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4 Ciat er LES AVENTURES E LOUIS-FRANÇOIS YANHILLE PRISONNIER DE GUERRE CHEZ LES ANGLAIS De 1806 à,1814 PAR M. GEORG ES PARISET (Exirail des Mémoires de ('Académie de S(aaisias, 19o4-1go5.) NANCY ]IMPRIMERIE BERGER-LEVRAULT ET Ct iS, RUE DES GLACIS, 1 8 - '905 Document IIIIIIIJIIIIIIF!JIlII 111111 j 0000005753680

Les Aventures de Louis-Francois Vanhille, prisonnier de ...bibnum.enc.sorbonne.fr/omeka/files/original/... · LES AVENTURES DE LOUIS-IJItÂNÇOIS VAN IILLE PRISONNIER DE GUERRE CITEZ

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LES AVENTURES

E

LOUIS-FRANÇOIS YANHILLEPRISONNIER DE GUERRE CHEZ LES ANGLAIS

De 1806 à,1814

PAR

M. GEORG ES PARISET

(Exirail des Mémoires de ('Académie de S(aaisias, 19o4-1go5.)

NANCY

]IMPRIMERIE BERGER-LEVRAULT ET CtiS, RUE DES GLACIS, 1 8 •-

'905

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LES AVENTURES

DE

LOUIS-IJItÂNÇOIS VAN IILLEPRISONNIER DE GUERRE CITEZ LES ANGLAIS

Do 1806 à 1814

Vanhille I Il s'appelait Louis-François Vanhille, cL

pour comble de disgrâce, il était riz-pain-sci naval.Ses camarades le plaisantaient: Vanille I En parfu-mait-il son biscuit de ration? Mais il avait de quoirépondre. Il se parait de son long titre qui lui (ion riaitrang d'officier : il était « commis extraordinaire de3e classe, chargé des vivres et agent comptable à1200 lu. n. Il portait allègrement la moquerie de sonnom, et regardait la vie cii face, sans prendre gardeaux vaines iniaqes des mots. Et puis, il était jeune.

Quand il fut fait, prisonnier,- il n'avait pas vingt-cinqans d'âge cl, il comptait déjà près de Ireize ans de ser-vices. Né le 25 niai 1781 à Dunkerque, de Guillaume-Félix Vairliille, marchand, et de Thérèse-CandideDclattrc, il avait été engagé dès le 21 décembre 1793,

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4LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VAYIIILLE -

comme « commis extraordinaire à 400 livres grâceà la protection du frère de sa mère, e l'oncle Delaitre u,c ii n'était rien de moins que «directeur du service desivres de la marine » Il passade Dunkeique à Osleudele 20 août 1794, à Flessingue le 9 juillet, à Lorientenfui, où Delattre venait d'être lui-même transféré, du8 septembre 1799 au 21 novembre 18e!. 11 était . cle\ren ii

commis ordinaire (le -2 classe à?i Soo fr. ,. Mais ilavait perdit ses parents ; l'oncle Delattre vint à mouriret la paix d'Amiens, ayant nuis fin à la guerre maritimecontre l'Angleterre (25 mars 1802), amena de nom-breuses réductions dans le cadre des employés demarine.

Vanhulle revint à Dunkerque, régla ses affaires desuccession, et, comme il avait. atteint l'âge de laconscription, il réussit à rentrer au service, mais avecun grade inférieur à celui qu'il occupait précédemmentPar contre, il quitta les bureaux des ports-et fiutem-barc1ué. Dii io novembre- 1802 au 19 août i 8o3, il fitcampagne sur la corvette la Surueillanfe. Il toucha àla Louisiane, (lui était, pour bien peu de temps, rede-venue française, et où il se retrouva d'autant mieuxen pays de connaissance qu'il avait tin frère établi àla Nouvelle-Orléans. Du3o novembre i8o3 au 15 marsi8o5, il servit à bord de la frégate la Didon. Enfin,après cinq mois de service sédentaire à Rochefort (du2 avril au G septembre) ; il fut nommé à bord (le lacorvette le I-'andour, qui prit la nier le 23 septembreet fuit capturée Claris le golfe de Biscaye le i mai i 8o6par une escadre anglaise en croisière. La captivité deVanlulle dura huit longues années. D'abord assez

LES AV ENTITRES DE LOUIS-FRANÇOIS VANITILLEO

calme et presque heureuse clans sa monotonie pa,isi-hie, elle fut bientôt traversée parles aventures les plusvariées. --

Oit a publié bien des romans sur les prisonniersfrançais cri Anqieterre, arien» n'est mieux fourni quela vie iïtiine de Vanliille en péripéties inattendues etcompl Par une heureuse fortune, les piècesconservées à Londres aux archives de lainirauté, et îiParis aux archives de la marine, permettent (11011,

assurément, sans quelque difficulté) d'en reconstituerla suite, dans le détail le pins précis; et bien rares sontles incidents qu'on voudrait pouvoir mieux élucider.Les noies ales papiers de Vanliille, les interroqatoires(les témoins, leur correspondance, les lettres des avo-cats et les rapports des agents, les ordres et les dépé-cites de l'amirauté, les registres d'écrou et- les étatsde service donnent les claies, les faits et Jusqu'auxtermes mêmes des conversations. Inutile de rien ima-diner l'exactitude des documents donnera l'illusionde la fiction la plus ingénieuse. Aux temps épiqueset douloureux du premier Empire, combien (le foisn'est-il pas arrivé que la vie, mêmela : pliis humble, n'ait.été qu'un long roman d'aventures ?

Les Anglais avaient établi deux catégories parmileurs prisonniers. Les marias et les soldats étaientr confinés » - c'était le terme administratif - dansdes prisons ou dépôts et dans les pontons ancrés lelong de la côte, près des ports militaires ; les officiers

6LES AVENTURES .0E LOIJ1S-F1tNflO15 VANIIILLE

étaient dirigés A l'intérieur des terres et astreints àrésidence dans les villes de e cautionnement u. Ilsdonnaient leur e parole» de ne pas s'en écarter, etpour plus de sûreté, ils étaient placés sous l'étroitesurveillance de 1' e agent » qui leur versait la « diète u,011 traitement alloué par I'amiia uté britannique. Ensa qualité d'agent comptable, réqiilièrernentinscrit surle livre de bord du Pandour, Vanhille était assimilé-aux officiers subalternes on l'expédia air

de Launceston en Gornonalles.li y arriva le 12 ifiUt 18o6. Il devait y passer plus de

cinq ans de sa vie, les plus belles, dit-on, de vingt-cinqA trente ans; mais il trouva moyen de ne pas les perdretrop désagréablement. Il se plut à Launcestûn, et il yplaisail . Il était de petite taille.— 1",63 - mais il avaitle corps svelte et d'allure élégante; son teint clair, sapeau blanche, ses yeux hièns, ses cheveux blonds clé-lionçaient son origine flamande. La figure était intelli-qente et fine, et les détails du signalement officiel -front bas, nez ordinaire, bouche moyenne, mentonrond, visage ovale - ne sont pas contradictoires avecl'impression que Vanliille faisait d'être un joli garçon.Parmi les officiers prisonniers, beaucoup étaient ma-hiles, infirmes, blessés, mutilés, usés Van hi I le étaitjeune, sain et beau. Très vite, il avait su parler anglaiscoufamment et sans aucun accent étranger. li avaitdes talents de société, il faisait la « peinture et la cari-èature u, il connaissait la « manière de tresser les clic-veux » tant sur le « métier plat à dos d'âne » que u surle métier rond n, et il confectionnait des nattes et desbracelets, simples ou à bordures, suivant e dix-sept

LES AVENTURES DE LOUIS_F1IkNÇO1S vÀNI1ilLE7

modèles n. Il ne manquait pas d'argent: ayant d'êtrelui-même capturé, le Pandour avait fait une prise fruc-tueuse et Vanhille avait réussi à sauver ses cc gourdes n(le part ; plus tard, il trouva vite moyen de compléterla « diète » que lui payait Spett.iguc, l'agent des pri-sonniers: il était homme de ressource.

