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LES DEFIS DE LA MONNAIE ELECTRONIQUE POUR LES
BANQUES CENTRALES
Michel Aglietta et Laurence Scialom
Résumé : Nous analysons dans ce papier les nouvelles formes de
monnaie électronique (produits d'accès, portefeuille électronique et monnaie
réseau) et soulignons que cette seconde génération de monnaie électronique
crée de nouveaux risques (opérationnel, juridique, de réputation et liés aux
formes de la concurrence propre aux réseaux). Ceux-ci pour l'essentiel
résultent d'une caractéristique majeure de cette nouvelle génération de
monnaie électronique : son insertion dans des réseaux de paiement ouverts et
non plus fermés. Nous montrons que ces nouvelles formes de monnaie
électronique posent potentiellement de nombreux problèmes aux autorités
monétaires tant au niveau prudentielle qu'en matière de politique monétaire.
SOMMAIRE
I : les formes en développement de la monnaie électronique p. 5
- Paiements de détail et nouvelles formes de monnaie électronique privée p.6
- Nouvelles formes de monnaie électronique et nouveaux risques p.11
- Monnaie électronique et système de paiement interbancaire p.15
II : Les implications de ces développements pour les autorités monétaires p.19
- Prolégomènes pour une régulation prudentielle de la monnaie électronique p.19
- Monnaie électronique et macro-économie p.23
Bibliographie p.27
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Les débats qui agitent le monde des économistes quant aux effets de la nouvelle
économie sur la structuration, le fonctionnement et la régulation de l’économie n’épargnent pas
la sphère monétaire et financière. Comme ce fut le cas dans d’autres champs de l’économie, les
inflexions dans les tendances empiriques liées à l’usage de nouvelles technologies de
l’information et des communications font prédire à certains des ruptures radicales dans les
systèmes monétaires pouvant aller jusqu'à la disparition de la monnaie et des banques centrales
[King M., 1999]. Un effort de clarification, de hiérarchisation et d’interprétation des faits
stylisés en cause semble donc utile afin de déterminer quelles sont les vraies questions
soulevées par ces évolutions. Il faut à cette fin garder à l’esprit que le support technologique
des paiements est secondaire. L’histoire de longue période regorge d’innovations techniques
ayant accru l’efficacité des paiements (rapidité, sécurité etc.) sans forcément remettre en cause
leur logique profonde.
Bien que le débat entre économistes sur la monnaie électronique ait gagné en intensité
ces dernières années, la monnaie électronique, en elle même, n’est pas une innovation très
récente. Depuis déjà longtemps les systèmes de transferts électroniques de fonds permettent de
débiter et créditer les comptes bancaires en utilisant des impulsions électroniques. Aux Etats-
Unis, les paiements électroniques représentent près de 90% de la valeur des transactions. Pour
autant la monnaie électronique n’est pas une réalité facile à circonscrire, elles apparaît multi-
forme et évolutive. Les systèmes de transferts électroniques de fonds désignent une gamme
très large de dispositifs qui vont du guichet automatique à la banque virtuelle sur internet. Or, il
est nécessaire de préciser dans cet éventail de modes de paiements électroniques ceux qui
constituent une simple innovation s’inscrivant dans la continuité des systèmes de paiements
antérieurs et ceux qui font véritablement rupture et portent de nouveaux risques. Cette tâche
de clarification passe par la mise en évidence de deux générations de monnaie électronique qui
ne se sont pas substituées l’une à l’autre mais qui actuellement coexistent, même si
quantitativement les paiements qui s’inscrivent dans la première génération dominent encore
largement.
La première génération de monnaie électronique est constituée de modes de paiements
opérant dans des réseaux fermés et contrôlés par les banques. On trouve dans cette catégorie
les dépôts directs et les paiements pré-autorisés. Ceux-ci sont largement utilisés par les
employeurs, les agences gouvernementales et d’autres organisations effectuant des paiements
ou prélèvements réguliers. Ainsi en est il le plus souvent pour le paiement des salaires,
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dividendes, remboursement de frais médicaux ou pour les prélèvements automatiques assurant
le paiement de certaines factures ayant une périodicité fixe. Pour les paiements de détail, les
cartes plastiques sont les instruments électroniques des consommateurs. Cette forme de
monnaie a une acceptabilité plus étendue que les chèques et représente pour les banques un
coût de traitement bien inférieur à celui de la monnaie scripturale. Insérées dans des lecteurs de
signaux inscrits sur leur bande magnétique, ces cartes permettent, dans certaines limites, de
convertir des dépôts en billets. L’interbancarité permet d’effectuer ces retraits 24 heures sur 24
dans un grand nombre de guichets automatiques ainsi que de régler directement des
commerçants habilités à accepter ce mode de paiement par transfert immédiat de fonds du
compte bancaire de l’acheteur vers celui du vendeur. Ces paiements électroniques de première
génération s’inscrivent dans des circuits fermés dont les banques sont les passages obligés de
connexion. L’efficience du système de paiement (réduction des coûts de traitement,
accroissement de la sécurité et de la rapidité) a été accrue par la généralisation de cette
monnaie électronique de première génération, mais la structure du système de paiements n’a
pas été fondamentalement modifiée : elle demeure hiérarchisée. Les banques endossent la
responsabilité de la sécurisation des paiements de détail par carte : elles ont un droit de regard
sur l’habilitation d’un commerçant à être payé par carte, elles imposent des limites de crédit à
chaque détenteur de carte et elles garantissent la finalité des paiements pour le payé en cas de
défaut du payeur.
Les paiements interbancaires ont également été affecté par les innovations dans les
technologies de l’information et des télécommunications. Les transferts électroniques de fonds
entre banques ont été introduits à la fin des années 70. Les banques ont créé SWIFT (Society
for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) auquel adhèrent plus de 2000
membres. Ce système est un réseau interbancaire transnational qui traite les instructions de
transferts de fonds entre les banques du monde entier. Il est branché sur les systèmes de
compensation et de règlement nationaux contrôlés par les banques centrales. Cette connexion a
permis à ces dernières d’instaurer une réglementation et une supervision sécurisant ces
paiements de gros et permettant ainsi d’endiguer le risque systémique.
Ainsi, les systèmes de paiements électroniques de première génération qu’ils soient de
détails ou de gros peuvent être contrôlés et sécurisés. Un double niveau de hiérarchisation
permet d’assurer la sécurité des paiements et de séparer les risques posés par les paiements au
détail et ceux qui concernent les paiements en gros. C’est sous les auspices des banques
centrales que s’organisent la sécurisation des paiements interbancaires de gros montants.
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L’accès privilégié à la liquidité ultime fournie par les banques centrales, c’est à dire la
couverture du prêteur en dernier ressort a pour contrepartie l’imposition aux banques membres
des systèmes de règlement d’un ensemble de règles prudentielles de limitation des risques de
paiements. Celui-ci comprend des limites bilatérales de découverts entre banques, des limites
de déficits nets à l’égard de la chambre de compensation, des accords de partages des pertes
entre les banques membres en cas de défaut de l’une d’elles et/ou des réserves obligatoires. Par
ailleurs, les nouvelles technologies de l’information et des communications ont permis la
construction et la diffusion de systèmes à règlements bruts qui réduisent fortement le risque de
liquidité. Au niveau des paiements de détails les banques jouent à l’égard des agents non
financiers un rôle apparenté à celui que les banques centrales assument vis à vis d’elles en
matière de sécurité des paiements électroniques. Cette structuration des systèmes de paiements
à deux étages (paiements de détails et paiements de gros), chacun étant hiérarchisé et contrôlé,
permet à toutes les formes de monnaie, quelle que soit la banque émettrice, d’être
homogénéisées, c’est à dire convertibles inconditionnellement au pair en unités de compte
définies par le passif de la banque centrale. Il n’y a donc par espace monétaire qu’une seule
marque monétaire : la monnaie nationale.
Actuellement se développent des systèmes de paiements électroniques que l’on peut
qualifier de seconde génération. Au delà de la diversité des formes prises par ces nouveaux
paiements électroniques, la différence qualitative majeure qu’ils ont en commun et qui justifie
leur classement dans une catégorie nouvelle tient à leur insertion dans des réseaux ouverts et
non plus fermés, contrairement aux premières formes de monnaie électronique. Cette
caractéristique limite les possibilités de contrôle des risques. Le Comité de supervision bancaire
de Bâle dans un rapport de mars 1998 intitulé « risk management for electronic banking and
electronic money activities » a donné les définitions suivantes :
« - les réseaux fermés restreignent l’accès aux participants (institutions financières,
consommateurs, commerçants et parties tierces fournisseurs de services) liés par contrats sur
ce qui caractérise la qualité de membre.
