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Les causes économiques - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782130473954.pdf · Le gaspillage du capital, 127 Le poids croissant du secteur militaire, 128 Conclusion,

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Les causes économiques

de la f in de l'Empire soviétique

Connaissance de l'Est COLLECTION D I R I G É E PAR

ALEXANDRE ADLER

Les causes économiques de la f in

de l'Empire soviétique

F R A N Ç O I S S E U R O T

Professeur de Sciences économiques à l'Université de Nancy I I

Directeur du Centre de Recherche et de Documentation économiques ( CREDES)

Presses Universitaires de France

Remerciements

Notre recherche a été menée dans le cadre des travaux du Centre de Recherches et de Documentation économiques (CREDES) de l'Uni- versité de Nancy II. Je remercie les chercheurs du séminaire « Histoire et comparaison des systèmes économiques » qui ont discuté et critiqué certaines thèses présentées dans cet ouvrage. Ma reconnaissance va tout particulièrement à Jean Brot et Bernard Dieller qui ont lu une première version de cet ouvrage et suggéré d'utiles modifications. Ma gratitude va également à Annie Woltrager qui a assuré, avec une grande compétence, la mise en forme matérielle des diverses variantes du manuscrit.

ISBN 2 13 047395 4

Dépôt légal — 1" édition : 1996, octobre

0 Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

Sommaire

I n t r o d u c t i o n , 1

L a c a t a s t r o p h e q u e l ' on n ' a v a i t p a s v u e ven i r , 1 L a nécess i t é d ' u n m o d è l e e x p l i c a t i f a b s t r a i t , 5

P r o b l é m a t i q u e e t p l a n de ce t essai , 10

I. L a s i t u a t i o n é c o n o m i q u e e n URSS ap rè s so ixan te -d ix a n s de soc ia l i sme : u n p r e m i e r b i l an v u d ' e n bas , 13

Ni l ' a i s ance ni l a misère , 14 Les pénur i e s , 15

U n p o u v o i r d ' a c h a t r o n g é p a r l ' i n f l a t i on , 17 L a p a u v r e t é e t le c h ô m a g e , 21 Le pi l lage de l ' e n v i r o n n e m e n t , 25

L a s a n t é e t l ' hyg iène , 27

n . U n e v u e d ' e n h a u t : des déséqui l ibres m a c r o - é c o n o m i q u e s incurab les , 29

Fo rces e t fa iblesses de l ' é c o n o m i e sov i é t i que , 30

U n sec t eu r mi l i t a i re cons idé rab l e e t e n c o m b r a n t , 30

Le déf ic i t b u d g é t a i r e , 32 U n e space é c o n o m i q u e f o r t e m e n t in tégré , 33

U n essai de c o m p a r a i s o n g lobale , 39 C o m m e n t l ' i n f l a t i on d é t r u i s a i t p e t i t à p e t i t le socia l isme, 47

I n f l a t i o n e t é p a r g n e forcée, 48 Les causes e t conséquences de l ' i n f l a t i on r é p r i m é e , 50 L ' é c o n o m i e para l l è le , 54

III* L a t e n d a n c e à long t e r m e , 57

Les di f f icul tés s t a t i s t i q u e s , 57

P e u t - o n a v o i r conf iance d a n s les s t a t i s t i q u e s sov ié t iques ?, 57 Les calculs de la CIA, 62 Les e s t i m a t i o n s de K h a n i n , 63

C o m m e n t ca lcu le r la p r o d u c t i o n n a t i o n a l e ?, 65

L ' é v o l u t i o n des g r a n d s a g r é g a t s , 66

Les t e n d a n c e s s t a t i s t i q u e s , 67

Les périodes de croissance : quand l'économie a-t-elle fait des bonds ?, 70 Quelques interprétations du mouvement long, 76

L'essoufflement de la croissance extensive, 76 Les phases de croissance et la théorie du rattrapage, 78

IV. Les facteurs de production, 83

Le travail, 83

Les aspects démographiques, 83 La population de 1914 à 1945, 83 Les tendances démographiques depuis 1945, 85 La stagnation de l'offre de travail, 86 La participation des femmes au travail, 89 Le travail forcé, 90 La productivité du travail et la motivation des travailleurs, 90

Le capital, 94

La planification de l'investissement, 94 Les excédents de capacité, 96 La crise de l'investissement, 97

Le progrès technique importé et les étapes de la croissance, 101

Les transferts technologiques de 1928 à 1941, 101 Les transferts technologiques de 1945 à 1960, 103

V. La période charnière 1953-1965 ou quand la tendance s'est retournée, 107

Croissance économique et essoufflement du système économique, 108

Estimation de la croissance aux prix soviétiques, 110 Estimation de la croissance de l'URSS aux prix américains, 112 Synthèse de ces estimations, 114

L'évolution économique et politique, 115

Les hésitations de 1954-1955, 116 Les fausses « bonnes années, 1955-1958 », 117 Le retournement de 1959, 121

Les politiques économiques et leurs effets sur la tendance générale de l'économie, 124

De l'âge d'or du capital à la crise de l'investissement, 124 L'effet déstabilisant des réformes de Khrushchev, 126

Le gaspillage du capital, 127 Le poids croissant du secteur militaire, 128 Conclusion, 129

VI. La nature du système soviétique, 131

La société soviétique : une société totalitaire, 132

Le modèle totalitaire, 133 La critique du modèle totalitaire et le « népisme », 135

Les approches sociologiques, 140

La thèse de la société industrielle, 140 L'analyse « bureaucratique » de la société soviétique, 141 La théorie du marché bureaucratique de Naïshul, 142 La supériorité du modèle totalitaire, 143

L'économie dans une société totalitaire : vers une théorie de l'économie administrée, 146

L'idéologie et l'économie dans le système soviétique, 146 La logique de l'économie administrée, 148

Le partage des fonctions et des pouvoirs de la bureaucratie et du Part i communiste dans une économie administrée, 151

Totalitarisme et bureaucratie, 151 La structure de la bureaucratie de l'URSS communiste, 153 La direction de l'entreprise dans une économie administrée, 156 Conclusion, 157

VU. L'affrontement entre conservateurs et réformistes et la survie du système, 159 L'offensive réformiste de 1942-1949, 160 L'esprit des réformes de 1956 à 1970 et la grande victoire des conserva- teurs, 165

VllI. La chute finale : la p e r e s t r o ï k a , 173 Les mystères de l'ère Gorbachev, 173 La stabilisation d'Andropov : une stratégie viable à long terme ?, 176 La fuite en avant : la politique d'accélération (1985-1986), 178

Un programme irréalisable, 178 Les limites de la discipline, 185

La logique économique de la perestroïka : une nouvelle NEP ?, 190

Les réformes de l 'administration économique, 190 Le développement du secteur privé, 195 La désintégration politique et la fin de la perestroïka, 200 Conclusion : la perestroïka : une erreur fatale, 208

Conclusion générale, 211

Annexe : les analyses quantitatives de la croissance, 217 Les études économétriques des experts occidentaux, 217

Les fonctions de Cobb-Douglas à deux facteurs, 219 Les fonctions de production à trois facteurs, 222 L'emploi de fonctions à élasticité de substitution constante, 223

Les études économétriques en URSS, 225 Conclusion, 227

Introduction

Le plus grand défi intellectuel que lance la chute de l'Empire sovié- tique n est pas d'élaborer une théorie ou une pratique de la transition vers le capitalisme mais d'expliquer pourquoi et comment, pour la pre- mière fois dans l'histoire, un grand Empire et une grande civilisation se sont effondrés en quelques années sans la gloire d'un désastre mili- taire ni la tragédie d'une guerre civile.

La catastrophe que l'on n'avait pas vue venir

Il n'est guère contestable que l'économie soviétique était en crise de nombreuses années avant l'accession au pouvoir de Gorbachev. Il faut cependant remarquer que ce diagnostic est récent et même qu'il a été très tardif. Ni les responsables soviétiques ni la plupart des obser- vateurs occidentaux n'ont décelé la gravité de la maladie alors qu'elle se développait. Or un diagnostic tardif interdit une thérapeutique pré- coce et efficace. Voilà qui nous empêche de nous montrer trop sévère à 1 égard de Brejnev et son équipe. Pourquoi auraient-ils adopté des réformes profondes pour lutter contre un mal dont personne, à com- mencer par ceux qui ont brocardé plus tard le brejnevisme de la sta- gnation, ne leur signalait la gravité.