Il logeait citez un brasseur dont il pouvait tenir lacomptabilité, besogne aisée pour l'ancien aqent comp-table et peu compliquée sans doute. John Tyeth n 'oc

-cupait que deux hommes : un compagnon, JamesSquance, et un caviste, Edwarcl Blyth. Le maître, lesdeux ouvriers, leurs fem:nes et leurs nombreux en-fants vivaient à l'ancienne mode, en une petite coni-munaulé patriarcale. Leurs moeurs étaient rigides. Ilsétaient tous de zélés dissidenis, du calvinisme le plusaustère. Même, la propre fille du brasseur avait épouséMr Bunsell, le prédicant de Launçeston ; une autreétait établie à Mevaqissey, une bourgade des environs,où soit mari, Mr Moore, consacrait au prêche tout letemps que lui laiss ait libre son pensionnat d'internes.Quand les élèves avaient vacances, Mi- Moore venait àLaunceston, et il prêchait encore dans la chaire deson beau-fière. La troisième tille de Tyeth avait épouséMr Pearce, ferblantier à Tavistock en Devon. Le véné-rable brasseur n'avait plus que deux filles à marier.F'anny et sa soeur cadette attendaient patiemment. Letemps leur paiaissait court, tant elles étaient occupées.Elles faisaient le ménage avec leur mèe, et ellesdirigeaient le bureau de poste de Launceston.FaitFany n'était ni belle Ili laide, mais elle avaitdix-huit ans. -

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SLES AVENTURES DE LOUiS-FRANÇ0IS VANIIILLE

Donc, \Tanliiile la regardait. Mais le père Tyei.lt re-gardait Vanhulle. Le vieillard avait l';hne pieuse etpratique; il savait, que les Français sont imbus de dé-plorables principes, et jamais ni lui Ili ses fillesn'avaient voulu prononcer un mot de l'affreux langage(les révolutionnaires Il ne sermonnait qu'en anglais« Jeune boni me, disait-il à Va uliille, ceux qui espèrentce Dieu recevront (le lui tout e bénédiction ; placezvoire confiance en lui, il protège et préserve ses fidèlesserviteurs dans la vie et après la mort, et leur accordele salut éternel, grâce à noire cher Sauveur. Jésus-Christ. n Et qui sait? En sauvant l'âme du jeune Fran-çais, Tvetii y qaqneraitpeut-êlre un gendre. Il n'avait,pas de Fils et ii se faisait vieux. A qui reviendrait labrasserie, quand il ne serait plus là? Vanliiile avait.appris tant de choses déjà, qu'il se mettrait bien viteau courant du métier. il était Flamand à Dunkerque,on -boit la bière aussi. Et Vanhille allait au prêche

•avec toute la famille, même quand Mr Moore venait,de Mevagissey tenir des réunions supplémentaires.

A sa fenêtre, cri race de la brasserie, une vieilleFille sentimentale et curieuse, Miss Johanna Coiwell,tressait, du matin auau soir, des chapeaux de paille.Vanluile la saluait poliment, et plus il paraissait gai,P lus elle le plaignait. Le pauvre garçon» Car laplainte est une forme d'amour.

Un pet' • plus loin, chez Mrs Pearcé,. une parentedu ferblantier de Tavisock-, habitait le meilleur amide Vanhille, parmi les antres prisonniers français du

- caut ionnement. Derouqe était médecin militaire, unpc» plus âgé que Vanlnlle. mais comme lui débrouil-

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LES AVENTURES DE LOUIS-FIkANÇOIS VANH]LLEt)

lard, ' très adroit., très malin » disent .les rapports.Vanliille prit la petite vérole. Deronge le guérit il est'rai que Vatihille resta légèrement grêlé. Et tour luidésormais, Fanny eut les yeux plus tendres encore.Maintenant il prenait vraiment l'air . britannique. Acelte époque lointaine, en effet, presque tous leshommes, en Angleterre, étaient marqués, et c'étail.presque une laideur de ne pas l'&re. Toujurs à safenêtre, Miss Joltanna Colsvell croyait déjà que lesdeux jeunes gens s'étaient. « engagés », et qu'ils s'ap-pelaient « mon doux coeur u, comme il convient entrefiancés. Et elle soupirait: <c Le pauvre garçon! u, enre.preiïant son chapeau de paille. Car le mariage ins-pire quelque effroi aux vieux célibataires.

Derouqe'avait plus d'une cure ô son actif. Il avaitguéri d'un fâcheux mal de jambe la fenune du rece-veur des contributions, Mrs Dale. Le docteur Mabvu.échevin du bourg voisin de Carnelford, l'avait en hautesestime. Vanhulle et Derouge se lièrent encore avecFrankland, un chirurgien de la flotte royale anglaisequi émit venu passer son temps de congé à Laun-ceston. 14e drapier-tailleur John Rowe et le capitaineFidèle Palieriie complétaient, le petit qr6upe d'amis.

Peu à peu, Vanhille s'acclimatait. Il oubliait le tué-chant Spettigue et ses règlements;. Vers i8io, il sepassait de l'autorisation qui eût été nécessaire pouraller dîner avec son ami Deronge chez le docteur Ma-byn, à Camelford. D'autres fois, il se rendait. à Tavis-tock, chez les Pearce, malgré l'interdiction formellequi était laite aux prisonniers c( sur parole u. d'aller siloin : la distance était de près de cinq lieues par la

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I OLES V t:'T tillES DE 1.011IS-FRANÇOIS VANJIILLE

grande route. Mais le vieux Tyeth prêtait son poney,et le voyage n'était plus qu'une promenade. A Tavis-teck, Vanhille retrouvai t autant d'amis qu'à Launces-ton. Il allait voir le ferblantier Pearce et sa femme iln'oubliait pas de passer à la petite boutique de latante Tyett , veuve de .lacob, le frère rie John, et s'at-tardait volontiers au magasin de modes des deinoi-selles Anaje et Élisabeth Pennwarden, qu'il avait.connues autrefois, lorsqu'elles étaient établies A Lâun-ceston. Ces demoiselles étaient très gaies; elles par-laient français avec aisance ; ou disait même en villequ'elles avaient adopté quelque peu les idées suln'er-sives desjacobins. Leur frère tenait une sotte de bazar:il étai, corroyeur, sellier, bourrelier, quincaillier; ilvendait de tout, et son commerce n'allait pas mal. Tout,au contraire, William Rowe, tailleur comme son frèreJohn, se plaignait sans cesse : ses clients semblaient

,s'êlre donné le mot- pour ne pas le payer. Il finit mêmepar être emprisonné pour dettes Avec tant d'amis enville, il n'est g itère besoin cl 'aller à l'aube, etMrs Williams, la cabaretière, était fâchée que Van-bille la négligeât. Mais Vanliille n'avait, cure de sondépit.- Il dtftit imprudent ; il ne pensait qu'an plaisirprésent.

Quand Fanny avait le, temps, elle allait aussi à 'l'a-vistock, en visite chez sa tante ou sa soeur. Alors Van-bille l'accompagnait. Et c'était une joie pour les deuxjeunes gens. Ils se cachaient si peu qu'un jourjour ils don-nèrent rendez-vous à Dale pour luire route avec lui.L'agent Spet.tique faisait bien mal son service, oupeut-être empérait-il de quelque bonhomie, sincère

LES AVENTURES DE L0TIIS-FRANÇ0I VANIIILLEIi

ou affectée, la sévérité des règlements. V;tiiliille lais-ait croire qu'il avait l'autorisation de dépasser les

limités dii cautionnement; à Tavistock, comme à Latin-cOstoix, on le cro ya i t fiancé à Valmy, et sans doute

l'était-il eu effet.-

Il

Ainsi passaient les jours tranquilles. L'amatir avait

élu \T anhille l'amour allait le perdre. Ou plutôt, ce futDerouge qui perdit Vanhille, et l'amour qui perditDerouge.

Depuis quelque temps, il était visible que Derouges'impatientait à Latiticeston. La captivité lui devenaitodieuse ; il • s'énervait sans qu'oit sût au juste pout-quoi. Dale, soit client et son obligé, avait

un pareil t,

William Braddick, établi comme qentilhoinnie Fer-mier ait domaine de Si dmouth en Devoir, et Brad-diek connaissait quelques-uns des fonction il de

l'amirauté. Derouqe, après de - vives instances, oh- -tint que Braddick sollicil.àt un e échange s en safaveur le gouvernement anglais renverrait Derouq eCil Fiance, contre un médecin anglais du même gradeque libérerait le gouvernement français. Il n'étaitpas impossible que la négociation réussît. Mais, leiS février 1 8 1 i, Dale fut nominé de Launcestoii àPlymouth ; il déménagea, son zèle se refroidit; il nepoursuivit plus les démarches qu'avec négligence, etfinalement, le 28 tuai, il informa Derouge que l'ami-rauté se refusait à tout échange, et qu'il ne fallaitplus s'obstiper dans un espoir désormais inutile.

12LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇ0,s VANIIIJ1,K

Derouqe s'effara, Et l'on sut alors pourquoi il dési-rait tant s'en aller. Une pauvre fille - qu'il n'était,probablement pas seul à connaître allait bientôtêtre mère d'un petit binrd. Tout Launeeston étaitscandalisé. Évidemment., le père ne Pouvait être qu'unFrançais; ces gens-là ont de si déplorables principesL'enfant naquit, il était viable. Les magistrats de la

- . paroisse se réunirent aussitôt polir en délibérer.

L'étrange e loi despauvres », qui a peséiisi Iordefneritet pendant si longtemps sur les destinées sociales del'Angleterre, était alors appliquée dans toute sa ri-çjueur ; la fille-mère était indigente, le bureau parois-sial pouvait avoir la charge de sou enfant on avaitbesoin d'un père qui payerait au moins une partie riesdépenses, et naturellement, il était préférable â tous

* égards - ne tû t-ce- pour l'honneur de la paoisseet la bourse des paroissiens - que ce père -fût unétranger. Proctor,- le syndic des pauvres, alla trouverSpetiigue, ' l'agent des prisonniers; les deux r dam-nées canailles », c'est Derouge qui les appelle ainsi,firent dresser dans les formes légales 1111e déclarationaux ternies de laquelle la fille-mère atiribuait la pater,nité de son enfant à Derouge ; puis, comme Derougene pouvait, fournir de caution, qu'il retournerail. en

• France dès que la guerre serait finie et qu'on n'au-rail, plus alors prise sur lui, il l'ut condamné à payernon pas une pension alimentaire dont la rentrée seraittrop aléatoire, mais, en une seule iois et d'avance,le total de ce qui était nécessaire à l'entretien de l'en-fant 25 livres sterling'terlin (625 fr.).