- les réseaux ouverts n’ont pas de telles exigences d’adhésion. »
Actuellement la monnaie électronique de seconde génération permet la dissémination de
la création monétaire et n’est régulée par aucune contrainte de réserve. Seule la prudence de
l’émetteur qui peut être bancaire ou non bancaire tient lieu de dispositif de limitation des
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risques. L’ouverture des réseaux (ex : Internet) sans aucune restriction d’accès met à mal la
hiérarchie des systèmes de paiements. Les systèmes de paiements au détail, qui ne pouvaient
pas créer de risque systémique dans les réseaux fermés des transferts de monnaie bancaire, le
peuvent dans les réseaux ouverts. La concurrence des réseaux est la nouvelle forme de la
concurrence des monnaies. Or la concurrence de réseaux est un processus hautement instable.
Les banques ne sont plus maîtresses des règles de sécurité des paiements au détail. L’utilisation
des réseaux électroniques ouverts les rend dépendantes de la compétence et de la prudence
d’autres opérateurs : des serveurs d’information, des experts de codage, des fournisseurs de
logiciels spécialisés, des vendeurs de systèmes de compensation privés, des entreprises de
télécommunication. Ces opérateurs ne sont pas tenus aux mêmes obligations prudentielles que
les banques. Il s’ensuit qu’au delà des risques bien répertoriés des systèmes de paiements (de
contrepartie, de liquidité, de désynchronisation, de marché), d’autres risques beaucoup plus
difficiles à évaluer et à contrôler prennent une grande importance. Ce sont les risques
opérationnels, les risques de réputation et les risques légaux. La vulnérabilité à ces risques est
amplifiée par le caractère global, déterritorialisé des réseaux ouverts.
Dans cet article c’est plus particulièrement à cette seconde génération de monnaie
électronique que nous nous intéressons, aux risques dont elle est porteuse et à certaines
implications macro-économiques inhérentes à son développement.
LES FORMES EN DEVELOPPEMENT DE LA MONNAIE ELECTRONIQUE.
La littérature récente consacrée à la monnaie électronique est assez disparate. Sous
l’expression « monnaie électronique » sont traitées des questions dont les implications sont très
différentes. Certains articles ou rapports s’intéressent essentiellement aux innovations dans les
instruments de paiements de détail et notamment à la question de savoir si l’on va vers une
société sans cash, alors que d’autres se focalisent sur les innovations dans les systèmes de
paiements interbancaires qui se traduisent par l’accroissement du « ratio de netting »
(transactions brutes sur transactions nettes). Dans ce dernier cas, la question fondamentale est
celle de la hiérarchisation du système de paiement et de la menace existant sur le rôle de la
banque centrale dans le règlement final des soldes interbancaires. In fine, c’est évidemment la
question de la politique monétaire, de ses procédures opérationnelles et des canaux de
transmission qui est posée.
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Ce sont donc les évolutions empiriques concernant la demande de base monétaire qui
constituent le point commun à l’ensemble de ces travaux et fondent les interrogations sur les
effets potentiels de la monnaie électronique sur l’organisation du système monétaire et sur la
conduite et l’efficacité de la politique monétaire. La base monétaire est la monnaie centrale
c’est à dire la dette de la banque centrale. Celle-ci se compose des billets et des comptes
créditeurs des banques à la banque centrale (réserves obligatoires et/ou libres). Au cours des
trois dernières décennies, ces deux composantes de la monnaie centrale ont fortement décru
relativement au PIB. Ainsi, dans les pays du G.10, la part des réserves des banques dans le PIB
nominal après être restée assez stable autour de 3,5% dans les années 70, a suivi un trend
descendant du début des années 80 au milieu des années 90 pour s’établir autour de 1,5%
depuis lors. En ce qui concerne les billets en circulation, sur la même période, le trend est
continûment descendant passant de 8,4% du PIB à moins de 5,5% [Henckel T. Ize A. and
Kovanen, 1999]. Par ailleurs, les réserves obligatoires ont été supprimées dans plusieurs pays
comme le Royaume Uni, le Canada, la Suède, l’Australie et la Nouvelle Zélande. Les banques
commerciales conservent néanmoins dans ces pays des soldes créditeurs à la banque centrale
pour s’acquitter du règlement des soldes interbancaires.
Paiements de détail et nouvelles formes de monnaie électronique privée
La question de l’impact de la monnaie électronique de seconde génération dans les
paiements de détail reste encore largement prospective dans la mesure où aujourd’hui, les
cartes de crédit, le cash et les chèques dominent encore massivement les technologies de
paiement dans tous les pays du monde. Nos interrogations portent donc sur les potentialités de
la monnaie électronique plutôt que sur sa réalité à ce jour.
Parmi les nouvelles formes de paiements électroniques il faut distinguer les produits
d’accès et les instruments de stockage électronique de valeur monétaire.
Les produits d’accès se réfèrent à la banque électronique. Il ne s’agit pas au sens étroit
du terme de monnaie électronique. En effet, les banques centrales et superviseurs bancaires
distinguent nettement la e-banque et la e-monnaie. Néanmoins, nous traiterons ici les deux
phénomènes, car en raison de l’usage qu’ils font de réseaux ouverts, il apparaissent très
imbriqués et porteurs de risques de même nature (opérationnels, juridiques, réputationnels).
Les superviseurs bancaires reconnaissent d’ailleurs cette communauté de risques, comme en
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témoignent certains rapports officiels qui associent monnaie électronique et banque
électronique dans les préconisations prudentielles [Basel, Committee on Banking Supervision,
march 1998, Risk management for electronic banking and electronic money activities].
La banque électronique désigne la fourniture par une banque de services et produits
bancaires de détail via des canaux électroniques. Cela inclut la collecte de dépôts, l’octroi de
prêts, la gestion des comptes, l’offre de conseils financiers mais également la fourniture de
services et produits de paiements électroniques, notamment de monnaie électronique au sens
étroit. Les produits d’accès impliquent l’usage du téléphone ou d’ordinateurs personnels dotés
de logiciels appropriés permettant aux clients d’accéder à leurs comptes de dépôts et de
transférer ces fonds via Internet ou d’autres liens de télécommunication. Les paiements qui
s’opèrent par le biais de produits d’accès utilisent les systèmes existants de clearing et de
règlement. La banque électronique ne modifie pas fondamentalement le rôle et les activités des
banques, mais permet une extension considérable de leurs marchés potentiels et surtout les
expose à de nouveaux risques. La banque électronique utilise une technologie qui, par sa nature
même, est conçue pour étendre la portée géographique virtuelle des activités bancaires sans
qu’une implantation physique similaire des établissements ne soit requise. Une telle expansion
des marchés bancaires au delà des frontières nationales pose déjà une question prudentielle
majeure de renforcement de la coopération trans-frontière entre les superviseurs. S’ajoute à
celle-ci le fait que la banque électronique en utilisant internet comme canal additionnel de
fourniture de services bancaires - que ceux ci aient un pur contenu informationnel ou soient de
nature transactionnelle - s’expose à de nouveaux risques (opérationnels, réputationnels et
juridiques) inhérents à l’usage de réseaux ouverts. Ils s’ajoutent aux risques bancaires
traditionnels : risques de crédit, de liquidité, de marché et de change.
La monnaie électronique, au sens étroit, mobilisable dans les paiements de détail peut
être définie comme un stock électronique de valeur monétaire qui peut être largement utilisé
pour effectuer des paiements. Il s’agit finalement d’un instrument prépayé au porteur dont
l’usage n’implique pas nécessairement les comptes bancaires des parties impliquées dans le
paiement. Plus concrètement, deux formes de monnaie électronique distinctes sont susceptibles
de concurrencer potentiellement la monnaie fiduciaire : le « e.cash » ou porte-monnaie
électronique et la « monnaie réseau ».
