponnèse, à quatre-vingt dix talents environ mais ce chiffre nesaurait nous convenir en raison, d'une part du rattachement à ce secteur des citéseubéennes que nous avons exclues de notre axe de recherche, d'autre part de l'intégration

5. Thucydide, IV, 42, 1 ; 43, 3-4. R. Meiggs, Athenian Empire, p. S30.6. Thucydide, l, lOS-108. Des bornes d'un temenos d'Athèna ont été retrouvées à Egine, dont l'une portele sigma à trois branches caractéristique de l'épigraphie attique (/G IV, 29). R. Meiggs, Athenian Empire,p. 98. "Je vous engage à débarrasser le Pirée d'Egine comme d'un grain de chassie" aurait dit Périclès:Plutarque, Périclès, 8, S ; Démosthène, 1,2 ; Moralia, 803 a.7. Expédition de Miltiade en 489 : Hérodote, VI, 133-136 ; Ephore, FGrHist. II A 70 F. 63 ; Népos,Miltiade, 7-8. D. Berranger, Paros archaïque, p. 86-88 ; E. Lanzillotta, Paro, p. 108-113. Expédition deThémistocle en 479 : Hérodote, VIII, 67 (Paros lui donne des "sommes importantes"). Un phorosdisproportionné à la richesse réelle de l'île pour E. Lanzillotta, Paro, p. 116-117.8. Sa "neutralité" affirmée au début de la guerre (Thucydide, II, 9, 4 ; Diodore, XII, 42,. S) ne l'empêchepas de participer à l'effort de guerre des Spartiates au début de la Guerre du Péloponnèse: SGHl67 B 1. 1­17. Elle est d'ailleurs ravagée par Nicias en 426 : Thucydide, III, 19, 1 ; Diodore, XII, 62, S.9. Thucydide, l, lOS, 2. Au début du VO siècle, c'est déjà un emporion où les navires débarquent du blévenant du Pont. Au IVo siècle, elle demeure un port actif, surtout dans le commerce des esclaves :[Démosthène], LIlI, 6 ; Aristote, Politique, IV, 4,21 1290 b.10. A titre de comparaison, les impôts réclamés à Mélos et Naxos par l'Empire ottoman au début duXVIIIO siècle sont presque identiques: 10000 et 10 SOO écus (P. Brun, DHA 19-2, 1993, p. 223-233).

Page 191: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

188 PATRICE BRUN

d'îles dans les autres secteurs fiscaux de l'Empire. Si l'on comptabilise au contraire lesîles telles que je les ai définies au départ de cette étude, cela fait trente et une unitésinsulaires contribuables avant 431, trente-quatre si l'on y inclut Thèra, entrée en 43011 ,

Anaphè, en 428 et Télos, contribuable à partir de 427 - mais pour laquelle nous n'avonsla somme versée, deux talents, qu'en 425/4; nous garderons ce nombre de trente-quatrepuisque cela donne un ordre de grandeur avant la grande augmentation de 425/4. Ce sontpresque 115 talents qui sont payés par ces îles de l'Egée, soit à peine moins du tiers del'impôt global prélevé par les Athéniens et pour un seul des cinq secteurs de l'Empire(tableau 2). De plus, elles fournissent les contingents des plus gros contribuables, avecEgine, trente talents, Paros, dix-huit talents, Naxos, Andros et Samothrace plus de six,pour les prélèvements opérés avant 431. On conviendra aisément dans ces conditions quel'idée d'îles incapables de payer un pharos trop lourd doit être abandonnée.

tableau 3. CLASSEMENT DES UNITES INSULAIRES PAR CATEGORIE FISCALE

300 • 3000 dr. 3000 dr. - 1 T. 1 T. - 5 T. > 5 T.ANAPHE AMORGOS ASTYPALAIA ANDROSCARPATHOS CALYMNA CARYSTOS EGINECASSOS ICARIA COS NAXOSCHALKE IMBROS KEOS PAROSICOS MYCONOS KYTHNOS SAMOTHRACElOS NISYROS LEMNOSRHENEE SERIPHOS PEPARETHOSSKIATHOS TELOS SIPHNOSSYME TENEDOSSYROS TENOS

THERA

Allons à présent plus loin et tentons une classification des cités tributaires,toujours avant l'augmentation de 425/4 en écartant donc les îles de Mélos, Kimolos,Pholégandros et Sikinos, dont le pharos ne fut pas exigé avant cette date. Pour cela, ilsuffit de prendre quatre catégories commodes, jusqu'à 3000 drachmes, de 3000drachmes à un talent inclus, de un à cinq talents, au-delà de cinq talents l2 • Le tableau 3fait apparaître un résultat plutôt équilibré: sur les trente-quatre unités insulaires (et nonpas civiques puisque c'est ainsi que je regroupe Kéos et !caria, îles multipolitiques, sous

11. Il est difficile de savoir si Thèra a versé la somme exigée: en 426, l'île doit de l'argent à Athènes (lG13,681. 21-22 = SGHI 68). Peut-être sont-ce des impayés (R. Meiggs, Athenian Empire, p. 328) ?12. P. Brulé, La cité grecque à l'époque classique, p. 16-18. Les chiffres auxquels il parvient sontsensiblement différents des miens par le fait qu'il intègre toutes les communautés qui furent un jourtributaires et qu'il exclut les cités dont le pharos est jugé exorbitant. D'autre part, je place Télos dans lacatégorie 3000 drachmes - 1 talent, bien que nous n'ayons pas son tribut de 427, par comparaison avec lesdeux autres cités imposées comme elle à deux talents en 425/4, Sériphos et Myconos, qui versaient untalent avant l'augmentation. Mais si l'on se réfère à la très faible progression ou à la stagnation qui aaffecté le pharos d'Anaphè et Thèra, entrées aussi dans la Ligue après le début des hostilités, on pourraitimaginer d'intégrer Télos dans le troisième groupe.

Page 192: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 189

une appellation générique) astreintes au tribut, dix appartiennent au premier groupe (29,4%), huit au second (23,5 %), onze au troisième (32,4 %), cinq au quatrième (14,7 %).On remarque encore la quasi-égalité des deux groupes séparés par la barrière de un talentde tribut (dix-huit contre seize).

Si l'on intègre à ce calcul les îles qui ne sont comptabilisées qu'en 425/4, Belbinè,Cythère, Kimolos, Mélos, Pholégandros et Sikinos, la balance s'infléchit encore enfaveur des petits contribuables (Belbinè, Kimolos, Pholégandros et Sikinos rejoignant lapremière catégorie, Cythère la troisième et Mélos la quatrième), mais pas de façonoutrancière (vingt-deux contre dix-huit).

Si l'on élargit maintenant cette analyse à l'ensemble des cités tributaires entre 440et 430 (j'ai écarté la centaine de cités qui n'a plus payé après 441, mais L. Nixon et S.Price, en prenant pour base les communautés alliées en 441, parviennent à un résultat trèssemblable13), on s'aperçoit que sur 191 communautés sujettes, 98, soit un peu plus de lamoitié (51,3 %) doivent être classées dans le premier groupe, celui dont le montant dutribut est inférieur ou égal à 3000 drachmes, 35 (18,3 %) dans le second, 33 (17,3 %)dans le troisième, 25 (13,1 %) dans le quatrième, celui des plus lourdement taxés. Ladifférence entre l'ensemble des cités tributaires et le secteur des îles saute aux yeux: si laproportion des gros assujettis varie, dans les deux cas, à l'intérieur d'une fourchette quin'est guère significative, elle passe du simple au double (17,3 % contre 32,4 %) pour legroupe taxé de un à cinq talents. C'est cette catégorie, la plus représentée dans le mondeinsulaire, qui me semble symboliser le mieux l'aisance relative des îles de l'Egée. Mais, àl'autre bout de la chaîne, on n'est pas moins frappé par la proportion plutôt faible (entre letiers et le quart) de cités figurant parmi les plus modestes alliés d'Athènes, en regard de lasur-représentation des petites communautés dans l'ensemble de l'Empire, majoritaires ennombre, si bien que le point d'équilibre que j'évoquai tout à l'heure et qui s'établissait àun talent pour les îles, s'abaisse à 3000 drachmes si l'on réfléchit à l'échelle de l'Empire.La conclusion s'impose: proportion plus grande des alliés aisés, proportion plus faibledes modestes, telle nous apparaît la situation fiscale des îles de l'Egée avant ledéclenchement de la Guerre du Péloponnèse.

Le réajustement de 425/4 dans les îles

La taxis phorou de 425/4 est considérée, non sans raisons objectives, comme leproduit presque mécanique des premières années de la guerre, une surtaxe, légitimée ducôté athénien par l'eisphora que la cité impose à ses citoyens, et qui signifie un effortpartagé14• Mais puisqu'il n'y a pas progression automatique et régulière dans chaque cité,on est obligé d'admettre que les modifications de l'assiette fiscale ne se sont pas opéréesselon un taux fixe, même si le résultat final aboutit, pour l'ensemble des cités sur le plancollectif et pour la majeure partie d'entre elles sur un plan individuel, à un triplementapproximatif du tribut. Le décret athénien qui établit le réajustement précise que "le

13. La Cité grecque, p. 170. Sur 205 tributaires, 107 (52,2 %), appartiennent à la première catégorie, 38(18,6 %) à la seconde, 36 (17,5 %) à la troisième, 24 (11,7 %) à la dernière, la plus imposée. On voit queles différences sont minimes.14. Thucydide, m, 19, 1.

Page 193: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

190 PATRICE BRUN

phoros ne sera pas inférieur pour chaque cité à ce qu'il est aujourd'hui à moins qu'elle nepuisse verser davantage en raison de la pauvreté du territoire ([à1topîa] 't[ê]ç xopaç)".Cette éventualité sous-entend des négociations bilatérales et c'est dans ce sens qu'il fautcomprendre l'invitation faite aux cités alliées d'adresser des ambassadeurs à Athènes aumois de Maimaktérion avant que le Conseil ne délibère, devant lequel les cités essayèrentde limiter les dégâts 15• Ces marchandages ont pu déboucher sur une stagnation du phoros(Carystos demeure à cinq talents, Imbros à un talent) mais, bien sûr, le plus souvent, surune forte augmentation. Certaines hausses, tout à fait atypiques, surprennent, à l'instarcelle de Symè dont le phoros est multiplié par cinq (de 600 à 3000 drachmes). Sans douteobjectera-t-on que nous sommes là en présence d'une cité à l'imposition de base trèsmodeste et pour laquelle une croissance en valeur absolue se traduit ipso facto par uneprogression presque exponentielle en valeur relative. Mais avec Ténos, nous avonsl'exemple d'une cité déjà bien imposée (deux talents), désormais au sommet de lahiérarchie puisque grevée d'un tribut de dix talents.

La réalité implicite de telles négociations permet d'un autre côté de penser que lataxis phorou de 425/4 permit une forme de rééquilibrage, de mise à jour de contributionsqui, globalement, n'avaient pas bougé depuis un demi-siècle. Or la paix, même rompuede temps à autre - mais l'Empire et au premier rang les cités insulaires n'avaient guère euà souffrir des opérations militaires, avant tout balkaniques - avait dû porter ses fruits.Toutes les cités alliées avaient, à leur niveau, profité de conditions dans l'ensemblefavorables et il se pourrait que l'augmentation du tribut en 425/4, outre l'aspectconjoncturel d'état de guerre qui n'est pas niable, enregistrât aussi, dans l'esprit desAthéniens, une richesse accrue des cités alliées et elle serait donc tout autant ajustementqu'alourdissement. Certes, c'est avant tout l'idée d'augmentation que devaient ressentirles Alliés qui voyaient leur contribution doubler ou tripler. Mais il n'est pas sot de penserque, eu égard à la prospérité que les prospections archéologiques de Mélos et de Kéoslaissent entrevoir, le poids ne fut pas plus lourd en 425/4 qu'il ne l'avait été un demi­siècle auparavant, quand fut exigé le "tribut d'Aristide". De fait, lorsque Thucydide narrela défection de Chios en 41211, il décrit l'île en termes élogieux, "pays de beauxdomaines, resté intact depuis les guerres médiques" 16. Mais, à bien réfléchir, on doitconstater que c'était le cas de la grande majorité des alliés insulaires lesquels n'avaient ététouchés ni par les batailles du va siècle, ni par les prolégomènes de la guerre duPéloponnèse.

Conjectures que tout cela? C'est possible. Néanmoins, on aura une confirmationde cette hypothèse par l'examen du tribut des cités qui ne furent imposées qu'assez tard.Thèra, assignée en 430 pour trois talents, vit le montant de son phoros porté à cinqtalents, ce qui est l'une des progressions les plus faibles du monde insulaire. De son côté,

15, SGHI 69 1. 21-22 ; 6-7. Maimaktérion (novembre-décembre) est le mois des procès à Athènes:Aristophane, F. 278 Edmonds. Sans doute certaines cités se payèrent-elles les services d'un logographe envue ou envoyèrent-elles à Athènes les plus illustres de leurs enfants: c'est sans doute à cet épisode qu'ilfaut rattacher les discours d'Antiphon "Sur le phoros des Samothraciens", F. 1-4 CUF (49-52 Blass), où ildépeint l'île sous des aspects peu reluisants, propres à infléchir la sévérité du traitement fiscal deSamothrace (infra) et "Sur le phoros des Lindiens" (F. 25-33 Blass). C'est peut-être à ce moment queProdicos, ambassadeur de Kéos, est venu à Athènes devant la Boulè : Platon, Hippias Majeur, 282 b.16, Thucydide, VIII, 24, 3.

Page 194: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 191

Anaphè, requise pour 1000 drachmes en 428, bénéficia d'un statu quo. Tout se passe,dans ces deux cas, comme si le pharos de 430 et de 428 avait anticipé la hausse futureou, si l'on préfère, avait assimilé la situation économique et fiscale de ces deux îles et nenécessitait donc pas une nouvelle et forte majoration. Je ne sais s'il faut généraliser àpartir de ces deux seuls cas (on ne retrouve pas, pour l'ensemble des cités alliées,d'autres communautés entrées tardivement dans la Ligue de Délos et pour lesquelles nousaurions conservé le chiffre de leur contribution), mais on m'accordera que cela esttroublant1? ..

La diminution du tribut après la Paix de Nicias infirmerait-elle cette hypothèse detravail? Je ne le crois pas davantage. On a l'habitude de parler d'un retour au "tributd'Aristide" pour caractériser le reflux des impositions suivantes. Chacun sait en fait quecette expression ne désigne guère qu'un retour aux prélèvements d'avant-guerre, ce "bonvieux temps" de toutes les périodes de l'Histoire. Cette idée peut être dans son ensembleacceptée, malgré l'état de délabrement des stèles portant témoignage des versements àAthèna postérieurs à 42211. Pour les îles, qui, par le hasard de la conservation desinscriptions, sont les mieux préservées, on constate quatre retours à l'identique: Chalkè,los, Myconos, Paros, auxquelles on doit ajouter Imbros et Carystos, dont le tribut resteinchangé de 433 à 418, et Lemnos, pour qui l'impôt exigé est en baisse par rapport à431 18• Par contre, nous avons plusieurs cas attestant une somme due supérieure à celled'avant-guerre: Rhénée, dont le tribut était passé de 300 à 1000 drachmes, ne revientqu'à 500 drachmes. La somme de Sériphos est perdue mais elle est néanmoins supérieureau talent exigé dans les années 43019• Si Andros retourne presque à son pharos d'origine,il s'en faut cependant d'un talent (6, 15, 7 talents). Kéos, qui avait vu son tribut porté de3 à 10 talents, voit un repli modéré avec 6 talents exigés, Naxos, imposée à 6 talents4000 drachmes dans les années 430 puis à 15 talents en 425/4, voit son pharos s'abaisserà 7-9 drachmes2o• Plus curieuse encore est la situation de Kythnos dont la contributionétait passée de 3 à 6 talents en 425/4 et qui ne bénéficia pas du moindre allégement après421. Certes, ces îles ne sont pas les seules à être dans ce cas puisqu'il faut leur adjoindreLindos et Milet, mais il est notable d'y rencontrer six cités insulaires, dont quatre figurentparmi les plus riches et sont bien représentatives de c~tte aisance économique et financièreque l'étude des chiffres du pharos de 440-430 avait permis de mettre en exergue21 •

17. Il est possible, à la lecture de Plutarque, Aristide, 24, 3, d'admettre que le phoros augmentaprogressivement entre 430 et 426, avec, par exemple, 800 talents pour 428 : R. Meiggs, AthenianEmpire, p. 325 ; 531-537. Mais, en ce qui concerne les exemples du secteur insulaire qui ont subsisté, iln'y a aucune augmentation entre 430 et 426.18. Le cas de ces deux îles à clérouques est délicat. Peut-être cette diminution cache-t-elle une déductionde citoyens comme ce fut le cas pour Andros où le tribut passa de 12 à 6 talents en raison de l'envoi declérouques : Plutarque, Périclès, Il,5 ; ATL l, 230-231 ; III, 267-268. R. Meiggs, Athenian. Empire,p. 121. Doit-on penser que les Athéniens des clérouquies étaient, comme leurs homologues de lamétropole, astreints à l'eisphora, ce qui aurait dispensé l'île de l'augmentation du pho':~s ?19. IG 13, 289 1. 11 : H ---.20. Cette incertitude tient à l'état de la pierre elle-même qui n'a conservé que les premiers chiffres desprémices cqnsacrées à Athéna: IG 13,288: J1lHH --- (420/19 ou 419/8).

21, Lindos, taxée à 6 talents dans les années 430, est imposée à 12 talents en 418 ; Milet connaît uneprogression similaire (5 et 10 talents). Les exemples de Cyzique (9 à 20 talents en 425/4, 20 talents

Page 195: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

192 PATRICE BRUN

Alors, à moins de vouloir exhumer une fois de plus l'argument de la punitionpolitique, argument qui ne sert qu'à masquer les insuffisances de notre documentationquand ce n'est pas de notre réflexion, force est de constater ou, si l'on préfère unenuance, de proposer à titre d'hypothèse, que le tribut de 425/4 n'avait peut-être pas ladimension exorbitante que l'on se plaît parfois à souligner, qu'il n'était en tout cas pastoujours exagéré en regard des potentialités des îles -le cas est sûr pour Kythnos - et queles sommes exigées avant la guerre ne reposaient plus sur des bases réelles. S'agissantdes cités insulaires dont nous venons de parler, il est clair que la seconde moitié du vesiècle est un temps de prospérité, dont il est bien entendu difficile d'établir tenants etaboutissants. Déjà, pour Kythnos ou Kéos, dont on sait par ailleurs la vocation au moinsen partie minière, on doit penser que les ressources du sous-sol entraient dans cetteprospérité avérée. Pour Ténos, sans richesse minérale majeure, un tribut de 10 talents en425/4 ne saurait s'expliquer que par des surplus agricoles ou artisanaux largementcommercialisés. Bref, un phoros insulaire représentant presque le tiers de toute la sommeprélevée dans les cinq secteurs de l'Empire, des cités comptant parmi les plus imposées,un tribut des dernières années enregistrant une relative aisance financière, voilà, je crois,les trois conclusions majeures qui me paraissent s'imposer à l'étude du tribut du vesiècle. Mais il n'est guère risqué d'aller plus loin. Que l'on prenne pour hypothèse detravail les chiffres de 478 ou ceux de 425, et dont nous venons de remarquer qu'ilsmontrent une certaine richesse, il ne s'agit là que d'une base. Les précédentesconclusions auxquelles nous avons abouti ont montré que le Ive siècle était celui de lamise en valeur générale des espaces insulaires, mise en valeur qui, sur le plan agricole etdémographique, s'épanouissait dans la plupart des îles. Et on ne doit pas douter que siquelque Aristide avait, au milieu du Ive siècle, dû procéder à une estimation despotentialités fiscales des îles, à un timèma généralisé, il serait parvenu à des résultats bienplus élevés que ceux établis en 478.

DES DOCUMENTS SUBJECTIFS: LE JUGEMENT DES CONTEMPORAINS

A côté des listes du tribut, qui offrent une vision plutôt prospère du mondeinsulaire, subsistent d'autres images véhiculées par la tradition littéraire et qui peuventaller à l'encontre de la précédente, quand elles ne se contredisent pas entre elles. Il faut àprésent tenter de comprendre les réflexions, laconiques le plus souvent, des auteursanciens, les replacer dans le contexte de l'oeuvre et du temps. Rares sont les conclusionsnuancées, qu'elles soient négatives ou positives, comme nous allons le voir.

Les îles fortunées

Certaines îles sont réputées riches. On ne s'étonnera certes pas de voir, dans cettecatégorie, les grandes îles de l'est égéen qui ne font pas partie de notre champ d'étude.Pourtant, il est intéressant de souligner ce qui fait la richesse de ces îles, comment elle estvécue et surtout de quand datent les témoignages qui l'attestent.

toujours en 42211) et de Sigée (1000 drachmes avant 431, un talent en 425/4 et en 42211) ne sont guèreprobants puisque l'imposition de 42211 ne prend pas en compte la diminution postérieure à la paix.