Résumant assez bien le point de vue des intellectuels occiden- taux, F. Braudel écrit dans sa Grammaire des civilisations, à propos de 1 URSS, en 1963 : « Mais à supposer que le but économique n'ait pas été entièrement atteint, il est sûrement en vue. Une énorme progression est en route, avec de magnifiques et prodigieuses réussites en Sibérie et ailleurs» et, plus loin... «L'annonce d'un plan de vingt ans qui conduira l'URSS aux félicités de la société communiste n'est pas un vain projet. »

R. Portal dans un grand ouvrage de synthèse consacré aux civilisa- tions slaves conclut ainsi à propos de l'Union soviétique : « Certes, la conciliation, ou plutôt la réconciliation entre peuples divers, opposés dans le passé, est un fait acquis. Individualiser, sur le plan national, les différents peuples de l'Union, n'a plus d'intérêt que sur le plan cultu- rel. Slaves ou non, ces peuples, aujourd'hui, sont effectivement unis par le socialisme. L'efficacité du régime n'est guère plus mise en cause. L'évolution du pays s'accélère. Le progrès scientifique, l'état avancé de la recherche, la formation d'une élite abondante de techniciens en sont des signes évidents. Tirée de son isolement, l'Union soviétique entre dans l'ère de la participation. Centre d'attraction, au même titre que les États-Unis, mais pour d'autres raisons, elle fait pénétrer son influence à travers le monde par les choix qu'elle lui offre. La dure expérience vécue d'une Révolution qui a remis en discussion les prin- cipes d'existence, les fondements de la société, les modes de relations humaines, avec ses erreurs tragiques, ses succès et ses reculs, ses côtés d'ombre et de lumière, est méditée par les jeunes nations et utilisée dans la pratique révolutionnaire. Au-delà des pays de démocratie populaire, où l'installation de nouveaux régimes ne s'est pas accomplie sans son appui décisif, l'extension spontanée et subite, aux limites du globe, de son influence idéologique est le trait le plus marqué d'une puissance qui est faite en grande partie de la force de pénétration du socialisme. »'

Les économistes professionnels ont commis la même erreur. A. Hansen, conseiller économique du président Kennedy et le plus grand des auteurs keynésiens (inventeur du modèle dépense-revenu et de l'analyse IS-LM), écrit en 1960 : « La tendance de la croissance du PNB à prix constant est de 3 % par an aux États-Unis depuis trente ans. Les recherches les plus compétentes sur l'URSS nous apprennent que ce taux est de 7 % en URSS. Le système soviétique est capable de maintenir des taux de croissance supérieurs à celui des Etats-Unis parce qu'il permet un investissement à long terme très proche du " p l e i n i n v e s t i s s e m e n t " . F i n a l e m e n t , l e s R u s s e s p e u v e n t m a i n t e n i r u n

t a u x d e c r o i s s a n c e s u p é r i e u r a u n o t r e p a r c e q u ' i l s s o n t c a p a b l e s

d ' a f f e c t e r à l a c r o i s s a n c e u n e p l u s f o r t e p r o p o r t i o n d u P N B q u ' i l e s t

p o s s i b l e d e l e f a i r e a u x É t a t s - U n i s . » 2 Q u e l l e p r é c i s i o n d a n s c e c o n t r e -

d i a g n o s t i c !

A . N o v e , q u i p o u r t a n t f u t v e r s 1 9 8 0 u n d e s p r e m i e r s à r e m a r q u e r

q u e l ' U R S S s ' e n f o n ç a i t d a n s l a r é c e s s i o n , p r é s e n t e l ' é c o n o m i e s o v i é t i q u e

d e 1 9 8 1 c o m m e c o n n a i s s a n t d e s é r i e u x p r o b l è m e s d o n t i l n e f a u t p a s

e x a g é r e r l a g r a v i t é . « L e s p é n u r i e s , l a c o r r u p t i o n e t l a c o n f u s i o n s e m -

b l e n t e n d é m i q u e s e t l a c r o i s s a n c e a c e s s é . M a i s l ' O u e s t a u s s i f a i t f a c e à

1. R. Portai, Les Slaves, peuples et nations, Paris, Armand Colin, 1965, p. 402-403. 2. A. Hansen, The économies of the soviet challenge, The Economic Record, mars 1960.

d e s p r o b l è m e s g r a v e s , a v e c u n e c r o i s s a n c e z é r o , l ' i n f l a t i o n , l e c h ô m a g e

e t l a p e r s p e c t i v e d e c r i s e s m a j e u r e s . . . I l e s t l é g i t i m e d e s e d e m a n d e r s i

i l s s o n t d a n s u n d é s o r d r e p i r e q u e l e n ô t r e ? N ' o n t - i l s p a s d e s a v a n t a g e s

systémiques" aussi bien que des faiblesses ? Ces dernières n'ont-elles pas été exagérées ?... Où va l'économie soviétique si aucune réforme majeure n'est adoptée ?... Il n'y a aucune catastrophe imminente, le système n'est pas en situation de chaos, la qualité de sa planification et de sa production ne décline pas. En fait, la qualité est en train de s améliorer... Mettre exclusivement l'accent sur le chaos et le gaspil- lage, sur l'image de la production de camelote invendable donne une image erronée surtout si on compare avec le passé, quand le système soviétique était plus gaspilleur, plus inefficient et moins productif. Les gens ne vont pas plus mal... Même si la croissance reste au niveau modeste de 3 % par an pendant les prochaines années (ce qui me paraît constituer une prévision raisonnable), cela peut contraster favo- rablement avec les économies occidentales. »1

Comme l'a remarqué Malinvaud2, les économistes occidentaux ont sous-estimé l'inefficacité des économies planifiées. En fait, la sous-esti- mation est double ou, plus exactement, il y eut deux erreurs d'appré- ciation de nature différente. D'une part, on a mal évalué la tendance longue de la production et, d'autre part, on a sous-estimé la fragilité extrême du système socio-politico-économique qu'une réforme poli- tique fondamentale a jeté dans le chaos.

Il y a d'ailleurs toujours eu quelque chose de mystérieux dans la croissance économique de la Russie. Les performances de l'économie d avant 1914 sont assez difficiles à situer par rapport à celles des prin- cipaux pays industrialisés et, pour remonter plus loin, I. Blanchard a même calculé qu'en 1807 le revenu national par tête en Russie était le deuxième du monde et très proche du niveau britannique3. La Russie aurait dépassé la France pendant la Révolution française. Elle aurait perdu sa position après 1815-1820. Même si les calculs de Blanchard ne sont pas totalement convaincants, il n'en reste pas moins que la crois- sance de la Russie a toujours été irrégulière, souvent rapide mais encore plus souvent proche de zéro pendant de longues périodes. L'er- reur de diagnostic des spécialistes universitaires et des services de la CIA se répercuta en s'amplifiant dans le milieu des experts du second cercle, c'est-à-dire les analystes des divers instituts de prévision publics ou privés. Amplification car les analyses universitaires, plus ou moins nuancées, ne permettaient pas de conclure que les industries soviéti- ques allaient se moderniser et avoir besoin de capital occidental. Bon nombre de bureaux d'étude, parfois liés à des organismes officiels du

1- A. Nove, Socialism, économies and development, Allen-Unwin, 1986, p. 131 et 147. 2. E. Malinvaud, Voies de la recherche macro-économique, Paris, Odile Jacob, 1991. 3. I. Blanchard, Russia's age of silver, Londres, Routledge, 1989, p. 282.

c o m m e r c e e x t é r i e u r o u à des a s s o c i a t i o n s p a t r o n a l e s , n ' h é s i t è r e n t p a s c e p e n d a n t à p r o j e t e r d a n s u n a v e n i r p r o c h e les v a r i a n t e s les p l u s o p t i -

m i s t e s des g r a n d e s é t u d e s de la CIA o u des é q u i p e s a m é r i c a i n e s . Ains i

a - t - o n p a r l é d u « g r a n d m a r c h é s o v i é t i q u e » a p r è s q u e les e x p é r i e n c e s d ' a b s o r p t i o n de t e c h n o l o g i e s o c c i d e n t a l e s a v a i e n t d é j à é c h o u é . L'URSS

e n 1976-1980 t r a v e r s a e n e f fe t u n e p é r i o d e f a s t e ; les r e c e t t e s e n p é t r o - d o l l a r s des p a y s a r a b e s se t r a n s f o r m a i e n t e n a c h a t s d ' a r m e m e n t sovié-

t i q u e e t s e r v a i e n t e n s u i t e à a c q u é r i r à p e u p r è s n ' i m p o r t e q u e l é q u i p e -

m e n t o c c i d e n t a l . L'URSS e n f i t b e a u c o u p d ' a c h a t s e t p e u d ' u s a g e r Cela

n ' e m p ê c h a p a s les « e x p e r t s » de d i v e r s g o u v e r n e m e n t s o u de g r a n d e s

b a n q u e s d ' e n c o u r a g e r les o p é r a t i o n s d e c o o p é r a t i o n i n d u s t r i e l l e a v e c l'URSS a u x f ra i s le p l u s s o u v e n t d u c o n t r i b u a b l e o c c i d e n t a l o u des

e n t r e p r i s e s t r o p n a ï v e s .