Le porte-monnaie électronique désigne des cartes à circuits intégrés, multi-usages,
rechargeables, stockant une valeur monétaire sur des supports qui sont la propriété des
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détenteurs et sont donc détachés des comptes bancaires. Ce type de monnaie électronique
permet d’effectuer des paiements de détail directement entre échangistes sans intervention d’un
intermédiaire, grâce à des lecteurs installés dans les points de vente. Contrairement au cash,
dans la plupart des systèmes de ce type existants, la monnaie électronique reçue par le payé ne
peut être réutilisée. Elle doit donc être reversée sur le compte bancaire du bénéficiaire, le
paiement étant enregistré à cette étape. Cependant, aucun obstacle technologique majeur ne
s’oppose à ce que se développent des systèmes où cette contrainte de passage par les comptes
bancaires disparaisse. Dans un tel cas, un float considérable pourrait se développer échappant à
l’enregistrement et donc au contrôle des autorités monétaires.
La « monnaie réseau » est une forme de monnaie électronique qui, grâce à des logiciels
spécialisés intégrés aux ordinateurs personnels, peut être transférée pour s’acquitter de
paiements via des réseaux de télécommunication comme internet. Ces deux formes de monnaie
électronique ont des caractéristiques communes comme le pré-paiement des valeurs monétaires
stockées et l’utilisation de la cryptographie pour l’authentification et la protection de la
confidentialité et de l’intégrité des données. Les banques peuvent participer à ces dispositifs de
monnaie électronique de différentes manières. Elles peuvent être émettrices, mais elles peuvent
également distribuer la monnaie électronique émise par d’autres entités, gérer le traitement, la
compensation et le règlement des transactions en monnaie électronique ainsi que
l’enregistrement des transactions.
Le dispositif de paiement du commerce électronique en cyber-monnaie peut être décrit
de la manière suivante. Un client choisit un réseau représentatif d’une marque monétaire
électronique. Son compte bancaire est débité du montant de cyber-monnaie qu’il veut acheter.
Deux cas sont alors possibles : soit l’opérateur de réseau (chambre de compensation) crédite
cette somme directement sur le disque dur du client, soit sur un ordinateur serveur au nom du
client et se voit lui même crédité du transfert de dépôt bancaire. Lorsque le consommateur
achète un bien ou un service par commerce électronique, son compte en cyber-monnaie est
débité du montant de son achat soit sur son ordinateur personnel soit sur son cyber-compte à la
chambre de compensation. Simultanément le vendeur est crédité du montant de sa vente. Deux
options s’offrent alors à lui : soit il transfère cette somme sur son compte bancaire et ainsi cette
opération revenant dans le giron bancaire est enregistrée, soit il réutilise cette monnaie réseau
pour effectuer des paiements qui eux mêmes pourront servir à de nouveaux règlements
d’opérations commerciales électroniques. Dans le premier cas, la chambre de compensation du
réseau doit être capable d’assurer cette conversion de monnaie réseau en monnaie bancaire, ce
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qui, quand les émetteurs de monnaie électronique sont des non banques, c’est à dire ne sont pas
soumis aux dispositions prudentielles, peut être problématique. La seconde possibilité par un
processus multiplicatif peut créer un montant important de liquidités échappant à tout
enregistrement et n’étant pas sécurisé. Le problème de la monnaie manquante apparu au Etats-
Unis dès les années 70 en conséquence du processus d’innovations financières qui altéra
fortement la significativité des agrégats monétaires, resurgirait sous une forme bien plus aiguë.
En effet, contrairement aux années 70 - 80, en raison de l’absence d’enregistrement de ce float,
le problème ne pourrait être résolu par une simple redéfinition du contenu des agrégats.
Les nouvelles formes de monnaie électronique sont-elles en concurrence avec les
dépôts à vue ou avec la monnaie fiduciaire ? La monnaie bancaire mobilisable par chèque,
virement ou carte de paiement est rarement utilisée pour des paiements de faibles montants
dans la mesure où les coûts de traitement sont alors trop élevés relativement au montant de la
transaction. A l’inverse, la monnaie électronique n’est, jusqu'à présent, pas utilisée pour les
grosses transactions en raison des risques spécifiques qu’elle présente. Un rapport de l’IME sur
la monnaie électronique de 1994 indiquait que dans les systèmes existants, le montant moyen
des transactions effectuées via des dispositifs de monnaie électronique restait inférieur à 10
ECU. Le rapport de la BCE sur le même sujet datant de 1998 confirme cet état de fait. Le
porte-monnaie électronique serait donc plutôt un substituts aux billets et aux pièces. Pour ce
qui est de la monnaie - réseau le diagnostic est moins évident. En effet, cette monnaie offre la
possibilité d’effectuer des paiements de faibles montants en contrepartie de services ou
produits offerts sur internet. Le paiement à distance impliqué dans ce type de transaction
excluant de fait l’usage de monnaie fiduciaire, il s’agit plutôt dans ce cas d’un substitut à
l’usage de la monnaie bancaire permettant de limiter les coûts inhérents à la transaction. On
peut noter que même aux Etats Unis, c’est à dire dans un pays qui dispose d’une avance
relative dans le développement du commerce électronique, la monnaie réseau n’est toujours
pas parvenu à décoller : 93% des transactions on line ayant toujours pour base la carte de
crédit et cela en dépit d’une fraude sur les transactions on line utilisant ce support de paiement
estimée à 1% du total de ce type d’échange [Tumin Z. 2001]
. Dans tous les cas la monnaie électronique est un substitut aux instruments de
paiement utilisés pour des transactions de faible montant. Néanmoins, on a une sorte de
partition dans la fonctionnalité de ces supports de paiement électronique et donc quant au type
de monnaie qu’ils concurrencent plus particulièrement. Le portefeuille électronique serait un
10
substitut potentiel à la monnaie fiduciaire utilisée dans les transactions de détail et de proximité
et la monnaie réseau un substitut aux dépôts à vue pour les petites transactions à distance. La
relation qui semble se forger entre ces nouveaux instruments de paiements et les anciens est
plutôt de complémentarité que de substitution.
Goodhart, en mobilisant l’argument d’anonymat des transactions payées en cash,
défend également l’idée selon laquelle la monnaie électronique ne pourra se substituer
totalement à la monnaie fiduciaire. En effet, les transactions réglées en billets garantissent
l’anonymat en ce sens que la transaction n’est pas enregistrée et le payé n’a pas à acquérir
d’information sur sa contrepartie dans l’échange. La seule interrogation qu’il peut avoir
concerne le billet lui même : est il vrai ou contrefait ? A l’inverse, la monnaie électronique
permet la mémorisation des dépenses des agents et, de fait, jusqu'à présent la plupart des e-
transferts fournissent l’enregistrement immédiat des achats. Même quand les techniques se
seront développées permettant de ne pas mémoriser ces informations, elles continueront à
permettre une telle mémorisation. Ce faisant, la question de la confiance inter-individuelle entre
le payeur et le payé dans le fait que la contrepartie dans l’échange n’enregistre pas la
transaction deviendra cruciale. Goodhart affirme que cela constitue une entrave au
développement de la monnaie électronique dans la mesure où tous les acteurs engageant des
actions illégales (criminelles ou d’évasion fiscale) refuseront d’utiliser ces dispositifs de
paiement. L’argument est certainement juste et même plus profond que ce que défend
Goodhart, dans la mesure où l’enregistrement de toutes les transactions crée une société
marchande à la « big brother » qui s’oppose à la liberté individuelle fondatrice de nos
démocraties. Ce faisant, les comportements citoyens de rejet ne devraient pas être limités aux
comportements délictueux. De plus, comme nous le développerons dans la partie sur les
nouveaux risques, la monnaie - réseaux est porteuse d’un dilemme entre demande d’anonymat
et exigences de sécurité qui potentiellement peut en limiter le développement.
L'essor de la monnaie électronique pose certaines questions que ne peuvent ignorer les
banques centrales garantes de la stabilité nominale et du bon fonctionnement du système de
paiement. Il s’agit maintenant d'analyser correctement les problèmes créés par ce type
d’innovation, d’évaluer les risques de perturbations inhérents à leur développement et de
déterminer si ces risques sont maîtrisables par les autorités monétaires.
Nouvelles formes de monnaie électronique et nouveaux risques
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La monnaie électronique est elle porteuse de risques spécifiques ?
La concurrence de réseaux de paiements privés, dont les mécanismes de compensation
et de règlement ne sont pas sécurisés parce que les règlements ne se font pas sur les livres de la
banque centrale, est par elle-même source de risque systémique.
