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LES CADRES À L’ÉPREUVE DU CHANGEMENT ORGANISATIONNEL Violaine DELTEIL* Patrick DIEUAIDE** Juin 2001 *Chercheur, ROSES-Université de Paris I, GIP-MIS Marne-la-Vallée, **Chercheur, MATISSE-ISYS, U.M.R C.N.R.S. n° 8595, Université de Paris I, Étude réalisée dans le cadre d’une convention entre l’Institut de Recherches Économiques et Sociales et la C.F.E.-CGC

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LES CADRES À L’ÉPREUVE DU CHANGEMENT

ORGANISATIONNEL

Violaine DELTEIL*Patrick DIEUAIDE**

Juin 2001

*Chercheur, ROSES-Université de Paris I, GIP-MIS Marne-la-Vallée,

**Chercheur, MATISSE-ISYS, U.M.R C.N.R.S. n° 8595, Université de Paris I,

Étude réalisée dans le cadre d’une conventionentre l’Institut de Recherches Économiques et Sociales

et la C.F.E.-CGC

SOMMAIRE

PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE

I. OBJECTIFS ET MÉTHODE DE LA RECHERCHE .............................................................................. 5

II. LE CADRE GÉNÉRAL D’ANALYSE.................................................................................................. 7

III. PLAN DE LA RECHERCHE .............................................................................................................. 12

CHAPITRE I. LES CADRES ET L'EMPLOI : UNE RELATION FORTEMENT DISTENDUE ........ 14

Section A. La fragilisation de la catégorie cadre ..................................................................... 14

1. Eléments généraux d'une crise statutaire .............................................................................. 14

2. Chômage et emploi des cadres ............................................................................................... 19

Section B. Les cadres et l’emploi : surqualification ou élargissement des compétenceslié à la transformation de la fonction d’encadrement ?...................................... 24

1. Le fond du problème : la neutralité du progrès technique sur l’évolution de la structuredes qualifications...................................................................................................................... 24

2. La surqualification, symptôme d’un élargissement de la fonction d’encadrement............ 27

CHAPITRE II. LES MUTATIONS DE LA FONCTION D’ENCADREMENT : LA PRESSIONDE LA CONCURRENCE PAR L’INNOVATION ..................................................... 30

Section A. La fonction d’encadrement, entre la gestion de l’incertitude et le développe-ment des innovations ................................................................................................. 31

1. Innovation et mise en œuvre du changement organisationnel : d’une gestion réactive à un comportement pro-actif de l’encadrement .................................................................... 31

2. Des organisations à fort contenu procédural assorties d’un recentrage de l’encadrement sur des fonctions de gestion des savoirs et des relations avec l’extérieur ......................... 34

3. Développement des innovations organisationnelles et diversification de lafonction d’encadrement........................................................................................................... 36

Section B. Du cadre « ingénieur des méthodes » au cadre « ingénieur des connaissances » ....... 40

1. Apprentissage organisationnel, logique d'expertise et encadrement de proximité........... 41

2. Gestion des processus d’apprentissage, résistances et débordements .............................. 44

CHAPITRE III. LES CADRES ET LA MOBILITÉ : DES PARCOURS PROFESSIONNELSDE PLUS EN PLUS STRATÉGIQUES ET INDIVIDUALISÉS............................ 47

Section A. La mobilité fonctionnelle : une nouvelle variable stratégique ......................... 47

1. La mobilité fonctionnelle interne : au service de la polyvalence.......................................... 48

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2. La mobilité fonctionnelle externe : doublement stratégique................................................ 51

Section B. Nouvelles carrières, nouveaux modes de gestion des parcours professionnels ......... 54

1. Des carrières organisationnelles aux carrières transversales ou « nomades » .................. 54

2. La maîtrise de la carrière : un nouveau « travail » pour les cadres, de nouvelles exigencesen terme de temps ................................................................................................................... 55

CHAPITRE IV. GESTION, RÉMUNÉRATION ET RÉTRIBUTION DES CADRES : LE TEMPSDES PARADOXES ................................................................................................... 58

Section A : La référence des directions à l’autonomie et aux compétences : un pro-gramme plus qu’une réalité............................................................................................... 59

1. La gestion par les compétences : d’une interprétation restrictive à un engagement mesuré des entreprises ............................................................................................................ 60

2. Pour un couplage compétence / mobilité externe ................................................................. 65

Section B : La rémunération des cadres : une individualisation allant à l’encontre de lacoopération productive ............................................................................................. 66

1. L’individualisation des salaires des cadres............................................................................. 67

2. Une référence timide aux compétences, une référence forte bien qu’implicite aux résultats.. 68

Section C : Le temps de travail des cadres : indice d’une reconstruction statutaire dansl’impasse ........................................................................................................................ 71

1. L’épineux problème de l’intégration du temps libre.............................................................. 71

2. Le rendez-vous manqué des 35 heures .................................................................................. 72

CONCLUSION GÉNÉRALE .............................................................................................................. 76

BIBLIOGRAPHIE..................................................................................................................... 79

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I. OBJECTIFS ET MÉTHODE DE LA RECHERCHE

Depuis le début des années 90, les cadres et les personnels d’encadrement, plus en général,traversent une crise profonde d’identité, en particulier du point de vue de leur identité profes-sionnelle. Aux avant-postes des changements technologiques et organisationnels déployésau sein des entreprises, les cadres subissent les contrecoups d’un faisceau de tensions :accroissement du chômage, intensification du travail, perte de pouvoir, mobilité forcée...

Cette crise est par ailleurs amplifiée par une perte de repères institutionnels. En particu-lier, dans les arrêtés Parodi-Croizat publiés en 1945-1946 et reconnaissant en France laspécificité du statut du personnel d’encadrement, sont considérés comme cadres :

– les collaborateurs qui, sans exercer des fonctions de commandement, ont une forma-tion technique, constatée par un diplôme, et qui mettent en œuvre à leur poste lesconnaissances qu’ils ont acquises,

– tout agent possédant une formation technique, administrative, juridique, commercialeou financière et, exerçant par délégation de l’employeur, un commandement sur les colla-borateurs de toute nature.

Cette conception de l’encadrement, fondée sur les critères de compétence et de comman-dement, résiste de plus en plus difficilement à l’examen des faits. Non seulement unnombre croissant de cadres aujourd’hui n’encadrent plus au sens où leurs fonctions dedirection ne sont plus systématiquement soutenues par une autorité déléguée par l’em-ployeur, mais également, pour un nombre important d’entre eux, on assiste à un net rap-prochement de la catégorie des cadres de celle des techniciens supérieurs du point devue du contenu de leur travail.

De même, l’affiliation au régime de retraite complémentaire des cadres (Agirc) constitueun critère d’appartenance tout relatif dès lors que nombre de cotisants, recrutés sur despostes d’encadrement, sont embauchés à des salaires ne dépassant pas ou de très peu, leplafond mensuel fixé par les organismes de sécurité sociale. Affiliés cadres, ces « figu-rants » (Forcari, 1998), s’acquittent de fait d’une cotisation de principe alors qu’ils contri-buent à taux plein au régime commun des salariés du privé (Arco).

Aussi, en première approximation, la figure traditionnelle du cadre n’est-elle plus tout àfait ce qu’elle était, le tracé de la frontière entre cadre et non-cadre devenant de plus enplus flou. Un rapide survol historique montre cependant qu’il n’en a pas été toujours ainsi.

Inventé au XIXe siècle pour réunir sous une même appellation officiers et ingénieurs issusdes grands corps techniques de l’État, le terme « cadre » s’est répandu massivement par lasuite dans les milieux d’affaires, à la faveur du mode de production industriel et taylorien.Durant toute cette période et jusque vers la fin des années 70, les cadres se présentaientcomme un groupe relativement homogène, peu nombreux (ils étaient 650 000 environ audébut des années 60), situés majoritairement au sommet de la hiérarchie du salariat indus-triel. Formant une élite, ils étaient recrutés pour servir les intérêts des entreprises, loyale-ment et avec dévouement. Plus précisément, les cadres formaient un groupe socio-profes-sionnel qui se démarquait des autres catégories de personnels par une forme spécifiqued’engagement témoignant d’ « un pacte de confiance » (Bouffartigue, Gadéa, 2000) signéavec les directions d’entreprise, du type « statut social contre dépassements horaires ».

Or, comme nous essaierons de le montrer dans le cadre de ce travail, ce pacte sembleaujourd’hui sinon rompu, du moins fortement remis en cause. Travaillant 45 heures parsemaine en moyenne, nombreux sont ceux en effet estimant excessive la charge de travailet de responsabilité qu’ils doivent supporter. La réaction des cadres aux lois Aubry sur les35 heures, qui se disent prêts pour la moitié d’entre eux à travailler moins au prix mêmed’une baisse de leur rémunération (Lelaube, 1998), est révélatrice à cet égard des change-ments de culture de la part d’une population de plus en plus jeune et de plus en plus diplô-mée. La figure du cadre corvéable à merci (et fier de l’être) semble aujourd’hui révolue.

Mais plus fondamentalement, la crise des cadres et de la fonction encadrement n’est passans lien avec les transformations touchant aux modes d’organisation et de fonctionnementdes firmes d’un côté, aux mutations du travail et du salariat de l’autre. Ce rapprochementpeut paraître évident à première vue, tant il tombe sous le sens que le fonctionnementdes organisations et des marchés demeure étroitement lié aux stratégies des acteurs (a

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fortiori des cadres) qui les habitent et les font vivre. L’analyse se complique quelque peudès lors que, dans le contexte des mutations technologiques et organisationnellesactuelles, cette relation ne peut plus être admise comme un fait d’évidence. D’un côté, lestatut et le pouvoir économique des cadres dans les entreprises ne cessent d’évoluer faceaux impératifs stratégiques que les firmes doivent intégrer pour s’adapter à un environ-nement globalisé et fortement concurrentiel. En retour, la variété des structures d’entrepriseset des modèles de gestion et d’organisation de la fonction d’encadrement met en évidencela multiplicité des contraintes et des marges de manœuvre rencontrées par les cadresdans la construction de leurs trajectoires professionnelles et leurs positionnements dans ladivision sociale du travail.

Aussi, partant de cet ensemble de remarques, la présente étude vise-t-elle deux objectifs :clarifier les ressorts de la crise actuelle de l’encadrement ; (re)définir plus précisément lesconditions d’appartenance à la catégorie cadre. Pour mener à bien cette réflexion, un certainnombre de remarques d’ordre méthodologique doivent être précisées :

– En premier lieu, cette recherche s’intéresse moins au « groupe cadre » comme on peutl’appréhender à travers les PCS qu’à la diversité des comportements observés sur lesmarchés et dans les entreprises dans lesquelles ils évoluent et qui les spécifient. En effet,si l’on peut encore parler de cadres aujourd’hui, ce ne peut être qu’au regard de la variétédes pratiques qui s’élaborent au quotidien, au-dedans comme au-dehors des entrepriseset qui, pour une part non négligeable d’entre elles, font rupture ou du moins entrentouvertement en conflit avec les régulations socio-économiques antérieures. Que recouvrecette pluralité de pratiques ? Quels changements socio-techniques, organisationnels, pré-sident à leur émergence ? Selon quelle(s) logique(s) ? Sous quelle(s) forme(s) ? Autant dequestions guidant notre recherche dans un contexte de recomposition profonde de ladivision technique et sociale du travail. À cet égard, tout l’intérêt mais aussi toute la diffi-culté de considérer les cadres du point de vue de leurs pratiques est de pouvoir identifiertrès précisément quelques-uns des grands changements qui ont pesé dans la banalisa-tion de leur statut. A contrario, si l’on peut constater une tendance au rapprochement dela masse des cadres des non cadres, on observe également un processus inverse de diffé-renciation (voire même de reclassement) des fonctions et professions des personnelsmembres de cette catégorie. Au total, ces phénomènes portent à croire que les cadres, loinde se fondre dans la masse indifférenciée des « professions intermédiaires » constituent ungroupe socio-professionnel « travaillé » par des logiques complexes, multiples, laissantprésager de l’émergence de nouveaux critères d’appartenance mais aussi de l’apparitionde nouvelles formes de segmentation du marché du travail pour cette catégorie de salariés.

– En second lieu, la démarche empruntée dans le cadre de cette recherche procède deconcepts puisés pour l’essentiel dans les champs de l’économie du travail et de l’écono-mie industrielle. Ce choix n’est en rien exclusif de tout autre, en particulier du recours auxtravaux réalisés sur le sujet par les sociologues. Bien au contraire. En ces temps de confu-sions, marqués par une extrême perméabilité des frontières de la firme, du marché et dusalariat aux changements d’ordre politique, scientifique, culturel, l’interdisciplinarité s’im-pose naturellement comme une méthode incontournable de réflexion et d’analyse. L’in-terdisciplinarité se justifie pleinement dès lors qu’elle est pratiquée non pas au nom d’unesynthèse élaborée à partir de savoirs inscrits dans un champ disciplinaire pré-défini maisau nom d’objets de recherche manifestant des réalités ou des situations nouvelles,inédites, dont la compréhension appelle une reformulation, fut-elle partielle, du cadregénéral d’analyse.

– Enfin, nous avons mené cette recherche en prenant appui sur un certain nombre d’inter-views qui, compte tenu de l'échantillon limité n'ont qu'une valeur exploratoire et neconstituent qu'un complément à d'autres études basées sur des enquêtes auxquellesnous nous référons. Ces entretiens qui ne figurent pas explicitement dans l'étude maisviennent illustrer par endroits certains de nos développements nous ont été précieuxpour affiner notre regard et notre compréhension des changements concrets qui s'opè-rent dans le contenu du travail, dans les aspirations et les stratégies déployées par lesindividus comme par les firmes qui les emploient. L'échantillon de cadres que nousavons sélectionné est circonscrit à quelques secteurs : assurance, informatique, électro-nique, audit. Il est par ailleurs limité aux cadres de moins de 35 ans. Le choix de seconcentrer sur la jeune génération de cadres est motivé par le fait qu'elle véhicule etconcentre, notamment par le biais des stratégies déployées, nombre de changements faisantrupture avec l'ancien modèle hérité du taylorisme : il en est ainsi dans le rapport au travail, larelation à l'entreprise et à la hiérarchie, dans les modalités de gestion des parcours pro-

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fessionnels, plus individualisés. À ce titre, cette sous-catégorie peut être conçue comme unlaboratoire de changements à venir, au même titre que la catégorie des cadres peut être anti-cipatrice d'évolutions affectant une majorité de salariés. Notons que les cadres dirigeantssont exclus de notre recherche, en ce qu'ils représentent une catégorie bien spécifique, ycompris dans leur définition juridique, fort distincte du reste de la population cadre. Eneffet, que ce soit pour le statut ou la rémunération, les cadres non dirigeants se rappro-chent d'avantage des fonctions intermédiaires que des cadres dirigeants. C'est la raisonpour laquelle les développements consacrés au système de rémunération passe délibérémentsous silence la question des stock-options et des modalités de gestion et de recrutement decette frange particulière de la population cadre.

II. LE CADRE GÉNÉRAL D’ANALYSE

2.1 MUTATIONS TECHNOLOGIQUES, EFFET DE FRONTIÈRE ET EFFET DE COMPOSITION

Une analyse de la place et du rôle des cadres au sein des entreprises ne peut être correc-tement menée sans expliciter au préalable certains des principaux traits caractéristiquesde la mutation du système productif que connaît aujourd’hui l’économie française (et pluslargement les pays d’ancienne tradition capitaliste).

Ce détour ne saurait être considéré comme un exercice de pure forme. Il procède pourune large part du besoin de dissiper tout malentendu quant à la nature de la relation quiunit le destin des cadres à celui des entreprises. Cette relation est loin d’être aussi simplequ’il n’y paraît au sens où il suffirait de faire état des changements survenus aux niveauxde l’organisation et des relations de travail au sein des entreprises pour rendre comptedes principales lignes de forces qui président à une redéfinition du statut de l’encadre-ment. Cette démarche est sujette à caution dans la mesure où, comme nous essaieronsde le montrer, nombreux sont les indices laissant à penser que la crise de l’encadrementest bien plus qu’une simple crise d’ajustement (en termes de comportements, d’effectifsvoire même de valeurs) à un nouvel ordre technico-organisationnel ; c’est une crise profonded’identité inscrite dans le flou des frontières qui, aujourd’hui, séparent le firme du marchéd’un côté, le travail du non-travail de l’autre.

Aussi, convient-il de restituer la crise de l’encadrement dans le contexte plus large d’uneredéfinition des finalités de l’organisation des firmes, que celles-ci soient appréhendéesen termes de coordination et de rendement des activités ou bien encore en termes d’im-plication ou d’adhésion des personnels à la réalisation des objectifs de production. Cettemise en perspective n’est pas neutre du point de vue de l’analyse. Elle ouvre sur uneconception qui dissocie l’activité des cadres de leurs fonctions et positions sociales dansl’entreprise et privilégie un questionnement sur la stratégie et/ou la logique de comporte-ment des acteurs dans un contexte de transformation profonde de la division techniqueet sociale du travail. Bien évidemment, il ne s’agit nullement par cette démarche de nierl’importance et le rôle que joue (et continuera de jouer) le « groupe cadre » dans la ges-tion et le développement de l’organisation des firmes. Pour une large part, l’attention por-tée dans le cadre de cette étude aux stratégies d’acteurs (au-dedans comme au-dehorsdes entreprises) se justifie au regard des « effets de structure » associés à l’affirmation deplus en plus nette aujourd’hui de logiques productives fondées sur la connaissance etl’usage intensif des nouvelles technologies. Sans prétendre à l’exhaustivité, on distingueraplus particulièrement deux types d’effet :

– Un effet de frontière lié à la remontée des marchés (flux d’informations) au cœur de l’orga-nisation des firmes et à l’élargissement vers l’amont (conception) et vers l’aval (distribution,service après-vente) de la chaîne d’activités créatrice de valeur.

– Un effet de composition lié à l’émergence d’une nouvelle conception du travail fondéesur une professionnalisation des métiers (autonomie, compétences, polyvalence) et sur lacoopération (modalité du travail intra et inter-firmes, apprentissage collectif).

Ces « effets de structure » éclairent pour une part non négligeable les difficultés de cernerla place et le rôle des cadres au sein des organisations. Situés aux avant-postes du chan-gement organisationnel, ces personnels sont en effet les premiers à vivre, voire même à

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comprendre, les logiques qui gouvernent les transformations macro-structurelles des sys-tèmes productifs. C’est pourquoi, pris entre l’Ancien qui se meurt et le Nouveau qui ne serévèle que très progressivement, ils entretiennent avec le changement organisationnel unrapport extrêmement ambigu, à la fois comme figure émergente de nouvelles pratiques,de nouvelles formes d’engagement et d’implication, mais aussi comme laissés pourcompte de modes de gestion de plus en plus centrés sur l’initiative et la capacité créatricedes individus.

À cette première difficulté s’en ajoute une seconde, tenant à la nature du changementorganisationnel lui-même et dont les entreprises sont l’objet. Si la crise du modèle tayloriend’organisation du travail est aujourd’hui un fait unanimement reconnu, la question resteouverte de savoir si les changements en cours s’inscrivent en rupture ou dans le prolon-gement de ce modèle. C’est une évidence en effet que le taylorisme est loin d’avoir disparudes entreprises, en même temps cependant qu’il cohabite avec de nombreux autresmodèles d’organisation (P. Zarifian n’en distingue pas moins de quatre : le modèle classiquerénové ; le modèle de la coopération horizontale ; le modèle de l’organisation par projet ;le modèle d’organisation par processus, Zarifian, 1996). Cette hétérogénéité pose problèmepour comprendre les ressorts de la crise de l’encadrement : faut-il considérer cet éventailde modèles comme autant d’expressions particulières d’une seule et même logique decrise de l’encadrement, à savoir la remise en cause progressive mais irréversible d’uneconception statutaire des cadres fondée sur l’autorité déléguée par la hiérarchie ? Ou bienfaut-il considérer ces modèles indépendamment les uns des autres et reconnaître de factol’existence de contraintes différenciées qui n’auraient qu’une portée relative, vis-à-vis desaspects contingents du contenu du travail des cadres dans les entreprises ?

Ce dernier cas de figure amène à analyser la crise de l’encadrement au regard des diffi-cultés, pour une catégorie d’agents, de s’intégrer à un ordre socio-technique conçu defaçon normative, comme un ensemble de pratiques et de règles, plus ou moins stabili-sées, plus ou moins cohérentes entre elles. Certes, et comme l’atteste un certain nombred’interviews réalisés par nos soins, nombreux sont les cadres pour qui ces pratiques etautres normes d’évaluation sont vécues comme des moments sinon difficiles, du moinsdélicats et importants dans le déroulement de leurs carrières.

Mais cette façon de voir est loin d’épuiser la réalité du phénomène étudié. D’une part, cesmodèles n’offrent qu’une représentation partielle des contraintes sous-jacentes au fonc-tionnement des entreprises, (en particulier, la dimension financière est totalement absente).D’autre part, la durée de vie de ces modèles, construits à partir de préceptes managériaux,n’est pas infinie, ni même prévisible. Plus exactement, le fonctionnement des entreprisesrepose sur des « compromis permanents » entre ses composantes, compromis enracinésdans des jeux contradictoires, localement situés aussi bien en interne dans le travail,qu’en externe sur les marchés. De sorte qu’il existe un écart toujours reconduit entre leseffets attendus de l’intégration de ces modèles dans les entreprises et leurs performancesin situ, nées de la dynamique de l’action collective et des pressions de l’environnement.En d’autres termes, si les recours ad hoc à des modèles d’organisation d’entreprise peutse révéler utile pour déchiffrer les ressorts de la crise de l’encadrement, en retour, on nepeut exclure de l’analyse les dimensions contingentes et radicalement incertaines (nonprogrammables) qui caractérisent la stratégie des acteurs et qui émergent lors de la miseà l’épreuve de ces modèles.

Aussi, la prise en compte de ces dimensions suppose-t-elle d’élargir la perspective enconsidérant la crise de l’encadrement non plus exclusivement en termes de destinée,comme la crise d’une catégorie d’agents incertains de leur avenir face au changementorganisationnel, mais également et peut être avant tout, en termes de légitimité, commela manifestation d’une crise de gouvernance de l’organisation des firmes elles-mêmes.

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2.2 LA CRISE DE L’ENCADREMENT COMME CRISE DE GOUVERNANCE DES ENTREPRISES

Définir la crise de l’encadrement (ou de la fonction cadre) comme une crise de gouvernancedes entreprises, c’est partir de l’idée selon laquelle les modèles d’organisation sontingouvernables par construction, au sens précis où la programmation des effets attendusde ces modèles (entre l’ajustement des objectifs qu’ils se fixent et les moyens qu’ils sedonnent pour les atteindre) n’obéit à aucune rationalité a priori.

Cette dimension d’ingouvernabilité des organisations doit être bien comprise. Celle-cis’inscrit dans le contexte évoqué précédemment de l’affirmation de plus en plus netted’une économie fondée sur la connaissance et la diffusion à grande échelle des nouvellestechnologies de l’information et de communication (NTIC). De plus en plus clairement,aujourd’hui, il apparaît en effet que ces tendances portent en elles des éléments puissantsd’auto-organisation de l’activité des firmes qui, de plus en plus vivement, entrent enopposition avec les logiques d’organisation et de fonctionnement fondées sur une division detravail entre ceux qui pensent et ceux qui exécutent. Bien évidemment, l’auto-organisationn’est pas exclusive de la place et du rôle des cadres au sein des entreprises. Ce qui est essen-tiel ici, c’est le principe d’une double régulation, interne et externe, caractéristique des sys-tèmes à auto-organisation (Paulré, 1997). En effet, il ne fait aucune difficulté aujourd’hui pours’apercevoir que cette double régulation, entre les cadres et le changement organisation-nel des firmes d’une part, les firmes et les mutations de l’environnement d’autre part, estloin de trouver dans le processus interactif classique associant la division smithienne dutravail et l’étendue des marchés, les conditions d’une assise techno-organisationnelle suf-fisamment stable et robuste pour assurer aux cadres les moyens d’une régulation fonc-tionnelle efficiente :

– D’un côté, la montée du niveau général des connaissances depuis l’après-guerre a pro-fondément modifié le stock de main-d’œuvre par qualification. Selon Ngyuen, Petit etPhan, « Entre 1970 et 1990, le taux de travailleurs ayant un niveau d’éducation élevé apresque doublé, avoisinant le tiers de la population active dans quatre pays du G7 (États-Unis, Japon, Italie, Royaume-Uni) » (Dang Nguyen, Petit, Phan, 1997, p. 48). En France, oùce pourcentage est moitié moins élevé, les emplois qualifiés selon l’Insee ont cru entre1970 et 1990 au rythme annuel moyen de 6 % pendant que le reste des emplois stag-naient ou décroissaient. Aux États-Unis, sur la même période, la tendance est encore plusmarquée. D’après Castells, la structure professionnelle se caractérise par une plus grandeprogression des effectifs de gestionnaires, spécialistes, techniciens et ingénieurs compa-rée à la progression du nombre d’employés semi-qualifiés et subalternes (Castells, 1998,p. 258). Par ailleurs, si l’on en croit Eliasson qui établit un recensement, tout secteurconfondu, des opérations ayant un contenu de production et de traitement des connais-sances, 45,8 % des heures de travail sont consacrées aux États-Unis en 1980 à des activi-tés intensives en connaissances contre 30,7 % en 1950 (Eliasson (1996) cité par Foray,Lundvall, 1997, p. 20). Ces quelques chiffres, présentés ici à titre indicatif, n’en sont pasmoins significatifs d’une double mutation : non seulement le savoir se diffuse de plus enplus largement, mais il se complexifie en se développant. Comme le souligne Moati etMouhoub, « Ce mouvement contribue à la formation de nouvelles disciplines et à laconstitution de nouveaux corps de spécialistes devant maîtriser des compétences appro-fondies et de plus en plus pointues » (Moati, Mouhoub, 1997, p. 264). Il en résulte un pre-mier élément d’explication de la crise de l’encadrement tenant à l’impossibilité pour sesreprésentants de continuer de revendiquer avec quelques autres (professeurs, juristes,médecins notamment) le monopole de l’expertise et de la détention des savoirs. Autre-fois, comme le rappelle justement M.N. Aubergé-Barré : « Le savoir avait une fonction decapital : acquis une fois pour toutes lors des études, il ne se dépréciait pas au fil des ans,se renforçant au contraire avec l’expérience et permettait de recevoir un revenu à caractèrede rente » (Aubergé-Barré, 1995, p. 3). Aujourd’hui, le savoir est multiple (l’OCDE établit unedistinction entre la connaissance factuelle, la connaissance scientifique, le savoir-faire, laconnaissance relationnelle) et s’acquiert par des voies diverses telles l’éducation, larecherche, la formation, l’apprentissage. Cet éclatement bouleverse les plans de carrière,multiplie les passerelles entre les professions, redéfinit les statuts, transforme les rap-ports hiérarchiques.

– De l’autre, le développement des NTIC a considérablement modifié la base technique etorganisationnelle des systèmes de production des entreprises, devenus beaucoup plus

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flexibles que par le passé. Les effets, réels et potentiels, de ces technologies sont désor-mais bien connus (Reix, 1999, p. 111) : détection rapide de la nécessité du changement(feed-back améliorés, système d’alerte, d’aide au diagnostic...), construction et analyse descénarii alternatifs (simulations...), capacités accrues de traitement de l’information ; maisaussi, amélioration de la fluidité des ressources (informatisation des procédures de ges-tion, développement des groupware, approfondissement de la coordination) et élargisse-ment des répertoires de réponses des firmes (accroissement de la variété des produits, flexi-bilité des processus, soutien à l’apprentissage...). Ces perfectionnements contribuent àaccroître la capacité d’anticipation et d’adaptation des firmes par rapport à des objectifset des cadres d’action sans cesse changeant. Ils concourent, en d’autres termes, à l’émer-gence d’une « flexibilité systémique » (Di Ruzza, 1994, p. 110), c’est-à-dire une flexibilitéqui, du point de vue des entreprises, ne repose pas « seulement sur la rapidité et l’intensitéde l’ajustement de tel ou tel maillon du système pris isolément, mais sur sa capacité globalede réorganisation » (Ibidem, souligné par nous). C’est pourquoi la diffusion à grande échelledes NTIC doit être examinée non seulement au regard de ses conséquences aux niveauxde l’organisation du travail et des formes d’implication des salariés, cadres compris(Coriat, 1994), mais également et peut être avant tout, au niveau de l’interconnexion desprocessus industriels proprement dits (approvisionnement – production – distribution –vente – service-après-vente) et des processus techniques créateurs, gestionnaires etmanipulateurs d’information (Lorino, 1995). À ce niveau très précisément, la transforma-tion organisationnelle des firmes s’apparente dans son principe à une vaste opération desubstitution de la fonction encadrement par un mode de gouvernement des activitésfondé sur l’autonomie et la responsabilité. Il s’ensuit que la conception traditionnelle ducadre qui « consisterait fondamentalement en une allocation des ressources et la mise enplace d’incitations, le contrôle de la performance et la définition de procédures et circuitshiérarchiques » (Mayère, 1999, p. 90) est ouvertement mise en cause. Pesant fortementdans le sens d’une décentralisation de l’organisation et de l’activité des firmes, les NTICexerceraient une pression sur la fonction encadrement non seulement en contribuant à lasuppression d’un nombre non négligeable d’échelons intermédiaires de la hiérarchie,mais aussi en augmentant la « flexibilité d’initiative » (J-L. Gaffard) de l’ensemble despersonnels utilisateurs de ces nouveaux outils.

Dans un tel contexte, la crise de gouvernance des entreprises ne peut se comprendre surle fond comme une simple affaire de compétences des cadres et de leurs dirigeants nimême, plus largement, comme un problème de trajectoire organisationnelle, si l’onentend par là l’impossibilité pour une firme de programmer sans risque les conditions deson évolution future. La montée du niveau général des connaissances et le développe-ment des NTIC ont ceci de spécifique que leur diffusion, en traversant les entreprises depart en part, a pour effet d’impulser une dynamique de changement radical, qui relèvepar conséquent d’un processus d’évolution permanent de leur structure. Autrement dit,les entreprises n’auraient pas seulement à devoir se déterminer face au changement, ellesauraient aussi à devoir considérer le changement comme un principe ou une conditioninterne de fonctionnement de leurs propres organisations. Cette exigence, en fait, n’estqu’une autre manière de souligner l’importance, au plan analytique, de restituer la crisede l’encadrement dans le contexte d’un renouvellement profond des bases mêmes desrégulations fonctionnelles qui régissent le comportement des firmes.

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2.3 LA CRISE DE L'ENCADREMENT COMME MISE À DISTANCE RÉCIPROQUE DU CADREET DE L'ENTREPRISE

Impulsée par la modification profonde des règles de fonctionnement des organisations,cette crise de gouvernance trouve à s'exprimer avec force dans la relation des cadres àl'entreprise et dans le positionnement de ces acteurs sur le marché du travail. La « relationde confiance » et la quasi-garantie d'emploi qui caractérisait dans la phase tayloriste l'atta-chement des cadres à l'entreprise, et leur spécificité vis-à-vis des autres catégories socio-professionnelles moins protégées, semble appartenir au passé. Aux liens durables descadres à l'entreprise se sont progressivement substitués de nouveaux liens : des liensplus éphémères, plus contractuels, reflétant de nouvelles formes d'engagements réci-proques réversibles, à l'image d'un mouvement plus général d'effritement des lienssociaux durables (dans la famille notamment).

Ce changement a été particulièrement marqué en France où le taylorisme a pénétré trèsprofondément les structures productives, plus profondément encore que dans nombre depays voisins. Alors qu'en Allemagne la référence professionnelle extérieure à l'entrepriseconservait une forte emprise, en France l'adoption du taylorisme avait consacré plus net-tement l'abandon de la référence au métier, au profit du « modèle du poste de travail »,où le référentiel majeur était lié au contexte spécifique de travail, et donc interne à l'entre-prise. L'effritement des liens durables entre le cadre et l'entreprise, leur prise de distancemutuelle, est la résultante de plusieurs changements :

– Le premier renvoie directement à la montée du savoir et de la coopération inter-indivi-duelle et inter-organisationnelle comme facteurs clé d'innovation et de valorisation desactivités. Le rôle clé de ces deux composantes a en effet conduit à redéfinir les modalitéset le lieu de formation de la valeur comme par ailleurs les modes et espaces d'acquisitionet de développement des savoirs. L'espace où se forme la valeur n'est plus tant celui del'entreprise stricto sensu qu'un espace d'interface entre le dedans et le dehors de celle-ci.Il en va de même pour la répartition des tâches, des compétences et des pouvoirs qui sedistribuent moins dans les organisations et dans leurs hiérarchies qu'autour de pôlesinstables composés d'individus et de groupes capables de les tirer à eux (Veltz, 2000).L'entreprise devient un espace où se réalisent des transactions et où se nouent descoopérations entre acteurs internes et externes à l'entreprise. Cette ouverture de l'entre-prise accroît la mobilité des cadres dans leur travail, phénomène repéré notamment parl'importance accrue des lieux de travail hors-entreprise et des coopérations engageantdes acteurs externes. Corrélativement, elle accroît la mobilité externe des cadres quidevient une source d'accumulation de compétences. La montée du savoir conduit parailleurs l'entreprise à mettre au travail la liberté et la subjectivité des individus, à respon-sabiliser davantage les cadres, y compris sur le succès de leur parcours professionnel.Cette dernière évolution introduit un début de renversement dans les attentes de l'entre-prise vis-à-vis du cadre : ce n'est plus à ce dernier de s'adapter aux besoins de l'entrepriseet de répondre à des pré-requis qui, en fait, tendent à disparaître, c'est aussi au cadre àprendre des initiatives pour chercher à adapter les produits, l'activité de l'entreprise, l'or-ganisation du travail aux exigences de rentabilité et d'efficacité. On comprend alors quece mouvement d'ouverture de l'entreprise ait pour corollaire le recul de l'identificationforte du cadre à l'entreprise, la déstabilisation de l'ancien lien durable entre le cadre etl'entreprise et la tendance à la contractualisation de ce dernier.

– Le second changement renvoie aux modalités de gestion de la main-d'œuvre et des car-rières. Suite au recours accru des firmes à la flexibilité externe (les entreprises recrutant descompétences à l'extérieur plutôt qu'elles ne les développent), au rétrécissement des marchésinternes qui ne protègent plus qu'une partie des cadres, la garantie d'emploi qui assurait enpriorité la catégorie cadre n'est plus de mise. La carrière à l'intérieur d'une seule entrepriseappartient bel et bien au passé. Par ailleurs, les possibilités d'ascension professionnellesubissent de plus en plus des « coups de frein », notamment suite à la réduction des niveauxhiérarchiques. En retour, l’augmentation des formations offertes aux cadres s’est traduite parune sélection accrue des bénéficiaires, au profit des cadres de moins de 35 ans et des plusdiplômés, reflétant un rétrécissement des marchés internes et leur recentrage sur les indivi-dus à fort potentiel (Cadroscope, 2000). Ensemble, ces tendances consacrent la rupture del'ancien pacte tayloriste qui liait les cadres à l'entreprise et dont les termes étaient les sui-vants : « subordination ou allégeance aux objectifs de l'entreprise sans compter le temps,loyauté à l'employeur contre protection de l'emploi et garantie de promotion interne ».

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Désormais, le cadre ne peut plus compter sur l'entreprise pour réaliser son ascension pro-fessionnelle, sa progression le long des échelons hiérarchiques (de moins en moins nom-breux). De cette « déstabilisation des stables » (Castel, 1995), vécue par une large fractiondes cadres, résulte du côté de l'entreprise comme de celui du salarié, un déficit de fidélité etde loyauté qui marque une rupture profonde avec le schéma tayloriste.

Mais l'effritement des liens durables entre le cadre et l'entreprise a aussi une origine cul-turelle que l'on peut déceler dans deux évolutions parallèles qui interrogent respective-ment l'entreprise et le travail. D'une part, on assiste à un mouvement de politisation del'entreprise. Celle-ci devient de plus en plus une institution à résonance politique, une ins-titution à partir de laquelle se posent des questions aussi larges et variées que celles surles conditions de travail, la citoyenneté, la qualité des produits (liée à la remontée desmarchés au cœur de la production), la création de l'exclusion et la répartition des emploiset des richesses, etc. Le questionnement sur les finalités de l'entreprise, sur la qualitésociale de l'organisation, nourri par le renforcement des organisations de consomma-teurs, la « critique sociale » (Boltanski, Chiapello, 1999) mais aussi par le discours mana-gérial lui-même (discours mettant en avant notamment via les annonces de recrutement,l'engagement de l'entreprise à assurer la qualité sociale, etc.) voire par les pratiques demobilisation (notamment via les questionnaires sur les compétences qui amènent lesindividus à interroger le sens à donner à l'activité de l'entreprise) ont conduit en retourles salariés à être plus exigeants vis-à-vis de l'entreprise.

Débordant dans leurs aspirations sur ce que sous-tendait le discours sur l'entreprisecitoyenne, les cadres ont aussi dépassé l'injonction managériale à plus d'autonomie, réa-lisant que le « plus d'autonomie » souhaité par l'entreprise s'accompagne souvent durenforcement du contrôle indirect, ou bien ne fait que désigner une responsabilisationaccrue. Les questions sur le pourquoi de l'engagement « corps et âme », sur les façons detravailler, sur le sens du travail, sur le temps de travail ont fait leur apparition, donnant unsens plus large et plus existentiel à l'autonomie invoquée par les entreprises. Plus géné-ralement, la crise de l'affiliation, l'effritement de la relation de loyauté sont aussi liés aufait que le cadre aspire à une réalisation dans le travail (présent et futur), ou hors du tra-vail (dans l'accès à plus de temps libre) que l'entreprise ne peut satisfaire.

Plus généralement, il convient de remarquer que ces deux mouvements consacrent non seu-lement une prise de distance du cadre vis-à-vis de l'entreprise mais aussi vis-à-vis du sala-riat. L'autonomie relative du cadre se manifeste en effet sous plusieurs aspects : soit, à l'inté-rieur du salariat, par un mouvement conférant de plus en plus aux cadres un statut tacited'« entrepreneur de soi », comme gestionnaire de micro-entreprises individuelles à l'inté-rieur des entreprises et comme personne concevant cette activité de gestion comme le résul-tat de choix stratégiques concernant la construction de parcours professionnels ciblés ; soit,bien que ce mouvement reste marginal, dans la sortie du salariat vers le travail indépendant.

Enfin, il nous faut noter que cette distanciation des cadres vis-à-vis de l'entreprise n'estpas seulement la résultante d'une situation subie par ce groupe social (détérioration deleur position sur le marché du travail) de même qu'elle n'est pas toujours vécue commeune contrainte imposée, déstabilisante voire traumatisante. Le déclin des liens durablesest aussi le vecteur de nouveaux comportements actifs, particulièrement visibles chez lesjeunes, reflétant une aspiration à l'autonomie, à la quête de sens à donner au travail, et àune gestion plus souple et individualisée des temps de vie et des parcours professionnels.