Page 196: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 193

Le cas le plus criant est celui de Rhodes. Il n'est à coup sOr pas nécessaire derappeler ce qui fait la gloire de l'île dès la fin du IVo siècle. Très instructif en revanche estle fait que l'on ne trouve pas de commentaires dithyrambiques sur la prospérité de l'îleavant le témoignage de Lycurgue qui affirme que, en 338, "les Rhodiens parcourent lemonde entier pour leurs affaires"22. Sans doute, dès l'époque archaïque, les Rhodiensparticipent-ils au mouvement commercial qui les amène à Naucratis, mais si l'île est richeau VO siècle (en 431, le phoros total des trois cités de l'île est de 25 talents, ce qui estimposant mais inférieur à celui d'Egine), elle semble le devoir tant aux produits de sonsol, les raisins secs et les figues sèches apparaissant sur les tables athéniennes au milieud'autres marchandises venues de l'ensemble de la mer Egée et au-delà, qu'à ses capacitéscommerciales23 . Toute la richesse de Rhodes est en réalité venue de sa puissancepolitique: son vin, dont on sait par le grand nombre de timbres amphoriques qu'il étaitdistribué dans toutes les régions du monde grec, ne passait pourtant pas d'une qualitéexceptionnelle24. C'est la puissance politique de Rhodes et non point la qualité du vin quien a assuré le succès, comme, si l'on me permet cette comparaison, l'attraction du modèleaméricain est à la base de la vogue du hamburger.

A un degré moindre, c'est la conclusion à laquelle on doit parvenir pour les autresgrandes îles de l'Egée. Chios, "la plus grasse île de la mer" est, avant sa défection del'alliance athénienne en 412, le superbe pays que l'on a décrit plus haut faisant de leurshabitants "les plus riches des Grecs". Cette richesse s'appuie sur des realia agricoles, sonvin bien sOr, dont nous avons déjà parlé, mais aussi une multitude de récoltes attestant lafertilité du soJ25. Il est évident que cette prospérité est, au VO siècle, tout autant fondée surles qualités intrinsèques de l'île que sur son statut d'alliée privilégiée dans la Ligue deDélos. Samos est dans une situation semblable : l'île, de par sa taille, la variété de sespaysages, est riche et identifiée en ces termes26. Mais elle doit autant sa puissance qui luiest reconnue à sa qualité d'alliée d'Athènes. En quelque sorte, celle-ci lui est concédée.

22. C. Léocrate, 15.23. Hermippos, F. 63 Edmonds, cité par Athénée, l, 27 f. Voir aussi m, 75 e ; 80 c.24. Le jugement le plus lapidaire, au milieu d'autres moins tranchés mais jamais enthousiastes, est celuid'Athénée, l, 32 e : "la plupart du temps, il ne vaut rien".25. Hymne homo Apoll. 38. Thucydide, vm, 24, 3 ; 45, 4. Sur le vin, cf. supra, n. 66 p. 62. Huile:Aristote, Politique, l, Il, 9 1259 a. Figuiers et figues sont réputés (Athénée, m, 80 c), exportés enEgypte (PCZen. 59033, 12) et transplantés en Italie (Varron, Ec. Rur. 46, 1). L'île est bien boisée(Athénée, VI, 265 c ; Pline, HN V, 136) et les troupeaux nombreux et variés (Syll.3 986).26. Les forêts antiques de Samos sont attestées par la toponymie mythique : Dryoussa (Héraclide Pont.FHG II, frag. X, 1), Kyparissia ou Pityoussa (Pline, HN V, 135) : R. Meiggs, Trees and Timber, p. 35.Du bois de charpente' de Samos est employé à Eleusis : lG 112, 1672 1. 62-65, 93-94. Samos est bienarrosée pour Hymn. homo Apoll. 41 et Callimaque, Délos, 50. Le vin antique n'est pas de qualité, maispour tout le reste c'est un pays béni (eùÔat!!Olv) aux dires de Strabon, XIV, 1, 15 ; l'huile est vantée parEschyle, Perses, 882 (supra, n. 92 p. 66) et Antiphanès (F. 331 Edmonds = Athénée, l, 66 O. C'est uneexportation essentielle vers l'Egypte au mo S. (PCZen. 56015,20,30) et toutes les productions agricolessont connues: miel (Hérodote, m, 48), bétail (le paon, oiseau sacré d'Héra, est élevé à Samos: Athénée,XIV, 655 a). "Aethlios de Samos rappelle, dans le 5° livre de sa Chronique de Samos que la figue, leraisin, la nèfle, les pommes et les roses poussent deux fois dans l'année" : Athénée, XIV, 653 f. La pêcheau thon enfin est connue par Archestratos, F. 34 ( = Athénée, VII, 301 O, C'est cette richesse qui fit d'elleun objet de convoitise: Strabon, XIV, 1, 15. Sur tout cela, cf. G. Shipley, Samos, p. 4-21.

Page 197: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

194 PATRICE BRUN

Cette puissance se marque à l'époque hellénistique par une volonté expansionniste dansles îles et nous avons déjà vu qu'au 111° siècle des Samiens s'installent à Minoad'Amorgos tandis qu'au n°, des colons repeuplent l'antique cité icarienne d'Oinè27. Onvoit alors comment se juxtaposent, sur des notions concrètes de richesse, des élémentsd'origine bien politique.

Diodore de Sicile a bien résumé, au 1° siècle avant notre ère, la situation enviée detoutes ces îles de l'est égéen, de Lesbos jusqu'à Rhodes: "Ces îles, bien exposées auxvents, garantissaient à leurs habitants un air sain. Abondantes en toutes récoltes etopulentes, on les appela îles fortunées (j..laKaptat) [...] Ces îles furent bien plus richesque les îles voisines dans le passé comme elles le sont aujourd'hui encore. En effet, enraison de la fertilité du sol, de leur belle situation et de la bonté du climat, on lesdénomma et elles sont véritablement des îles fortunées" 28• L'éternité de la richesse qui sedégage de ces propos élogieux et parfois exagérés (un pédologue aurait quelque difficultéà admettre la fertilité du sol de Rhodes ... ) suffirait déjà à justifier l'élimination de ces îlesde notre champ d'étude. C'est ce qui fait la différence essentielle avec les îles moyennesde l'Egée, celles que nos sources estiment cependant, de temps à autre, prospères. Cetteaisance, là encore, est souvent d'ordre agricole et quelques îles sont présentées commedes pays de cocagne, telle Amorgos, qui "porte à foison du vin, de l'huile et des fruits",ou Péparéthos, "île du bon vin, des beaux arbres et qui porte du blé"29. Si ces jugementsdatent du IYO siècle, ils sont en quelque sorte intemporels puisqu'ils reposent sur descritères liés à la fertilité de la terre.

Plus nombreux cependant sont les témoignages de richesse de certaines îles qui seréfèrent à un moment précis de l'histoire de la cité, en général l'époque archaïque ou ledébut des temps classiques. De la prospérité d'Egine, d'ordre, on le sait, commercial, carla bonne terre y était rare, tous les signes nous reportent avant 455 et sa soumissionenvers Athènes3o• Que Paros fût une île riche, certaines réflexions que nous avons faites àpropos de son marbre, de son vin, ne nous permettent pas de douter. Il n'est pasindifférent, là non plus, de constater que la plupart des allusions à sa prospérité sontantérieures à son entrée dans la Confédération ou, quand elles lui sont postérieures,vivent sur le souvenir de son antique gloire: c'est le d'Ephore pour qui Paros, lors dusiège qu'elle dut subir de la part de Miltiade, était "la plus riche et la plus importante desCyclades" 31. Naxos, patrie du vin, dont Dionysos a fait la gloire, et qui aux Yllo-Ylo

27. supra, note 57 p. 21.28. Diodore, V, 82.29. Héraclide Pont. (FHG II, p. 217 frag. XIX (supra, n. 1 p. 144) ; id. FHG II, frag. XIII à propos dePéparéthos : aü'tll 'h vftaoç eüotv6ç ean, Kat eüôevôpoç Kat aî'tov cpÉpet.30. Strabon, VIII, 6, 16. C'est d'ailleurs, selon lui, la pauvreté agricole de \'île qui a poussé les habitantsà tirer leurs ressources du commerce. Diodore, XI, 70, 2 ; 78, 4 ; Plutarque, Thémistocle, 4, 2.Bacchylide, Epinik. XII, 4-6, parle de "l'heureuse île d'Egine".31. Ephore, FGrHist. II A 70 F. 63 ; Cornélius Népos, Miltiade, 7 (cf. supra, n. 29 p. 98). Si Miltiadevient assiéger Paros (Hérodote, VI, 133-136), c'est pour en tirer de l'argent, preuve de sa richesse :H.1'. Wallinga, Ships and Sea Power, p. 145-148. D'ailleurs, les murailles de la cité sont en place et lesuccès Hnal des Pariens démontre leur solidité: D. Berranger, Paros archaïque, p. 86-88 ; D. Lanzillotta,Paro, p. 108-113. Paros demeure dans l'imaginaire grec le prototype de "l'île heureuse" comme la définit

Page 198: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 195

siècles, semble exercer quant à elle une thalassocratie en Egée, domination largementdémontrée à Délos et sur laquelle il n'y a pas lieu de revenir. C'est pour cette période quenous avons les témoignages les plus clairs de sa prospérité32. Mais la mémoire a pu enêtre conservée parce que les réalités économiques ne réfutaient pas pareille analyse.Naxos est décrite par le géographe Agathémère "la plus puissante des Cyclades,surnommée pour cela la petite Sicile"33. Et on ne prendra pas pour une contradiction lefait que Paros et Naxos, comme la plupart des cités insulaires au IVo siècle, ont des dettesà Délos: en 377, les Naxiens sont débiteurs de 4 talents vis-à-vis d'Apollon, les Pariens,de 12 talents34.

Au travers de ces exemples, on discerne certaines constantes. La prospérité d'unecité peut être assurée par des réalités intrinsèques tenant le plus souvent à la fertilité deson sol, ou plus exactement au soin apporté aux cultures car Amorgos, louée parHéraclide Pontique, n'est pas un modèle de fertilité primaire: à l'image des autres îles, laterre en est montagneuse, les plaines sont rares et petites. Par contre, pour accéder aurang de riche, une cité se doit de posséder les attributs de la puissance politique, et depréférence ceux de l'hégémonie : on devine là un lien assez fort entre les deux notions derichesse et de force. L'île de Cos nous en offrira une illustration en quelque sorteinversée.

Sa richesse est vantée par de multiples sources, Théocrite, Callimaque, Strabon,Pline et Antoninus Liberalis, pour qui la terre de Cos fournissait des récoltesabondantes35. L'idylle VII de Théocrite décrit un domaine à Cos en des termes qui valentd'être repris: "Au dessus de nous, nombre de peupliers et d'ormes frissonnaient etinclinaient leurs feuilles vers nos têtes; tout près, une eau sacrée tombait en murmurantd'un antre consacré aux Nymphes (...] Tout exhalait l'odeur de la belle saison opulente,l'odeur de la saison des fruits. Des poires à nos pieds, des pommes à nos côtés roulaienten abondance et des rameaux surchargés de prunes étaient affaissés jusqu'à terre. De la

au IVo siècle le poète comique Alexis (P. 22 Edmonds = Athénée, XV, 644 b), de "l'île divine" chantéepar Pindare (F. 1) un siècle plus tôt.32. La richesse de Naxos est décrite par Aristagoras pour inciter les Perses à la conquérir: "Naxos étaitune île d'une étendue restreinte mais par ailleurs belle et fertile, voisine de l'Ionie et renfermant beaucoupde biens et d'esclaves". Pour S. Vilatte, L'insularité dans la pensée grecque, p. 196, Hérodote "reprend toutun langage codifié par la tradition épique sur l'insularité", accentué sans doute par l'intérêt qu'Aristagorasavait à dépeindre l'île sous les plus beaux attraits. Pindare, dont les réminiscences archaïques ne sont plusà démontrer, parle de la "brillante Naxos", EV 8è NâSCJl Àt1tap~ (Pythiques, IV, 88). D'Un autre côté,l'étude des ateliers céramiques archaïques de Naxos et l'analyse par microscopie optique de J. Gautier, "LesCyclades antiques. Caractérisation de centres de productions céramiques par microscopie optique",Recherches dans les Cyclades, p. 168-203, montre que la céramique naxienne, durant la période archaïque,est exportée dans les Cyclades: "Au rayonnement politique et culturel de \'île de N\lXOS dans le mondeégéen pendant cette période, nous pouvons ajouter un élément nouveau, le rayonne,ment de ses atelierscéramiques qui préfigure, en quelque sorte, celui des ateliers athéniens" (p. 203).33. GGM II, p. 486.34. ID 98 ; R. Bogaert, Banques et banquiers, p. 128.35. Callimaque, Délos, 165 : Cos, "autant que nulle autre grasse et riche en pâture". Pline, HN XXIX,4, l'appelle "île des plus célèbres, des plus puissantes, consacrée à Esculape". Pour Strabon. elle est richeen fruits (eüKapn:oç) : XIV, 2, 19. Antoninus Liber. XV, 1.

Page 199: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

196 PATRICE BRUN

tête des jarres, on enleva un enduit de quatre ans"36. Théocrite est originaire de Cos etcela compte dans une étude serrée du passage. Il faut bien sûr faire jouer le contexte del'oeuvre, contexte littéraire et historique en ce début de période hellénistique où lebucolique fait son apparition dans la poésie. Mais surtout, on soulignera deux choses :aucun de ces auteurs n'est antérieur à la seconde moitié du IVo siècle, c'est-à-direantérieur au synoecisme de Cos en 366. D'autre part, le succès du culte d'Asclépios estbien attesté dorénavant et Pline fait un lien direct entre la richesse de l'île et saconsécration au dieu d'Epidaure. La puissance de Cos est d'ordre divin, sa richesse enest, d'une certaine manière, un contrepoint matériel.

Avec l'étude des îles les plus pauvres - ou perçues ainsi - nous allons voir quecette idée d'un rapport presque consubstantiel entre opulence et puissance demeure, ennégatif, valable.

Les îles miséreuses

1. Le thème de la petitesse géographique et de la faiblesse politique

* Sur un plan collectif

"Sur le continent, les peuples des petites cités soumises peuvent se rassemblerpour combattre ensemble. Mais les sujets d'une puissance maritime, étant des insulaires,ne peuvent rassembler leurs forces en un endroit. La mer les sépare et leurs maîtresrègnent sur la mer. Et même si les insulaires parvenaient à se rassembler dans une seuleîle, ils mourraient de faim: [Xénophon], Const. Ath. II, 2.

* Sur un plan individuel

Egine:"N'est-ce pas une honte pour nous que ces Eginètes, habitants d'une petite île

(vllO'ov 1l11cpâv) et qui n'ont aucun sujet de s'enorgueillir (oùÔÈv Ëxov'taç Èq>' cp IlÉyaxpn q>povEÎv ùu'tOÛÇ), n'aient pas encore aujourd'hui donné le droit de cité à Lampis,qui possède la plus grande entreprise de nauclère de toute la Grèce et qui a fait tous lestravaux d'aménagement de leur ville et de leur port ?" : Démosthène, XXIII, 211.

leos:"La petite terre d'kos" (~paxû~<:oÀoç "hcoç) : Anth. Pal. VII, 2.

los:"La petite île (V1lO't8lOV) d'los" : Strabon, X, 5, 1.

Kéos:"Ce sont les grands Etats qui triomphent des petits par les armes et les réduisent

en esclavage [...], comme les Athéniens pour les Kéiens" : Platon, Lois, 638 b.

36. Idylles, VII, 135-147.

Page 200: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 197

"Iulis, petite partie (IlÉpoÇ IltKpov) de l'île de Kéos, qui n'est pas grande (oulleyaÀ.l1ç vlÎcrou)" : Plutarque, Démosthène, 1,2.

Kythnos et Siphnos :"Oui, si je vous savais semblable au peuple de Siphnos ou de Kythnos ou à

quelques autres, ce serait le premier de ces conseils [s'occuper de ses propres affaires]que je vous donnerais; mais puisque vous êtes Athéniens, ce que je vous conseille, c'estd'organiser votre force" : Démosthène, XIII, 34.

"Il valait mieux participer à la libération des Grecs sous le commandement desKythniens et des Siphniens que de déserter ces glorieux combats" : Plutarque, de malign.Herod. 863 f.

Kythnos et Mélos :"Il est vraiment étrange que tous les combattants qui s'illustrèrent dans cette

bataille (Platées) n'aient pas éprouvé de ressentiment en voyant inscrit sur les trophées lenom des Kythniens et des Méliens : Plutarque, de malign. Herod. 873 e.

Mélos:"Vous (les Méliens) êtes faibles et un seul mouvement de la balance règlera votre

sort" : Thucydide, V, 103,2 (extrait du dialogue des Méliens)."J'ai du mal à admettre également que les citoyens d'un Etat minuscule

(lltKpo1toÀ.heu), qui ne se sont distingués par aucune action d'éclat comme les Méliens,préfèrent l'honneur à la sécurité, qu'ils soient prêts à endurer des pires maux plutôt qued'être contraints à des vilenies: Denys d'Halicarnasse, Thucydide, VII, 41, 6.

"Il nous est arrivé de commettre des fautes à propos d'îlots si petits et d'uneimportance telle (vl1crûÙpta 'tow':ù'ta Kat 'tl1À.tKœû'ta) que bien des Grecs ne lesconnaissent pas [...] Je répondais à ceux qui font reproche à notre patrie des malheurs deMélos et de semblables petites villes ('tàç 'tIDV 'tOtoû'trov 1toÀ.txvirov crul-.l<popàç), nonpas en soutenant qu'il n'y avait pas de fautes commises, mais en montrant que leurs amisavaient ruiné plus de villes et des villes plus grandes que nous ne l'avions fait" : Isocrate,XII, 70 ; 89.

Myconos:"Modeste Myconos" : Ovide, Métamorphoses, VII, 463."Voisin myconien" : cette expression s'emploie pour souligner la mesquinerie et la

petitesse et cela en raison de l'extrême petitesse (crlltKpo'tl1'ta) de l'île de Myconos :Suidas, s. V., MUK~vioç yehrov.

Péparéthos :"Si quelqu'un se lève pour donner un conseil au peuple d'Athènes ou de

Péparéthos" : Platon, Premier Alcibiade, 16 d.

Pholégandros et Sikinos :"Pholégandrien ou Sikinite, au lieu d'être Athénien, ayant changé de patrie" :

Plutarque, Praec. ger. reip. 813 f (propos attribué à Solon) ; cf. Diogène Laerce, 1,47.

Page 201: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

198 PATRICE BRUN

Sériphos:"J'ai épousé une Sériphienne, fille d'une famille bien plus importante que ne

semble le comporter son pays" : Isocrate, XIX, 9 (plaidoirie d'un Siphnien devant untribunal d'Egine). Cf. supra, p. 141-143.

"C'est vrai, si j'étais de Sériphos, je ne serais pas devenu célèbre, mais toi non situ étais Athénien" : Platon, République, 329 e (propos attribué à Thémistocle, mais chezHérodote, VIII, 125, qui sert de référence à Platon, c'est l'îlot de Belbinè et non Sériphosqui fait la comparaison).

"Petite Sériphos" : Ovide, Métamorphoses, V, 242."Il étouffe, le malheureux, comme s'il était enfermé dans les rochers de Gyaros

ou dans la petite Sériphos" : Juvénal, Satires, X, 170."Paroles d'un Sériphien : à un Athénien qui le méprisait en raison de la petitesse

de sa cité (lltKpo1toÀl'tEÎa), un Sériphien répliqua: pour moi, c'est ma patrie qui estméprisée, alors que toi tu es méprisé par la tienne" : Stobée, XXXIX, 29.

Siphnos:"Siphnos, surnommée l'osselet (àcr'tpâyaÀov) de Siphnos en raison de son

insignifiance (btà 'tl,v Et>'tÉÀnav)" : Strabon, X, 5, 1, citant un poète inconnu;Eustathe, Corn. Denys Pér. 525, GGM II, p. 319.

"Parmi les choses impossibles: si quelqu'un disait que les Siphniens ou lesMaronites pouvaient prendre des résolutions concernant la domination de la Grèce, oubien que la Pythie mentait" : Hermogène, II, 1, 106-109.

Ténédos :"Au cours du temps, en raison de leur faiblesse (imo àcr8EvEÎaç), les Ténédiens

s'unirent avec les habitants d'Alexandrie de Troade, ville située sur le continent" :Pausanias, X, 14, 4.

Ces réflexions sont riches d'enseignements et de diversité. Diversitéchronologique tout d'abord puisque l'on y trouve des propos remontant à l'époquearchaïque (paroles de Solon sur Pholégandros et Sikinos) aussi bien que des textes du 11°siècle ap. J.C. (Pausanias), voire tardifs (Stobée). Diversité géographique ensuite,puisque l'on voit que sont concernées toutes les régions insulaires de la mer Egée. Uneconstante demeure néanmoins: les îles de l'Egée étaient d'une grande faiblesse politique.Mais il est préférable, avant d'analyser en détail ces extraits, de voir un autre volet del'infériorité des îles, celui de leur pauvreté intrinsèque.

2. Le thème de la pauvreté

* Sur un plan collectif

"Les insulaires méritent notre pitié quand nous les voyons contraints parl'insuffisance de leur territoire de cultiver des montagnes, alors que les continentaux,parçe que leur terre est inépuisable, en laissent inculte la majeure partie et, de celle qu'ilscultivent, retirent une telle richesse" : Isocrate, IV, 132.

Page 202: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 199

"Parcours les déserts, les îles les plus sauvages, Skiathos et Sériphos, Gyaros etCossyra" : Sénèque, Consolation à Helvia, VI, 6.

* Sur un plan individuel :

Andros:"(Les Andriens répondirent qu'ils) étaient au plus haut point pauvres de terres et

deux divinités qui ne peuvent rendre aucun service ne sortaient pas de leur île mais s'ytenaient toujours sans bouger, Pauvreté (IIeviTl) et Incapacité ('AIl'l1Xavi'l1) : Hérodote,VIII, 111 (réponse des Andriens aux menaces de Thémistocle qui, voulant faire payer lesAndriens, leur avait dit qu'il venait accompagné de deux déesses, Persuasion (IIet9ô» etContrainte ('AvaYKai'l1)37 : Hérodote, VIII, 111.