D a n s les a n n é e s 1960, l a CIA e t les s o v i é t o l o g u e s o c c i d e n t a u x o n t

c o n s t r u i t u n e i m a g e d e l ' é c o n o m i e s o v i é t i q u e q u i ne r e f l è t e p a s la r é a - l i té e t qu i , e n t o u t cas , n e la i sse a u c u n e m e n t p r é s a g e r de la c h u t e

f ina le . I l s o n t f a b r i q u é u n f a n t ô m e . I ls y o n t c r u e t f a i t c ro i re j u s - q u ' e n 1985 à p e u près . Les g r a n d s t r a i t s de ce f a n t ô m e s o n t :

1. L a p r o d u c t i o n i n d u s t r i e l l e e s t d ' e n v i r o n 60 à 65 % d e celle des

É t a t s - U n i s e t d o n c , c o m p t e t e n u des d i f fé rences d e p o p u l a t i o n , l a p r o - d u c t i o n p a r t ê t e e s t de 50 % .

2. L a c o n s o m m a t i o n p a r t ê t e e s t de 35 % de celle d ' u n c i t o y e n a m é r i c a i n .

3. Les b i e n s de c o n s o m m a t i o n s o n t de fa ib le q u a l i t é m a i s les b iens d ' é q u i p e m e n t p e u v e n t s o u v e n t ê t r e c o m p a r é s à c e u x q u e l ' o n p r o d u i t e n O c c i d e n t .

4. Les se rv ices col lect i fs s o n t g r a t u i t s e t de b o n n e q u a l i t é ( s a n t é , r e c h e r c h e s c i en t i f i que , é d u c a t i o n , co lon ies de v a c a n c e s ) .

5. I l n ' y a n i i n f l a t i o n n i c h ô m a g e .

6. L a p r o d u c t i v i t é d u t r a v a i l e s t p lu s fa ib le q u ' e n O c c i d e n t m a i s c ' e s t le p r i x à p a y e r p o u r l ' a b s e n c e d e c h ô m a g e .

7. L a p r o d u c t i v i t é t e n d à d é c l i n e r si b i e n q u e les t a u x de crois-

s a n c e b a i s s e n t d e p u i s 1950 t o u t e n r e s t a n t l a r g e m e n t pos i t i f s e t supé- r i eu r s à c e u x d e l ' é c o n o m i e a m é r i c a i n e m a i s i n fé r i eu r s à c e u x de l ' éco-

n o m i e j a p o n a i s e .

8. D e s r é f o r m e s é c o n o m i q u e s s o n t nécessa i res . Celle de 1965 a ren- fo rcé l ' é c o n o m i e . I l e s t d o m m a g e q u ' e l l e a i t é t é a b a n d o n n é e sous la p r e s s i o n des c o n s e r v a t e u r s .

I n s u b m e r s i b l e c o m m e Le T i t an i c , u n e te l le é c o n o m i e p o u v a i t t a n - g u e r d a n s la t e m p ê t e m a i s elle r i s q u a i t d ' a r r i v e r a u p o r t de la t o u t e - p u i s s a n c e e t de l ' a b o n d a n c e a v a n t les v a i s s e a u x d u c a p i t a l i s m e r o n g é s p a r l ' i n f l a t i o n e t le c h ô m a g e .

1. F. Seurot, Le commerce Est-Ouest, Paris, Economica, 1987.

O n p e u t v o i r p l u s i e u r s c a u s e s à l ' a v e u g l e m e n t d e s s p é c i a l i s t e s :

1. L e b i a i s i d é o l o g i q u e : u n e é c o n o m i e s o c i a l i s t e n e p e u t ê t r e e n

c r i s e g r a v e p a r c e q u e l e s o c i a l i s m e e s t l e m e i l l e u r d e s s y s t è m e s .

2 . L e b i a i s s t a t i s t i q u e : l a f o i d a n s d e s s t a t i s t i q u e s f a l s i f i é e s o u

t r o m p e u s e s a e m p ê c h é d e v o i r c l a i r .

3 . L ' e f f e t « s p o u t n i k » : u n p a y s c a p a b l e d e p r o u e s s e s t e c h n o l o g i -

q u e s i m m e n s e s e n p a r t a n t d e b a s v a s û r e m e n t g a g n e r l a c o u r s e a u

d é v e l o p p e m e n t .

4 . L e b i a i s m a c r o - é c o n o m i q u e : s i o n i n j e c t e t o u j o u r s u n p e u p l u s

d e t r a v a i l , d e c a p i t a l e t c e q u ' i l f a u t d e p r o g r è s t e c h n i q u e , i l n e p e u t e n s o r t i r q u e d e l a c r o i s s a n c e .

C ' e s t c e d e r n i e r b i a i s q u i n o u s p a r a î t a v o i r t r o m p é l e s é c o n o m i s t e s

o c c i d e n t a u x . L a c r o y a n c e n a ï v e d a n s l e p o u v o i r d e s c r i p t i f e t p r é d i c t i f

d e s m o d è l e s d e c r o i s s a n c e e t d e s f o n c t i o n s m a c r o - é c o n o m i q u e s d e p r o -

d u c t i o n a c o n d u i t à p e n s e r q u e l ' é c o n o m i e s o v i é t i q u e n e p o u v a i t q u e

c r o î t r e . C i t o n s u n b e l e x e m p l e d e c e t t e d é f o r m a t i o n d u j u g e m e n t : l e s

m o d è l e s m a c r o - é c o n o m é t r i q u e s d ' A l m o n e t R o s e f i e l d e u t i l i s a n t d e s

t e c h n i q u e s i n p u t - o u t p u t r a f f i n é e s o n t m o n t r é e n 1 9 7 0 q u e , s u r l a

p é r i o d e 1 9 7 0 - 1 9 8 5 , l e t a u x d e c r o i s s a n c e a m é r i c a i n s e r a i t d e 2 , 2 % p a r

a n c o n t r e 5 % p o u r l e t a u x s o v i é t i q u e l . C r i t i q u a n t u n o u v r a g e d e

L e w i n , q u i m o n t r a i t a v e c d e s m é t h o d e s d ' i n v e s t i g a t i o n t r è s a p p r o x i -

m a t i v e s e t t r è s « l i t t é r a i r e s » q u e l a c r o i s s a n c e d e l 'URSS a l l a i t s ' a r r ê t e r ,

R o s e f i e l d e é c r i t : « L ' a n a l y s e é c o n o m é t r i q u e m o d e r n e n e c o n f i r m e p a s

1 i n t e r p r é t a t i o n d e L e w i n s u r l e r e t a r d d u d é v e l o p p e m e n t s o v i é t i q u e .

L h y p o t h è s e q u e l ' U n i o n s o v i é t i q u e p e u t ê t r e a u b o r d d ' ê t r e é v i n c é e

d e s s u p e r p u i s s a n c e s à c a u s e d ' u n e c o u r b e d e d é c é l é r a t i o n p o s e t r o p d e

q u e s t i o n s d e t h é o r i e f o n d a m e n t a l e e t e s t c o n t r e d i t e p a r u n e a n a l y s e

q u a n t i t a t i v e a v a n c é e f o n d é e s u r l e s d e r n i è r e s d o n n é e s d i s p o n i b l e s . »2

L a n é c e s s i t é d ' u n m o d è l e e x p l i c a t i f a b s t r a i t

N o u s p e n s o n s q u e p o u r c o m p r e n d r e l e m o u v e m e n t g é n é r a l d e l ' é c o -

n o m i e e t d o n c d e l a s o c i é t é s o v i é t i q u e , i l e s t i n é v i t a b l e d e r e c o u r i r

e x p l i c i t e m e n t à u n m o d è l e g é n é r a l a b s t r a i t c e n t r é s u r l e s m é c a n i s m e s

é c o n o m i q u e s d u s y s t è m e s o c i o p o l i t i q u e d e l ' U R S S . C e l a e x c l u t l e s e x p l i -

c a t i o n s p u r e m e n t c u l t u r e l l e s o u p o l i t i q u e s t o u t a u t a n t q u e l e s a p p r o -

c h e s t r o p s t r i c t e m e n t é c o n o m i q u e s .