III. PLAN DE LA RECHERCHE

L'étude est divisée en quatre chapitres.

Dans un premier chapitre, on se propose de mettre au jour et d'interpréter quelques-unsdes principaux traits caractéristiques de la fragilisation de la catégorie cadre. Partant desenquêtes Formation Qualification Professionnelle (FQP) menées par l’Insee et des statis-tiques de l’Apec, un panorama de la situation nouvelle des cadres sur le marché du travailest dressé, notamment en matière de mobilité et de chômage. Ces analyses font ressortirl'exposition des cadres au risque du chômage, phénomène inédit pour cette catégorie desalariés, accompagné de mouvements de déclassements et de reclassements statutairesplus importants que par le passé. Cette nouvelle donne conduira à s’interroger sur l’émer-

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gence de nouveaux critères de segmentation. En particulier, l’occupation par les cadresd’un nombre croissant d’emplois sous dimensionnés du point de vue de leurs qualifica-tions soulève la question de savoir si l’on peut parler d’une surqualification des cadres ousi un tel phénomène ne serait pas lié à une transformation de la nature des emploisofferts.

Prolongeant ces réflexions, le second chapitre a pour objet de rendre compte de la modi-fication du contenu du travail des cadres et d'identifier les nouvelles fonctionnalitéspropres à ces acteurs au sein des organisations des entreprises. Interrogeant le fonction-nement des organisations, l'accent est mis sur la rupture avec les logiques du systèmeproductif propre au fordisme mais aussi au toyotisme. Si la rupture n'est pas généralisée,elle est néanmoins patente en ce qu'elle sous-tend l'émergence d'un régime d'innovationpermanent et le déploiement de comportements de nature pro-active de la part de l’enca-drement. Suivant cette évolution, le cadre se voit doter de fonctions spécifiques clés quirenvoient directement à la production et à la gestion du changement organisationnel etdes compétences.

Le troisième chapitre prend pour angle d'analyse les stratégies déployées par les cadresdans ce nouveau contexte, dans leur rapport à l'entreprise et au marché du travail. L'élé-ment le plus marquant est l'essor de la mobilité externe dont la dimension stratégiqueapparaît de plus en plus évidente. Cette mobilité, que nous dénommons plus spécifique-ment « mobilité fonctionnelle », va de pair avec une modification profonde des formes decarrière et des parcours professionnels, de plus en plus stratégiques, dynamiques et indi-vidualisés. Les nouveaux modes de gestion des trajectoires professionnelles sont alors àl'origine d'un enrichissement du contenu du travail des cadres : au travail pour l'entreprises'ajoute un travail « sur soi et pour soi », rapprochant la figure du cadre de celle de l'en-trepreneur individuel. Ces réflexions permettront de rendre compte de nouveaux compor-tements des cadres : comportements plus distanciés avec l'entreprise reposant sur desliens plus contractuels ; comportements stratégiques passant "au-dessus de l'entreprise"et impliquant l'individu directement dans le choix et les conditions d’exercice de son acti-vité professionnelle. Mais ces évolutions sont loin de toucher aussi fortement l'ensemblede la population cadre, devenue de plus en plus hétérogène.

Le quatrième chapitre se propose d'explorer les modes de gestion de la ressource cadredans le nouveau contexte productif. S'intéressant aux instruments de gestion des res-sources humaines, il s'agira de voir comment ces instruments modifient la relation d'em-ploi et s'ils sont porteurs d'un nouveau pacte entre les cadres et l'entreprise qui viendraitremplacer le pacte tayloriste caractérisé par une protection de l’emploi et une progressionde carrière en contrepartie d’un engagement fondé sur la loyauté. Pour ce faire, on s'inté-ressera aux politiques mises en œuvre par les entreprises, notamment pour gérer lescompétences, mais aussi pour rémunérer les cadres. Au regard des instrumentsdéployés, la réalité du fameux « modèle des compétences » sera discutée. On tentera demettre au jour, en marge ou derrière la figure d'un nouveau compromis, les points de ten-sion, de conflits latents, de contradictions entre les traitements des cadres et les logiquesdes organisations dans le nouveau contexte de l'économie du savoir et de la coopérationproductive. Parmi les contradictions, citons celle devenue de plus en plus patente entred'un côté la prise de distance subjective des cadres vis-à-vis de l'entreprise et de l'autreleur implication de plus en plus forte demandée par les entreprises dans l’exercice deleurs fonctions.

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CHAPITRE I

LES CADRES ET L'EMPLOI : UNE RELATION FORTEMENT DISTENDUE

En réaction au changement de la place et du rôle dévolus aux cadres au sein des entre-prises, les critères définissant la catégorie socio-professionnelle ont été à plusieursreprises redéfinis. La classification Parodi (27 septembre 1946) qui inscrit la catégoriecadre dans la nomenclature de l'INSEE définissait le cadre à l'aide de son diplôme et del'exercice de fonctions de commandement et d'autorité sur ses collaborateurs par déléga-tion de l'employeur. La réforme de la nomenclature de l'INSEE en 1982 ne fait plus réfé-rence à un statut hiérarchique. La distinction entre « cadre moyen » et « cadre supérieur »est abandonnée. À l'intérieur de la catégorie cadre, le classement repose désormais prin-cipalement sur les fonctions exercées par les différents types de cadre dans l'entreprise(cadres administratifs et commerciaux, ingénieurs et cadres techniques, cadres de lafonction publique, etc.), même si l'identification par la position dans l'échelle hiérarchiquen'est pas totalement abandonnée.

De son côté, l'AGIRC (Association générale interprofessionnelle des retraites complémen-taires) met l'accent sur l'autorité (la relation hiérarchique) et la responsabilité personnelleou l'autonomie du cadre. Quant à la CFE-CGC, elle définit le statut de cadre non seulement àpartir de l'autonomie et de la responsabilité mais aussi sur la base des compétences élevées.

Aujourd'hui, nombre de ces critères semblent ne plus « coller » aussi bien que par lepassé à la réalité des fonctions et du travail des cadres, la remise en cause des ancienscritères de distinction et la difficulté à en redéfinir de nouveaux amenant certains à y voirl'effet d'un évidement voire d'une dissolution de la catégorie.

SECTION A. LA FRAGILISATION DE LA CATÉGORIE CADRE

Si la plus grande exposition des cadres au chômage constitue l’un des ressorts les plusmarquant de la fragilisation de cette catégorie de personnels, l’incertitude qui entoure lesconditions d’appartenance et d’accès au statut cadre n’en est pas moins révélatrice d’unecrise plus profonde touchant à l’émergence de nouveaux critères de segmentation ausein de cette catégorie.

1. Eléments généraux d'une crise statutaire

1.1. Des critères d'appartenance à la catégorie cadre de moins en moins explicites

Tout d'abord, les critères institutionnels sont de moins en moins valides. Si le positionne-ment dans une classification salariale conventionnelle ou dans une échelle de revenu estde moins en moins un critère d'appartenance à la catégorie cadre (les cadres moyensétant plus proches en termes de revenu des ouvriers que des cadres dirigeants), les deuxautres superstructures qui pouvaient encore justifier l'existence d'un groupe particulier, àsavoir les caisses de retraite et les champs de syndicalisation, sont de moins en moinspertinentes. Par ailleurs, plusieurs facteurs organisationnels liment progressivement lesseuils qui justifient l'appartenance à la catégorie cadre.

En premier lieu, l'émergence de nouvelles formes d'organisation du travail et de coopérationproductive a impulsé un double mouvement de réduction et de diffusion des fonctionstraditionnelles dévolues aux cadres. Ainsi les fonctions de contrôle et de surveillance ontété réduites sous l'effet du développement du contrôle indirect (facilité par les NTIC) et del'auto-contrôle (via la responsabilisation). De même, la fonction d'encadrement sembles'être diffusée à des non-cadres mais aussi réduite au sein de la population cadre (Glorieux,1999). En effet, selon l’Apec (1999), la proportion des cadres encadrant des équipes de plus

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de dix salariés a baissé de manière significative entre 1992 et 1998. En 1998, 17 % descadres n'ont aucune équipe à encadrer ou à commander (voir tableau 1.1).

Tableau 1.1 : Nombre de personnes dont le cadre est le supérieur hiérarchique

Source : Apec (2000).

Par ailleurs, à la question posée par l’Apec (1999) de savoir en quoi consiste leur travail,les cadres évoquent en tête leur fonction d’organisation (77 %), vient ensuite le rôle decontrôle (42 %), de négociation (39 %), de planification (36 %), de vente (29 %), puis defaire réaliser (28 %) et de produire par soi-même (14 %).

Enfin, la responsabilité est aussi devenue moins hiérarchique et plus diffuse, incombantde plus en plus aussi à des non-cadres (Spielmann, 1997). Toujours selon l’Apec, 84 %des cadres conservent une responsabilité hiérarchique. Mais les équipes que dirigent lescadres sont de plus en plus qualifiées, la proportion de cadres hiérarchiques encadrantles cadres se situant aux alentours de 50 %. Il en va de même pour l'autonomie, sous l'effetde la mise en place d'équipes autonomes mais aussi du renforcement des nouvellesformes de contrôle (contrôle qualité) qui circonscrivent les marges de manœuvre desacteurs supposés a priori plus libres dans l'exercice de leur fonction.

1.2. Un accès de moins en moins automatique au statut de cadre

En second lieu, le mouvement de décentralisation et de diversification des politiques desressources humaines au niveau des entreprises a conduit à modifier en profondeur lesprocédures de « cadrage » (jugement de qui peut être cadre dans l'entreprise). Le cadragein abstracto fondé sur des références conventionnelles générales (notamment le diplôme)a progressivement perdu du terrain au profit de procédures ad hoc (Mallet, 1993). Suivantcette évolution, les conditions pour accéder au statut de cadre sont de moins en moinscodifiées et de plus en plus liées aux politiques diversifiées de Ressources Humaines desfirmes. La distribution des emplois réalisée par ces dernières repose de plus en plus surles besoins spécifiques de celles-ci, les capacités des personnes, la correspondance entreprofils individuels et exigences des postes identifiés. Cette évolution qui sous-tend unrecours plus fréquent à la promotion stratégique reflète à la fois la plasticité plus grandedes postes (qui évoluent avec le développement des innovations organisationnelles) et lanécessité de sélectionner les individus sur la base de leurs compétences (de leurs savoirscontextualisés et non plus de leur seule qualification). La principale conséquence de cetteévolution réside dans le fait que les jeunes diplômés sont de moins en moins assurésd'accéder directement au statut cadre.

Mais l'effritement de la correspondance auparavant très étroite (en particulier en France) entreposte et niveau d'éducation résulte aussi de l'évolution du système éducatif. Si auparavant ladistribution des durées d'études était discontinue, au sens où aucun diplôme ne sanctionnaitles années d'étude comprises entre le Bac et Bac + 4, la multiplication des diplômes etdes niveaux de sortie du système éducatif (Deust, IUT, Licence, etc.) a engendré un conti-nuum de situations rendant plus difficile la distinction cadre/non-cadre. Depuis le débutdes années 90, l'arrivée massive des Bac + 2 sur le marché du travail semble avoir large-ment contribué à brouiller les repères de la catégorie cadre. Il faut ajouter que la moindrecorrespondance entre diplôme et emploi de cadre tient aussi à la forte croissance dunombre de jeunes diplômés de l'enseignement supérieur. Multiplié par deux entre 1987 et1997, leur proportion a intensifié la concurrence pour l'accès au statut de cadre. Si cettetendance a renforcé le rôle du diplôme comme condition nécessaire d'accès au statut, ellea aussi contraint une large fraction des jeunes à accepter un déclassement (au statut deprofession intermédiaire) et/ou à être embauchés à des salaires plus bas qu'auparavant.Selon l'Insee (André-Roux & Le Minez, 1999), les jeunes diplômés qui ont un emploi nesont qu'à peine une moitié en 1997 à occuper un poste de niveau cadre, alors qu'ils étaientplus des deux tiers en 1991 et 1992. En 1997, un diplôme de l'enseignement supérieur nepermet l'accès à un emploi de cadre que dans 36 % des cas contre 49 % dix ans plus tôt.

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Aucune 1 à 4 5 à 9 10 à 19 20 à 49 50 et plus

1998 17 34 22 13 9 5

1992 15 33 18 14 11 9

De même, confrontés à un risque de chômage important et une concurrence accrue, lesjeunes débutants acceptent d’être embauchés à des salaires plus bas qu’auparavant aupoint que la position des jeunes diplômés par rapport à ceux déjà en place s’est considé-rablement dégradée (tableau 1.2). Toujours selon l’Insee (1999), les salaires des débu-tants, qui étaient encore comparables en 1990 à ceux des promus de moins de 30 ans,sont inférieurs en 1997.

Tableau 1.2 : Évolution du salaire mensuel net (en francs constants) et de la durée hebdo-madaire du travail des débutants (mars 1995/mars 1991)

Source : Ponthieux (1997).

En somme, la remise en cause des critères d'appartenance à la catégorie cadre illustrée parl'individualisation des politiques de cadrage s’inscrit dans un vaste mouvement de résorptiondu statut cadre dans une dynamique du marché du travail où les emplois offerts et les profilsd'aptitude professionnels demandés s'échelonnent désormais le long d'un continuum, sansvraie rupture justifiant une catégorie spécifique. En effet, la distribution des emplois entre lesindividus est de moins en moins discontinue : les frontières entre cadre et non-cadre sont demoins en moins étanches au regard des critères traditionnels (des non-cadres peuvent avoirune forte responsabilité, etc.) ; enfin les discontinuités n'ont pas le même sens selon lesecteur, l'entreprise, la fonction, la division (finance, publicité, communication, comptabilité,fabrication). Ainsi, à diplôme, compétences ou expérience équivalents, un même individupourra accéder au statut de cadre s'il appartient à la division publicité, alors qu'il restera can-tonné parmi les non-cadres s'il travaille dans le département communication.

1.3. La mobilité professionnelle : miroir d'une catégorie moins stable que par le passé

L'augmentation de la mobilité professionnelle est également un signe de la plus forte per-méabilité du statut cadre. Effet de procédures de cadrage devenues plus ad hoc, cette ten-dance reflète une ouverture relative au statut cadre pour les non cadres (et en partie pourdes jeunes diplômés déclassés lors de leur première embauche) mais aussi un mouve-ment inverse : à savoir la hausse des déclassements de cadres que l'on peut relier en par-tie à l'expérience plus fréquente du chômage.

Les données des enquêtes FQP reprises et analysées par S. Chapoulie (2000) offrent à ce titreun panorama intéressant, en se basant sur des analyses longitudinales. D'après ces enquêtes,la catégorie cadre constitue toujours, avec celle des agriculteurs, la catégorie la plus stable (laproportion de cadres restant cadres cinq ans après l'enquête est en moyenne de 92 % contreen moyenne 85 % pour les professions intermédiaires et les ouvriers qualifiés et 75 %pour les employés et ouvriers non qualifiés). Cependant, l'accélération de la mobilité pro-fessionnelle (toutes catégories confondues : de 15 % entre 1980 et 1985 à 18 % entre 1988et 1993), s'est révélée plus forte pour les cadres que pour les autres catégories à l'excep-tion des employés. Cette tendance s'est traduite aussi bien par une activation des promo-tions statutaires (de professions intermédiaires à cadres) que par une croissance desdéclassements (de cadres à professions intermédiaires). Ainsi, et pour les hommes âgésde 25 à 64 ans (tableau 1.3), la proportion d'individus suivant une mobilité ascendante etpassant de la catégorie professions intermédiaires au statut de cadre en 1993 est plus éle-vée qu'en 1985 (10 % contre 7,3 %). Parallèlement, le pourcentage d'individus cadresdéclassés au statut de professions intermédiaires a fortement augmenté sur la même

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Salaire Durée

mensuel hebdomadaire

Cadres – 06,3 + 01,5

Professions

intermédiaires – 05,0 – 04,8

Employés administratifs – 10,9 – 06,1

Employés du commerce

et des services – 11,6 – 10,8

Ouvriers qualifiés – 07,2 – 02,1

Ouvriers non qualifiés – 01,1 – 02,5

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période (4,6 % en 1993 contre 1,9 % en 1985), ce qui explique que la proportion descadres restant cadres a diminué (de 94,2 % à 90,9 % entre 1985 et 1993).

Tableau 1.3 : Mobilité professionnelle des hommes de 25 à 64 ans actifs occupés

Source : enquête FQP, Insee.Lecture : sur 100 hommes actifs occupés en 1993 et qui étaient professions intermédiairesen 1988 10,0 % étaient devenus cadres en 1993. Champ : hommes de 25 à 64 ans, actifs occupés à la date de l'enquête et cinq ans aupara-vant, résidant sur le territoire.

Signe de changements récents, il est intéressant de noter que le taux de mobilité profes-sionnelle n'est pas identique selon les tranches d'âge et qu'il est supérieur pour les plusjeunes (tableau 1.4). La comparaison des deux tableaux est en effet révélatrice de lamoindre stabilité catégorielle des hommes appartenant à la tranche des 25-39 ans, bienque la différence se soit fortement réduite entre 1977 et 1993. Par ailleurs, les tableauxrévèlent que les promotions des jeunes sont légèrement plus importantes que celles del'ensemble des individus, tendance que l'on peut mettre en relation d'une part avec lerajeunissement des promotions internes de cadres qui se réalisent à un âge moyen comprisentre 30 et 35 ans (L. Mallet, 1993), d'autre part avec la moindre automaticité d'accès austatut cadre pour les jeunes diplômés (voir supra). L'écart générationnel est égalementobservé pour les déclassements qui sont plus fréquents pour les individus de moins de35 ans ; cette tendance reflétant le fait qu'une expérience professionnelle à un poste deniveau cadre ne garantit pas nécessairement le maintien de statut lorsque l'individu changed'entreprise ou de fonction.

CSP à la date de l'enquête

CSP 5 ans avant la date Date de Professions

de l'enquête l'enquête Cadres intermédiaires

Cadres 1977 93,9 2,1

1985 94,2 1,9

1993 90,9 4,6

Professions intermédiaires 1977 6,9 85,8

1985 7,3 85,1

1993 10,0 82,8

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Tableau 1.4 : Mobilité professionnelle des hommes de 25 à 39 ans actifs occupés

Source : enquête FQP, Insee ; (lecture : sur 100 hommes actifs occupés en 1993professions intermédiaires en 1988 12,7 % étaient devenus cadres en 1993).

Enfin, la mobilité professionnelle varie selon le niveau d'éducation (tableau 1.5) et le sexe.Un diplôme supérieur à BAC + 2 procure beaucoup plus de chance d'ascension (de lacatégorie « professions intermédiaires » à la catégorie « cadre ») que les autres diplômes.Ce constat est intéressant dans la mesure où il reflète le maintien du rôle du diplômecomme condition d'entrée nécessaire dans le statut cadre, bien que désormais le niveaud'éducation ne soit plus une condition suffisante. Notons par ailleurs que l'avantage dudiplôme est nettement plus prononcé pour les hommes que pour les femmes, surtoutpour le BEPC, mais aussi pour les diplômes équivalents ou supérieurs au BAC. Ainsi lapossession d'un diplôme supérieur à BAC + 2 assure environ un homme sur trois d'unetelle promotion, contre un peu plus d'une femme sur cinq.

Tableau 1.5 : Probabilités de passage desprofessions intermédiaires (en 1988) à cadres (en 1993)

Source : enquête FQP, Insee.

Une autre forme de mobilité, celle du salariat vers le travail indépendant, doit être men-tionnée. Si nous ne disposons pas de chiffres saisissant les évolutions récentes, on saitcependant que la probabilité de devenir indépendant est plus élevée pour les cadres quepour les autres catégories de salariés. Dans cette forme de mobilité, il est intéressant denoter que le rôle du diplôme ne joue pas de la même manière pour les cadres que pourles autres catégories. Ainsi, pour les cadres, la probabilité d'accéder au statut indépen-dant (entre 1988 et 1993) est de 17,1 % pour les individus possédant uniquement un CEPcontre 2,4 % pour ceux ayant un diplôme équivalent ou supérieur à BAC + 2 (enquête FQP,Insee). Pour les professions intermédiaires ou pour les ouvriers qualifiés, la différence deprobabilités entre ces deux diplômes est quasiment nulle. Cette spécificité peut refléter lavalorisation du diplôme dans l'emploi salarié pour les cadres.

CSP à la date de l'enquête

CSP 5 ans avant la date Date de Professions

de l'enquête l'enquête Cadres intermédiaires

Cadres 1977 90,6 2,3

1985 92,0 2,8

1993 90,3 5,5

Professions 1977 9,5 81,3

intermédiaires 1985 9,9 80,3

1993 12,7 77,3

Diplôme Hommes Femmes

Aucun diplôme 1,2 0CEP 2,9 2,7BEPC 13,3 5,2CAP, BEP 5,1 3,4BAC 11,9 4,5

BAC + 2 12,9 3,6

Supérieur à BAC + 2 35,5 22,5

Ensemble 10,0 5,3

2. Chômage et emploi des cadres

La diffusion du chômage au groupe cadre constitue de fait, avec la remise en cause descritères d'appartenance dans le contenu du travail, l'autre face de la fragilisation de cettecatégorie socio-professionnelle. Cette vulnérabilité des cadres au chômage constitue l'undes signes les plus évidents de la rupture de l'ancien pacte tayloriste qui assurait en prio-rité à cette catégorie une quasi garantie d'emploi et de carrière en contrepartie de leurcontribution particulière à l'entreprise : loyauté à l'employeur d'une part et engagementpour un temps de travail élastique (non compté) d'autre part. L'abandon des protectionsparticulières du groupe cadre apparaît alors comme la résultante directe du rétrécisse-ment des marchés internes liée au recours accru des firmes à la flexibilisation externe del'emploi.

Pour certains, cette évolution signerait les prémisses d'une dilution du groupe cadre dansla population salariée. Cependant, l'analyse des positions des cadres face à l'emploi et auchômage ne semble pas confirmée cette thèse. Si l'on observe bien un mouvement defragilisation, de banalisation voire encore de prolétarisation des cadres, cette tendances'accompagne d'un mouvement de différenciation croissante à l'intérieur de ce groupe.Se jouerait donc moins une dilution qu'une recomposition de la catégorie cadre dont l'undes ressorts principaux serait le changement organisationnel (marqué par l'émergenced'une nouvelle logique productive fondée sur la diffusion des nouvelles technologies etl’accélération des innovations) et le niveau et la qualité des compétences valorisées. Enschématisant à l'extrême, on pourrait distinguer deux groupes de cadres. D'un côté, lescadres banalisés ou les perdants dont le déclassement résulterait de plusieurs facteurscomme l'incorporation d'une partie du savoir empirique dans les nouveaux systèmesinformatiques ; le rapprochement de larges fractions du travail d'encadrement de la pro-duction ou encore la détention de compétences trop restrictives ou devenues obsolètes.De l'autre, les cadres hautement qualifiés (au-delà des seuls cadres dirigeants) qui sorti-raient gagnants, en devenant les pièces maîtresses, les pivots stratégiques des nouvellesorganisations.

Ces premières remarques suggèrent l’émergence de nouveaux critères de segmentationà l’intérieur de la catégorie cadre. Ces critères seront précisés par l'analyse des formes demobilité, des modalités de gestion des parcours professionnels (chap. 3) et par l’examendes règles de gestion des cadres et des niveaux de rémunération (chap. 4).

2.1. Tendances globales de l'emploi et du chômage

Si l'on examine les statistiques retraçant la situation des cadres sur le marché du travailen France depuis la fin des années 80 (voir tableau 1.6), deux principales observationspeuvent être formulées :

– En pourcentage de la population active, la catégorie cadre n'a cessé de croître depuis sacréation. Entre 1960 et 1990, la croissance en effectifs de cette catégorie est plus de dixfois supérieure à celle de l'ensemble des salariés. Le ratio est passé de 4,7 % en 1962 à8,1 % en 1982, à 10,7 % en 1990. À partir de la décennie 90, la progression s'est ralentie,le ratio s'établissant à 12,3 % en 1998 (Insee). Notons que cette progression s'est accom-pagnée d'une montée du nombre de diplômés dans la population cadre : de 1990 à 2000,le pourcentage d'un diplôme supérieur ou égal à la licence passe environ de 40 % à 53 %dans la population cadre des entreprises privées.

Pour la période récente, de 1987 à 1997, l'évolution des effectifs cadre dans l'industrie asuivi de près celle de la conjoncture alors que les autres catégories étaient beaucoupmoins sensibles à ces changements (dans l'industrie et l'ensemble de la période onobserve une quasi stagnation des professions intermédiaires et des ouvriers qualifiés). Celien étroit avec la conjoncture révèle la nature stratégique des emplois cadre pour lesentreprises et explique que la crise de l'encadrement soit contemporaine de celle du sys-tème productif.

Entre 1987 et 1997, le nombre d'emploi de cadres s'est accru de 38,5 %. (passant de 2,1millions à près de 3 millions). Mais, selon l’Apec (1999), la progression de l'emploi descadres s'est fortement ralentie au plus fort de la crise, en 1993, (103 820 postes pourvuscontre 163 400 en 1990), avant de s'accélérer de nouveau pour atteindre 202 200 en 1998.Suivant une même logique, la reprise, sensible en 1997, a été de loin plus favorable aux

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20

cadres qu'aux autres catégories. À titre illustratif, la croissance de l'emploi global de 1 %entre mars 1998 et janvier 1999 s'est accompagnée d'une augmentation de l'emploi cadrede 3,1 % (Dares).

– Jusqu'en 1990, le marché des cadres est resté très dynamique, le chômage est demeuréà un faible niveau et les salaires ont progressé, notamment pour les jeunes diplômés dusupérieur. En 1982, le nombre de cadres dans la population active au chômage était de2,4 % contre une moyenne pour toutes les catégories de salariés de 7,8 %. En 1987, date àlaquelle le chômage passe la barre des 10 %, le chômage des cadres s’est maintenu à unniveau très bas à 2,9 %. Sur la période 1987-1997, le chômage a plus que doublé passantde 68 000 à 168 000 personnes. Mais l'essentiel de l'augmentation intervient à partir dudébut des années 90 à un rythme sensiblement supérieur à celui des professions intermé-diaires et plus encore à celui de l'ensemble des catégories socio-professionnelles. Aupa-ravant protégés, les cadres ont été touchés de plein fouet par le chômage à partir de1992, et le plus fortement au moment de la crise de 1992-94, marquant la forte réaction àla conjoncture (y compris pour les salaires d'embauche des jeunes diplômés qui ont baisséde manière sensible). En 1994, au plus fort de la crise, les taux de chômage sont de 5,4 %pour les cadres et de 12,4 % pour les salariés. En 1997, les proportions respectives sontde 5,1 % contre 11,7 %. Cette évolution est d'autant plus remarquable que la décrue duchômage semble avoir atteint un niveau plancher et cela en dépit de la reprise de la crois-sance qui s'est amorcée en 1996. En 1998, le taux de chômage des cadres était encore de4,5 % de la population active contre 5 % en 1995, 2,9 % en 1985 et 2,3 % en 1980. Parallè-lement, les opportunités de retour à l'emploi se sont réduites au cours de la dernièredécennie. En 1997 près d'un quart des cadres d'entreprise ont une ancienneté de chôma-ge de plus de 2 ans contre 10 % en 1989. Cette évolution est révélatrice de la sélection quis'opère à l'intérieur de la catégorie des cadres au détriment des individus dont les compé-tences sont désormais obsolètes, inadaptées aux nouveaux besoins en qualification desfirmes. Il est à noter que l'activation des flux de main-d'œuvre passant par le chômage ajoué un rôle crucial dans l'accélération de la mobilité professionnelle. L'expérience duchômage, devenue de plus en plus longue, conduit de plus en plus souvent à la perte dustatut de cadre (contre un statut de profession intermédiaire). Ainsi, selon l’Apec, 62 %des cadres ayant retrouvé un emploi après une période de chômage ont perdu leurancien statut en 1997 contre seulement 36 % en 1989. Notons par ailleurs que le retour àl'emploi s'accompagne aussi de plus en plus d'un changement de contrat de travail. 64 %des cadres au chômage en 1996 et ayant retrouvé un emploi en 1997 ont un contrat àdurée indéterminée, 17 % sont embauchés à durée déterminée, et 19 % optent pour unemploi d'indépendant.

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Tableau 1.6 : Emploi et chômage des cadres

Source : Insee, enquêtes emploi.

Deux principales explications peuvent être apportées à l'augmentation du chômage descadres :

– La première renvoie à l'afflux massif de jeunes diplômés de l'enseignement supérieur.En 1997, les sortants diplômés de l'enseignement supérieur long sont deux fois plusnombreux qu'en 1987. Confrontés à une concurrence accrue, tous n'ont pu être absorbéspar les créations d'emploi de cadres. Les barrières mises à leur entrée dans l'emploi austatut de cadre sont principalement le fait des années de crise et résultent d'une évolutionsignificative des politiques de gestion de l'emploi et de cadrage des firmes. Dans la phasede diminution du nombre de postes cadres pourvus (1990-93), le pourcentage des promo-tions s'est en effet élevé au détriment des recrutements, respectivement 31 % et 69 % despostes pourvus en 1993 contre 25 % et 75 % en 1990 (Apec, 1999). La conjoncture défavo-rable a poussé les entreprises à reporter les recrutements et à faire face aux besoins enpersonnel cadre par la voie des promotions.

Cependant, les années suivantes ont vu une inversion de tendance. La part des promotionsdans les pourvois de poste a progressivement cédé du terrain au profit des recrutementsexternes (respectivement 21 % et 69 % en 1998). La réduction des promotions pourraits'expliquer par le tarissement du vivier des jeunes diplômés entrés dans les entreprises sansle statut cadre dans les premières années de la décennie 90 (en raison de la crise) et par le faitque face à des pénuries sur certains segments (l’informatique en particulier), les entreprisesembauchent désormais directement au statut cadre. Le regain des recrutements externessemble aussi traduire, plus fondamentalement, l'exigence pour les entreprises de procéder àun renouvellement rapide et continu des compétences, notamment technologiques.

– Une autre explication renvoie à un effet de composition sectoriel. La phase actuelle est mar-quée par la crise ou la restructuration radicale de certains pans de l'industrie et dans le mêmetemps par un dynamisme du tertiaire (notamment innovant). La vague de restructurationsindustrielles, guidées par les politiques de reengeniering et de downsizing (réductions deseffectifs) a conduit de nombreuses entreprises à procéder à des coupes à tous les échelonshiérarchiques, tandis que la respécialisation productive et l'investissement technologique ontrendu obsolètes certaines compétences et amené à licencier ou à mettre en retraite anticipée(inscrits au chômage) des personnes devenues inadaptées aux nouveaux profils demandéspar l’évolution des techniques et des modes d’organisation.

Enfin, pour terminer cette vue générale, il importe de mentionner que les statistiques globalesapportées ici ne donnent qu'une vision partielle de la situation des cadres sur le marché de

Catégorie

Emploi Chômage

Taux de chômage

Socio-professionnelle Effectifs Évolution Effectifs Évolution(en milliers) 1987-1997 (en milliers) 1987-1997

(en %) (en %)1987 1997 1987 1997 1987 1997

Professions libérales 256,2 327,1 + 27,7 2,8 5,0 + 73,8 1,1 1,5

Cadres fonction publique 237,1 285,4 + 20,4 3,3 7,5 + 125,0 1,4 2,6

Professeurs, prof. 431,1 678,7 + 57,5 6,7 8,1 + 19,6 1,6 1,2scientifiques

Professions de l’information, 138,6 189,4 + 36,6 15,0 39,2 + 162,2 9,7 17,2des arts et spectacles

Cadres administratifs et 609,5 800,7 + 35,0 24,3 66,1 + 172,1 3,8 7,6commerciaux d’entreprise

Ingénieurs et cadres 450,9 659,0 + 46,2 10,8 32,1 + 198,0 2,3 4,7techniques d’entreprise

Ensemble 2 123,4 2 940,3 + 38,5 63,0 158 + 150,8 2,9 5,1

l'emploi, sous-estimant le niveau du chômage des cadres, notamment dans la période decrise de la première moitié des années 90. En effet, le déclassement des jeunes diplômésau statut de professions intermédiaires ou d'employés suggère l'existence d'un « chômagedéguisé » des cadres au sein de cette tranche d'âge. On reviendra sur ce point plus avant(section B) pour discuter la thèse de la surqualification des cadres, ou dit autrement cellede la sous-utilisation des capacités productives de cette catégorie.

2.2. L’affirmation d’une nouvelle segmentation de la catégorie cadre

L'analyse par secteurs révèle que les recrutements des cadres se font en majorité dans lesservices (64 % du total en 1998). À l'intérieur de ce secteur, deux activités relevant du « ter-tiaire innovant » sont à elles seules à l'origine de 40 % des embauches en 1998 : les activités« autres études-conseils » et les « activités informatiques », suivies avec beaucoup moinsd'ampleur par les secteurs de la banque, des équipements, et l'industrie pharmaceutique.

L'évolution de l'emploi des cadres est révélatrice des changements organisationnels ettechnologiques profonds de la dernière décennie. Elle est révélatrice de l'essoufflementdes organisations « classiques » qui ont été les premières à licencier, et du dynamismedes entreprises fonctionnant de plus en plus sur le mode du réseau qui ont été pour l'es-sentiel riches en création d'emploi.

Toutes les catégories de cadres n'ont pas connu une même augmentation de l'emploi. Aucours de la période 1987-97, la croissance en effectifs la plus élevée concerne les profes-seurs et professions scientifiques (+ 57,5 %), la progression la moins forte concerne lescadres de la fonction publique (+ 20,4 %). Les cadres d'entreprise, catégorie qui nous inté-resse au premier chef, se situent dans une position intermédiaire (entre + 35 % et + 46 %).

La prime aux fonctions techniques

En termes d'emploi et pour la catégorie des cadres d'entreprise, ce sont les métiers cor-respondant aux fonctions techniques qui ont surtout progressé (+ 46,2 % pour la période1987-97), devant les métiers relevant de fonctions administratives et commerciales (+ 35 %).La prime aux fonctions techniques ne reflète pas en soi un besoin accru de techniciens.Comme le fait remarquer M. Cazabonne, consultante à l'Apec Bordeaux, « le marché estde moins en moins demandeur de techniciens purs ». La demande préférentielle desentreprises pour les qualifications techniques susceptibles d'accompagner le changementtechnologique mais aussi organisationnel ne traduit pas seulement l'effet de l'introduc-tion massive des NTIC dans les organisations. Elle reflète surtout une demande accrue decadres polyvalents, d'individus aptes à avoir une approche globale de l'activité de la firmeou d'un produit, mais aussi capables d'animer des collectifs de plus en plus qualifiés. Laprime aux fonctions techniques est donc aussi liée à la décentralisation du pouvoir dedécision, tendance impliquant que les cadres intermédiaires soient capables de gérer pareux-mêmes la stratégie, le développement de nouveaux produits mais aussi dans lemême temps les activités en amont et en aval de la production (gestion des clients, descollectifs de travail, etc.). Or les cadres ayant une formation initiale technique (en particu-lier issus des écoles d'ingénieur qui forment aussi de plus en plus à la gestion et à ladirection) sont plus à même d'acquérir une formation commerciale ou gestionnaire et dedevenir polyvalents et donc de faire le lien entre le marché et la production que les cadrescommerciaux ou administratifs pour qui l'acquisition inverse de qualifications techniquesest beaucoup plus problématique.

La variabilité des conditions d'accès aux compétences complémentaires explique alorsque le mouvement de valorisation des cadres techniques s'accompagne d'une dévalorisa-tion des cadres exerçant des fonctions commerciales ou administratives. Suivant cettelogique, la tendance moins favorable pour les fonctions d'encadrement traditionnelless'expliquerait moins par le seul raccourcissement des lignes hiérarchiques que par l'enri-chissement des nouvelles fonctions dévolues aux cadres.

Les données annuelles de l'Apec pour 1998 fournissent des précisions sur les fonctions quiont été plébiscitées en termes d'embauche. La première est la fonction production-exploi-tation, suivie de près par l'informatique (respectivement 29 % et 24 % des recrutements). Lafonction recherche et développement a connu la troisième plus forte progression desembauches derrière l'informatique, pour représenter 14 % des embauches. Ensemble cesévolutions confirment l'essor de l'investissement immatériel des entreprises.

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Concernant l'évolution du chômage, la progression la plus forte entre 1987 et 1997 estobservée pour les ingénieurs et les cadres techniques et s'explique principalement par le faitque ces derniers avaient été de loin les plus protégés des risques du chômage par le passé.En termes absolus cependant, le taux de chômage de ces cadres (4,6 %) est de loin inférieurà celui des cadres administratifs et commerciaux (7,6 %). Les risques de chômage, calculés àpartir des personnes employées qui déclarent l'année suivante être chômeurs, varient ainsifortement pour ces deux groupes. Les cadres administratifs et commerciaux connaissent desrisques de chômage supérieurs aux ingénieurs et cadres techniques. Le sort des premiers estprincipalement dû au fait qu'ils sont moins souvent diplômés de l'enseignement supérieur,et aussi relativement moins nombreux à travailler dans les grandes entreprises où le risquede chômage est globalement plus faible. C'est dans le commerce et les services aux entre-prises, activités nettement moins concentrées, que les licenciements de cadres ont été lesplus forts, touchant en premier lieu les fonctions commerciales. En revanche, la relative pro-tection des ingénieurs et cadres techniques s'expliquerait par les besoins des entreprises enpersonnels plus spécialisés, plus qualifiés, et susceptibles aussi d'être polyvalents.

L'amélioration relative de la position des plus jeunes

Si la prime aux fonctions techniques se renforce, la prime aux plus jeunes semble seconfirmer à partir de la seconde moitié des années 90. Les recrutements n'ont pas bénéfi-cié aux mêmes catégories de cadre selon l'âge et l'ancienneté. Selon l’Apec (1999), lescadres confirmés qui représentaient 45 % environ des embauches en 1990 ont vu progres-sivement leurs avantages se réduire sur les jeunes cadres (de un à cinq ans d'ancienneté,22 % des recrutements) et les jeunes diplômés (juste sortis du système éducatif, 33 % desembauches). Cette évolution tient principalement à l'augmentation des embauches dejeunes diplômés qui, une fois la crise passée, ont davantage progressé que les recrute-ments des deux autres catégories. En 1998, les jeunes diplômés vont même jusqu'à talon-ner les cadres confirmés (respectivement 28 % et 31 % des recrutements) devant lesjeunes cadres (20 %). Si les jeunes cadres restent en deçà pour les recrutements, ils n'enaffichent pas moins la plus forte progression (35 % en 1998).

On notera que l'amélioration de la position des jeunes face aux cadres confirmés n'est pasidentique selon les secteurs. Dans les secteurs plus traditionnels et en perte de vitesse ou enstagnation (industrie légère, métallurgie, commerce de gros international, hôtel etrestauration, transport et communication, banque) les cadres confirmés restent largementfavorisés (représentant plus de 50 % des recrutements en 1998) face aux jeunes cadres etjeunes diplômés. À l'inverse, dans les filières enregistrant une croissance soutenue (infor-matique, autres études-conseils), les jeunes diplômés arrivent en tête des recrutements (54 %pour l'informatique et 45 % pour les études et conseils en 1998) et les jeunes cadres talon-nent les cadres confirmés.