"La belle terre qu'Andros, île peu fortunée, que je reçois en échange de labienheureuse Italie, moi, Flaccus [...] Que signifie pareil changement ? Que dire de cetîlot (tllV v'I1criùa 'tau't11v 'ti <pô>;) ? Le lieu de mon bannissement ou une nouvelle patrie?Un lieu de refuge ou un exil malheureux? Tombeau serait son nom plus exact" : PhilonAlex. C. Flaccus, 157-159.

Gyaros:"La pauvre Gyaros" : Strabon, X, 5, 3"L'île la plus sinistre" : Philon Alex. C. Flaccus, 151."Gyaros : Antigone de Carystos dit que dans cette île, les rats dévorent le fer et

que le poirier sauvage y est mortel" : Etienne Byz. s. v.

Gyaros et Kinaros :"Gyaros ou Kinaros, une île rebelle à la culture et à la végétation" : Plutarque, de

exil. 602 c.

Kéos:"Oui, moi aussi, qui n'habite qu'un rocher (cr[K01t]eÂoç), je suis célèbre par mes

exploits dans les jeux de la Grèce [...] Mes champs portent aussi quelques-uns de cesfruits de Dionysos, qui sont un don précieux pour la vie [...] Je n'ai pas de chevaux etj'ignore les pâturages [...] Renonce, ô mon coeur, au pays des cyprès, aux pâturages quientourent l'Ida. Ce qui m'est échu est peu de chose, un taillis de chênes (9<illvoçopuoç). Mais je n'ai en partage ni deuil ni discorde" : Pindare, Péans, IV, 21-27 ; 50-54.

"Dans son traité sur l'agriculture, Aischylidès dit que chaque agriculteur de Kéospossède quelques têtes de bétail. La raison en est que le sol de Kéos est difficile(icrxuproç) et n'a pas de pâtures (vollàç OÙK ËXetv) : Elien, Anim. XVI, 32.

37. "Jamais la Contrainte ne put triompher de l'Impuissance" (oùôallà yàp àô'UvaatT)ç àvâylO)Kpécrcrrov Ëq>'l» : Hérodote, VII, 172. Ainsi s'expriment les Thessaliens pour signifier aux Grecs qu'ils nepouvaient être de leur côté s'ils ne les aidaient pas contre l'avancée de Xerxès..

Page 203: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

zoo PATRICE BRUN

Myconos:"Les Myconiens, parce qu'ils étaient pauvres et habitaient une île misérable

(Àunpàv vflcrov), étaient décriés pour leur collante âpreté au gain" : Athénée, l, 7 f.

Pholégandros :"Pholégandros, surnommée l'île de fer, tant son sol est dur" : Strabon, X, 5, 1

5, 3.

Pholégandros et Siphnos :"Iles désertées, fragments de continents, vous avez imité Siphnos et l'aride

Pholégandros, infortunées (aÙX/lllP~V <I>oÀÉyav8pov, 'tÀ1Î/lOVEÇ) : Anth. Pal. IX,421.

Samothrace :"L'île que nous occupons est haute (1nl'l1À1Î) et rude ('tpaXEîa). Une faible partie

de la terre est utilisée et peut être travaillée. La plus grande partie est en friche et l'île estpetite" : Antiphon, F. 2 (Blass, 50). (Discours d'Antiphon pour les Samothraciens, àpropos de leur pharos).

Les premiers colons quittent Samothrace "à cause d'une terre ingrate et d'une merdéchaînée" (m 'tE Àunpq. Kat 8aÀâ't't1l àypiq,). Denys Halicar. Ant. rom. l, 61, 4.

Sériphos :"L'île est en effet si pierreuse que les poètes comiques la prétendent eUe aussi

changée en pierre par la Gorgone" : Strabon, X, 5, 9."Si tu étais né à Sériphos et si tu n'avais jamais quitté l'île où tu avais été

accoutumé à ne voir que des lièvres et des renards, à la description de lions et depanthères, tu te refuserais à croire en leur existence: Cicéron, de nat. deorum, l, 88.

Siphnos:"Siphniens : [Histoire des mines englouties par la vengeance d'Apollon, cf. chap.

IV] "L'île tomba désormais dans une pauvreté insulaire et une gêne affreuse (dç nEviavVllcrleo'tlK~V Kat ànopiav 8Elv1Îv)" : Suidas, s. v.

Skyros:"La rocailleuse Skyros" : Sophocle, Philoctète, 549."Le kyanos est un oiseau qui aime les régions désertes et qui se plaît sur les

sommets des montagnes et les ravins profonds. Il n'aime guère le continent ni les îlesagréables, mais plutôt Skyros, terre tout à fait triste, stérile et vide d'hommes, et d'autresdu même genre" (ayav Àunpà Kat ayovoç Kat àv8pômeov XllPEûoucra) : Elien,Anim. IV, 59.

"Skyros doit son nom à l'aspect rude (crKÀllPÔV) de l'île et aux pierres(crKup&8EÇ) qui la recouvrent" : Eustathe, Cam. Denys Pér. 525, GGM II, p. 317.

"Commandement de Skyros : cette expression se dit à propos de l'incapacité etd'un commandement sans intérêt, dans la mesure où c'est une terre ingrate et rocailleuse,

Page 204: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 201

et en raison de son indigence (nE'tpOOOTlÇ l'at Â:unpà l'at olà 'to1>'to nEvlXPci), Skyrosn'est pas digne d'intérêt" : Suidas, s. v. apXTl Ll'upia (cf. Hésychius, ib.).

Il n'est pas question, dans de tels exercices, d'espérer approcher l'exhaustivitémais l'échantillonnage est cependant déjà bien large et il nous permet de voir, au traversde ces deux thèmes complémentaires de la faiblesse et de la pauvreté, un certain nombrede faits compatibles avec les textes épigraphiques que j'ai exploités plus haut, maisencore d'autres sentences - le mot n'est pas trop fort - en contradiction parfaite avec eux.

La cohérence entre les textes tient d'abord à la présence conjointe de certaines citésdans les deux thèmes, celui de la faiblesse et celui de la pauvreté, association assezcommune à la pensée grecque: c'est le cas de Kythnos, Siphnos, Kéos, Sériphos,Myconos, Pholégandros considérées à la fois petites et pauvres par des textes différentset Suidas fait, à propos de Skyros, un lien direct entre ces deux thèmes. Mais il ne s'agitque d'une cohérence interne à ces types de textes. Car si l'on compare maintenant cesréflexions à la situation que nous livrent les listes du tribut du VO siècle, force est deconstater que la contradiction est grande. Certes, pas pour toutes les cités. Pholégandros,avec ses 2000 drachmes en 425/4 et ses 1000 drachmes la paix revenue, peut,effectivement, être qualifiée de petite et de faible sans que l'on puisse se récrier. PourMyconos et Sériphos, taxées à 1 talent avant la guerre et après la Paix de Nicias, avec unepointe à 2 talents en 425/4, le terme est déjà plus discutable. Et que dire de la présencesimultanée dans ces deux groupes de Kythnos, Siphnos et Kéos dont nous avonsmontré, d'une part le pharos élevé qui leur était assigné, d'autre part leur maintien, après421 pour Kythnos et Kéos, à un montant supérieur à celui d'avant 431 ?

La remarque vaut aussi pour les cités qui n'apparaissent qu'une fois, soit dans lacatégorie des faibles, soit dans celle des pauvres. A côté d'îles dont la comparaison avecles listes du tribut montre un évident parallélisme (Icos, 1500 drachmes de tribut avant431, los 3000 drachmes, Pholégandros 2000 drachmes et Sikinos 1000 drachmes en425/4), nous trouvons des îles qui ne correspondent à coup sOr pas à cette définition,ainsi Mélos, "faible" (mais qui est imposée pour 15 talents en 425/4), Andros etSamothrace, "pauvres" mais qui, curieusement, sont toutes deux requises en 425/4 pource montant de 15 talents, dont on aura quelque difficulté à admettre qu'il est le signed'une pauvreté, fût-elle relative.

Notre trouble, si l'on s'en tient aux réflexions antiques, est accentué par lamention de certaines cités, dans les deux camps opposés, celui des cités pauvres etfaibles, et celui des cités riches. C'est le cas de Péparéthos, paradigme de l'impuissancepour Platon38, modèle de prospérité pour Héraclide Pontique.

, Il va de soi, par conséquent, qu'il est impossible d'accepter les remarques desauteurs anciens sans les faire passer par le filtre de l'analyse, car les contradictions quel'on a relevées ne sont peut-être qu'apparentes. Le premier garde-fou que l'on doit poserconcerne la date de rédaction de l'oeuvre. Gageons, après ce que nous avons dit surl'appauvrissement de la Grèce en général et plus encore en particulier du monde insulaireà l'époque romaine, qu'il doit s'agir le plus souvent à cette époque de réflexions de

38. Cette interprétation de la phrase de Platon est combattue par Ph. Bruneau, BeH, Ill, 1987, p. 473·474, qui préfère voir dans cette opposition une notion d'éloignement, parce que, dit-il, "Péparéthos ne faitnullement figure d'infime cité". Nous verrons infra que c'est la vision athénienne qui dicte sa loi.

Page 205: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

202 PATRICE BRUN

circonstance, vraies indubitablement à la période où le poète, le géographe, le moralisteécrivent, mais obsolètes dès lors que notre étude porte sur les seules périodes classique ethellénistique. C'est le cas pour les jugements des auteurs latins sur Sériphos - Cicéron,Juvénal, Ovide, Sénèque - que j'ai ailleurs analysés et où je renvoie39 . L'ensemble desbons mots rapportés par Strabon à propos de Siphnos, Sériphos, Pholégandros ou los,les vers d'Antipater de Thessalonique repris dans l'Anthologie Palatine, les propostranchés d'Elien sur Skyros et d'Hermogène sur Siphnos, s'inscrivent dans cetteperspective historique d'îles désormais appauvries. La conclusion de Denysd'Halicarnasse, incapable de croire en un sentiment d'honneur de la part des Méliensparce que leurs ancêtres n'avaient rien fait de marquant ni de glorieux (il en oublie leurcourageux engagement du côté grec en 480) et mettant pour cela en doute la véracité et lateneur du "dialogue mélien" rapporté par Thucydide, est très révélatrice des réalitésinsulaires de l'époque augustéenne. La phrase de Plutarque soulignant que la neutralitépendant les guerres médiques était plus condamnable que l'acceptation d'une hégémoniemélienne ou kythnienne, n'est, outre la figure de style, que le témoignage de l'aversionqui prévaut vis-à-vis des îles au lIa siècle après J.e. A la fin du n° siècle de notre ère,Philostrate, originaire de Lemnos, évoque, de façon plus subtile et touchante, le peu decas que l'on faisait alors des îles de l'Egée : "Tout Lemnien que je suis, je considère aussiImbros comme ma patrie et avec bienveillance, je les lie l'une à l'autre et moi-même auxdeux ensemble"40. Que cette vision négative ait été renforcée sinon créée par ladestruction de Délos41 , l'appauvrissement des îles de l'Egée et, en bout de course de cettedécadence, par leur vocation d'exil impérial, voilà quelques évidences qui permettraientde moduler quelque peu l'impact de ces extraits, dans une perspective d'étude classique ethellénistique du monde insulaire.

Toutefois, une telle conclusion, d'une certaine manière rassurante parce quefournissant une réponse bien datée, ne saurait être que partielle. En effet, on constate quebien des jugements négatifs, et les plus virulents d'entre eux, datent de l'époqueclassique, du Va ou du IVO siècle. Prenons en premier lieu le thème de la pauvreté. Laphrase d'Isocrate, que j'ai déjà sollicitée à propos des terrasses de culture, établit uneforme de vulgate de la pensée athénienne sur la pauvreté des îles - entendons, dansl'esprit athénien, des Cyclades. Il y a des caractères objectifs, susceptibles d'expliquerune telle conclusion, tels que, pour les îles les plus petites, des superficies réduites et desterroirs modestes en quantité et plus encore en qualité. Ainsi se justifient les arrêtsdéfinitifs portés à l'encontre de Pholégandros ou de Gyaros pour ne citer qu'elles, cettedernière aux époques hellénistique et romaine puisqu'elle n'existait politiquement pas auxtemps classiques. Je pense en effet que les plus petites îles, celles qui, dans le tableau 3,occupent la première colonne, celles des plus modestes contribuables de la Ligue deDélos, doivent correspondre au schéma d'Isocrate de ces terres mises en valeur non sansdifficulté. Mais il ne saurait être question d'accepter pour elles la description par Platondes petites îles dénudées, où la bonne terre est emportée dans la mer par les pluiesviolentes: peut-être cette phrase de Platon s'inscrit-elle déjà dans un processus de

39. ZPE 99, 1993, p. 165-183.40. Lettres, 70.41. Les textes relatifs au thème de l'ahandon de Délos ont été repris par Ph. Bruneau, BeH 92, 1968,p.691-693.

Page 206: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 203

dénigrement des îles en général, mais je pense qu'il faut plutôt voir là un modèle insulaireplus petit encore, celui des "îles à chèvres"42. Néanmoins, et quand bien même nousavons replacé à leur juste place les phrases d'Isocrate et de Platon, il reste beaucoupd'îles, décrites par les auteurs classiques sous les traits de la pauvreté extrême, quin'offrent pas, si l'on examine les autres sources et en premier lieu les chiffres du tribut duy o siècle, une telle image.

On remarque que certains des témoignages négatifs sur la prospérité de l'île, et lesplus anciens, ont une origine insulaire. Premier exemple, celui de la pauvreté de Kéos,avouée par un Kéien et, pourrait-on dire, chantée par Pindare: il n'habite qu'un rocher àla végétation rare, avec quelques taillis de chênes, sans prairies, sans cyprès, bref il nepossède que "peu de choses". On hésite entre réalisme et pessimisme et sans doute y a-t-ildes deux puisque le but avoué du péan, chanter la gloire de l'île, est atteint dès lors quecette gloire a été gagnée malgré un cadre général défavorable. D'une certaine manière,l'exploit n'en est que plus grand et le mérite en revient en priorité aux lois de la citépuisque Pindare ajoute que celle-ci ne connaît pas de stasis. Nous sommes là face, nonpas à une pauvreté infamante, mais à une austérité voulue, ce qui, si l'on accepte cetteinterprétation, est loin de s'intégrer dans la réflexion d'Isocrate et de Platon sur lasituation des îles. N'oublions pas que Pindare compose au milieu du y o siècle, c'est-à­dire en un temps où la mise en valeur systématique de l'île en est à ses premiersbalbutiements. Et que penser des propos d'Archiloque qui, dans un vers isolé - sorti doncde son contexte - et transmis par Athénée, conseille de "laisser Paros et ses fameusesfigues et sa vie qu'il faut tirer de la mer"43, ou dit (F. 17) de Thasos qu'elle est "peléetelle le dos d'un âne" ? Pauvreté extrême de Paros pour A. Bonnard qui pense que "àl'époque d'Archiloque, Paros n'est qu'une île nue et chauve, comme il y en a beaucoupdans l'Egée avec des troupeaux de chèvres sur les rochers, quelques figuiers, quelquesvignobles, de maigres céréales dans les bas-fonds, quelques villages de pêcheurs sur lacôte44". D'autres estiment au contraire que "cette pacotille romantique est maintenantdémonétisée"45. Il est sûr que la richesse de Paros à la fin de l'époque archaïque seraitincompréhensible si l'on devait prendre le mot d'Archiloque au pied de la lettre et accepterla vision misérabiliste de Bonnard. Toutefois, c'était déjà le cas pour Kéos, il ne faut pasperdre de vue l'époque à laquelle nous ramène cette phrase d'Archiloque, le Yllo siècle, etpeut-être ne doit-on pas juger la situation de Paros aux temps du haut-archaïsme aveccelle que l'on appréhende au début du y o siècle.

C'est un schéma différent qui s'offre à nous avec les cas d'Andros et deSamothrace, où le thème de la pauvreté se décline dans une atmosphère de guerre, réelleou larvée. Andros, tout d'abord, est sous domination perse en 480 et, à ce titre, fournitdes vaisseaux à la flotte de Darius46. En représailles, une escadre grecque commandée parThémistocle vient demander des comptes une fois le danger perse passé. Ce sont en fait

42. Platon, Critias, 111 d ; cf. supra, p. 40. . ,43. Archiloque, F. 105 (= Athénée, III, 76 c), traduction de D. Berranger, Paros archaïque, p. 154-155.A. Bonnard traduit, lui, "Laisse Paros, ses tristes figues ... "44. A. Bonnard, Archiloque, Fragments (CUF), p. VI.45. O. Reverdin, Entretiens sur l'Antiquité classique, Archiloque. Tome X, 1964, p. 77 ; D. Berranger,Paros archaïque, p. 156.46. Eschyle, Perses, 887 ; Hérodote, VIII, 66.

Page 207: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

204 PATRICE BRUN

des exigences financières qui sont apportées par le stratège, et c'est dans cet esprit qu'ilfaut comprendre la réponse andrienne à la menace athénienne. D'autre part, cette réponsesomme toute d'une grande banalité sur la pauvreté de la cité - la pauvreté de la Grèce estun topos face à la richesse et au luxe perses47 - est une reprise intégrale de vers d'Alcée:"Mal fâcheux que la Pauvreté, mal intolérable, qui abat grandement le peuple, encompagnie de sa soeur, l'Incapacité"48. Si cette réminiscence, qui ne saurait être fortuite,fait d'abord honneur à la culture lyrique des gens d'Andros, elle risque bien, d'un autrecôté, de s'inscrire au rang de ces lieux communs qui parsèment la littérature grecque.Sans doute la forte participation des Andriens au mouvement de colonisation archaïquetémoigne-t-elle, sous certaines conditions, et pour le VIIo siècle, de difficultés à vivre49.Mais on ne sache pas que les problèmes perdurèrent. La taxation à 12 talents de l'île en451/0, c'est-à-dire à sa première apparition dans les listes du tribut, fait de l'île l'un destout premiers contribuables de la Ligue5o• Je crois alors qu'il serait aventureux de prendreen compte cette anecdote pour prouver la pauvreté de l'île.

C'est encore sur un plan de pauvreté affichée mais suspecte qu'il faut étudier lasituation de Samothrace. Les habitants qui, par la voix d'Antiphon, viennent se plaindredevant la Boulè en espérant un adoucissement de leur propre taxis phorou, peuvent mettreen avant les particularités géographiques de leur île, difficile à cultiver en raison del'altitude, de la violence du vent et de la mer dans cette partie septentrionale de l'Egée.Cela n'est pas niable et le témoignage de Denys d'Halicarnasse, les conclusions desgéographes actuels, permettent de défendre cette thèse51 . Mais c'est oublier quelquesdonnées qui vont à l'encontre de cette vision dramatique: à la pointe occidentale de l'île,la culture des céréales et des oliviers a pu se développer sans grande difficulté à l'abri desgrands vents dominants52• C'est oublier aussi la position avantageuse de l'île par rapportau continent, à sa pérée et au détroit de l'Hellespont tout proche. C'est oublier enfin les 6talents versés par Samothrace à la Ligue avant 431 et les 15 talents exigés en 425/4, quidevaient bien reposer sur quelque réalité concrète. Que cette dernière se situât pour partiesur le continent, c'est bien possible, mais on se saurait croire qu'une autre partie n'existâtpoint dans l'île même.

47. Hérodote, VII, 102, où Démarate présente les raisons de la force grecque: "La Grèce est de touttemps nourrie dans la pauvreté (tn 'EÂMiôt 7tEvi" J..lÈv aid lCOtE O'uvtpo<p6ç ÈO'tt) ; mais il s'y joint lecourage, fruit de la tempérance et de lois rigoureuses; et, grâce à lui, la Grèce se défend contre la pauvretéet l'asservissement à un maître". C'est ici dans la pauvreté que la Grèce puise sa force.48. F. 90 Reinach : àYPUÂEOV IIEvia lCUlCOV aO'XEtOV, a J..leya ÔUJ..lvatç Ââov 'AJ..laxavi~ O'ùvàÔEÂ<pi~. Influence relevée par W.W. How et J. Wells, A Commentary on Herodotus, II, p. 272, quin'en déduisent toutefois rien sur la valeur historique de la complainte andrienne.49. Colonies andriennes en Chalcidique: Diodore, XII, 68, 5 ; Plutarque, de quaest. Graec. 298 a-b.Acanthos : Thucydide, IV, 84, 1. Stagire: IV, 88,2 ; V, 6, 1. Argilos : IV, 103, 3. Sanè : IV, 109,3.50. Ce chiffre de 12 talents s'abaissa dès l'année suivante à 6 talents. Cette réduction de moitié s'expliquesans doute par l'envoi, en 450, de 250 clérouques : Plutarque, Périclès, Il, 5 et R. Meiggs, AthenianEmpire, p. 121. IG 13,418 peut montrer un revenu sacré à Andros (cf. ATL III, n. 103 p. 296).51. cf. supra, n. 17 p. 8.52. Y. Kolodny, "Les types d'habitat contemporains et leur évolution dans les îles mineures de l'Egée",Les Cyclades, p. 154-155.