P a r m i l e s a n a l y s e s p r é s e n t é e s , i l c o n v i e n t d e d i s t i n g u e r , s e l o n

1. S. Rosefielde, Fifteen years input-output projections of soviet development 1970-1985, Général Electric Tempo Working paper 1975 ; C. Almon, 1985, Interindustry forecasts of the american economy, Lexington, Mass., 1974.

2. S. Rosefielde, Lewin's interpretation of industrialization debates, Russian Review, 1975/4. L'ouvrage critiqué par Rosefielde est celui de M. Lewin, Political undercurrents in soviet economic debates. From Bukharin to the modem reformers, Princeton, 1974.

A . D a l l i n n 1 , c e l l e s q u i t r o u v e n t l e s c a u s e s d e l a f i n d e l 'URSS d a n s

l ' e s s e n c e d u s y s t è m e e t c e l l e s q u i p r i v i l é g i e n t u n a s p e c t p a r t i c u l i e r d e

c e s y s t è m e ( l ' é c o n o m i e o u l e s i n s t i t u t i o n s ) . L e s « e s s e n t i a l i s t e s » , p o u r

r e p r e n d r e l e t e r m e p r o p o s é p a r D a l l i n n , r a t t a c h e n t l a f i n d e l 'URSS à s a

n a i s s a n c e e t a u r ô l e c e n t r a l j o u é i m m é d i a t e m e n t p a r l e P a r t i c o m -

m u n i s t e . L ' a p p r o c h e « e s s e n t i a l i s t e » e s t l a r g e m e n t s o c i o l o g i q u e e t

c o n s t i t u e u n e v a r i a n t e o u u n e e x c r o i s s a n c e d e s a n a l y s e s « t o t a l i t a -

r i s t e s » q u i f o n t d u s y s t è m e s o v i é t i q u e u n e n s e m b l e p o l i t i c o - é c o n o -

m i c o - s o c i o l o g i q u e c o h é r e n t e t n o n r é f o r m a b l e . L ' « e s s e n t i a l i s t e » l e p l u s

f a r o u c h e ( e t l e s e u l c i t é p a r D a l l i n n ) e s t M . M a l i a 2 , m a i s l e c œ u r d e

r « e s s e n t i a l i s m e » se t r o u v e d é j à d a n s l e s p r i n c i p e s d é v e l o p p é s p a r

l ' é c o l e t o t a l i t a r i s t e p o u r q u i l e r e l â c h e m e n t d u c o n t r ô l e c e n t r a l i s é e t

l ' é r o s i o n d e l ' i d é o l o g i e f o r m e n t u n e p a t h o l o g i e i r r é v e r s i b l e a u x m a n i -

f e s t a t i o n s v a r i é e s t a n t a u p l a n c u l t u r e l q u e p o l i t i q u e , r e l i g i e u x , é c o n o -

m i q u e o u n a t i o n a l ( d é v e l o p p e m e n t d e s n a t i o n a l i s m e s ) e t m ê m e m o r a l

( c o r r u p t i o n ) .

O n p e u t é c r i r e u n e h i s t o i r e c u l t u r e l l e , u n e h i s t o i r e d é m o g r a p h i q u e ,

u n e h i s t o i r e p o l i t i q u e e t s o c i a l e , e t u n e h i s t o i r e é c o n o m i q u e d e l a c h u t e

d e l 'URSS , c h a c u n e é t a n t e n s o i u n e e x p l i c a t i o n d ' e n s e m b l e . C ' e s t l e

m ê m e d é c l i n s o u m i s à d e s é c l a i r a g e s d i f f é r e n t s n i c o n t r a d i c t o i r e s n i

t o u t à f a i t c o m p l é m e n t a i r e s . L a d é m a r c h e a d o p t é e i c i e s t d ' i n s p i r a t i o n

u n p e u d i f f é r e n t e . N o u s c h e r c h o n s à e x p l i q u e r u n p h é n o m è n e é c o n o -

m i q u e : l a c h u t e d e s t a u x d e c r o i s s a n c e , à p a r t i r d ' u n m o d è l e g é n é r a l

d u s y s t è m e s o c i a l m e t t a n t e n r e l i e f l a c o h é r e n c e o r g a n i q u e d e s s t r u c -

t u r e s p o l i t i q u e s e t d e s m é c a n i s m e s é c o n o m i q u e s . C e l a p e r m e t d e c o m -

p r e n d r e q u ' u n e a l t é r a t i o n d e s u n e s e n t r a î n e u n e r u p t u r e d e s a u t r e s .

P o u r q u o i l e s a p p r o c h e s s o c i o l o g i q u e s o u c u l t u r e l l e s n e s o n t - e l l e s

p a s s u f f i s a n t e s ?

O n p e u t s e m é f i e r d u r e c o u r s à d e s m o d è l e s t h é o r i q u e s a b s t r a i t s

a y a n t l a p r é t e n t i o n d e d é c r i r e l e s m é c a n i s m e s g l o b a u x , s o c i a u x , é c o n o -

m i q u e s e t p o l i t i q u e s d ' u n t y p e d e s o c i é t é d o n n é e . I l f a u t a v o i r c e p e n -

d a n t c o n s c i e n c e q u e r e f u s e r t o u t m o d è l e c ' e s t e n f a i t e n a v o i r u n d e r -

r i è r e l a t ê t e . D a n s l e c a s d e l a s o c i é t é s o v i é t i q u e , c e l a p e u t s i g n i f i e r e n

p a r t i c u l i e r q u e l ' o n s e c o n t e n t e d e m o d è l e s s i m p l i s t e s q u e l ' o n p e u t

q u a l i f i e r , p o u r l e s e n n o b l i r , d e p s y c h o c u l t u r e l s .

I l e s t c e r t a i n q u e l e s v a r i a b l e s s o c i o l o g i q u e s e t n a t i o n a l e s é t a i e n t

a p p e l é e s à j o u e r p l u s t a r d u n r ô l e p r i m o r d i a l . L ' E m p i r e s o v i é t i q u e

m u l t i n a t i o n a l s e s e r a i t e f f o n d r é , o u e n t o u t c a s s e s e r a i t t r a n s f o r m é ,

p o u r d e s r a i s o n s d é m o g r a p h i q u e s . L a d i f f é r e n c e d e c r o i s s a n c e d é m o -

g r a p h i q u e d e s p o p u l a t i o n s m u s u l m a n e e t c h r é t i e n n e c o n s t i t u a i t c e q u e

c e r t a i n s o n t a p p e l é l a « b o m b e d é m o g r a p h i q u e s o v i é t i q u e » . C e u x q u i ,

1. A. Dallinn, Causes of the collapse of the USSR, Post-soviet affairs, 1992/14. 2. M. Malia, The hunt for the true october, Commentary, octobre 1991 ; M. Malia, Leni-

nist endgame, Daedalus, 1992/2.

au contraire, croyaient qu ' un homo sovieticus étai t apparu sur terre n avaient aucune raison de s 'alarmer puisque l'URSS ne formait pas à leurs yeux un ensemble multinational . Ainsi dans une étude, menée alors que la p lupar t des observateurs soulignaient la persistance d 'une société pluriculturelle et multinationale, J . Radvanyi écrivait, avec une fidélité remarquable aux dogmes répétés par les rapports soviéti- ques officiels, que les nationalités et les nationalismes tendaient à s'ef- facer devant le développement « d 'un phénomène nouveau : le peuple soviétique »1.

Pour les pessimistes, savoir que la populat ion musulmane représen- terai t en 2070 la majori té de la populat ion et dès 2025 la majorité des adultes - si la tendance des années 1980 se conservait - étai t une

source d ' inquiétude. Mais cette « bombe démographique» ne pouvai t pas exploser avan t le début du XXIe siècle. L 'Empire s'est disloqué avant et donc pour d 'autres causes. Les problèmes de nationali té n ' on t pas disparu avec le développement du socialisme mais ils n ' on t pas provoqué directement la chute de l 'Empire, même si, dans le Caucase et dans les pays baltes, ils ont précipité cette chute à par t i r de 1989 mais pas avant .