L'affaire devenait très grave. Si Derouge ne pouvait

LES AV ENTUBES DE LOÛIS-FRANÇOIS VANIIILLE13

payer, il risquait la prison. S'il payait, il risquait en-core les pontons: il avait causé du scandale â Laun-ceston ; l'agent Spettigiie n'avait qu'à le signaler âl'amirauté comme une cause de désordre; il n'en fal-lait pas plus. Deroiige décida de payer. Ce (lui prouvequ'au fond il avait confiance en Spettigue, et quel'agent n'était peut-être pas si méchant homme. MaisDcroiige n'avait pas la sommenécèssaire.

Heureusement Vanhille était là. Il fit l'inventaire desa fortune. Dans- soit il trouva d'abordun exploit d'huissier en date du 3o mai 1 784; dont ilressortait que le « sieur Pétion » n'avait pu payer aue sieur Vanliille; négociant », la u somme de 55ô livrestournois, valeur reçue en marchandises n : c'étaittout ce qui lui restait (le l'héritage paternel. Mais parun arrangement conclu- le 19 septembre i8o2 avec satante Delattre, née Legrand, celle-ci reconnaissaitdevoir à Vanhulle une somme de Goo fr. représentantsa part d'héritage sur une maison que possédait lafamille Delattre à Dunkerque. Et Vanhille pouvaittoucher son héritage, sur simple réquisition, avec du,intérêt de 5 0 /0 courant à partir de Sa majorité. Capifat et intérêts représentaient maintenant un total de870 fr. Toutes les piôces étaient en règle. Vanhilles'était toujours réservé cette somme comme une su-prême ressource, en cas de nécessité. Mais il avait unami dans le besoin : il n'hésita pas. Le 2 mai 181 i-, iltira une lettre de change sur sa tante et il trouva sansdoute à l'escompter facilement, contre une honnêtecommission, bien entendu- Qu'arriva-t-il alors ? Les renseignements précis font

14LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VA?OIILLE

défaut. Dans un rapport à l'amirauté, en date du 5dé-cembre 181 i, l'agent Spettigue insinue que Vanhulleet Derou4e ont voulu s'évader, et qu'il a eu connais-sance de leur complot grâce à la dénonciation d'unprisonnier nommé Boulangier, ancien « garde-ma-çjasin des services réunis à l'armée de Portugal n. Ilse déclare mécontent de Vanhille et de Derouge; ilajoute qu'on se plaint d'eux en ville, que John 1-towelui-même, qui est pourtant de leurs amis, parle d'euxcri fort mauvais termes (quelque note arriérée peut-tre l'aigrissant), que lui-mOine Spettigue a dû les

réprimander plusieurs fois déjà: Vanhille pour sesinfractions au règlement des prisonniers, Derougepour sa mauvaise conduite. Enfin, Spettigue n eu lapreuve certaine que les deux amis ont été récemment

Camlford, bien au delà des limites du cautionne-ment, à moins de deux lieues du bord de la mer, oùils équipaient sans doute une barque en cachettepour s'en Cuir.

J] est difficile de discerner la vérité par-dessous tantd'accusations. Que Spettigue ait cru au complot d'éva-sion, la chose est possible. Tant qu'il était sûr de sesprisonniers, il se montrait après tout fort débonnairetuais dès qu'il les soupçonnait de vouloir s'enfuir, ildevenait féroce. En 1807, il n'avait eu à signàler quecinq évasions, etdcux en 18o8 ; mais, eu x8oq, huit pri-sonniers s'étaient sauvés, cinq encore en 1810. C'étaittrop ; il avait redoublé de surveillance, et en 181 i, unseul prisonnier avait réussi à s'échapper. Spettigue sedéfiait surtout de Derouge. Il savait que celui-ci lui envoulait de son entente avec le syndic des pauvres, et

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LES AVENTURES DE LOnISFRÀNÇO1S VANIIILLE15

qu'il avait vainement., au printemps précédent, essayéde se faire échanger; il savait aussi que les deux amisavaient réuni une somme à verser au bureau d'assis-tance, et qu'ils pouvaient être tentés (le la consacrerû acheter -la complicité d'un des contrebandiers quipullulaient sur la côte. Enfin ses soupçons s'étaientchangés en certitude quand il avait reç.p la dénoncia-tion de Bonlangier.-

Malgré tout, on n peine à croire que Vanhille etDerouge aient projeté une évasion. S'ils avaient étéà Cainelford, c'était tout, simplement pour dîner avecle docteur Mabyn, qui les avait invités, et très pro-bablement ils n'en étaient pas à leur première invita-tion. La dénonciation de Boulanqier a bût l'air d'unevengeance. Derouqe lui aurait-il reproché d'avoir col

-laboré à la paternité qui lui coûtait si cher, et d'avoirsu en éviter les charges? Dans son rapport à l'ami-rauté, Spettigue lui-môme nous apprend que les deuxhommes avaient eu récemment une querelle violenteet, détail plus significatif encore, Vanhiile - qui[10w-tant n'avait jamais lu le rapport de Spettigue etqui, certainement, ignorait la lâcheté de Boulangier- le notait sur son calepin comme « un scélérat »: Etl'expression n'était pas encore assez injurieuse pourétre vraie. Soupçonié de trahison par ses camarades,13ouiangier fut transféré à l'h6pi1.al de 'Mill Prison, oùil jouit d'un traitement de faveur (12 décembre 181

et, d'où il adressa dès le lendemain à l'aniirauté tilletrès humble e pétition )) pour entrer au service deSa Majesté Britannique. Iii-appelait le rôle qu'il avaitjoué cmi dénonçant d'autres prisonniers, cl. demandait

16LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANIJILL1

qu'on « le fit interroger par un agent secret n pourdémontrer qu'il éLut en état d'être utile. L'amirautérefusa sèchement (2janvier 1812) et l'ignoble person-nage resta en prison dans son hôpital.

Quoi qu'il en soit, c'était tin fait avéré que Vanhilleet Deronqe avaient « violé leur parole » en allaiit sansautorisation à Camelford; ils étaient passibles d'unepunition. L'amirauté tic In leur fit pas attendre parretour du courrier, elle ordonnait à Spettique de met-tre les deux amis en' arrestation et, sans autre formede procès, de les envoyer en prison àDartmoor(i2 dé-cembre). Spettigue était en outre avisé, confidentiel-lement, d'exercer une surveillance assidue sur Dale,les'Tyethet.John Rôwe; dans leurs relations avec lesprisonniers (i4 et 20 décembre 181 1).

L'émotion fut vive à Launeeston. Personne ne crutau projet d'évasion; on blâma la Sévérité de l'ami-

- rauté; 011 regretta Detourj e et Vanhille. Or, quandd'aventure il arrive aux Anglais d'avoir une idée, ilsagissent. L'e docteur lVlahyn tenait û réparer les suitesfunestes de son malencontreux d'hier; et. Jhliti Tyeth,le brasseur patriardhe ne manquait ni d'influence nide considération. De temps immémorial, les bour-gades les plus reculées des provinces d'Angleterreavaient à la &ipitale comme un ambassadeur attitrée'Ctait leur député à la ehaihbre des Gomniunès. Solli-cité par ses électeurs, Mr DavisGiddy, éciiyeiÇ membredu Parlement, adressa donê à l'amirauté, le 20 . mars1812, une requête en laveur de Deronqe et de Vadulle.II demandait leur « réadmission à parole n. Démar-ché significative, et qui achève de prouver en toute

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LES AVENTURES DE LOUiS-FRANÇOIS VANHJLLE17

évidence non seulement que la dénonciation lâche etcalomnieuse de Boulangier n'était qu'un odieux men-songe, mais encore que la population de Launcestonne cachait pas ses sympath i es pour les deux prison-niers français. Sans même en référer à l'agent Spet-ligue, comme elle aurait dû, l'amirauté répondit àM Davis Giddy, le 26 mars, qu'elle ne pouvait reve-nir sur la décision prise, lia mention que Vanhilleavait inscrite sûr son mémorandum, à la date du12 décembre 181 j, était donc d'une rigoureuse exùcti-tude: e Avec un ami, écrit-il, je fus envoyé au dépôtde Dartmoor pour avoir été dîner à Carnelford », niplus, ni moins.-

III

Il y avait alors tant de prisonniers français cri Angle-terre que les pontons ne suffisaient plus à les enfermertous; On avait dû établir des dépôts spéciaux à l'inté-rieur même du pays. Le plus important se trouvaitJustement tout près de Tavistock, au centre d'uit pla-teau dénudé et sauvage, déboisé depuis des siècles,mais que les Anglais, par respect des traditions, conti-nuent encore d'appeler la e forêt de Dartmoor ». Lesbaraquements, édifiés à la hâte, abritaient déjà, tantbien que mal, plus de 7000 prisonniers. Ils formaientun vaste cercle, divisé en secteurs, où l'on parquaitles captifs d'après leurs catégories. Le capitaine Cot-grave, directeur de la prison, envoya Vanhille et De-rouge au quartier des officiers subalternes.