Page 208: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 205

Sur quels critères un auteur de l'Antiquité peut-il donc affirmer qu'une terre estpauvre? L'analyse des passages ci-dessus ne prête guère à confusion et c'est l'infertilitédu sol qui est à la base de tout. Ainsi pense Isocrate, pour qui les Insulaires sont obligésde cultiver les montagnes. D'après Plutarque, Gyaros et Kinaros, les modèles des îlotségéens, sont rebelles à la culture ; Pholégandros est l'île de fer et Sériphos celle de lapierre, quand Samothrace est rude, Skyros stérile et Myconos misérable. Il semble bienque les conditions naturelles soient à la base de tout, du moins quand les îles n'ont paspu, à l'instar d'Egine, s'affranchir de la pauvreté du sol par le commerceS3•

Pauvres, certes, mais pour quelles cultures ? Nous ne disposons pas dedocuments antiques sur les rendements agricoles, mais les chiffres du début du Xxosiècle pallient efficacement cette carence. A ce moment, l'agriculture grecque dans sonensemble, et si l'on excepte quelques terres du nord du pays où balbutie une agriculturemoderne, demeure fidèle dans ses grandes lignes aux pratiques ancestrales. Sans doute,l'introduction de nouvelles cultures a-t-elle modifié quelques perspectives. Le tabac, lecoton et le maïs pour les grandes cultures, la tomate et l'aubergine pour les légumes,certains arbres fruitiers (agrumes, abricotiers) ont fait leur apparition dans les îles maispour l'essentiel, la trilogie méditerranéenne - céréales, vigne, oliviers - reste en place. Ona déjà vu que les conditions prévalant alors ressemblaient, mutatis mutandis, à celles quirégnaient durant l'Antiquité. Je pense avoir montré plus haut la vigueur de la viticultureinsulaire antique et il n'est pas nécessaire d'y insister de nouveau. Il est possible, voireprobable, que la culture des oliviers et l'élevage des bovins, s'ils n'ont jamais été dans unétat de déliquescence absolue, n'ont pas eu le rendement de terres mieux dotées. Encontrepartie, nous avons répertorié les avantages des îles pour l'élevage du petit bétail.Mais c'est pour la production majeure, les céréales, que l'étude des rendements du débutdu Xxo siècle nous sera précieuse. Les chiffres en sont commodément rassemblés parA. Jardé pour l'année 192154 mais les statistiques ont été établies par nomes, ce qui nousoblige - les Sporades étant ainsi rattachées à la Thessalie, Thasos et Samothrace à laMacédoine - à réfléchir sur les seules Cyclades. On constate que cet archipel, avec unrendement de blé à l'hectare de 6,77 quintaux, se classe au 14° rang sur les 22 nomes quecomptait la Grèce. Par contre, en ce qui concerne l'orge, les Cyclades, avec un rendementde 11,22 quintaux à l'hectare, se situent au 2° rang. Ces chiffres n'ont à coup sOr pas àêtre reportés intacts dans l'Antiquité, mais ils fournissent malgré tout un ordre d'idéesrévélateur d'une situation beaucoup plus nuancée que celle à laquelle on pouvaits'attendre à la lecture de ces extraits littéraires.

On peut donc accepter le principe d'une inadéquation entre d'un côté la situationagricole et, au-delà, la situation économique des îles de l'Egée, de l'autre les remarquesque les Anciens ont porté. Cette conclusion s'harmonise plutôt avec celle induite parl'étude du phoros de la Ligue de Délos. Mais, sauf à croire que les auteurs anciens seplaisaient à manier en permanence le paradoxe, voire à inventer des situations misérableslà où elles n'existaient pas, nous ne saurions nous contenter d'un tel épilogue. Il nousfaut comprendre une telle attitude, découvrir le cheminement d'une pensée qui a fini paradmettre le principe d'une pauvreté insulaire, 1tEVta VllCHC1YtllCl1, élevée au rang de topos.

53. Strabon, VIII, 6, 16.54. Les céréales. p. 203-204.

Page 209: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

206 PATRICE BRUN

C'est sans doute du côté de la faiblesse politique des cités de l'Egée que nous latrouverons car les îles, petites ou moyennes sont, dans le cadre d'une thalassocratie - et àpartir du VO siècle, il n'en manquera pas pour imposer sa force - démunies de toute actionpolitique. Déjà Homère disait du roi de Symè, Nirée, qu'il "n'a pas une grande puissance(àÀa1taôvôç) car il a peu de monde sous ses ordres", sur quoi renchérit Eustathe qui,commentant ce passage, écrit que "le poète dédaigne l'île parce qu'elle n'a pas une grandepuissance (il reprend l'adjectif àÀa1taôvôç homérique) et que c'est une petite cité(Bpax{moÀtç)55. Le "Vieil Oligarque", du temps de la splendeur d'Athènes, a bien sentil'incapacité chronique des îles à secouer le joug athénien: parce que séparées les unes desautres, sous la coupe de la marine athénienne, elles n'ont d'autre possibilité que desuccomber les armes à la main ou de les déposer. C'est bien ainsi que les Athéniensparlent et agissent à l'encontre des Méliens, en affirmant qu'il n'est pas question pour euxd'envisager "qu'un peuple insulaire en réchappe face aux maîtres de la mer, et un peupleplus faible que les autres"56. Alors, que les îles d'kos, los, Myconos, Pholégandros ouSikinos soient qualifiées de "petites" par les auteurs antiques n'a rien de surprenantpuisqu'elles le sont à tous les niveaux objectifs que nous pouvons observer, superficie,population, mise en valeur réduite attestée par le faible phoros demandé par Athènes. Plussurprenant est le cas des autres îles "moyennes", mais à première vue seulement. Car onremarque que, pour cette catégorie d'îles, le principe de la faiblesse est posé par lessources athéniennes, Hérodote, Thucydide, Isocrate, Platon, Démosthène, les fleuronsde la littérature classique. On comprend alors que c'est la vision athénienne qui dicte saloi ; c'est le point de vue du fort qui prévaut lorsque Thucydide fait dire aux hérautsathéniens que les Méliens sont faibles, quand Platon affirme sans sourciller que lesgrands Etats (Athènes) triomphent des petits (Kéos) par la force, quand Démosthène,méprisant, souligne que les citoyens de Siphnos et de Kythnos n'ont pas à s'occuper desaffaires de la Grèce ou lorsque Démosthène laisse encore éclater son mépris à l'égard desEginètes qui n'auraient "aucun sujet de s'enorgueillir". C'est pourquoi l'on ne doit pass'étonner de voir le mot micropolites employé pour les citoyens de cités qui necorrespondent pas vraiment à l'image que l'on s'en fait, sauf lorsque l'on est Athénien oubien que l'on a puisé son hellénisme aux bonnes sources de la rhétorique et de la penséeattiques. Nous en avons vu l'usage pour Sériphos et Mélos, mais on doit signaler encorequ'Eschine l'utilise pour désigner la position des Chalcidiens vis-à-vis des Athéniens57.Un dernier exemple de cette vision athénienne est rapporté par Plutarque. Selon lui,Euripide aurait composé en l'honneur d'Alcibiade un éloge, un enkômion, dans lequel ilest dit que "la première condition du bonheur est d'appartenir à une ville célèbre"58. Lesprotestations d'un Plutarque - né à Chéronée - sont trop personnelles et intéressées pourpouvoir refléter une idée générale et elles accréditent au contraire l'idée qu'au 11° siècleaprès J.c. comme au VO siècle avant, c'est le schéma de pensée athénien qui est le modèledominant. De fait, Athènes est, pour ses citoyens, l'antithèse absolue de la micropoliteia59

et le mépris s'exerce tout naturellement vers les cités soumises.

55. Homère, Wade, Il, 671 ; Eustathe, Com. Wade, ib.56. Thucydide, V, 97.57. Eschine, Ambassade, 120: "Les citoyens des petites cités craignaient la politique secrète des grands".58. Plutarque, Démosthène, 1, 1.59. Aristophane, Cavaliers, 817.

Page 210: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHiPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 207

Dédaigneuses, ces affirmations n'en étaient pas moins réalistes et on peutcomprendre dès lors comment le thème de l'impuissance, de la pauvreté politique enquelque sorte, a emporté la décision: incapables de s'assurer une autonomie véritable,faciles à conquérir, estime-t-on un brin cynique à Athènes6o, les îles, au y o et au IYosiècles, ont représenté le contre-modèle politique absolu. Des conditions naturelles plusdifficiles qu'ailleurs ont fait le reste, mêlant dans un ensemble répulsif les tares del'impuissance et de la pauvreté. S'il est vrai que ce mépris affiché pour les insulaires n'estpas exclusif61, on constate que les îles ont été, plus que toutes les autres cités, les ciblesprivilégiées de l'ironie et des moqueries athéniennes, qui deviennent un lieu commun dela littérature. Je ne crois pas qu'il faille accorder un crédit démesuré au propos duSériphien anonyme rapporté par Stobée, propos qui s'avère à ce point la contrepartie trèsexacte de la réplique de Thémistocle qu'il en est suspect; mais il illustre néanmoins bienl'idée que le mépris athénien pour les insulaires était devenu proverbial. L'attitudeathénienne a servi de base à toute une tradition hellénistique: une scholie d'Aristophanepeut sans sourciller expliquer que Ténos ne possède guère que des scorpions et dessycophantes62 et un fragment du Cynique Télès, qui vivait au 111° siècle, transmis parStobée, montre que l'on pouvait reprocher à quelqu'un son origine, Cythère, Myconosou Belbinè. Hérodote rappelle que l'on surnomme "lemnien" tout acte de cruautéévoquant les Pélasges qui peuplaient Lemnos avant les Athéniens, légitimant d'autantl'occupation athénienne. Etienne de Byzance, bon connaisseur de la tradition antique,signale que le verbe crt<pvuxçetv, "se comporter tel un Siphnien", signifiait "manquer deparole", sans doute par référence à l'anecdote des mines prétendument submergées parApollon qui se vengeait ainsi de ne pas avoir reçu la dîme à laquelle il avait droit63• On adéjà dit en son temps le faible crédit qu'il fallait accorder à cette historiette mais celamontre en tout cas la faible considération portée à ces insulaires. Quant à Hésychius, dansun autre registre tout aussi peu flatteur pour les Siphniens, il rapporte que l'expression"morale siphnienne" (à.ppa~rov :Ei<pvtOv) était en fait une antiphrase en raison de laréputation de moeurs dissolues dont ces insulaires étaient affublés.

On peut en fin de compte tomber dans le proverbe pour illustrer le peud'importance de telle ou telle cité, choisie de préférence parmi les îles, Skyros ouMyconos. D'une certaine manière, il se situe dans le droit fil des propos définitifs d'Eliensur la stérilité supposée de Skyros, propos qui ne trouvent pas la moindre illustrationdans les réalités classiques ou hellénistiques, ni dans les relations que les voyageursmodernes nous ont laissées, et pas davantage dans la vision que nous pouvons en avoiraujourd'hui: si le calcaire affleure souvent dans la partie méridionale de l'île, livrant lamajorité du terroir à la garrigue, l'extrême nord, la région de Kato Kambos, offre despaysages agricoles plutôt prospères. Mais, dans ce florilège de témoignages sur l'aspectrocailleux et infertile de Skyros, nous retrouvons une source athénienne, Sophocle enl'occurrence qui, s'il n'avait pas l'intention de dénigrer l'île - l'histoire se passe lors de la

60. Thucydide, VI, 85, 2 : "Nous laissons à certains alliés, bien qu'ils soient insulaires et d'une conquêtefacile (eùÂ.T)7t'tOUÇ), leur entière liberté dans l'alliance".61. Qu'il suffise de penser aux plaisanteries "mégariennes" d'Aristophane (Acharniens, 738) ou auxpropos de Démosthène contre les "exécrables Mégariens" (MeyapÉaç 'toùç Katap<Xtouç) : XXIIT, 212.62. Scholie Aristophane, Ploutos, 718. Texte dans lG XII 5, p. XXXIV, nO 1524.63. Stobée, XL, 8. Hérodote, VI, 138. Etienne Byz. S.v. Cf. supra, p. 101. .

Page 211: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

20S PATRICE BRUN

guerre de Troie et cette pauvreté, indispensable pour le scénario du drame, pouvait à bondroit être tenue pour mythique - en a cependant fourni la base des réflexions conjointes etparallèles d'Elien, Hésychius, Eustathe et Suidas, qui ignoraient tout de l'île.

Il est possible que sur ces deux notions de pauvreté et d'impuissance soit venue segreffer une troisième que j'appellerais pauvreté culturelle sous toutes ses formes. Pendantqu'Athènes se parait de marbre, quelle île pouvait entrer en concurrence artistique ouintellectuelle ? Certes, cette remarque ne vaut pas que pour les cités insulaires : Athènesfaisait la Grèce et les insulaires, les premiers peut-être, y affluèrent. Ion de Chios,Prodicos de Kéos, Polygnotos de Thasos au VO siècle, Scopas de Paros, Théophrasted'Erésos, le peintre Kydias de Kythnos au IVO siècle, doivent leur succès à leur passageou leur installation à Athènes. Il n'est pas indifférent de comparer la destinée de ceshommes avec celle, antérieure à l'hégémonie culturelle athénienne, de Simonide ou deBacchylide de Kéos, qui ne doivent pas leur célébrité à la cité d'Athèna. L'afflux desartistes, philosophes, poètes de toute la Grèce vers Athènes à partir de la seconde moitiédu VO siècle, a amené les Athéniens à regarder les autres Grecs à la façon dont certainshabitants d'une capitale moderne jugent avec la commisération voulue leurs concitoyensde la province. Que beaucoup de ces immigrés fussent des Insulaires ne faisaitqu'accentuer l'idée d'une supériorité athénienne sur un monde égéen soumis. LesAthéniens ont alors d'une certaine manière construit la pauvreté de leurs alliés insulaires,en ont défini les contours d'abord politiques et y ont ajouté, volens nolens, tous lesattributs concrets de cette pauvreté. Cette attitude dominatrice n'est pas l'apanaged'Athènes mais caractéristique de tout pouvoir hégémonique: le Milésien Phocylide, quivivait au VIc siècle, désignait les habitants de Léros - île sous le contrôle de Milet - duqualificatif de "méchants"64. Pour en revenir à Athènes, les multiples témoignagesnégatifs d'époque romaine, outre qu'ils entérinent sur le plan littéraire une déchéancecontemporaine, révèlent aussi un parti-pris pro-athénien, une appropriation des thèsesclassiques en vogue à Athènes, que la pauvreté impériale des îles ne fait qu'accréditer etrendre permanente et, pour tout dire, intemporelle et naturelle. On en arrive, en fin deparcours de toute la tradition hellénique, à Suidas, excellent dépositaire de la mémoireculturelle de l'Antiquité, pour qui Siphnos, une fois ses mines englouties par la mer, brasvengeur de la rancune apollinienne, est devenue un modèle de "pauvreté insulaire". S'ilest vrai que le lexicographe n'a pas trouvé dans la littérature une expression si tranchée,on conviendra néanmoins qu'il pouvait puiser dans les écrits antérieurs de quoi alimenterpareille observation.

De fait, à une prospérité archaïque se substitue, pour les îles de l'Egée, unesoumission et, partant, une forme de pauvreté classique. J'ai déjà souligné qu'il y avaitles plus grandes chances pour que les mines d'or et d'argent de Siphnos n'eussent pas étéenglouties par la mer ainsi que le veut la trop belle légende rapportée par Pausanias, maisqu'elles aient été contrôlées par les Athéniens, moins sous forme d'exploitation directeque par le biais du phoros. Ces îles ne sont pas pauvres pour autant car ce qui a fait leurprospérité, voire leur richesse, subsiste, et les chiffres élevés de leur tribut respectif sontlà pour le rappeler. C'est sur le plan politique qu'elles ont été abaissées. Dans cesconditions, on comprend pourquoi Solon, le plus ancien des auteurs ayant dénigré lamicropoliteia insulaire, choisit Pholégandros et Sikinos comme l'anti-paradigme

64. AÉptOt KaKo{ : Strabon, X, 5, 12; Eustathe, Corn. Denys Pér. 530.

Page 212: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 209

d'Athènes. Il s'agit en tous points de petites îles mais Solon n'aurait pu, à l'instar dePlaton ou de Démosthène, prendre Siphnos ou Kéos pour illustrer sa métaphore, l'écartde puissance et de richesse entre Athènes et ces deux îles n'étant pas en ce temps-là assezflagrant pour servir d'opposition crédible. Nul risque, et cela à toutes les périodes, avecPholégandros et Sikinos. Dans des cas inverses, pour Paros ou Naxos, le souvenir d'unegloire passée joint à l'évidence d'une prospérité agricole explique que le thème de larichesse soit récurrent dans les sources et les voyageurs modernes. Dans le cas deSiphnos, où la richesse ne fut que fugace, elle pouvait à bon droit passer pour mythique,et c'est ainsi que Démosthène au Ive siècle puis Strabon savent se gausser del'insignifiance de l'île.

Souvenir. Le grand mot est lâché. Car, sur la base des jugements antiques, toutela littérature de voyage moderne - qui fera l'objet des pages suivantes - a retrouvé,croyait-elle, une vérité millénaire. Mais il serait exagéré de charger les seuls auteursmodernes d'avoir emboîté le pas à toute la tradition athénocentrique du pouvoir et de larichesse. J'ai, dans un article encore récent, tenté de montrer comment s'était bâtie lalégende noire de l'île de Sériphos - où de longues randonnées m'ont pourtant convaincuqu'elle n'était pas, et de loin, l'île la plus démunie de l'Archipel - légende noire née àAthènes dans la seconde moitié du ve siècle et dans laquelle l'humour des comiques aapporté sa touche d'ironie un peu lourde65, amplifiée par la suite. Aux références que jeprésentai alors, je voudrais en ajouter une, qui m'avait échappée, et qui illustre bien ladéviation intellectuelle prévalant à l'encontre de Sériphos. Il s'agit d'une épigrammefunéraire de Rhénée66 : "Ce tombeau est celui de Pharnakès et de son parent Myron [...]d'Amisos. Ces naufragés, qui avaient échappé à la tempête de Borée, ce sont les épéesdes paysans (à:ypoiK:rov ÇupÉEO'cn) de l'île de Sériphos qui les firent périr". Lecommentaire de l'éditeur s'inscrit dans cette logique, les marins en question ayant été"tués par des paysans sériphiens qui crurent avoir affaire à des pirates [la dateconviendrait à cette hypothèse] ou qui, plus vraisemblablement, étaient des pilleursd'épaves"67. S'il est impossible de croire à une invention totale de l'événement, on noteraque pilleurs d'épaves ou naufrageurs ne sont pas une spécialité sériphienne68 et oncomprendrait fort bien que cette version poétique de la mort de deux marins s'inscrivîtdans une tradition séculaire de mépris pour Sériphos.

65. ZPE 99, 1993, p. 165-183. "Sériphos aux troupeaux abondants" se moque Cratinos, F. 212Edmonds (21 i Kock).' Aristophane (F. 705 Edmonds) surnomme Sparte Sériphos en raison de la vieaustère que les Spartiates menaient. Aristophane encore évoque comme motif possible d'une guerre entreLacédémoniens et Athéniens le rapt, par les premiers, d'un petit chien à Sériphos (Achamiens, 542).66. EAD XXX, 475, milieu 11° s.67. ib. L. Robert, "Sur des inscriptions de Délos", Etudes déliennes, BCH Suppl. I, 1973, p. 470-471,insiste sur le massacre conscient et sur le sens d'agroikos, toujours péjoratif, de "rustre". Cela n'empêchecependant pas une épigramme, composée en mémoire d'un Abdéritain retrouvé noyé sur le rivage deSériphos, de parler des "pieuses mains" qui ont recueilli le corps et lui ont assuré les honneurs funèbres:Antk. Pal. XIII, 12.68. Dion Chrysostome, VII, 32, parle de naufrageurs en Eubée.

Page 213: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

210 PATRICE BRUN

LES ILES CHEZ LES VOYAGEURS: DE NOUVEAUX PARADOXES

A partir du Xvo siècle, les Occidentaux redécouvrent la Grèce. Lespremiers voyageurs peuvent seuls connaître les derniers moments de l'Empire byzantin ­qui ne contrôlait d'ailleurs plus les îles. Les relations suivantes se déroulent dans uncontexte d'occupation étrangère et, ce qui est sans doute plus important encore, dans lecadre de guerres presque permanentes: séquelles de l'occupation latine, présencevénitienne, avancées françaises et anglaises, sans oublier l'intrusion de pirates d'originegrecque, tel est le lot de la Grèce. Et comme ces arrivées successives se font par voiemaritime, les îles de l'Egée sont de toutes les terres grecques les plus exposées auxbouleversements. Il faut toujours avoir en mémoire les divers éléments qui sontdésormais le lot de l'Egée moderne: tout d'abord la très forte fiscalité ottomane69, surlaquelle pouvaient venir se greffer d'autres prélèvements d'origine étrangère, à lafrontière floue entre impositions sauvages et rançon70• Cette taxation, qui absorbait laquasi-totalité des revenus tirés de la vente des surplus agricoles réalisés, empêchait aussil'exploitation des mines. A Kimolos, plusieurs voyageurs soulignent que l'extraction dela terre dite cimolée et des mines d'argent n'était pas souhaitée par les habitants quicraignaient une main-mise turque et une imposition des plus lourdes, préférant ignorer oufeindre d'ignorer les richesses minérales qui dormaient dans le sous-sol de l'île71 .