Contrairement à ce que certains annonçaient, les républiques d Asie centrale sont restées fidèles à l'URSS, ce qui est normal puis- qu elles étaient subventionnées pa r les républiques européennes. Quant a la Biélorussie et à l 'Ukraine, les élections de 1994 prouvent que le rejet de l'URSS n ' y est pas un sent iment dominant sauf dans des régions annexées après la seconde guerre mondiale. C'est la Russie qui a obtenu son indépendance vis-à-vis de l'URSS en 1990-1991 plutôt que les autres républiques vis-à-vis du grand frère russe. Il est cependant possible que dans une URSS prolongée jusqu 'au XXIe siècle les tensions nationalistes aient pu en finir avec l 'Empire.

Des modèles purement économiques et statist iques ne sont guère propres à fournir une explication profonde des causes de la crise.

Les études empiriques menées aux États-Unis sur l 'évolution des t aux de croissance soviétique cherchent à dissocier la croissance du volume des facteurs de product ion de celle de la productivité. Elles concluent à la responsabilité de la faible croissance de la productivi té jusque vers 1970, à laquelle s 'ajoute ensuite la faible croissance du volume de travail . De telles conclusions n 'expl iquent rien, car la varia- t ion de la productivité est en fait celle d ' un élément résiduel qui intègre de nombreuses variables économiques et institutionnelles. De plus Khanin, Fa lcman et d 'autres spécialistes soviétiques ont montré que les statistiques utilisées sous-estimaient l ' inflation cachée dans le secteur des biens de capital et donc surestimaient la croissance de ce

1 - J. Radvanyi, Le géant aux paradoxes. Fondements géographiques de la puissance sovié- tique, Paris, Éditions Sociales, 1982, p. 63-65.

secteur', si bien que tou t semble s'être détérioré depuis 1955 et la crois- sance du capital et celle du travail et celle de la productivité. Les études statistiques ne confirment pas de façon rigoureuse la pertinence de la thèse du difficile passage de la croissance extensive à la croissance intensive.

Nous ne disposons d 'aucun moyen pe rmet tan t de dater avec quelque précision le point de dépar t du déclin. Si, comme le pensent de nombreux économistes convaincus de l'inefficacité de la planification, c'est le système socialiste planifié lui-même qui est responsable, on doit t rouver les traces de difficultés majeures dès la fin de la reconstruction d'après guerre. Il est probable que Voznesenski (qui fut à par t i r de 1937 président du Gosplan et à ce ti tre géra l'économie de guerre), plaidant en 1948 pour une t ransformation des mécanismes de décision et pour des critères de choix des investissements plus économiques que politiques, était sceptique quan t à la capacité de l'URSS à maintenir une croissance soutenue. Nous connaissons mal les raisons de sa

l iquidation par Staline, mais il semble bien que Voznesenski craignait que le système stalinien de planification de l ' investissement conduise à une détérioration des performances de l 'économie parce qu'il é tai t irrationnel.

Il est plus facile d 'établir la liste des circonstances qui ont rendu la chute de l'URSS possible que d 'en déterminer les causes. Lorsque nous voulons expliquer une tendance au déclin, c'est-à-dire un mouvement , nous ne pouvons nous contenter d 'énumérer et de classer les insuffi- sances d ' un système économique. On expliquerait ainsi pourquoi les performances ne s 'améliorent pas mais pas pourquoi elles se détério- rent. Si le système stalinien de 1930 porte en germe la crise des années 1980, il faut expliquer pourquoi le système ne s'est pas effondré tou t de suite, pourquoi et de quelle façon ces forces de destruction obéissaient à des lois tendancielles qui laissaient un délai de grâce assez important .

Il semble que trois types d'explication dynamique puissent être proposés :

1. L ' inadapta t ion du système au passage à une croissance inten- sive, mais il faut expliquer cette inadaptat ion.

2. Les effets cumulatifs de l 'inflation réprimée et de l 'inflation cachée.

3. L'accroissement du nombre de produits provoquant une plus grande complexité des choix à effectuer par une administrat ion dépourvue de critères rationnels.

Si l 'aspect économique nous paraî t primordial, c'est parce qu'il l 'est aux yeux des fondateurs de l'URSS. Conformément à la doctrine de

1. L'inflation cachée dans le secteur des biens de production et les difficultés d'estimer l'évolution des volumes produits sont étudiées infra chapitre IV.

L é n i n e , l a s u p é r i o r i t é h i s t o r i q u e d u s y s t è m e soc ia l i s t e d o i t p e r m e t t r e u n d é v e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e accé lé ré e t c o n d u i r e f i n a l e m e n t à

I a b o n d a n c e c a r a c t é r i s t i q u e d u c o m m u n i s m e : s t a d e u l t i m e d e l ' h u m a - n i t é . A u n m o m e n t o u à u n a u t r e , c e t t e c ro i s sance d e v a i t se t r a d u i r e

p a r le r a t t r a p a g e d e s p a y s o c c i d e n t a u x . L e s l o g a n « r a t t r a p e r les p a y s c a p i t a l i s t e s les p l u s a v a n c é s o u s u c c o m b e r » es t de L é n i n e , e n 1917. I l

s e r a e x p r i m é s o u s f o r m e d ' o b j e c t i f q u a n t i t a t i f à p l u s i e u r s r ep r i ses .

Ains i , e n 1931, G. L o u r o t f ixe la d a t e d u r a t t r a p a g e des É t a t s - U n i s

a 1941. C ' e s t é g a l e m e n t c e t t e é c h é a n c e q u i f igu re d a n s le I I Ie P l a n e n 1937. E n f é v r i e r 1941, le Consei l des c o m m i s s a i r e s d u p e u p l e

(Consei l des m i n i s t r e s ) r e t i e n t 1957. S t a l i ne , e n 1946, f ixe 1960-1965

c o m m e d a t e de l ' é q u i l i b r e des p e r f o r m a n c e s URSS - É t a t s - U n i s .

K h r u s h c h e v a n n o n c e e n S o v i e t s u p é r i e u r , e n 1957, q u e la c o n s o m m a - t i o n p a r t ê t e e n URSS a u r a r a t t r a p é celle des É t a t s - U n i s e n 1972. Le

m ê m e K h r u s h c h e v , e n c o r e p l u s o p t i m i s t e e n 1961, e s t i m e q u e la p ro -

d u c t i o n i n d u s t r i e l l e p a r t ê t e d é p a s s e r a celle des É t a t s - U n i s e n 19701.

T o u s ces c r i t è r e s de succès q u e l'URSS s ' a s s i g n a i t à e l l e - m ê m e s o n t n o n

s e u l e m e n t é c o n o m i q u e s m a i s aus s i c o m p a r a t i f s e t q u a n t i t a t i f s .

I l e s t e s sen t i e l p o u r j u g e r le soc ia l i sme , se lon ses p r o p r e s c r i t è r e s , d e p o u v o i r c o m p a r e r ses p e r f o r m a n c e s é c o n o m i q u e s à celles d e s p a y s cap i -

t a l i s t e s . Cela s u p p o s e d e s a n a l y s e s q u a n t i t a t i v e s c o m p a r a n t l'URSS e t des É t a t s - U n i s . R a t t r a p e r e t d é p a s s e r les É t a t s - U n i s é t a i t le s l o g a n de

S t a l i n e c o m m e de K h r u s h c h e v . L a s u p é r i o r i t é d u soc i a l i sme e n t a n t

q u e s y s t è m e é c o n o m i q u e é t a i t l a j u s t i f i c a t i o n u l t i m e d e l ' e x i s t e n c e d u P a r t i c o m m u n i s t e . L a d o c t r i n e s t a l i n i e n n e d u « soc ia l i sme d a n s u n seul

p a y s » n ' a d e sens q u e si o n a d m e t q u e le soc ia l i sme, m ê m e d a n s l ' a u - t a r c i e , p e r m e t d ' a t t e i n d r e l ' a b o n d a n c e .