A Dp'tinoor, - comme sur les pontons, les prison-VARHILLR 2

C:

LES AVENTURES DE LOUiS-FIÀNÇO1S YANIIJLLE

nie.rs étaient, aux termes mêmes des règlementsédictés par l'amirauté, organisés d'après une sorte derégime représentatif. Apparemment, il ne devait pasleur échapper qu'ils vivaient sur le sol de la libre AI-hmm Ils élisaient entre eux un comité de surveillanceet de discipline; et ils avaient, pour les représenterauprès de l'administration, un délégué en titre. Telleétait l'action vraiment extraordinaire que Vanhulle

• semble avoir exercée sur Ions ceux qui l'approchaient,qu'à peine arrivé à Dartmoor, ses codétenus le dési-qnèrent pour leur délégué officiel auprès du capitaine

• Coigrave. Pourtant, la plupart des officiers détenus àDartmoor avaient été précédemment prisonniers sui-parole, et beaucoup devaient parler anglais aussi bienque Vanhille. Le capitaine Cotgrave refusa de ratifierl'élection « Il faut nommer un jentlem an qui soitdepuis longtemps ici, déclara-t-il le 27 janvier 1812,

et que je connaisse. »Vanhule ne se découragea pas. Ou l'avait empri:

sonné injustement ; on lui déniait la mission de con-fiance dont il venait d'être honoré.; il était maintenantdélié de toute obligation. La parole qu'il avait donnéede ne pas s'enfuir n'était plus valable. A l'injustice età la défiance, il répondrait par la fuite. Il eu avait ledroit.

Mais le pouvait-il ? Toute prison en Angleterre adeux enceintes la sienne et la Tuer. Sortir de Dart-inoor n'était pas aisé; et polir être libre enfin, il fal-lait encore sortir de l'île. Vanhille réfléchit. Les pri-sonniers fraiçais qui s'évadaient cherchaient tous àrentrer en France le plus vite possible ceux ii réus-

LES AVENTURES DE LOUISFRANÇOIS VÀNITL};19

sissaient traversaient la Manche cachés dans hue bar-quede contrebandier. Mais combien échouaient !Lacôte du « Canal n était la plus danqereusc,.ct de beau-coup la plus sévèrement surveillée. Il fallait l'éviter.Pour rentrer en France, la voie la plus courte n'étaitpas la plus sûre. - -

Vanhille ferait donc un crochet: il passerait parl'Amérique. Il prendrait passage sur un bateau mur-chaud, à. Bristol - le port le plus voisin - ou ;lit-leurs',pourvu que cc ne fût pas sur le littoral de laMaiiche, et il iraif à la Nouvelle-Orléans. Là, il retrou-verait soit qu'il n'avait jamais perdu de vue, etqui l'aiderait sûrement. Leur correspondance était, àla vérité, rare et lente : il fallait aloussix ou huit moispour échanger deux mots et la dernière lettre pie leprisonnier avait reçue de son frère, le 3o juillet 181 1,

était datée du ix avril. Elle n'en était pas moins affec-tueuse et fidèle. D'Amérique, Vanhille reviendrait aisé,-ment en France, du moins il le croyait. Il ignorait queles relations entre les États-Unis et leur anéienne mé-tropole devenaient de plus en plus tendues, si bienque, le i 9juin 1812, le président Madison proclamaitsolennellement l'état de guerre avec la Grande-Bit-.taqne. C'était là une difficulté de plus ajoutée à tant,d'autres. Mais, d'abord, il fallait sortir de Dartmoor.

Tous les matins, il y avait à la prison, dans la courdu quartier, une sorte de marché. Les captifs ven-daient les petits objets qu'ils étaient autorisés à fabxi-

• quer; et quand ils étaient en fonds, ils achetaient cequ'il leur fallait, niais surtout à manger, car l'ordi-naire de la prison était toujours insuffisant. Vanhille

20LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANTI1LLE

eut tôt fait de reconnaltre les marchands qui venaientde'Tavisl.ock. Une brave femme, Mary Luis, consentità l'aider. En cachette, pièce à pièce, elle lui'apportatout. un costume qu'elle s'était procuré à Tavistock chezles amis de Vanliille et au bazar de Pennwarden : unvieux chapeau à larges bords, de grosses hottes, desbas de fil brun, un long sarrau de roulier. 11 luiétait assez facile d'entrer dans la cour, sa contrebândecachée au fond de sa charrette à âne, sous ses léqu-mes. Mais pour la remettre à Vanhil!e, la complicitéde tous les prisonniers était nécessaire; On entouraitla marchande, on détournait l'attention Ides gardiens,et tout le premier Derouge, qui ne pouvait suivre souami - l'évasion eût été trop périlleuse à deux —serendit fort utile. Le vendredi 21 août 1812, Van-bille était enfin en possession de toutes les pièces deson costume.

Alors il prit une dernière précaution, car il pensaità tout. Qu'il réussît ou non, il retrouverait des coin-patriotes: s'il était libre, il devait pouvoir prouverqu'il n'avait pas été relâché pour prix d'une délation;s'il était repris, une bonne référence ne lui serait pasinutile dans sa nouvelle captivité. Il se fit donc déli-vrer par Le « comité représentant les officiers militai:l'es et marchands détenus dans la prison royale deDartinoor n, un certificat attestant qu'il était e ait

et loyal Français et un compagnon d'infortunedigne de tous les égards de ses compatriotes.., pourlui servir et valoir ce que de raison en cas de rnutaLion de prison : L'euphémisme de la fin est amusant.Mais restant en prison, les membres du comité de-

LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANUILI.E21

vaient être censés ignorer les 'projets de leur cama-rade. Et ils signèrent, avec des paraphes lourds etcompliqués Legrand, Michel, Reinard, Anquetil,Marc;

Le lendemain, samedi, - jour de grand marché -Vanhille quitta sh tunique d'uniforme, mit son cos-lume, se mêla aux marchands et sortit tranquillement.Il traversa la cour du quartier, cula place du 'marché;il passa devant deux sentinelles qui le prirent pour unmarchand de pommes de terre, il pénétra dans laplace autour de laquelle s'élevaient les bureaux et lesmaisons des agents, il franchit une dernière gille quegardait un factionnaire indifférent., il obliqua à droitele long des écuries à des réservoirs d'eau, et il setrouva enfin sur la grande route. « Je suis désertéhonorablement », écrivait-il plus tard au verso du cer-tilicat que ses camarades lui avaient délivré la veille.Sa plume était incorrecte, mais véridique. Jamais éva-sion ne fut plus légitime ni mieux combinée.

s1V

Sur la route de Tavistock, Vamihille, marchand depommes de terre, marchait rapidement il lui fallaitêtre ensûreté avant qu'on s'ape'rçàt de son absenceA la prison, et il savait qu'il ne serait en sûreté qu'àLaunceston. Pourtant s'il était dans toute l'Angle-terre un endroit où il courait 'le plus risque d'être re-connu, c'étàit là même, et non ailleurs. Et il n'étaitplus l'aimable compagnon d'autrefois ; il se trouvaitmaintenant sous le coup de la loi en le dénonçant,

22LES AVENTURES DE J.OUIS-FIIANÇ.OIS VANIIILLE

on avait une prime k toucher; en laidant, on étaitpassible d'amende, de prison, sinon même de latransportation pénale. Même, il y avait déjà commeune complicité de le reconnaître sans le dénoncer. MaisVanhille ne crai& j nait rien. Si its gens de Launcestonle connaissaient, lui aussi les connaissait, et il avaitconfiance en eux.

Le soir mêine, il couchait chez les Tyeth. Mais ilavait hâte de passer à Bristol il espérait y arriverpar mer, en trouvant passage sur une barque depêcheur, au village littoral le plus voisin.'1l ne savaitpas le chemin. Un maçon, qui très probablement étaitaffilié à la communauté calviniste, Samuel Smith, luiprêta son fils. La route passait par Caine! ford : ilétait naturel que Vanhille rendît au docteur Nabyn savisite de digestion. Il n'y manqua pas. Lors de l'en-quête qui fut opérée plus tard pour déterminer les res-ponsabilités de chacun, dans l'étonnante complicitéde tous, le docteur Mabyn déclare avoir dit au fugitif:« M. Vanhille, comme ami, je suis heureux de vousvoir, mais, à présent, je ne puis vous donner asilesous mon toit. M Ce qui permet de suppnser'qu'ene ffet Vanhulle passa la nuit chez l'échevin. Le surlen-demain il arrivait A Padstow, au bord de la mer. Maisaucun pêcheur ne voulut le I.ransporter à Bristol on ACork en Irlande: le voyage était trop long. Vanhiliefut obligé de rentrer à Launceston, un peu déçu. Latentative était manquée.