Cette distinction par filière permet de mieux comprendre l'amélioration récente de laposition relative de la jeune génération de cadres. Cette tendance tiendrait principale-ment, dans le contexte d'obsolescence accélérée des qualifications (en particulier tech-niques) à une revalorisation de certaines d'entre elles et, très certainement, à un besoinde compétences nouvelles difficilement accessibles sur le tas (au premier chef liées auxNTIC). En négatif, ce mouvement traduirait la dévalorisation de l'expérience et des qualifi-cations d'un certain nombre de cadres confirmés, en particulier de ceux qui sont peupolyvalents et jugés peu aptes à s'adapter aux nouveaux besoins en compétences, tech-nologiques ou relationnelles. Mais l'amélioration de la position des jeunes pourrait aussis'expliquer par des compétences cognitives et l'intégration de valeurs culturelles plusadaptées aux nouvelles formes organisationnelles. Les jeunes paraissent en effet mieuxpréparés à des organisations de moins en moins verticales et de plus en plus flexibles. Ilssemblent en effet disposer de capacités d'adaptation meilleures que leurs aînés, d'uneattitude plus naturelle à se positionner aux frontières de l'entreprise (dans des activités deveille), d'une capacité plus grande à gérer individuellement leurs trajectoires profession-nelles, etc.

Parallèlement, les risques de chômage varient selon l'âge et l'ancienneté. Les résultatssuggèrent qu'en dépit de l'avantage des jeunes diplômés face au recrutement, ceux-cisont, en partie du fait de leur surpopulation, les principales victimes du chômage devantles cadres en fin de carrière. Ainsi, en moyenne annuelle pour la période 1988-1997, envi-ron 4,3 % des cadres de moins de 30 ans et 3,9 % des cadres de plus de 50 ans ont étémis au chômage contre 3,3 % tous âges confondus. Les données annuelles permettent de

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saisir la variabilité de la hiérarchie des groupes d'âge selon le risque de chômage au grédes évolutions organisationnelles et conjoncturelles. C'est entre 1990 et 1992, que lerisque de chômage le plus élevé concerne les jeunes de moins de 30 ans, alors qu'en1988-89, les plus vulnérables face au chômage étaient les cadres de plus de 50 ans. Après1992, le risque de chômage des 30-34 ans a dépassé celui de leurs cadets. Cette dernièretendance qui constitue une particularité de la population cadre pourrait s'expliquer par labaisse du salaire d'embauche des plus jeunes, la valorisation de certaines qualificationsde pointe, et le fait que les jeunes cadres sont plus souvent que les 30-34 ans embauchésen CDD. Notons que si la phase de diffusion du chômage des cadres a coïncidé avec unestompement sensible des différences de risque selon l'âge, la diminution du risque dechômage, sensible à partir de 1995, a réenclenché une nouvelle polarisation vers les âgesextrêmes. Signe d'une sélection par les compétences qui est aussi une sélection de typegénérationnelle, les chances de retour à l'emploi varient fortement selon les groupesd'âge, au détriment des plus de 50 ans. Les moins de 30 ans sont ceux qui se reclassent leplus facilement. En moyenne annuelle pour la période 1990-97, deux tiers des jeunes chô-meurs retrouvent un emploi l'année suivante, contre moins de 20 % pour les plus âgés.

Le léger recul de la prime au diplôme

Enfin, emploi et chômage diffèrent selon le niveau d'éducation. Bien que le diplôme neconstitue plus une condition suffisante d'accès au statut cadre, il reste cependant un élémentessentiel de promotion. Si globalement le diplôme conserve une fonction de protectioncontre les risques du chômage, il a cependant perdu une partie de son pouvoir, en particulierau cours des années 1992-94 (ce qui est lié au recul des recrutements et à l'essor des pro-motions). Cela est surtout vrai pour les diplômés des grandes écoles qui sont restés nette-ment plus protégés que les autres diplômés. Parmi ces derniers, il est difficile de repérer unehiérarchie des risques selon le niveau de diplôme, cette indistinction reflétant la perte designal joué par des diplômes devenus de plus en plus nombreux. Par ailleurs, le diplômeassure moins les cadres contre le risque de chômage qu'il ne le fait pour les non cadres.Cette tendance est significative d'un mouvement de fond qui conduit les entreprises à dévalo-riser le diplôme en soi et à valoriser d'autres signaux comme l'expérience, les aptitudes et lescompétences acquises au fil du parcours professionnel et non sanctionnées par un diplôme.

Les tendances rappelées dans ce panorama sont donc révélatrices au-delà de la fragilisa-tion de la catégorie cadre d'un processus conduisant à l'hétérogénéisation de celle-ci. Eneffet, les changements organisationnels ont participé à diversifier les positions des diffé-rentes sous-catégories de cadres sur le marché du travail. De manière très schématique,deux principales segmentations semblent se dessiner. La première renvoie principale-ment aux fonctions mais aussi à l'amplitude des compétences : elle distingue les cadrespolyvalents ou hautement spécialisés (experts) dans des fonctions techniques d'un côté,et de l'autre les généralistes administratifs qui constituaient le groupe pivot des organisa-tions de type tayloriste. La seconde est de nature générationnelle. Elle est surtout notableau sein de la population très qualifiée. À l'intérieur de cette population, les jeunes ont faitplus que tirer leur épingle du jeu, venant concurrencer avec force leurs aînés.

SECTION B. LES CADRES ET L’EMPLOI : SURQUALIFICATION OU ÉLARGISSEMENT DESCOMPÉTENCES LIÉ A LA TRANSFORMATION DE LA FONCTION D’ENCADRE-MENT ?

1. Le fond du problème : la neutralité du progrès technique sur l’évolution de la struc-ture des qualifications

Dans le contexte d'accélération du progrès technique et de l'émergence d'un régime d'inno-vation permanent, la montée du chômage des cadres peut paraître assez surprenante surtoutsi l'on sait qu'au cours de la même période le chômage des autres catégories socio-pro-fessionnelles n'a pas connu une aussi forte augmentation. L'explication se basant sur l'af-flux massif de jeunes qualifiés ne saurait à elle seule fournir une réponse si l'on sait que leslicenciements ont été importants à côté du gel des recrutements ou des déclassementslors de la première embauche. Ce constat conduirait à remettre en cause l'impact du pro-grès technique sur la structure des qualifications. Plus précisément, la montée du

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chômage des cadres amènerait à infirmer l'existence d'un biais technologique qui se réa-liserait au profit du travail qualifié et au détriment du travail non ou moins qualifié.

Au vu de nombreuses études, l'hypothèse d'un biais technologique est pourtant confir-mée [voir Attewell (1992) pour les États-Unis, DESE (1997), Duguet, Grennan (1997) pourla France]. Le mouvement par lequel une part des qualifiés occupe désormais desemplois autrefois laissés à des personnes moins qualifiés traduirait l'existence d'un effetd'éviction « par le bas » du travail non qualifié (bumping down, Borghans, de Grip, 2000).Cette redistribution reflèterait selon les auteurs un accroissement de la part des per-sonnes qualifiées occupant des emplois sous dimensionnés du point de vue de leurs qua-lifications [part variant entre 20 % et 50 % selon les pays (Borghans, de Grip, 2000)]. Unetelle tendance signifierait soit un manque à gagner en termes de gain de productivitépour les entreprises (en raison de la sous-utilisation des capacités des individus devenussurqualifiés), soit une rémunération négative du point de vue des intéressés.

Ayant le mérite de la cohérence, cette thèse n’en est pas moins discutable. La question sepose en effet de savoir si ce « chômage déguisé » est lié à la sous-utilisation des capacitésproductives des individus ou si, à l’inverse, la surqualification des personnels (et descadres en particulier) ne tiendrait pas à la nature particulière des emplois occupés. Lesquelques études économétriques disponibles ne tranchent pas clairement la question.Elles convergent néanmoins pour établir une distinction entre une analyse statistique encoupe transversale et une analyse en dimension temporelle des effets de l’informatisationde la diffusion des nouvelles technologies sur la productivité, les salaires et les qualifications.

En coupe transversale, M. Doms, T. Dunne et K. R. Troske (1997) à partir de données d’éta-blissements industriels américains (représentant 10 000 entreprises et 199 000 salariés) met-tent en évidence une liaison significative entre la diffusion des nouvelles technologies et l’ac-croissement du nombre des personnels administratifs et commerciaux (non productionworkers), réputés plus qualifiés. En France, une liaison similaire, quoique moins prononcée,a été mise en évidence par N. Greenan, J. Mairesse, A. Topiol-Bensaïd (1999). Les auteursdistinguent quatre grandes catégories de qualification et quatre groupes de personnels spé-cialisés, pouvant être ventilés selon les catégories de qualification (tableau 1.7). Les résultatsétablis pour les périodes 86-90 et 90-94 sont révélateurs d'un changement faible mais allantdans le sens attendu. D'une part, on observe une augmentation des quatre groupes d'emploispécialisés en pourcentage de l'emploi global (la part des emplois spécialisés passant de17 % à 17,4 % dans l'industrie et de 6 à 7 % dans les services). D'autre part, on constate uneaugmentation, surtout importante dans les services, des personnels de conception ou d'en-cadrement, principalement dans les activités administratives (tableau 1.7).

Tableau 1.7 : Structure des emplois par grandes qualifications (en % de l'emploi total)

Source : Greenan, Mairesse, Topiol-Bensaïd, 1999.Lecture du tableau : en moyenne sur la période 1986-90, 8,7 % de la main-d'œuvre industrielleoccupait un poste de conception ou d'encadrement associé aux activités administratives etcommerciales des entreprises, après correction de « doubles comptes » (et 9,2 % avant).

On remarque également une nette diminution de la part de la main-d'œuvre d'exécutiondans les emplois spécialisés (tableau 1.8).

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Industrie Services

86-90 90-94 86-90 90-94

Conception et administration 8,7 (9,2) 9,9 (10,5) 25,4 (26,6) 29,1 (30,7)

Conception et production 7,3 (18,4) 7,9 (20,0) 3,0 (6,2) 2,9 (6,8)

Exécution et administration 9,0 (9,8) 8,8 (9,5) 37,0 (38,3) 35,2 (36,3)

Exécution et production 58,0 (62,6) 56,0 (60,0) 28,6 (28,9) 26,0 (26,2)

Total 83,0 (100) 82,6 (100) 94,0 (100) 93,0 (100)

Tableau 1.8 : Part de la main-d'œuvre d'exécution associée aux investissements immatériels

(en % des effectifs spécialisés correspondants)

Source : Greenan, Mairesse, Topiol-Bensaïd, 1999.En moyenne, sur la période 1986-90, 35 % des informaticiens dans l'industrie occupait un poste d'exécution (et donc 65 % d'entre eux occupait un poste de conception ou d'encadrement).

La thèse de l’effet d’éviction du travail non qualifié semblerait donc vérifiée (dans les servicesau moins). Pour autant, les auteurs mettent en évidence une liaison significative entre l’ac-croissement des investissements immatériels, les différences de niveau de salaire moyenentre les entreprises et la productivité par tête. En d’autres termes, si l’on peut parler d’effetd’éviction, on ne peut prétendre en revanche qu’il existe un « chômage déguisé » au sensd’une sous-utilisation des capacités productives des individus. Bien au contraire, tout sepasse comme si l’introduction des nouvelles technologies constituait un moyen pour lesentreprises de s’acheter un surcroît de productivité par l’utilisation à taux plein des capacitésproductives des personnels d’encadrement. Van Reenen [cité par Iung (1998)], auteur d’uneétude mesurant, à partir d’un panel de firmes britanniques l’impact des innovationsmajeures sur les salaires, semble accréditer ce point de vue sur longue période (1945-1983)en estimant que toute augmentation de 10 % de ce surcroît de productivité contribuerait àune augmentation des salaires de 2,9 %.

En dimension temporelle, la relation entre le développement des nouvelles technologies,l’emploi et l’évolution des qualifications n’est en revanche nullement avérée. Pour N.Greenan (1996), le lien significatif établi sur la période entre 1988 et 1993 entre les entre-prises technologiquement innovantes et l’emploi (+ 6 % par rapport à la population deréférence) s’explique par la forte croissance de la valeur ajoutée (+ 6 %) permise par unedifférenciation plus large des produits. Ce résultat est corroboré pour partie par lesenquêtes Réponses menées par la Dares auprès d’un échantillon de 3 000 entreprises oùil apparaît que les établissements innovants sont ceux qui, sur la période 1996-1998,connaissent une croissance importante de leurs activités. En revanche, l’auteur n’a pudéceler de lien significatif dans l’industrie entre la diffusion des nouvelles technologies etl’évolution de la structure des qualifications. De même, pour M. Doms, T. Dunne et K.R.Stroke, les firmes intégrant un nombre important de nouvelles technologies connaissentune relative stabilité des niveaux de revenu et de la part des effectifs tertiaires (non pro-ducteurs workers) comparées aux firmes qui adoptent un petit nombre de nouvelles tech-nologies (op. cit. p. 255). Les auteurs font cependant remarquer que les firmes technologi-quement innovantes sont celles qui déjà, par le passé, versaient des salaires élevés àleurs personnels. Un constat analogue devait être formulé par Entof, Gollac et Kramarz(1997) (cité par Iung 1988, p. 138) sur des données françaises, laissant à penser, commenous y invite N. Iung, qu’« on ne peut parler de biais technologique concernant lessalaires » (Ibidem).

En résumé, les quelques études économétriques répertoriées (la liste n’est pas exhaustive)nous conduisent, avec toute la prudence qui s’impose, à dépeindre une situation pour lemoins paradoxale, en termes de faits stylisés. Neutre du point de vue de l’évolution dessalaires et de l’évolution des qualifications (en dimension temporelle), la diffusion de l’in-formatique et des nouvelles technologies n’en exercerait pas moins (en coupe) un effetd’éviction du travail non qualifié par le travail qualifié. Si l’on considère par ailleurs queles entreprises technologiquement innovantes exploitent à taux plein les capacités produc-tives des individus et que, réciproquement, les entreprises disposant d’une majorité depersonnels qualifiés sont aussi celles qui sont les plus innovantes (Chiffres enquête

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Exécution et Administration Industrie Services

ou Exécution et Production

Part des : 86-90 90-94 86-90 90-94

Personnels informatiques 35 28 49 38

Spécialistes informatiques 70 66 41 29

Chercheurs 22 21 1,5 2,5

Chargés d'étude 15 12 0,5 0,5

Total 33 28 27 22

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Réponses, Dares), comment comprendre dans ces conditions que 20 à 50 % des personnessoient dites « surqualifiées » (overeducated) par rapport aux postes qu’elles occupent ?

2. La surqualification, symptôme d’un élargissement de la fonction d’encadrement

Un premier niveau de réponse, d’ordre sociologique, à l’existence de surqualifications,consiste à considérer que cette part « excédentaire » requise tient au fait que les qualifica-tions, à l’origine, sont une construction sociale. Pour M. Stroobants, les nouveaux savoirsrepérés chez les travailleurs, « plus riches, plus globaux et plus complexes que prévu » (Stroo-bants, 1991, p. 33), résultent d’un renouvellement des critères d’appréciation de l’activité detravail : « Parce que les ouvriers participent à des réunions, des groupes d’expression,des cercles de qualité, parce qu’ils donnent leur avis sur l’outil, interviennent dans sonentretien, ou vérifient la qualité des pièces, ils semblent avoir plus d’initiative qu’avant. »(op. cit., p. 35). De même, « à partir du moment où il s’agit de maîtriser les flux tendus, lapanne devient d’autant plus critique qu’elle est aussi plus visible (...). Deviennent d’autantplus visibles aussi, les capacités à anticiper ces pannes, à résoudre des problèmes, àintervenir de manière plus fine, plus qualitative » (Ibidem). Autrement dit, dévoilés par uneffet d’étiquetage, ces savoirs ne peuvent être définis sans une part d’arbitraire, que cetarbitraire procède du jugement des acteurs sociaux ou du chercheur sociologue lui-même. C’est pourquoi, aux yeux de l’auteur, « la correspondance entre les recomposi-tions de postes, l’intégration des fonctions, et leur valorisation, sous forme de compé-tences polyvalentes ou de nouveaux savoirs, n’a plus à être dénoncée comme inadéquatepuisqu’elle l’est intrinsèquement » (op., cit. p. 39). Et l’auteur de conclure : « le décalageentre travail prescrit et réel ou la distorsion entre qualification officielle et effective qu’en-registrent de nombreuses études des savoirs ne constitue donc pas une conclusion maisle point de départ de l’analyse » (Ibidem).

2.1. L’impact des nouvelle technologies sur la demande de travail des entreprises

Restituée dans le cadre de notre recherche, la perspective tracée par M. Stroobants ouvre surla question des fondements de la surqualification des cadres à partir des contraintes quipèsent sur le jugement des entreprises en matière de demande de travail. Quelle(s) raison(s),autrement dit, peut(vent) expliquer que les qualifications requises par les entreprises excèdentdurablement les qualifications effectives mobilisées dans le cadre des emplois offerts ? Vérifiédans le cas anglais (Green, Ashton, Burchell, Davies, Feldstead, 2000), ce biais systématiquen’est pas sans lien avec les compétences spécifiques demandées dans le cas d’un environne-ment de travail dominé par l’informatique ou plus largement par les nouvelles technologies.En effet, les nouvelles technologies ne sont pas seulement des technologies de production.Elles sont aussi des technologies d’intégration des activités et des fonctions qui touchentdirectement à l’organisation et au mode de fonctionnement des entreprises. À ce titre, ellesrecouvrent une dimension infrastructurelle qui, aux niveaux intra- et inter- organisationnels,conditionne fortement la demande de travail des entreprises.

Comme le souligne M. Gollac dans une enquête de terrain cherchant à préciser les condi-tions d’un usage maîtrisé de l’ordinateur, « l’informatique s’apprend sur le tas, souventdans l’urgence, sur la base d’échange d’informations permis par une proximité culturelleet spatiale » (Gollac, 1996, p. 39). En d’autres termes, si les entreprises ne demandent pasexplicitement aux personnels qu’elles embauchent des qualifications particulières dans ledomaine informatique, elles demandent en revanche que ces derniers soient en mesure,le moment venu, d’identifier et de mobiliser les ressources productives adéquates en vuede faire face à des problèmes inopinés. Et l’auteur d’ajouter un peu plus loin : « dans lemonde marchand, le temps est compté : les problèmes qui surviennent dans l’usage del’informatique doivent être traités rapidement, et ils sont beaucoup plus vite résolus enrecourant à l’aide d’autrui qu’à travers un apprentissage strictement personnel » (op. cit.,p. 45). Fait notoire, les cadres n’échappent pas à ce processus d’apprentissage de l’outilinformatique, même si à l’évidence ils apparaissent comme un groupe relativement indé-pendant de leur hiérarchie (tableau 1.9).

Tableau 1.9 : Pourcentage d’utilisateurs recevant différents types d’aide,selon leur situation socioprofessionnelle

Source : Gollac, (1996), p. 49 ; Totto – Europe 94 (Dares-Insee) ; N = 472Lecture : 17 % des cadres utilisant l’informatique dans leur travail, reçoivent pour cette utilisationl’aide de leurs supérieurs hiérarchiques.

Plus largement, les critères de performances associés à la diffusion de nouvelles technologiestiennent davantage à la qualité des interactions entre agents qu’aux performancesproductives des individus considérés isolément. Aussi, peut-on comprendre que les entre-prises sur le marché du travail se préoccupent davantage de recruter du personnel disposantde compétences élargies, susceptibles de prendre en charge la gestion des interfaces, enmatière de circulation et gestion de l’information entre les individus notamment. Autrementdit, le contenu des emplois est plus riche que le laisse penser leur définition sur le papier : aubesoin en compétences spécifiques s'ajoute un besoin en compétences cognitives (souventassociées à ou garanties par des diplômes élevés).

C’est pourquoi le travail assisté par ordinateur suppose-t-il de la part des salariés, et plusencore des cadres quand on regarde le temps passé par ces derniers devant une console(30 % des cadres utilisent l’ordinateur plus de 20 h par semaine, 36 % moins de 20 h,Insee, 1999), de posséder un « savoir de second rang » dont l’acquisition repose sur unensemble de caractéristiques correspondant, selon M. Gollac et F. Kramarz (1997) à unedéfinition très large du capital humain, incluant le capital culturel (savoirs, compétencescognitives, plaisirs du jeu...) et le capital social (réseaux d’entraide). Les auteurs expli-quent ainsi que, en coupe transversale, les effets de sélection exercés à l’embauche par laplus ou moins grande disposition de ce capital joueraient un rôle dominant dans le sur-plus de salaires versés aux travailleurs informatisés. Cet effet serait nettement supérieur àcelui lié au supplément de gain de productivité dégagé, dans le travail, par l’utilisation del’outil informatique.

Il reste à comprendre cependant les raisons pour lesquelles, sur données longitudinales,ces qualifications d’ordre privé apparaissent en excès, au sens où celles-ci n’exerceraientqu’un effet très modeste sur le déroulement des carrières (Gollac, Kramarz, op. cit.) etqu’elles ne se retrouvent pas non plus dans l’évolution des structures de qualification etles statistiques de la productivité (voir p.e. Goux, Maurin, 1997, pp. 1108-1109). Cette par-ticularité, en fait, ne doit pas surprendre si l’on considère que les usages de ce capital per-sonnel ne se limitent pas dans leurs effets à la réalisation d’une production ou d’une acti-vité déterminée mais s’intègrent dans ce que N. Alter dénomme le « travail desorganisations » (Alter, 2000, p. 140).

2.2. Les cadres : un emploi, deux activités

Dans cette perspective en effet, le cadre serait un travailleur exerçant une double activité,l’une officielle, définie statutairement par les fonctions et les responsabilités attachées àl’emploi qu’il occupe ; l’autre, plus diffuse, plus officieuse et qui procède des effets struc-turants des nouvelles technologies sur l’organisation d’ensemble des activités composantle portefeuille des firmes (ou groupe de firmes). Ainsi, dans la continuité des analysesdéveloppées par M. Gollac à propos de l’importance de l’activité relationnelle et cognitivedéployée par les individus pour permettre un usage maîtrisé des outils informatiques(Gollac, 1996, op. cit.), on serait en droit de formuler une hypothèse similaire au niveaudes personnels d’encadrement. Ainsi, en plus de leurs activités particulières spécifiées

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Cadres Professions Employés OuvriersIntermédiaires

Reçoivent l’aide de 17 % 32 % 40 % 61 %leurs supérieurs

Reçoivent l’aide de leurs 66 % 69 % 62 % 74 %collègues proches

Reçoivent l’aide de leurs 35 % 32 % 29 % 21 %collègues éloignés

Reçoivent l’aide de personnes 27 % 21 % 13 % 5 %extérieures à l’entreprise

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vis-à-vis de la hiérarchie, les cadres auraient à considérer le changement organisationnelcomme une activité particulière, collective et coopérative par nature, et dont la gestion etle développement demanderaient la mobilisation et l’intégration de capacités productivesindividuelles toutes spécifiques.

Cette hypothèse doit être bien comprise d’un point de vue théorique. Elle signifie commel’a très bien montré statistiquement N. Greenan dans son étude de l’impact du progrèstechnique sur l’emploi et les qualifications que « ce sont principalement les changementsorganisationnels qui vont guider l’évolution des besoins des entreprises en qualification »(Greenan, 1996, p. 41). Cette hypothèse ne signifie donc nullement qu’il existerait à côtéd’un marché externe des qualifications officielles, un second marché des qualificationsofficieuses, pas plus qu’il existerait deux marchés internes du travail, celui des « qualificationsmaisons » construites à l’intérieur des emplois occupés et celui des qualifications person-nelles déployées latéralement par rapport aux postes figurant dans l’organigramme desdirections. Comme N. Greenan le fait remarquer très finement, tout se passe comme si lechangement organisationnel fonctionnait « comme » un changement technologique.Autrement dit, ce sont les activités et non les marchés qui se dédoublent. Ceci explique-rait que « l’activité d’organisation » au sein des firmes soit si délicate à appréhender théo-riquement car tout laisse à penser que celle-ci se décline sur des comportements et desparcours professionnels transversaux aux marchés internes et externes. Ceci expliqueraitégalement que, au regard de cette transversalité de ces activités et de ces parcours, lescadres (de par les capacités d’apprentissage dont ils disposent) sortent « gagnants » del’introduction des nouvelles technologies dans les entreprises. Comme le souligne N.Greenan, dans un passage très explicite et que nous reproduisons in extenso :

« Le développement vers le modèle de l’entreprise flexible conduit au développement dela part des cadres dans l’entreprise (elle croît de 9 % alors qu’elle est stable dans la popu-lation de référence) au détriment de la part des employés (qui croît de 4 % contre 12 %dans la population de référence). Cet effet est relativement inattendu car l’accroissementde la sphère de responsabilité de l’opérateur est associé à une baisse des niveaux hiérar-chiques. Le lien, fréquemment mentionné, entre baisse des niveaux hiérarchiques et chô-mage des cadres n’a donc rien d’évident. Les entreprises appartenant à cette catégorieont un effectif total qui baisse légèrement en moyenne comme dans la catégorie de réfé-rence mais les emplois de cadres sont moins affectés par cette baisse que les autresemplois dans l’entreprise. Rappelons que ces entreprises se caractérisent, en structure,par une part de cadres légèrement inférieure à celle de la catégorie de référence. Ilsemble donc que l’on assiste sur la période à une sorte de rattrapage pour les emplois decadres. Par ailleurs, si les responsabilités et les tâches des opérateurs se diversifient dansles entreprises flexibles, cela ne conduit pas pour autant à un accroissement de la partdes ouvriers dans les effectifs totaux. Il s’agit donc bien d’une plus grande variété detâches exercées sur un même poste et non pas d’un accroissement de la variété despostes ouvriers. » (Greenan, 1996, p. 42). Et l’auteur de conclure : « L’introduction de tech-nologies avancées n’est pas à l’origine d’une déformation de la structure des qualifica-tions de l’entreprise. Mais les technologies nouvelles s’implantent dans des entreprisesdont la structure des qualifications est particulière. » (op. cit., p. 43).

Les nouvelles technologies étant des technologies d’organisation, leur introduction génèreun forte intégration des activités entre elles. À ce titre, elles requièrent l’exercice d’unsavoir qui déborde largement les compétences individuelles mobilisées dans le cadre dela réalisation d’une tâche déterminée. En d’autres termes, les cadres doivent fournir untravail « au-delà de l’emploi » qu’ils occupent. C’est un travail de coordination, d’arbi-trages, de communication le plus souvent, situé dans le champ des interactions person-nelles, au carrefour des pratiques et des dynamiques collectives. Certes, objectera-t-on,cela n’a-t-il pas toujours été le cas, aussi bien d’ailleurs pour les cadres que pour les sala-riés du bas de la hiérarchie dont on sait depuis longtemps que, sans les rapports infor-mels déployés de leurs propres initiatives, le taylorisme n’aurait pu se maintenir jusqu'àaujourd’hui. Précisément, répondrons-nous, le fait singulier aujourd’hui est que sous lapression des nouvelles technologies, ce « travail d’organisation » sort de sa clandestinitépour apparaître au grand jour comme un travail productif aux dimensions spécifiques(collectifs et coopératifs) obéissant à une logique ou une rationalité propre, celle (mar-chande et non marchande) des organisations.

CHAPITRE II

LES MUTATIONS DE LA FONCTION D’ENCADREMENT :LA PRESSION DE LA CONCURRENCE PAR L’INNOVATION

L’encadrement a toujours joué un rôle important dans le changement organisationnel. Ilsuffit pour s’en convaincre, de se reporter aux écrits de Chandler sur la « naissance de lafonction du cadre moyen dans l’industrie américaine » (Chandler, 1977) et de voir combienle rôle de cette catégorie d’agent fut décisif dans la croissance des firmes Outre-Atlantiquedepuis le début du XXe siècle. Pour A. D. Chandler, « ce sont eux qui, non seulement ontconçu la façon de coordonner les flux massifs de produits passant du producteur dematières premières au consommateur final, mais qui ont aussi inventé et perfectionné lesmoyens d’accroître les marchés et d’accélérer les processus de production et de distribu-tion » (op. cit., p. 456). À l’origine de la coordination administrative des tâches, les cadresmoyens ont fait preuve d’un dynamisme et d’une extrême inventivité. Une liste complètedes innovations serait trop longue à établir. Citons parmi les principales (Chandler, 1977,pp. 455-456) : le développement d’une logistique de transport et de stockage et l’inven-tion de procédures comptables et statistiques dans la distribution ; l’amélioration desmachines et des méthodes de production en grande série par fabrication et assemblaged’éléments interchangeables ; la définition de méthodes de concurrence à tous les stadesde la production et de la distribution.

Toujours selon A. D. Chandler, cette révolution dans les méthodes de gestion de l’activitédes entreprises contraste avec les caractères très approximatifs des compétences desdirigeants en matière de coordination, d’allocation et de planification à long terme. Cettefaiblesse, liée à la structure des droits de propriété basée sur la présence encore impor-tante de capitaux d’origine familiale, devait ouvrir dans les années 20-30 une période deconflits intenses entre la classe des propriétaires et celle des managers. La révolutionmanagériale qui s’en suivit ne devait cependant aboutir qu’au lendemain de la secondeguerre mondiale « par suite d’une redéfinition des institutions financières et de leur rela-tion aux entreprises d’une part, et d’une prise en charge de la stabilité macroéconomiquepar l’État, d’autre part. » (Duménil, Lévy, 1996, p. 333). Il en a résulté une redéfinition desstatuts de chacun de ces groupes : retrait des propriétaires dirigeants de la sphère de pro-duction et reconversion de leurs capitaux en capital action ; affirmation des managers etau-delà, de l’encadrement, comme noyau dur d’un pouvoir organisé de gestion et dedéveloppement de la grande entreprise (dite « de type M », soit managériale). Ce modèled’entreprise, fondé sur l’intégration verticale des activités et la gestion hiérarchique etfonctionnelle (le système staff and line de stricte division technique et sociale du travailau sein des entreprises) devait perdre en efficacité à partir de la fin des années 70 face àl’instabilité des marchés, la mondialisation de la concurrence et l’approfondissement duprogrès technique.

Par un effet de spirale dont l’histoire est coutumière, l’expérimentation de nouvellesméthodes de gestion, nées pour la plupart dans les firmes japonaises, pose à nouveau laquestion de la place et du rôle de l’encadrement dans la gestion et le développement desformes contemporaines d’organisation du travail et de la production. Mis en place pro-gressivement depuis la fin des années 50, l’« ohnisme » (de Ohno, nom de l’inventeur dela méthode du Juste à temps, Coriat, 1994) ou le « toyotisme » [d’ores et déjà constituéà l’échelle mondiale en paradigme productif selon P. Dockès ; Dockès, (1993), p. 515] s’est progressivement diffusé en Europe et aux États-Unis durant toute la décennie 80 : sousses aspects techniques tout d’abord, par le recours intensif à une robotique program-mable et des formes multiples d’assistance par ordinateur, et par l’application du principed’autonomation (autonomie + automation = les machines automatiques s’arrêtent d’elles-mêmes en cas de fonctionnement défecteux) ; sous l’angle organisationnel ensuite, à travers la mise en place de structures « transfonctionnelles » de communication entre lesdifférents services, du Commercial aux Méthodes ou à la Recherche et Développement(Coriat, 1991, p. 152) ; du point de vue des relations de travail enfin, avec la despécialisa-tion des tâches (polyvalence, réintroduction des fonctions de diagnostic, dépannage,maintenance, contrôle qualité, programmation).

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Pour autant, ces changements doivent être appréciés à leur juste mesure. Si en effet, etcomme le pensent bon nombre d’auteurs, la rupture du toyotisme d’avec le fordismesemble évidente et complète au niveau du contenu et de l’organisation des tâches au seindes ateliers, celle-ci l’est beaucoup moins au niveau de la division (verticale) du travailentre l’activité d’organisation de ceux qui conçoivent et encadrent et le travail de ceux quiexécutent. Comme le souligne M. Castells, « le toyotisme est un système de gestion quitend à réduire l’incertitude plutôt qu’à encourager l’adaptabilité » (Castells, 1998, p. 193).Cette précision est importante pour l’analyse. Sur le fond, elle signifie que les ajuste-ments progressifs des entreprises sur le modèle de la firme japonaise s’inscrivent plusdans une relation de continuité que de rupture avec le fordisme. Certes, en donnant prio-rité à la logistique de production et de gestion des flux, le toyotisme fait jouer à l’encadre-ment un rôle de médiation entre la direction et les employés radicalement différent decelui consistant à contrôler et évaluer les performances des opérateurs rivés à leurspostes de travail sur une chaîne taylorienne. Il n’en demeure pas moins que l’encadre-ment conserve un rôle prépondérant au sein des rapports hiérarchiques pour assurer,comme au Japon, une maîtrise (discipline) totale de la main-d’œuvre et des relations avecles fournisseurs ainsi qu’une connaissance parfaite de l’évolution des marchés.

Or cette position hiérarchique accordée à l’encadrement ne concorde pas toujours, loin s’enfaut, avec les observations tirées des enquêtes de terrain. Les raisons ne sont pas seulementd’ordre social et culturel. Elles tiennent également à ce que les pratiques productives et orga-nisationnelles explorées par les entreprises au moyen des nouvelles technologies ne sontpas figées ni même univoques. Celles-ci oscillent entre ce que P. Moati dénomme unelogique « taylorienne flexibilisée » acquise par l’application des principes de la lean produc-tion (production allégée, flux tendus...) et une logique productive « cognitive » fondée sur lacapacité des entreprises à mettre en œuvre des savoirs (ou à produire de nouveaux savoirs)et à développer leurs compétences au cours du temps par l’assimilation de connaissancesnouvelles (Moati, 1998, p. 288 et 291).

Cette diversité de logiques productives et de trajectoires organisationnelles doit être rappro-chée de la diversité des régimes de concurrence (prix, qualité, délais) et plus particulièrementde la montée irrépressible de la concurrence par l’innovation. L’importance de cette dernièrecomme facteur clé de la performance et de la compétitivité explique que certaines firmesaient pris la décision de transformer leur organisation interne selon une logique qui, si elleemprunte beaucoup au modèle de la firme japonaise, va bien au-delà du seul souci d’assou-plir les processus de production et de distribution afin de maîtriser l’incertitude des marchés.Tournés de plus en plus vers la production et la gestion des connaissances, les choix techno-logiques et organisationnels des firmes mettent en évidence le poids grandissant de la créa-tivité et de la recherche dans leurs stratégies. Pris entre ces deux logiques, les cadres voientleurs fonctions se modifier dans le sens d’une plus grande autonomie et de responsabilitédans la gestion et le développement de leurs activités.

SECTION A. LA FONCTION D’ENCADREMENT, ENTRE LA GESTION DE L’INCERTITUDE ETLE DÉVELOPPEMENT DES INNOVATIONS

Pour analyser les mutations de la fonction d’encadrement, nous procéderons à un raisonne-ment en trois temps. Après avoir précisé la spécificité du « jeu » des tensions portées par ladiffusion des innovations et examiné de plus près les conséquences de ce changement pro-gressif de régime de concurrence sur l’évolution de la structure fonctionnelle des entreprises,nous analyserons plus spécialement le caractère extrêmement ambivalent de la place et durôle des personnels d’encadrement dans les organisations aujourd’hui.

1. Innovation et mise en œuvre du changement organisationnel : d’une gestion réactiveà un comportement pro-actif de l’encadrement

1.1. Firme A, firme J : deux modèles d’organisation fondés sur un encadrement réactif

De plus en plus, l’affirmation d’un régime de concurrence fondé sur les innovations met enquestion le bien fondé des approches qui considèrent le modèle d’organisation de la firmejaponaise comme le point focal des ajustements en cours. En particulier, si le fonctionnement

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des systèmes kan-ban et just-in-time, largement répandus aujourd’hui au sein des entre-prises, suppose une logique collective d’échanges, de gestion et de traitement de l’informa-tion (spécifications du produit, délais de livraison...) pour organiser de façon décentralisée lelancement de la fabrication, cela n’enlève rien au fait que l’entreprise doit être capable deremettre en question son organisation interne en fonction des évolutions présentes ou antici-pées de l’environnement. Or, cette dernière condition est loin d’être secondaire du pointde vue de l’analyse de l’encadrement. D’ailleurs, M. Aoki devait reconnaître à ce sujet quedans les situations marquées par un environnement stable ou très instable, l’efficacité de l’or-ganisation du modèle japonais (firme J) est bien moindre que celle du modèle de la firmeaméricaine (firme A) dans lequel les rapports hiérarchiques prédominent. Mais au-delà, lepoint important qu’il convient de souligner est que cette prééminence des états de l’environ-nement dans la sélection implicite des formes d’organisation des entreprises met en évidencele caractère nécessairement ouvert du jeu des comportements et de relations qui les spéci-fient. Ainsi, dans leur démonstration visant à faire du toyotisme une solution à la crise du for-disme en Europe et aux États-Unis, P. Gianfaldoni et B. Guilhon soulignent-ils avec perspicaci-té la nécessité « afin de maîtriser la productivité globale, (que) la flexibilité dynamique imposeà la firme de coupler deux processus d’apprentissage tournés à la fois vers l’environnementexterne et l’organisation interne. » (Gianfaldoni, Guilhon, 1996, p. 158, souligné par nous).À juste titre, les auteurs expliquent la crise du fordisme par un découplage de ces deux pro-cessus (que l’on peut résumer par un excès de rigidité des organisations fordiennes). Acontrario, le toyotisme offrirait selon les auteurs une solution de continuité entre les deux pro-cessus d’apprentissage dont le fordisme serait dépourvu. Ainsi, dans le cas de marchésmoyennement instables, la solution de continuité proposée par le toyotisme, et qui reposeessentiellement sur la conception et la gestion de zones d’autonomie locale des opérateurs àl’intérieur desquelles le travail se présente comme un processus séquentiel (multi-tâches)étroitement planifié, serait bien meilleure en termes de gestion de l’incertitude. En revanche,dans les cas de marchés stables ou très instables, la solution déployée par le fordisme d’unegestion des actes et des flux de travail par l’intermédiaire du système des machines s’avèrenettement moins coûteuse du point de vue de la gestion et de la fabrication de la production.

Dans les deux cas de figure cependant, l’encadrement change dans ses modalités, non danssa nature. Les politiques de gestion des collectifs de travail en sont un cas exemplaire. D’uncôté, l’emploi à vie, le salaire à l’ancienneté, le recours au marché interne, ne sont pas sansrappeler la charte salariale du Five Dollar Day préconisée par H. Ford pour remédier au turnover et à l’absentéisme, et pour endiguer tout mouvement syndical revendicatif. De l’autre, lecontraste est saisissant entre la gestion très concurrentielle de la main-d’œuvre aux États-Unis et la politique intensive de formation et de soutien massif des directions nipponnes ausyndicalisme d’entreprise depuis les années 50. Ainsi, au Japon, les cadres sont-ils très pré-sents sur le terrain pour véhiculer l’esprit de cohésion et de collaboration au sein des collec-tifs et pour garantir une certaine efficacité productive aux « communautés de travail » surlesquelles repose toute la « flexibilité dynamique » (Cohendet, Llerena, 1999) du système.