Toute forme de monnaie électronique qui pourrait trouver un dynamisme dans les
paiements du commerce électronique est une monnaie de réseau (nous n’évoquons pas ici le
portefeuille électronique). Toute monnaie de réseau implique un dispositif de compensation et
de règlement. L’existence du cyberespace permet la concurrence de réseaux privés de
paiements qui s’insèrent à la fois dans les paiements de détail et de gros. Cette concurrence fait
éclater la structure pyramidale des systèmes de paiements existants. Quelle en est la nature ?
Quelle en est la stabilité ?
La caractéristique première de la concurrence des réseaux est celle de masse
critique d’utilisateurs. Côté offre, cette caractéristique résulte des rendements croissants :
coûts fixes d’installation et de fonctionnement élevés, coût marginal pratiquement nul. Côté
demande, elle provient de l’externalité d’usage : la monnaie est d’autant mieux acceptée par
chacun qu’elle est acceptée par autrui. Il s’ensuit qu’une concurrence de réseaux, cherchant à
atteindre leur masse critique, entraîne une instabilité des parts de marché. Pour en saisir les
conséquences, il faut bien comprendre ce que contient un réseau fournisseur des services de la
monnaie électronique.
Ce sont des réseaux de marque qui comprennent un groupe d’émetteurs de
monnaie électronique utilisant une marque monétaire partagée, une chambre de compensation
et de règlement, une organisation centrale qui gère les règles du réseau (identification des
utilisateurs, authentification des messages contre les fraudes, transmission des données, …) et
supervise les risques des émetteurs qui en sont membres.
Les émetteurs sont des banques ou des non banques qui a priori ne sont pas attachées à
un réseau particulier. Ils peuvent émettre des moyens de paiements électroniques dans
plusieurs réseaux pour partager leurs risques. Supposons qu’une banque migre d’un réseau A à
un réseau B, faisant passer A en dessous de sa masse critique d’utilisateurs. Il en résultera une
ruée contre les instruments de paiements offerts par A, sans qu’il soit garanti que B puisse
instantanément traiter le brutal accroissement de demande de services de paiements. Non
seulement la chambre de compensation de A est mise en risque de faillite, entraînant
l’effondrement de ce réseau, mais des problèmes opérationnels vont perturber les services de
paiements de tous les utilisateurs de B.
12
Or la concurrence stratégique des réseaux les conduit nécessairement à
rechercher l’exclusivité de leur marque par l’incompatibilité des messages avec les autres
réseaux. Plus un réseau qui fait faillite est exclusif, plus les perturbations dans les paiements se
répercutent sur d’autres. Or les utilisateurs rationnels savent que la concurrence de réseaux est
régie par la masse critique. Aussi toute perte de part de marché d’un réseau peut déclencher
l’inquiétude des utilisateurs qui anticipent à tort ou à raison que la part de marché va tomber en
dessous de la masse critique. Cela va déclencher une spéculation auto-réalisatrice contre ce
réseau, menant à son effondrement. Mais, si la chambre de compensation d’un réseau fait
faillite, les banques émettrices qui en sont membres ne peuvent être dégagées des dettes à
l’égard des utilisateurs qui détiennent des stocks de valeur dans la monnaie électronique du
réseau. Ces banques ou émetteurs non-bancaires devront assumer les demandes de conversion
des utilisateurs dans les formes de monnaie de leur choix.
Cette concurrence de réseaux de paiements privés potentiellement déstabilisatrice n’est
pas la seule raison de craindre l’augmentation des risques
Dans les systèmes de paiements il existe des risques qui sont inhérents à
l’activité bancaire consistant à créer de la monnaie sous la forme d’une dette privée. Ce sont les
risques de crédit, de liquidité et de marché. Il existe aussi des risques qui proviennent de la
structure en réseau des paiements. Ce sont les risques opérationnels, les risques de réputation,
les risques légaux. Le passage de réseaux interbancaires fermés et sécurisés par les banques
centrales à des réseaux concurrentiels ouverts fait de cette deuxième catégorie de risques une
terra incognita. Celle-ci répand une incertitude qui n’est pas pour rien dans l’extrême réticence
du public à accepter cette forme de monnaie.
Les risques opérationnels sont potentiellement les plus dévastateurs. Les risques
opérationnels désignent le potentiel de pertes lié aux déficiences significatives de la fiabilité et
de l’intégrité des systèmes. La plupart des manifestations de ce type de risque s’applique à la
fois à la banque électronique et à la monnaie électronique au sens strict. Dans les systèmes de
paiements existants les risques opérationnels ne concernent que les réseaux interbancaires de
gros montants. Dans les schémas de monnaie électronique en réseau, la fragilité possible des
chambres de compensation aura une grande influence sur les paiements au détail et sera
directement exposée à la détérioration de la confiance des consommateurs. On entre dans l’ère
où les systèmes de paiements au détail à règlement net peuvent entraîner un risque systémique
si le réseau est composé d’un nombre important d’émetteurs.
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La principale menace opérationnelle dans des réseaux ouverts est la fraude. Trois types
de problèmes sont associés au transfert des ordres de paiements : l’identification sûre de
l’origine d’un message (authentification) provenant d’un ordinateur lié à un réseau plongé dans
le cyberespace où n’importe qui peut intercepter un flux d’information ; la vérification que le
contenu du message n’a pas été altéré dans sa transmission ; la sauvegarde de la destination du
message pour empêcher les détournements. Les concepteurs des réseaux recherchent la
réponse dans la cryptographie. C’est une science des algorithmes qui modifient la forme des
messages (d’un texte en clair en texte codé), visant à transformer un réseau ouvert en réseau
virtuellement clos. C’est certainement la seule réponse possible. Mais on sait bien de la longue
histoire de l’espionnage et du contre-espionnage que tout algorithme de codage a son antidote,
que la sécurité ne peut jamais être garantie.
De puissants groupes criminels organisés peuvent investir les ressources
nécessaires pour pénétrer des réseaux monétaires parce que les gains potentiels sont énormes.
En inoculant des virus ou en saturant de faux messages, il est possible de submerger un réseau
de paiements et de transférer des montants illimités de fonds à des destinations frauduleuses.
En plus des attaques externes, les systèmes de banque électronique sont exposés au risque
opérationnel émanant de leurs propres employés qui peuvent de manière frauduleuse acquérir
des données d’authentification pour accéder aux comptes des clients et/ou voler des cartes de
stockage de valeur monétaire. La monnaie électronique au sens étroit est elle même exposée au
risque de contrefaçon criminelle et les banques peuvent être considérées comme responsables
pour le montant de monnaie électronique falsifiée. Ces brèches possibles dans la sécurité sapent
la confiance dans ces moyens de paiements. En outre et paradoxalement, les procédures
cryptographiques sécuritaires les plus efficaces sont justement celles qui empêchent le plus la
monnaie électronique d’être un substitut de la monnaie fiduciaire. En effet, la monnaie
fiduciaire peut être anonyme parce qu’elle porte la valeur monétaire. Le règlement étant
confondu avec l’exécution du paiement dans le face à face entre le vendeur et l’acheteur, tout
paiement est final. Il s’ensuit qu’aucun médiateur ne s’insère dans le paiement, aucun agent
central n’enregistre l’information que le transfert a eu lieu. De telles caractéristiques peuvent
être simulées dans certains schémas de monnaie électronique qui autorisent les paiements face à
face et qui détruisent automatiquement l’information. Mais ce sont justement les systèmes les
plus vulnérables à la fraude ! En effet, dans de tels systèmes, l’audit complet des transactions
passées devient impossible et la source ainsi que la quantité de monnaie électronique
contrefaite ne peuvent être connues. Cela signifie que la demande d’anonymat [Goodhart] dans
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les transactions impliquant la monnaie électronique entre en contradiction avec les exigences de
sécurité et d’intégrité de ces systèmes ; ce qui peut évidemment conduire à en limiter le
développement. Le renforcement de la sécurité des réseaux implique d’enregistrer toutes les
caractéristiques des ordres de paiement à la chambre centrale de compensation. La
centralisation est inhérente au bon fonctionnement des paiements, dès lors que les instruments
de paiements ne sont pas émis par l’institution dont le passif définit l’unité de compte.