Il se reposa deux jours (26 et 2 7 août) en combinantune nouvelle expédition. Il se procura d'abord unebonite carte routière du pays, afin de pouvoir voyager

7'-._' Wwsr.n

LES AVENTURES DE LOUISFRANÇOIS VANIIILLE23

sans guide. Le soir, il y pointait ses étapes, et commeil était homme d'ordre, il tenait au verso la compta-bilité exacte des milles qu'il abattait. Puis il changeade déguisement: il devint Mr Williams, colporteur, etclans un petit ballot, il eut tout un assortiment de bru-cités, de canifs, de couteaux, d'anneaux, de cachets,de bracelets et d'autres menus objets pas trop lourds àporter. Ainsi équipé, il se remit en route.

Ses démarches prennent alors des allures très étran-ges. En sûreté sous son dig uisem ent, certain de n'êtrepas reconnu comme Français grâce à la maîtrise par-faite qu'il avait de la langue anglaise, Vanhille, ouplutôt Mr Williams, semble avoir provisoirement re-noncé à s'évader de l'île britannique. De Launceston,il se dirige sur le littoral, à Bideford et Appiedore, enDevon, deux petits villages de pêcheurs, et, tantôt dai!sl'uit, tantôt dans l'autre, il attend pendant quatre jouisune occasion. Dans la nuit du 1r au 2 septembre, à2 lient-es du matin, il s'embarque enfin sur un bateaude pêcheur qui le mène non pas à Bristol, mais à New-port, de l'autre côté du canal. De là, il gagne, à pied,le cautionnement d'Abergavenny. .Sou ami de Laun-ceston, le capitaine Fidèle Palierne, y avait été trans-féré peu auparavant et l'héberge pendant deux jours(3 et Il septembre). Puis Vanhille revient, par New-port et Appledore, à Laimnceston comme à son quar-lier général.

Après un repos bien gagné (7 et 8 septembre), ilrecommence un nouveau voyage, le plus long. A Exe--ter, où il s'est rendu à pied par Oakhampton et Taw-ton, il prend la diligence, et le dimanche û ii heu tes

r--..'.ç.,•<;,

24LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANJULLE

du matin, il arrive û Londres, d'où il continue aussi-tôt jusqu'à Cobham, près de Chatham. L'endrit étaitdes plus dangereux; titi ' grand nombre 'de pontonsétaient amarrés à Chatham, le long de la côte, et lasurveillance était, aux environs, particulièrement-ac-tive. Deux jours après, sans même repasser par Lon-dits, Vanhille revient en arrière, à pied. Soit

a quelque chose de mystérieux. Il est pourtanttrès direct; niais, comme par hasard, Vanhille prendgîte de préférence aux villes de cautionnement; ondirait qu'il est porteur d'un mot d'ordre secret et tir-gent. C'est ainsi qu'il traverse Guilford, Petersfleld,Alresford, Winchester, Salisbnry, \Varm inster, Bath,Bristol, et il ne s'arrête qu'à Abergavenny, qui sem-ble bien le but de soit (21 septembre).

Rien dans ! es nombreux papiers saisis pins tard surMc Williams ne fournit l 'explication de cet invrai-semblable itinéraire. Vaiiluille était trop prudent pourdonner la moindre prise au soupçon contre ses amis.Et, par contraste, son voyage était d'une imprudencepresque folle. C'était pour Vanhille comme une çja-qeure contre sa sécurité personnelle de traverser ainsi,dans toute sa largeur, l'Angleterre d'iuf bout à l'autre,pour aboutir à Chatham, où il savait que les risquesétaient; extrêmes, ne pas s'arrêter à Londres, où ilaurait pu si aisément se cacher, perdu dans la foule del'énorme ville, et revenir enfin à l'endroit niêine d'où ilétait, parti. Une pareille équipée serait incompréhen-sible si nous ne Savions, par d'autres témoignages,qu'il régnait alors, parmi les quarante oitmille Français prisonniers en Angleterre, 'Jné très Vive

I

LES AVENTURES DE LOIJJS-FI(ANÇOIS VANHILLE25

agitation. Les négociations d'échange, ouvertes à Mor-laix en i8xo, n'avaient pas abouti. On les avait con-nues, et l'immense espoir dont les prisonniers venaientd'être leurrés avait fait place à la colère et au décou-rageaient. La captivité semblait plus dure encore,après qu'on. avait cru qu'elle allait prendre fin. Nuldoute que, cette fois encore, le gouvernement anglaisseul était responsable de l'échec des négociations.Ou si l'Empereur avait lui-même renoncé à échangerles prisonniers, c'est qu'il avait soit plan.

Une circonstance inattendue donna quelque appa-rence de raison aux projets les plus fous, dans les pri-sons, les pontons et les cautionnements. En voulantémigrer d'Italie en Amérique, le propre frère de l'Em-pereur, Lucien Bonaparte, avait été capturé dans laMéditerranée et mené comme prisonnier en Angle-terre (décembre 18xo). De fait, il était plus que .jamais--brouillé avec son frère et sa principale occupation fut,pendant sa captivité dans l'agréable - résidence de'Fhorngrove, d'achever un poème épique sur Charlema-gne. Mais les pauvres gens qu'éblouissait le génie deNapoléon, et que sa gloire avait rendus si misérables,pouvaient-ils soupçonner qu'il en était ainsi? Si Lucienavait été pris, c'était parce que l'Empereir le voulait.li apportait les ordres du maître. Bien plus : au coursdes préparatifs de la câznpa(. ne contre la Russie, Na-poléon fit de -nouveau le simulacre d'organiser unedescente en Angleterre et en Irlande (juin et juillet18 r). Au rond, ses projets n'étaient pas plus sincèresqu'au temps du camp de Boulogne. Mais les Anglais yavaient cru, et les prisonniers français aussi. De nom-

M;LES AVENrIJBES DE LOUIS-FRANÇOIS VArOIILLE

breux indices permettent de supposer qu'il fut alorsquestion d'un soulèvement général des prisonniersfrançais en Angleterre, pour coopérer è la descente destroupes françaises.

Puis, Napoléon quittait Paris (q triai 1812), la guerrede 1-tussie allait commencêr. Ce serait la dernière,espérait-on. Le cosaque serait rapidement battu : ill'avait déjà été assez souvent; et Napoléon entrait enelkt à Moscou le 14 septembre, le jour même où Van-bille arrivait, près de Chathain. Pouvait-on prévoitl'affreux désastre de Itussie? Presque tous les prison-niers avaient foi en Napoléon, et d'autant plus qu'il sesouciait moins de leurs misères. Vainqueur du tsar, ilse retournerait contre les Anglais qu'il prendrait chezeux, dans leur ne, enfin Et les prisonniers se tenaientprêts, dans leurs conciliabules secrets; d'avance ils ser4ouissaient de pouvoir être utiles à l'Empereur, dereprendré du service comme autrefois et d'abatire pourtoujours l'orgueil britannique.

Il n'est pas invraisemblable que Vanhille n'ait agicomme l'émissaire de la conspiration. Autrenent soitvoyage eût été insensé. Et qui l'aurait payé? D'où vientque Vanhille sera maintenant toujours assez pourvud'argent? Même si, contre toute probabilité, les syndicsparoissiaux n'ont pas touché les fonds qu'ils récla-maient à Derouge, quand celui-ci fut intenté à Dart-moor, et si Vanliillc a gardé le montant du billet qu'il

escompté, les ressources dont il dispose dépassentsi visiblement la somme qu'il pouvait avoir en prison,qu'il faut bien admettre qu'il a reçu d'ailleurs une stib-veiltion secrète.

LES AVENTURES DE LOUI5FRANÇOIS \'ÀNLIIILE

Sa mission terminée, bien ou mal, nous ne savons,Vauliille put de nouveau s'occuper de ses propresaffaires. D'Abergavenny par Usk, il revint à Bristol,où il s'inForma des vaisseaux en partance (24- 25 sep-tembre). Mais il ne trouva rien à son gré. Au dangerdes corsaires français, s'ajoutaient maintenant, pourles capitaines marchands, les difficultés causées parlaguerre avec les États-Unis et la rupture des relationscommerciales; de sorte qu'au lieu de partir pourl'Amérique, le malheureux Vinilli ll e prit mélancoli-quement la diligence de Launceston.

li était fatigué et découragé, peut-être malade. Mal-gré le danger auquel il s'exposait, et qu'il faisait cou-rir à Ses amis, ii ne resta pas m oins d'eue semaineentière chez les Tyetlt (du lundi 28 septembre audimanche 4 octobre). Il est vrai que l'agent Spettiguesenthlit être devenu aveugle, sourd et muet. AprèsLout Vanhil.le ne s'était pas évadé de soit

il ne figurait plus sous ses contrôles; à quoi boits'en occuper? Et Spettigue laissait Mr Wiliiarns alleret venir comme il voulait.

\Tanhille, lui, ne savait plus trop ce qu'il voulait.Après une dernière tentative sur Saint$lichael, unhameau voisin de Padstow, comme s'il avait encorecii quelque vague espoir du côté du canal de Bristolou vers l'Irlande, il traversa rapidement tonte la Cor-nouailles, et; le 6 octobre au soir, il arrivait à F'a-nïouth. Pour la première fdis depuis six semaines

28LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANHILLE

qu'il parcourait en tous sens le sud de l'Angleterre,il était au bord de la Manche. Le sort en était jeté, etmalgré ses répugnances si justifiées, il allait essayer,comme tant d'autres avant lui, de rentrer directementau pays en traversant le détroit sur la barque d'unconirebandiér.