Mais par-delà ces divergences de pratiques et de culture, il s’agit toujours du point de vuede l’encadrement de répondre aux variations inopinées de l’environnement par une acti-vité de rationalisation de l’organisation des collectifs de travail et des comportements deleurs membres. Dans les deux cas de figure, les capacités cognitives des individus sontinstrumentalisées et sollicitées sur un mode passif, que ce soit pour l’exécution d’un tra-vail donné (fut-il enrichi) ou vis-à-vis d’un impératif de gestion et de traitement de l’infor-mation (cf. la « direction par les yeux » des opérateurs dans le système toyotiste). Cescapacités ne sont portées par aucune implication subjective interne au travail lui-même.Enfermées dans des dispositifs et une rationalité socio-techniques, elles ne se combinentnullement à une logique d’action réflexive qui appellerait la compréhension, la reconnais-sance, voire l’approfondissement (collectivement ou par soi-même) des capacités d’initia-tive et de création mises en œuvre (Zarifian, 1994).

1.2. L’affirmation d’un régime de concurrence par l’innovation et le passage à un enca-drement pro-actif

Il en va tout autrement dans le cadre d’un régime de concurrence où l’innovation tend às’imposer comme une modalité permanente de valorisation du capital et des activités.Dans ce cadre, les firmes ne peuvent plus se contenter de réagir aux événements. Plusprécisément, le temps ne peut plus être conçu et géré par ces dernières comme un simpledélai de réponse du point de vue de la (ré)organisation et/ou de l’adaptation de leursressources productives aux évolutions des marchés (en termes de prix et de qualité des

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produits). En régime d’innovation permanent, les firmes ne doivent pas être réactives,mais pro-actives. Le temps, autrement dit, s’impose non pas comme un délai de réponse,mais comme une capacité d’action ayant pour visée stratégique la vitesse de pénétrationdes marchés avec des produits et des procédés nouveaux. Ainsi, plus la vitesse de péné-tration s’accélère avec le développement de nouvelles innovations, plus la durée du cyclede vie des produits diminue, plus le rythme d’obsolescence du capital est élevé, plus l’in-certitude grandit pour les firmes retardataires. Dans un tel contexte, l’innovation se donnetoujours comme un problème à résoudre, comme un besoin permanent pour les firmesd’anticiper, de concevoir et de construire les ressources spécifiques qui leur seraientnécessaires pour bénéficier d’avantages concurrentiels durables. En quelque sorte, lesfirmes se verraient dans l’obligation d’« inventer » leurs ressources propres (spécifiques) àpartir des objectifs de production qu’elles se seraient fixées et des savoirs requis pour lesatteindre. Pour faire bref, la concurrence par l’innovation marquerait le passage d’une« guerre de position » fondée sur une approche de la firme en termes d’allocation deressources (génériques) à une « guerre de mouvement » fondée sur une conception de lafirme en termes de création de ressources (spécifiques). Or, ce déplacement des conditionsde la concurrence est important du point de vue de l’analyse de l’encadrement :

– D’une part, l’innovation conduit à faire du changement organisationnel une activité éco-nomique à part entière, avec la montée en puissance, depuis plus d’une dizaine d’annéesmaintenant, de nouveaux métiers et de nouveaux acteurs, la plupart venant du secteurdes services aux entreprises (conseils en réingeenering, spécialistes en recrutement,sociétés de gestion informatique, concepteurs et développeurs...). Ces évolutions ne sontpas sans lien avec le désir d’une frange de plus en plus importante de cadres de s’enga-ger, pour certains, sur la voie du travail indépendant, pour d’autres, dans des parcoursprofessionnels marqués du sceau de la double activité.

– D’autre part, l’innovation se manifeste dans les processus de conception et de gestionde l’activité des firmes sous la contradiction permanente de devoir gérer le changementdans la continuité (ou la faisabilité) en même temps que d’assurer un équilibre entre ini-tiative individuelle et règles collectives. P. Lorino appelle respectivement « équilibration »et « coordination » les deux fonctions de pilotage requises par cette configuration decontraintes : « la coordination fait émerger à partir d’un archipel d’actions locales uneaction organisationnelle. L’équilibration ajuste et cible l’action organisationnelle » (Lorino,1997, pp. 116-117). Et l’auteur de préciser : « L’équilibration doit traiter le temps, le chan-gement et la continuité. La coordination doit traiter l’espace social, la diversité et la cohé-sion » (Ibidem). Ces fonctions de pilotage ne sont pas à strictement parler dévolues augroupe cadre même si, dans les processus mêmes de conception et de gestion de l’activitédes firmes, on peut constater ici et là que les cadres, majoritairement, en sont partieprenante. Nous voulons signifier par là que, loin d’être sous la coupe exclusive de cettecatégorie d’agents, ces fonctions sont, en partie au moins, assumées et partagées collec-tivement, par tout ou partie des membres du personnel. Cela tient à ce que, dans lecontexte d’une accélération du progrès technique et d’un élargissement des modalités dela concurrence, le changement organisationnel s’accompagne d’une perte de cohérencedes logiques de fonctionnement des firmes. Ainsi, selon que l’on considère tel ou teldépartement (par exemple, la vente, la recherche et développement, la production), lerythme, la nature et l’intensité des contraintes, le degré de rationalisation du travail, lesmarges de décision et d’action peuvent changer du tout au tout. Il en résulte une redistri-bution des pouvoirs au sein des entreprises dont le groupe cadre n’est pas nécessaire-ment bénéficiaire.

– Enfin, l’innovation soumet les dispositifs techniques et matériels des entreprises à rudeépreuve en les frappant d’obsolescence, n’importe quand, n’importe où. La sanction serad’autant plus forte que la consommation de biens intensifs en connaissance (logiciels, parcsd’ordinateurs...) est importante. Cette situation crée une foule de problèmes pour l’encadre-ment (maîtrise incomplète de la technique, biais concernant l’évaluation des activités,besoins de solutions ad hoc...) dans la mesure où la remise en cause permanente de ces dis-positifs engendre un déficit structurel d’information aussi bien en ce qui concerne lesmoyens engagés que les résultats obtenus comparés aux objectifs affichés (degré de satis-faction du client, parts de marché, économies de consommations intermédiaires...).

En résumé de ce paragraphe, il importe de rappeler que le changement organisationnelne peut être considéré comme l’expression d’une seule contrainte d’ajustement liée à l’in-stabilité de l’environnement des firmes. Celui-ci doit également être compris comme unphénomène intrinsèque à la dynamique industrielle portée par un régime de concurrence

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où l’innovation est devenue la norme. Il découle de cet ensemble de déterminations unetransformation de la structure fonctionnelle des entreprises allant dans le sens d’unemontée des procédures et d’une spécialisation accrue de l’encadrement.

2. Des organisations à fort contenu procédural assorties d’un recentrage de l’encadrement sur des fonctions de gestion des savoirs et des relations avec l’extérieur

Pour prendre toute la mesure de l’ambiguïté de la place et du rôle des cadres au sein desentreprises, on se reportera à l’une des rares enquêtes disponibles sur le sujet menée parles services du Ministère de l’Industrie (Favre, François, Greenan, 1998) et qui porte surl’évolution de la structure fonctionnelle des entreprises industrielles françaises sur la période1994-1997. Dans ce travail, le degré de spécialisation fonctionnelle des entreprises estappréhendé par l’existence de cadres affectés à temps plein dans un ensemble de spécialitésdonnées, clairement identifiées et formalisées par les directions (tableau 2.1).

Tableau 2.1 : Les fonctions dans les entreprises(en % du nombre des entreprises industrielles)

Source : Grenan (1996)

D’un point de vue général, les auteurs constatent que, depuis 1994, les entreprises ontconsidérablement renforcé l’encadrement de l’ensemble de leurs fonctions. Troisensembles de fonctions peuvent être distingués : un premier ensemble regroupe les fonc-tions de production (65 %), de commercialisation (64 %), de gestion (55 %) et, dans unemoindre mesure, les fonctions méthodes, achats, qualité et recherche (entre 40 % et 45 %) ;un second ensemble concerne les fonctions ressources humaines, informatique, maintenanceet marketing (entre 21 % et 29 %) ; un dernier ensemble enfin (situé entre 7 % et 14 %) ras-semble la téléphonie, le réseau, l’environnement, la sécurité et les services juridiques. Plusdans les détails, on peut noter que toutes les fonctions ne sont pas touchées de la mêmemanière. Nous formulerons trois séries de remarques à ce sujet :

– Si l’on regarde les postes d’encadrement créés depuis 1994, on observe que les entre-prises tendent à privilégier les fonctions classées en seconde ou troisième position parordre d’importance comme les technologies de l’information, l’environnement, la sécurité,les services juridiques et des contentieux, mais aussi des fonctions plus développéescomme la qualité, le marketing et les méthodes. Cette priorité n’est pas étrangère au faitque les entreprises sont de plus en plus attentives à la qualité des relations avec la clientèle(nature du produit, délais, service après-vente….) et à sa gestion du point de vue de lacréation de valeur (contrôle de gestion, analyse de la chaîne de valeur…). L’embauche decadres supplémentaires à ce niveau doit être rapprochée de la mise en place et de la ges-tion de systèmes d’organisation à fort contenu procédural (assurance-qualité, Juste-à-temps…). Est confortée ici la tendance à l’amélioration de la capacité « réactive » desfirmes, pour reprendre une terminologie de Cohendet et Llerena, dans la mesure où lesfirmes disposent de moyens « pour reconfigurer rapidement leurs ressources de production,et la capacité de répondre rapidement aux exigences des consommateurs (à travers lesdélais de livraisons les plus courts possibles par exemple) » (Cohendet, Llerena, 1999, p. 74).Notons que cette tendance au renforcement de l’encadrement spécialisé n’est pas neutre du

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point de vue de la dynamique socio-organisationnelle sous jacente. Sans prétendre à lagénéralisation, l’analyse du cas de l’entreprise japonaise FANUC (leader mondial dans larobotique) réalisée par R. Boyer suggère que le développement de ces nouvelles fonctions,poussé à sa logique extrême, repose sur une forme de division du travail qui n’est pas aussiéloignée que cela de celle du taylorisme et du fordisme, bien au contraire. Ainsi, commen-te-t-il, « une horloge tournant à une vitesse dix fois plus importante que la normale est utili-sée comme symbole visant à convaincre les employés qu’il est important de tenir les délaisdans le développement des produits. Cette horloge n’est pas sans rappeler celle qui gouver-ne la chaîne de montage des « Temps Modernes », mais la compression des temps ne s’ap-pliquerait plus aux ouvriers de production mais au bureau des méthodes et aux concep-teurs eux-mêmes » (Boyer, 1991, p. 38). En d’autres termes, toute une partie du recrutementdes cadres aujourd’hui entretiendrait un rapport extrêmement ambigu avec le taylorisme etla logique smithienne de la division du travail entre travail d’exécution et travail de concep-tion. Comme le souligne R. Boyer, « en cherchant l’élimination totale du travail ouvrier demontage, grâce à l’incorporation des savoir-faire scientifiques et techniques dans unensemble de dispositifs mécaniques et de logiciels scientifiques » (Boyer, 1991, p. 37), letoyotisme ressemble fort à un néo-fordisme (voire à un hyper-taylorisme) fondé sur unerationalisation du travail des techniciens et des ingénieurs.

– En second lieu, le tableau montre un tout autre phénomène à propos de certaines fonc-tions techniques (informatique, recherche, maintenance, comptabilité) pour lesquelles laprésence de cadres spécialisés en interne s’accompagne d’un recours non négligeableaux services fournis par des cadres extérieurs. « Tout se passe comme si, selon lesauteurs de l’enquête, pour maîtriser l’extension de ces paramètres nouveaux de produc-tion, les entreprises avaient dans un premier temps recours à des savoirs externes et per-cevaient la nécessité de renforcer leurs savoirs internes, qui permettent selon un schémaproche de celui de l’innovation technologique d’absorber les savoirs externes » (Favre,François, Greenan, 1998). Ce phénomène concerne principalement les grandes et trèsgrandes entreprises, pour lesquelles la gestion des savoirs (appropriation des technolo-gies extérieures, gestion et défense de la propriété intellectuelle) constitue un domaine decompétences dont elles ne peuvent faire l’économie si elles veulent maîtriser des activitésintensives en connaissances, fortement stratégiques et porteuses d’externalités (François,1998). Pour en comprendre toute l’importance du point de vue de l’encadrement, ilconvient de souligner qu’une partie de ces savoirs déployés dans le cadre de processusinnovants est gérée de manière non procédurale par les entreprises. Selon J-P. François,dans un commentaire des résultats d’une enquête du Sessi réalisée en 1997 sur unéchantillon de 5 000 entreprises en France, « la gestion du savoir, tant dans ses compo-santes internes (organiser et diriger la production des connaissances ; gérer les res-sources humaines dans une perspective d’innovation) qu’externes (s’approprier des tech-nologies extérieures ; gérer et défendre la propriété intellectuelle) apparaît particulièrementnon codifiée » François, 1998, p. IV), l’auteur soulignant ainsi la distance existant entre lesprocessus régissant le cœur de la créativité innovante et la maîtrise organisationnelle de ceprocessus. Cette particularité doit être rapprochée des remarques formulées au point précé-dent. La dynamique du changement organisationnel fait ressortir des tendances contradic-toires du point de vue de l’encadrement entre d’un côté le besoin de procédures pour gérerl’instabilité des relations des entreprises avec les marchés, et de l’autre le besoin de laisserjouer les dimensions informelles et les interactions à caractères tacites dans la production etla gestion des compétences nécessaires pour innover.

– Enfin, le recours à des prestataires externes concerne les domaines de l’informatique, dujuridique, de la recherche, de la téléphonie et des réseaux. Pour la plupart, ces fonctionsrequièrent une spécialisation trop pointue pour que les entreprises consentent à les dévelop-per en interne. Ces fonctions sont celles d’ailleurs pour lesquelles les entreprises disposent leplus rarement d’un cadre à temps plein. Symétriquement, les entreprises sollicitées commeprestataires de services (ingénierie, études et conseils, services informatiques et télécommu-nications) sont composées d’une proportion élevée de cadres. Ce sont par ailleurs des entre-prises dont l’organisation est faiblement procédurale et qui connaissent un taux d’innovationsupérieur à celui de l’industrie, même si le contenu technologique de ces innovations est vrai-semblablement moins affirmé et que l’innovation trouve plus fréquemment sa source à l’exté-rieur de l’entreprise (Cases, Favre, François, 1999).

Au total, il semble bien que la structure d’encadrement des entreprises industriellesfrançaises repose sur des objectifs et des modalités de fonctionnement qui ne sont pasnécessairement compatibles entre elles. Ce constat, comme le suggère N. Alter dans uncommentaire critique des approches développées par P. Veltz et P. Zarifian en termes de

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modèles d’organisation (1993), laisse à penser que « la question posée n’est pas celled’une transition difficile vers un modèle post-taylorien, mais celle d’une contradiction fon-damentale entre les logiques d’organisation (contraintes de standardisation, de coordina-tion et de programmation) et les contraintes d’innovation (élaboration de combinaisonsnouvelles entre les ressources de l’entreprise, capacité à réagir à des opportunités ou àdes événements imprévus) » (Alter, 1993, p. 77).

Cette perspective fournit une grille de lecture du changement organisationnel en termesde polarisation ou d’éclatement des fonctions d’encadrement dont les fondements repo-sent sur une disjonction radicale au sein des entreprises entre d’un côté des activités decontrôle, de gestion et de planification des activités de communication, et de l’autre desactivités d’intégration et de coordination des comportements des agents (ou groupesd’agents). Cette ligne de partage ouvre sur une conception profondément transformée dece que l’on entend communément par « encadrement » dans la mesure où le cadre seprésente sous les traits d’un personnage double :

– Comme personne qui participe à l’élaboration, à la gestion et au développement deprincipes, de techniques et de formes d’organisation (Alter, 2000, pp. 142-144) ;

– Comme personne qui soutient, gère, développe des capacités, individuelles ou collec-tives, de production et d’échange de connaissances, de savoir-faire concourants directe-ment ou indirectement à la production d’innovations et/ou à l’amélioration des perfor-mances des firmes.

Ces fonctions de gestion du changement organisationnel et des savoirs, complémentairesmais polairement opposées, sont indépendantes l’une de l’autre. Aussi, leur rapport, etdonc la maîtrise du changement organisationnel, n’est pas donné a priori. Celui-ci dépenden partie des stratégies innovantes des professionnels en matière de formes et de résul-tats de production (Alter, 1993), en partie également des contraintes organisationnelles(de moyens et de résultats) imposées par le positionnement effectif ou anticipé de lafirme sur le marché. Cette tension, permanente, ne peut être gérée par les directions quede façon pragmatique, sur la base de compromis, d’alliances ou d’arrangements institu-tionnels scellés ex-post entre efficacité locale et efficience globale. Elle soumet l’encadre-ment à rude épreuve en l’obligeant à déployer une activité de régulation en continu et quise tienne toujours à « bonne » distance vis-à-vis de ces arrangements dont le contenu,parfois très imprécis, s’avère le plus souvent très éloigné des réalités du terrain.

3. Développement des innovations organisationnelles et diversification de la fonctiond’encadrement

Depuis le début des années 90, il devient manifeste que le levier sur lequel les entreprisesprennent appui pour intégrer l’innovation au sein de leurs stratégies n’est plus seulementd’ordre technologique mais concerne également des dispositifs organisationnels tou-chant aux cadres sociaux du travail. Le développement particulièrement important cesdernières années du management participatif (cercle de qualité, réunions de service enparticulier), des groupes de projet et de la certification des processus de travail (normesISO), illustre ce phénomène (tableau 2.2).

Tableau 2.2 : Extension des dispositifs organisationnels : comparaison 1992-1998

Source : enquêtes RÉPONSE 1992 et 1998, Dares (2000).

Comme nous essaierons de le montrer ci-après dans un commentaire reprenant chacunde ces principaux traits, ces dispositifs revêtent une signification très ambiguë dans lamesure où ils sont perçus comme des outils de production et de gestion des compé-tences à double tranchant. Comme moyens de régulation et de contrôle pouvant s’appli-quer à tous les membres du personnel, ils peuvent tout aussi bien servir pour évaluer leniveau des compétences et le degré d’implication des salariés que pour rendre plus trans-parentes les activités de l’encadrement face à la haute direction. Aussi, ces dispositifsconcourent-ils à une redistribution, voire à une redéfinition des tâches d’encadrement, enplaçant un nombre de plus en plus important de cadres sur la défensive et dans une posi-tion beaucoup plus vulnérable que par le passé.

– Dans des organisations pro-actives, les membres de l’encadrement ne peuvent plus secontenter de jouer un rôle de prescripteur vis-à-vis de leurs subordonnés. En tant quegarant de l’exécution des programmes de production, ils doivent gérer simultanément lecourt terme des impératifs de productivité et de rentabilité imposés par les pressions dumarché, et le moyen-long terme de la gestion de plus en plus incertaine du système tech-nique et du développement des organisations. Une réponse à ces objectifs contradic-toires a consisté, durant les années 80, dans le recours au management participatif (cerclede qualité, groupe d’expression...). Il s’agissait d’obtenir par la participation et la mobili-sation de tous les réponses adaptées aux contraintes environnementales auxquelles seheurtent les entreprises. Cette tentative d’association des salariés aux projets des entre-prises devait en retour entraîner une redistribution des fonctions et des rôles de l’enca-drement. Pour certain, comme H. Sérieyx (1987), les cadres se sont vus retirer certainesde leurs responsabilités majeures, comme la gestion du personnel, au profit de rôlessubalternes de médiateurs ou d’animateurs d’équipes. Pour d’autres, comme D. Linhart(1993), « la disposition de la hiérarchie intermédiaire à l’égard des groupes d’expressionn’est pas (n’a pas été) toujours la plus bienveillante » (Linhart, 1993, p. 68). En effet, pourune grande partie d’entre eux, les cadres sont toujours demeurés très soucieux de « gar-der la main » sur des dispositifs organisationnels dont le (bon) fonctionnement risquaitde les évincer comme interlocuteurs privilégiés avec les directions. Il s’agit là d’une mani-festation classique du pouvoir discrétionnaire dont disposent les membres de la hiérar-chie (Williamson, 1970), préoccupés de préserver les gains tirés de ses rentes informa-tionnelles. C’est pourquoi le management participatif n’a jamais connu qu’un bref succès.Comme le souligne N. Alter, « les pratiques participatives ne sont appliquées que demanière partielle, strictement localisées et surtout éphémères. Elles souffrent en effetd’un excès d’ordonnancement et d’un refus des incertitudes. Elles tendent à tropcontraindre les entreprises en privilégiant les méthodes au détriment des résultats. »(Alter, 1993, p. 57). Depuis le début des années 90, la situation semble avoir quelque peuévolué. La recherche systématique de réactivité et de flexibilité a conduit à délaisser lemanagement participatif au profit d’un éclatement de la fonction ressources humaines et

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Dispositifs organisationnels 1992 1998

Groupes de qualité 42,3 53,6

Réunions de service 76,1 77,3

Groupes d'expression directe 32,9 21,5

Groupes de projet 39,1 63,1

Équipes autonomes de production 11,9 (1) 35,0

Juste-à-temps 28,9 35,2

Norme ISO 12,4 33,8

Suppression de niveau hiérarchique 29,7 30,1

(1) Concernant les équipes autonomes, les chiffres ne sont pas directement comparables : ondemandait en 1992 si l'établissement les avait « introduites au cours des trois dernières années», alors qu'en 1998 la question concerne leur existence au moment de l'enquête. Champ : éta-blissements d'au moins 20 salariés appartenant à des entreprises d'au moins 50 salariés.

sa redistribution dans toute l’organisation (Huault, 1998). De plus en plus de cadres del’informatique ou de la production se voient ainsi dans l’obligation de tenir compte dansleur travail de gestion et de supervision de questions aussi diverses que la négociationsociale, l’évaluation et la formation des personnels travaillant avec eux (Huault, op. cit.).D’un point de vue opérationnel, cette décentralisation peut se comprendre doublement :comme la mise en place d’un dispositif similaire dans ses finalités à celui du manage-ment participatif (transparence des décisions, recherche de consensus pour faire accepterle changement...) mais également comme un redéploiement des modes de gestion de laressource humaine fondé sur le critère de la formation d’une activité collective mêlantétroitement tâches d’exécution et tâches de conception. Cette dernière évolution est lourdede sens quant à la réévaluation de la fonction ressource humaine dans les entreprises. Loinde s’en tenir à une « administration des effectifs », celle-ci s’imposerait davantage comme lepoint cardinal d’une « politique sociale » de production et de gestion des compétences et desapprentissages collectifs. Son importance serait d’autant plus grande que, comme le souligneJ-L. Laville, dans les entreprises proches du modèle taylorien, dominent « des culturesfusionnelles ou des cultures de retrait » qui « entravent l’établissement d’appartenances pro-ductives » (Laville, 1993, p. 40) et bloquent l’émergence d’un nouveau modèle profession-nel. Dans cette perspective, la relance du management participatif à travers tous les dis-positifs qui l’accompagnent (cf. tableau ci-dessus) éclaire sur l’émergence d’un contextenouveau de relation sociale où « l’adhésion est appelée à remplacer tendanciellement lecontrôle hiérarchique rendu inopérant par la nature des capacités à mobiliser » (Laville,op. cit., p. 45).

– Dans un autre registre, l’introduction de l’informatique et des nouvelles technologies ausein des entreprises a eu pour conséquence d’étendre les principes tayloriens d’organisa-tion du travail à des champs d’activités qui jusque-là n’avaient pu être standardisés (enparticulier dans les départements de gestion et d’administration générale mais égalementdans ceux de la recherche-développement). Cette évolution a profondément affecté lalégitimité de la fonction de commandement des cadres, chère à Fayol. A travers la figureemblématique du « cadre jetable », personnage « interchangeable à des endroits où hierétaient au contraire exigées des capacités liées à l’expérience et à la pratique » (Brochet,1998, p.130), ce sont essentiellement les cadres administratifs et ceux chargés du contrôletechnique qui se voient déclassés et, de fait, dépossédés de leur fonction de supervision.En retour, les principaux bénéficiaires de cette redistribution des pouvoirs sont les cadreschargés de la conception des systèmes automatisés (de production, de gestion...), les-quels s’approprient une partie des pouvoirs de décisions techniques et peuvent ainsid’autant mieux contrôler leur propre travail. Mais la révolution technologique, en permet-tant une interconnexion étroite entre les phases de conception-exécution à tous lesstades de la chaîne de valeur de l’entreprise, n’est pas non plus étrangère à la diversifica-tion croissante des fonctions (production, maintenance, logistique, qualité... dans l’indus-trie mais aussi audit, conseil... dans les services) exercées par les ingénieurs (Jean, 1998).Cette diversification s’accompagne par ailleurs d’un élargissement des tâches exercéesdans le cadre de fonctions telles que chef de produit ou chef de projet ou de pratiquestelles que l’ingénierie simultanée ou concourante (Jean, 1998, p.121). Cette évolution dumétier d’ingénieur revêt une grande importance d’un point de vue analytique : d’une part,elle s’inscrit dans un contexte de recherche d’un mode de coordination des activités alter-natif au marché et à la hiérarchie, à partir notamment des produits ou des projets eux-mêmes en tant que médiations virtuelles des différentes activités requises à leurs fabrica-tions (voir section suivante). D’autre part, elle amène à reconsidérer ce qui fonde laspécificité du cadre : celui-ci s’affirme de plus en plus comme un spécialiste ou un expertdont l’autorité ne repose pas tant, ou de façon indirecte, sur la base de connaissancesscientifiques et techniques acquises dans les formations supérieures que sur les capacitésd’écoute, de dialogue, de négociation et autres dispositions socio-cognitives person-nelles. La contrepartie de ce changement d’identité ne va pas sans poser un certainnombre de problèmes : discrimination de plus en plus forte tenant au poids du capitalsocial et du capital culturel dans les parcours professionnels ; implications, charges ethoraires de travail accrus ; délais plus courts ; angoisse, fatigue, stress...

– Enfin, face à une demande de plus en plus diversifiée et exigeante, face également à lacomplexité croissante des produits et des technologies et à la multiplication des partena-riats industriels, le Management par la Qualité Totale (MQT), apparu au cours des années80, s’est imposé progressivement comme un impératif stratégique pour les entreprises(Boronat, Canard, 1995). Omniprésente jusqu'à devenir même un mode de gouvernementd’entreprise, la « démarche qualité » n’entretient pas moins un rapport extrêmement

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ambigu avec l’encadrement. D’un côté, elle permet « au nom du client » de légitimer desdécisions et de renforcer l’autorité de la hiérarchie à tous les niveaux de l’organisation(Neuville, 1996). Cette justification se prolonge par la définition et mise en œuvre decadres d’action qui ajustent au plus près les comportements des individus aux finalitésdes organisations. Dans cette mesure, les normes de qualité, type ISO 9000, répondraientau souci des directions de « transformer les savoir-faire professionnels en véritablessavoir-faire organisationnels » (Segrestin, 1996, p. 297) par un « enrôlement cognitif dessalariés » (Ibidem). En retour cependant, le caractère prescriptif des normes de qualité neconcerne pas seulement le travail d’exécution des opérateurs mais touche aussi toute laligne hiérarchique. En effet, la « démarche qualité » introduit « un référentiel collectif »(Cochoy, de Terssac, 1999, p. 10), « un climat de normativité distribuée » (Ibidem) auquell’encadrement ne peut se soustraire. Pour F. Cochoy et de G. de Terssac, « l’encadrementest contraint de partager sa capacité à produire des règles ou des normes avec les desti-nataires de ces normes. Il s’agit en quelque sorte de remettre dans la boucle organisa-tionnelle ceux qui en avaient été écartés pour procéder à l’explicitation de ce qui étaitopaque et échappait au contrôle externe » (Ibidem). Il en est ainsi car la « démarche qualité »requiert un travail d’écriture systématique, une codification des pratiques (sans cesseréactualisée) des uns et des autres qui ont pour effet de les rendre compréhensibles etvisibles aux yeux de tous. L’organisation des entreprises devient pour ainsi dire transparenteà elle-même. A fortiori, sa gestion s’en trouve transformée dans la mesure où la « démarchequalité » entraîne non pas une redistribution du pouvoir de décision entre la base et lesommet mais bien davantage l’émergence des conditions nouvelles de son exercice, quiexcluent en particulier toute décision arbitraire ou discrétionnaire (Cochoy, Garel, de Ters-sac, 1998) au profit de décisions négociées obtenues par la discussion, la confiance oubien encore par le recours d’un tiers extérieur aux entreprises (ISO, AFAC, consultants).Dans ce nouvel univers, la hiérarchie n’a plus besoin d’être soutenue par toute une chaîneintermédiaire de commandements. D’un côté, l’encadrement ne peut plus exister defaçon autonome avec ses propres objectifs mais est obligé d’associer l’ensemble despersonnels au « travail d’organisation » dont il avait coutume d’être seul responsable.De l’autre, les opérateurs, plus autonomes dans leur travail, sont pour ainsi dire pris aupiège de leur implication en se voyant contraints d’exécuter les pratiques qu’ils ont dûconsigner par écrit.

Au total, face à ces bouleversements, la question se pose de savoir si l’encadrement ne ten-drait pas à devenir redondant vis-à-vis de dispositifs organisationnels conçus comme desoutils de gestion de la ressource humaine. Dans leur grande fresque sur le « Nouvel Espritdu capitalisme », L. Boltansky et E. Chiappello font observer que le discours des managersdes années 90 marque une rupture avec celui des années 60. Le discours déployé dans lesannées 90 a pour objet « d’éliminer en grande partie le modèle d’entreprise forgé à la périodeantérieure, d’une part en délégitimant la hiérarchie, l’autorité formelle, le taylorisme, le statutde cadre et les carrières à vie dans une même firme et d’autre part, en réintroduisant des cri-tères de personnalité et l’usage des relations personnelles qui en avaient été évacuées »(Boltansky, Chiappello, 1999, p. 133). « Pourquoi, ajoutent-ils, faire reposer le contrôle surune hiérarchie de cadres d’autant plus coûteux qu’ils subordonnent leur propre adhésion à lastabilité d’une carrière si l’on peut conduire les salariés à s’autocontrôler ? » (op. cit., p. 27).

Le passage d’une direction par objectifs à une direction par projets (sur fond de mise enréseau des qualifications et des compétences), redoublé d’un changement de logique defonctionnement des systèmes de décision et de gestion (passant d’une logique du contrôleà celle de l’auto-contrôle), tels seraient les principaux traits de ce « néomanagement » (ausens de haute direction) pour lequel l’encadrement serait devenu superfétatoire. Une tellereprésentation, cependant, ne va pas de soi dans la mesure où la stabilité du modèle d’or-ganisation sous-jacent n’est absolument pas garantie. Si l’on peut reconnaître en effet quel’introduction des nouvelles technologies conjuguée à la multiplication des dispositifs orga-nisationnels de gestion des rapports sociaux au sein des entreprises permettent d’assurerune meilleure réactivité des firmes face à l’incertitude des marchés, en aucun cas ces amé-nagements ne peuvent être considérés comme possédant en eux-mêmes les ressorts d’unecohérence d’ensemble du fonctionnement de l’organisation des firmes. A fortiori, il seraitfaux d’en déduire que l’encadrement ait perdu toute utilité, spécialement du point de vue dela coordination des activités au sein des portefeuilles des firmes.

Une chose en effet est de constater la multiplication des relations horizontales et lessolidarités organiques portées par les structures en réseau, autre chose est de gérerl’efficience productive de ces structures qui, pour une large part, dépend de la capacitéd’apprentissage et la construction de savoirs (ou de savoir-faire) conçus, élaborés, gérés,

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actualisés dans et par l’intermédiaire des collectifs de travail. La difficulté, à ce niveau,vient de ce que la production et la gestion de ces capacités d’apprentissage et de cessavoirs (qui revêtent une dimension collective par nature) ne peut émaner spontanémentdu travail personnel de chacun des membres de ces collectifs (fut-il placé sous auto-contrôle). Il s’agit même d’une impossibilité logique. Faut-il rappeler avec K. Arrow (1962)que la connaissance, indivisible, bien public, incertaine par nature n’est par ailleursjamais totalement appropriable. Ces caractéristiques supposent la mise au point et la ges-tion de systèmes d’incitations, d’organisation des relations interpersonnelles, et mêmed’arrangements institutionnels (droits de propriété, brevets) sans lesquels les firmes nepourront se doter d’une base de connaissances communes pour coordonner, développervoire même réorienter leurs activités. Ces exigences ne peuvent s’accorder avec uneconception de l’encadrement à l’image de l’« ingénieur des méthodes » dont l’activitéd’organisation consistait à séparer le travail du travailleur, à définir et prescrire le contenudes tâches, à développer et gérer tout un appareil de contrôle et d’exécution des opéra-tions définissant ces tâches. Elles requièrent au contraire une activité d’organisation quifavorise le partage, la combinaison, l’assemblage, l’intégration des savoirs individuels,tacites le plus souvent, détenus par des personnels aux compétences, aux comporte-ments et aux motivations les plus hétérogènes.

Plus précisément, la construction de savoirs collectifs suppose une structure d’encadrementqui suive pas à pas, de l’intérieur, le procès de production des connaissances au sein desentreprises, en surveillant notamment les conditions dans lesquelles celui-ci se déroule,en tirant parti également des connaissances nouvelles qui peuvent en émerger. Elleappelle à ce titre une conception de l’encadrement à l’image d’un « ingénieur desconnaissances » dont la fonction consisterait à agencer, (re)déployer des supports infor-mationnels, et même à s’immiscer personnellement aux interfaces des activités mises enœuvre par chacun des membres du collectif. Dans cette optique, il devient impossible decaractériser sui generis la fonction d’encadrement sous l’angle de l’autorité, ni mêmesous l’angle de la compétence. Comme « ingénieur des connaissances », le cadre exerce-rait avant tout une fonction d’intermédiation. Son action (de médiation) aurait pour effetde faire passer la construction et/ou la mobilisation de compétences particulières propresà chacun comme la participation immédiate et naturelle à la réalisation d’un savoir collec-tif, propre à chaque entreprise. Nous verrons également que cette nouvelle figure de l’en-cadrement ne va pas sans susciter un certain nombre de tensions quant à la conduite duchangement organisationnel.

SECTION B. DU CADRE « INGÉNIEUR DES MÉTHODES » AU CADRE « INGÉNIEUR DESCONNAISSANCES »

Comme nous l’avons déjà souligné, dans un contexte macro-structurel caractérisé parune révolution permanente des techniques et des produits, l’innovation ne peut plus êtreconsidérée comme un acte isolé ni même comme le fruit du hasard. Celle-ci doit aucontraire être appréhendée comme un objectif stratégique des entreprises, appelant lamise en œuvre de savoir-faire inédits et requérant des réseaux de coopération entreagents qui sont le plus souvent transversaux vis-à-vis des structures et des institutionsétablies. Fondée sur une recherche systématique de combinaisons nouvelles entre lesressources disponibles, l’innovation fait peser directement ou indirectement sur les entre-prises une « obligation d’invention ». Cette contrainte suppose la mise en place de dispo-sitifs cognitifs collectifs qui garantissent la construction et la mise en œuvre de compé-tences selon une logique séquentiel du type « action-évaluation-correction » (Argyris,Schön, 1978). Dans cette perspective, deux voies possibles sont offertes pour répondre àcette obligation d’invention, relevant toutes deux d’une approche en termes d’apprentis-sage organisationnel (Charrue, Midler, 1994, p. 91) :

– La première voie consiste, à partir des apprentissages individuels, à s’intéresser auxmoyens ou procédures par lesquels, dans le cours de la production, les situations sontévaluées, des solutions aux problèmes sont proposées et mémorisées afin de permettrela création de nouveaux référentiels pour l’action collective.

– La seconde voie définit un mode idéal d’organisation, élaboré et négocié collective-ment, qu’il s’agit ensuite d’expérimenter (localement ou globalement), éventuellement deréviser. Ainsi, après avoir pris connaissance des grandes orientations du nouveau mode

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d’organisation préalablement défini, « les acteurs se coordonnent ensuite par référence àcette cible et construisent les règles et les savoir-faire nécessaires » (Ibidem).

Plus généralement, la notion d’apprentissage organisationnel se définit « comme un phéno-mène collectif d’acquisition et d’élaboration de compétences qui, plus ou moins profondé-ment, plus ou moins durablement, modifie la gestion des situations et les situations elles-mêmes » (Koenig, 1994, p. 78). L’importance de cette notion réside dans son caractèreintrinsèquement dynamique, ce qui permet de rendre compte de l’existence d’un processusd’accumulation auto-entretenu des savoirs au sein des entreprises. Son importance tientégalement dans le fait que, pour l’encadrement, la construction et la gestion d’apprentissa-ge(s) organisationnel(s) constitue un levier d’action essentiel dans la conduite et le dévelop-pement des activités innovatrices. L’organisation devient, sur ces bases, un moyen de ges-tion de l’innovation et non plus un ensemble technico-économique prérequis pour laprogrammation de prescriptions stratégiques en termes d’activités.

1. Apprentissage organisationnel, logique d'expertise et encadrement de proximité

Pour bien comprendre l’importance du rôle de l’encadrement dans la gestion des proces-sus d’apprentissage, il convient au préalable de mettre en évidence l’« inversion delogique » (Tarondeau, 1998, p. 85) sur laquelle repose toute la stratégie des entreprisesdans les processus de compétition fondés sur l’innovation. En effet, « la logique de l’ana-lyse stratégique, précise Tarondeau, ne part plus de l’environnement et des opportunitésqu’il recèle pour aboutir à l’identification des ressources à acquérir, développer et exploi-ter. Ce sont les ressources, les savoirs tout particulièrement, qui recèlent les opportunitésde développement et de rentabilité pour la firme. En déployant les savoirs dans des pro-duits clés, eux-mêmes déclinés en produits finals, l’entreprise assure sa croissance, élar-git sa base de connaissance et l’enrichit par expérience et interconnexions.» (Tarondeau,1998, p. 86).

Il revient à H. Mintzberg (1973) d’avoir ouvert la voie pour une analyse de la stratégied’entreprise qui distingue entre « stratégies projetées » (planifiées et délibérées) et straté-gie effective. Cette distinction a pour intérêt de mettre en évidence au regard des diver-gences entre les discours et les réalités, des « stratégies émergentes » que l’auteur appré-hende comme les produits d’actions non programmées (ex ante). Cette approchegagnerait à être étendue à l’ensemble des membres de l’organisation à partir du momentoù, soutenues par des dispositifs techno-organisationnels porteurs d’une logique d’auto-organisation forte, la définition et la conduite de projets, sans cesse réajustées, sont à lavérité le résultat d’un apprentissage collectif du raisonnement stratégique.