Les autres risques opérationnels résultent de l’association complexe de
compétences bancaires et non bancaires pour faire fonctionner un réseau de monnaie
électronique. Le rassemblement sur une même marque monétaire de fournisseurs de services de
paiements organisés en réseaux rend la réputation des banques émettrices dépendante de la
solidité financière des chambres de compensation privées. Les risques des banques dépendent
aussi des capacités des fournisseurs de service à installer les techniques de cryptage les plus
avancées, à disposer de facilités de remplacement en cas de pannes de réseaux par accident ou
par attaque externe. La réputation est nécessairement partagée, parce que c’est celle de la
marque monétaire. Or la marque n’est pas la propriété des émetteurs, elle est caractérisée par
l’aptitude à réaliser la finalité des paiements au bénéfice des utilisateurs. Dans un système de
paiement électronique, la question est celle de la liquidité du système dans son ensemble, au
premier chef de la chambre de compensation. Or la contrefaçon d’une marque de monnaie
électronique peut assécher les réserves de n’importe quel système privé. Les risques de ruée
lorsque le public croit que la sécurité d’une marque de monnaie électronique est compromise
peuvent s’étendre par contagion à l’ensemble des systèmes de paiements électroniques.
Les facteurs réputation et confiance sont essentiels à l’activité bancaire. Or, la
vulnérabilité accrue des banques au risque opérationnel signifie également pour elles un
accroissement du risque réputationnel. La réputation d’une banque peut pâtir de sa défaillance
à fournir des services de banque électronique sûrs, précis et homogènes dans le temps quant à
leur qualité. Elle peut être mise à mal si des problèmes dans les réseaux de communication
réduisent l’accès des clients aux informations sur leurs comptes ou la disponibilité de leur
fonds. La mise en évidence de brèches significatives dans les systèmes de sécurité des banques,
révélées par exemple par des attaques internes ou externes sur les systèmes d’information, peut
miner la confiance du public. Le risque de réputation peut affecter une seule banque ou
atteindre le système bancaire dans son ensemble. En effet, si une grande banque réputée et
ayant fortement développé ses activités de banque et de monnaie électronique subit une forte
15
atteinte à sa réputation du fait de son engagement sur ce type d’activité, la défiance des clients
à l’égard des activités de même type mises en œuvre par les autres banques peut se généraliser.
Les risques juridiques concernent les violations ou la non conformité aux lois, règles ou
réglementations, ou le simple fait que les droits et obligations des parties engagées dans une
transaction ne sont pas clairement établis. De fait, les activités de banque et monnaie
électronique étant récentes, dans de nombreux cas un flou juridique existe sur les obligations et
droits des parties dans de telles transactions. Cela concerne notamment l’application de
certaines règles de protection du consommateur et l’incertitude sur la validité juridique de
certains contrats noués via un canal électronique. Les défauts de préservation de la
confidentialité des données sur les clients est une autre source de risque légal. Des pirates
peuvent attaquer ou essayer d’infiltrer les bases de données concernant les clients des banques
et à partir de ces informations mettre en œuvre des opérations frauduleuses. Un tel cas constitue
évidemment la manifestation d’un risque opérationnel et de réputation mais la responsabilité
juridique de la banque peut également être mise en cause. Par ailleurs, la banque électronique
ayant une forte propension à développer des activités trans-frontières, c’est à dire au delà de sa
juridiction d’origine, peut souffrir d’un déficit de compétences juridiques quant aux
réglementations et lois de protection des consommateurs dans les pays où elle étend ses
activités on-line, ce qui évidemment la soumet à un risque légal accru.
Monnaie électronique et système de paiement interbancaire.
Les problèmes induits par la diffusion des nouvelles technologies de l’information et
des communications au niveau des paiements de gros semblent également sérieux. C’est en
effet dans le domaine des systèmes de compensation et de règlement que ces nouvelles
technologies ont eu le plus gros impact. La question fondamentale posée est donc la suivante :
la forte diminution de la demande de réserve des banques va t’elle mettre en cause la
hiérarchisation du système de paiement et la prééminence de la banque centrale ?
King dans une approche qui se veut visionnaire, mais dont le bien fondé a été fortement
contesté [Woodford 2000, Aglietta 2001, Ingham 2001], affirme que le développement des
réseaux électroniques va permettre de donner une réalité aux spéculations théoriques de la
16
nouvelle économie monétaire [Scialom, 1995] : faire disparaître les banques centrales et les
systèmes monétaires hiérarchisés tels qu’ils existent aujourd’hui. Le XXième siècle aurait été
celui de l’apogée du pouvoir des banques centrales, appelées à disparaître avec l’avènement de
la monnaie électronique qui va conduire à l’élimination de leur position de monopole sur l’offre
de moyen de règlement ultime. Selon King, dans le futur les individus et surtout les entreprises
pourraient régler leurs échanges par des transferts directs de richesse sous la forme d’actifs
financiers d’un compte à l’autre. Pour ce faire, des algorithmes pré-agréés détermineraient
automatiquement, selon la valeur de la transaction, quels actifs l’acheteur doit vendre. Cette
spéculation prospective se fonde sur le développement de technologies qualifiées
d’intelligentes qui déjà sont utilisées pour concevoir certains systèmes de transactions
permettant des réponses automatiques et appropriées à des situations complexes comme par
exemple des opérations liées où l’exécution d’une transaction est contingente à l’exécution
d’une ou plusieurs autres transactions. L’existence de telles évolutions technologiques est
indéniable, pour autant annoncent-elles la disparition de la monnaie banque centrale de
règlement ultime ?
Les modes de gestion automatique des portefeuilles financiers sont déjà largement
utilisés sous la forme d'assurance de portefeuille et de limitation pré-déterminée des pertes
(stop-losses). Dans les périodes de grande volatilité des prix d'actifs financiers, ces techniques
entraînent des réaménagements de portefeuille dans le même sens de tous les acteurs qui les
utilisent. Cela produit donc des mouvements collectifs qui accentuent les variations de prix. La
transposition de cette logique aux systèmes de paiements peut en période "normale" être
compatible avec leur stabilité. En revanche, en période de fortes perturbations financières, ces
techniques transmettent l'instabilité financière au cœur même des systèmes de paiement, au
moment même où ceux-ci devraient être préservés de ces perturbations. Les modèles sous
jacents à la pesrpective de King postulent un mode de formation des prix d'actifs conforme à un
équilibre fondamental par définition unique. Celui-ci est invalidé tant par les modèles
théoriques récents qui mettent l'accent sur l'existence d'équilibres multiples que par l'expérience
de la récurrence des crises financières.
Les évolutions de nos systèmes monétaires et financiers sont marqués par un faisceau
de facteurs limitant de facto le besoin de réserves. La question qui se pose est alors celle de la
perpétuation d’une demande résiduelle de réserves.
B. Friedman dans son fameux article de 1999 signale trois menaces sur le monopole de
la banque centrale sur l’offre de réserve : l’érosion de la demande de monnaie bancaire, la
17
prolifération de crédits octroyés par des non banques et les innovations dans les mécanismes
privés de compensation bancaire. Nous nous concentrerons sur ce dernier point qui nous
semble le plus problématique du point de vue de l’existence à venir d’une demande de réserve
résiduelle.
Il existe trois moyens principaux d’effectuer des règlements interbancaires :
- les paiements peuvent être compensés bilatéralement à travers des comptes de
correspondants, les soldes nets en fin de journée étant réglés dans les livres de la banque
centrale ;
- les banques peuvent canaliser leurs paiements dans une chambre de compensation, leurs
comptes à la chambre étant crédités et débités en cours de journée. La position créditrice ou
débitrice nette intra-journalière reste provisoire jusqu’à la fin de la compensation multilatérale
où les banques règlent leurs positions nettes-nettes via leurs comptes à la banque centrale ;
- si un système de règlements brut en temps réel existe, les banques règlent leurs paiements
mutuels en temps réel à travers leurs comptes à la banque centrale. Du point de vue de la
gestion du risque, seul ce système assure en continu la garantie de bonne fin.
Dans l’absolu ces différents systèmes de paiements ne sont pas équivalents en termes de
besoin de réserves et de gestion des risques. Cependant, sous la pression des régulateurs visant
à endiguer les risques de règlement et des marchés visant à restreindre les coûts des systèmes
de paiement, les différences entre les systèmes à règlements nets et à règlements bruts se sont
estompées. Les normes Lamfalussy pour les systèmes de règlements nets ont fortement réduit
les risques de règlements dans ces systèmes et l’adoption d’algorithmes sophistiqués de file
d’attente a nettement diminué les besoins de liquidité intra-journaliers dans les systèmes à
règlements bruts.