C ' e s t s u r le p l a n des p e r f o r m a n c e s é c o n o m i q u e s q u e les d i r i g e a n t s s o v i é t i q u e s v o u l a i e n t v o i r j u g e r le s y s t è m e soc ia l i s te . C ' e s t s u r ce p l a n

q u 'un échec é t a i t i n a c c e p t a b l e . Si q u e l q u e s v o i x isolées p r o c l a m a i e n t , dès la f in des a n n é e s 1950, l a

s u r e s t i m a t i o n des c a p a c i t é s é c o n o m i q u e s de l'URSS, elles o n t é t é p e u

é c o u t é e s m a i s l e u r é cho p r e n d a u j o u r d ' h u i u n e r é s o n a n c e p r o p h é t i q u e . I l f a u t e n v i s a g e r la poss ib i l i t é q u ' e l l e s a i e n t e u r a i s o n , ce q u i s ignif ie

q u e le d é c l i n é c o n o m i q u e d e l'URSS é t a i t d é j à i n sc r i t d a n s l ' h i s t o i r e . Cela e x p l i q u e la p a r t q u i e s t f a i t e d a n s ce t essa i a u x t h è s e s d e

N . J a s n y , G. W . N u t t e r , E . Za le sk i e t I . B i r m a n . R e m a r q u o n s q u e

G. K e n n a n a v a i t assez b i e n p r é v u les é v é n e m e n t s . « Si q u e l q u e chose

v e n a i t à b r i s e r l ' u n i t é e t l ' e f f i cac i t é d u p a r t i e n t a n t q u ' i n s t r u m e n t

p o l i t i q u e , la R u s s i e s o v i é t i q u e p o u r r a i t se c h a n g e r t o u t à c o u p d ' u n e

des p l u s f o r t e s e n l ' u n e des p l u s fa ib les e t des p lu s p i t o y a b l e s soc ié tés

n a t i o n a l e s . » I l e s t à n o t e r q u e c e t t e e x a c t e p r o p h é t i e , éc r i t e e n 1961,

1. Tous ces exemples sont tirés de E. Zaleski, Problemi della crescita economica est- ouest, Rivista di politica economica, Rome, 1983/1.

soi t c i tée e n 1985 p a r S. Cohen , é m i n e n t r e p r é s e n t a n t de la n o u v e l l e

école s o v i é t o l o g i q u e a m é r i c a i n e , c o m m e p a r t i c u l i è r e m e n t r id i cu le e t r e p r é s e n t a t i v e de la c o n j o n c t i o n e n t r e « de la p a u v r e a n a l y s e

h i s t o r i q u e e t de la p a u v r e a n a l y s e p o l i t i q u e ». N o u s a u r o n s l ' o c c a s i o n de r e v e n i r a m p l e m e n t s u r les e r r e m e n t s de c e t t e n o u v e l l e école

sovié to logique1.

L a c o n t i n u i t é d u déc l in é c o n o m i q u e de l'URSS — q u ' o n l ' a p p e l l e r a l e n t i s s e m e n t de la c ro i s sance o u a u t r e m e n t — p r é s e n t e u n e p e r m a -

n e n c e s u r p r e n a n t e . I l s e m b l e q u e si le c a p i t a l i s m e c o n n a î t des f l u c t u a - t i o n s à l o n g t e r m e p lu s o u m o i n s r égu l i è re s e t t i r e de ses cr ises pé r iod i -

q u e s u n e n o u v e l l e sou rce de c ro i s sance , le soc i a l i sme so i t i n c a p a b l e d e m o u v e m e n t s c y c l i q u e s : la c h u t e es t i n é l u c t a b l e . I l es t d o n c i n d i s p e n -

sab le de s ' i n t e r r o g e r s u r les c a r a c t é r i s t i q u e s de la c r o i s s a n c e p o u r y

c h e r c h e r ce q u i y es t u n i q u e , ce q u i n ' a p u se r e p r o d u i r e p o u r r e l a n c e r l ' é c o n o m i e .

N o t r e r e c h e r c h e des c a u s e s d e la cr ise é c o n o m i q u e de l'URSS r e p o s e s u r u n e t e n t a t i v e de p é r i o d i s a t i o n de l ' é v o l u t i o n de l ' é c o n o m i e sovié-

t i q u e d e p u i s la f in de la NEP, c ' e s t - à -d i r e d e p u i s 1928. Les séries s t a t i s - t i q u e s officielles n e p e r m e t t e n t p a s d e d a t e r le r e t o u r n e m e n t (ou les

r e t o u r n e m e n t s ) de la c ro i s sance . Celles q u e la CIA a r e c o n s t i t u é e s n e s o n t p a s d ' u n e a ide p lu s g r a n d e . N o u s d e v o n s b e a u c o u p a u x t r a v a u x

de c e u x qu i , dès 1950, o n t s igna lé q u e les r é s u l t a t s de la p l a n i f i c a t i o n

s o v i é t i q u e é t a i e n t m o i n s g r a n d i o s e s q u ' i l n ' y p a r a i s s a i t . N o t r e t r a v a i l s ' a p p u i e n o t a m m e n t s u r les a n a l y s e s de N a u m J a s n y , G e o r g e W a r r e n

N u t t e r , E u g è n e Za lesk i , p o u r c i t e r les s o v i é t o l o g u e s o c c i d e n t a u x , e t s u r les a p p r o c h e s s t a t i s t i q u e s n o v a t r i c e s des é c o n o m i s t e s s o v i é t i q u e s

A l b e r t V a j n s h t e i n , q u i dès 1967 f o u r n i t des é l é m e n t s p e r m e t t a n t de d a t e r « le g r a n d r e t o u r n e m e n t », e t G. K h a n i n d o n t les séries l o n g u e s

s o n t les seules q u i s o i e n t c o m p a t i b l e s a v e c la c h u t e f ina le .

P rob lémat ique et p l a n de cet essa i

L a m o r t d u soc ia l i sme s o v i é t i q u e e s t d u e à l ' i m p o s s i b i l i t é de s ' a p - p r o c h e r de l ' u t o p i e socia l i s te . Les r a i sons de c e t t e i m p o s s i b i l i t é s o n t

m u l t i p l e s : cu l tu re l l e s , d é m o g r a p h i q u e s , é c o n o m i q u e s , e tc . Ce q u i f a i t

l a p r i m a u t é de l ' é c o n o m i q u e c ' e s t son r y t h m e p lu s r a p i d e . D è s q u e la

cr ise é c o n o m i q u e s ' e s t ampl i f i ée , le s y s t è m e a p e r d u sa s i g n i f i c a t i o n h i s t o r i q u e . L a s u p é r i o r i t é d u soc ia l i sme d e v a i t e n effe t se t r a d u i r e d ' a b o r d d a n s le d o m a i n e é c o n o m i q u e : la c ro i s sance r égu l i è re s a n s

i n f l a t i o n n i c h ô m a g e ni p a u v r e t é c o n s t i t u a i t l a vo ie ve r s l ' a b o n d a n c e .

1. S. Cohen, Rethinking the soviet experience, Oxford Un. Press, 1985, p. 26 ; G. Kennan, The sources of soviet conduct, in A. Inkeles, K. Geiger, Soviet society : a book of readings, Boston, 1961, p. 193.

U n é c h e c d e l ' é c o n o m i e e s t d o n c u n é c h e c d e t o u t e la soc ié té e t de ses

f o n d e m e n t s « r e l i g i e u x ». L ' é c o n o m i e a é t é le v e c t e u r d u déc l in , ce q u i

ne s ignif ie p a s q u e les a s p e c t s c u l t u r e l s e t d é m o g r a p h i q u e s a i e n t é t é

nég l igeab les , m a i s si l ' é c o n o m i e n ' a v a i t p a s é t é e n cr ise l'URSS ex i s t e - r a i t encore . I l c o n v i e n t de m o n t r e r c o m m e n t c e r t a i n s f a c t e u r s d é m o -

g r a p h i q u e s , p o l i t i q u e s , c u l t u r e l s p e u v e n t s ' i n t é g r e r d a n s u n e a p p r o c h e

é c o n o m i q u e d u d é c l i n e n t a n t q u e c a u s e s e t c o n s é q u e n c e s d e s m o u v e -

m e n t s é c o n o m i q u e s .

L a cr ise f i na l e a p p a r a î t c o m m e la r é s u l t a n t e d ' u n e t e n d a n c e écono- m i q u e à l o n g t e r m e e t de p h é n o m è n e s c o n j o n c t u r e l s . L a t h è s e d é f e n d u e

d a n s ce t o u v r a g e e s t q u e le s y s t è m e é t a i t , d u p o i n t d e v u e d e l ' é cono-

mie , c o n d a m n é d e p u i s l o n g t e m p s m a i s q u e sa f in a u r a i t p u ê t r e l a rge- m e n t d i f férée . S o n i r r a t i o n a l i t é a p e u à p e u m i n é s a c r é d i b i l i t é c u l t u -

rel le e t p o l i t i q u e a u x y e u x des S o v i é t i q u e s e u x - m ê m e s . Mai s c e t t e

c o n d a m n a t i o n n e p o r t a i t p a s e n elle le c a l e n d r i e r d e la m i se à m o r t .