Aussi, cette « inversion de logique » pose-t-elle la question de la maîtrise du changementorganisationnel en des termes singuliers. En effet, celui-ci ne peut être confondu à un « pro-cessus de tâtonnement » sur les ressources engagées par les directions et l’encadrementpour rechercher la « bonne » organisation (hypothèse du one best way) conforme à sesobjectifs (ou ses intérêts) fixés a priori. Le changement organisationnel désigne aucontraire un processus interne à l’activité des membres de l’organisation, de constructionet d’expression de solutions en vue (ou au cours) de la réalisation d’un projet inédit(novateur), projet dont on ne sait par conséquent s’il aboutira aux options choisies initia-lement ou si, a contrario, celui-ci ne demandera pas des révisions successives au coursde sa réalisation. Cette démarche est lourde de conséquences du point de vue de l’enca-drement dans la mesure où une double incertitude pèse en permanence quant à la réali-sation des objectifs de production des entreprises : une première incertitude est celletenant aux circonstances de temps et de lieu ainsi qu’à l’état de l’environnement sur les-quels prennent appui les concepteurs du projet pour assurer son lancement ; une secondeincertitude réside dans les blocages et/ou les innovations qui peuvent émerger des per-sonnels concourant à sa réalisation (Giordano, 1995).

Ces deux formes d’incertitude légitiment, croyons-nous, un renouvellement profond desmodalités et des finalités de l’encadrement fondées respectivement sur ce que G. Koenigappelle « l’intelligence des expérimentations » et « la gestion de l’expérience » (Koenig,op. cit.) et que nous proposons d’approfondir ici :

– L’intelligence des expérimentations (ou des apprentissages) repose sur une logique del’expertise, de portée générale ou stratégique. Cette dernière consiste dans la capitalisation

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des enseignements présents et passés tirés généralement de deux types possibles d’ex-périmentations : la première réside dans la gestion des circonstances et des moyensrequis et/ou mobilisés avant, pendant, après la réalisation d’un projet donné ; la secondedécoule de la modification éventuelle d’un projet dans le cas où émergeraient des difficultés(ou des opportunités) dans sa conception au cours de son développement. Mais uneautre raison, peu évoquée, justifiant le recours à l’expertise résulte du caractère transver-sal des pratiques innovatrices déployées au sein des organisations. Assises à la fois surles marchés internes et externes du travail, ces pratiques pour ainsi dire ne connaissentpas de frontières. Ouvertes sur l’extérieur, elles s’alimentent de la nouveauté (des savoirs,des cultures tirées des parcours sociaux hétérogènes des individus...) tout autant qu’ellespeuvent en subir les conséquences (en termes d’efficacité et de flexibilité notamment).Dans les deux cas, la rationalité collective qui « habite » l’organisation et au-delà lesstructures et les schémas d’interaction qui la portent risquent d’être atteinte et de neplus « mordre » sur les comportements individuels des personnels embauchés. C’estpourquoi, pour parer à ces dangers, voit-on de plus en plus d’entreprises recourir au ser-vice de cadre-experts (conseil en gestion, en organisation, en marketing...) mieux à mêmede par leurs compétences et leurs positions en extériorité de remédier aux dysfonctionne-ments des organisations. Plus précisément, le « travail d’organisation » des « cadre-experts » serait de procéder à l’identification, la gestion voire la modification (déconstruc-tion/re-construction) des logiques interactive et cumulative qui président à la productionet à la diffusion des savoirs disponibles au sein des organisations (Divry, Debuisson,Torre, 1998). Concernant les logiques interactives, il s’agirait par exemple de préciser lepérimètre et le tracé du réseau d’acteurs, leur marge d’action, les types de coopération, lanature, la fréquence, les supports des échanges entre les opérateurs, leur degré d’impli-cation... tout ce qui permet de repérer la manière dont se forment et se distribuent lescompétences collectives, la manière dont s’enclenchent les dynamiques collectives enmatière d’apprentissage. Dans le cas de logiques cumulatives, il s’agirait de connaître lesformes privilégiées d’accès à la connaissance (par l’étude, par la pratique, l’imitation...),l’objet des apprentissages (tâches, objectifs), les outils utilisés.... afin de mieux cerner leslogiques d’auto-renforcement des capacités productives des firmes. D’un point de vueopérationnel, la logique de l’expertise répond au besoin des firmes de disposer de per-sonnels maîtrisant un savoir-faire organisationnel permettant autant de réduire l’incertitudede l’action collective que d’accroître le potentiel de créativité et d’inventivité contenu enelle. La mise en œuvre de ce savoir-faire répond au souci d’améliorer l’intégration desactivités des opérateurs en agissant sur les cadres intermédiaires, procéduraux, gouver-nant la formation/sélection de leurs représentations et la situation dans lesquelles ils agis-sent.

– La gestion de l’expérience ressort d’une préoccupation plus locale au sein des organisa-tions, celle de gérer, de consolider voire d’approfondir les apprentissages ou les routinesorganisationnelles au sein des collectifs de travail. En particulier, il est essentiel du point devue de l’action collective d’obtenir la pleine et entière participation des membres de l’orga-nisation à la réalisation des objectifs de production. Cette exigence pose la question du« dilemme organisationnel » que C. Ménard formule dans les termes suivants : « Les orga-nisations étant données (...), comment s’assurer que les agents ne s’y comportent pas sys-tématiquement en « free riders » ? Pourquoi respectent-ils leurs engagements alors qu’ilspourraient tricher à leur avantage sans être repérés ? Pourquoi fournissent-ils très souventun effort qui excède ce qu’on leur demande par contrat ? Et pourquoi, dans certains cas,font-ils prévaloir les intérêts de leur groupe, voire de toute l’organisation sur leurs intérêtspropres ? » (Ménard, 1994, pp.185-186). Des interférences sont toujours possibles entre larationalité individuelle, immanente aux divers emplois créés dans l’entreprise, et larationalité collective à laquelle chacun des salariés embauchés doit plus ou moins secontraindre (selon sa position dans la hiérarchie) dans le cadre du fonctionnement desentreprises. Ces interférences peuvent se traduire soit par des situations de blocage (etrenforcer en retour le besoin du changement), soit par des pratiques innovantes, pasnécessairement viables. Dans les deux cas, les comportements des agents risquent d’êtremal orientés.

Pour B. Reynaud, les routines sont une réponse à ce « dilemme organisationnel » parcequ’« en raison de leur caractère automatique et mécanique, elles évitent aux acteurs del’organisation engagés dans une action collective, de s’interroger sur leurs intentionsmutuelles de coopérer. Ainsi, certains problèmes de coordination, liés à la garantie desintentions mutuelles, se trouvent, non pas éliminés, mais suspendus. Plus précisément,les routines suspendent l’indétermination de la coopération. » (Reynaud, 1998, p. 474).

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Cet « effet d’hypnose » exercé par les routines n’est pas donné a priori par la seule volon-té des opérateurs. Son caractère effectif est sous-tendu par un encadrement de proximitécapable de construire un rapport de confiance au sein des collectifs de travail. Ce rapportde confiance est décisif pour assurer une libre circulation entre les connaissances tacites(connaissance de contexte et savoir-faire) et les connaissances codifiées ou explicites.Plus largement, on doit à Nonaka (1994), la description et l’analyse des différents modesde transfert entre ces différents types de connaissance (tableau ci-dessous).

Source : Nonaka (1994, p. 19).

Ainsi, plusieurs modalités possibles de transfert des connaissances peuvent coexister ausein d’un même groupe de travail ou plus largement au sein d’une même organisation.Des transferts de connaissances peuvent avoir lieu, soit par interactions fortes entreagents (socialisation), soir par le biais d’un langage commun ou des supports variés(combinaison), soit dans des discours plus ou moins clairement formalisés (formalisa-tion), soit par la répétition (intériorisation) (Reix, 1995, p. 19). Ces modalités sont autantd’enjeux et de questions à résoudre pour l’encadrement. Notamment, si la production desentreprises incorpore beaucoup de connaissances codifiées, l’imitation et le transfert deconnaissances à une autre entreprise concurrente sera d’autant plus facile. Un autre casde figure souligné par R. Reix (1995, op. cit.) est celui du « piège du succès » qui conduitles entreprises à répéter leurs actions et favoriser le développement de savoirs tacitesavec deux conséquences dommageables à moyen-long terme, un effet de spécialisation,un effet de conformisme. De façon plus générale, plus la part de savoirs tacites est impor-tante dans les ressources des entreprises, plus le rôle de l’encadrement intermédiairerisque d’être décisif. À l’intersection des boucles d’apprentissage de premier niveau(répétition des processus) et de second niveau (remise en cause des schémas d’action,passage à un apprentissage supérieur), l’encadrement intermédiaire doit concilier deuxexigences : pérenniser les routines organisationnelles afin d’« extraire » les savoirs tacitesélaborés dans les collectifs de travail et les incorporer au sein des produits et des techno-logies ; améliorer les schémas d’exploitation actuels, encourager l’exploration de nou-velles idées, de nouvelles combinaisons, susceptibles d’engendrer des changementsincrémentaux à tous les niveaux de l’activité (logique du Kaizen).

Sur un plan pratique, « logique de l’expertise » et « encadrement de proximité » sont desmodalités de gestion des savoirs difficiles à mettre en œuvre. De multiples raisons peu-vent expliquer ce phénomène. En premier lieu, la vitesse des innovations couplée le plussouvent avec une faible codification des connaissances ne cadre pas toujours avec lesoutils traditionnels de gestion et de mesure des performances des facteurs de production(en matière de productivité notamment). Dans la logique compétitive fondée sur la créa-tion et l’exploitation des savoirs, un autre problème pour les directions est celui de dispo-ser de capacités financières suffisantes pour assumer la charge d’une organisation redon-dante (création d’une ligne pilote, dédoublement des personnels pour la constitution detests et la mise au point de nouveaux procédés, existence de surcapacités pour dégagerune plus grande disponibilité des équipements). Enfin, dans un climat financier dominépar une croissance soutenue des fusions-acquisitions redoublée d’une démultiplicationdes petites et moyennes entreprises, de plus en plus, les « réseaux de compétences »débordent les frontières de l’entreprise pour concerner des établissements aussi bien pri-vés que publics. Il en résulte un mélange permanent de savoir-faire, d’expériences, d’ha-bitudes, de cultures d’entreprise, de pratiques de gestion... qui fait obstacle à un repérageclair et précis des « cartes mentales » (cognitive maps), des collectifs de travail et desréseaux d’acteurs impliqués. Or, cette instabilité des schémas cognitifs prive les direc-tions d’un outil de gestion fort utile pour corriger, orienter l’action ultérieure.

D’un autre côté, rien n’est moins sûr que, dans le contexte d’une montée de la précarisa-tion des emplois (recours au CDD, temps partiels...), il soit possible d’obtenir un niveaud’implication suffisant des acteurs (cf. chapitre IV) participant au procès de productiondes connaissances des entreprises, que ce soit au niveau des opérateurs ou celui descadres eux-mêmes. Ce problème est d’autant plus aigu qu’à partir du moment où l’action

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Tacite Socialisation Formalisation

Codifié Intériorisation Combinaison

Tacite Codifié

devient un vecteur primordial de la réflexion, il est nécessaire, comme le fait remarquerG. Koenig, d’encourager l’exploration et l’expérimentation, ce qui conduit à « reconnaîtrele droit à l’erreur » (Koenig, op. cit., p. 77). Or, en croire A. Etchegoyen, « les entreprisestiennent souvent un double langage (en sorte que) le discours sur la responsabilité estl’objet de toutes les manipulations. » (Etchegoyen, 1995, p. 13). Une telle ambiguité n’estpas de nature à encourager la confiance et les comportements coopératifs mais aucontraire à développer des interactions stratégiques du type dilemme du prisonnier. Cetteconfiguration, propre aux relations professionnelles sévissant en France et aux États-Unis, contraste avec le modèle scandinave et la cogestion allemande même si parailleurs, comme le note R. Boyer non sans une pointe d’ironie, la coopération en Alle-magne ou dans les pays du Nord de l’Europe « a plus souvent été façonnée à la suite deviolents conflits que calmement et soigneusement élaborée sous la plume des théoricienscalculant des optima intertemporels. » (Boyer, 1998, chap. 8, p. 178).

En résumé de ces développements, il n’est plus possible de considérer l’encadrementcomme un noyau stable d’agents, aux fonctions explicites et clairement définies. La pré-dominance accordée aujourd’hui au changement organisationnel a opéré un déplace-ment radical des conditions qui fondent la légitimité du pouvoir de décision et de gestionde cette classe d’agents. Depuis le début des années 80, les compétences interperson-nelles (capacités à encadrer, instruire, superviser, persuader...) semble avoir définitive-ment pris le pas sur les capacités motrices (dextérité, force physique...) et, dans unemoindre mesure, intellectuelles comme prérequis à l’exercice d’une profession (Wollf,2000, p. 36 dans le cas US). Ce glissement n’est pas sans conséquence sur la place et lerôle de l’encadrement dans les organisations. Au plan individuel, il conduit à élaborer desstratégies et des comportements qui sacrifient l’acquisition des connaissances à l’acquisi-tion des principes d’action ou de gestion qui la suscitent, l’encadrent, la transformentvoire la détruisent. D’ingénieur des méthodes dans les grandes entreprises du début dusiècle jusqu’aux 30 glorieuses, le cadre deviendrait « ingénieur des connaissances » dansdes organisations transversales et réticulaires où les rapports de travail seraient pour unelarge part autogérés.

2. Gestion des processus d’apprentissage, résistances et débordements

Gestionnaires des processus d’apprentissage, cadres et ingénieurs deviennent enquelque sorte des « producteurs d’organisation savante » (Bauer, Cohen, 1982, p. 460).Pour les auteurs, cette « organisation savante » se retournerait contre leurs auteurs selonun procès de déqualification qui se déroulerait en deux temps : dans un premier temps, letravail de l’ingénieur consisterait à « penser la division organisationnelle du travail et (de)régler, par des procédures, les flux d’information qui organiseront la coopération » (op.cit., p. 459). Dans un deuxième temps, « l’ingénieur analysera très finement les savoir-faire des métiers parcellisés et les cristallisera dans des manuels de procédures » (Ibi-dem). Ainsi, selon les auteurs, il en résulterait un processus de déqualification des tra-vailleurs (y compris, précisent-ils, des autres collègues ingénieurs) découlant d’uneimplication de plus en plus grande de l’organisation à la résolution de problèmes autre-fois directement pris en charge par les personnels des départements fonctionnels (pro-duction, gestion, marketing...).

Une vingtaine d’années plus tard, tout laisse à penser qu’une logique similaire serait àl’œuvre dans le domaine de la gestion des connaissances en particulier avec le dévelop-pement de la codification. Instrument de transfert, de stockage, de mémorisation de laconnaissance, la codification est une méthode de gestion des processus d’apprentissageà double tranchant : « elle peut être mise au service d’une stratégie de partage de laconnaissance (lorsque on utilise un code connu de tous) mais elle peut servir la stratégieopposée quand la spécialisation voire le caractère énigmatique du code permet d’exclurecertaines catégories de personnes de l’usage des connaissances » (Foray, Lundvall, 1997,p. 27). Nous ajouterons à cette ambiguïté le fait que la codification, si elle demeure tou-jours incomplète et ne peut assécher le « puits sans fonds » des connaissances tacites,n’en crée pas moins à court-moyen terme les conditions d’une interchangeabilité et d’uneprécarisation accrue des personnels dans l’exercice de leurs fonctions. Il en découle unepremière ligne de résistance qui se traduit par des comportements de défection (exit) oude repli vis-à-vis d’une quelconque exigence d’explicitation des savoir-faire individuels ausein des collectifs de travail, notamment entre experts (audits) et cadres d’entreprises.

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Une seconde ligne de résistance s’inscrit dans les nouvelles formes de pouvoir qui décou-lent de l’incertitude inhérente à toute modification, réelle ou souhaitée, du contenu et del’organisation des tâches. Cette incertitude, comme nous l’avons déjà souligné, n’estjamais totalement maîtrisée. Sa gestion n’est concevable que par le biais d’initiatives per-sonnelles, de micro-décisions prises à tous les niveaux de la hiérarchie et qui contribuentà la formation de compétences et de savoir-faire localement pertinents. Pour N. Alter, cesinterventions ad hoc, faites de libre arbitre quant à l’usage des outils et de l’organisationà adopter, sont au fondement d’un nouveau professionnalisme (constitué essentiellementde cadres non encadrant mais qui n’exclut nullement les employés qualifiés, les techni-ciens). La particularité de ces nouveaux professionnels est de ne pas être organisés encorporation ou en corps de métier. « Les nouveaux professionnels, souligne Alter, définis-sent leurs ressources par itération, en fonction de leur champ d’investigation du momentet des sources de pouvoir qu’ils peuvent en dégager. Ils inventent leurs ressources, aumême titre que des procédures, pour parvenir à jouer. » (Alter, 1999, p. IX). Ainsi, au cœurd’activités ou de projets dûment répertoriés dans les plans de production et les stratégiesdes firmes, viendrait se greffer une économie informelle de production et d’échange desavoirs, transversale aux territoires des organisations. Ces « francs-tireurs » se définis-sent au regard d’une « communauté de pratiques » dont les contours traversent les ligneshiérarchiques et les découpages fonctionnels. C’est pourquoi leurs activités transgressentsans cesse les logiques d’entreprise. Ils forment une population de micro-entrepreneursqui viennent s’investir dans les « angles morts » des organisations (fussent-elles « appre-nantes » ou « qualifiantes »), au cœur de processus purement événementiels et contin-gents (pannes, changements de séries...), et qui constituent, pour ainsi dire, des zones d’ac-tivités « fantômes » échappant totalement à la valorisation faute pour les directions etl’encadrement de pouvoir les repérer.

Plus généralement, face à ces comportements, la question se pose de savoir si, en cher-chant à promouvoir une logique générale de fonctionnement des organisations fondéesur les principes de responsabilité et d’initiative de leurs personnels, les entreprises nes’exposeraient pas à un problème pratique, difficilement surmontable par l’encadrement,de pertes de contrôle des processus de production des connaissances.

Une réponse possible à ce problème pourrait tenir, semble-t-il, à ce que la récurrence desprocessus d’apprentissage organisationnel et son corollaire, la constitution (progressive)d’une capacité productive nouvelle et d’un savoir collectif, augmenterait simultanémentla capacité de désapprentissage de chacun des membres concernés au sein de l’organisa-tion (Tanguy, 1999). Cette capacité de désapprentissage consisterait dans une capacité àposer les problèmes, à anticiper les conséquences des solutions éventuelles qu’ilsseraient nécessaires ou non d’adopter, bref à comprendre dans et par le raisonnementpratique le mode de fonctionnement d’une partie plus ou moins importante des organisa-tions. Plus précisément, au regard du comportement des nouveaux professionnels décritspar Alter, cette capacité de désapprentissage émergerait à l’occasion des dysfonctionne-ments (ou de slacks organisationnels) produits au sein des organisations. Ainsi, dansl’étude de cas de F. Charue et C. Midler à propos de la robotisation des ateliers de tôleriedans une firme automobile, a émergé le besoin d’inventer un savoir de fiabiliste, savoirqui n’a pas été créé « sur une définition de poste précise, mais justement sur une lacunede compétence collective » (Charue, Midler, 1994, p. 91). Autrement dit, cette capacité dedésapprentissage consisterait en l’acquisition d’une logique de l’expertise acquise sur letas au gré des opportunités offertes par les événements, mais qui cependant serait demême nature et aurait la même portée au plan stratégique que les « savoirs organisation-nels » détenus par l’encadrement et les directions. Elle serait le fruit de la répétition d’évé-nements appelant un engagement critique vis-à-vis des connaissances disponibles et dela sollicitation des capacités d’invention ou d’imagination pour la création de connais-sances nouvelles obtenues soit par un processus de réorganisation des savoirs anciens,soit par une rupture avec les cadres d’interprétation existants. Il y a là, manifestement,une source de conflit interne, un parasitage permanent au sein des organisations, dans lamesure où la distribution des savoirs au sein des membres de l’organisation ne peut tota-lement s’ajuster à la distribution des places et des rôles au sein de celle-ci.

Ainsi, les problèmes posés par la transférabilité des connaissances et/ou leur rétentionne seraient-ils que la conséquence d’un surcroît de liberté acquis par l’intermédiaire dece « savoir organisationnel » usurpé par une frange des personnels des entreprises.Cette liberté constituerait un véritable déni de reconnaissance vis-à-vis de l’encadrement.« Missionné » pour extraire et gérer la circulation des connaissances au plus près de l’ac-tivité, au plus près de la « ressource humaine », dans un climat de confiance et de

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consensus, l’encadrement se retrouverait de plein pied dans une logique politique decontrôle et de gestion des « individualités émergentes », individualités agissant de façonimprévisible, ici ou là, au coup par coup (par « jeu » (Alter) ou par goût, dirons-nous, de la« liberté éprouvée » dans la réappropriation des savoirs) mais toujours en dehors desschémas cognitifs établis.

Cette dynamique endogène au processus d’apprentissage met en évidence les limitesd’une conception de l’activité au sein des entreprises fondée sur « l’auto-contrôle ». Ellesouligne également la fragilité du rôle d’accompagnateur ou d’animateur dévolu à l’enca-drement. Ce dernier, souligne le Centre des Jeunes Dirigeants, doit « déterminer avec lesacteurs, les critères et les outils d’évaluation de la réussite dont ils disposeront eux-mêmes pour ajuster leur fonctionnement » (CDJ, 1996, pp. 57-58). « Le rapport à la hiérar-chie, ajoutent-ils, devient une demande de régulation plus que de contrôle, en ce sensque le groupe recourt à un regard extérieur pour éviter les dérives dont il n’aurait pas suf-fisamment conscience » (Ibidem). Le paradoxe est qu’en cherchant à définir ainsi la placeet le rôle des cadres non plus sur la base d’une hiérarchie de statut mais sur un critère deresponsabilité et de compétence, ce phénomène de réapproriation (et de diffusion) dessavoirs organisationnels ne fait que s’amplifier. Peut-être est-ce là l’effet véritable recherché,à long terme dans la perspective d’une recomposition large et profonde des rapportsentre le capital et les conditions de fonctionnement de l’institution entreprise. À court-moyen terme cependant, et comme nous essaierons de le montrer dans les développe-ments qui suivent, ce phénomène permet de rendre compte d’un certain nombre de phé-nomènes nouveaux observés dans le comportement des cadres sur le marché du travail.

Face à la capacité des personnels non encadrant de construire leur propre domaine d’exper-tise, l’encadrement est poussé à la mobilité pour l’acquisition de savoirs organisationnels.Une telle stratégie n’est pas occasionnelle. Elle apparaît comme un vecteur essentiel pour laformation et le développement de compétences transférables. À ce titre, les « savoirs organi-sationnels » constitueraient un nouveau critère de segmentation du marché du travail descadres.

CHAPITRE III

LES CADRES ET LA MOBILITÉ :DES PARCOURS PROFESSIONNELS

DE PLUS EN PLUS STRATÉGIQUES ET INDIVIDUALISÉS

Le chapitre précédent a permis de souligner le recentrage de l'activité des cadres surdeux nouvelles fonctions-clé : la gestion du changement organisationnel et la production-mobilisation-diffusion des savoirs collectifs. Dans le cortège des compétences requisespar les firmes, celles renvoyant au savoir organisationnel ont été fortement valorisées. Depar la nature de ces nouvelles compétences et leur plus grande transférabilité, les lieux etleurs modes d'acquisition ont considérablement évolué. En sorte que l'acquisition descompétences stratégiques (organisationnelles ou socio-cognitives) ne se fait plus tantdans le seul contexte intra-firme, qu'au sein d’espaces socio-économiques beaucoup plusvastes (et très hétérogènes), comme les milieux professionnels, les bassins d'emploi, lesréseaux sociaux qui non seulement exercent des effets puissants du point de vue de l’ac-quisition des compétences mais sont également à l’origine d’une forte discrimination entermes d'employabilité.

Compte tenu de cette nouvelle donne mais aussi en réaction au déclin des anciennes protec-tions de l’encadrement sur le versant de l'emploi, les cadres ont donc été appelés à élargirleurs identités professionnelles en y intégrant une séries d’activités supplémentaires : cellesprincipalement de gérer par eux-mêmes l'acquisition de leurs compétences et leurs trajec-toires professionnelles en lieu et place de l'entreprise. Par ces nouvelles fonctions, sources denouvelles responsabilités et de nouvelles formes d’engagement, les cadres s’inscrivent unpeu plus encore dans des relations d’emploi qui, à bien des égards, se démarquent de cellesdu salariat traditionnel.

L'émergence de cette nouvelle fonction est attestée par deux principales tendances : d'unepart, un changement dans l'appréciation par les acteurs (cadres et entreprises) de la mobilitéinterne entre les postes et les emplois et d’une accélération de la mobilité externe inter-entreprises ; d'autre part, l'émergence de nouveaux modes de gestion des carrières, plusdynamiques mais aussi plus individualisés. Si, comme le reflète la première tendance, lamobilité devient une variable plus stratégique que par le passé, il en va de même, a fortiori,du parcours professionnel. En effet, la « carrière transversale » devient un moyen privilégiéde développement des réseaux de relations professionnelles mais aussi amicaux qui peu-vent être mobilisés en cas de licenciement ou de volonté de changement d'entreprise voirede métier. Prises ensemble, ces deux tendances participent d'une modification profonde dulien du cadre à l'entreprise : aux anciens liens durables se substituent des liens plus éphé-mères qui ne sont pas sans effet sur la relation de confiance du cadre à l'employeur.

Enfin, l'analyse des stratégies variées déployées par les cadres vis-à-vis de l'employeur etsur le marché du travail permet de mettre au jour l'émergence de nouvelles formes desegmentation faisant rupture avec celles propres au fordisme. Le principal changementobservé réside dans le fait que les positions les plus favorables ne relèveraient plus del'appartenance au marché interne du travail.

SECTION A. LA MOBILITÉ FONCTIONNELLE : UNE NOUVELLE VARIABLE STRATÉGIQUE

Longtemps, la population cadre est demeurée la moins mobile entre les emplois, bénéfi-ciant de la protection des marchés internes et de la quasi-garantie d'emploi. Cette stabilitéest remise en cause avec force depuis le début des années 90, cette dernière décenniemontrant un essor significatif de la mobilité externe de la population cadre.

Ce changement notable s'accompagne d'une évolution significative dans la nature et lesfins attribuées à la mobilité. Que celle-ci soit externe ou interne, elle est de moins enmoins verticale et de plus en plus latérale ou horizontale (Glorieux, 1999). Ce changementcorrespond au recul des possibilités de promotion à l'intérieur des entreprises, lié au

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rétrécissement des marchés internes mais aussi à l'écrasement de l'échelle hiérarchique.Il répond aussi au besoin d'acquisition de compétences connexes, de polyvalence, decompréhension plus globale du fonctionnement de l'entreprise.

Plus fondamentalement, et bien davantage que par le passé (voire même en rupture avecla phase antérieure) la mobilité devient une variable de plus en plus stratégique, que cesoit pour les entreprises ou pour les cadres eux-mêmes. Pour ces derniers, si auparavantla mobilité était subie pour une grande part (licenciements, restructurations…), elle appa-raît de plus en plus aujourd’hui comme le résultat de décisions mûrement réfléchies,prises dans le cadre de la construction et la gestion de parcours professionnels de plus enplus ciblés et mouvants. La mobilité renvoie plus fondamentalement à la capacité straté-gique des individus à s’intégrer au sein de rapports de travail qui débordent les frontièresdes entreprises. Elle apparaît de ce point de vue comme une composante du travail lui-même, reflétant une activité particulière d’entretien, de construction et d’élargissementdes compétences. Elle traduit également une attitude plus réflexive des individus quant àla gestion et la valorisation de ce qu’ils jugent être leurs points forts ou importants dansl’élaboration de leurs parcours.

Il est important de noter que l'essor de cette forme particulière de mobilité n'est pas sanslien avec l'accélération d'une autre forme de mobilité de type transversale, qui se joue àl'intérieur de l'emploi occupé et qui résulte de la modification des tâches imparties auxcadres. Toutes deux, l’une « externe », l’autre « interne » à l’emploi occupé par les per-sonnels d’encadrement, participent cependant d’une même logique de repositionnementdu cadre au sein de la division du travail. On appellera « mobilité fonctionnelle » la capa-cité stratégique des personnels d’encadrement à circuler librement au sein de la divisiondu travail. Cette capacité est le résultat de l'intégration de l'individu dans des réseaux decoopération élargis dont l’importance est d’offrir un accès à des sources d'informationsstratégiques non seulement pour la conduite de son activité (informations sur la concur-rence, sur les procédés de fabrication, de commercialisation, sur les produits) mais égale-ment pour la gestion et la valorisation de son capital connaissances. L'accès aux réseauxde coopération donne également aux cadres des informations sur les opportunitésd'offres d'emplois, les nouveaux métiers, les compétences en vogue. Autant de connais-sances qui peuvent éclairer les choix de mobilité des individus en rendant les change-ments moins incertains.

1. La mobilité fonctionnelle interne : au service de la polyvalence

D'après l'enquête FQP de l'INSEE, la mobilité interne croît avec le niveau de formation ini-tiale (signal de potentialités de progression professionnelle), ce qui explique qu'elle soitplus forte pour les cadres que pour les autres catégories. Selon Maurin (1991), lesemplois d'encadrement sont en effet plus riches en promotion et en changement de fonc-tion que les autres emplois.

1. 1. Une mobilité moins promotionnelle et plus stratégique

Dans le modèle tayloriste, cette spécificité était intimement liée au pacte de loyauté quiincluait une évolution de carrière dans l'entreprise et qui se matérialisait par une mobilitéverticale entre les postes. Dans la logique de ce modèle, la mobilité interne avait pourvocation principale d'assurer une promotion aux cadres. Aujourd’hui, les promotions seprogramment de moins en moins. Le cheminement d’un cadre dans l’organigramme dessociétés devient imprévisible.

Mais contre toute attente, le mouvement actuel de rétrécissement des marchés internesqui réduit la fraction des cadres protégés ne s'accompagne pas d'un recul de la mobilitéinterne. En effet, si les carrières sont ralenties, plus incertaines (Bouffartigues, 2001) lesflux internes ne déclinent pas mais stagnent sur la période 1992-98. Sur cette période,environ 20 % des cadres sont l’objet chaque année d’une réaffectation au sein des entre-prises (tableau 3.1).

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Tableau 3.1 : Mobilité interne annuel et types de mouvement des cadres

Source : enquête Cadroscope APEC, 1999.Lecture du tableau : En 1992 sur les 20 % de cadres qui ont eu un mouvement interne, 41 % ontchangé de fonction dans un même établissement, 17 % ont changé de service et de fonction, 16 %ont uniquement changé de service et 26 % ont au moins changé d'établissement.

Ce qui évolue, ce sont principalement les types de mouvement. Ainsi, au déclin de lamobilité verticale selon une logique de poste se substituerait une mobilité horizontaleentre les fonctions, vecteur de polyvalence accrue. Le tableau ci-dessus illustre le dyna-misme croissant des changements de fonction sur la période 1992-98. Cette évolution estmarquée dans le même temps par un recul prononcé des mouvements concernant uni-quement un changement de service ou d'établissement à l'intérieur de l'entreprise, mou-vements souvent synonymes de promotion statutaire et n'impliquant pas nécessairementun enrichissement de la fonction.

Cette évolution est révélatrice d'un changement dans les fins attribuées à la mobilitéinterne par les directions d'entreprise. La mobilité de fonction, de plus en plus nettementprivilégiée par les entreprises, témoigne d'une volonté de favoriser la pluri-fonctionnalitédes cadres. Plus précisément, les entreprises font évoluer les cadres dans des emploisdifférents mais complémentaires, selon une double optique : celle d’une part d'accroîtrela polyvalence en cherchant le développement d’une approche plus globale de l'activitéet/ou du produit ; celle, d'autre part de promouvoir l'acquisition de connaissances indivi-duelles en vue de la transmission d'un savoir collectif (Glorieux, 1999). La mobilité interneest donc moins promotionnelle et ne constitue plus autant que par le passé un outil d'im-plication et de fidélisation des cadres. Il n'en demeure pas moins que les politiques depromotion restent toujours en vigueur pour une fraction des cadres, le noyau dur, et enparticulier pour ceux dont les compétences sont rares sur le marché du travail (on pensenotamment aux professions liées aux NTIC).

Moins promotionnelle donc, la mobilité interne est en fait de plus en plus stratégique,essentiellement en raison de ses liens, plus immédiats et plus directs, aux besoins desentreprises de développer des compétences spécifiques, fortement localisées. Cettedimension idiosyncrasique des compétences explique qu'en dépit du rétrécissement desmarchés internes, les entreprises qui disposent de moyens financiers suffisants, s'impli-quent activement dans la formation de « cadre maison » bien que le nombre de cadresvisé par ces politiques s’avère peu élevé. Sur ce terrain, l'activité des DRH apparaît deplus en plus riche et complexe. Si certaines entreprises, s'inscrivant dans la continuité dumodèle fordiste, visent à développer les compétences internes selon une politique du tra-vail fondée sur l’enrichissement des tâches assortie d’une politique de motivation repo-sant principalement sur les systèmes de prime et la politique salariale (Bernard, Besson,Haddadj, 1998), d'autres vont au-delà de ce modèle. Il ne s'agit plus pour ces dernières deprévoir ex ante l'évolution de la carrière d'un cadre « à potentiel », mais d'anticiper lesbesoins requis en compétences, de choisir et de développer certaines d’entre elles eninterne, de les articuler au mieux entre elles pour améliorer les savoirs collectifs.

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1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Changement à l'intérieur 20 20 20 18 18 22 20de l'entreprise

Type de mouvement

Changement uniquement 41 43 46 49 52 43 52de fonction

Changement de service et 17 21 19 22 24 26 24de fonction

Changement uniquement 16 11 8 6 8 8 8de service

Au moins changé 26 25 27 23 16 23 16d'établissement

1. 2. Une mobilité interne pour une population rajeunie

Si la mobilité interne varie selon les entreprises, elle diffère aussi selon l'âge et l'ancien-neté. Toutes catégories professionnelles confondues, l'enquête FQP réalisée en 1993montre que la réalisation d'un changement interne, quelle que soit sa forme (mobilitéverticale ou horizontale avec ou sans changement d'établissement) augmente avec l'an-cienneté dans l'entreprise (voir tableau 3.2). Cette tendance générale pourrait refléter lefait que ce sont les perspectives de promotion qui stabilisent les salariés.

Tableau 3.2 : Mobilité interne selon l'ancienneté,en mai 1993, pour les salariés en CDI, âgés de 25 à 64 ans

Source : Enquête FQP 1993, INSEE.(2) en pourcentage de l'effectif de la catégorie.

Si nous ne disposons pas d'une étude aussi précise pour la catégorie des cadres, le paneldu cadroscope de l'Apec (1999) permet cependant de souligner la spécificité de ce groupesocio-professionnel. Il ressort de l'enquête que les cadres les plus mobiles en interne(comme d'ailleurs en externe) sont les jeunes de moins de 35 ans, et ceux qui ont moinsde 5 ans d'ancienneté. Cette tendance ne saurait s'expliquer uniquement par le décalagetemporel entre les deux enquêtes et par l'avancement de l'âge des promotions (autour de30-35 ans, cf. chap. I) observé au cours de la dernière décennie. Elle traduit égalementl'existence d'une politique de gestion de l'emploi spécifique au groupe cadre. Cette poli-tique, qui favorise la mobilité des plus jeunes et des moins « anciens », peut remplir plu-sieurs objectifs : d'une part, celui de placer au mieux le cadre dans une fonction, aprèsobservation de ses potentialités et ses compétences ; tâche difficile au moment du recru-tement du fait de l'écart existant entre les qualifications de l'individu (acquises dans lesystème éducatif) et les besoins spécifiques de la firme. D'autre part, de limiter lesdéparts prématurés des nouvelles recrues sur lesquelles se concentrent les politiques deformation. Enfin, de répondre à l'exigence des nouveaux recrutés en matière de satisfac-tion dans le travail, d'acquisition de compétences et de promotions et de contrer les vel-léités, de plus en plus affirmées aujourd'hui, des jeunes cadres de changer d'entrepriseaprès quelques années d'expérience dans une entreprise. Le Cadroscope de l'Apecmontre en effet que les jeunes sont les plus enclins à privilégier la mobilité externe (voirinfra, 2.). Nos enquêtes effectuées auprès de jeunes cadres confirment ce résultat, mon-trant notamment que la plupart des jeunes voient l'entreprise comme un passage (decinq ans environ) et un tremplin pour une carrière qui est conçue de plus en plus commetransversale, voire nomade (voir infra, section B).

1.3. Le maintien d'une forte prime à la mobilité interne

Pour les individus, la mobilité interne demeure davantage source de gains que la mobilitéexterne (tableau 3.3). En termes de promotion statutaire, les changements de fonctionsont deux fois mieux rétribués que les changements de service (en 1998). Entre 1996 et1998, le gain relatif concernant ces derniers a été réévalué, tandis que celui lié aux chan-gements d’établissement a, à l’inverse, sensiblement diminué. En termes de rémunérationsalariale, une tendance allant dans le même sens est observée. Entre 1996 et 1998, onobserve en effet une revalorisation monétaire des changements de fonction et de serviceet une dévalorisation des mouvements entre établissements.

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AnciennetéPas de Mob. vert. Mob. vert. Mob. hor. Mob. hor.

Effectifsmobilité (2) sans chgt avec chgt sans chgt avec chgt

en milliers(en %) étab. (en %) étab. (en %) étab. (en %) étab. (en %)

moins d'un an 97,8 0,6 0,25 1,1 0,25 1 126

1 à moins de 5 80,5 6,8 1,9 7,7 3,0 3 923

5 à moins de 10 60,5 14,6 5,0 13,2 6,6 2 795

10 à moins de 20 46,4 21,7 5,3 16,8 9,8 4 869

20 ans et plus 31,4 26,4 8,5 19,7 14,0 3 496

Ces tendances reflètent la reconnaissance par les entreprises de la nature stratégique, entermes d’accumulation de compétences, des mouvements internes qui s’accompagnent d’unchangement de tâches ou d’implication du cadre dans un autre département de la firme. Ellesrenvoient à l’exigence d’une mobilité interne génératrice pour les personnels d’encadrementd’un enrichissement des tâches, d’une polyvalence accrue et d’une connaissance élargie etplus transversale des activités de l’entreprise. Si les outils de gestion de la ressource cadrefonctionnent comme des incitations au développement des compétences, ils s’avèrent aussiun moyen (d’autant plus nécessaire que nombre de compétences restent tacites et peu forma-lisables), de conserver les individus dotés de savoirs clés pour l’entreprise.

Tableau 3.3 : Mobilité et promotion-rémunération salariale

Source : Cadroscope, APEC, 1997, 1999.lecture du tableau : parmi les cadres ayant changé de fonction, 50 % ont eu une promotion en 1995,contre 51 % en 1996.