Les nouvelles technologies de l’information et des communications ont accru
l’efficience et la sécurité tant des systèmes de paiements à règlement nets que bruts. Il en a
résulté un fort accroissement du volume des transactions relativement au volume sous - jacent
de soldes de règlement nécessaire, c’est à dire un accroissement du ratio de netting. En
particulier, les mécanismes de compensation privés du type CHIPS sont des systèmes qui
alimentent fortement les pressions à la baisse de la demande de soldes de règlement à la banque
centrale. Ils représentent en effet pour les banques un moyen d’économiser les coûts (charges
et collatéraux exigés) dans les systèmes à règlements brut en temps réels gérés par les banques
centrales comme Fedwire aux Etats Unis ou TARGET en Europe. Cependant, bien
18
qu’économisant les besoins de réserves, ces systèmes privés de compensation in fine impliquent
des transferts de monnaie centrale entre les banques débitrices et réditrices. Parmi les facteurs
explicatifs de cette tendance à l’accroissement du ratio de netting, on trouve un usage croissant
des bons du trésor comme substituts à la monnaie banque centrale. Cela a été permis par les
progrès notables dans le fonctionnement des systèmes de paiements sur titres, et notamment
sur bons du trésor. Quand la sophistication des systèmes de livraison-règlement sur titres le
permet, les banques détiennent de plus en plus de titres liquides en substituts de la monnaie de
règlement ultime. Les progrès dans les écritures comptables et les systèmes de paiement
permettent la livraison et le paiement en temps réel et les systèmes de broker électronique
assurent aux banques de trouver une contrepartie sur le marché quasi instantanément. Il en
résulte une diminution drastique des coûts de transaction et un approfondissement de la
liquidité du marché des bons du trésor. Cette liquidité accrue incite les banques à utiliser ces
titres liquides comme substituts aux soldes de règlement à la banque centrale, en particulier
dans les pays qui couplent une non rémunération des réserves à des systèmes de livraison
règlement sur titres performants. C’est le cas aux Etats Unis où en 1973 le stock de bons du
trésor détenu par les banques comparé à leurs réserves à la banque centrale était dans un
rapport d’environ 2 pour 1, alors qu’en 1998 ce ratio était passé à 12 / 1.
Dans de telles conditions comment la banque centrale peut elle encore susciter une
demande pour le passif qu'elle émet ? Elle peut le faire en annonçant le taux auquel elle prête
de la liquidité au jour le jour et le taux auquel elle rémunère les excédents de liquidités déposés
dans ses comptes. Dès que le taux sur les actifs servant de substituts à la monnaie centrale se
situe hors de ce corridor, les banques ont intérêt à échanger leurs titres à l'achat ou à la vente
avec la banque centrale. Ces opérations vont avoir pour effet de ramener le taux de rendement
de ces titres dans le couloir de taux fixé par la banque centrale. Cette dernière a le pouvoir de
fixer ses taux de référence pour le marché et donc de préserver sa position hiérarchique parce
que, contrairement aux autres banques, elle ne doit pas se conformer à une condition de
rentabilité. Cette position au dessus du marché lui permet de préserver son rôle de régulateur
des conditions monétaires sans avoir à contrôler quantitativement la base monétaire.
LES IMPLICATIONS DE CES DEVELOPPEMENTS POUR LES AUTORITES MONETAIRES
De l’analyse précédente il découle que la monnaie électronique va affecter
profondément l’organisation des paiements qui s’est progressivement construite sur la base de
19
la monnaie scripturale. Dans cette organisation hiérarchisée, où les règlements interbancaires
sont sécurisés par la banque centrale, tous les instruments de paiements sont parfaitement
convertibles les uns dans les autres. Il y a des émetteurs bancaires de monnaies privées, mais il
y a une seule marque monétaire : la monnaie nationale.
Prolégomènes pour une régulation prudentielle de la monnaie électronique
En remettant en cause cette logique d’unification monétaire, les réseaux ouverts de
monnaie électronique font d’une certaine manière régresser l’économie monétaire à l’époque
de la banque libre. Il y aura bien concurrence de marques monétaires privées non sécurisées.
Mais l’analogie s’arrête là. La concurrence ne sera pas celle d’émetteurs privés de billets, mais
de réseaux de paiements. Cette concurrence ne s’effectue pas par les prix, mais par les volumes
sous la contrainte de la masse critique. Il n’y aura pas de prix variable de la monnaie
électronique en terme d’unité de compte, mais des parts de marché variables, pouvant
déclencher l’effondrement de certains réseaux et le risque systémique. Certes la concurrence
porte aussi sur les tarifs des services de paiements comme moyens d’attirer les utilisateurs.
Mais les tarifs forfaitaires des services n’ont rien à voir avec des prix de marché des moyens de
paiements.
Il y a toutefois une difficulté supplémentaire formidable. Le cyberespace est par
définition sans frontière. Mais les unités de compte sont instituées selon des marques
nationales. Le commerce électronique de biens virtuels et d’actifs intangibles en général
entraîne une intensification de la globalisation des marchés, bien au delà de tout ce qui s’est
passé jusqu’ici. Ce commerce va demander des paiements multi-devises au sein des mêmes
réseaux de monnaie électronique. Il va en résulter une dissociation de l’unité de compte et de la
marque monétaire privée qui est celle de la cohérence du réseau. Puisque les paiements en
réseau sont compensés et réglés dans une chambre de compensation centrale, ces chambres
devront être équipées pour faire des compensations et des règlements multi-devises. De ce
point de vue, la monnaie électronique va entraîner une avancée considérable par rapport à la
méthode archaïque de règlement des transactions de change par les correspondants bancaires,
méthode dont le principe remonte au XVème siècle. Il faut régler simultanément au sein d’une
même chambre les deux branches d’un paiement qui utilise deux devises. Les grandes banques
sont en train d’expérimenter et de rendre opérationnels des systèmes de règlement multi-
devises.
20
En tout état de cause, l’utilisation de plusieurs devises au sein des mêmes systèmes de
paiements développera considérablement la détention de devises étrangères par les résidents
d’un espace monétaire particulier. La substitution de devises deviendra beaucoup plus intense.
Cette « xénoisation » partielle des espaces monétaires posera des problèmes considérables de
contrôle. Cela exercera à très long terme une force puissante pour l’unification monétaire du
monde par institution d’une unité de compte universelle.
En attendant, l’essor de la monnaie électronique, dont ni le rythme ni les formes ne
peuvent être prévus, va poser des problèmes pratiques pour sécuriser les systèmes de
paiements. N’ayant pas suffisamment d’éléments d’appréciation, les banques centrales sont très
prudentes. Prendre trop tôt des dispositions trop précises, c’est courir le risque de les voir
devenir caduques et de gaspiller une autorité précieuse. Néanmoins le comité de supervision
bancaire à Bâle a récemment énoncé des principes directeurs pour la banque électronique.
La ligne directrice est, en effet, de considérer que les banques vont être les
fournisseurs principaux des nouveaux services de paiements. La monnaie électronique
représente un engagement au passif de l’émetteur. Comme c’est le cas pour les dépôts
bancaires, la valeur de la monnaie électronique peut décroître et même disparaître si les
engagements de l’émetteur ne sont plus couverts par la valeur de ses actifs. Dès lors il est
difficile de justifier que les émetteurs de monnaie électronique ne soient pas soumis à la
réglementation et à la supervision prudentielle qui s’appliquent aux banques. Des règles claires
et divulguées aux différentes parties concernées doivent être définies en matière de partage des
pertes en cas de défaillance d’un émetteur. Dans le même ordre d’idée, il faut clairement
spécifier si l’assurance dépôts couvre la monnaie électronique. Ces considérations justifient les
préconisations prudentielles des autorités monétaires européennes (recommandations de l’IME
de 1994 reprises par la BCE en 1998) qui visent à ramener ces innovations de paiement dans le
giron des systèmes bancaires actuels par le biais de deux dispositions contraignantes :
l’application de la supervision bancaire à tous les émetteurs de e-money et l’imposition d’une
convertibilité au pair, à la demande des détenteurs de ces nouvelles formes monétaires en euros
banque centrale. En 1998, 8 pays de l’Union Européenne appliquaient cette ligne de conduite
en limitant l’émission de monnaie électronique sous la forme de porte-monnaie électronique
aux banques, le Danemark permettait à des non banques d’émettre ce type de produits mais en
les contraignant fortement (limitation à des services de paiement domestique, imposition
d’exigence de liquidité et supervision par les autorités en charge du contrôle des banques).