L a b o n d a n c e d e r e s s o u r c e s n a t u r e l l e s , l a t r a d i t i o n b u r e a u c r a t i q u e , l 'ef-

f i cac i t é d e la po l ice p o l i t i q u e e t b i e n d ' a u t r e s f a c t e u r s p e r m e t t a i e n t à

u n e soc ié té m a l a d e de s u r v i v r e m a l g r é les b o u l e v e r s e m e n t s d é m o g r a -

p h i q u e s q u i a j o u t a i e n t u n e cr i se c u l t u r e l l e à l a d é c o m p o s i t i o n de l ' éco- n o m i e . L e s f a c t e u r s de r é s i s t a n c e à l a cr ise p o u v a i e n t r e t a r d e r l ' i s sue

f a t a l e e t , e n m a r s 1985, l ' h i s t o i r e a hés i té . Si le P a r t i a v a i t p o r t é à s a

t ê t e u n h o m m e (ou u n e é q u i p e ) m o i n s luc ide q u e G o r b a c h e v s u r l a p r o - f o n d e u r des d i f f i cu l t é s d e l'URSS, p a r a d o x a l e m e n t la c a t a s t r o p h e a u r a i t é t é r e p o u s s é e . L u c i d e , G o r b a c h e v le f u t s u r l ' é t a t de l'URSS ; m a i s il

c r u t , a t o r t , q u e des r é f o r m e s é c o n o m i q u e s c o m b i n é e s à u n r e n o u v e l l e -

m e n t des h o m m e s e t s u r t o u t à u n e r e m i s e e n c a u s e de la p r é é m i n e n c e d u P a r t i c o m m u n i s t e d a n s t o u s les d o m a i n e s p o u r r a i e n t m o d e r n i s e r le

s y s t è m e s a n s q u ' i l f u t b e s o i n d ' a b a n d o n n e r les f o n d e m e n t s de l'URSS, à s a v o i r l ' e x i s t e n c e d ' u n e u n i o n m u l t i n a t i o n a l e assez c e n t r a l i s é e e t l a

p r o p r i é t é p u b l i q u e d e l ' e s sen t i e l des m o y e n s d e p r o d u c t i o n . U n e pol i - t i q u e d ' i n s p i r a t i o n o p p o s é e é t a i t poss ib l e — a p p e l o n s - l a l a p o l i t i q u e

A n d r o p o v — q u i p a s s a i t p a r le r e n o u v e l l e m e n t des h o m m e s é g a l e m e n t ,

m a i s à l ' i n t é r i e u r d u P a r t i e t p o u r le P a r t i . I l s ' a g i s s a i t a lo r s d ' a s s e o i r

s u r des b a s e s p l u s sol ides , p l u s p r é s e n t a b l e s a u p u b l i c s o v i é t i q u e , l a p r é é m i n e n c e d u P a r t i . I l f a l l a i t , d a n s c e t t e o p t i q u e , r e n f o r c e r l ' e f f ica-

c i té de l ' a d m i n i s t r a t i o n c e n t r a l e , q u i t t e à d é l é g u e r c e r t a i n e s p r é r o g a - t i v e s s econda i r e s .

N o u s c o m m e n c e r o n s p a r d r e s se r u n é t a t des l i eux . O ù e n é t a i t

l'URSS à la vei l le des t r o u b l e s p o l i t i q u e s q u i o n t p r é c i p i t é l a « désu- n i o n » ? E n r e t e n a n t l ' a n n é e 1989, n o u s e x a m i n e r o n s la s i t u a t i o n d u

c o n s o m m a t e u r e t d u c i t o y e n : c ' e s t la v u e d ' e n b a s ( c h a p . I), e t le sys-

t è m e d a n s s o n e n s e m b l e : c ' e s t l a v u e d ' e n h a u t ( c h a p . I I ) . A p r è s ce t a b l e a u d u p o i n t d ' a r r i v é e de s o i x a n t e - d i x a n s de soc ia l i sme , n o u s n o u s

p e n c h e r o n s s u r l a d y n a m i q u e é c o n o m i q u e de l o n g t e r m e ( c h a p . I I I )

p o u r c o n s t a t e r q u e l ' e x a m e n des s t a t i s t i q u e s n e p e r m e t n i d e c o m -

p r e n d r e n i de d a t e r l a c ro i s sance e t le déc l in . U n e mi se e n p e r s p e c t i v e d e l ' é v o l u t i o n des f a c t e u r s de p r o d u c t i o n ( c h a p . IV) laisse a p e r c e v o i r le

rô le d u c a p i t a l i m p o r t é e t d u t r a v a i l forcé ( G u l a g ) p e n d a n t les p é r i o d e s de c ro i s sance , t a n d i s q u e les m o d è l e s m a c r o - é c o n o m é t r i q u e s de crois-

s a n c e ( p r é s e n t é s e n a n n e x e ) n e f o u r n i s s e n t a u c u n é l é m e n t e x p l i c a t i f

p r o b a n t . I l a p a r u b o n de b r a q u e r les p r o j e c t e u r s s u r l a p é r i o d e c h a r n i è r e ,

c ' e s t - à - d i r e celle o ù l ' é c o n o m i e p r e n d d é f i n i t i v e m e n t le c h e m i n d u

déc l in ( c h a p . V). C ' e s t l ' è re K h r u s h c h e v r i che e n r e b o n d i s s e m e n t s ,

cr ises p o l i t i q u e s , ve l l é i t é s de r é f o r m e s , b r e f c ' e s t l a p é r i o d e de l ' i n q u i é - t u d e n a i s s a n t e a lo r s q u e les i n d i c a t e u r s s t a t i s t i q u e s e n v o i e n t des

s i g n a u x c o n t r a d i c t o i r e s m a i s p a s f r a n c h e m e n t a l a r m a n t s . L ' é t u d e des causes d u d é c l i n e s t m e n é e d a n s le c a d r e d ' u n m o d è l e g é n é r a l de soc ié t é

t o t a l i t a i r e ( c h a p . V I ) q u i m o n t r e q u e l'URSS n e p o u v a i t q u e d i s p a r a î t r e

o u c o n t i n u e r , s e m b l a b l e à e l l e - m ê m e , s a n s poss ib i l i t é d e se r é f o r m e r . A ins i p e u t - o n p o r t e r u n r e g a r d n o u v e a u s u r le d é b a t e t le c o m b a t e n t r e r é f o r m i s t e s e t c o n s e r v a t e u r s ( c h a p . V I I ) . Ces d e r n i e r s o n t réuss i à fa i re

d u r e r le s y s t è m e e n r e s p e c t a n t sa log ique , a lors q u e la v i c t o i r e des p re -

m i e r s e û t f a i t n a î t r e u n e a u t r e soc ié té q u e celle v o u l u e p a r L é n i n e e t les

m a r x i s t e s - l é n i n i s t e s . O n e n v i e n t à p o r t e r u n j u g e m e n t b e a u c o u p p l u s

n u a n c é q u e ce lu i q u e l ' o n p r o n o n c e en g é n é r a l s u r les c o n s e r v a t e u r s . Ceux-c i , v é r i t a b l e s sen t ine l l e s de la r é v o l u t i o n p o u r r e p r e n d r e u n t e r m e u t i l i sé e n d ' a u t r e s t e m p s à p r o p o s d ' u n e a u t r e r é v o l u t i o n , o n t f ina le-

m e n t m i e u x c o m p r i s la n a t u r e d u s y s t è m e social s o v i é t i q u e e t ses diffi-

cu l t é s q u e les r é f o r m i s t e s qu i , v o u l a n t a m é l i o r e r le s y s t è m e , ne p o u - v a i e n t q u e le d é t r u i r e . Le rô le d e s t r u c t e u r de la seule r é f o r m e m e n é e à

b i e n (si l ' o n p e u t d i re ) , c ' e s t - à - d i r e de la peres t ro ïka , f a i t l ' o b j e t d u der- n ie r c h a p i t r e .