Terroir agricole mal exploité ensuite, en raison de l'inégale répartition des terres.Dans les îles petites et moyennes de l'Egée, l'occupation ottomane a toujours étéintermittente : il n'y a pas de çiftlik, triple symbole .de l'aspect latifundiaire, d'une faiblemise en valeur et de l'oppression étrangère. En contrepartie, il existe des metochia, cesdépendances des grands monastères, qui concentrent les terres les plus fertiles et celadepuis longtemps, le XO siècle au moins. A Sériphos, Pitton de Toum~fort décritl'accaparement des zones les plus riches par les moines de Saint Michel Taxiarchos ; àAmorgos, le monastère de la Chozoviotissa est, avant et après l'Indépendance, le plusgros propriétaire de l'île ; à Myconos, le monastère de Tourliani, au centre de l'île,possède de grandes propriétés dans l'Ano Meria, la région agricole la plus fertile et sestroupeaux occupent l'îlot voisin de Tragonisi ; à Mélos, frappée par une véritablecatastrophe économique et démographique dont l'origine pourrait être d'ordre géologique(accentuation des phénomènes volcaniques), seul le monastère d'Ayia Marina peut offrirà Guillaume Olivier un séjour agréable et une chère excellente72• Il ne s'agit là que dequelques exemples pris au hasard dans la littérature de voyage. li y avait aussi de grandes

69. Exemple d'un jugement de C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 264, à propos de Siphnos : "L'îlede Siphanto serait encore la plus riche de l'Archipel, si elle cessait d'être soumise à un gouvernement quil'écrase de sa main de fer". De façon plus générale, sur la lourdeur de la fiscalité ottomane, B.J. Slot,Arcipelagus Turbatus, p. 267.70. J. Thévenot, Relation d'un voyage fait au Levant, p. 27 : "Les habitants [de Kéos] payent de caradge[i.e. karaç] ou tribut tous les ans aux Turcs 3400 piastres et aux Vénitiens 2600 outre les avanies etvoleries qu'on leur fait. Ce qui les ruine et oblige plusieurs d'abandonner leurs maisons et leur pays".71. Choiseul-Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, p. 8 ; G. Olivier, Voyage dans l'Empireoth'oman, l, p. 322-323 ; C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 36.72. Sériphos : J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, l, p. 214-215. Amorgos : ib. p. 271-279.Myconos : ib. p. 336. Mélos: G. Olivier, Voyage dans l'Empire othoman, l, p. 332-334.

Page 214: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 211

propriétés privées, tenues par des Grecs. Rien bien sûr qui, de près ou de loin, puisseapprocher les immenses domaines d'un Benaki dans la région de Kalamata, mais toutesles relations du XVIIIo siècle évoquent un ou plusieurs personnages ayant acquis quelquepuissance - et quelque fortune. C'est ainsi qu'un historien de Kéos, LN. Psyllas,rapporte une tradition selon laquelle le fondateur du monastère de Kastriani, au nord-estde l'île, un certain Nikolaos Yiakoumetos, possédait vers 1700 un troupeau de 4000têtes73. En échange de quoi les relations nous présentent - le cas le plus net est celui deSériphos - des paysans misérables.

Etat de guerre chronique ensuite. Sans doute n'est-il pas indispensable de rappelertout ce que la Grèce en général et les îles de la mer Egée en particulier ont subi, depuis lespremières incursions latines au XIIIO siècle jusqu'à la guerre d'Indépendance au XIXOsiècle. Les raids de Barberousse au XVIe siècle, les massacres de Psara, pour en être sansdoute les plus célèbres et les plus emblématiques, n'en sont pas pour autant isolés. Laguerre rosso-ottomane amena de véritables désastres à Paros, où l'armée russe avait établison quartier général et la population, qui s'élevait à 6000 âmes au moins au début duXVIIIo siècle, s'effondra pour ne plus atteindre que 2000 habitants environ74• Dépendantde cet état de guerre et approfondissant ses conséquences, la piraterie chronique, plus oumoins organisée par certains belligérants, un peu à l'image de la piraterie étolienneencouragée par Philippe V à la fin du IIIo siècle, joue un rôle essentiel dans la situationdes îles de l'Egée. C'est ainsi que Choiseul-Gouffier, abordant à Sikinos, est chassé àcoups de fusil, ou qu'Olivier est accueilli à Kimolos sous la menace des armes par deshabitants qui croyaient à un retour des pirates75. Couronnant le tout, les épidémies sepropagent vite à l'intérieur de populations affaiblies. A Kythnos, au milieu du XVIIIosiècle, l'Anglais Lord Charlemont découvre une population très réduite, décimée par une"peste" qui avait fauché l'île quelques années auparavant76•

Cette situation n'est pas sans rappeler le contexte qui prévaut dans les îles del'Egée à partir de la fin du IIIO siècle, à l'exception de la fiscalité dont il est impossible dedire si elle était plus appuyée qu'à l'époque athénienne. Pour le reste, on notera lessimilitudes des situations entre la période IIo - 1° siècles avant notre ère et la période 1300- 1800 en ce qui concerne l'état de guerre et les destructions qui l'accompagnent (les sacssuccessifs de Délos ont de multiples correspondants à l'époque moderne), la piraterie ­dont il n'est guère nécessaire de souligner les méfaits aux deux périodes considérées maisqu'il convient tout autant, nous l'avons remarqué dans un chapitre précédent, de ne pasexagérer - et les diminutions drastiques de la population, voire sa presque disparition. Ledestin de Délos et de Rhénée, là encore, est comparable à plusieurs cas connus aux XVo­XVIIIO siècles, Paros, dont nous venons de parler, ou Sériphos, qui jusqu'à la fin duXVIIIo siècle, ne put jamais passer le cap des mille habitants77• Les grandes propriétésdont nous voyons le développement - à l'échelle insulaire bien entendu - apanages, on l'a

73. 'Imop{a rfiç vJ]aov Kéaç, p. 192. . ..74. J. Pitton de Tournefort, Relation d'un voyage du Levant, J, p. 242 ; Pasch·di Krienen, BreveDescrizione, p. 118-125 ; C.S. Sonnini, Voyage en Grèce, II, p. 272-273. G. Olivier, Voyage dansl'Empire othoman, J, p. 315.75. Voyage pittoresque de la Grèce, p. 17 ; G. Olivier, Voyage dans l'Empire othoman, J, p. 321-322.76. W.B. Stanford - E.l. Finopoulos, The travels of Lord Charlemont, p. 102-103.77. Pasch di Krienen, Breve descrizione, p. 105; L. Ross, Reisen, J, p. 134-135.

Page 215: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

212 PATRICE BRUN

dit, des notables locaux et surtout des grands monastères, ne sont pas sans rappeler lacréation progressive, à la fin de l'époque hellénistique, de vastes domaines.

A l'inverse, au XIXo siècle, la guerre n'existe plus, entraînant la fin progressivede la piraterie ; les terres des grandes propriétés monastiques et celles des notables ont puêtre partagées. Sans doute, le rôle du clergé dans le soulèvement de 1821 a-t-il placél'Eglise grecque dans une position de force, que l'on songe à l'opportune découverte del'icône miraculeuse en 1822, qui fait de Ténos l'équivalent contemporain de ce que putêtre Délos antique, ou à l'école de Siphnos, tenue par les religieux et d'où sont issusplusieurs des combattants et des officiers de l'armée qui y puisèrent leur idéald'indépendance. C'est la raison pour laquelle les moines de la Chozoviotissa d'Amorgosont pu conserver de très fortes positions tant dans l'île que dans les îles et îlots voisins,puisque Bent écrit que "it is the wealthiest convent in Greece next to Megaspelaion,having aIl the richest lands in Amorgos, and the neighbouring islands of Skinoussa andKaros belong exclusively to it, besides possessions in Crete, in the Turkish islands andelsewhere" ; l'expropriation réelle n'eut lieu qu'en 195278 . Néanmoins, dans certainesîles, c'est le cas de Kéos, les terres des monastères se réduisent, par vente ou par locationdes terres79 • La loi de 1835 sur la dotation de terres, même si elle ne fut que peuappliquée, détermina l'évolution, et le système du voli, droit de propriété éminente sur lesol - en général de grandes superficies - détenu par un archôn, disparut. D'une façon oud'une autre, que ce soit par un processus de redistribution, par défrichement de terresincultes, la petite propriété réapparaît et elle est désormais plus présente encore dans lesîles que sur le continent ; les campagnes retrouvent une activité perdue et un habitatpermanent. D'une certaine manière, on devine, au milieu du XIXo siècle, dans les îlesplus que partout ailleurs en Grèce, une répétition générale à échelle réduite des réformesmenées après la Première Guerre Mondiale par Vénizélos. Dans ces conditions, lesrelations postérieures à la Guerre d'Indépendance ont toutes les chances de donner uneimage de la vie dans les îles qui s'approche davantage de la période allant du VO à la fin du111° siècles avant notre ère.

Tous ces faits doivent intervenir pour une bonne lecture de la littérature devoyage. Privilégier une époque dans ce type de sources, c'est courir le risque des'enfermer dans la période antique qui lui correspond le mieux. Mais ce n'est pas le seuldanger qu'il convient de surmonter. L'oeil du voyageur est rarement objectif. Venir enGrèce au XVlIIo siècle, c'est opérer une sorte de pèlerinage vers les origines de lacivilisation occidentale: autant dire que les auteurs sont le plus souvent férus de cultureclassique et que le choc est dur entre l'image qu'ils se font de l'Antiquité, image livresquemâtinée des rêveries de l'abbé Barthélémy et de son jeune Anacharsis, et la réalité. Lesîles, dont on a vu qu'elles possédaient un biotope sans doute plus difficile que celui ducontinent mais dont les ingratitudes avaient pu être compensées par un travail des plusopiniâtres parce que la population alors nombreuse permettait et nécessitait un labeur detous les instants, les îles donc, dès lors que les conditions indispensables à leurépanouissement ne sont pas réunies, représentent l'archétype de la pauvreté. Le lien avecles propos de certains auteurs classiques que nous avons analysés plus haut s'expliquedésormais et c'est une pauvreté éternelle que les voyageurs retrouvent dans les îles de

78. J.T. Bent, The Cyclades, p. 474 ; E. Kolodny, Chom d'Amorgos, p. 37-43.79. T.M. Whitelaw, "Recent Rural Settlement", Northern Keos, n. 5 p. 364.

Page 216: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 213

l'Egée, par contraste avec la flamboyante beauté des monuments de l'Acropole, lesréflexions antiques sur Sériphos suffisant dans ces conditions à expliquer l'infertilité del'île. Mais ce n'est pas la pauvreté seule qui est retrouvée. Le mépris est également aurendez-vous: Pitton de Tournefort, dont l'oeuvre demeure pourtant un des modèles de cegenre de littérature, ne craint pas d'écrire que "[les Sériphiens] sont aussi fainéants etméprisables que leurs ancêtres" ; c'est encore le révérend J.T. Bent, qui voyage à la findu XIXo siècle, et qui, en évoquant les Sériphiens, admet "the usual sharp-wittedness oftheir race"80. C'est donc tout naturellement, qu'à l'image des sentences antiques surSériphos et Pholégandros, la littérature du XIXo siècle se répand en bons mots, commecelui de l'acide Edmond About, pour qui Patmos - où il n'a bien sOr jamais mis lespieds - est "une île sauvage où il ne pousse que des apocalypses"81.

On ne négligera pas non plus l'origine géographique des voyageurs, l'Europeoccidentale la plupart du temps. Un homme habitué aux vertes prairies du Pays de Gallesou de la Normandie aura beaucoup de mal à imaginer dans les bovins de la Grèce égéenneautre chose que des animaux étiques - ce qu'ils ne sont pas toujours - et dans lespâturages de la phrygana une nourriture acceptable. Il n'y a guère que Pitton deTournefort, botaniste de formation et Provençal de surcroît, pour ne pas s'étonner ducheptel insulaire et de son alimentation. Quant à l'aspect brOlé du paysage, il est d'autantplus dramatisé que le séjour se déroule à la fin de l'été, donnant une impression destérilité absolue et faisant oublier qu'au printemps, "les îles sont vertes comme l'Irlande"ou qu'en hiver l'aspect de la plaine littorale bien entretenue de los (Kato Kambos) "is asgreen as in an English valley"82.

Faut-il s'étonner de ce que Choiseul-Gouffier dise de Kimolos : "Je n'ai jamais vude séjour plus propre que cette île à inspirer le dégoût et la tristesse. Couverte de rochersqui laissent à peine pousser quelques arbres, la terre n'y présente jamais de verdure" ?Doit-on être surpris des propos de Sonnini à Anaphè où "tout s'y ressent de la misèreinsulaire" ou de ceux de Bent à Kythnos, île dans laquelle il avoue avoir "so muchdifficulty in going through the necessary compliments of admiration as when the demarchtook us over his town. Nothing will grow near it"83 ? Ce type de comportement est bienanalysé par Chateaubriand, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem: "Toutes ces îles siriantes autrefois, ou peut-être si embellies par l'imagination des poètes, n'offrentaujourd'hui que des côtes désolées et arides. De tristes villages s'élèvent en pain de sucresur des rochers ; ils sont dominés par des châteaux plus tristes encore, et quelquefoisenvironnés d'une double ou triple enceinte de murailles : on y vit dans la frayeur

80, Voyage du Levant, l, p. 215-216. The Cyclades, p. 3.81, La Grèce contemporaine. Edité par J. Tucoo-Chala, Paris, 1996, p. 9.82. G. Rougemont, JS 1990, p. 203 ; J.T. Bent, The Cyclades, p. 151. Voir la belle et édifianteremarque de R. Saulger, Histoire nouvelle des anciens ducs et autres souverains de l'Archipel, p. 358 :"C'est dans l'Archipel qu'il faut aller pour voir le printemps dans toute sa beauté".83, Choiseul-Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, p. 8 ; C.S. Sonnini, Voyage en Grèce,I, p. 304 ; J.T. Bent, The Cyclades, I, p. 432. A cette perception du monde insulaire par J.T. Bent, peutse rattacher la vision qui se dégage des nombreux articles de H. Hauttecoeur, qui ne semble pas avoir biencompris les impératifs de l'agriculture égéenne.

Page 217: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

214 PATRICE BRUN

perpétuelle des Turcs et des pirates. Comme ces villages fortifiés tombent cependant enruine, ils font naître à la fois, dans l'esprit du voyageur, l'idée de toutes les misères"84.

A l'exception de Bent qui décrit le monde insulaire sous un jour très noir, passantle plus clair de son temps à narrer les peurs et les superstitions des habitants et dont letravail possède aujourd'hui un intérêt avant tout ethnologique, et de quelques autres tropsubordonnés aux sources anciennes85 , les relations les plus négatives sur le mondeinsulaire datent des années précédant la guerre d'Indépendance. Compte tenu de ce quenous avons dit sur les correspondances entre ce monde antérieur au XIXo siècle et les îleségéennes aux débuts de l'occupation romaine - guerres, piraterie, concentration de lapropriété foncière - il n'y a pas lieu de s'étonner d'une telle vision du monde. Maispuisque le cadre chronologique de cette étude est le monde aux temps classiques ethellénistiques, il est normal de privilégier les sources postérieures à 1830.

Le changement, sans être radical, est bien perceptible. L'ouvrage essentiel de cettepériode est celui de Ross, qui analyse chaque île dans une période où la population est enpleine croissance, sans se soucier des réflexions antiques défavorables et surtout capablede les critiquer ouvertement. Le meilleur exemple de la démarche de Ross, c'est sansdoute à Pholégandros qu'on le trouvera. Pholégandros, l'une des plus pauvres del'Archipel pour les Anciens - et les voyageurs modernes, bien sûr86. Ross explique cettecritique systématique de l'île: "Die ganze Westhtilfte (die sogennante Ano Meria) bestehtaus stark verwittertem Thon und Glimmerschiefer, und ist fruchtbar und wohl angebaut.Sie schneidet sich scharf von breiten, aus dürren Kalk - und Marmorfelsen bestehendenOsthaIfte ab, und da auf dieser die alte Stadt nebst dem eine Stunde entfernten Hafen lag,flüchtige Besucher also nur die Schattenseite der Insel sahen, so mogen hieraus die soungünstigen Urtheile der Alten entstanden seyn. Auch Tournefort kam nicht über dieKalkfelsen hinaus". Pholégandros était-elle donc pauvre en 1840, selon les critères dutemps? Les lignes suivantes de Ross indiquent bien que telle n'est pas sa conclusion:"Sie ztihlt gegen anderthalb tausend Einwohner, die von dem Absatz ihrer überflüssigenProducte und Getreide und Schlachtvieh nach der reichen und vieler Einfuhr bedürftigenThera recht wohlleben"87.

Cette analyse contraste avec la vision misérabiliste offerte par les relationsprécédentes. Dans ces contradictions, plusieurs choses ont pu jouer, qui se sont

84. 1811, page 916-917 dans l'Edition de La Pléiade.85. Je pense notamment à L. Lacroix, Les îles de la Grèce, dont les propos sur Sériphos (p. 472, "unedes plus misérables [îles] de l'Archipel"), sur Syros surtout (p. 447) où, commentant les vers d'Homèresur la fertilité poétique de l'île et les comparant avec "sa stérilité actuelle", il considère que celle-ci est "uneffet de l'incurie des hommes et du temps: trop de raisons nous en rendent compte pour qu'on se croitautorisé à taxer Homère d'inexactitude".86. J. Thévenot, Relation d'un voyage fait au Levant, p. 201 note bien que les Pholégandriens "viventassez bien, ayant de fort bon pain, de volailles, des moutons et d'autres choses nécessaires". Mais lesautres témoignages s'arrêtent au mot d'Aratos rapporté par Strabon: "pays rude et raboteux" pour Dapper,Description, p. 384; "île pierreuse, sèche et pelée" pour Tournefort, Voyage du Levant, 1. p. 308. mêmes'il avoue que "l'on y recueille assez de blé et de vin pour l'usage des habitants". Le plus significatif desces jugements emplis d'a priori est celui de Choiseul-Gouffier qui ne fait que passer à Pholégandros, parceque·"des montagnes escarpées en défendent l'abord; on l'appelait autrefois île de fer et je savais d'ailleursque l'intérieur n'offre rien qui dût m'engager à descendre" (Voyage pittoresque de la Grèce, p. 17).87. Reisen, l, p. 147.

Page 218: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 215

renforcées mutuellement. Un élément chronologique tout d'abord puisque les îlesconnaissent, nous l'avons déjà dit, une renaissance économique et sociale dans le secondtiers du XIXO siècle, réussite qui oblitère le contenu des sources antiques, lesquellespouvaient, à l'inverse, paraître plus réalistes aux voyageurs antérieurs, qui évoluaientdans un contexte historique défavorable aux îles de l'Egée et dans un contexte cultureltrès révérencieux vis-à-vis des textes anciens. Elément géographique ensuite :l'opposition est en effet très vive entre les deux parties de l'île de Pholégandros, l'est,domaine de la phrygana et de l'élevage extensif, sans le moindre arbre, avec sa hautefalaise de plus de deux cents mètres d'altitude qui plonge dans la mer, donnant l'illusion,pour qui arrive de Mélos, d'une barrière infranchissable, et l'ouest, où la prédominancedes roches schisteuses permet, par le jeu de terrasses encore bien entretenues, unenvironnement plus verdoyant et plus productif88• Cette remarque, faite par tous lesvoyageurs à la suite de Ross, n'a pas à être remise en cause à l'heure actuelle.

Mais on ne saurait aller trop loin dans cette voie sans prendre le risque de secouper d'un certain nombre de réalités, au premier desquelles le phoros très modesteexigé par Athènes. C'est vrai que l'on doit faire intervenir l'époque -le VO siècle - auquelces chiffres se rapportent: nul doute qu'à ce moment, Pholégandros, Sikinos, Anaphè oud'autres îles de nature équivalente, n'abritait qu'une faible population qui a crO au sièclesuivant à l'image de ses voisines cycladiques. Autant dire que la nécessité de mettre envaleur des terres n'était guère ressentie par des insulaires trop peu nombreux pour selivrer à pareille tâche. Ces îles produisaient sans doute tout ce dont elles avaient besoin etce qu'une vie rurale fondée sur la xèrophagia, la frugalité, demandait. Mais sans jamaisavoir la possibilité de dégager des surplus suffisants pour entrer dans les circuitscommerciaux et se développer. Autarciques, au sens où Aristophane l'entendait, ces îlesl'étaient, mais on devine la modestie induite par cette autarcie. La micro-insularité, qui faitintervenir une faible surface cultivable/cultivée et une population réduite pose, on le voit,un certain nombre de problèmes spécifiques. On ne saurait cependant se servir du modèlede ces petites îles pour généraliser la situation insulaire dans l'Antiquité. Que Sikinosn'eût rien à voir avec Naxos, nul n'en a jamais douté. Mais peut-être exista-t-il quelquestentations pour admettre que Sériphos ou Kythnos n'étaient pas très éloignées de lapremière nommée: sans doute est-ce là l'origine d'un évident processus d'amalgame quiprit corps dans l'Antiquité, et que les voyageurs reprirent avec un bel ensemble. Endécrivant, avec toutes les nuances voulues, la réalité de la situation dans ces îlesmineures, Ross a montré d'une part que ces îles n'étaient pas l'enfer complaisammentétalé, mais aussi tout ce qui les différenciait d'unités insulaires plus grandes.

Doit-on, par voie de conséquence, être lecteur d'un seul livre - Ross - ou à tout lemoins de la seule littérature du XIXo siècle? Cela n'aurait guère de sens, en écartant toutela littérature antérieure, de se priver d'une telle quantité de relations fort utiles à diverstitres. Mais il ne faut sans doute pas non plus les admettre en guise de vérité absolue ni en

88. Tel est bien le constat de J.T. Bent, The Cyclades, p. 203, d'A. Philippson, Die griechischenLandshaften, IV, p. 138, du Geographical Handbook, III, p. 470: "Springs are more abundant here (dansla partie occidentale) and good harvests are obtained from the terraced hillsides". Voir enfin l'étudegéologique de l'île par S. Verginis, "Beitrage zur Geomorphologie der Inseln Folegandros und Sikinos",p.330-350.

Page 219: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

216 PATRICE BRUN

déduire, en les ajoutant aux jugements antiques négatifs dont nous avons vu les tenants etles aboutissants, l'image d'une indigence inscrite dans les impératifs géographiques. Lesa priori modernes étant fondés, pour partie sur des conditions historiques spécifiquesdont on a parfois du mal à se dégager, pour partie sur des méconnaissances climatiques etagronomiques, pour partie enfin sur une excellente compréhension des textes anciens etune fidélité absolue accordée à leurs auteurs, les utiliser pour conforter ces derniers ou selivrer à l'opération inverse ne peut aboutir qu'à une impasse.