2. La mobilité fonctionnelle externe: doublement stratégique

La mobilité externe des cadres a augmenté de manière significative depuis les années 70. Enmoyenne, la proportion des cadres ayant changé d'entreprise est passée de 3 % par an dansles années 70 à 7 % pour les années 92-98. Au plus fort de la crise (1993-94), elle s'est réduite,les individus ayant eu tendance à « se tasser » dans les emplois qu'ils occupent, en réactionaux risques de chômage et à l'augmentation de la précarité de l'emploi. Au cours des annéessuivantes marquées par la reprise, cette forme de mobilité externe a connu une hausse parti-culièrement forte, la proportion passant de 5 % en 1995 à 11 % en 1998 (tableau 3.4).

Tableau 3.4 : Taux de mobilité externe et de perte d'emploi (en %)

Source : Cadroscope, APEC, 1999.

2.1. Le « choix » de la mobilité externe

La stratégie de mobilité externe de plus en plus privilégiée par le groupe cadre doit être rap-prochée d’un rétrécissement des marchés internes des entreprises face à un environnementde marché véhiculant des contraintes techniques, cognitives et organisationnelles fortes.Dans cette perspective, le terme de « rétrécissement » ne doit pas être compris sous l’angled’un ajustement strictement quantitatif. Certes, la diminution des besoins des entreprises enpersonnels d’encadrement n’est pas étrangère aux stratégies de restructuration, de délocali-sation et de recentrage déployées depuis la fin des années 80. Mais s’en tenir à cetteconception « malthusienne » de la création d’emplois de cadres conduirait à analyser lamobilité externe en se limitant à l’analyse du comportement d’une élite de l’encadrement

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Promotion Augmentation de salaire Baisse de salaire

Mouvement 1996 1997 1998 1996 1997 1998 1996 1997 1998

Fonction 51 50 50 64 67 69 7 6 4

Service 15 13 24 46 58 54 4 6 2

Établissement 46 34 38 61 56 53 2 12 4

Entreprise 15 22 38 47 53 53 15 10 11

1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Taux de mobilité externe 6 4 5 8 8 5 11

Taux de perte d'emploi 10 8 7 4 6 4 3

capable de se redéployer comme bon lui semble en fonction des opportunités qui s’offrentà elles. Il s’agit là d’une conception qui, si elle recèle un certain pouvoir explicatif, n’épuisepas la réalité du phénomène étudié.

En premier lieu, le désintérêt des entreprises à recruter sur leurs marchés internes est encou-ragé par la transformation du système éducatif qui, de plus en plus, s’oriente vers la multipli-cation de diplômes à finalité professionnelle (DEUST, MST…) et dont l’intérêt pour ces der-nières est de fournir des compétences clés-en-main. Mais surtout, on ne peut écarter le faitque la préférence généralisée pour le recrutement des compétences à l'extérieur s’inscritdans le contexte d’une dynamique industrielle profondément renouvelée, marquée notam-ment par le développement important ces dernières années de relations interentreprises(accords de coopération, partenariats, joint-venture…). Ainsi, l'embauche d'un cadre ou d’uningénieur peut-elle se comprendre pour une entreprise comme un moyen d’intégrer ou de semaintenir au sein de réseaux de coopération (dans la recherche-développement le plus sou-vent) ou encore de nouer de nouvelles coopérations (avec des fournisseurs, des clients, desexperts). De même, le souci des entreprises de s’aligner sur les méthodes et les pratiques lesplus performantes (politique de benchmarking) et/ou les plus innovantes explique l’intérêtgrandissant de recruter des personnels dépositaires d’informations et de savoir-faire suscep-tibles de lui procurer un avantage compétitif décisif. Ainsi, l'embauche (et même le débau-chage) par une entreprise de cadres appartenant à une entreprise concurrente ou exerçantune activité complémentaire à la sienne peut-elle être conçue comme un investissement des-tiné à acquérir des informations précieuses, allant des procédés de fabrication et de commer-cialisation, aux stratégies de développement envisagées à travers l'élargissement du carnetd'adresse.

Dans ce contexte, la mobilité externe des cadres ne peut plus être considérée comme unphénomène isolé, relevant de l’application des préceptes de la théorie microéconomiquedes choix. Celle-ci s’enracine plus fondamentalement dans une dynamique industriellequi tend à en faire une norme de comportement pour l’acquisition et le développement,au niveau des entreprises comme des cadres eux-mêmes, d’une base de connaissanceset de savoir-faire. Pour une large part, la mobilité des cadres s’intègre dans une telledynamique d’accumulation. Mais pour une part aussi, elle amène certains d’entre eux às’autonomiser pour quitter le statut de salarié et revêtir celui de travailleur indépendant.

2.2. L'organisation de la mobilité externe : le développement des stratégies offensives

Mais l'essor de la mobilité externe ne résulte pas seulement d'une stratégie des firmes, cemouvement est aussi, et non sans lien, dirigé par les cadres eux-mêmes. La dernièredécennie est en effet significative d'une progression sensible de la volonté de mobilitéexterne (voir tableau 3.5) et, de surcroît, de son organisation par les individus eux-mêmes.C'est ce que révèle l'augmentation des cadres faisant des démarches personnelles dansl'optique de changer d'entreprise et ayant une activité de veille sur les opportunités dumarché du travail : envoi de candidature, consultation des offres d'emploi, réécriture duCV, etc. Il est intéressant de voir que cette tendance se réalise alors même que le taux deperte d'emploi diminue fortement (de 10 % à 3 % sur la période) et que le pourcentage decadres jugeant leur emploi menacé se réduit (16 % en 1998 contre 26 % en 1992).

Tableau 3.5 : La volonté de mobilité externe progresse (réponses en %)

Source : Cadroscope, APEC, 1999.

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1992 1995 1997 1998

Pensent que leur poste est menacé 26 18 18 16

Ont consulté les offres d'emploi 49 51 48 50

Envisagent de quitter leur entreprise 30 27 31 33dans un avenir proche

Ont refait leur C.V. 24 28 29 31

Ont cherché à quitter leur entreprise 14 19 18 21au cours de l'année

Ont envoyé leur candidature 14 17 17 19

Il découle de cette situation que la distinction mobilité choisie/subie est devenue moinspertinente que par le passé. Comme le soulignent A. F. Bailly, L. Cadin, V. Saint Giniez(1998), les transitions professionnelles ne peuvent être uniquement expliquées en termessubjectifs (carrière choisie) ou objectifs (carrières subies par les transformations socio-économiques). De plus en plus la mobilité est stratégique, qu'elle soit défensive ou offensive.La mobilité défensive (ou préventive) traduit le fait que les individus changent d'environ-nement en anticipation d'une mobilité subie ou multiplient les mobilités inter-organisa-tionnelles pour limiter le risque de dépendance envers un employeur unique. Sachantque les entreprises valorisent l'expérience, les individus s'efforcent de se doter de telssignaux (un parcours cohérent, constructif). La mobilité offensive reflète de son côté unepro-activité des individus qui cherchent à valoriser leur parcours professionnel sansattendre d'être face à une menace de perte d'emploi. La stratégie est ici de créer des oppor-tunités plutôt que de les attendre.

2.3. Les jeunes en tête pour la mobilité externe

La mobilité externe varie avec l'âge. D'après l'enquête FQP, la mobilité baisse de manièretrès nette avec l'âge. Elle est quatre fois plus élevée pour les 20-24 ans et près de troisfois plus élevée pour les 25-29 ans que pour les 45-49 ans. C'est parmi les cadres demoins de 35 ans que la mobilité externe a le plus progressé : en 1999, 23 % d'entre euxont changé d'entreprise, contre 11 % en 1997. Ces derniers sont particulièrement nom-breux à rechercher la mobilité : en 1998, 34 % de cette catégorie d'âge a essayé de chan-ger d'entreprise et 46 % envisage de le faire.

À l'intérieur de cette catégorie, ce sont les individus ayant une ancienneté de 2-3 ans quisont mobiles et les plus prompts au changement d'entreprise. C'est au sein de cette tranched'âge que l'essor de la mobilité externe stratégique est surtout remarquable. Si l'on exclutles cadres dirigeants (relativement âgés) qui ont de fortes opportunités de mobilité externe,les jeunes sont, à qualifications égales, les candidats favoris à la mobilité. Il ne s'agit pasexclusivement d'une mobilité subie, liée au fait que les entreprises continuent de protégerles cadres plus expérimentés et ayant plus d'ancienneté, et licencient plus facilement lesderniers arrivés et les CDD. La dimension stratégique est en effet importante chez lesjeunes, et en particulier chez ceux dotés d'une qualification qui les place en bonne positionou en position de force sur le marché du travail. Ces derniers sont plus prompts que leursaînés à prendre les devants pour changer d'entreprise, ayant, en partie pour des raisonsculturelles, une autre conception de la carrière et de la relation à l'entreprise (voir infra). Lesplus âgés de leur côté sont moins enclins à changer d'entreprise lorsque leur emploi n'estpas menacé ; leur réticence est liée à l'investissement qu'implique le changement, à leurmoindre capacité d'adaptation (surtout lorsqu'ils ont une forte ancienneté), au risque dedéclassement (notamment en termes de revenus puisqu'il y a perte des primes d'ancienneté),enfin à une moindre déconnexion entre l'organisation et la carrière.

Les entretiens que nous avons effectués sont révélateurs de l'attrait des plus jeunes pourla mobilité externe et de la dimension stratégique qu'ils attribuent à de tels mouvements.La plupart des jeunes cadres envisagent de rester dans leur premier ou leur deuxièmeemploi environ cinq années. Pour beaucoup de jeunes cadres qualifiés, la mobilité estsouvent associée au passage (à double sens) entre la fonction généraliste et celle d'exper-tise. Ainsi pour Thierry ayant initialement une fonction technique (informaticien dévelop-peur), le premier changement d'entreprise a été motivé par la volonté de renforcer saspécialisation technique ; le second changement qu'il envisage au bout de cinq ans auraitpour objet un changement de fonction, vers une fonction de généraliste qui lui permet-trait d'acquérir davantage de responsabilité et de se concentrer sur la gestion des projetset des collectifs de travail. Pour Stéphane, ayant au départ un diplôme universitaire géné-raliste, le parcours d'une filiale d'une grande mutuelle d'assurance à la société mère lui apermis de gagner en responsabilité dans une fonction généraliste. Réalisé au bout desept ans, le changement pour un cabinet d'expert spécialisé dans les assurances a étéconçu comme un moyen d'accroître ses compétences techniques (ce que ne lui permet-tait pas sa fonction), dans le but, quelques années plus tard, d'accéder au poste de diri-geant d'une filiale de la mutuelle dans laquelle il avait fait ses preuves.

Face à ces stratégies mûrement réfléchies, les promotions internes ne font pas toujours lepoids puisque les jeunes cadres donnent moins systématiquement la priorité à une promo-tion immédiate qu'ils ne recherchent un parcours enrichissant, source d'amélioration à pluslong terme de leur position sur le marché du travail.

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2.4. Les gains statutaires et monétaires liés à la mobilité externe

Enfin, l'essor de la mobilité externe n'est pas sans lien avec l'augmentation de son rende-ment, notamment en termes de promotion statutaire. Le gain statutaire de la mobilité externea en effet nettement progressé au cours des dernières années (voir supra, tableau 3.3) ; legain salarial s'est également accru bien que dans des proportions moindres. Mais si l'onsait que la mobilité interne est en moyenne source de gains supérieurs, cette explicationparaît peu pertinente ou du moins insuffisante (on peut en effet retenir que la diminutiondes candidats à la mobilité promotionnelle joue un rôle dans les décisions de mobilitéinter-entreprises).

Plus sûrement, l'augmentation des flux inter-entreprises semble être guidée par deuxautres tendances : d’une part, la dévalorisation relative du diplôme et celle de l'anciennetédans l'entreprise (voir chap. IV) ; d’autre part, et plus encore, par l’augmentation desgains en termes d’accès à l’emploi : les changements d’entreprises seraient ici conçuscomme des moyens privilégiés d’accumulation d’expériences et de compétences (notam-ment liés au savoir organisationnel) mais aussi comme des moyens de se construire unsolide network professionnel.

SECTION B. NOUVELLES CARRIÈRES, NOUVEAUX MODES DE GESTION DES PARCOURSPROFESSIONNELS

1. Des carrières organisationnelles aux carrières transversales ou « nomades »

L'ancien modèle fondé sur la planification des carrières par l'entreprise le long de la chaînehiérarchique semble désormais révolu. Ce modèle qui garantissait des perspectives d'évo-lution balisées, stables, promotionnelles est en effet mis à mal par le recours accru desfirmes à la flexibilité externe de l'emploi. Plus fondamentalement, l'obsolescence dumodèle viendrait du nouveau contexte où l'incertitude est plus forte, où la place desopportunités devient prépondérante (opportunités liées à l'évolution du marché, desplans d'investissement, de la technologie et des produits qui ensemble créent de nou-veaux rôles et de nouvelles positions éliminant les anciennes) et où l'adaptation perma-nente des savoirs devient plus nécessaire que par le passé.

Avec l'essor des recrutements externes, le modèle de l'emploi à vie qui s'appuyait sur lapromotion interne fait place à un modèle de gestion par métiers (Monchatre, 1998). Deconcert avec l'augmentation des passages par le chômage, les changements plus prononcésde contrat de travail, de statut voire de métier, les parcours professionnels ont changé deprofils : ils apparaissent aujourd'hui moins linéaires et continus que discontinus voirechaotiques. Lorsqu'ils sont possibles, les projets d'évolution professionnelle deviennentde fait de plus en plus arborescents ; c'est-à-dire qu'ils se construisent moins à partir del'entreprise stricto sensu pour s'y cantonner que sur les liens que celle-ci, plus perméableà son environnement, ouvrent : liens à d'autres organisations, à d'autres métiers.

De plus en plus de carrières sont donc transverses aux frontières organisationnelles et sedéroulent au sein des professions (état professionnel déconnecté du contrat), d'où leterme souvent employé de « boundaryless career » ou de carrière « nomade ». Le termede carrière « nomade » inclut en fait un vaste éventail de carrières. Suivant la taxonomiedes carrières proposée par A. F. Bailly, L. Cadin, V. Saint-Giniez (1999) on trouve au côtédes carrières traditionnelles (sédentaires, fondées sur une logique de poste), quatreautres trajectoires types qui se démarquent du schéma classique. D'une part, la naviga-tion dans un périmètre organisationnel (dans une même entreprise ou presque) ; d'autrepart, l'itinérance, fondée sur la logique de métier ; mais aussi l'aller-retour entre « organi-sation-marché » et « salarié-indépendant ». Dans ce dernier cas, les individus s'affranchis-sent plus nettement encore de la gestion de leurs trajectoires par leurs employeurs : ilsbénéficient des apprentissages et ressources organisationnelles et d'une sorte de « policed'assurance » en cas d'échec de par les liens noués et les compétences spécifiquesacquises dans les entreprises. Enfin, la carrière sans filet, marquée par une relation faibleentre l'individu et l'entreprise, où les parcours professionnels s'appuient sur des ressortsplus variés, mêlant désirs personnels et hasards des rencontres et des environnements,et où les changements de statut débouchent souvent sur l'auto-emploi, voire sur unemodification de métier.

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Mais le développement des carrières nomades est aussi contemporain d'une modificationprofonde de la représentation que les acteurs se font de leurs liens à l'entreprise. La jeunegénération est la première à rejeter le mariage d'intérêt avec l'entreprise (impliquant unengagement à vie et une confiance réciproque), préférant au mariage l'association, le contrat(réversible) passé pour une période limitée dans le temps (ce qui n'est pas sans lien avec laposition d'extériorité relative dans laquelle se placent les salariés dans l'exercice de leursfonctions) ; préférant ainsi à l'identification à l'entreprise la construction d'identités hors-entreprise (Zarifian, 1999). Dans un contexte culturel où le nomadisme professionnel est deplus en plus socialement valorisé, la carrière dans l'entreprise peut alors être perçue commeun « enterrement de première classe ». Auparavant considérée comme le terreau de lacarrière, elle est désormais davantage conçue comme un tremplin de celle-ci ; l'individuchoisissant une entreprise pour l'accumulation des compétences qu'elle promet, suivantune stratégie de moins en moins courtermiste et construite sur la base des compétencesvalorisées sur le marché du travail. Si la nouvelle relation du cadre à l'entreprise qui sedessine et qui se fonde de plus en plus sur un engagement réciproque plus faible et plus pré-caire est liée à une gestion des ressources humaines privilégiant la flexibilité externe, ellen'est certainement pas sans lien aussi avec la nature nouvelle des compétences requises parles firmes. En incitant les cadres à acquérir une vue globale sur l'activité de la firme ou d'undépartement, en les incitant par ailleurs à adopter une position de veille sur les marchés,l'entreprise participe à promouvoir un déplacement du centre d'intérêt des individus. Cen'est plus tant sur l'entreprise que le regard doit être rivé, mais sur l'environnement de celle-ci, au moyen d'une veille élargie. En les chargeant de davantage de responsabilités (y com-pris de responsabilités qui incomberaient de fait aux supérieurs hiérarchiques), et en lessoumettant plus fortement à des objectifs financiers, la firme participe aussi à modifier lareprésentation que les acteurs salariés ont d'eux-même : moins subordonné hiérarchique que« micro-entrepreneur » à l'intérieur de l'entreprise, moins salarié que futur travailleur indépen-dant. Cette nouvelle représentation est confortée sur le terrain de la gestion de la carrière, oùl'individu, moins assuré du rôle joué par l'entreprise pour gérer son parcours professionnel,peut se considérer, davantage que par le passé, « entrepreneur de sa propre personne ».

Mais il est possible que l'affaiblissement du lien existant entre le cadre et l'entreprise soitaussi la contrepartie de la mobilisation accrue de la subjectivité de l'individu par l'entreprise,qui implique un engagement plus fort, et dans une certaine mesure (tel est le paradoxe misen évidence par P. Zarifian, 1999), un lien plus fort. En accroissant l'exigence de coopérationintense et d'investissement personnel, en mettant en quelque sorte l'autonomie et la libertéde l'individu au travail, l'entreprise générerait en retour non seulement une volonté d'auto-nomisation de la part de l'individu mais aussi une autre exigence : celle de se réserver desespaces de fuite.

2. La maîtrise de la carrière : un nouveau « travail » pour les cadres, de nouvelles exi-gences en termes de temps

Corrélativement à l'avènement de nouvelles formes de carrières, le mode de gestion desparcours professionnels évolue. Si les firmes jouent un rôle important dans la gestion desmobilités internes, leur rôle en matière de gestion des carrières devient moins évidentque par le passé. Ce n'est plus l'entreprise qui gère la carrière et, de moins en moins,cette dernière est codéterminée par l'entreprise et le salarié comme dans le modèle for-diste. Si cette négociation perdure, elle ne concerne plus qu'une fraction des cadres, danscertains cas seulement, le noyau dur stratégique, soit les cadres supérieurs. Les carrièressont de plus en plus laissées à la seule gestion des individus, appelant de fait une plusgrande maîtrise individuelle des parcours professionnels. La carrière est ainsi devenue aucours des années 90 « une incertitude majeure dont l'accès semble désormais unique-ment ouvert aux acteurs qui en manifestent expressément la volonté » (Monchâtre, 1998)et, ajouterons-nous, qui ont les moyens de cette gestion. Ce qui implique que pour denombreux cadres, la gestion de la carrière soit définie comme un exercice de navigation àvue, « sans carte ni balise » (Merle, 1991) et que seule une minorité des cadres parvien-nent aujourd'hui à optimiser pleinement leur carrière.

La prise en charge active par l'individu de sa carrière est en effet de plus en plus valoriséepar les employeurs et le patronat. « Manage your own carrier » est devenu un slogan diffusmais aussi une des qualités requises par les entreprises auprès des cadres. Il en est ainsipour deux raisons au moins. D'une part, parce qu'elle responsabilise l'individu quant à laqualité du parcours professionnel (quant à la modicité du niveau de compétences ou à l'in-

suffisance de l'effort fait pour le développer) en dédouanant l'entreprise, notamment dansson aptitude à favoriser le développement des compétences et l'employabilité. D’autre part,cette aptitude est aussi valorisée en tant qu'elle reflète une compréhension par l'individu del'évolution du système productif et de la dynamique des compétences, qui sont autant desavoirs valorisés pour gérer le changement de l'activité et celui de l'organisation du travail.

Cette double injonction tend à conférer au cadre un nouveau rôle : celui de gestionnairede son portefeuille de compétences et de son parcours professionnel. À plus d'un titre, ilest possible de voir émerger un nouveau statut à l'intérieur de l’emploi : celui d'« entre-preneur de soi » [dans un mouvement allant de l'emploi à « l'entreprise de soi », commele souligne B. Aubrey (1996)]. Cette attribution consacre de fait un mouvement d'élargis-sement du champ d'activités des cadres. Le cadre ne travaille plus seulement sur des pro-duits, des collectifs de travail qu'il faut organiser et un environnement externe qu'il fautscruter avec attention. Il est désormais amené non seulement à gérer l'ensemble de sesactivités et du temps qu'il y consacre mais encore à travailler sur ses propres capacités detravail. Si pour le cadre l'usage de soi par l'entreprise reste de mise, s'y ajoute un autreusage : « l'usage de soi par soi » (Schwartz, 1995).

L'enquête réalisée par l'APEC confirme ce mouvement d'individualisation de la gestion dela carrière en soulignant l'augmentation de la proportion des cadres qui déclarent maîtriserleur carrière et préparer leur avenir professionnel. Celle-ci est passée de 36 % en 1995 à48 % en 1999. Elle atteint 53 % pour les cadres qui ont moins de 35 ans et 60 % pour ceuxqui ont moins de 2 ans d'ancienneté. La catégorie qui la maîtrise le moins est la catégorieintermédiaire en termes d'âge comme d'ancienneté, qui est aussi une catégorie beaucoupmoins mobile. Cette divergence selon l'âge et l'ancienneté conforte l'écart générationneldans la manière de gérer les carrières (et la pro-activité des plus jeunes), mais aussi révèlecombien l'entreprise elle-même fait aujourd'hui défaut pour assurer aux individus la ges-tion de leur parcours professionnel.

À ce titre, une autre information tirée de l'enquête mérite intérêt. Elle révèle que parmi lesfacteurs qui jouent en défaveur de la maîtrise de la carrière, le manque de temps pourl'information sur les offres d'emploi et la recherche de conseils est le plus souvent cité.D’après le Cadroscope de l’Apec, les cadres sont en 1998 plus nombreux que par le passéà vouloir consacrer plus de jours à la recherche d'informations et de conseils.

L'individualisation de la gestion de la carrière implique la reconnaissance d’un élargissementet d’un enrichissement du travail des cadres. La gestion du parcours professionnel devientde plus en plus une activité à part entière qui vient s'ajouter aux tâches dites productives. Ils'agit d'un travail de veille sur les compétences valorisées, travail d'autant plus nécessaireque celles-ci sont plus rapidement frappées d'obsolescence, mais aussi d'un travail d'acqui-sition de nouvelles compétences en marge ou dans l'activité de travail productif elle-même ;enfin un travail de réflexion stratégique sur le parcours professionnel. De plus en plus àl'écoute des besoins du marché pour la définition du produit et des stratégies productives, lecadre est aussi de plus en plus à l'écoute des besoins en compétences demandés par lesentreprises. Sa position d'interface entre le dedans et le dehors de l'entreprise, sa coopéra-tion de plus en plus étroite avec des collectifs de travail situés hors de l'entreprise(clients/fournisseurs/consultants) facilite la veille stratégique sur le versant des compétencesvalorisées. Elle lui permet en effet de sonder les besoins présents et futurs des autres entre-prises ou établissements, de nouer des contacts et d'élargir son réseau de relations profes-sionnelles, de faire valoir directement (via le travail) ses compétences auprès de potentielsemployeurs avec qui il coopère, ou encore de se constituer un réseau de futurs clients dansla perspective du passage au statut d'indépendant. Ce travail supplémentaire, non reconnupar l'entreprise, et cependant crucial pour garantir à l'individu son employabilité lorsque lagarantie d'emploi n'est plus assurée, participe à la bataille du cadre sur la question-clé quereprésente le temps ; le temps de travail visible mais aussi invisible.

Pour clore ce chapitre, nous voudrions insister sur les nouvelles formes de segmentationqui se dessinent aujourd'hui sur le marché du travail en lien avec les deux tendances quenous avons soulignées. Dans la période fordiste, la faible mobilité externe des cadresétait la contrepartie de leur appartenance privilégiée aux marchés internes (à l'entreprise)et au segment primaire garantissant un meilleur traitement salarial (soit que les salairesrécompensent la loyauté soit qu'ils servent à fixer les cadres formés en interne de manièrecoûteuse). La valorisation actuelle de la mobilité, en tant qu'elle constitue un moyen d'ac-cumulation de compétences stratégiques semble enclencher une déconnexion entre seg-ment primaire et marché interne. Un certain nombre de cadres appartenant au segment

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primaire, à commencer par les experts, seraient désormais gérés (ou plutôt se gèreraienteux-mêmes) sur le marché externe du travail, marché sur lequel ils pourraient, du fait deleurs compétences spécifiques ou rares, obtenir un meilleur traitement. Inversement, ilest possible d'avancer l'idée selon laquelle un certain nombre de cadres déclassés, appar-tenant au segment secondaire, seraient dans le même temps insérés dans des marchésinternes, où la protection de l'emploi serait alors la contrepartie d'un traitement moinsfavorable (notamment en termes de progression salariale). Si ce changement est loind'être généralisé (une partie en effet des cadres hautement qualifiés restent sur les mar-chés internes), il n'en demeure pas moins qu'il rend pour partie obsolètes les ancienneslignes de fracture au sein de la catégorie des cadres. Ainsi, pour caricaturer, les cadres lesplus mobiles ne seraient plus nécessairement les perdants de la phase de changementorganisationnel, surtout si l'on regarde leur potentialité de carrière. Enfin on notera quel'augmentation des cadres ayant recours à une mobilité externe de type stratégique n’estpas sans effet sur la redéfinition des outils de gestion de la ressource cadre : dansl'informatique par exemple, la volatilité des cadres et leur rareté relative ont contribué àproduire de nouveaux outils de fixation et d’intégration des individus.

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CHAPITRE IV

GESTION, RÉMUNÉRATION ET RÉTRIBUTION DES CADRES :

LE TEMPS DES PARADOXES

Si l'ancien pacte qui unissait cadres et entreprises dans le système tayloriste semble réso-lument appartenir au passé, il est difficile de voir à l'endroit de sa déconstruction lesgermes d'un pacte rénové. La difficulté ne provient pas seulement de l'hétérogénéité plusgrande des modes de traitement des cadres qui se déclinent à la fois selon les entrepriseset les caractéristiques différenciées de cette catégorie socio-professionnelle. Elle provientplus fondamentalement d'un déséquilibre qui est allé croissant, au détriment des cadres,entre leur contribution et leur rétribution (y compris symbolique) par l'entreprise. Lamobilisation des cadres s'est accrue en termes de temps, mais aussi de charge de travail,tandis que la rétribution a subi une dégradation sur de multiples fronts. Comme le sou-ligne à juste titre P. Bouffartigues (2001), « la rémunération matérielle et symbolique s'estdégradée, qu'il s'agisse des termes centraux de la relation salariale – la rémunération, letemps et la charge de travail – ou des termes traditionnels propres à la relation deconfiance – sécurité d'emploi, prévisibilité et lisibilité d'une carrière ascendante, avan-tages symboliques et matériels divers propres à la catégorie » (Bouffartigues 2001, p. 81).

Considérant ces dernières évolutions, rien n’est moins sûr que l'on puisse parler de « nou-veau pacte » pour définir cette relation d'emploi du cadre à l’entreprise. Cette relation, pluscontractuelle, plus distanciée que par le passé, apparaît fortement conditionnée par lespolitiques de gestion et de rémunération devenue de plus en plus individualisantes. L'hy-pothèse selon laquelle on assisterait au passage d'un contrat moral et d'un pacte de longterme à un contrat économique ou à un pacte « contractuel », est pour le moins incertaine,si l'on mesure la fragilité des contreparties offertes par la firme à la majorité des cadres.

Ce qui est à l'inverse plus visible, et qui dément la réalité d'un nouveau pacte, c'est lamultiplication des tensions et des paradoxes logés au cœur de la relation d'emploi entreles cadres et les entreprises. Ces tensions qui participent de ce que l'on a appelé la crisedu modèle de gouvernance des entreprises, peuvent être appréhendées par différentsprismes : au regard des modalités de gestion de la population cadre mises en œuvre parles entreprises, au travers des critères d'évaluation et des modalités de rémunération,enfin au travers de l'implication en terme de temps de travail incluant le temps de travail« invisible ».

Les réflexions qui suivent visent à examiner la place et le rôle des dispositifs de gestionde la ressource cadre (institutionnels, organisationnels mais aussi linguistiques et idéolo-giques), à la fois comme facteur déclencheur de cette crise d'identité et de confiance, etcomme stratégie centrale visant à redéfinir les termes de la relation d'emploi. À ce titre, laplasticité des instruments de gestion et de management (du management participatif à lalogique compétence en passant par la gestion par projet), les nouvelles logiques derémunération et le débat ouvert par la loi Aubry II sur le temps de travail illustrent avecforce la recherche tâtonnante de nouveaux leviers de motivation et d'implication descadres, mais aussi leurs limites.

Ces nouvelles modalités de gestion, de rémunération et de rétribution des cadres s'avè-rent en effet ne pas répondre pleinement à deux exigences qui ne peuvent être penséesl'une sans l'autre : d'une part, elles semblent entrer en contradiction avec les nouvelleslogiques productives et organisationnelles ; d'autre part, elles paraissent, comme le sug-gèrent les tensions observées dans la relation d'emploi, ne pas répondre aux aspirationsd'une grande fraction du groupe cadre, lesquelles aspirations s’avèrent directement liéesà la modification de l'activité de ces derniers. Les outils de gestion et de rémunérationfonctionnent trop souvent comme des entraves à l'extension des pratiques officieusesdéployées par les individus (montée en force de la mobilité fonctionnelle, de la tentatived'acquisition et d'accumulation de compétences) et plus largement vont à l'encontred'une reconnaissance pleine de ce qui constitue désormais l'activité des cadres.

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SECTION A. LA RÉFÉRENCE DES DIRECTIONS À L’AUTONOMIE ET AUX COMPÉTENCES :UN PROGRAMME PLUS QU’UNE RÉALITÉ

Axés sur l'autonomie, puis sur la compétence, les discours managériaux n'ont pas été sansaccentuer les tensions entre cadres et entreprises qu'ils se proposaient de résorber en faisantpeau neuve. À défaut de contreparties claires et substantielles à l'appel d’une implicationtoujours plus grande et d’une responsabilisation croissante des cadres, ces discours sevoulant performatifs, sans cesse renouvelés, ont montré, par leur plasticité même, leurfaiblesse à assurer l'adhésion de cette catégorie d’actifs aux objectifs de l'entreprise.

Les discours imprécateurs prônant la décentralisation de la décision et l'autonomie desindividus ont fait l'objet de vives critiques : d’une part, le mouvement de décentralisationdes responsabilités envisagé a souvent été suivi d'un mouvement inverse (tel est le casdes cercles de qualité qui ont été remplacés par des groupes-projet ne réunissant que lesexperts) ; D’autre part, l'autonomie accrue, loin d'atténuer le poids du contrôle sur l'activité,s'est accompagnée de l'imposition d'autres formes de contrôle, moins visibles sans doute(comme les contrôles réalisés au travers des NTIC et de la clientèle) mais non moins effi-caces (on pense en particulier à l'auto-contrôle). Les problèmes rencontrés dans le fonc-tionnement des « équipes par projet » sensées promouvoir l'autonomie du cadre gestion-naire sont à ce titre révélateurs : dans les faits, comme le souligne A. Bloch (2000), le chefde projet s’est trouvé acculé à négocier pied à pied les moyens financiers et humains deson autonomie ; par ailleurs, les évaluations périodiques ont été autant d'occasions d'unereprise du contrôle par les supérieurs. Suivant une même logique, l'injonction en faveurde la responsabilisation des individus a souvent été perçue comme une manipulation dela part des directions (Etchegoyen, 1995). La critique principale porte sur le fait que la res-ponsabilité attribuée à un individu est souvent supérieure aux marges de manœuvre dontil dispose réellement. L'une des conséquences est alors que le salarié est jugé, évaluémais aussi rémunéré (ce sur dernier point, voir section B) sur la base de résultats qu'il nepeut infléchir que de manière très marginale.

Plus fondamentalement, les nouveaux concepts et labels de management apparus dans lesannées 80, de même que les nouveaux instruments de gestion de la ressource cadre mis enpratique se sont révélés tout sauf neutres sur les représentations que les cadres se fontd'eux-mêmes et sur la nature des critiques que ces derniers ont adressées aux entreprises.De même que le discours sur l'entreprise citoyenne avait participé au cours des années 80 àaccroître les exigences réellement citoyennes des cadres vis-à-vis des directions, les disposi-tions des entreprises en faveur de l'autonomie ont nourri et précisé les aspirations descadres à disposer de réelles marges de manœuvre, que ce soit dans le procès de travail oudans la gestion de leur temps. Par ailleurs, la décentralisation d'un certain nombre de poli-tiques d'entreprise, et en particulier de la gestion des ressources humaines (dont certainesprérogatives) sont transférées au cadre (et principalement au cadre hiérarchique), ont ali-menté l'aspiration à disposer de réels pouvoirs de décision, à participer par exemple à la défi-nition des procédures d'évaluation des individus ou à celle des programmes de formation.

Par ailleurs, les démarches qualité ou les programmes de formation ont amené les cadresà se poser de nouvelles questions. Cherchant à utiliser la créativité des individus, leurvécu au travail, leurs manières de travailler individuellement mais aussi collectivement,ces instruments ont conduit les cadres à se demander pourquoi et pour qui ils travaillent,à analyser leurs relations avec leurs collègues, à s'interroger sur les produits qu'ils propo-sent aux consommateurs. Conscientes que les compétences ne se mettent en œuvre etne se développent que sur la base d'une auto-mobilisation de l'individu, certaines direc-tions ont de surcroît amené les salariés à réfléchir au sens qu'ils peuvent donner à leuractivité professionnelle, participant en retour à une politisation du travail et de l'entreprise(Beyer, 1999). Dans ce processus, le discours managérial en faveur de la responsabilisa-tion des individus, pour partielle qu'ait été son application, a sans doute jouer un rôledécisif dans l'apparition de nouvelles tensions dans la relation d'emploi. En démythifiantla direction, le discours sur la responsabilisation a exposé cette dernière davantage quepar le passé au jugement critique des salariés (Zarifian, 1999).

Valorisant l'autonomie, la responsabilité, la réflexivité, comme présupposés d'une nouvellelogique de gestion de la ressource humaine centrée sur les compétences, les discours mana-gériaux n'ont donc pas été sans rencontrer des limites quant à leur adhésion par les cadres.

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C'est au sein de la jeune génération de cadres (et en particulier de sa fraction hautementqualifiée) que ces éléments de tension apparaissent avec le plus de force. Davantage queleurs aînés, les jeunes sont en effet les premiers à revendiquer plus d'autonomie dans leurtravail, une progression plus rapide dans l'entreprise conduisant à plus de pouvoir de déci-sions, davantage de possibilités d'accumulation de compétences, mais aussi les moyensd'un épanouissement personnel dans le travail, une meilleure harmonie entre vie profession-nelle et vie privée, davantage encore de temps libre. Ils sont également les premiers à sou-haiter s'intégrer dans une entreprise qui soigne les relations humaines mais aussi qui s'en-gage sur des problèmes sociaux ou écologiques (Le Monde, Campus, 14-11-2000).

Ce n'est pas un hasard si, dans un contexte marqué par la réapparition de pénuries pour cer-taines qualifications, les entreprises désireuses d'attirer des jeunes à fortes potentialités fontécho aux valeurs plébiscitées par ces derniers dans leurs annonces d'emploi. Rivalisant deslogans publicitaires, les directions des ressources humaines vantent l'autonomie, la rapiditédes promotions vers des postes à responsabilité, la bonne ambiance de travail, la qualitéhumaine et de socialisation de l'entreprise... mais aussi mettent en avant des valeursbeaucoup plus subjectives, jusqu'ici éloignées du monde de l'entreprise et à plus d'untitre séduisantes : « passion », « imagination », voire « humour », intègrent le cortège desqualités requises par l'employeur. Au-delà, ce qui ressort des offres d'emploi, c'est un dis-cours faisant apparaître (ou plutôt ré-apparaître) les intérêts convergents des entrepriseset des salariés (pensés comme micro-entrepreneurs à l'intérieur de la relation d'emploi). L'en-treprise suit l'individu plutôt qu'elle ne le dirige : « vos projets sont les nôtres », « construisezla société de demain, la révolution a commencé ». Autant de « mots d'ordre » qui visent àsusciter l'adhésion des individus (à un projet qui serait en fait le leur), en substituant à la rela-tion salariale (par essence asymétrique) une relation de collaboration entre partenaires trai-tant d'égal à égal. Autant de slogans qui participe à cette « fiction d'un salarié à son compte »(Supiot, 1999).

Poussé ici à l'extrême, le décalage entre le discours performatif des entreprises et la réalitédu travail, semble avoir nourri plutôt que résorbé la crise d'identité des jeunes cadres etalimenté ce qu'il est convenu d'appeler le divorce des jeunes avec l'entreprise, dont l'unedes manifestations est justement l'attrait croissant pour le travail indépendant (Le Monde,Campus, 14-11-2000).

1. La gestion par les compétences : d’une interprétation restrictive à un engagementmesuré des entreprises

1.1.Logique compétence et organisation apprenante : éléments pour un changement deparadigme

Apparu plus récemment comme un moyen de renouveler le modèle de gestion des res-sources humaines, sous la pression du Medef, le modèle fondé sur la « logique compé-tence » suggère un changement de paradigme par rapport au modèle centré sur le postede travail et les qualifications. Théorisée avec le plus d'attention en France par P. Zarifian(1994 ; 1999) et Y. Lichtenberger (1999), la « logique compétence » implique un remodelagedu système de repérage des qualités de travail, un changement dans le mode d'évalua-tion et de rémunération, mais également une interaction dynamique entre forme organi-sationnelle et compétences collectives et individuelles.

La notion de compétence est donnée par le texte de l'accord A Cap 2000 (du 25 janvier1991) qui est le premier à proposer une définition de la compétence : « notion plus largeque la qualification de la personne puisque celle-ci repose sur la combinaison de diffé-rents types de savoirs validés par l'expérience (savoir, savoir-faire, savoir-être) ». Lescompétences se définissent comme « un savoir-faire opérationnel validé », où « savoir-faire » renvoie aux connaissances et à l'expérience, « opérationnel » à leur adaptation àune organisation donnée et « validé » à leur confirmation par un niveau de formation et lamaîtrise des fonctions successivement exercées. Dit autrement, les compétences se réfè-rent à des savoirs contextualisés en vue de la performance des firmes, constituant doncun pivot entre, d'un côté les savoirs et connaissances acquis dans le système éducatif etau cours de l'expérience professionnelle et, de l'autre, la performance de l'entreprise.