21
Mais six pays n’avaient pas adapté leurs lois dans le sens préconisé par les autorités monétaires
européennes.
Si de telles recommandations ne sont pas strictement appliquées, il faut néanmoins que
les banques restent au cœur du dispositif prudentiel concernant la monnaie électronique. Elles
sont les interlocuteurs privilégiés des banques centrales. Leur implication dans la finance les a
déjà conduites à construire des systèmes élaborés d’analyse, de contrôle et de supervision des
risques. Il s’agit de s’appuyer sur cette expérience pour inciter les banques à appliquer leurs
méthodes aux réseaux de paiements électroniques ouverts auxquels elles participent, en
insistant sur les risques opérationnels et surtout les fraudes et contre-façons. Ces exigences
sont extrêmement difficiles à satisfaire s’agissant de réseaux privés à règlements nets,
comprenant des non banques avec des chambres de compensation qui auront des pouvoirs
insuffisants pour éviter des comportements de cavalier solitaire à l’égard de la liquidité de
l’ensemble.
C’est pourquoi les banques centrales vont devoir s’impliquer très directement dans la
surveillance de ces systèmes, bien au delà de la supervision des systèmes de contrôle des
risques des banques.
Une option est de limiter la concurrence des réseaux de monnaie électronique à des
paiements de montants suffisamment faibles pour éviter que les fraudes et les
dysfonctionnements dans un réseau n’aient des incidences systémiques sur les systèmes de
paiements interbancaires usuels. Une autre est de la limiter en imposant les mêmes règles que
celles qui sécurisent les paiements de gros montants en monnaie scripturale dans les réseaux
fermés, via des pouvoirs conférés aux chambres de compensation qui seraient des banques de
règlement agréées pour ces réseaux. En contrepartie du soutien de la banque centrale, ces
banques agréées seraient supervisées et examinées en continu. Cela implique que les pouvoirs
publics légifèrent pour étendre l’autorité des banques centrales sur des systèmes privés de
marque monétaire pour ce qui concerne la provision de liquidité, les règles de fonctionnement,
les normes de sécurité. Enfin et surtout, pour dissuader la prolifération de tels réseaux et pour
renforcer leur liquidité, il faudrait imposer des réserves obligatoires à l’ensemble des émetteurs
membres de ces réseaux, qu’ils soient des banques ou des non banques.
Cependant la difficulté de réglementer ce qui circule sur des réseaux ouverts est
formidable. Bien plus encore que pour les paiements des transactions financières dans les
circuits bancaires usuels, la migration vers les places off-shore de la monnaie virtuelle stockée
22
dans des ordinateurs peut être totale. Aussi la question d’une réglementation globale
deviendra-t-elle incontournable.
Sécuriser les nouveaux systèmes de paiements selon le contrôle prudentiel à base
institutionnelle qui a été établi pour les systèmes de paiements organisés par les banques, c’est
donc faire porter la réglementation, la supervision et le service de la liquidité sur les chambres
de clearing et de règlement de ces réseaux. Elles devraient donc avoir accès aux systèmes de
règlement nationaux organisés par les banques centrales. Il reviendrait à ces chambres privées
d’imposer elles-mêmes les règles sécuritaires à leurs membres, quels que soient les émetteurs
de monnaie, banques ou non banques. La difficulté supplémentaire se trouve dans
l’interconnexion internationale des réseaux. Les chambres de compensation devront incorporer
un mécanisme de compensation et règlement multi-devises pour régler simultanément les deux
branches d’une transaction de change. Cela revient à absorber les marchés de change dans les
systèmes de paiements privés, donc à intégrer les systèmes de paiements nationaux auxquels
tous les systèmes de paiements privés seraient liés par leurs chambres de compensation. Ce
n’est rien moins que la construction progressive d’un espace monétaire commun entre les pays
s’engageant dans la réalisation de ces dispositifs.
La ligne de conduite évoquée ci-dessus est un prolongement de celle adoptée par les
autorités monétaires depuis un quart de siècle. Elle consiste à laisser proliférer les innovations
qui ont des incidences sur les paiements et à renforcer la sécurité des systèmes de paiements.
Mais jusqu’ici cette démarche reposait sur l’hypothèse des réseaux fermés où les banques
avaient, sinon le monopole de l’émission des moyens de paiements, du moins la responsabilité
d’assurer la bonne fin des paiements. Dès lors que les émetteurs non bancaires vont se
multiplier, mais surtout que les services de paiements vont être offerts dans des systèmes
concurrents, un démarche plus radicale est possible. Elle consiste à passer d’une régulation sur
base institutionnelle à une régulation sur base fonctionnelle.
Selon cette démarche le service de paiement ne peut être protégé comme un bien public
que s’il est distingué de toutes les autres transactions sur dettes. Puisque toute monnaie est une
dette, c’est à l’émission que la séparation doit être faite. Les émetteurs de monnaie pourraient
appartenir à n’importe quel conglomérat économique ou financier. Mais ils seraient des
institutions de services monétaires. Ce seraient donc des entités autonomes qui seraient
admises à émettre des signes de paiements contre des actifs absolument sûrs exclusivement
(monnaie centrale et titres d’état à court terme). Ces institutions de services monétaires
seraient seules admises à émettre des moyens de paiements. Elles seraient supervisées par les
23
banques centrales et devraient respecter strictement les contreparties éligibles des moyens de
paiements.
Les autres établissements financiers seraient supervisés en fonction des profils de risque
des produits financiers qu’ils traitent, pas de leurs statuts juridiques. L’anomalie qui consiste,
par exemple, à considérer différemment des arbitrages ouverts sur les taux ou sur les changes
selon qu’ils sont faits par des banques ou par des hedge funds, n’aurait plus lieu d’être. Des
standards internationaux pourraient être établis par métier à risque entre les associations
professionnelles de ces métiers (swap dealers, option dealers, etc.). Mais cette régulation
prudentielle sur base fonctionnelle ne serait efficace que si une réforme structurelle s’inspirant
du même principe que celle qui identifierait le service de paiement, avait lieu dans les marchés
financiers. C’est celle qui consisterait à aligner les marchés de gré à gré sur les règles des
marchés organisés. On y a déjà insisté pour les transactions de change en mentionnant les
projets de systèmes de compensation et règlement muti-devises branchés sur les systèmes de
paiements organisés par les banques centrales. Ce principe devrait s’étendre à l’ensemble des
marchés dérivés. Car la supériorité des marchés organisés pour réduire les risques de crédit et
de règlement n’est plus à démontrer. Ces chambres font en effet appliquer des règles précises
aux membres des marchés dont elles centralisent les transactions, ainsi que des dispositifs
d’alerte et des procédures de prise en charge collective des positions en cas de faillite d’un
membre. Si elles sont elles-mêmes supervisées selon des règles approuvées à la fois par la
profession et les autorités de surveillance et qui sont propres au type de transactions, les
chambres sont les agents de la mise en place d’une régulation fonctionnelle. Dans cette
démarche les réformes dans les structures financières sont donc préalables à l’introduction
d’une approche fonctionnelle du contrôle prudentiel.
Monnaie électronique et macro-économie
Les nouvelles formes de monnaie électronique sont diverses. On a vu pourtant que, du
point de vue du fonctionnement des systèmes de paiements, l’essentiel est ce qu’elles ont en
commun : offrir des services de paiements dans des réseaux ouverts. Il n’en est pas forcément
de même si l’on se place du point de vue des incidences sur l’offre et la demande de monnaie.
La distinction entre la monnaie électronique qui stocke de la valeur sur des supports
indépendants des comptes bancaires (stored-value products) et celle qui est équivalente à de
24
nouvelles formes de dépôts bancaires fournissant des services de paiements dans des réseaux
ouverts (access products) peut être pertinente.