Page 220: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

CONCLUSION

Je ne voudrais pas, au moment de clore ce livre, laisser une impression déforméede l'aire géographique que je me suis efforcé d'étudier, offrir par là une vision idylliquede ce monde insulaire de l'Egée, et reprendre ainsi à mon compte le bucolique deThéocrite à propos de Cos. Mais, le balancier étant, selon mon avis, parti trop loin dansun sens, celui d'une thèse misérabiliste, j'ai peut-être par moments fait des efforts un peuappuyés pour le renvoyer dans l'autre. Sans doute est-il l'heure de trouver le pointd'équilibre le plus juste possible.

Ce point d'équilibre, pour être atteint, et j'espère l'avoir démontré, ne doit pasfaire abstraction des éléments chronologiques, du contexte historique dans lequel ontévolué ces îles. En effet, il me paraît fallacieux d'imaginer que l'immuabilité du cadregéographique sur une grande échelle a généré celle de la vie insulaire. Celle-ci n'est pas lamême aux différentes époques de l'histoire de la Grèce, et je ne saurais trop insister unefois encore sur les spécificités de la période concernée, car il est avéré que l'arrivée desRomains en mer Egée au tournant des IIIo et IIo siècles a transformé profondément lesconditions générales de circulation des personnes et des biens, de la propriété du sol etdonc l'ensemble des structures sociales. Dans cette optique, si la peinture des îles del'Egée que je propose apparaît un peu adoucie, c'est certes parce que, pour les raisonsque je viens d'invoquer, j'ai tenu à présenter avant tout les éléments à décharge, maisc'est aussi parce que, de 500 à 200 av. J.C. environ, ceux-ci me semblent l'avoiremporté sur les éléments négatifs.

On objectera que les conditions historiques ont été les mêmes pour tous les Grecs.Ce n'est vrai qu'en partie, les guerres, amenant des déprédations répétées en Grèce, ayanttouché, pour l'époque considérée, davantage le continent que les îles. Mais là n'est pas leplus important, qui se situe dans les spécificités géographiques de l'espace insulaire, plusprompt à réagir aux aspects positifs ou aux aspects négatifs : un temps de prospérité assezlo'ng à partir du début du VO siècle, après l'occupation perse qui s'est déroulée dans desconditions d'installation souvent dramatiques, a débouché au siècle suivant sur uneexpansion démographique à laquelle les insulaires ont su répondre par la double solutionagricole (mise en terrasses des versants des collines et des montagnes) et commerciale(jamais les îles ne se tournèrent plus vers la mer qu'à ce moment-là) à défaut d'avoirchoisi, à l'instar de l'époque archaïque, la voie de l'émigration. Cette solution a permis denourrir une population abondante, elle-même nécessaire pour assurer les travaux deschamps, plus exigeants en main d'oeuvre que sur le continent. Mais ces îles devenuespopuleuses étaient désormais fragilisées par l'impérieuse nécessité d'une situation

Page 221: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

218 PATRICE BRUN

générale favorable aux échanges pour assurer les exportations indispensables à l'achat decertains biens parfois déficitaires, d'une atmosphère pacifique, sans prélèvement exagéréde la piraterie par exemple.

Ces trois siècles possèdent, pour les îles, une réelle cohérence économique etsociale. Certes, l'histoire politique, la "grande histoire", touche la mer Egée et ses îles,mais elle ne paraît pas remettre en cause en profondeur les grandes tendances mises enplace dès le début du VO siècle: affirmation de la petite propriété, développementdémographique, ouverture commerciale progressive et les changements successifs del'hégémonie n'ont guère de prise sur ces réalités insulaires. Quelques signaux s'allumentnéanmoins au I11° siècle, dont nous ne percevons qu'une pâle lueur. Corèsia de Kéoss'affaiblit au moment où une garnison ptolémaïque s'y installe, sans que l'on soit capablede repérer un lien de causalité entre les deux phénomènes. Des Samiens se fixent à Minoad'Amorgos comblant sans doute une vide démographique que nous ne comprenons pas,avant de faire la même chose au siècle suivant à Oinè d'Icaria. A la fin du Illo siècle, lapiraterie s'institutionnalise et sert de relais aux opérations militaires classiques, gênant desîles dont la prospérité est liée au commerce maritime. Avec le retour des Athéniens àDélos, les îles voisines subissent de plein fouet l'internationalisation de l'île et c'est toutl'équilibre traditionnel qui se rompt, entraînant une chute plus rapide encore que ne le futl'ascension.

Les cas de Délos, de Rhénée, sont sans doute aberrants aussi bien dans leursuccès que dans leur déroute finale, mais ils sont emblématiques et attestent, à leurmanière, que c'est l'histoire qui fait les îles. Comment expliquer que la petite Rhénéeversait 300 misérables drachmes au VO siècle dans les caisses du Trésor athénien, ce quicorrespond à la ferme annuelle d'un seul domaine d'Apollon au Illo siècle, sinon parl'intensité tardo-classique et hellénistique de la mise en valeur d'un terroir pauvre à l'étatbrut, rentable une fois exploité et intégré dans une économie dynamique ? D'un autrecôté, les massacres sont forcément plus dramatiques dans un milieu où toute fuite estimpossible (voir l'épisode sanglant de Mélos) ; la reconstruction des infrastructures estplus longue dans un contexte démographique dépressif et dans un espace où lapermanence des champs eux-mêmes est menacée par le manque d'entretien et, à cetégard, tant l'histoire de Délos au 1° siècle avant notre ère que les quelques exemples quenous avons pris concernant l'époque byzantine sont éclairants. Si l'on recherche uneréelle originalité des îles de l'Egée, c'est dans ce paradoxe d'une économie ruraleréclamant un labeur énorme et une main d'oeuvre nombreuse, que la terre parvient ànourrir, produisant même des surplus commercialisables si les conditions extérieures - nedépendant en rien des insulaires - le permettent, qu'on la trouvera. On conçoit alors queces conditions nécessitent un concours de circonstances difficile à obtenir, en clair unethalassocratie peu ou pas discutée: protégées donc, mais soumises et nous tombons surl'autre volet de réalités insulaires, cette incapacité à imaginer une Confédérationauthentiquement insulaire ou à assurer une réelle autonomie politique dans le cadre d'unpouvoir extérieur fort, qu'il soit exercé depuis la Pnyx, la Corne d'Or ou la placeSyndagma aujourd'hui.

Cette étude aura je l'espère montré avant tout que l'insulaire, qu'il soit paysan ounavigateur, n'obéit pas à un modèle unique, transposable d'une île à l'autre ni surtoutd'un millénaire à l'autre pas plus qu'on ne peut parler d'un modèle unique de paysagesorti du contexte historique dans lequel ont évolué les hommes. Au XVIIlo siècle,

Page 222: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCH/PELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 219

Watteau représentait Cythère, dans son célèbre tableau L'embarquement pour Cythère, enîle verdoyante et arborée et l'abbé Barthélémy croyait, sans avoir parcouru la Grèce luinon plus et comme beaucoup de ses contemporains, il est vrai, à un monde antique fait deforêts majestueuses peuplées de biches et de nymphes, à une Rhénée dominée par "larichesse de ses collines et de ses campagnes", une Naxos arrosée par "des sourcesintarissables d'une onde vive et pure" et où des "troupeaux s'égarent dans l'épaisseur desprairies", une Siphnos aux "campagnes émaillées de fleurs et toujours couvertes defruits"}. C'est peut-être pour cela que les voyageurs de l'époque moderne et jusque vers1830-1850 furent tant déçus de leur première approche de la Grèce. Guidés par cettenotion de déterminisme géographique et politique, ils ne pouvaient résoudrel'inadéquation entre leur Grèce rêvée et leur Grèce vécue qu'en faisant intervenir lesconcepts douteux de dégénérescence de la race sous les coups redoublés des invasionssuccessives (qui expliquaient la disparition du fameux "profil grec"), de l'incurie deshommes et de l'asservissement2• Une étude plus apaisée de la Turcocratie permitcependant de comprendre le poids des événements dans l'approche économique et socialedu milieu égéen.

Néanmoins, il est difficile, compte tenu de l'aspect parcellaire des sourcesantiques, d'apprécier l'impact exact de l'histoire sur les îles. Bien sOr, on sait quel'expulsion des Déliens de leur île en 166 et celle, indirecte, des nombreux insulaires quiy faisaient de prospères affaires, changea pour les Cyclades la donne plus encore que ladestruction de l'emporion par les troupes de Mithridate. Mais que savons-nousexactement des conséquences de la création de la Ligue des Nésiotes sur le chapeletcycladique ? Pouvons-nous d'ailleurs être certains qu'il y en eut? Plus encore, et plusdisputé, comment mesurer à leur juste valeur les chocs répétés que représentent les raidspiratiques quand à Ténos, une étude serrée a démontré l'impossibilité de relier cetévénement ponctuel à la décision politique de construire une ville sur le littoral ? Aussibien les solutions que j'ai proposées ne peuvent-elles souvent dépasser le stade del'hypothèse. Soumis à ce que E. Badian appelle "l'histoire entre crochets"3, avec forcerestitutions, nous ne pouvons que juger les grandes tendances séculaires. Et de même,parlant des îles comme d'un ensemble cohérent, nous avons trop tendance à sous-estimerles conditions locales spécifiques - parce que nous les entrevoyons mal, ce qui est uneuphémisme - permettant de comprendre l'originalité agricole, commerciale, historique,politique pour tout dire, de chacune.

Quand bien même nous avons souligné la cohérence chronologique des VO- 111°

siècles, cette période n'est pas homogène et ne recoupe pas les frontières traditionnellesentre siècles valables d'abord pour Athènes: les anciens membres de la Ligue de Délosvoient en 404 les Athéniens remplacés par des Lacédémoniens, l'harmoste se substituerau chef de la garnison et le changement vu de l'Archipel n'est guère flagrant. Au VO

siècle, un temps de paix assez long explique une croissance démographique que n'altèrepas beaucoup la guerre du Péloponnèse et qui trouve son apogée, les prospectionsarchéologiques de Mélos ou de Kéos le confirment, au IVO siècle. Dès le début du 111°

1, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, VI, p. 321, 345, 348. O. Murray, Opus, 11, 1992, p. 15.2. Sur la littérature de voyage prise dans le contexte de chaque époque, voir R. Eisner, Travelers to anAntique land. The History and Literature ofTravel in Greece, Ann Arbor, 1991.3, E. Badian, "History from Square Brackets", ZPE 79, 1989, p. 59-70.

Page 223: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

220 PATRICE BRUN

siècle, les îles de l'Egée, prises dans le tourbillon des luttes entre diadoques, suivent deschemins séparés: Samothrace est dans l'orbite de Lysimaque, les Sporades du Nord sousobédience macédonienne, les Cyclades sous contrôle lagide et Rhodes essaie, vaille quevaille, de délimiter son aire d'influence. Avant, à la fin du 111° siècle et au début du 11°,que les îles ne tombent sous la coupe des Romains et n'entrent dans un monde nouveauoù elles sont quantité négligeable.

Au fil des pages toutefois, on aura remarqué la fréquence des allusions au IVo

siècle avant J.c., son importance pour le monde égéen. Tout porte à croire en effet que cefut à ce moment de leur histoire que les îles connurent leur optimum démographique. Laconquête par la céréaliculture d'îles mineures, auparavant pâturages extensifs réservés aupetit bétail, est en soi un indice que le point culminant est atteint et par cette expressionj'entends l'impossibilité matérielle dans un cadre normal d'aller au-delà sauf à pouvoirs'affranchir de ces réalités par l'exploitation minière (Théophraste fournit de multiplestémoignages de de son existence) ou le commerce (et l'épigraphie insulaire, dans laseconde moitié du IVo siècle, devient prolixe sur le sujet) c'est-à-dire à développer toutesses potentialités, ce qui nous éloigne du schéma d'îles à l'économie purement vivrière.Couronnant le tout, l'archéologie tant urbaine que religieuse donne des traces tangibles decette expansion. Autant dire qu'une analyse historique du IVo siècle dans les îles estnécessaire pour mieux cadrer cette prospérité insulaire. Mais les réflexions générales quej'ai essayé de mener en étaient sans doute les prolégomènes indispensables.

Page 224: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 221

LES ILES DE L'EGEE

,Télos

81>Cha1kè

1mbr~

Lemnos

CarystosAndros

• Thasos

G aras Ténos Icaria

Kéoll Y... ~thn

Q Syros e ~ MyeonosKy os lJ 'W " Dél

Rhénée os

Sériph0!ijl Paros f .. ~

Siphnos'\ Q' .Naxos ... 0 CaIymnl

(>Kimolos Q cI'!:rMélo~' Sikino~ "los Amorgos

PhOlégand~ Astyp~aThèra.) lA

Anaphè

Amphipoliso

Skiathos Il Péparéthosdll ~6W

leos~Skyros

EUBÉE 'Ca

1 Carpathoscasso)p ,

o1

100 km

1

Page 225: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

222

IŒOS

PATRICE BRUN

c#JGYAROS

~ EPHYRA

:: ~OLYAIGOS

LES CYCLADES OCCIDENTALES

o Site antique• Site médiéval

*Site modeme

5OOm.2oom.

Dm.o 20km.LI 1

Page 226: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES CYCLADES MERIDIONALES

~lOOOm500 mZOO m

Om

OLIARO~PREPESINTIIOS f'

{]~

lOS

t!éocastro

~"HOlEGANDROS a"

c;;1 0 SIKINOS

LAGOUSSA

SCHINOUSSA1\ _lŒRA<=JA,ij '<J

oPHACOUSSAI

~KEROS

DONOUS~

o Site antique

• Site médiéval

* Site moderne

o 20 km.I, ---ll

Page 227: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES CYCLADES SEPTENTRIONALES

o

20 km1

TRAGONISSI

(]

0 Site antique

• Site moderne

~Soom.2oom.

Dm.

o1

GYA~

EUBEE

Page 228: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 225

SYM~

WCHALKE

~TELOS

MAGNESIEo

NISYROS~

~ LEPSIA

SOkm.

%EROS

LEBINTHOS ~CJ KALYMNOS~

?=

PATMOS~

1000 m.SOOm.