À première vue, la logique compétence marque une rupture avec l'ancien système de clas-sification issu des accords Parodi, fondé sur une hiérarchisation des emplois et des quali-

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fications nécessaires pour les occuper. Si l'ancien système de repérage était basé sur laqualification et centré sur l’organisation taylorienne du travail, c’est-à-dire le poste de tra-vail, la fonction ou l'emploi occupé, le nouveau système basé sur la compétence réaliseun déplacement de l'évaluation des qualités du travail vers l'individu lui-même. Si lalogique propre au taylorisme ramenait, comme le rappelle Y. Lichtenberger (1999) « lacontribution du salarié à la part prescrite par la hiérarchie », la logique compétencecherche, en se basant directement sur la personne, à dépasser le travail prescrit pour seréférer au « travail réel ». Suivant cette nouvelle logique, l’évaluation des caractéristiquesde l’individu ne se contente plus des connaissances abstraites (comme le diplôme) maisse réfère directement à la maîtrise des savoirs en situation, au succès de l'action, enga-geant un rapprochement entre compétences et performance de l’entreprise.

Pour autant que le changement introduit soit conséquent, les principes de classification(les critères classants référés à l'organisation) ne sont pas remis en cause. L'étude de B.Zimmermann (2000) cherchant à évaluer la portée de ce changement dans plusieursbranches professionnelles jugées « innovantes » sur cet aspect, révèle que la logiquecompétence vient en fait se greffer à la logique de qualification et de poste. Les per-sonnes sont en effet positionnées sur la base de leurs compétences dans les différentesclasses répertoriées. Reposant sur une évaluation interne à l'entreprise, la logique com-pétence vient donc compléter la logique de qualification (dont les réfèrents sont desaccords de branche et nationaux), permettant une adaptation de la classification auxcontraintes et exigences de travail spécifiques à une entreprise ou à un secteur.

Enfin, la logique compétence, comme elle est théorisée, implique l’existence au sein desentreprises d’une dynamique des compétences et des modes d'organisation. Elle présupposeque la gestion de l'organisation et de ses innovations s'accompagne d'un travail appro-fondi de l'entreprise sur les compétences individuelles et collectives. Aussi suppose-t-elleque l'entreprise s'engage de manière accrue dans le processus d'apprentissage et deconstruction des savoirs individuels et collectifs. C'est dans cette mesure seulement, quela nouvelle logique apparaît réellement innovante. En prenant la mesure de la diffusiondu régime d'innovation permanente, cette logique fait des savoirs contextualisés desinputs de plus en plus stratégiques dans la performance des firmes, et de leur réactualisationune nécessité au renouvellement rapide des techniques, mais aussi et surtout des schémasd'organisation.

« La gestion par les compétences » (terme préféré à celui de « gestion des compétences »)implique une forte intégration de la gestion des ressources humaines dans la définition etl'évolution de l'organisation. C'est à ce titre qu'elle est souvent couplée avec un autreconcept, celui d'« organisation qualifiante » (ou « organisation-formation » pour reprendrele concept mis en place par Danone, qui a fait office de précurseur sur ce terrain). Ceconcept introduit plus clairement que ne le fait le précédent, l'idée selon laquelle les condi-tions de l'élargissement des compétences exigées par les firmes se situent au cœur mêmedes dispositifs organisationnels, et non pas seulement dans la seule motivation des individus.

L'émergence de cette nouvelle logique concerne au premier chef la population cadre. Ilen est ainsi si l'on prend la mesure du changement intervenu dans l'activité des cadres,qu'il s'agisse du recentrage de leurs activités sur la mobilisation, la production et la diffu-sion de savoirs collectifs, et de leur mise à contribution dans l'évaluation des compé-tences (voir infra), ou encore du développement d'une activité plus personnelle de veilleet de construction de savoirs propres, qui s'avère nécessaire à la sécurisation relative deleurs trajectoires professionnelles.

Sur le terrain, n'existent actuellement que deux accords collectifs, signés au niveau de labranche, qui font explicitement référence à la logique compétence. Il s'agit de l'accord ACAP 2000 (ou Accord sur la Conduite de l'Activité Professionnelle) de 1991 (1) et de celuisigné en 1994 dans l’industrie pharmaceutique (Besucco, Tallard, 1999). Plus novateur,l'accord A CAP 2000 prévoit que l'engagement de l'organisation dans le processus per-manent d'ajustement des compétences vienne non seulement répondre aux exigencesnouvelles de travail, mais aussi à la nécessaire construction des carrières des salariés.Pour ce faire, est prévue la mise en place d'une évaluation périodique des compétences,la conduite d'entretiens individuels susceptibles d'évaluer les personnes sur la base deleurs compétences, de les positionner sur les fonctions et les emplois, mais aussi de défi-nir des objectifs en termes de formation et de carrière.

(1) Accord signé le 21 janvier 1991 par le GESIM – Groupement des entreprises sidérurgiques et minières – et laCFDT, CFE-CGC, CGT-FO, qui concerne également les industries non sidérurgiques du groupe.

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On notera que, dans la procédure d'évaluation et de gestion dynamique des compé-tences, la fonction d'encadrement se voit sollicitée. Les cadres hiérarchiques sont définiscomme les intermédiaires, susceptibles par leur position, de mieux évaluer les compé-tences des individus, de mieux définir les compétences manquantes et de les développer.Pour mener à bien cette nouvelle fonction, qui n'est pas sans soulever de résistance, lescadres hiérarchiques de l'usine sidérurgique de Sollac se sont vu proposer une formationà la conduite des entretiens professionnels, et un certain nombre d'outils permettant lastandardisation de leurs nouvelles fonctions (un référentiel type-emploi, une fiche pourl'entretien individuel et un carnet nominatif d'acquisition des savoir-faire).

L'accord prévoit la définition pour chaque salarié d'un parcours de carrière qui part de lasituation acquise, de son seuil d'accueil, pour préciser les objectifs à atteindre. Suivant letexte de l'accord, la formation y est valorisée comme « un des moyens de développementdes compétences individuelles et collectives des salariés ; elle est à la base du déroule-ment de carrière ». La notion retenue de « parcours minimum de carrière » est intéressantedans la mesure où, en ce qui concerne la catégorie cadre, elle signerait un remodelagedes termes de l'ancien pacte qui liait l’encadrement à l'entreprise: moins durable, le liendu cadre à l'entreprise n'en permettrait pas moins une progression de carrière ; celle-cis'appuierait davantage sur l'acquisition de compétences que sur une ascension à l’an-cienneté dans l'échelle hiérarchique ou dans celle des rémunérations. En ces termes, lalogique compétence implique bien un changement de paradigme de gestion de la main-d'œuvre : elle ouvrirait la possibilité, au sein de l'entreprise, d'un nouveau pacte par lequelles salariés seraient rétribués de leur implication, non plus par la garantie de carrière, maispar l'assurance d'une accumulation d'expériences et de compétences.

On verra que l'ampleur du changement de paradigme reste très limitée, ce qui n'est passans lien avec l'interprétation qui est faite de la logique compétence par les entreprises.

1. 2. Une interprétation substantialiste et individualisante de la logique compétence

Un certain nombre d'études empiriques interrogeant l'évolution de la gestion des res-sources humaines dans de nombreux secteurs et entreprises françaises suggèrent que ladiffusion des modèles de gestion fondés sur les compétences est limitée (Zimmermann,2000 ; Amadieu & Cadin, 1996 ; Zarifian 1999). Si de nombreuses entreprises françaisesont désormais intégré dans leur discours le passage à la logique compétence, si « l'entre-prise du personnel » est de plus en plus remplacée par « l'entreprise des personnes », sila nature « qualifiante » de l'organisation est très fréquemment invoquée, il s'agit souventplus d'injonctions auto-réalisatrices que de véritables programmes tournés vers la gestionet le développement des compétences. Dans la plupart des cas, le thème de la compétencesert d'outil de communication. Au regard des outils de management, les entreprises parais-sent surtout « faire du neuf avec de l'ancien ».

Les limites de la diffusion du modèle sont sensibles à deux niveaux : d'une part sur lepoint épineux de l'évaluation des compétences ; d’autre part, au niveau de l’engagementdes entreprises.

Pour B. Zimmermann (2000), auteur d’une étude portant sur plusieurs branches profes-sionnelles réputées innovantes en matière de développement des compétences, le dépla-cement de l'évaluation du niveau de la branche à celui de l'entreprise s'est traduit par uneplace croissante (sinon unilatérale) laissée à la direction dans l'appréciation des indivi-dus. Suivant B. Zimmerman (2000), « l'employeur garde dans tous les cas la maîtrise duprocessus d'évaluation des personnes, comme l'a rappelé la Commission professionnelledes assurances en réponse au recours déposé par les organisations syndicales du GAN »(p. 13). L'absence de négociation dans l'entreprise sur la procédure d'évaluation des per-sonnes s'est traduite par un défaut de formalisation et de standardisation des démarcheset critères de jugement (Thévenot, 1997), et par un manque de transparence patent. Cetteabsence de cadrage a alimenté, et ce d'autant plus que le savoir-être est partie prenantede l'écheveau des compétences soumises à l'évaluation, le sentiment des salariés de pra-tiques dérogeant au principe de justice et d'équité, c'est-à-dire se faisant « à la tête duclient ». Ce sentiment est d'autant plus diffus que dans de nombreux cas l'évaluateur faitl'économie de l'entretien d'évaluation (Zimmermann, 2000). De plus en plus sollicité pourévaluer les personnes, le personnel d'encadrement n'a pas été sans montrer de fortesrésistances, parce qu'il estime ne pas être suffisamment formé, mais aussi et surtout,parce que cette nouvelle fonction le place en porte-à-faux avec le reste des salariés.

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Les limites à la diffusion de la logique compétence sont aussi (voire surtout) sensiblesdans le faible engagement des entreprises pour assurer le développement des compé-tences. Cette réalité illustre la conception substantialiste de la compétence retenue par lagrande majorité des entreprises (Amadieu & Cadin, 1996). Si les partisans d'une approcheholiste et les tenants d'une approche individualiste ou psychologisante envisagent diffé-remment le mode d'apprentissage (d'un côté fondé sur la capacité des groupes d'indivi-dus à acquérir des savoirs collectifs, de l'autre sur la capacité des individus à saisir ou àcréer les opportunités de développement de leurs compétences), indifféremment oupresque, ils paraissent s'accorder pour penser les contextes de travail suffisants en eux-mêmes pour assurer aux individus le développement de leur compétences. Tout se passecomme s'il suffisait d'invoquer la nature qualifiante de l'organisation pour que les indivi-dus prennent leur destin en main, et profitent de leur expérience de travail pour dévelop-per leurs savoirs. Poussant plus loin ce même raisonnement, les situations imprévues etproblématiques sont essentiellement conçues comme des moments d'apprentissage,d'enrichissement collectif des expériences.

On notera que les injonctions auto-réalisatrices qui accompagnent la référence à la compé-tence ne font que reproduire les discours managériaux performatifs sur la responsabilité etl'autonomie, selon lesquels il suffirait de mettre en place des équipes responsabiliséessur des objectifs, prenant en charge des activités élargies, insérées dans une structureprofessionnelle nouvelle, pour garantir la participation des salariés à la production desavoirs liés à la recherche de flexibilité-réactivité ; ou encore selon lesquels, il suffiraitd'invoquer l'augmentation de l'autonomie laissée à chacun pour que dans la pratique« l'énergie des personnes » se libère, et pour qu'elle améliore la performance, commes'il existait un lien causal entre l'autonomie accrue et l'implication-motivation des individusdans le travail.

Faisant abstraction du contexte spécifique dans lequel évoluent les individus, cetteconception substantialiste rejette, à tort, l'impact négatif que peuvent avoir des facteurscontextuels ou psychologiques sur la volonté des salariés d'accroître leur effort d'acquisi-tion de nouvelles compétences. Or une incertitude trop grande risque surtout de limiterles possibilités d'apprentissage, notamment parce qu'il faut répondre au coup par coup,et rapidement aux « événements » (P. Zarifian), ce qui réduit le temps laissé à la réflexionet à la recherche de solutions. Par ailleurs, une telle conception fait abstraction égalementdu rôle crucial joué par les incitations, y compris monétaires. En effet, l'effort des indivi-dus pour acquérir de nouvelles compétences peut s'avérer trop lourd au regard de lafaible rémunération de cet effort par l'entreprise, et de la faible reconnaissance de cescompétences acquises en interne hors les murs de l'entreprise (voir infra).

En bref, ces causalités masquent à peine, derrière un discours très volontariste, un désen-gagement de l'entreprise dans le développement et la reconnaissance des compétences.Sur ce terrain, nombre d'informations suggèrent que les entreprises seraient essentielle-ment portées à réexploiter les outils traditionnels, en accentuant leur portée. Ainsi pour neciter que deux exemples illustratifs, la logique compétence atrophiée se serait réduite à lapoursuite du recours à la formation continue ou aux entretiens individuels annuels et bilansde compétence, sans que s'opère une révision en profondeur de l'usage de ces outils.

Un indicateur, même imparfait, mesurant le degré d’engagement des entreprises dans lagestion fondée sur les compétences, est la proportion de cadres bénéficiant d'une forma-tion au cours de l'année. Sur la décennie 90, cet indicateur s'est en effet accru, passant de33 % à 40 % entre 1991 et 1999. Si cette évolution va dans le sens d'une reconnaissance parl'entreprise de la nécessité de travailler sur les compétences, les modalités de définition desprogrammes de formation laissent à penser en revanche que la rupture avec la logiquetaylorienne n'est pas consommée. Le pouvoir de la hiérarchie demeure en effet décisifdans la détermination des formations proposées. Or, si la grande majorité des cadres ontune attitude très positive à l'égard de la formation, ils s'avèrent de plus en plus critiquessur la façon dont elle est conçue ou gérée actuellement (Cours-Saliès, 1999). Les revendi-cations, qui ne sont pas sans faire écho aux discours sur la décentralisation de la gestiondes ressources humaines, portent pour l'essentiel sur la nécessité de disposer de plus demarge de manœuvre dans l'identification et la définition des formations nécessaires (Ber-nard, Besson, Haddadj, 1998). On notera qu'une telle évolution permettrait non seulementde mieux adapter les compétences aux besoins ressentis sur le terrain et aux aspirationsparticulières des salariés construisant leur profil professionnel, mais aussi de développerdavantage les compétences interactives plutôt que les seules compétences individuelleset cognitives centrées sur les aptitudes.

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Par ailleurs, le recours à l'entretien annuel d'évaluation a fortement augmenté au coursde la dernière décennie. La proportion des cadres sujets à un entretien est en effet passéede 33 % en 1991, à 54 % en 1998 (et à 80 % pour les entreprises de plus de 2 000 salariés).Si l'entretien associe théoriquement évaluation des résultats et évolution personnelle, ildemeure dans les faits fortement ancré sur une logique de contrôle. Il en est de mêmepour les bilans de compétences. Loin d'être généralisé, cet instrument a souvent étédétourné de son objectif initial. Les bilans de compétences demeurent très souvent perçuscomme un moyen pour l'entreprise d'évaluer le salarié et non comme une possibilitépour ce dernier de faire le point sur son portefeuille de compétences et de réfléchir auxmoyens de valoriser ces dernières, dans l'entreprise ou au dehors. Ceci expliquant quenombre de salariés se sentent obligés de pratiquer des bilans à l'insu de leursemployeurs. Bien plus rares sont les entreprises qui offrent aux salariés des servicesd'outplacement (vérification des compétences, requalification, etc.), soit des services d'aideà la gestion individuelle des parcours professionnels et à l'amélioration de l'employabilité.

Au regard des pratiques d'entreprise, les objectifs poursuivis par les firmes sont loin decorrespondre à ceux affichés dans les discours sur les compétences. L'implication de l'en-treprise dans l'accumulation et la valorisation des savoir-faire, mais aussi dans la valori-sation des carrières centrées sur la capitalisation d'expertise, est loin de constituer l'ob-jectif premier. En témoigne la réalité d'une gestion courtermiste et chaotique de la plupartdes parcours professionnels. Si pour certaines entreprises, la logique compétence seréduit à un instrument de communication, pour d'autres, le recours à la compétence viseessentiellement à créer les conditions de la polyvalence des salariés exigée par lesnouvelles formes d'organisation du travail (cas illustré par la métallurgie). Dans ce cas, lescompétences sont construites de manière unilatérale par l'employeur, selon les besoins del'organisation, sans qu'existent des modalités assurant leur prise en compte pour la classifica-tion, la rémunération et la rétribution, en termes de construction de parcours professionnels.Pour d'autres encore, la compétence est conçue comme un outil de politique salariale.

Dans cette perspective, la logique compétence repose donc essentiellement sur un principed'individualisation. Comme le note B. Zimmermann « quelle que soit sa déclinaison, lacompétence constitue pour l'employeur, au titre de ce principe d'individualisation, un modede gestion de l'incertitude et un important levier de flexibilisation du travail » (Zimmermann2000, p. 15). Cette nouvelle logique s'appuie corrélativement sur un principe de responsa-bilisation, en particulier sur la formation et la carrière, sans que l'entreprise fournisse ausalarié les outils lui permettant d'assumer pleinement cette nouvelle responsabilité.

Suivant ce constat, le discours sur les compétences masquerait donc, en la servant, unelogique inverse d'acquisition « consumériste » des compétences clé-en-main (d'individusayant une opérationnalité immédiate). À considérer par ailleurs la proportion croissantedes cadres et l'élévation de leur niveau de qualification, les entreprises seraient doncmoins des organisations « qualifiantes » ou « apprenantes » que des organisations « deplus en plus qualifiées » (Amadieu & Cadin, 1996). On notera ici que cette réalité n’est passans infléchir les stratégies des cadres et enclencher un enchaînement en cercle : le faibleengagement des entreprises dans leur mission qualifiante, accroît l’attrait des cadrespour la mobilité externe, ce dernier mouvement rendant plus risqué la mise en œuvre deprogramme de développement des compétences (par définition coûteux), et ce, d'autantplus que nombre de compétences requises sont, de par leur nature, de plus en plus trans-férables.

On notera ici, avant d'y revenir dans la section sur la rémunération, la contradiction patente,non seulement entre le discours sur les compétences et les logiques d'action des entre-prises, mais encore entre la reconnaissance (y compris dans les discours managériaux) dela montée en puissance des relations de coopération dans la production et les pratiquesd'individualisation. Suivant P. Zarifian (1999), la contradiction résulterait de l'absence demise en cohérence par les entreprises de liens relatifs au thème des compétences : d'uncôté, du lien entre les compétences et l'organisation et les performances productives ; del'autre, du lien entre les compétences et le sens, les motivations, les parcours et stratégiesde mobilité des salariés. Faute d’une prise en compte de ces interactions, les outils degestion analytiques et individualisants de la ressource cadre peuvent compromettrel'émergence d'une nouvelle dynamique organisationnelle, en limitant la coopération pro-ductive et les pratiques de production et de transmission de savoirs collectifs. Faute d'unereconnaissance des pratiques officieuses des cadres appelés à prendre en charge de nou-velles activités, et d'une sécurisation des trajectoires professionnelles, les outils de ges-tion sont susceptibles d'accentuer plus encore les comportements individualistes des

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cadres, notamment de ceux sortant gagnants des évolutions actuelles. Dans cette pers-pective, les leviers mobilisés pour motiver et impliquer la main-d'œuvre cadre sont biendavantage susceptibles de générer des tensions nouvelles que de poser les bases d'unnouveau pacte entre les cadres et l'entreprise.

2. Pour un couplage compétence / mobilité externe

Si la logique compétence marque l'érosion de la référence au poste de travail au niveaumicro-économique, elle implique aussi une déstabilisation, aux niveaux méso et macro-économique, de la référence au métier, au profit de ce que l'on peut appeler (sans que leterme renvoie encore aujourd'hui à une réalité bien marquée) la professionnalité. La rup-ture avec la logique de métier (dont il faut rappeler qu'elle ne s'est jamais imposée enFrance autant qu'en Allemagne ou au Royaume-Uni, en raison de l'action dirigiste del'État) ne tient pas tant au recentrage sur l'individu (qui constitue un des principes dejugement de la logique métier), qu'à un effritement du caractère collectif des repères declassification. Comme le souligne M. Campinos-Duvernet, dans la logique compétence età la différence de la logique métier, « la reconnaissance des qualités de l’individu nedépend plus de la communauté d’appartenance et du respect des règles d’accès insti-tuées par cette communauté et, autant que faire se peut, imposées aux employeurs. Eneffet, la compétence est évaluée dans et par l’entreprise, et c’est à ce titre qu’elle soulèvela question de la construction de repères susceptibles d’être validés et reconnus dans unespace plus large que celui de l’entreprise » (Campinos-Duvernet, 2000, p. 7).

Dans le contexte actuel, l'un des défis majeurs qui appellerait non seulement unedémarche plus innovante de la part des firmes, mais aussi une réponse institutionnelle,se situe donc sur l'articulation entre compétences et mobilité externe. Si l'un des prin-cipes manifestés par les accords compétence est celui de promouvoir de nouveauxespaces de mobilité au sein de l’entreprise (espaces qui se sont souvent trouvés mécani-quement réduits sous le double effet de la réduction des niveaux hiérarchiques et despolitiques de recrutement qui ont prévalu dans les années quatre-vingts) un autre seraitd’organiser et de favoriser la mobilité inter-entreprise et l'évolution professionnelle. End'autres termes, il s'agirait d'assurer aux individus la transférabilité des compétencesacquises dans l'exercice d'un emploi vers d'autres entreprises. Le fait que de nombreusescompétences locales sont de plus en plus transférables du fait de leurs caractéristiques(socio-cognitives et organisationnelles) n'est en effet nullement suffisant pour assurerune reconnaissance effective de ces dernières sur le marché du travail, comme a pu enfournir la preuve l'essor du chômage des cadres qui a accompagné la phase de restructu-rations des années quatre-vingts.

La capacité des « accords compétences » à soutenir la mobilité externe des salariés seraitbien sûr de l'intérêt des salariés, dans la mesure où elle assurerait une reconnaissance deleurs capacités productives, qui ne dépende pas uniquement du bon vouloir d’un seulemployeur, et leur permette de faire valoir leurs compétences auprès d'autresemployeurs. Un tel changement pourrait aussi permettre de lever la contradiction entre lacertification locale des compétences et le souhait des firmes d'encourager les salariés àdévelopper des parcours de carrière externes à l'entreprise. Les employeurs pourraientaussi trouver un intérêt à assurer la mobilité externe des individus, si l'on sait que la per-formance des organisations repose aujourd’hui de plus en plus sur la mobilisation decompétences construites sur des espaces transversaux à celui de la firme.

Sur le terrain institutionnel, le couplage compétences/mobilité externe n'a pas reçu à cejour de véritable réponse (Campinos-Duvernet, 2000). Or celui-ci serait d'autant plusimpératif que le déclin de la régulation de branche au profit de la régulation locale, comportedes risques évidents de voir le système de repérages des qualités de travail se cantonnerdans le champ de validité de l’entreprise. En particulier, un débat s’imposerait sur la défi-nition de critères génériques permettant d’évaluer les compétences ; l’objet étant que cescritères participent à décloisonner les univers professionnels spécifiques, tout en rensei-gnant de manière précise sur les qualités des individus (2).

(2) Comme le note M. Campinos-Duvernet (2000), « les repères génériques issues des grilles à critères classantsrevêtent à l’évidence une pertinence limitée (cf. ACAP, 2000, et l’accord Général Trailers Benalu) en matière derenseignement des qualités exigées ou possédées par celui qui offre ou demande un travail ». (Campinos-Duvernet, 2000, p. 10).

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Compte tenu du fait que ce qui est qualifiant repose moins sur la seule organisation du travailet la gestion des ressources humaines que sur l'organisation des emplois et des parcoursprofessionnels, une réflexion particulière devrait être portée sur les moyens nécessaires à lapromotion d’un « espace qualificationnel élargi » (Lettre de B. Bruhnes, 1998) débordant celuide l'entreprise, et sur la création d’espaces de mobilité institutionnellement organisés à voca-tion qualifiante. Cette réflexion devrait permettre que les compétences figurent en bonneplace dans le dialogue social et les réflexions syndicales, ce qui est aujourd'hui encore loind'être le cas.

SECTION B. LA RÉMUNERATION DES CADRES : UNE INDIVIDUALISATION ALLANT AL'ENCONTRE DE LA COOPÉRATION PRODUCTIVE

L'actuel déclin de la régulation salariale de branche, lié à la décentralisation de la négo-ciation collective initiée au début des années 80, a conduit à éroder fortement l'emprisedes référentiels collectifs, liés au métier ou à la qualification (qui identifiait le poste de tra-vail plus que l'individu lui-même). Ces derniers sont de plus en plus sérieusement remisen cause au profit de référentiels internes aux firmes, définis par une commission paritaire,et souvent avec l'aide de consultants, et selon une méthode multi-critères. Cette tendance àla décentralisation qui a été aussi forte en France qu'en Angleterre (Bernard, Besson, Had-dadj, 1998), a enclenché une hétérogénéisation des modes de gestion des rémunérations,les filières et les entreprises définissant leurs propres grilles de classification et de rémuné-ration. Si les référentiels internes ont conduit à différencier les traitements accordés augroupe cadre (une fraction des cadres dirigeants ou stratégiques bénéficiant de stock-options, d'épargne salariale, etc.),la spécificité du groupe cadre par rapport aux non cadressemble à certains égards maintenue. La catégorie cadre a en effet été la première concer-née par le changement de référentiels servant de base à la définition des rémunérations.

En premier lieu, les cadres ont été les plus touchés par le déclin du référentiel « diplôme »dans la fixation des niveaux de salaire, autrement dit par la dévalorisation monétaire del'éducation (Glorieux, 1999). Ce constat, révélé avec force dans les évolutions observées àla Poste ou à France Telecom (Amadieu, Cadin, 1996), est corroboré plus généralementpar une analyse économétrique portant sur les facteurs de différenciation salariale pourles salariés français au cours de la dernière décennie (Delteil, Pailhe, Redor, 2001). Cetteanalyse montre en effet que la baisse de la prime au diplôme est surtout élevée pour lesniveaux d'éducation supérieurs. On rappellera que cette tendance renvoie à deux mouve-ments conjoints. D'une part, la multiplication des niveaux de sortie du système éducatifqui a rendu plus difficile le maintien d'une discontinuité et donc d'une classification desdiplômes. D'autre part, la spécialisation effrénée des diplômes qui a conduit à relativiserla valeur informationnelle de ces derniers (grandes écoles mises à part). Ce second mou-vement renvoie plus largement au fait que le diplôme ne renseigne pas sur le savoir et lescompétences réelles que l'individu pourra mobiliser dans un contexte de travail de moinsen moins répétitif et de plus en plus déterminé par les contraintes d'innovation des entre-prises. Pour les cadres, cette dévalorisation de la formation initiale s'est par ailleursaccompagnée d'une valorisation plus sensible de l'expérience. Les résultats de l'analyseéconométrique précitée montrent que cette tendance ne concerne en effet que les cadreset les plus diplômés, les non cadres et les personnes dotés d'un niveau d'éducation plusfaible ayant à l'inverse subi une dévalorisation monétaire de leur expérience.

Prises ensemble, ces deux tendances auxquelles on ajoutera celle déjà mentionnée de lavalorisation croissante de la mobilité fonctionnelle (voir chapitre III), sont alors significa-tives de l'émergence de nouveaux référentiels qui, valant au premier chef pour les cadres,s'émancipent sensiblement de la logique de qualification et de poste de travail (du travailprescrit), et s'avèrent plus contingents des situations concrètes de travail et des compé-tences effectivement requises pour une fonction, et davantage reliés aux personnes elles-mêmes (expérience, compétences, etc.) ; ce qui suggérerait, mais ce point sera discutéplus loin, une reconnaissance par l'entreprise du changement de l'activité des cadres (autravers de la prise en compte du travail réel).

En second lieu, le maintien de la spécificité du groupe cadre renvoie au fait qu'il a été de loinle plus concerné par le mouvement d'individualisation des salaires, et par l'augmentationsensible de la part variable de la rémunération (voir infra). Mesurée par le pourcentage deprimes et bonus individuels dans la rémunération directe de base, l'individualisation

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s'avère plus forte en France que dans les autres pays européens, y compris en Angleterre (3)et ce, en dépit de la sacro-sainte convention du « à travail égal-salaire égal ». Pour laFrance, l'enquête du Cadroscope révèle qu'environ 30 % des cadres ont une partievariable dans leur salaire (pour l'année 1995). Celle-ci compte pour 10 % de la rémunéra-tion monétaire des cadres et pour 5 % de celle des non cadres ; à titre comparatif, lespourcentages respectifs sont de 7 % et 5 % pour l'Angleterre (Spielman, 1997 ; Bernard,Besson, Haddadj, 1998). Les procédures qui servent de base à l'individualisation varientsensiblement d'une entreprise à l'autre. La prime individuelle, repose selon les cas, sur lemérite, les compétences, à partir des informations issues de l'entretien professionnelannuel, ou encore sur les résultats. Le fait qu'en France, les entreprises, au même titreque les syndicats, estiment que les non cadres ne doivent pas assumer une part desrisques pour une partie importante de leur rémunération, suggère que l'individualisationa pour principal objectif le transfert d'une partie des risques économiques, jusqu'ici sup-portées par les entreprises, sur les salariés.

1. L'individualisation des salaires des cadres

L'enquête réalisée par le Cadroscope permet d'approcher ce mouvement d'individualisationqui touche les cadres et qui progresse de manière très nette depuis 1995 (voir tableau 4.1.).Le tableau ci-dessous montre que les variations individuelles seules progressent tandis queles variations collectives et mixtes diminuent de manière significative (4). L'individualisationest particulièrement prononcée dans le cas d'augmentations de salaires. En 1998, année oùcette tendance est la plus marquée, l'augmentation individuelle seule (c'est-à-dire nonaccompagnée d'une augmentation collective) concerne 35 % des cadres. D'autres élémentsde la même enquête montrent que les cadres les plus touchés par le traitement individualisésont ceux des fonctions de commerce, de communication, et de gestion du personnel ; à l'in-verse, les cadres administratifs, restent plutôt concernés par des mesures collectives.

Tableau 4.1 : Évolution des mesures individuelles et collectives de rémunération

Source : Cadroscope, APEC, 1999.

L'enquête révèle par ailleurs que les cadres les plus concernés par les mesures individuellessont ceux qui bénéficient le plus d'augmentation de salaires. Le fait de bénéficier ou nond'une augmentation individuelle est très discriminant : pour l'année 1999, les cadres qui laperçoivent ont vu leur pouvoir d'achat augmenter de 4,2 % alors que l'augmentation n'estque de 0,7 % pour ceux qui en sont exclus. Les augmentations concernent les mêmes caté-gories de cadre d'une année sur l'autre. Il s'agit en priorité des cadres des grandes entre-

en % 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998

Augmentation individuelle seule 25 26 20 22 26 28 29 35

Aug. collective seule 20 21 13 19 16 16 15 13

Aug. indiv. et collective 15 11 7 8 9 9 9 6

Sous-total augmentations 60 58 40 49 51 53 53 54

Diminution individuelle seule 3,3 2 1,5 1,6 2,1 1,5

Dim. collective seule 4,6 2,2 2,1 0,8 1,2 0,7

Dim. indiv. et collective 0,2 0 0 0 0 0

Sous-total diminutions 8,2 4,7 4,4 3 3,7 2,3

Rémunération stable 51 46 45 44 43 44

(3) D'après l'enquête de Bernard, Besson, Haddadj, (1998), 3 % seulement des entreprises françaises se décla-rent opposées à la rémunération au mérite individuel (contre 9 % en Angleterre).(4) Le déclin des variations salariales collectives est d'autant plus fort que les mesures de participation ou d'intéres-sement qui concernent en priorité les cadres, et qui sont en progression, reposent généralement non pas sur desnormes individuelles mais sur des normes collectives (« Au-delà du salaire », Le Monde, Initiatives, 12-05-1998).

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prises, de ceux appartenant aux industries mécaniques et chimiques, de ceux inscrits dansles fonctions Personnel, Communication, Informatique (fonctions le plus souvent situéesdans des grandes entreprises), mais aussi des cadres de moins de 35 ans, des plus diplô-més, de ceux ayant une faible ancienneté, et une forte mobilité dans la même entreprise.Les incitations salariales individuelles apparaissent de fait destinées en priorité auxcadres jugés « stratégiques » ou « à potentiel » par les entreprises. Les diminutions oustagnations de salaire concernent les plus âgés, possédant peu de diplômes, présentssurtout dans les entreprises de petite taille.

On remarquera que ces différences de traitement salarial vont dans le sens de la segmen-tation de l'emploi de la catégorie cadre que nous avons esquissée dans le premier chapitre :elles corroborent la dévalorisation relative des fonctions administratives et l'essor de la primeaux fonctions communicationnelles et relationnelles (et la nature de plus en plus stratégiquede la fonction gestion du personnel), en tant qu'elles constituent des vecteurs de plus en pluscruciaux et stratégiques de la performance. De même, la segmentation générationnelle audétriment des plus âgés se trouve confortée.

Le rôle clé de la rémunération variable semble devoir se poursuivre et demeurer le pivotdes politiques salariales des entreprises. D'après l'enquête réalisée par la Cegos (130entreprises françaises enquêtées en septembre-octobre 2000), l'augmentation de la partvariable de la rémunération recueille 73 % des intentions d'action, contre 38 % pour larémunération de la performance, loin devant les questions de formation et de carrière ; cequi, notons-le, en dit long sur la faible intégration de la logique compétence à la politiquede rémunération.

2. Une référence timide aux compétences, une référence forte bien qu'implicite auxrésultats

Dans le contexte d'érosion de la référence aux qualifications, du recul de la logique deposte, les observations de terrain ne permettent nullement de conclure à une inversiongénéralisée du mode de rémunération au profit d'une logique compétence, et moinsencore au passage à une logique de « rétribution », qui financerait l’activité consacrée audéveloppement des compétences et à la gestion des parcours professionnels sans réfé-rence aux emplois et aux postes.

L'enquête menée par Hewitt Associates en 1992 sur 100 entreprises françaises met en évi-dence la faiblesse des démarches réellement proactives des entreprises en matière derémunération des compétences. Les résultats montrent en effet que seulement 19 % desentreprises ayant introduit des dispositifs d'identification et de référentiels des compé-tences ont élaboré une politique de rémunération individuelle reposant sur les compé-tences, tandis que les 81 % restantes se concentraient sur les domaines de la formation etde la gestion prévisionnelle des emplois.

Par ailleurs, tout laisse à penser que, lorsque les entreprises conçoivent la logique decompétence en relation avec la logique organisationnelle (celle de l'organisation quali-fiante), elles ne semblent accorder aux outils de rémunération qu'un rôle secondaire,allant jusqu'à en faire des éléments exogènes vis-à-vis de la nouvelle logique organisa-tionnelle. La gestion des salaires, plus encore que celle des carrières, n'est en effet pasconsidérée comme un élément constitutif de l'organisation qualifiante (Amadieu, Cadin,1996). Cette réalité refléterait alors la croyance, réelle ou feinte, des entreprises en desintérêts convergents avec les salariés, sur le terrain des compétences. Comme si lalogique compétence offrait suffisamment de garanties aux salariés (notamment entermes d'employabilité et de promotion statutaire) pour les inciter à multiplier leur effortd'acquisition de compétences. C'est oublier le rôle que continue à jouer l'incitation moné-taire sur le degré d'implication des salariés, comme l'impact des règles salariales sur lesrelations entre les membres de l'entreprise, sur la cohésion des équipes. Or les nouvellesexigences des entreprises qui conduisent à rompre avec la garantie d'emploi ou de carrière,à imposer le développement et la diffusion des savoirs, à accroître la coopération dans letravail, appelleraient une révision stratégique des instruments de rémunération.

Innovant sur de nombreux aspects, l'accord A Cap 2000 montre avec acuité la faiblessedu volet « rémunération » dans les démarches compétences, et plus encore les limitesactuelles à la diffusion de ce nouveau référentiel. La proposition de la direction de rému-

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nérer les compétences effectivement maîtrisées par le salarié, dans ce cas le « savoir-faireopérationnel validé », et non plus celles requises pour le poste retenu s'est en effet soldéepar une incompréhension et un échec relatif (Tremblay & Sire, 1999). Les critiques desreprésentants des salariés se sont basées sur l'incompatibilité de ce type de rémunérationavec la règle de droit privé « à travail égal, salaire égal » qui lie la rémunération aux acti-vités effectivement confiées et pas uniquement aux compétences de la personne. Mêmedans un groupe comme Danone qui s'est référé le premier au concept d'« organisation-formation », la politique salariale n'apparaît pas remettre réellement en cause le primatde la logique de poste (Amadieu, Cadin, 1996).

Si l'on sait qu'en 1990, 51 % des 1 000 plus grandes entreprises américaines avaientimplanté un système de rémunération des compétences, la faible intégration de lalogique compétence dans les politiques salariales en France apparaît patente (Butera,Donati, Cesaria, 1996). Cependant, plusieurs arguments conduisent à relativiser l'intégra-tion de cette nouvelle logique aux États-Unis. La rémunération des compétences neconcernait à la date de l'enquête (1990) que 10 % des employés ; de plus, les compé-tences rémunérées sont pour l'essentiel les compétences pratiques (via le « skill pay sys-tem ») qui ne s'éloignent que timidement de la notion de poste, à l'inverse des compé-tences dites « différentielles » qui sont directement liées à la performance. Les pratiquesplus innovantes mises en place dans une multinationale comme Rank Xerox, font encorefigure d'exception : ici, 60 % de la rémunération est basée sur les progrès dans l'acquisi-tion et la démonstration des « soft skills ». Dans ce dernier cas, ce qui est rémunéré c'estdonc moins le résultat du travail que la capitalisation de l'input humain qui conditionneles innovations organisationnelles et de produits.

On remarquera cependant que si les grilles de salaire ne forment pas un cadre explicite àla rémunération des compétences, cette dernière opération est cependant partiellementréalisée par le recours à des mécanismes indirects et implicites. C'est ainsi que l'on peutinterpréter, comme le suggèrent F. Butera, E. Donati et R. Cesaria (1996), le recours accrudes firmes françaises aux augmentations au mérite, bien que ce levier renvoie à uneconception restrictive de la logique compétence. En France, plus qu'ailleurs, ce type derémunération a en effet connu un succès considérable depuis les années 80. L'enquêteLirhe 1997, confirmant les données d'Eurostat 1996 révèle à partir de 233 grandes entre-prises du secteur marchand que 76 % d'entre elles pratiquent les augmentations indivi-duelles au mérite pour les populations cadres, et 67 % pour les non cadres (à titre compa-ratif, les proportions respectives sont de 68 % et 41 % en Angleterre). Il est intéressant denoter que la rémunération au mérite est aux États-Unis en perte de vitesse voire sur lepoint d'être abandonnée. Cette dernière évolution est en partie liée à l'impossibilité d'éva-luer objectivement la performance individuelle, lorsque le travail en équipe et le caractèreinterdépendant des performances deviennent prépondérants.

