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Éditions DIASPORAS NOIRES
www.diasporas-noires.com
©Isaïe Biton Koulibaly 2012
Date de publication : 08 Mars 2012
Mentions légales
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies
ou reproductions destinées à une utilisation collective.
Toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le
consentement de l'Auteur ou de ses ayants cause est
illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par le
Code de la propriété intellectuelle.
Les désœuvrés du crépuscule
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CHAPITRE 1
IL était minuit passé. Tout le quartier
WAGOMAN dormait dans un profond sommeil
sauf NOUHARA. Sa femme LAMI venait de
mettre au monde un joli petit garçon. NOUHARA
et son frère ZAKARI réveillent alors leur voisin
MADOUA BOLKA. MATOU, l’épouse de
BOLKA apportait toujours son concours lors des
accouchements aux femmes de la concession ou
du voisinage. MATOU se réveilla et pénétra
Les désœuvrés du crépuscule
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brusquement dans la chambre ou LAMI venait
d’accoucher
– Comment se fait-il que tu ne m’aies pas réveillé
dès les premiers signes ? Tu sais très bien que les
sages femmes n’admettent pas cela. Elles nous
lanceront des insolences dès notre arrivée à la
maternité.
– Ce qui doit arriver arrive forcément. J’ai
accouché immédiatement après les premières
douleurs. Dieu a voulu que cet enfant naisse à la
maison.
NOUHARA contenait difficilement sa joie depuis
la naissance de son héritier. Les précédents
accouchements de sa femme lui avaient donné
trois filles, alors qu’il souhaitait la naissance d’un
garçon qui l’aidera plus tard matériellement.
– Heureusement que nos enfants n’auront pas la
possibilité d’épouser un jour des femmes blanches
car c’est un crime, c’est un coup de poignard dans
Les désœuvrés du crépuscule
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le dos que de voir son fils épouser une femme
blanche qui vous séparera inévitablement de votre
fils, votre sang ; lança l’air satisfait DAMBADJI.
– DAMBADJI, tu n’as dit que la stricte vérité.
– La femme blanche ne peut pas balayer la
maison DE son mari, a fortiori celle de sa belle-
mère, ajouta MADOUA.
– Nos mères désirent voir leurs brus s’occuper
constamment d’elles. Malheureusement, ces
femmes blanches sont toujours assises à côté de
leurs maris ou sont avec eux au cinéma, au
moment où leurs belles-mères souhaitent leur
présence, dit MABE.
– Tous ceux qui épousent des femmes blanches
sont à mon avis des inconscients, fit DAMBADJI.
Ils n’ont aucun souci de revenir auprès de leurs
parents qui ont tant souffert pour eux.
– Vous savez, commença DJERNAKOYE, je
travaillais chez un noir qui avait épousé une
Les désœuvrés du crépuscule
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femme blanche. Un jour, son grand-frère arriva du
village pour lui rendre visite. Je venais de servir le
repas que le couple mangeait déjà
silencieusement. A la vue de son grand frère
l’époux devient nerveux. De sorte que son accueil
fut glacial. Il lui indiqua un siège pendant que le
couple continuait de prendre paisiblement le repas
sous le regard du voyageur visiblement affamé.
– Quel crime ! s’exclama MABE. Ils auraient dû
tout d’abord l’inviter à manger.
– Laisse-le continuer, dit DAMBADJI.
– Après le repas mon maitre demanda à son frère,
pourquoi es-tu venu sans m’avertir ? Je n’aime
pas les visites de ce genre. Je pars au cinéma avec
ma femme, nous sommes légèrement en retard.
On se reverra demain matin. Quant à moi, il,
m’ordonna d’apporter une tasse de café à son
grand frère et de préparer ma chambre ou dormira
le voyageur. Quand le couple sortit, le visiteur
pleura et s’en alla sans que je ne puisse le retenir.
Les désœuvrés du crépuscule
9
Quelques mois après ces faits, l’enfant ainé de
mon maitre qui avait dix ans trépassa. Pour son
enterrement il sollicita ses compatriotes résidant
dans la ville, mais ces derniers le huèrent et
l’humilièrent jusqu'à ce qu’il se repentît en
fondant en larmes.