Omo

~YPALAIA

LE SUD-EST EGEEN

oKINAROS

o

ICARIA

SAMOS

~~~The~()~ORSIAI

Page 229: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE

BIBLIOGRAPHIE

227

On ne trouvera dans les pages suivantes que les ouvrages ou articles dont le lien avec le sujet estdirect. D'autres, au fil des notes, sont repris, mais je n'ai pas jugé utile de les placer en bibliographie s'ilsn'intervenaient qu'une seule fois.

Plusieurs types de travaux sont représentés ici. Quelques mots d'introduction ne seront passuperflus : les plus utiles, pour notre perspective de recherches, sont ceux, fort récents, qui publient lesrésultats d'enquêtes de détail sur le terrain qui se sont multipliées ces dernières années: un bilan en a étédressé par S.E. Alcock, J.F. Cherry et J.L. Davis: "Intensive survey, agricultural practice and theclassicallandscape of Greece", Classical Greece. Ancient histories and modem archaeologies, 1. Morriséd., p. 137-170, et J. Cherry, "Regional Survey in the Aegean : the "New Wave" and after", Beyond thesite, P.N. Kardulias éd., p. 91-112. Concernant le domaine géographique des îles, ont paru :

Renfrew (c.) - Wagstaff (M.), An Island Polity. The archaeology of exploitation in Melos,Cambridge, 1982

Cherry (J.F.) - Davis (J.L.) - Mantzourani (E.), Landscape Archaeology as Long-Term History.Northem Keos in the Cycladic Islands, Los Angeles, 1991

De nouvelles prospections en cours ou terminées doivent déboucher rapidement sur despublications: c'est le cas pour Amorgos, sous la direction de L. Marangou et C. Renfrew, et pour le sud­ouest de l'île de Kéos, sous la responsabilité de L. Mendoni.

D'autres publications témoignent de recherches peut-être moins systématiques mais aux résultatsfort intéressants pour les îles de Naxos et d'Amorgos :

Les Cyclades. Matériaux pour une étude de géographie historique, Paris, 1983Recherches dans les Cyclades, sous la direction de R. Dalongeville et G. Rougemont, Lyon,

1993

L'approche géographique est indispensable pour une telle enquête. La somme d'A. Philippson, lelivre déjà ancien de géographie historique de E.C. Semple, sont toujours précieux et les travauxd'E. Kolodny d'une importance capitale pour le paysage et les modes de vie. L'étude de G. Rougemont surla géographie historique des Cyclades trace les meilleures pistes pour une bonne compréhension despaysages insulaires.

Il existe peu de monographies insulaires si l'on met de côté les grandes îles de l'Egée et bien sOrDélos et les îles voisines de Myconos et Rhénée, mais les dernières années ont vu de nettes avancées.L'oeuvre colossale réalisée sous la houlette deF. Hiller von Gaertringen à Thèra reste un modèle du genre.Quelques exceptions tout de même avec le travail de grande ampleur qu'effectue L. Mendoni à Kéos(révision des inscriptions, travail de terrain), les recherches archéologiques et historiques de R. Etienne àTénos, la publication sur les tours de Siphnos de N.G. Ashton et E.T. Pantazoglou, l'étude deA. Mazarakis-Ainian sur les murailles de Kythnos. Paros est également bien connue, surtout pourl'époque archaïque avec le livre récent de D. Berranger, et Cos a bénéficié d'un traitement de choix avecl'ouvrage de S.M. Sherwin-White. Le livre de E.M. Craik sur les îles doriennes du sud de l'Egée apportepeu. Les monographies ne se justifient d'ailleurs pas toujours: la tentative de AJ. Papalas pour Icaria està cet égard révélatrice et décevante. Pour les autres îles, il faut trop souvent se contenter de quelquesarticles, comme par exemple celui de Ph. Bruneau sur Péparéthos, de A. Frantz, H.A. Thomson et J.Travlos sur Sikinos. La suite d'articles écrits il y a un siècle environ par H. Hautteçoeur a le seul mérited'exister et de retranscrire le plus souvent en français des monographies en langue p~re difficiles d'accès(voir les remarques acides mais justifiées de L. Robert, OMS l, n. 1 p. 552). Disons-le tout net:Hauttecoeur était un plagieur peu discret qui n'utilisait pas beaucoup les guillemets.

Un peu à part dans cette catégorie de monographies, on doit dire un mot de ces petits ouvragesparus dans la seconde moitié du XIXo siècle et consacrés à l'histoire et la géographie d'une île. De qualitétrès inégale, ces ouvrages souffrent de leur diffusion restreinte et de leur c~mposition en langue pure.

Page 230: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

228 PATRICE BRUN

Rares sont ceux à avoir été réédités, comme le livre de A Vallindas sur Kythnos, réimprimé en 1990 parles soins de la municipalité de Kythnos et celui de K. Manthos sur Kéos, réédité avec commentaires deL. Mendoni. IG XII 3, 5 et 7 donnent une liste exhaustive de ces monographies et voici ceux - ils nesont pas nombreux - que j'ai pu compulser:

Ampelas (T.), 1mop{a rijç vryaov l:vpov, Hermoupolis, 1874Gabalas (Z.D.), IIepi rijç vryaov l:lIdvov, Athènes, 1885Gabalas (Z.D.), 'H vryaoç t!JoÂ,éyavôpoç, Athènes, 1886Manthos (K.), 'APxawÂ,oy{a mi 1mop{a Kéaç. Edité et annoté par L. Mendoni, Athènes, 1991Miliarakis (A), 'YnoJ.lvryJ.lam neplYpaqJllrà TroV KVK"Â,aôwv vryawv K"aTà J.lépoç. "Avôpoç, Kéwç,

Athènes, 1880Miliarakis (A), 'YnoJ.lvryJ.lam neplYpaqnK"à TroV KVK"Â,aôwv vryawv K"aTà J.lépoç. 'AJ.lopy6ç, Athènes,

1884Miliarakis (A), 'Yn0J.lvryJ.laTa neplypaqJlK"à TroV KVK"Â,aôwv vryawv K"aTà J.lépoç. K{J.lwÂ,oç,

Athènes, 1899Paschalis (D.), 'H qJwvr, T1jÇ "Avôpov, Syros, 1899Psyllas (LN.), 1aTop{a Tflç vryaov Kéaç, Athènes, 1921Stamatiadis (E.I.), 'IK"aplaK"à TiTOl imop{a K"ai neplypaqJr, rijç vryaov 'IK"ap{aç, Samos, 1893Vallindas (A), KVOVlaK"a, Hermoupolis, 1882 (rééd. Athènes, 1990)

La littérature de voyage que j'ai beaucoup utilisée au cours de mes recherches est immense et, làencore, de qualité très inégale. Les relations les plus complètes sont celles de J. Pitton de Tournefort et deL. Ross, mais d'autres peuvent donner d'utiles points de vue. Des listes exhaustives sont fournies parJ. Bennet et S. Voutsaki, "A Synopsis and Analysis of Traveler's' Accounts of Keos (to 1821)",Northern Keos, p. 366, et D. Berranger, Paros archaïque, p. 21-54 (avec analyse critique et édition despassages concernant Paros) que l'on complétera par la nomenclature, valable pour les XIvo-XVIo siècles,établie par S. Yerasimos. Certains voyageurs, et ils sont nombreux, ont pu limiter leur voyage à une ouquelques îles seulement, ce qui ne facilite pas la recherche. Voici ceux, dans l'ordre chronologique desvoyages, qui ont fait de ma part l'objet d'une recension toute particulière:

Ch. Buondelmonti, Liber insularum Archipelagi, (1420), E. Legrand éd., Paris, 1897P. Belon du Mans, Observations de plusieurs singularités et choses mémorables trouvées en Grèce, Asie.

Judée, Arabie et autres pays étrangers, Paris, 1554P. Carlier de Pinon, Voyage en Orient, publié avec des notes historiques et géographiques par E. Blochet,

Paris, 1920M. Boschini, L'Arcipelago, Venise, 1658J. Thevenot, Relation d'un voyage fait au Levant, Paris, 1664J. Spon, Voyage de l'Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant, Lyon, 1678F. Piacenza, L'Egeo redivivo, Modène, 1688R. Saulger, Histoire nouvelle des anciens ducs et autres souverains de l'Archipel, Paris, 1699O. Dapper, Description exacte des îles de l'Archipel, Amsterdam, 1703J. Pitton de Tournefort, Voyage du Levant, Paris, 1717W.B. Stanford - E.J. Finopoulos édd., The travels ofLord Charlemont in Greece and Turkey, 1749,

Londres, 1984Maihows, Voyage en France, en Italie et aux Isles de l'Archipel, ou lettres écrites de plusieurs endroits de

l'Europe et du Levant en 1750, Paris, 1763Pasch di Krienen, Breve descrizione dell'Arcipelago e particolarmente delle diciotto isole sottomise l'anno

1771 al dominio russo, Livourne, 1773Baron de Riedesel, Remarques d'un voyageur moderne au Levant, Leipzig, 1774 (Trad. fr. Paris, 1802)Choiseul-Gouffier, Voyage pittoresque de la Grèce, Paris, 1782

Page 231: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE

C. Savary, Lettres sur la Grèce, Paris, 1788G. Olivier, Voyage dans l'Empire othoman, Paris, 1801C.S. Sonnini, Voyage en Grèce et en Turquie par ordre de Louis XVI, Paris, 1801L. Ross, Reisen aufden griechischen Inseln, Stuttgart, 1840J.A Buchon, Voyages dans l'Eubée et les Cyclades en 1841, E. Longnon éd., Paris, 1911K.G. Fiedler, Reise durch alte Theile des Konigsreiches Griechenland in den lahren 1834 bis 1837, II,

Leipzig, 1841L. Lacroix, Les îles de la Grèce, Paris, 1853J.T. Bent, The Cyclades, Oxford, 1885

BffiLIOGRAPHIE GENERALE

229

Accame (S.), La lega ateniese deI secolo N, Rome, 1941Alcock (S.E.), Graecia capta. The Landscapes ofRoman Greece, Cambridge, 1993Amit (M.), Athens and the sea, Bruxelles, 1965Amit (M.), Great and Smalt Poleis, Bruxelles, 1973Amouretti (M.CL), Le pain et l'huile dans la Grèce Antique, Paris-Besançon, 1986Amouretti (M.CL), "Oléiculture et viticulture dans la Grèce antique", Agriculture in the Ancient Greece,

p.77-86Amouretti (M. CL), "L'agriculture dans la Grèce antique: bilan des recherches de la dernière décennie",

Topoi,4, 1994, p. 69-94Andrews (A), "Melons and watermelons in the classical era", Osiris, 12, 1956, p. 368-375Argoud (G.), "Eau et agriculture en Grèce", L'homme et l'eau en Méditerranée et au Proche-Orient, N,

1987, p. 25-43Archontidou-Argyri (A) - Simossi (A) - Empereur (J.Y.), "The underwater excavation at the ancient port

of Thasos, Greece", IJNA, 18-1, 1989, p. 51-60Ashton (N.G.) - Pantazoglou (E.T.), Siphnos, Ancient Towers B.C., Athènes, 1991Bagnall (RS.), The Administration of the Ptolemaic Possessions outside Egypt, Leyde, 1976Baker (P.), Cos et Calymne, 205-200 a.c. Esprit civique et défense nationale, Laval (Québec), 1991Balandier (CL), "Productions et usages du miel", Des Hommes et des Plantes, M.CL Amouretti-

G. Cornet édd.; Aix en Provence, 1992 [1993]Barbero (M.) - Quezel (P.), "La végétation de la Grèce et l'action de l'homme", Méditerranée, 1983-2,

p.65-71Barthélémy (Abbé), Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, 2° édition, aris, 1822Benson (J.L.), Ancient Leros, Durham, 1963Bent (J.T.), "On the gold and silver Mines at Siphnos", lHS 6, 1885, p. 195-198Berranger (D.), Recherches sur l'histoire et la prosopographie de Paros à l'époque archaïque, Clermont­

Ferrand, 1992Berthold (RM.), "Fourth century Rhodes", Historia, 29, 1980, p. 32-49Bintliff (J.L.), Natural Environment and Human Settlement in Prehistoric Greece, B.AR 28, Oxford,

1977 'Bintliff (J.L.), "The history of GreekCountryside : as the waves breaks, prospects for future researchs",

Structures rurales et sociétés antiques, p. 7-16Blümner (H.), Technologie und Terminologie der Gewerbe und Künste bei Griechen und Romern,

Leipzig, 1875-1887Boardman (J.) - Vaphopoulou-Richardson (C.E.), Chias. A Conference at the Homereion in Chias,

Oxford,1984Bogaert (R.), Banques et banquiers dans les cités grecques, Leyde, 1968

Page 232: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

230 PATRICE BRUN

Bonias (Z.) - Brunet (M.) - Sintes (G.), "Organisation des espaces et cheminements antiques à Thasos",Archéologie et espaces: X O rencontres d'archéologie et d'histoire d'Antibes, 19-21 Oct. 1989

Bourriot (F.), "La consommation du poisson et la pêche maritime dans l'Antiquité grecque", Mer - Outre­Mer. Revue de la Ligue maritime et d'Outre-Mer, mars 1972, p. 14-17

Bousquet (J.) - Dufaure (U.) - Pechoux (P.Y.), "Temps historiques et évolution des paysages égéens",Méditerranée, 1983-2, p. 3-25

Boussac (M.F.), "Sceaux déliens", RA 1988, p. 307-340Boussac (M.F.) - Rougemont (G.), "Observations sur le territoire des cités d'Amorgos", Les Cyclades,

p. 113-120Bradford (J.), Ancient Landscapes. Study in Field Archaeology, Londres, 1956Braudel (F.), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe 11, Paris, 2° éd. 1979Bresson (A.), "Aristote et le commerce extérieur", REA 89,1987, p. 217-238Bresson (A.) - Rouillard (P.) édd., L'emporion, Paris, 1993Briant (P.) - Lévêque (P.), Le monde grec aux temps classiques. T. 1. Le V O siècle, Paris, 1995Brock (J.K.) - Young (G.M.), "Excavations at Siphnos", ABSA 44, 1949, p. 1-92Brj:'jnsted (P.O.), Voyages et Recherches dans la Grèce, J, Paris, 1826Brulé (P.), La piraterie crétoise hellénistique, Paris, 1978Brulé (P.), La cité grecque à l'époque classique, Rennes, 1994Brun (P.), Eisphora - Syntaxis - Stratiôtika. Recherches sur le financement de la guerre à Athènes au IVo

siècle av. J.c., Paris-Besançon, 1983Brun (P.), "Les voyageurs modernes dans les Cyclades et l'utilisation comparative de leurs données",

DRA 19-2, 1993, p. 223-233Brun (P.), "La faiblesse insulaire: histoire d'un topos", ZPE 99, 1993, p. 165-183Brun (P.), "La stèle des céréales de Cyrène et le commerce du grain en Egée au N° siècle av. J.C.", ZPE

99, 1993, p. 185-196Bruneau (Ph.), "Contribution à l'histoire urbaine de Délos à l'époque hellénistique et à l'époque

impériale", BCR 92, 1968, p. 633-709Bruneau (Ph.), "Documents sur l'histoire délienne de la pourpre," BCR 93, 1969, p. 759-791Bruneau (Ph.), Recherches sur les cultes de Délos à l'époque hellénistique et à l'époque impériale, Paris,

1970Bruneau (Ph.), "Deliaca II'', BCR 102, 1978, p. 110-114Bruneau (Ph.), "Deliaca III", BCR 103, 1979, p. 83-88Bruneau (Ph.), "Peparethia", BCR 111,1987, p. 471-493Bruneau (Ph.) - Fraisse (Ph.), "Un pressoir à vin à Délos", BCR 105, 1981, p. 141-145Brunet (M.), "Contribution à l'histoire rurale de Délos", BCR 114, 1990, p. 669-682Brunet (M.), "Terrasses de culture antiques: l'exemple de Délos", Méditerranée, 71,1990-3, p. 5-11Brunet (M.), "Campagnes de la Grèce antique. Les dangers du prisme athénien", Topoi, 2, 1992, p. 33-51Buchholz (H.G.), Methymna, Mayence, 1975Burase1is (K.), Das hellenistiche Makedonien und die .4gais, Munich, 1982Bürchner (L.), "Ikaros-Nikaria, eine vergessene Insel des griechischen Archipels", Pettermann's

Mitteilungen, 1894, p. 256-261Burford (A.), Land and Labour in the Greek World, Baltimore, 1993Camp (J.), "A drought in the last eighth century RC.", Resperia, 48, 1979, p. 397-411Camp (J.), "Drought and famine in the fourth century B.C.", Stud. H.A. Thompson, Resperia Suppl.

XX, Princeton, 1982, p. 9-17Cargill (J.), Athenian Settlements of Fourth Century B.C., Leyde, 1995Caskey (J.L.), "Koroni and Keos", Studies presented to E. Van der Pool, Resperia Suppl. XIX,

Princeton, 1982, p. 14-16Casson (L.), Ships and Seamanship in the Ancient World, Princeton, 1971Casson (L.), The Ancient Mariners, 2° éd. Princeton, 1991

Page 233: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 231

Cecarelli (P.), "1 Nesiotika", ASNP 19, 1989, p. 903-935Cherry (J.F.), "Frogs round the Pond: Perspectives on Current Archaeological Survey Projects in the

Mediterranean Region", RR Keller - D.W. Rupp édd., Archaeological Survey in theMediterraneanArea, RAR 155, Oxford, 1983

Cherry (J.F.) - Davis (J.L.), "The Ptolemaic base at Koressos on Keos", ABSA 86, 1991, p. 9-28Cherry (J.F.) - Davis (JL) - Mantzourani (E.), Landscape Archeology as Long-Term History :

Northern Keos in the Cycladic Islands [MonumentaArcheologica 16J, Los Angeles, 1991Comptes et inventaires dans la cité grecque. Actes du colloque de Neuchâtel en l'honneur de Jacques

Tréheux, Neuchâtel, 1988Corvisier (J.N.), Santé et société en Grèce ancienne, Paris, 1985Couilloud-Le Dinahet (M.T.), "Identification des domaines d'Apollon à Rhénée", Les Cyclades, p. 135­

139Couilloud-Le Dinahet (M.T.), "L'exploitation des domaines d'Apollon et le ravitaillement de Délos",

Mélanges P. Lévêque, 4, p. 115-140Couilloud-Le Dinahet (M.T.), Les monuments funéraires de Délos. Exploration archéologique de Délos.

XXX, Paris, 1974des Courtils (J.) - Kozelj (T.) - Muller (A.), "Des mines d'or à Thasos 7", BCH 106,1987, p. 409-417Craik (E.M.), Dorian Aegean, Londres, 1980Daux (G.), "L'asylie d'Anaphè", BCH 61, 1937, p. 439-440Daux (G.), "Deux fragments de décrets à Siphnos", Ktio, 52, 1970, p. 67-72Davies (O.), Roman Mines in Europe, Oxford, 1935Davis (J.L.) - Cherry (J.F.) - Mantzourani (E.), "An Archaelogical Survey of the Greek Island of Keos" ,

National Geographie Society Research Reports, 21, 1984, p. 109-116Dawkins (RM.) - Wace (AJ.B.), "Notes from the Sporades: Astypalaia, Telos, Nisyros, Leros", ABSA

12, 1905/6, p. 151-174Delamarre (J.), "Amorgos et les pirates", RPh 26, 1902, p. 307-310Déléage (A), La capitation du Bas-Empire, Mâcon, 1945Déonna (W.), "La végétation à Délos", BCH 70, 1946, p. 154-163Déonna (W.), La vie privée des Détiens, Paris, 1948Descat (R), "L'économie antique et la cité grecque. Un modèle en question", Annales ESC 1995, p. 961-

989Dickinson (O.), The Aegean Bronze Age, Cambridge, 1994Dobias-Lalou (C.), "Amandes de Cyrène et d'ailleurs", RPh 58, 1989, p. 213-219Doukellis (P.) - Mendoni (L.) éd., Structures rurales et sociétés antiques, Paris-Besançon, 1994Doulgeri-Intzessiloglou (A) - Y. Garlan (Y.), "Vin et amphores de Péparéthos", BCH 114, 1990, p. 361-

389Dragatsis (1.), "0\, 1tupyat ai €1tt 'tlÎ>v Nf]crrov Kat iôia 't"ç l;t<pvou", Praktika, 1920, p. 147-172Ducrey (P.), "Les Cyclades à l'époque hellénistique. La piraterie, symptôme d'un malaise économique et

social", Les Cyclades, p. 143-148Dugit (E.), De insula Naxo, Paris, 1867Dufaure (J.J.), "Contraintes naturelles et historiques dans la mise en valeur des plaines grecques", Cahiers

géographiques de Rouen, 6, 1976, p. 5-27Dumont (J.), "La pêche du thon à Byzance à l'époque hellénistique", REA 78-79, 1976-1977, p.96-117Dumont (J.), Halieutika. Recherches sur la pêche dans l'Antiquité grecque. Thèse, Paris, 1981Eginitis (D.), "L'invariabilité du climat de la Grèce", Congrès géographique international de Paris, 1931,

II, p. 237-245 .Empereur (J.Y.) - Picon (M.), "Des ateliers d'amphores à Paros et Naxos", BCH 110, 1986, p. 495-511

et 547-653Etienne (R.), "Le capital immobilier dans les Cyclades à l'époque hellénistique", L'origine des richesses

dépensées dans la ville antique, P. Leveau éd., Aix en Provence, 1985, p. 55-67

Page 234: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

232 PATRICE BRUN

Etienne (R), "Les étrangers et la politique: le rôle de Rhodes dans les Cyclades dans le premier tiers dun° s. av. lC.", L'étranger dans le monde grec, Nancy, 1988, l, p. 159-168

Etienne (R), Ténos Il. Ténos et les Cyclades du milieu du IVo siècle av. J.c. au milieu du III°siècle ap.J. C. Paris 1990

Etienne (R) - Braun (J.P.), Ténos I. Le sanctuaire de Poséidon et d'Amphitrite, Paris, 1986Faugères (L.) - Kolodny (E.), "Samothrace: étude géographique d'un milieu insulaire", Mémoires et

documents du CNRS, 1972, p. 63-125Febvre (L.), La Terre et l'évolution humaine, Paris, 1922Figueira (T.J.), Aegina, Salem, 1981Finley (M.L), Studies in Land and Credit in Ancient Athens, New Brunswick, 1952Forbes (H.), "The uses on uncultivated Landscapes in the modem Greece", Human Landscapes, p. 98-95Foxhall (L.), "Feeling the earth move : cultivation techniques on steep slopes in cultivation antiquity",

Human Landscapes, p. 44-67Foxhall (L.) - Forbes (H.), "~t'tOI!E'tpEia. The role of Grain as a Staple Food in Classical Antiquity",

Chiron, 12, 1992, p. 41-90Frantz (A.) - Thomson (H.A.) - Travlos (l), "The "temple of Apollon Pythios" in Sikinos", AJA 73,

1969, p. 397-422Fraser (P.M.) - Mathews (E.), A Lexicon of Greek Personal Names, l, Oxford, 1987Gallant (T.W.), Risk and survival in Ancient Greece: reconstructing the rural domestic economy,

Cambridge, 1991Garnsey (P.), Famine and Food Supply in the Graeco-Roman World, Cambridge, 1988Gamsey (P.) - Whittaker (CR) éd., Trade andfamine in Classical Antiquity, Cambridge, 1989Gauthier (Ph.), Symbola, Nancy, 1972Gauthier (Ph.), "Les ventes publiques de bois et de charbon: à propos d'une inscription de Délos", BCH

101, 1977,p. 203-208Gauthier (Ph.), "'EçayroyT] Ot'tou : Samothrace, Hippomédon et les Lagides", Historia, 28, 1979, p. 76­

89Gauthier (Ph.), "Etudes sur des inscriptions d'Amorgos", BCH 104, 1980, p. 197-220Gauthier (Ph.), "Métèques, Périèques et Paroikoi. Bilan et points d'interrogation", R. Lonis éd.,

L'étranger dans la cité grecque, l, Nancy, 1988, p. 27-46Gauthier (Ph.), "L'archonte éponyme à Ténos", REG 105, 1992, p. 111-120Gauthier (Ph.), "Les rois hellénistiques et les juges étrangers: à propos des décrets de Kimolos et

Laodicée du Lykos", JS 1994, p. 165-195Gehrke (H.I.), Untersuchungen zu den inneren Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4.

Jahrhunderts v. Chr., Munich, 1985Gehrke (H.J.), "Le strutture regionali della Grecia antica nei resoconti di viaggio deI XVIII e XIX secolo",