En effet, la monnaie électronique sur support autonome peut prétendre remplacer la
monnaie fiduciaire pour certaines transactions en réseau portant sur des biens virtuels. Mais,
n’ayant pas cours légal et n’étant pas sécurisée par la banque centrale, il y a peu de raison que
la substitution aille bien loin, c’est-à-dire au delà des transactions pour lesquelles elle a un
avantage d’usage évident. La véritable monnaie de réseau (banque en ligne, chèque
électronique, carte de crédit utilisée sur réseau ouvert) a un potentiel de développement
beaucoup plus important. Mais il s’agit d’un substitut à la monnaie scripturale, pas à la monnaie
fiduciaire. Il n’y a donc guère de raison de craindre que dans un avenir prévisible le passif des
banques centrales se contracte d’une manière drastique par disparition de la monnaie fiduciaire.
Beaucoup plus que dans une éventuelle disparition de la base monétaire du côté de la
monnaie fiduciaire, la véritable difficulté peut provenir de l’instabilité de la demande de
réserves. On sait que, s’il n’y a pas de réserves obligatoires, une demande de réserves stables et
prévisibles provient de la sécurité des systèmes de paiements. La raison d’une demande de
réserves est, en effet, que les émetteurs de moyens de paiements soient tenus de respecter la
finalité des paiements (garantie de bonne fin) par obligation de régler les dettes interbancaires
en monnaie centrale, c’est-à-dire sur les livres de la banque centrale. Ce lien essentiel entre la
qualité de la politique monétaire et le bon fonctionnement des systèmes de paiements est oublié
par les économistes. Corrélativement les réserves obligatoires non rémunérées, s’il y en a, ne
sont pas un impôt sur les banques, comme l’analysent faussement les économistes. C’est le
coût du service de l’accès privilégié des banques à la liquidité ultime offerte par la banque
centrale dans l’urgence. C’est le coût de la sécurité globale des systèmes de paiements. Si les
banques ne payent pas ce coût, cela veut dire qu’il est socialisé.
Parce que les systèmes de paiements électroniques concurrentiels ne sont soumis à
aucune réglementation qui oblige les émetteurs à régler leurs dettes en monnaie centrale, parce
que les chambres de compensation privées de ces réseaux ne sont pas sécurisées, la finalité des
paiements n’est pas assurée. En conséquence la demande de réserves sera instable. Elle sera
liée aux variations de la confiance des utilisateurs, dont on a vu qu’elle peut changer
abruptement selon un processus autoréférentiel, associé au jugement incertain des utilisateurs
d’un réseau sur sa masse critique.
La première incidence de la monnaie électronique est donc une plus grande instabilité
de la base monétaire, à moins que ces réseaux ne soient soumis à une réglementation uniforme,
25
strictement identique à celle des systèmes de paiements utilisant la monnaie scripturale.
Corrélativement cette instabilité pourra être amplifiée par celle du multiplicateur monétaire.
Tant que les réseaux électroniques de paiements ne seront pas soumis à réserves obligatoires,
toute augmentation de monnaie électronique, quelle qu’en soit la forme, se substituera soit aux
billets, soit aux dépôts. Dans les deux cas le multiplicateur augmentera. Ce phénomène est
analogue à celui qui a déjà été observé avec l’irruption des fonds communs de placements
monétaires et avec l’essor des cartes de crédit. Il y a à la fois une tendance à l’accroissement de
la vitesse de circulation de la monnaie et des fluctuations erratiques à court terme.
Le phénomène peut toutefois être plus perturbant avec la « vraie » monnaie
électronique, celle qui est stockée chez les utilisateurs sur supports autonomes. Si les
transactions auxquelles cette monnaie donne lieu ne sont pas enregistrées centralement, parce
qu’elles sont, par exemple, des face à face entre utilisateurs sur Internet, cette monnaie
échappera à tout enregistrement. Elle ne sera pas comptée dans la masse monétaire. Cela sera
un moindre mal si elle demeure une faible part de la monnaie fiduciaire. Mais si le commerce
électronique se développe et que le face à face en est le principal mode de paiement, les
conséquences pourraient être dévastatrices.
Cette « vraie » monnaie électronique serait complètement virtuelle, jusqu’à ce que des
fuites massives se produisent par perte de confiance des utilisateurs dans la marque d’un réseau
particulier. Dans ce cas une demande de conversion non anticipée se produira en dépôts
bancaires et en monnaie fiduciaire. Sans accès privilégié à la banque centrale, la chambre de
compensation du réseau n’aura pas les moyens de satisfaire la demande. Elle se retournera vers
les émetteurs qui appartiennent à cette même marque monétaire. Ceux-ci devront vendre
précipitamment des actifs financiers négociables pour se procurer les liquidités demandées.
Même si le réseau ne s’effondre pas par insuffisance de liquidité, les marchés financiers seront
perturbés par les ventes d’urgence de titres provenant des émetteurs de monnaie électronique.
Ainsi la pure monnaie électronique, celle qui est stockée sur supports autonomes non
enregistrés et qui est donc virtuelle, s’analyse comme un float qui rend instable la vitesse de
circulation de la monnaie enregistrée. Les fluctuations de ce float contribueront à alimenter la
volatilité des marchés financiers. Cela se produira lorsque les nombreux interfaces qui peuvent
transformer cette monnaie virtuelle en règlement bancaire seront activés simultanément par
perte de confiance des utilisateurs. Cette création monétaire privée pourra créer de gros
problèmes lorsque des dysfonctionnements se produiront dans des chaînes de paiements où
s’étireront des balances non réglées et un surplomb de float.
26
Les conséquences pour la politique monétaire sont claires. Elles se recommandent de la
loi de Poole. Puisque l’offre et la demande de monnaie vont subir des chocs imprévisibles,
d’autant plus dommageables que la monnaie électronique se répandra en dehors de toute
réglementation, la seule tactique monétaire possible à court terme est de stabiliser les taux
d’intérêt du marché monétaire. La théorie quantitative de la monnaie, qui est déjà oubliée par
presque toutes les banques centrales sauf les plus archaïques, achèvera son agonie. Mais si la
tactique monétaire est claire et la capacité de la banque centrale de la mettre en œuvre est
avérée, les incidences de la monnaie électronique sur les équilibres macroéconomiques et donc
les objectifs de la politique monétaire le sont beaucoup moins.
La monnaie électronique ne se développera significativement qu’avec le commerce
électronique. Car c’est dans le paiement des biens échangés dans les réseaux électroniques
ouverts que cette technologie des paiements a des avantages suffisamment élevés sur les
services de paiements usuels pour surmonter le handicap des risques supplémentaires qui lui
sont attachés.
Le commerce électronique va influencer la formation des prix. En court-circuitant les
intermédiaires ou en les mettant en concurrence, en ouvrant les échanges inter-entreprises à un
très vaste marché de fournisseurs, le commerce électronique va exercer une pression baissière
sur les prix. Plus profondément il va aussi faciliter des révisions plus fréquentes des prix d’offre
individuels.
On peut supputer quelques conséquences macro-économiques de ces changements
micro-économiques dans la formation des prix. La première est le déplacement vers le bas de la
courbe d’offre globale par diminution des taux de marge. La seconde est une versatilité accrue
de la demande. Il va devenir très difficile pour les autorités monétaires de distinguer les chocs
d’offre des chocs de demande.
Les indices de prix en niveau et en variation, dont la fiabilité a déjà été mise à mal dans
le secteur des technologies de l’information, risquent d’avoir des biais plus importants. En
effet, les révisions de prix dans le commerce électronique ne seront pas enregistrés dans les
indices de prix officiels. Ainsi les indices de prix et plus seulement les agrégats monétaires vont
devenir de moins en moins fiables. Cela ne fait que révéler l’essence d’une économie
monétaire. C’est une économie dans laquelle la valeur est un pur processus social, sans aucun
fondement naturel exogène, pas d’utilité prédéterminée, pas de ressources données. Le monde
des biens virtuels et des actifs intangibles ne saurait être régulé par un indice conventionnel de
prix.
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Tous les biens virtuels doivent être traités comme des actifs, c’est-à-dire des promesses
incertaines de paiements futurs. La politique monétaire doit poursuivre un aggiornamento pour
se détacher complètement de la croyance dans une économie « réelle » sous-jacente. Il n’y a
d’autre ancrage que la confiance dans l’unité de compte que seule la politique monétaire peut
conférer. Pour ce faire, elle devra surveiller les prix d’une très vaste gamme d’actifs. Elle devra
avoir une conduite agressive en oscultant en permanence les foyers de tension disséminés dans
les systèmes de paiements. En bref, elle devra affirmer que seule la continuité du flux de la
monnaie est valeur et désamorcer les pertes de confiance qui déstabilisent ces flux.
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