Il tombait mal. Si, d'une façon. générale, les côtesde la Manche étaient dangereuses pour les évasifs,nulle part elles ne l'étaient autant qu'à Falmoutlt,tout à l'extrémité de la lointaine Cornouailles. Fal-mouth était, en effet, le principal port d'attache desbateaux e parlementaires,, qui seuls étaient officiel-leinent autorisés à correspondre avec la France, et nepouvaient atterrir qu'au portport de Morlaix. Sur tout lelittoral, du Pas-de-Calais au cap Lizard, toutes lesautres relations étaient officiellement supprimées.C'était donc par Falmouth que l'on rapatriait les pri-sonniers échangés ou libérés polir infirmités et mala-die,-que le service des postes fonctionnait, que s'em-barquaient les très rares voyageurs qui obtenaient unpasseport, pour la France. .Aussi la surveillance yétait-elle plus étroite encore que partout ailleurs. Lesespions abondaient, \'anhille allait l'apprendre â sesdépens.

A l'auberge de l'Ancre bleue, où il s'était installé,il ne trouva que tiop aisément à qui parler. Un con-trebandier du nom de Thomas Moore lui fit, à motscouverts, des offres de service. li se vantait d'avoir,les années précédentes, en 18i o et i8m j, favorisél'évasion de plusieurs pi-isonniers françai. Le fait étaitexact. Mais le gredin n'ajoutait pas qu'arrêté dans

LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANLIILLE2

l'exercice de sa coupable industrie, il n'avait évité latransportation pénale en Australie que sur la promessequ'il avait faite de dénoncer les prisonniers qui se con-fieraient à lui. Que se passa-t-il entre les deux hom-mes? A quels indices Vanhille s'aperçut-il qu'il allaits'cnfefrer? Il semble que les deux interlocuteurs aientvoulu jouer au plus fin. Dans les papiers saisis surVanhille, se trouvent deux lettres, datées de Falrnouthle 7 et le 8 octobre, d'écriture identique, mais de si-gnatiires différentes Banfield et Moore. Le porteur,MrWilliams, était introduit auprès de deux bourgeoisrespectables de la ville de Bath, Richard Thomas,écuyer, et James Goodhall, brasseur, comme étant« l'ami particulier » de l3anfield-Moore. Apparem-ment, le contrebandier voulait capter la confiance deWilliams-Yanhil [e qui ne s'était pas encore démasqué.Dans son mémorandum; Vatiltille note trop laconique-ment la fin de ce double manège : « Le 9, à 10 heuresdu matin, trahi.

Alors c'est une fuite hâtive, niais adroite. Vanhillea gardé tout son sang-froid. Il se sauve en zigzag, àpied, loin des grandes routes. Le soir il était, à Wade-bridge sur la côte nord de Cornouailles (près de Pads-tow), le lendemain à Saltash, sur la côte sud (près dePlymouth). Il évite Launceston, où il ne serait plus ensûreté et compromettrait ses amis, puis, continuanttoujours en biais, comme les crabes, sa marche obli-que, il remonte sur Oakhampton et Tawton, redes-cend sur Hampstead et Exeter, remonte encore surCallompton et, certain d'avoir dépisté les recherches,il prend la diligence, arrive à Bristol, et va se terrer

30LES AVENTURES DE LOUIS —FRANÇOIS VANiIILLE

dans une maison mal fumée, d'oùil ne sort plus (15 oc-tobre).

VI

Ses pérégrinations avaient duré cinquante-cinqjours, à pied, en voiture oit en bateau. Vanhille venait,de parcourir t 238 milles, près de 2 000 kilomètres.Il en avait assez. Il se faisait toujours appeler MrWiI-liains, mais il ne voyageait plus, ni comme colporteurambulant, ni ait compte des prisonniers d'Aberqa-venny ou d'ailleurs, ni à la recherche du contreban-dier qui le transporterait de l'autre côté de la Mancheil n'était plus q fun sujet britannique, cc très tran-quille », et qui attendait patiemment le départ d'uitvaisseau pour s'en aller faire commerce aux colonies.La ./ane, capitaine Roberi, Andrews, devait appareillerpour la ia'ma?que, dans le courant du mois prochain.L'espoir était perdu d'aller directement à la Nouvelle-Orléans, comme aurait voulu Vanliille mais, de la Ja-maïque, il ne devait, pas être impossible, malgré laguerre, de 'gagner la Louisiane. Mr Williams se fitadmettre comme passager d'entrepont.

Vanliille se hâla d'en informer ses amis de Launces-ton. Leur affection ne s'était jamais démentie. Jusqu'audernier moment, ils lui témoignèrent le même dévoue-nient, jamais lassé, d'autant plus méritoire qu'il étaitplus dangereux. Leur correspondance'avecva iilulle nenous a pas été conservée tout entière, et c'est granddommage. Ce (lui nous en reste est vraiment tcjucliant.Des précautions étaient nécessaires. Les Tyeth si-

LES AVENTURES DE LOS-FRANÇOIS VANITILLE31

qnaient leurs lettres de noms peu compromettantsJohnson, 'lhompson; ils contrefaisaient leur écriture,ou bien ils se mettaient. à plusieurs pour écrire la mêmelettre telle missive est de trois ou quatre mains. Parprudence, Miss F'anny, au bureau de la poste, faisaittourner entre ses mains Je cachet humide quand citeapposait le timbre de départ, de sorte que la lettre neportait plus aucun témoignage lisible d'origine. Lesdétails d'ordre pratique se mélangeaient bizarretriejitaux pieux conseils. e Dieu vous protégé et sa Pro-vidence vous permettra d'arriver où vous espérez,écrivait le vieux Tyeth ; j'espère que vous voyez main-tenant combien il est absolument nécessaire de croireen Dieu... Votre malle vous a été expédiée par la di-I igence... J'ai le plaisir d'ajouter que toute ma familleest en bonne santé et que nous nous unissons coilce-t i veulent et individuellement dans tes meilleurs senti-inènts à voire égard. » -

Les autres amis de VanInile étaient au courant deses aventures et voulaient aussi lui être utiles. Le lait-leur John Ilowe eut une idée lumineuse. Fraitklandele médecin de marine qui avait récemment passé soneonrje à Launeeston, était parti sans payer sa note,comme il était d'usage parmi les clients des deuxfrères. Or, on venait d'apprendre à Laninceston qu'iltait en service à l'hôpital de Kingston en Jamaïque,

là même où Vanliille allait. Heureuse -coïncidence IPar delà l'Océan, John Rowe appesantirait sur Frank-land sa main de créancier, tandis que, du même geste,il soutiendrait son ami Vanliille. Et il fit parvenir àMr Williains une traite qu'il tirait sur Frankland. Il

32LES AVENTUJIES DE LOWSFPANÇOZS VANITILLE

serait curieux de savoir comment Vanliille accueillitcette idée baroque d'aller encaisser à l'autre bout dumonde la facture en souffrance d'un marchand tailleur,

- et s'il donna à Rowe quelque compensa t ion en échangede son papier; mais il mit soigneusemen t la traitedans son portefeuille; Au reste, il n'était pas à court,et son passage payé il possédait encore pins de 15 livressterling (375*.) en espèces.

Le 10 novembre, après trois semaines d 'attente, lafane quittait enfin Bristol pour aller d'abord à-Corkn Jrlaiide. La traversée dura sept jours et fat e très

dangereuse », écrit Vanhille, sans autremen t préciser:s'aqissait-Hd'une tempête ou d'an ennemi cil vue? ÀCork, nouveau retard. Les navires marchands ne pou-vaient faire seuls la traversée de l'Atlantique; ils segroupaient en caravane, que protégeaient des vais-seaux de guerre, et l'on ne s'aventurait en mer quelorsqu'on pouvait supposer n'avoir pas à craindre larencontre de l'ennemi. Vanhille descendit à terre, ets'installa àl'liôtel de la Marine. II y resta un nis, etput encore écrire aux Tyet.h (le 23 novembre) et rece-voir leur réponse. Le rassemblement s'achevait peu à

• peu : quand elle fut au complet, la flotte ne comptaitpas moins de quatre-vingts navires marchands convoyéspar quatre vaisseaux de guerre. On partit le ig dé-cembre 1812.

Le itr janvier 1813, onéait en vuevue de Madère. Puisdu 4 au 7, un ouragan dispersa la flotte; dix-huit vais-seaux seulement restent groupés, d'autres rallièrentensuite l'escorte, mais non tous. Cinquante-quatrevaisseaux au lieu de quatre-vingts continuèrent la route

LES AVENTURES DE LOU1SFRANÇOIS vÂr{mLLE33de conserve. Le vent devint meilleur, et la navigationplus facile. Dans sou journal de voyage, Vanhille n'aplus rien à noter, sinon pie le 14 et Je 15 il assiste auxébats despoissons volants. Le 22, oit les« 11es)) et d'abord la Barbade, où l'on fit escale. Alors,comme aujourd'hui encore, la Barbade était en quel-que sorte le point central oit croisaient toutes lesroutes de navigation dans la mer des Antilles. Là flottese disloqua. Vingt-cinq - vaisseaux, escortés par unbrick de guerre, firent voile vers l'ouest, le 25, et le1er février la Jane arrivait àJa Jamaïque. Elle ancradans la baie de Montego. Vanlnlle se crut sauvé.