Geografia storica della Grecia antica, Rome, 1991, p. 3-23Geographical Handbook Series. Naval Intelligence Division (Greece), Londres, 1945Georgiou (H.) - Faraklas (N.), "Ancient Habitation Patterns in Keos. Location and Nature of Sites in the

Northwest part of the island", Ariadnè, 3,1985, p. 207-266Georgiou (H.) - Faraklas (N.), "Apxaia Ka'toi1CT\oTJ o'tTJV KÉa. To ~6pEtO 'tt1!"l!a 'tTJç ava'toÂ.tK1lç

1tÂ.Eupaç 'tou VTJOtoU", Ariadnè, 6, 1993, p. 7-57Georgoudi (S.), "Les problèmes de transhumance dans la Grèce ancienne", REG 87, 1974, p. 155-185Georgoudi (S.), Des chevaux et des hommes, Paris, 1990Giovanini (A), Rome et la circulation monétaire en Grèce au 1I0 s. av. J.c., Bâle, 1978Giuffrida lentile (M.), La pirateria tirrenica, Rome, 1983G10tz (G.), "Les prix des denrées à Délos", JS Il, 1913, p. 16-29G10tz (G.), "Un transport de marbre pour le théâtre de Délos", REG 32, 1919, p. 240-250Grace (V.), "Samian Amphoras", Hesperia, 40, 1971, p. 52-95Graham (AJ.), "The foundation of Thasos", ABSA 73, 1978, p. 61-98

Page 235: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 233

Graham (A.J.), "Thucydides 7.13.2 and the Crews of Athenian Triremes", TAPhA 122, 1992, p. 257-270Graindor (P.), "Mines anciennes en Grèce", MB 7, 1903, p. 468-470Graindor (P.), "Fouilles de Carthaia", BCH 29, 1905, p. 329-361 ; BCH 30, 1906, p. 92-102 ; 433-452Graindor (P.), Histoire de l'île de Skyrosjusqu'à 1538, Liège, 1906Graindor (P.), "Inscriptions des Cyclades", MB Il, 1907, p. 97-113Graindor (P.), "Kykladika", MB 25, 1921, p. 79-125Guiraud (P.), La propriétéfoncière en Grèce jusqu'à la conquête romaine, Paris, 1893Habicht (Chr.), Gottmenschentum und griechische Stiidte, Munich, 1956Halstead (P.), "Traditional and ancient rural economy in Mediterranean Europe: plus ça change ?", lHS

107, 1987, p. 77-87Halstead (P.) - Jones (G.), "Agrarian Ecology in the Greek Islands: Time stress, scale and risks", lHS

109, 1989, p. 41-55Hansen (O.), "On the site of Nea", Eranos, 87,1989, p. 70-72Haselberger (L.), "Der Pyrgos Chimarru aufNaxos", AA 1972, p. 431-437Haselberger (L.), "Der PaHiopyrgos von Naussa aufNaxos", AA 1978, p. 345-375Hatzfeld (J.), Les trafiquants italiens dans l'Orient hellénique, Paris, 1919Haussoulier (R), "Les îles milésiennes Léros, Lepsia, Patmos, les Korsiae", RPh 26, 1902, p. 125-143Hauttecoeur (H.), "Andros", Bull. de la Soc. roy. belge Géogr., 1895, p. 428-458Hauttecoeur (H.), "L'île de Kéos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1896, p. 181-225Hauttecoeur (H.), "L'île de Kythnos" , Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1897, p. 417-447Hauttecoeur (H.), "L'île de Siphnos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1898, p. 183-203Hauttecoeur (H.), "L'île d'Amorgos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1899, p. 90-108; 145-171Hauttecoeur (H.), "L'île de Sériphos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1900, p. 533-558Hauttecoeur (H.), "L'île d'Icaria", Bull. Soc. roy. Géogr. d'Anvers, 1900, p. 329-363Hauttecoeur (H.), "L'île de Kimolos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1901, p. 350-366Hauttecoeur (H.), "L'île de Carpathos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1901, p. 237-288Hauttecoeur (H.), "L'île de Tinos", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1903, p. 197-230; 288-311Hauttecoeur (H.), "L'île de Lemnos", Bull. Soc. roy. Géogr. d'Anvers, 1903, p. 198-212Hauttecoeur (H.), "L'île de Santorin", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1904, p. 413-431 ; 1905, p. 47-62Hauttecoeur (H.), "L'île de Samothrace", Bull. Soc. roy. belge Géogr., 1905, p. 168-181 ; 281-301Healy (J.F.), Mining and Metallurgy in the Greek and Roman World, Londres, 1978Heisserer (H.J.), Alexander the Great and the Greeks: the epigraphic evidence, Norman, 1980, p. 111-117Herz (N.) - Waelkens (M.) édd., Classical Marble: Geochemistry, Technology, Trade, Dordrecht, 1988Hiller von Gaertringen (E), Thera, Berlin, 1899-1904Hodkinson (S.), "Animal Husbandry in the Greek Polis", Pastoral Economies in Classical Antiquity,

C.R Whittaker éd., Cambridge, 1988, p. 35-74Hodkinson (S.), "Politics as a Determinant of Pastoralism", RELig 56, 1990, p. 139-163Hope Simpson (R) - Lazenby (J.F.), "Notes from the Dodecanese" l, ABSA 57, 1962, p. 154-175; II,

65, 1970, p. 47-78; III, 68, 1973, p. 127-179How (W.W.) - Wells (J.), A Commentary on Herodotus, Oxford, 2° éd., 1928Isager (S.), "Transhumance in Ancient Greece", Pastoral Economies in Classical Antiquity,

C.R Whittaker éd., Cambridge, 1988, p. 75-86Isager (S.) - Skysgaard (J.E.), Ancient Greek Agriculture. An introduction, Londres, 1992Jacobsen (T.W.) - Smith (P.M.), "Two Kimolian decrees from Geraistos in Euboia", Hesperia, 37, 1968,

p. 184-199Jameson (M.H.), "Agricultural Labor in Ancient Greece", Agriculture in the Ancient Greece, B.Wells éd.

Stockholm, 1992, p. 135-146Jameson (M.H.), "Class in the Ancient Greek Countryside", Structures rurales et sociétés antiques, p. 55­

63Kagan (J.H.), "An archaic Greek Coin Hoard", NC 154, 1994, p. 17-52

Page 236: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

234 PATRICE BRUN

Kardulias (P.N.) éd., Beyond the site. Regional Studies in the Aegean Area, Lanham, 1994Kazianes (D.) - Simossi (A) - Haniotes (J.K.), "Three amphora Wrecks from the Greek Wor1d", IJNA,

19-3, 1990, p. 225-232Kent (J.H.), "The Temple Estates of De10s, Rheneia and Mykonos", Hesperia, 17, 1948, p. 245-338Knob1auch (P.), "Die Hafenanlagen der Stadt Agina", AD 27, 1972, p. 50-85Knoepfler (D.), "Un décret de Kymè d'Eolide au Musée National d'Athènes", BCH 95, 1971, p. 533-542Koldewey (R.), Die antiken Baureste der Insel Lesbos, Berlin, 1890Kolodny (E.), "Hermoupolis - Syra: naissance et évolution d'une ville insulaire grecque", Méditerranée,

1969-2, p. 189-219Kolodny (R), "L'olivier dans la vie rurale des îles de la Grèce", Actes du colloque de géographie agraire,

Madrid, 1971, p. 157-162Kolodny (E.), "Un îlot en Egée: Donoussa", Méditerranée, 1973-2, p. 19-24Kolodny (E.), La population des îles de la Grèce, Aix en Provence, 1974Kolodny (E.), Un village cycladien, Chora d'Amorgos, Aix en Provence, 1992Kontoléon (N.M.), "Archilochos und Paros", Entretiens sur l'Antiquité classique, T. X, 1964, p. 37-73Kontoléon (N.M.), "L'activité artistique des Pariens", Aspects de la Grèce préclassique, Paris, 1970,

p.57-71Kontoléon (N.M.), "Une stèle funéraire d'Icarie", Aspects de la Grèce préclassique, Paris, 1970, p. 1-21Kouraba (P.), "Le conflit sylvo-pastoral en Grèce et ses aspects historiques, sociaux, techniques et

législatifs", Bulletin de la société languedocienne de Géographie, 21,1987, p. 263-270Koutsoukou (A) - Kanellopoulos (C.), "Towers from north west of Andros", ABSA 85, 1990, p. 155-

174Kraay (C.M.), "The Melos hoard of 1907 re-examined", NC 1964, p. 1-20Lacroix (M.), "Architectes et entrepreneurs à Délos de 314 à 240", RPh 38, 1914, p. 303-330Laing (D.R.), A New Interpretation of the Athenian Naval Catalogue IG IP, 1951, Ph. Diss. Cincinnati,

1965Lanzillotta (E.), Paro, Roma, 1987Laronde (A), Cyrène et la Libye hellénistique, Paris, 1987Larsen (J.AO.), Roman Greece, in T. Frank, Economic Survey ofAncient Rome, T. IV, Oxford, 1959,

p.259-498Lattermann (H.), "Zu IG XII 7,62", MDAI (A) 34, 1909, p. 369-373Lehmann (K.), Samothrace. A Guide to the excavations and the museum, New York, 4° éd., 1975Lehmann-Hartleben (K.), Die antiken Hafenanlagen des Mittelmeers [Klio Beiheft I4], Wiesbaden, 1923Leslie-Shear (T.), Kallias ofSphettos and the Revoit ofAthens in 286 s.e., Hesperia, Suppl. XVII,

Princeton, 1978Leveau (Ph.), "L'occupation du sol dans les montagnes méditerranéennes pendant l'Antiquité", Actes du

colloque de la SOPHAU 1990, p. 5-38Le Bohec (S.), Antigone Dôsôn, Nancy, 1993Lohmann (H.), "Agriculture and country life in Classical Athens", Agriculture in Ancient Greece, p. 29­

57Lohmann (H.), Atene. Forschungen zur Siedlungs und Wirtschafstruktur des klassischen Attika, Cologne,

1993Loukopoulou (L.D.), Contribution à l'histoire de la Thrace propontique, Athènes, 1989Maheras (P.), Climatologie de la Mer Egée, Thèse, Dijon, 1979Maheras (P.), "Le problème des étésiens", Méditerranée, 1980-4, p. 57-66Maier (F.G.), "Stadtmauern auf Keos", MDAI (A) 73,1958, p. 6-16Maier (F.G.), Griechische Mauerbauinschriften, Heidelberg, 1959-1961Ma1amut (E.), Les îles de l'Empire byzantin VIllo-XIIo siècles, Paris, 1988Malkin (1.), "Colonisation spartiate dans la mer Egée : Tradition et Archéologie", REA 95, 1993, p. 365­

381

Page 237: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 235

Mandi1aras (V.), "Apollo and the Cyclades", Parousia, 8, 1992, p. 411-432Manganaro (G.), "Le iscrizioni delle isole Milesie", ASAA 41-42, 1963-1964 [1966], p. 296-346Marasco (G.), Economia e storia, Viterbo, 1992Marek (Chr.), Die Proxenie, Francfort, 1984Mariolopoulos (E.G.), Etude sur le climat de la Grèce. Précipitations, stabilité du climat depuis les temps

historiques, Paris, 1925Mariolopoulos (E.G.), "Fluctuation of Rainfall in Attica during the Years of the erection of the

Parthenon", Geofisica pura e applicata, 51, 1962, p. 243-250Martin (R), Manuel d'architecture grecque, l, Paris, 1965Matthaus (H.), Sifnos im Altertum. Zur Geschichte der Inseln von denfrnhen Bronze bis zur Rameneit,

Bochum, 1985Mazarakis-Ainian (A.), "Emq>avWllCÉç Épeuveç cr'tll viJcro Ku9vo. To 'teîxoç 'tTJç apxataç Ku9vou",

AE 1993 [1995], p. 217-253Meiggs (R), The Athenian Empire, Oxford, 1972Meiggs (R), Trees and Timber in the Ancient Mediterranean World, Oxford, 1984Mendoni (L.), KÉa 1· oi bnypmpÉç ml oi aÀÀeç ypa1r'tÉç Jlap'tvp{eç yux 'to v71UI, Athènes, 1988Mendoni (L.), "APXUtOÂ.0YllCÉÇ Épeuveç cr'tiJv KÉa . Apxata Kap9ata", ApxalO'YVœu{a, 4,

1985-1986 [1989], p. 149-184Mendoni (L.), "LUIJ,~OÂ.iJ cr'tl]V 'to1toypaq>ta 'tllç vo'ttoava'toÂ.llCroÇ KÉaç", E1re't71plç E'talpefaç

KVK:Àaollaôv MeÀe-rmv, 13, 1985-1990, p. 311-328Mendoni (L.), "Addenda et Corrigenda ad inscriptiones Ceae", MeÀe-r71Jla'ta, 10, 1990, p. 287-307Mendoni (L.), "The Organization ofthe Countryside in Kea", Structures Rurales et Sociétés Antiques,

p.147-161Mendoni (L.) - Kolaïti (E.), "Human Intervention in the Keian Landscape", DHA 19-1, 1993, p. 93-118Mendoni (L.) - Mourtzas (N.D.), "An archaeological approach to coastal sites: the example of the ancient

harbor af Karthaia", IIapvaauoç, 22, 1990, p. 387-403Merker (LL.), "The harbor ofloulis", AJA 72, 1968, p. 383-384Merker (LL.), "The Ptolemaic OfficiaIs and the League of the Islanders", Historia, 19, 1970, p. 141-160Migeotte (L.), L'emprunt public dans les cités grecques, Paris-Quebec, 1984Migeotte (L.), Les souscriptions publiques dans les cités grecques, Genève-Quebec, 1992Morris (1.) éd., Classical Greece : Ancient histories and modem archaeologies, Cambridge, 1994Murray (O.), "The ecology and agrarian history of ancient Greece", Opus, Il, 1992, p. 11-24Murray (O.) - Priee (S.) éd., The Greek City from Homer to Alexander, Oxford, 1990 (tr. fr. Paris, 1992)Murray (W.M.), "Do modern winds equal ancient winds ?", MHR 2, 1987, p. 139-167Newell (E.T.), The coinage ofDemetrios Poliorcetes, 1927Nicolet-Pierre (H.), "Remarques sur le monnayage de Naxos (Cyclades) à l'époque classique", IIpal\'tlK:à

'fOV XII LlleOvovç KÀaal1diç ApxaIOÀor{aç, Athènes, 1988, n, p. 159-162Nigdelis (P.M.), IIoM'tevJla K:Ut K:Olvœv{a 'tœv 1roÀeœv 'tœv KVK:Àaoœv K:a'tà 'tT1V eÀÀT1vIU'tlJO]

K:al aV'tOK:pœroplK:77 e1r0X7], Thessalonique, 1990Nigdelis (P.M.), "Patrons romains et temps d'adversité: observations sur l'inscription SEG 32, 895 de

Paros", Hellenica, 40, 1989, p. 34-49Nowieka (M.), Les maisons à tour dans le monde grec, Wroclaw, 1975Oberhummer (E.), "Imbros", Festschriftfür H. Kiepert, 1898, p. 277-304Orlandos (A.K.), Les matériaux de construction et la technique architecturale des anciens Grecs, Paris,

1966-1968Onnerod (RA.), Piracy in the Ancient World, Oxford, 1924Osborne (R.), "Buildings and Residence of Land in Classical and Hellenistic Greece : the Contribution of

Epigraphy", ABSA 80, 1985, p. 119-128Osborne (R.), "Island Towers : the case of Thasos", ABSA 81, 1986, p. 167-179Osborne (R.), Classical Landscape withfigures, Londres, 1987

Page 238: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

236 PATRICE BRUN

Osborne (R.), Social and Economie Implications of the Leasing of Land and Property in Classical andHellenistic Greece", Chiron, 18, 1988, p. 279-323

Panessa (G.), Fonti greche e latine per la storia dell'ambiante e deI clima nel mondo greco, Pise, 1991Papageorgidou (Ch.), "'H opyavwerT) 'WV ayport/mv Xmpov arT)v IIo111eerera TT)Ç Kiaç K"aTà TT)V

eltltT)vlernKïjnep{080 ", Melted'J1a-ra, 10, Athènes, 1990, p. 309-319Papalas (A), "Pramnian Wine and Wine ofIcaria", Platon, 35-36, 1982-83, p. 49-54Papalas (A.), Ancient Icaria, Oak Park (Illinois), 1992Pecirka (J.), "Homestead farms in Classical and Hellenistie Hellas", Problèmes de la terre en Grèce

ancienne, M.I. Finley éd., Paris, 1973, p. 113-147Philippson (A), Die griechischen Landschaften IV. Das Aegaeische Meer und seine Inseln, Francfort,

1959Picard (O.), Chalcis et la Confédération eubéenne, Paris, 1979Pittinger (J.), "The mineraI products of Melos in Antiquity and their identification", ABSA 70, 1975,

p. 191-197Pouilloux (J.), Recherches sur l'histoire et les cultes de Thasos, Paris, 1954Price (M.) - Waggoner (N.), Archaic Greek Coinage. The Asyut Hoard, Londres, 1975Pridik (M.), De Cei rebus insulae, Dorpat, 1892Pritchett (W.K.), Studies in Ancient Greek Topography l, Berkeley, 1965Rackham (O.), "Land-Use and the native vegetation of Greece" , Archaeological Aspects ofWoodland

Ecology, M. Bell - S. Limbrey éd. BAR 146, 1982Rackham (O.), "Ecology and pseudo-ecology : the example of Ancient Greece", Human Landscapes,

p. 16-43Rackham (O.) - Moody (J.A), "Terraces", Agriculture in the Ancient Greece, 1992, p. 123-130Reger (G.), "The Decree of Adramytteion for an Andrian Dikast and his secretary [IG XII 5,7221. 12­

44]", EA 15, 1990, p. 1-5Reger (G.), "The Political History of the Kyklades 260-220 B.C.", Historia, 43, 1994, p. 32-69Reger (G.), "The Date and historical Significance of IG XII v 714 of Andros", Hesperia, 63, 1994,

p. 309-321Reger (G.), Regionalism and Change in the Economy of Independant Delos, Berkeley, 1994Renfrew (C.) - Wagstaff (M.), An Island Polity. The archaeology ofexploitation in Melos, Cambridge,

1982Rich (J.) - Wallace-Hadrill (A), City and Country in the Ancient World, Londres, 1991Richter (G.M.A), "Silk in Greece", AJA 33, 1929, p. 27-33Robert (L.), "Les Asklepieis de l'Archipel", OMS l, p. 549-568Robert (L.), "Epitaphe d'un berger à Thasos", Hellenica, VII, 1949, p. 152-160Robert (L.), "Les chèvres d'Heracleia", Hellenica, VII, 1949, p. 161-170Robert (L.), Etudes de numismatique grecque, Paris, 1951Robert (L.), "Décret d'Andros", Hellenica, XI-XII, 1960, p. 116-125Robert (L.), "Sur un décret des Korésiens au Musée de Smyrne", Hellenica, XI-XII, 1960, p. 132-176Robert (L.), Noms indigènes dans l'Asie Mineure gréco-romaine, Paris, 1963Robert (L.), "Une monnaie de Rhodes contremarquée", OMS VI, p. 169-211Ross Holloway (R.), "The crown of Naxos", ANSMusN 10, 1962, p. 1-8Rougé (J.), Recherches sur l'organisation du commerce maritime en Méditerranée sous l'Empire romain,

Paris, 1966Rougemont (G.), "Amorgos, colonie de Samos ?", Les Cyclades, p. 131-134Rougemont (G.), "Géographie historique des Cyclades: l'homme et le milieu dans l'Archipel", JS 1990,

p. 199-220Roussel (P.), "La population de Délos au no s. av. J.C.", BCH 55, 1931, p. 438-449Roussel (P.), "La pérée de Samothrace au lno siècle", BCH 63, 1939, p. 133-141Rubensohn (A), "Paros", RE XVIII 4, col. 1781-1872

Page 239: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

LES ARCHIPELS ÉGÉENS DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE 237

Runne1s (C.N.) - Van Andel (T.H.), Beyond the Acropolis: The archaeology ofthe Greek Countryside,Stanford, 1987

Ruschenbusch (E.), "IG xn 5, 609 : eine Bürgerliste von Iulis und Koresia auf Keos", ZPE 48, 1982,p. 175-188

Ruschenbusch (E.), "Tribut und Bürgerzahl im ersten athenischen Seebund", ZPE 53, 1983, p. 125-143Ruschenbusch (E.), "Die Bevolkerunszahl Griechenlands im 5 und 4 Jh. v. Chr.", ZPE 56, 1984, p. 55­

57Ruschenbusch (E.), "Modell Amorgos", Hommages à Henri Van Effenterre, Paris, 1984, p. 265-271Ruschenbusch (E.), "Die Zabl der griechischen Staaten und Arealgrosse und Bürgerzahl der

"Normalpolis", ZPE 59, 1985, p. 253-263Sabbas (K.), IIepl TIjç èv 'EÀÂlXOl /Cal Kpf/'rT/ O'vxvonl'roç TIjç 'EÀovoo{aç, Athènes, 1909Sallares (R), Ecology ofthe Ancient Greek World, Londres, 1991Salviat (F.), "Le vin de Thasos. Amphores, vin et sources écrites", Recherches sur les amphores grecques,

BCH Suppl. Xlll, Paris, 1990, p. 145-196Sarpaki (A), "The Palaeoethnobotanieal Approach. The Mediterranean triad or is it a quartet ?",

Agriculture in the Ancient Greece, p. 61-76Sarpaki (A) - Jones (G.), "Ancient and modem cultivation of Lathyrus Clymenum L. in the Greek

Islands", ABSA, 85, 1990, p. 363-368Sauciuc (Th.), Andros, Untersuchungen zur Geschichte und Topographie der Insel, Vienne, 1914Schaus (G.P.) - Spencer (N.), "Notes on the topography of Eresos", AJA 98, 1994, p. 411-430Semple (E.C.), The Geography ofthe Mediterranean Region. Its Relation to Ancient History, New York,

1931Sherwin-White (S.M.), Ancient Cos, Gottingen, 1978Shipley (G.), A History of Samos c. 800-188 Re., Oxford, 1987Shrimpton (G.S.), Theopompus, Montréal, 1991Slot (BJ.), Arcipelagus turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane, c. 1500

- 1718, Istanbul, 1982Sodini (J.P.) - Lambraki (A) - Kozelj (T.), Les carrières de marbre d'Aliki à l'époque paléochrétienne,

Etudes thasiennes IX, Paris, 1980Snodgrass (AM.), "The rurallandscape and its politieal significance", Opus, 6-8,1987-1989, p. 53-70Spencer (N.), Asty and Chora in Early Lesbos, Londres, 1993Stanislawski (D.), "Dionysos Westward : Early Religion and Economie Geography of Wine",

Geographical Review, 65, 1975-4, p. 427-444Susini (G.), "Supplemento epigrafico di Caso, Scarpanto, Saro, Caldri, Alimnia et THo", ASAA 41-42,

1962-1963 [1965], p. 203-292Svoronos (J.N.), "Bu'tpaxoe; lept<pioe;", JlAN 1, 1898, p. 205-221Svoronos (J.N.), "Nollicrllam àpXatKà 'tile; v~crou lKûpou", JlAN 13, 1911, p. 127-130Tarn (W.W.), Antigonos Gonatas, Oxford, 1913Tchemia (A), Le vin de l'Italie romaine, Paris, 1986Tréheux (J.), "Etudes d'épigraphie délienne", BCH 56, 1952, p. 562-595Tréheux (J.), ."Retour sur l'Artémision de l'île", Recueil A. Plassart, 1976, p. 175-204Tréheux (J.), "Le règlement de Samothrace sur le fonds d'achat de blé", BCH 110,1986, p. 419-423Tréheux (J.), Inscriptions de Délos. Index T. 1. Les étrangers à l'exclusion des Athéniens de la clérouchie

et des Romains, Paris, 1992Treuil (R) - Darcque (P.) - Poursat (J.C.) - Touchais (G.), Les civilisations égéennes du Néolithique et

de l'Age du Bronze, Paris, 1989Vallois (R), L'architecture hellénique et hellénistique à Délos, Paris, 1944Vanderpool (E.), "The marquis de Nointel in Naxos AD 1673", Hesperia, 46, 1977, p. 257-258Vélissaropoulos (J.), Les nauclères grecs, Paris, 1980

Page 240: Les archipels égéens dans l'Antiquité grecque

238 PATRICE BRUN

Verginis (S.), "Beitriige zur Geomorphologie der Inseln Folegandros und Sikinos", Mitt. aster. Geogr.Gesellschaft, 116 III, 1974, p. 330-350

Vial (CL), Délos Indépendante (314-167 av. J.C), Paris, 1984Villatte (S.), L'insularité dans la pensée grecque, Paris-Besançon, 1991Wallinga (H.T.), Ships and Sea Power before the Great Persian War, Leyde, 1993Wells (B.) éd., Agriculture in Ancient Greece, Stockholm, 1992Welter (G.), "Von griechischen Inseln : Keos 1", MDAI (A) 69, 1954, p. 48-93Whitelaw (T.), "An ethnoarchaeological study of rural Land Use in North West Keos", Structures rurales

et sociétés antiques, p. 163-186Whittaker (e.R.) éd., Pastoral Economies in Classical Agriculture, Cambridge, 1988Williams-Thorpe (O.) - Thorpe (R.S.), "Archeology and Trade ofIgneous Rock Millstone in Cyprus

during Late Bronze Age to Roman Period", Geoarcheology, 6, 1991, p. 27-60Williams-Thorpe (O.), "Millstone Provenancy used in the tracing the route of a fourth century B.e.

Greek Merchant Sheep", Archaeometry, 32, 1990, p. 115-132Yérasimos (S.), Les voyageurs dans l'Empire ottoman (XIVo-XVJO s.), Ankara, 1991Young (J.H.), "Studies in South Attica", Hesperia, 25, 1956, p. 122-146Young (J.H.), "Ancient towers on the island of Siphnos", AJA 60, 1956, p. 51-56