En dépit de ces pratiques implicites, il n'en demeure pas moins que, le thème de la rému-nération des compétences constitue surtout un chantier pour les entreprises françaises.L'enquête réalisée par la Cegos en septembre-octobre 2000 auprès de 130 entreprisesfrançaises révèle qu'il s'agit bien d'un terrain sur lequel les entreprises envisagent d'innoverdans un avenir proche : 35 % des directeurs des Ressources Humaines affirment vouloirmettre en place pour les deux ans à venir un référentiel compétences, 33 % engager laredéfinition des critères d'évaluation des cadres et 32 % procéder à l'instauration de par-cours professionnels.

Il s'agit d'un chantier qui reste pour le moins incertain, la question de savoir quellescompétences rémunérées étant sujette à de nombreuses polémiques. Si les compétencespratiques, c'est-à-dire les savoirs opérationnels (mobilisés dans les activités confiées à unmoment donné) peuvent être mesurés assez aisément (sur la base d'un référent prochedu celui du poste), il est souvent plus contestable de rémunérer les compétences prouvéespar l'individu lors de son parcours professionnel dans la mesure notamment où elles nesont pas des indicateurs de performance dans un autre contexte de travail ; enfin, et sur-tout, c'est la rémunération des « soft skills » qui pose problème du fait qu'elles renvoientà des qualités et des critères éminemment subjectifs. Il est aisé de comprendre combienla rétribution du « savoir-être » par exemple peut alimenter les sentiments d'injustice etde discrimination ressentis par les salariés. Ainsi, si les accords compétences se trouventjustifiés dans leur préambule par une attente de reconnaissance et d’équité de la part dessalariés, leur réalisation peut conduire à engendrer des effets opposés.

Mais l'opposition des syndicats doit être principalement référée à ce mouvement d'indivi-

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dualisation qui souvent, sous couvert de rémunérer les compétences, réalise un déplace-ment vers la performance, et conduit à relier davantage les salaires individuels aux résul-tats de l'entreprise (et ce d'autant plus que la performance individuelle est de moins enmoins évaluable). Ce mouvement n'est pas sans accentuer encore la responsabilisationdes cadres reflétée par ailleurs par le désengagement de l'entreprise dans la formation etla carrière des individus. Comme sur ce dernier point, la responsabilisation des cadres surles résultats se réalise sans que l'entreprise offre au salarié les moyens d'assumer pleine-ment cette nouvelle responsabilité. Ce constat semble particulièrement pertinent pour laFrance où l'individualisation des traitements des cadres est aussi accentuée qu'au Royaume-Uni mais où la décentralisation du pouvoir de décision dans l'entreprise est restée nette-ment plus faible, que dans ce dernier pays (Bernard, Besson, Haddadj, 1998). En consé-quence, les cadres supportent un risque élevé sur le montant de leur rémunération quiest pour eux aléatoire dans la mesure où il n'est pas relié aux décisions prises par cesderniers. En d'autres termes, ils sont dépendants monétairement d'un système sur lequelils n'ont que peu de prise ; cette incohérence limitant alors fortement les incitations enfaveur de la responsabilisation des cadres.

Plus fondamentalement, l'extension de la rémunération aux résultats marque un transfertde risque de l'entreprise vers le cadre (Bouffartigues 2001). Ce transfert participe à réduirele rôle de l'organisation dans la création de valeur, alors même que l'organisation, celledu travail mais aussi celle des compétences, devient dans l'économie du savoir et dansun régime de concurrence fondée sur l’innovation, une dimension de plus en plus straté-gique de l'activité des firmes. Négligeant l'organisation, et le rôle de la coopération pro-ductive, le principe d'individualisation des traitements pose « la fiction d'un salarié à soncompte » (Supiot, 1999), économiquement dépendant. Il peut alors être lu comme unemodalité implicite de ré-intégration à l'intérieur du salariat de formes de travail indépen-dant (fondé par essence sur la dépendance économique à l'égard du marché). Ce derniermouvement est renforcé par l'extension du salaire au forfait (salaire déconnecté du tempsde travail) qui acquiert au travers de la RTT (voir section C) une reconnaissance institu-tionnelle.

De fait, ce mouvement d'individualisation des salaires apparaît à l'origine d'un certainnombre d'effets pervers et de tensions qui concernent en particulier la relation des cadresà l'entreprise.

En l'absence de procédures négociées d'évaluation et de rémunération, les employeursapparaissent disposer d'une plus grande latitude dans la détermination des salaires.L'opacité croissante des règles salariales conduit à renforcer le sentiment des salariésselon lequel la part aléatoire de la rémunération individuelle est de plus en plus importante.Si l'aspect aléatoire vaut principalement dans le cas de primes individuelles liées au mérite,elle vaut aussi pour la rémunération des compétences, lorsque cette dernière est retenuepar les entreprises. Dans un cas comme dans l'autre, l'incertitude quant à l'évaluationfinale des personnes n'est pas sans contenir des risques de réduction du pouvoirescompté de l'incitation monétaire.

Par ailleurs, et il s'agit d'un point fondamental, ce mouvement d'individualisation montreses limites à enclencher une cohérence avec les exigences nouvelles des organisations, àoctroyer aux salaires une fonction d'incitation à l'adhésion des salariés aux projets desentreprises, à la coopération des équipes de travail, et plus encore à soutenir le dévelop-pement des compétences. Le développement des critères individuels de la rémunérationqui va à l'encontre de la reconnaissance monétaire des savoirs collectifs n'est pas sanscomporter des risques de limiter la cohésion des équipes de travail et la coopérationentre les individus, renforçant l'effet lié à la multiplication des types de contrats et de sta-tuts pour des individus situés sur des fonctions similaires. C'est en particulier sur la trans-mission des savoirs, notamment des savoirs tacites, que le risque est élevé de voir appa-raître des comportements contre-productifs. La rémunération individuelle peut en effetinciter les salariés à faire de la rétention d'information sur les savoirs dans le but de main-tenir leur position de monopole de savoir et ce d'autant plus que la promesse de carrièreest aléatoire.

En bref, la non rétribution des savoirs collectifs localisés au profit de l'individualisationdes rémunérations apparaît en contradiction avec la logique même de l'organisation pro-ductive, qui fait de la liaison entre les tâches (et non de la réalisation d'une tâche indivi-duelle) et plus généralement de la coopération, la production et la diffusion de savoirspartagés les nouveaux ressorts de la performance.

Signe d'une crise de reconnaissance du groupe cadre, la question des rémunérationsapparaît désormais comme un enjeu crucial pour les cadres et une source nouvelle detension avec l'entreprise. Il en est ainsi compte tenu de l'extension du salaire individuel etvariable, mais aussi en raison du ralentissement des carrières salariales. Preuve de cestensions croissantes, la préoccupation des cadres sur l'évolution des rémunérations quiest passée de 12 % à 21 % sur la dernière décennie (Apec, 2000). Il en est ainsi égalementcompte tenu de l'incertitude qui pèse quant à l'interprétation faite de la logique compé-tence encore embryonnaire.

On notera que sur cette question, les organisations syndicales sont dans une positiondélicate : d'un côté, il faudrait qu'elles assurent aux salariés des contreparties à leur effortd'acquisition de compétences ; mais de l'autre, elles éprouvent des difficultés à légitimerun tel système de rémunération qui pénalise les individus les moins adaptatifs, met à malle principe d'équité « à travail égal, traitement égal » et porte atteinte à une conceptionégalitaire des statuts professionnels. Mais les limites de ce modèle peuvent aussi êtred'ordre économique : d'une part, rémunérer les compétences et non plus l'activité décon-necte la rémunération de l'activité effective ; d'autre part, un tel système risque d'avoirune efficacité limitée en termes d'incitation et de mobilisation du collectif (Tremblay &Sire, 1999).

Un débat approfondi sur ce thème serait nécessaire pour poser les bases d’un système derémunération intégrant ce phénomène irréversible que constitue l’essor du rôle descompétences dans le système productif et dans le fonctionnement du marché du travail.Ce chantier devrait être l’occasion de remettre en discussion le système actuel fondé apriori sur l'individualisation, pour que soit reconnu, via une rétribution de la coopération,l'activité des cadres et le temps indirectement productif comme participant au temps detravail (voir infra).

SECTION C : LE TEMPS DE TRAVAIL DES CADRES : INDICE D’UNE RECONSTRUCTIONSTATUTAIRE DANS L’IMPASSE

1. L’épineux problème de l’intégration du temps libre

Dans le pacte tayloriste, la question du temps de travail était secondaire pour de nombreuxcadres : nombre de ces derniers donnaient en effet de leur temps sans compter, bénéficianten retour d'une assurance de promotion hiérarchique et d'une sécurité de carrière. Suite à laréduction des filières promotionnelles et aux promesses de carrière devenues plus impliciteset incertaines, suite aussi à un mouvement culturel valorisant davantage le temps libre et lavie privée, et à la critique du sur-investissement personnel portée en priorité par les femmescadres de plus en plus nombreuses, la donne semble avoir profondément changé. Lescadres sont de plus en plus réticents à s'investir sans limite de temps pour l'entreprise. Maiscette réticence nouvelle tient aussi au changement qu'a connu leur activité au cours de ladernière décennie. Remettant en cause l'étanchéité de la frontière en temps de travail effectifet temps libre, leur travail s'enrichit d'activités qui touchent moins directement que par lepassé la sphère de la production et davantage des espaces dits « de veille » où circule l'infor-mation, où se nouent des coopérations, où se construisent les compétences. Ces nouvellesactivités qui s'affirment de plus en plus comme des contraintes permanentes et demandentun engagement et une disponibilité de tous les instants, relèvent de milieux hétérogènes (dela vie sociale et professionnelle en passant par la vie familiale...). En effet, elles consistent às’informer sur les procédés, sur les concurrents, sur les clients, sur les instruments de mobili-sation des équipes, imposent la lecture de revues spécialisées ou plus généralistes (pourcapter l'air du temps) ; ces nouvelles activités impliquent également de dégager un tempspour l'acquisition de nouvelles compétences, mais encore un temps pour l'évaluation descapacités personnelles face aux besoins de l'entreprise ou du marché du travail, la veille per-manente sur les offres d'emploi, les compétences valorisées et les secteurs en expansion.S’ajoute enfin toute une série d’obligations, tournées vers la gestion de réseaux profession-nels ou amicaux, qui, comme nous l'avons déjà souligné, jouent un rôle de plus en plus cru-cial dans l'accès à l'emploi.

Cette multiplication des activités conduit à une amplification du « travail invisible » descadres appellant de leur part une gestion beaucoup plus serrée et réfléchie de leur tempsdisponible. Notons au passage que l'essor du temps de travail invisible des cadres n’est

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pas sans lien avec la stratégie des directions qui, face à la réduction du nombre des éche-lons hiérarchiques et à une évolution du mode de contrôle des individus, ont joué de lasituation pour intensifier la concurrence au sein de cette catégorie de personnels.

Dans le contexte d'un désengagement de l'entreprise en termes de garantie de carrière etd'emploi, nombre de ces activités constituent le moyen d'une sécurisation relative des trajec-toires professionnelles, et c'est à ce titre qu'elles appellent une reconnaissance par l'entreprised'un temps qui va au-delà du seul temps de travail effectif. En ce sens, les revendications descadres en faveur de la réduction du temps de travail peuvent être lues comme la tentatived'un dégagement de temps pour les activités qui ne révèlent pas de la gestion des affairescourantes et de leur stricte fonction, et qui peuvent être définies plus largement comme desactivités indirectement productives, pour l'entreprise mais aussi pour eux-mêmes.

Plus fondamentalement, il ressort des évolutions du système productif et de l'activité descadres que le temps libre peut de moins en moins être considéré comme un tempsimproductif, un temps de non travail. Il est davantage une ressource pour l’organisationet la gestion d’activités qui, bien que jugées non directement productives, sont de plus enplus des sources-clé de la création de valeur (pour l'entreprise comme pour l'individu). Lagestion du temps ou des différents temps (notamment le partage entre le temps dégagépour soi et le temps pour l'entreprise) devient de fait stratégique et en même temps sourcepotentielle de conflits entre les cadres et les entreprises.

Dès lors que le temps de travail ne constitue plus une référence incontournable pourl’évaluation de la contribution productive des salariés (voir les nombreux articles sur lafin de la valeur-temps), se pose la question des critères sur la base desquels évaluer etrétribuer la contribution des salariés. À cet égard, la loi sur les 35 heures semble remettreà plat la relation contribution/rétribution et apporter une réponse possible à l'exigenced'intégration du temps libre.

2. Le rendez-vous manqué des 35 heures

Les pressions managériales sur les résultats d’un côté, la nécessité croissante pour lescadres de dégager du temps pour améliorer leurs capacités de travail et leurs parcoursprofessionnels de l’autre, ont été à l'origine de deux aspirations : celle, d’une part, deredéfinir le temps de travail en l'élargissant à des activités autrefois non comptabilisées,et celle, d’autre part, de consentir aux individus davantage de temps libre pour organiseret gérer leurs parcours professionnels. On notera que ces aspirations ont surtout été por-tées par les plus jeunes, qui, davantage que leurs aînés, ont dû investir de leurs tempspour s'assurer un avenir professionnel (toutefois non assuré) et sont aussi moins prêts àsacrifier leur vie privée et sociale sur l'autel de la carrière professionnelle. Pour cettejeune génération tout au moins, cette bataille sur le temps et sa gestion renvoie plus fon-damentalement à une autre quête : celle de l'autonomie. L'autonomie en effet seconquiert par le temps, temps comme pouvoir d’arbitrage entre dépendance et autono-mie, temps comme « terrain d'aventures où pourront se déployer sans contrainte et sanslimite l'imagination et la créativité individuelle » (Aubrey, 1996).

2.1. Augmentation du temps de travail et surcharge permanente

En réaction au changement de la nature de leur activité, les cadres ont progressivementgagné en marge de manœuvre dans la gestion et l'organisation de leurs temps de travail.Nombre d'entreprises, notamment parce qu'elles contrôlent moins que par le passé leprocessus de travail et le travailleur et davantage le résultat final, accordent désormaisplus d'autonomie aux cadres pour gérer leurs temps de travail dans l'entreprise. On assisteen effet à une flexibilisation des normes temporelles qui accentue le fossé sur ce terrainentre les cadres et les non cadres. D'après l'INSEE (1999), 20 % des cadres n'ont pas d'horairehebdomadaire habituel en 1998 contre 14 % en 1983. Par ailleurs, un quart des cadres bénéfi-cient d'horaires à la carte et des horaires libres « choisis » (contre seulement 6 % des noncadres). Enfin moins de 15 % des cadres sont soumis à des contrôles horaires contre 43 %pour les non cadres). Ainsi, les entreprises permettent non seulement une gestion pluslibre et individualisée des temps de travail mais offrent également davantage de possibilitésd'interruptions temporaires du travail.

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Cependant, cette autonomie accrue, loin de réduire le temps de travail, a conduit à l'aug-menter. Le temps de travail des cadres a en effet crû de 4 % entre 1983 et 1998 ce qui cor-respond à près de 2 heures de plus par semaine. À l'intérieur de la catégorie cadre, onobserve une plus grande dispersion des durées de travail que chez les non cadres. Unquart des cadres travaillent 50 heures et plus, un autre quart moins de 40 heures. L'écartde 10 heures chez les cadres se réduit à 2 heures 30 pour les non cadres. Il est intéressantde noter que l'augmentation du temps de travail des cadres vaut surtout pour ceux quimaîtrisent le plus leur gestion du temps. En effet, l'enquête de l'INSEE (1999) montre queplus les cadres ont de liberté pour organiser leurs horaires, plus ils travaillent : 49 heurespour ceux qui déterminent librement leurs horaires contre 44 heures pour les autres.

Cette tendance générale s'est soldée par un allongement de la journée de travail au coursdes quinze dernières années. Globalement et pour l'année 1998, le temps de travaildépasse de 20 % la durée contractuelle. Le temps de travail quotidien des cadres du privépasse de 8 heures 45 en 1986 à 9 heures 14 en 1999. Pour les cadres du public, la mêmetendance est observée, bien que moins forte : le temps journalier moyen passe de 8heures 30 à 8 heures 42 sur la même période. En 1999, 50 % des cadres restent dans leurmilieu professionnel plus de 10 heures par jour (contre 20 % pour les non cadres), ce quicorrespond à une hausse de 9 % par rapport à 1984. Si la spécificité de la catégorie cadrese renforce au regard du temps de travail, elle est aussi remarquable pour le travail àdomicile. Selon l'INSEE (1999), 40 % des cadres travaillent à domicile (à hauteur de 10 %de l’ensemble de leur temps de travail) contre 14 % pour les non cadres. Cette tendancegénérale explique que 30 % des cadres évoquent la dégradation de leurs horaires de tra-vail et que 73 % des cadres estiment devoir bénéficer des 35 heures au même titre que lesautres salariés (APEC, 1999). Mais, toujours selon la même source, ils sont plus nom-breux encore (79 %) à penser qu'à l'avenir ils travailleront plus ou autant qu'aujourd'hui,suggérant l'inefficacité pour eux du passage au régime des 35 heures.

Si au cours des dernières années la tendance à l'augmentation du temps de travail s'estsensiblement réduite, il semble bien qu'elle ait été reléguée par une croissance de la chargede travail. Ce qui explique d'ailleurs que c'est principalement sur ce dernier aspect que sesont concentrées les revendications les plus récentes des cadres. Cette tendance s'estd'abord accélérée avec la réduction des lignes hiérarchiques, puis pour de nombreuxcadres, sous l'impact du passage aux 35 heures. Dans les deux cas, la surcharge de tra-vail découle directement d'une absence de ré-organisaiton du travail. Dans le premiercas, la répartition du travail s'est réalisée sur un nombre plus réduit d'individus cadres,conduisant à multiplier leur charge de travail, mais aussi le stress, lié autant à un contrôleplus serré sur les résultats qu'à la superposition de tâches variées. Si cette surcharge per-manente de travail a eu un impact négatif sur la qualité de vie, elle a également généré,de par la sélection nécessaire des cadres sur les tâches à accomplir, une dégradation del'intérêt portée à l'activité exercée. Face à la généralisation du management par objectifs,de nombreux cadres ont dû privilégier la gestion des affaires courantes et celle de l'ur-gence au détriment de la gestion stratégique de l'activité de la firme et de leurs propresactivités. Face à cette approche « courtermiste » des activités, les capacités décisionnelleset de responsabilité sont mises en sommeil, au même titre que les activités destinées àl’entretien et au développement des compétences. L'augmentation de la part du travailprescrit a conduit dans de nombreux cas à une perte d'autonomie et de responsabilité,montrant ainsi les limites des nouvelles formes de management. Stress, découragementse font sentir dans un contexte où le temps de réflexion sur le sens et la qualité du travailfourni manquent cruellement. Le problème de la charge de travail s'est donc principale-ment exprimée en des termes relatifs à l'activité des cadres.

Sensée apporter une réponse à ce problème épineux, mais aussi à l'exigence accrued'une plus grande disponibilité pour la vie privée et familiale, la loi sur les 35 heures estvite apparue ne pas être à la hauteur des aspirations de la majorité des cadres. Selon laloi Aubry II, la majorité des cadres est appelée à bénéficier du régime des 35 heures. Sui-vant la législation du travail et la jurisprudence, la loi n'exclut que les cadres dirigeants dela réduction du temps de travail. Leur exclusion de ce nouveau régime est légitimée, sui-vant le droit du travail, par le fait qu'ils disposent « d'une latitude suffisante dans l'organi-sation » et d'un « niveau élevé de responsabilité et d'autorité (qui) est notamment attestépar l'importance des fonctions et des rémunérations ». Les deux autres catégories decadres bénéficient de la RTT selon des modalités distinctes, et avec des résultatsvariables quant à l'application de cette mesure. Parmi les cadres non dirigeants, sont dis-tingués les cadres travaillant au sein d'une équipe qui au même titre que les non cadressont amenés à passer aux 35 heures hebdomadaires, et les cadres qui, en raison de leur

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activité plus autonome et de l'impossible comptabilisation de leur temps, voient leurréduction du temps gérée sur une base annuelle.

Ce qu'il ressort de nombreuses études, c'est l'incapacité de la RTT à réduire la charge de tra-vail, voire même le temps de travail réel. Pour une large fraction des cadres non dirigeants, lepassage au régime des 35 heures (hebdomadaires ou annualisées) s’est en effet souventsoldée par une intensification de la charge de travail. Cette tendance qui vaut au premier chefpour les cadres exerçant des fonctions d'encadrement et soumis aux 35 heures hebdoma-daires, est largement conditionnée par le défaut de remise à plat de l’organisation du travail,qui impose la même charge de travail en un temps de travail moindre, mais aussi par le déve-loppement de l’évaluation et de la rémunération basées sur les résultats. Réalisées dans lecadre des accords RTT, les embauches ont majoritairement concerné les emplois non cadres,ne permettant donc pas d’alléger la charge de travail des cadres (Bouffartigue, Bouteiller,2000). Si la loi a permis le dégagement de temps libre, dans les faits ce temps semble avoirété absorbé par une augmentation du temps de travail à domicile ou bien encore avoirété « déqualifié » en temps de récupération consécutif au surmenage. La loi n’a pas intégrécomme une donnée la porosité entre le temps de travail et les temps sociaux, ce manqued’anticipation générant une accentuation de la porosité elle-même et ne faisant qu’accroître lacharge et l’implication des cadres.

La mise en application des accords sur les 35 heures laissait pourtant espérer une plusgrande attention portée par l'entreprise à l’activité de production-valorisation des compé-tences propre aux cadres. Comportant un volet « compétence », ces accords reconnais-sent en effet que le temps de travail n'est plus seulement le temps directement productif,qu’il soit d’exécution ou de conception. Est également productif le temps qui est consacréà développer des savoirs sur l'entreprise (acquisition de connaissances sur l'entreprise etson environnement) et à sa propre carrière (en accord avec la direction). En fait, si la loisur les 35 heures offre la possibilité aux partenaires sociaux d’une amélioration de la qua-lité des facteurs de production, elle laisse sans réponse la question des modalités d’usageet de reconnaissance des activités déployées dans le contexte du temps libéré. Cette indé-termination est lourde de conséquence dans la mesure où tout reste à faire pour institu-tionnaliser la relation entre le temps libre et la logique du modèle compétence.

2.2. Extension et légalisation de la convention de forfait

L'incapacité de la loi à répondre à l'objectif affiché n'est sans doute que le reflet le plusvisible de la nature paradoxale de la loi Aubry II. Limitant le nombre des cadres soumisau régime des 35 heures hebdomaires, la loi offre de fait un cadre légal à la forfaitisationde l'activité des cadres. Du côté des entreprises, il est en effet fréquent d’observer lesdirections recourir à une utilisation extensive voire illégale du forfait. Le cas de la firmeThompson, qui s’est vu signifier pas moins de 6 000 procès-verbaux est exemplaire à cetégard de l’opposition farouche des employeurs à modifier l’organisation du travail descadres. Dans cette entreprise, l'inspection du travail a pu constater qu’un nombre élevéde cadres étaient assimilés au statut dirigeant alors que, dans les faits, leur temps étaitcomptabilisable.

Si certaines entreprises utilisent la loi pour faire passer illégalement les cadres du droitdu travail sous le régime (déguisé) du droit commercial (notamment par l’incorporationdans le contrat de travail d’une obligation de résultat impossible à atteindre dans lesnormes temporelles légales), la majorité s'appuie sur cette nouvelle juridiction pour réali-ser, en toute légalité, une extension de la forfaitisation, sous couvert de la reconnaissancede l'impossible comptabilisation du temps de travail en heures. On notera que cetteimpossibilité désormais légitimée, amène à reconduire la logique de « gestion desabsences » au détriment d'une logique de « gestion des présences » (Baron, 1999). C'esten effet le temps de repos qui devient la norme, reflétant l'impossibilité de mesurer le tra-vail au moyen du temps de travail effectif et, au-delà, l'anachronisme de cette mesurequantitative.

S'il y a bien maintien d'une gestion des absences, les changements n'en sont pasmoindres quant au mode de gestion du travail et quant à la rétribution de l'activité descadres. Désormais légalisée, l'annualisation du temps de travail participe à légitimer letransfert de risque de l'entreprise sur le cadre salarié, les aléas de l'entreprise pouvant êtregérés au moyen d'une flexibilisation accrue de la contribution annuelle en temps de travaildes cadres. De concert avec l'individualisation de la rémunération et la connexion plus

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étroite du salaire et des résultats, le contrat de travail prend de plus en plus la figure,d'un contrat de mission. Plus fondamentalement, il est possible d'affirmer que lesmesures de RTT semblent avoir court-circuité la nécessaire réflexion sur les questions desubordination et de d'indépendance juridique en favorisant une ré-intégration des formesde travail indépendant (via l'annualisation et la légalisation explicite des conventions auforfait).

Redéfinissant le temps de travail comme temps de travail effectif (passé dans l'entrepriseou à disposition de l'entreprise), la loi Aubry II apparaît donc pour le moins anachroniquesi l'on sait qu'elle n'intègre nullement la question pourtant cruciale de l'essor du tempsde travail invisible. Sans doute est-il possible de dire que la notion de travail effectif rap-pelle au cadre que la mise à disposition du temps n'épuise pas ses obligations contrac-tuelles et qu'il est redevable d'autres choses. Implicitement, on conçoit donc qu'il y a bientoujours ou encore davantage une déconnexion entre temps de travail effectif et rémuné-ration. La rémunération apparaît ainsi ne rien devoir à la durée du travail, mais biendavantage à la fonction exercée, c'est-à-dire à l'engagement de sa subjectivité, de sacapacité à assumer des responsabilités et des risques, de sa capacité à organiser lacoopération d'un collectif ou la mobilisation d'inputs immatériels stratégiques.

Pour toutes les raisons que nous avons évoquées, la loi Aubry II semble bien moinsapporter de réponse qu'accroître les facteurs de tension entre les cadres et l'entreprise.Reste en effet ouverte la question problématique de la rétribution du temps de travailinvisible, et plus largement celle de l'intégration du temps libre dans les termes de la rela-tion d'emploi.

Enfin, on notera qu'une autre conséquence de la loi Aubry II a trait au renforcement dutemps de travail comme critère de segmentation du groupe cadre, et que cette loi n'estpas sans effet non plus sur la fragilisation du statut cadre. Cette tripartition tend en effet àeffacer la distinction entre les non cadres et les cadres soumis aux 35 heures hebdoma-daires qui reposait sur une différence en termes de temps de travail effectif reconnu et entermes plus subjectifs d'intérêt de l'activité. Par ailleurs, la partition du groupe cadre entrois catégories distinctes accentue les écarts de traitement et les différences de rétributionen termes de temps. Mais cette segmentation accrue est aussi le fait d'une très grandediversité selon les entreprises dans les accords de RTT, notamment en termes d'extensionde la forfaitisation et en termes de jours de congés supplémentaires (qui varient entre 11et 32). Considérant qu'une partie des jours libres dégagés (lorsqu'ils sont nombreux) peuventêtre mobilisés au profit de ces tâches annexes que constituent l'acquisition de compé-tences et la veille sur le marché du travail, il n'est pas exclu que l'hétérogénéité desaccords d'entreprise contribue à segmenter les cadres sur le terrain de leurs compétencesmais aussi qu'en retour, les cadres intègrent la rétribution en termes de temps dans leurstratégie de mobilité externe, en se tournant vers les entreprises les plus généreuses entermes de temps libre offert. Si la position des cadres sur le marché du travail s'améliore,et plus encore si des pénuries apparaissent sur leur « marché », il est cependant possibleque cette hérérogénéité des accords soit amenée à se réduire.

En résumé, les développements de ce dernier chapitre suggèrent que la recompositiond'un pacte entre les cadres et l'entreprise appartient résolument à l'avenir. Rien n'indiqueen effet que les termes d'un nouveau pacte progressiste qui intégrerait les nouvelleslogiques du système productif et les nouvelles activités des cadres soient présents dansles relations d'emploi. Le pacte qui se redéfinirait autour de la mobilité fonctionnelle desindividus en contrepartie de garanties assurant un accès continu à l'emploi et à la forma-tion (Morin, 1995) est encore une fiction. À défaut de pacte, et en marge des incertitudes,ce sont les paradoxes qui ont le dessus sur le terrain de la gestion de la ressource cadre :paradoxe entre l'exigence d'une forte intégration sociale et culturelle des salariés au seindes entreprises (sur la base d’un pacte socio-productif entre les détenteurs de savoirs etl'organisation) et la tendance à accroître la flexibilité organisationnelle ; paradoxe entrel'exigence d'implication, y compris subjective et l’effritement des garanties d'emploi ;paradoxe encore, entre l'exigence d'une coopération ou d'une cohésion poussée entre lesmembres d'un collectif de travail (dans un contexte où la performance repose moins surl'exécution des tâches que sur la qualité des liaisons entre les tâches) et la croissance desdisparités de salaire et de statut entre les individus ; paradoxe enfin entre la nécessitéd'apprentissage et de recyclage (individuels ou collectifs) et le besoin d'acquisition decompétences spécifiques et la faiblesse des politiques d’incitations à l’effort de dévelop-pement des compétences.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Sous l’effet conjugué d’une large diffusion des Technologies de l’Information et de laCommunication, d’une montée du niveau général des connaissances et de leur intégra-tion dans des logiques productives de plus en plus soumises à un régime de concurrencefondé sur l’innovation, la place et le rôle des cadres au sein des entreprises s’en sonttrouvé profondément modifiés. La figure traditionnelle du cadre, détenteur d’une forma-tion technique ou scientifique de haut niveau et exerçant une fonction de commandementpar délégation de l’employeur, n’est plus aussi dominante qu’autrefois. De même, lecompromis socio-politique construit sur les principes de fidélité et de loyauté et qui, àl’époque du fordisme, établissait un lien durable entre l’encadrement et la direction devaitêtre, sinon redéfini, du moins sérieusement mis en cause.

Comme nous avons essayé de le montrer, cette évolution tient pour une large part auxtransformations profondes des organisations et des modes de fonctionnement des entre-prises survenues dans les années 80 et 90. Ces transformations ont exercé un doubleeffet, direct et indirect, dans la mutation du statut « cadre » et, plus largement, de la fonc-tion d’encadrement des personnels des entreprises :

– Par effet direct, nous entendons un effet de rationalisation et de sélection opéré au seindu groupe cadre et qui se manifeste par une différenciation accrue à l'intérieur de la caté-gorie en termes de conditions d'emploi et de trajectoires professionnelles, de rémunéra-tion et de contenu du travail. Cette différenciation catégorielle qui se double d'une diffé-renciation par entreprises (toutes n'ayant pas pareillement modifié leur schémaorganisationnel et leur mode de gestion de la main-d'œuvre) a engagé deux processusparallèles. D'un côté, elle a sous-tendu un mouvement de fragilisation d'une partie descadres « classiques » dotés d'un faible niveau de formation initiale (en majorité desanciens cadres) et/ou occupant des fonctions administratives et commerciales, à fortcontenu hiérarchique. De l'autre, elle a maintenu voire renforcé, selon des modalitésnéanmoins renouvelées, la position de cadres exerçant des fonctions techniques ou d'ex-pertise spécialisée, la qualification technique étant considérée moins per se que commeune condition nécessaire à l’exercice d’une activité polyvalente. Il s’ensuit une nouvellesegmentation du marché du travail des cadres fondée sur l’amplitude des compétences etnon plus seulement sur un critère de spécialisation fonctionnelle (finance, marketing...) et,dans une moindre mesure, sur un effet de génération.

– Par effet indirect, nous entendons un effet de distanciation aussi bien des cadres vis-à-visdes entreprises que des entreprises vis-à-vis des cadres. Ce nouveau lien, plus distenduentre cadres et entreprises, résulte d'une flexibilisation de la gestion de la main-d'œuvremettant à mal le modèle de l'emploi à vie ainsi que d'une volonté d'autonomisation dessalariés, liée aussi bien à la rupture du pacte de loyauté avec l'entreprise qu'à un habillagenouveau de la subordination et une conditionnalité plus grande des rétributions. Analy-sée sous le prisme de la fonction d’encadrement, cette distanciation renvoie à une situa-tion inédite par laquelle les conditions d'emploi ne recouvrent plus (ou de moins enmoins) l’activité réelle déployée par cette catégorie de personnel. Autrement dit, l’activitédes cadres aujourd’hui irait bien au-delà de l’emploi qu’ils occupent. Au sein des entre-prises, en sus de leurs fonctions définies statutairement, les cadres auraient à prendre encharge le « changement organisationnel » et à considérer cette responsabilité comme uneactivité à part entière. Cette activité, étroitement mêlée aux fonctions statutaires, s’en dis-tinguerait pourtant compte tenu des capacités productives (cognitives, relationnelles)requises et la nature particulière du travail demandé (reposant fondamentalement sur lacoopération). Hors entreprises, nous retrouvons les « traces » de cette activité, aussi bien auniveau du marché du travail à travers le phénomène de « surqualification » (appréhendée entermes de « savoir de second rang » ou de « savoir organisationnel », terme générique quenous avons employé pour désigner la capacité de ces personnels à produire et gérer le chan-gement), qu’au niveau du comportement des cadres qui, sur le marché, intègrent la mobilitéfonctionnelle comme une variable stratégique dans leurs parcours professionnels.

Au plan de l’analyse, ces deux effets offrent chacun une perspective sensiblement diffé-rente des conditions d’appartenance à la catégorie cadre et des ressorts de la crise quesubit ce groupe socio-professionnel. Du point de vue des effets de rationalisation et desélection, une fraction des cadres forme une catégorie de personnels sujette à une forte dis-

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crimination de la part des employeurs. Il s’agit là d’une dimension du changement organisa-tionnel témoignant d’une modification profonde et durable des rapports de pouvoir au seindes entreprises. Ces cadres ont subi les conséquences d’une informatisation croissante del’activité industrielle et surtout tertiaire des entreprises, entraînant licenciements, reconver-sions et/ou déclassements par suite d’une diminution du nombre des échelons intermédiairesde coordination et de commandement. En retour, la prépondérance de critères tenant à l’âge,la formation et le niveau des connaissances acquises ont contribué à une modification decette catégorie dans le sens d’une (ré)intégration d’une bonne partie des jeunes et des ancienspersonnels d’encadrement (les administratifs, les commerciaux...) dans une frange du salariatmoins bien rémunérée et moins bien protégée statutairement. C’est essentiellement à ceniveau que l’on peut parler d’une crise de la catégorie cadre, catégorie devenue de plus enplus floue et insaisissable. Mais c'est aussi au niveau du contenu du travail que cette crisepeut être identifiée, si l'on mesure combien la rationalisation du travail frappant les cadres fra-gilisés a sapé bien des fondements de la motivation professionnelle que constitue l'intérêtd'un travail complexe et varié.

Du point de vue des effets de distanciation, la perspective est toute autre. Cet effet est laconséquence directe du « changement organisationnel » et du flou des frontières que celui-cifait apparaître entre l’entreprise et le marché d’un côté, le travail du non-travail de l’autre.Pris dans un continuum de situations intermédiaires, transversales aux entreprises et aumarché, les cadres forment une catégorie d’actifs pour lesquels le travail dépasse les fonc-tions qui leur sont contractuellement dévolues. Pour ainsi dire, cet « au-delà de l’emploi »constitue une zone de non-droit où s’enchevêtrent des activités de nature relationnelle, où seconstruisent des parcours professionnels, où circulent l’information stratégique, où se for-gent des structures de coordination plus ou moins informelles. Il en résulte une approche dela place et du rôle des « cadres » qui ne peut plus être définie en référence à des critèresd’appartenance de nature institutionnelle (affiliation à l’Agirc, rémunération au forfait notam-ment). À ce niveau, c’est essentiellement l’activité et non le statut qui constitue le facteur dis-tinctif entre cadres et non cadres. On peut résumer cette activité en trois catégories indisso-ciables l’une de l’autre : une activité (statutaire) liée à une spécialisation fonctionnelle ; uneactivité (implicite) de maîtrise et de gestion du « changement organisationnel » proprementdit, qui implique un travail de gestion et mobilisation des compétences collectives ; une acti-vité (induite) de construction et de gestion des parcours professionnels tenant au renforce-ment de la mobilité fonctionnelle associée au changement organisationnel. Si l'ancien pactequi unissait les cadres à l'entreprise et qui reposait sur la loyauté à l'employeur et l'engage-ment sans limitation de temps en échange d'une promesse explicite et inconditionnelle decarrière appartient bel et bien au passé, aucun nouveau contrat social qui reconnaisse lesmultiples dimensions de l’activité des cadres, ne semble s'imposer. Si les relations d'emploi,plus différenciées que par le passé entre les groupes de cadres, connaissent une évolutioncertaine, celles-ci paraissent inadaptées à surmonter les tensions actuelles. Les rétributionsapparaissent en effet de plus en plus conditionnelles, que ce soit en termes de rémunéra-tions (de plus en plus soumises à l'évaluation des performances des individus), de promessede carrière, d'intérêt de la fonction ou encore d'autonomie dans le travail. En retour, l’activitédes cadres n'est nullement reconsidérée dans ses fondements mais appréhendée en termesd’implication accrue de la subjectivité des personnes. Plus généralement, ces incertitudesdans la relation d’emploi qui traduisent un transfert de risque de l'entreprise vers le salariésont révélatrices de l'ébranlement de la position sociale de la catégorie cadre (alimentant enretour le refus pour le moins singulier de certains salariés d'accéder au statut de cadre) maisaussi des potentialités d'extension de cette crise à une plus large fraction du salariat. End’autres termes, face aux transformations de l'activité des cadres, à supposer qu’elles seconfirment comme des composantes structurelles de leur identité professionnelle, ces évolu-tions mettent en évidence le retard des formes juridiques et autres conventions collectivespour la reconnaissance et la validation de la spécificité du statut cadre.

Enfin, le changement organisationnel souligne toute l’ambiguïté de la situation descadres dans le contexte où les compétences et, plus largement, les connaissances et lacoopération productive, deviennent des éléments déterminants de la croissance et de lacompétitivité des firmes. Cette ambiguïté a pu être vérifiée au niveau de deux dimensionsde la relation d’emploi, la rémunération et la durée du travail des cadres. Il ne fait aucunedifficulté en effet pour observer sur chacun de ces points un écart important entre les dis-cours proférés et les moyens mobilisés par les directions d’un côté, les aspirations et laréalité du travail des cadres de l’autre. En particulier, le recours de plus en plus fréquent àl’individualisation des rémunérations et le passage aux 35 heures ont joué à contre-emploifaute d’une remise à plat des systèmes d’évaluation et de rémunération des performances

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des cadres et de la prise en compte des conditions d’étroite intégration des temps sociauxet du temps de travail. Aussi, loin de procurer du temps et de rétribuer en conséquence lesactivités contribuant à la formation et au développement des compétences, ces mesuresn’ont-elles fait qu’accroître l’intensité et la charge de travail pour des niveaux de rémunéra-tion qui, le plus souvent, sont restés inchangés. Autrement dit, la relance du dialogue entrepartenaires sociaux autour d’une conception élargie du travail des cadres semble plus quejamais à l’ordre du jour pour conférer à cette catégorie d’actifs une nouvelle identité et luireconnaître une nouvelle légitimité.

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