VIF

Il était perdu. A force d'adresse, de persévéranceet d'entrain, il avait atteint le port; c'est au port mêmequ'il échoua;- A quels indices les douaniers de service au quai deMoiileyo soupçonnèrent-ils Mr Williams d'être un

espion » ? nous voudrions le savoir. Ils avertirent lesmagistrats de la paroisse de Saint-,James, MM. Do-nald Campbell et John Ingrain. Ceux-ci arrivèrenl.aussitôt. En leur présence on fouilla Mr Williams, ontrouva sur lui, bien cii ordre, tous les papiers de Van-tulle. Rien n'y manquait, même pas le billet du tail-leur Rowe. Mr Williams n'est pas un espion mais unprisonnier français fugitif. Le capitaine de vaisseaus'exclamait: « Pouvait-oit croire qu'un homme aussipaisible et respectable fût un étranger? » Vanlulle nedisait mât. Il faisait mentalement ses adieux polis à

yzçmLl-r . 3

34LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANUJIJE

l'hoimêt.e Mr Williams. Il est livré à l'autorité militaire,emprisonné sur l'heure. Le gouverneur, avisé de l'in-cident (5 février), expédia à l'amirauté, par le pre-inier courrier, un rapport circonstancié avec les piècessaisies sur le prisonnier (25 février); par le secondcourrier il expédia Vanhille en personne (23 mars).De sorte qu'à un mois de distance, l'amirauté faisaitcommencer une enquête sur les conditions dans les-

quelles Vaihille s'était évadé (24 avril), et-Vanhillelui-même était écroué à Portsmouth (20 mai).

Il ne paraissait pas douteux A l'amirauté que Van-bille eût des complices. Pour les découvrir. en Franceà cette date, il aurait suffi de mettre en branle la lourdemachine de police, civile ou militaire, qui jusqu'au.dernier jour aida si puissamment l'Empereur à resterTe maître du pays, et les commissaires de pdlice ou lesbrigadiers de gendarmerie n'auraient pas été longs àsaisir les coupables. En Angleterre il n'en allait pasde même. La police n'était pas organisée. Bien qu'ellefût d'État, l'amirauté royale ne pouvait agir qu'à titreprivé et il lui fallait d'abord se munir des preuves né-cessaires, avant d'ouvrir une procédure légale. L'avo-cat-conseil de l'amirauté, Mr l3ickmiell, avait confié AMessrs Kiiight et Joncs, solicitors au Temple (le Lon-dres,le soin des premières démarches'. Depuis un mois,les bureaux de la marine et les solicitors avaient écrit.de tous côtés A leurs correspondants, â Bristol, ' â Bath,à Falmouth ; les réponses reçues n'avaient rien apprisde positif. Sauf le billet de Rowe, les lettres saisies sur\Tazihille étaient anonymes ou signées de noms de fan-taisie, qu'il fallait identifier. Le sort de Vanhille était

_t,*;-'—r -7•r-?r

LES AVENTURES DE L0tJiS4ÀNÇO]S VANIIIILE35

réglé d'avance on allait l'envoyer en ponton, commeon faisait, des évasifs repris. Mais peut-être obtien-drait-on de lui quelques indications. Sur la demandede Mr l3icknèll (22 mai) Vanhille fut donc transféréd'urgence à Londres, mis en prisonprison avec les criminelsde droit commun et il reçut la visite de Mr Joncs.

Mais toute la finesse du solicitor ne put rien contrela résolution (le Vauhille. De quoi s'agissait-il? De-mandait-on au prisonnier de dénoncer des compa-triotes ? Non pas, mais seti!ernent de déposer contredes Anglais coupables. La loi mettait de toute façonle dénonci ateùr hors de cause. Que Vanliille dit unmot, et il trouvait A Londres même la liberté qu'ilétait allé cli ercher à la Jamaïque. La pression succé-dait aux promesses. Les bagages de Vanlulle étaientrestés à la prison de Port smnuti 011 refusa de les luifaire parvenir. Trois mois plus tard, il les réclamaitencore inutilement. Les geôliers ne donnaient presquerien à manger et le malheureux était obligé d'acheterà des prix exorbitants de quoi ne pas mourir de faim.Jl n'était pas en prison depuis huit jouis, que déjà ilne lui restait presque plus d'argent. Mais il était iné-branlable. u Je refuse de parler n, déclara-t-il u pé-remptoirernent n à Mr Joncs, « je mourrai plutôt I »Après trois semaines d'efforts, le solicitor renonça(r4 juin). Vanhille fut envoyé à Chatham (22 juin) oùon i'ernpont.onna sur le Crowri-Prince.

« J'espère réussir autrement n, écrivait Joues àl'amirauté. li avait son pian. Sans effets, sans argent.,réduit à l'affreuse inisàre des poilions, Vanhille allaitsans doute commettre quelque imprudence, s'adresser

s-

36LES AVEST[JaES DE i.OUIS-FRANÇOIS VANI{LLLE

à ses amis. Le plan manqua réussir. Vanhille écrivit eneffet. If savait qu'on connaissait à l'amirauté le nomde Jiowe ; il put donc saris inconvénient envoyer deses nouvelles au tailleur, en clair et par la voie hifi-rarchique imposée aux prisonniers la lettre noncachetée était transmise à l'amirauté, qui la faisaittenir au destinataire si bon lui semblait-Au reste Rowen'était guère en situationsituation d'être utild à Vanhille laplupart de ses clients avaient pris exemple sur Frank-land ; et le tailleur venait d'être, comme son frèreWilliam dede Tavistock, mis en prison pour dettes.Mais adroit comme il l'était, Vanhille trouva aisémentmoyen, dès son arrivée au ponton, de faire parvenirsous main et subrepticement d'autres messages àson ami .Derouqe, qui était toujours prisonnier à Dart-moor, et aussi aux Pennwardcn (le Tavistock, sinonmême aux Tyetlt de Launceston. Les lettres parvin-rent à leur adresse; et les bons u cousins Jack n -c'est ainsi qu'on surnomme les gens de Cornouailles- qui portaient intérêt à Vanhille furent mis au cou-rant de ses aventures.

Mais l'amirauté avait pris ses précautions; le capi-taine Cotgrave était prévenu; il fouilla dans les effetsde Deroucje, trouva la lettre de Vanhille, la saisit etDerouge, déjà Fort mal noté pour ses protestationsperpétuelles contre son internement - il avait réussi

faire intervenir en sa faveur jusqu'à l'amiral coin-mandant à Plymouth, Sir Richard Calder, et l'un desdéputés libéraux les pins influents du Parlement,Mr Whithread, le président du conseil d'adrninis-Itation du célèbre théétre de Drury Urne - De-

LES AVENTURES )E LOUIS-FRANÇOIS VANTIILI.E

rouge, coupable maintenant d'entretenir au dehorsune correspondance interdite par. les règlements, fut,par punition, envoyé en ponton à Plymouth (3 juillet).

Messrs Knight et Joncs savaient à présent rom-ment poursuivre leur enquête si niai commencée, etpuisque Vanhifle refusait de parler, c'était par Derougequ'on découvritait les complices de l'évasion. MessrsGeorge et William Eastlake, solicitors à Plymouth,acceptèrent de leurs collègues de Londres le soin decontinuer les démarches (22 septembre). Et tout desuite, ils trouvèrent un témoin.

Dale, celui-là même dont Derouge avait guéri lafemme, et que l'amirauté signalait à l'attention del'aent .Spettigue tomme tin de ceux qu'on soupçon-nait d'avoir aidé Vanhille, Dale était tombé dans lamisère. Il buvait, dépensait sans compter, tenait niaises registres, et avait été finalement révoqué.de sesfonctions. Il vivait misérablement à Plymouth, avecsa femme et ses cinq enfants, toujours en quête d'uneplace ou d'un cabaret. Convoqué chez les solicitors, ilfit une déposition solennelle, chargeant sans ver-qàgne tous les amis de-Vanhullle à Launcèston, muaisSurtout les Tyeth. Un tel témoin était précieux : lessolicitors donnèrent à Dale mandat de continuer lesrecherches, car il était plus que probable que lesgens de Launceston n'étaient pas étrangers à l'évasionde Dartmoor. 'fout heureux de l'aubaine, Dale se miten campagne, et comme il tenait à bien gagner sonargent, il nota longuement, jour par jour, tout ce qu'ilapprenait. Au surplus, il ne se pressa pas: pins savilaine besogne sera ,lente, plus elle lui rapporterà.

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38LES AVENTURES DE LOUJS-FRANÇOIS VANIIILLE

VIII

- Donc, le vendredi ig novem'jre 1813, il arrivait ALaunceston. Il connaissait les êtres: il pointa cItezMiss Johanna Calweii, la tresseuse. Il la savait curieuseet bavarde, il avait, appris qu'elle était venue récem-ment à Plymouth avec Miss Anna Pnnwarden, queinêixe elle avait été voir Derouge sur son ponton: elledevait lui être utile. II se trompait. Miss JohannaCaIweli était restée fidèle à Vanhille qu'elle admiraittoujours.