I

La situation économique en URSS après soixante-dix ans de socialisme :

un premier bilan vu d'en bas

C c o m m e n t c a r a c t é r i s e r l ' é t a t d e l ' é c o n o m i e s o v i é t i q u e lors des d e r n i e r s i n s t a n t s d u soc i a l i sme ? Que l l e p é r i o d e r e t e n i r ? L'URSS d i s p a r a î t à l a

f in de 1991 ; il s e m b l e c e p e n d a n t p e u a p p r o p r i é de cho i s i r l ' a n n é e 1991 c o m m e r e p r é s e n t a t i v e d e l'URSS f i n i s s an t e . V o u l o i r é t a b l i r le b i l a n éco-

n o m i q u e d u soc ia l i sme néces s i t e p a r p r u d e n c e de s ' a r r ê t e r a v a n t l a d é c o m p o s i t i o n p o l i t i q u e q u i a p p a r t i e n t p l u t ô t a u b i l a n p r o p r e d u gor-

b a c h e v i s m e . L a d é g r a d a t i o n des r e l a t i o n s e n t r e r é p u b l i q u e s e t l ' a b - sence de t o u t e a u t o r i t é a d m i n i s t r a t i v e s u r l a v ie é c o n o m i q u e cons t i -

t u e n t des p h é n o m è n e s é t r a n g e r s e t m ê m e c o n t r a i r e s a u x p r i n c i p e s d u s y s t è m e s t a l i n i e n c o n s e r v é p a r ses successeurs . Ce qu i , d a n s 1991, s ' ex-

p l i q u e p a r 1991 e t m ê m e p a r 1990, d o i t ê t r e é c a r t é d ' u n e d e s c r i p t i o n

h o n n ê t e des r é s u l t a t s de s e p t d é c e n n i e s de soc ia l i sme. A t o u s les p o i n t s d e v u e : é c o n o m i q u e , p o l i t i q u e , c u l t u r e l , e t c . , l ' a n n é e 1989 m a r q u e u n t o u r n a n t . H . C a r r è r e d ' E n c a u s s e d o n n e le t i t r e « 1989, l ' a n n é e rus se » à

u n c h a p i t r e de s o n d e r n i e r o u v r a g e l . O n p e u t se d e m a n d e r si 1989 e s t

e f f e c t i v e m e n t la p r e m i è r e a n n é e r u s s e o u si c ' e s t l a d e r n i è r e a n n é e s o v i é t i q u e m a i s c ' e s t b i e n la c h a r n i è r e essent ie l le . P o l i t i q u e m e n t , les

é lec t ions d u p r i n t e m p s 1989 m a r q u e n t l a c h u t e de l ' i n f l uence d u P a r t i

c o m m u n i s t e . E c o n o m i q u e m e n t , 1989 es t l a d e r n i è r e a n n é e o ù le sys-

t è m e t r a d i t i o n n e l , l é g è r e m e n t a m e n d é p a r les r é f o r m e s de 1986-1987 , f o n c t i o n n e à p e u p r è s n o r m a l e m e n t .

D a n s u n o u v r a g e o r i g i n a l i n t i t u l é The ABCS o f soviet social ism,

J a m e s Mi l l a r d i s t i n g u a i t u n e v u e d ' e n b a s e t u n e v u e d ' e n h a u t d e l ' é c o n o m i e s o v i é t i q u e . L a p r e m i è r e c o n c e r n a i t les c o n d i t i o n s de v i e des m é n a g e s , l a s econde , le f o n c t i o n n e m e n t des e n t r e p r i s e s .

N o u s r e t e n o n s c e t t e d i s t i n c t i o n e n é l a r g i s s a n t le p a y s a g e v u d ' e n

h a u t à l a s i t u a t i o n m a c r o - é c o n o m i q u e d a n s s o n e n s e m b l e . S ' a g i s s a n t de l'URSS, la v u e d ' e n b a s e t l a v u e d ' e n h a u t n e c o ï n c i d e n t p a s , a u

1. H. Carrère d'Encausse, Victorieuse Russie, Paris, Fayard, 1992.

moins jusqu 'en 1980. Les performances macro-économiques ont été considérées très bonnes (regard porté sur 1950-1965), puis honorables (le regard de 1965-1975) et, enfin, à peu près convenables (après 1975) ; tandis que le niveau de vie du consommateur était , au mieux, décrit comme passable. On expliquait cette divergence comme on pouvai t : par des t aux d' investissement élevés, par une mul t i tude d'erreurs de détail dans la gestion de la qualité des biens de consommation, par l ' importance de l'effort militaire, par la priorité à la conquête de l'es- pace, etc. En fait, une divergence passagère est acceptable mais un écart persistant ne s 'explique que par une erreur d 'observation. E n l'espèce, les bonnes lunettes pour la vue d 'en h a u t n ' ava i t pas été trou- vées. Depuis 1990, les mauvaises performances macro-économiques enfin reconnues, l 'erreur s'inverse. On a tendance à considérer que le niveau de vie, dans l'URSS moribonde, était très bas. Les journalistes annonçaient régulièrement la famine pour le prochain coup de froid. Nous étions sommés d 'envoyer d'urgence des vivres et des médica- ments, bref l ' indispensable en sus de l 'agréable (le chocolat, les blue- jeans et les stylos-billes) dont il é tai t admis depuis longtemps que l'URSS manquai t . On est passé d ' un extrême à l 'autre. Un tableau assez précis vu d 'en bas comme d'en hau t paraî t donc nécessaire.

N f L'AISANCE NI LA MISÈRE

C'est un peu la vie quotidienne à l'apogée de l'ère Gorbachev que nous nous proposons de décrire. Il n'est pas inutile de faire le point sur les conditions de vie à la fin de l'ère soviétique, bien que maintenant les médias diffusent une information assez exacte et variée sur le niveau de vie des Soviétiques et ex-Soviétiques. Cette avalanche nou- velle d'informations transmises par tous les canaux de communication nous submerge et nous fait parfois confondre la pénurie de 1989 et la misère de 1992, la baisse du pouvoir d'achat de 1989 avec son effon- drement depuis 1991. Quand l'inflation à 6 ou 10 % par an de 1988- 1989 paraissait alors presque insupportable, surtout aux journalistes occidentaux, comment analyser celle à 25 % par mois de 1992-1994 ? Le niveau de vie, au crépuscule du socialisme, était bas pour un pays industriel, le plus bas des pays développés ; il n'était pas misérable. Il menaçait peut-être de le devenir mais ce n'était pas certain. Le chaos politique amené par les élections de 1989 a eu des conséquences désas- treuses sur la vie économique et sur la vie tout court. La misère des années 1992-1993 (misère relative d'ailleurs, car on n'a jamais atteint la famine) n'est pas plus le fruit de soixante-dix ans de socialisme que de deux ans de route vers la démocratie. Elle est surtout le résultat de cinq ans de perestroïka, cette étonnante période de l'histoire soviétique

qui combina les vices du socialisme à ceux de la démocratie naissante. Ainsi s'éclairent les sondages réalisés en Russie, en octobre 1993, selon lesquels moins de 1 % des Russes portent une appréciation positive sur la personne et l'œuvre de Mikhaïl Gorbachev. Staline est loin devant !

Les ménages ne sont pas sous-équipés même si la qualité des biens durables reste très médiocre. Les ouvriers, et dans une moindre mesure les paysans, disposent d'une quantité honorable de ces biens à l'excep- tion des automobiles.

Tableau 1 — Équipement familial en République de Russie en 1989 (pour 100 familles)

Source : Argumenty i fakty, 1990/7.

L E S PÉNURIES

Le propre d'une pénurie est de frapper les revenus moyens tout autant que les revenus bas. Comme le remarque L. Batkin de l'Acadé- mie des sciences de l'uRSSt, les différences de salaires ne fondent pas des classes sociales différentes parce qu'elles ne déterminent pas les dif- férences de niveau de vie. « La différence entre 120 roubles par mois par tête dans une famille et 140 voire 170 roubles n'a pas d'impor- tance, notamment lorsqu'il est question d'acheter quelque chose que ce soit avec 120 roubles ou avec 170. » Selon le Premier ministre Ryjkov, la demande de biens de consommation non satisfaite était, en 1988, de 90 milliards de roubles (soit 20 % de la consommation privée).

L'économiste Zajchenko estime la consommation de viande par tête, dans les années 1980, à la moitié de celle des États-Unis (62 kg contre 120). De plus, elle est inférieure à ce qu'elle était

1. Soviet Economy, 1988/4, p. 28.

CONNAISSANCE DE L'EST

Boris Kagarlitsky - Les intellectuels et l'État soviétique de 1917 à nos jours.

Hans Mayer - La Tour de Babel. Souvenirs d'une République démocratique allemande.

Bohdan Nahaylo et Victor Swoboda - Désunion soviétique (sous presse).

Richard Pipes - La Révolution russe.

François Seurot - Les causes économiques de la f i n de l'Empire soviétique.