- Oui, dit-clic, il est aussi en ponton, à Chathain,mais il ne veut pas dire où sont les amis qui l'ont aidé,même s'il devait mourir, le pauvre garçon I

Et Miss Johanna Calweil ne dira rien, elle non plus.Dale sera-t-il pins heureux chez les Pennwaidei, àTavistock, où il arriva Je lendemain? mais dès qu'il seprésenta, Mi- Penns.'arden s'écria

- Ah Ah Je vois ce que vous vouiez, vous nesaurez rien de nous.

Et Dale,. prié deprendre-la porte, -alla se con-soler à l'auberge de MrsWilliams. Là, du moins, iltrouva à qui parler et de quoi boire, le pauvre homme!Mrs Williams n'aimait pas Vanliille, dont dlii n'avaitpas eu la clientèle, mais elle ne put fournir au pi-toyable limier aucun détail précis sur l'évasion. Datecommençait à déchanter. Il rvint à Plymouth. MaisDerouge, qu'il allait-voir, le renseignerait enfin. Le pri-sonnfer n'avait aucune raison de se défier de Date,son ancien ami. Il lui livrerait, les noms sans même se

-LES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VÂNIULLE39douter du piège qûi lui était tendu. Pour faciliter lesconfidences, Dale avait apporté une bouteille de rhum.Le lieutenant Meuzies, qui commandait le ponton, mitune cabine à la disposition du policier, et quand De-rouge fut amené, l'entretien commença très cordiale-ment. Date eut d'abord à donner des nouvelles desa famille.

- Mais vous, demanda-t-il à son tour, pourquoivous a-t-on envoyé ici?

.L.•Ponr avoir reçu des nouvelles de Vaithille, avouaDeroug e.

La conversation devenait très intéressante.- Au nom de Dieu, s'écria Dale, comment Van-

bille a-t-il pu s'évader?- Très facilement, il s'est déguisé en marchand de

pommes de terie.- Mais qui donc lui a apporté les vêtements?Derbuqe ne se défiait pas encore. -

C'était, répondit-il, une jeune femme -de Tavi-stock, nommée Mary.

Dale exultait. Enfin il touchait ait but. Mais il vou-lut aller trop vite.

- Bien sûr, dit-il, Vanhille ne compromettra passes amis; nous le connaissons, et ce serait mine pitiéde causer des ennuis au vieux père Tyeth.

.Deroiige ne répliqua rien. Il venait de comprendreà qui il avait affaire. La conversation prit fin. Enaccompagnant Dale, le lieutenant Menzies lui donnason impression

- Prenez garde, Derouge est très fin.Dale s'en doutait trop tard.

4eLES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VÀNIIILI.E

Le ponton était amarré assez loin de Plymouth, lepolicier fut obligé de coucher dans une misérable au-berge de pêcheurs. La pluie tombaitâtorrents, le ventsoufflait en tempête. Jamais l'hiver n'avait paru sitriste, et Dale passa une détestable nuit. Le lende.main - c'était le 2 décembre - il retourna ait

Il apportaitcette fois des victuailles. Mais Derougen'ouvrit la bouche que pour manger. Dale essaya deremettre la conversation sur les Tyeth:

- li paraît que le vieux a trouvé un associé qui estvenu de Londres pour gérer la brasserie. Il épouseraF'anny.

C'était peut-être un mensonge ; Derouge ne s'ylaissa pas prendre. Une dernière entrevue ne réussit.pas mieux. -

- Vous n'en tirerez plus rien, disait le lieutenantMenzies.

Il fallait retoutner à Launccstoii. Les Tyeth étaientsuspects; mais Dale n'avait même pas encore contreeux le commencement d'une preuve, et il en arrivait Atrouver assez dur ion métier d'enquêteur. 11 se postaaux abords de la brasserie et guetta, ait lesdeux ouvriers du père Tyeth, James Squance, le coin-paynoii brasseur, et Edward Blyth, le caviste. Quand illeur parla de Vanhulle et de son évasion, iç ils paru-rciit très étonnés n et dirent:

- Évadé vraiment, M. Vanliille s'est évadé?- Mais oui.- Nous n'en avons jamais entendu dire un mot.Et silencieux ou narquois, ils s'en allèrent de lent-

pas lourd d'ouvriers toujours penchés sur la niche.

LES AVENTURES DE LOTUS-FItANÇOIS VANtEILLE41A la prison, où il était encore, John Rowe, le tailleur,voulut bien montrer à Dale la lettre qu'il avait reçuede Vanhulic, rien de plus. Quant à l'agent Spettigue, ilavait depuis longtemps rapporté à l'amirauté ce qu'ilsavait, et il ne pouvait donner aucune autre indication.Décidément, Date était brûlé à Launceston. 11 ne luirestait plus qu'une chance de réussite: découvrir à l'a-vistock la nominée Mary.; il se prenait à désespérer.

Péniblement, il reprit la route de Tavistock, sousune pluie battante, le i5 décembre. En arrivant, écrit-il, « j'étais très fatigué et tout mouillé et. misérable.Je fus vraiment heureux de me mettre au lit ». Et lelendemain malin, le lamentable personnage ajouteu Je suis encore fatigué et engourdi; la pluie est con-tinuelle. » Il reste à l'auberge. Il renonce à chercherMary. Il peut à peine envoyer ses notes aux solicitors,

ri ses patrons. Il est sérieusement malade. Il se couche./il s'effondre.

Messrs Easttake attendirent encore cinq semaines.Dale ne donna puis signe de vie. Une neige abon-dante interrompit les communications avec la Cor-mionailles. Le 27 janvier 1814, les solicitors se décidè-rent à envoyer à Londres leur rappof ii définitif, d'aprèsles notes de Dale et les renseignements qu'ils avaient

- assemblés d'autres côtés. L'enquête n'avait apportéaucu6certitude. Contre les Tyeth, on n'avait que des.présompt.i .Qtle plus compromis semblait encoreRowe, le pauvre jailkw qu'on ne payait pas, et quirisquait maintenant les jicities les plus graves pouravoir intempestivement fait prisntcr sa note à unclient trop négligent. --

If 2LES AVENTURES DE LOIIJS-FIkAYÇOIS VANIIJJ,LE

Peut-être l'amirauté ariraiielle poursuivi la procé-dure ; mais la guerre touchait, à sa (In. Les alliés ve-naient d'entrer A Paris, et le G avril, Napoléon abdi-quait. Après tant d'affreuses angoisses qui broyaientles énergies depuis si longtemps, ou respira, doulou-reusement, peut-être, niais avec la sensation du blesséqui revient à la vie. La détente fut universelle, humé-diate, profonde. Autant qu 'aucune ville de France,Dunkerque avait en souffrir de la guerre et des An-glais. Dès le 8 avril, le maire de Dunkerque n'hésitaitcependant pas à écrire directement à l'amirauté, aunom de la municipalité, une lettre d'un style nobleet pompeux. « Les événements majeurs dont la Francevient d'être le témoin et l'objet. (ainsi s'exprime M. lemaire) qui, en changeant la face de son gouvernement.lui assurentla tranquillité, la paix et le bonheur, l'élangénéreux et spontané de cette nation brave et loyale,(liii saisit avec enthousiasme l'aurore d'uit avenir(lu' ell e doit aux efforts combinés de ses protecteurs,ont été vivement sentis par la ville de Dunkerque. sEu conséquence, la municipalité venait de relaxer lesprisonniers anglais détenus dans la ville, et elle en-voyait à l'amirauté la liste des prisonniers français,natifs de Dunkerque, qui se trouvaient en Angleterreen demandant leur prompte libération. Vanhillc..ewétait, comme on sait. Le 3o décembre 181 3 5 -fi avaitété transféré du Croton-Ppincg sur GfS/'y, un autreponton de Chatham. Ce!utsa dgfhière prison: JI dut -à la démarche du maire -de Dunkerque d'être - libéréassez rapidement, et,dès leig mai 18 i l,, il était dirigésur Calais.

f'

VLES AVENTURES DE LOUIS-FRANÇOIS VANUILLE43

Prisonnier de guerre et prisonnier de droit commun,prisonnier sur parole et prisonnier en confinement,prisonnier dans la métropole et aux colonies, prison-ruer en dépôt et sur les pontons, il avait expérimentéexactement tous les modes de détention usités en An-gleterre, et son aventureuse captivité est comme leraccourci des milliers d'autres captivités où tant de.Français perdirent alors la santé et la vie. Toutes lessévérités du gouvernement britannique et de l'ami-muté royale, Vanliille les avait subies sans fléchir,avec courage et gaieté. Mais les gouvernements nesont souvent qu'une apparence jetée sur l'âme despeuples et, auprès des braves gens de Cornouailles de-venus ses amis, Vanhille avait senti battre le coeuranglais, qui est, comme chacun sait, bienveillant clfidèle, après qu'il s'est donné.

Nancy, iinpr. llcrgeu-Levranit cl Ch