MATOU vint troubler la conversation des
hommes. NOUHARA s’avança l’air inquiet.
– Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il
– Rien de mal. Tout s’est bien passé. Mais la mère
et l’enfant ont besoin d’injection Nous devons
d’urgence les conduire a l’hôpital.
– Peut-elle marcher jusqu’à la maternité ? Il est
très difficile à cette heure de trouver un taxi,
signifia DAMBADJI.
– Nous tenterons d’en trouver un. Nous sommes
samedi soir, l’animation de la ville est intense.
Les taxis roulent un peu partout jusqu’au matin.
Déclara ZAKARI.
Les désœuvrés du crépuscule
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Soutenue par deux jeunes femmes, LAMI quitta
la maison pour la maternité distante de dix
kilomètres. MATOU tenait le nouveau-né
enveloppé dans une couverture. DJERNAKOYE
MABE et ZAKARI les suivaient.
La lune brillait d’un vif éclat sur le quartier de
WAGOMAN ou les habitants étaient en majorité
des démunis. Ce quartier contrastait terriblement
avec les autres. Les maisons, construites en
planches et en tôles rouillées, frappaient de pitié
et de douleur tout visiteur. Les ruelles, inconnues
des services de la municipalité sont parcourues
par des eaux boueuses et nauséabondes. Les
excréments humains déposés un peu partout
finissaient par donner à WAGOMAN une odeur
exécrable. Pourtant les habitants ne s’en
plaignaient pas. Ils s’y trouvaient heureux, dans
ce quartier insalubre, sans électricité, ni eau
Les désœuvrés du crépuscule
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courante. L’éclat de la lune sur les habitants
montrait un tableau d’une laideur incontestable.
Les habitants de WAGOMAN priaient nuit et jour
pour que la municipalité ne rasât pas leurs logis
comme elle l’avait fait déjà dans d’autres
quartiers de même condition. D’ailleurs la mairie
ne manquait pas à chaque occasion de les prévenir
depuis deux ans, de leur demander de déguerpir
les lieux pour d’autres sites plus décents.
LAMI s’assit trois fois avant de quitter la maison,
ses forces l’abandonnèrent, heureusement un taxi
passait par là.
– Où allez-vous ? Cria le chauffeur.
– Doucement mon frère, tu n’es pas en conflit
avec nous, fit MABE. Nous nous rendons à la
maternité. Notre femme vient d’accoucher et elle
a besoin de soins urgents.
– Vous êtes nombreux pour mon taxi.
Les désœuvrés du crépuscule
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– Mais nous ne monterons pas tous…
– Je préfère des clients plus élégants et plus
riches.
Le chauffeur démarra en trombe et faillit même
écraser ZAKARI. Puis un autre taxi arriva. Le
chauffeur se montra si avide que ses clients
refusèrent de monter. Son prix était au-delà de
leur bourse.
– Qu’attendons-nous donc pour marcher ?
demanda LAMI à qui la colère fit oublier ses
souffrances.
Après deux kilomètres de marche ils tombèrent
sur une soirée dansante dans une grande villa
devant laquelle stationnaient de nombreuses
voitures. Dans l’une d’elles se trouvait un couple
qui se comportait en amoureux. ZAKARI tenta
poliment de solliciter l’aide de ces derniers en
leur expliquant dans les détails leur infortune. Ce
fut peine perdue. D’ailleurs, à leur grande
Les désœuvrés du crépuscule
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surprise, le jeune homme ameuta ses compagnons
d’un soir qui dansaient dans la villa. Ceux-ci
accoururent, pensant à une agression sur leurs
amis.
– Regardez ces pauvres-là, ils n’ont pas les
moyens d’entretenir des enfants, et pourtant ils en
font chaque année. Ce monsieur ose se planter
devant moi pour emprunter ma voiture. Il me
prend pour un chauffeur d’ambulance.
Les danseurs éclatèrent d’un rire à provoquer le
suicide. Tout honteux, Zalari et ses compagnons
s’acheminèrent lourdement vers l’hôpital qui est
encore à trois kilomètres.
– Mais pourquoi n’ont-ils pas construit une
maternité dans notre quartier ? demanda
NOUHARA.
– Comment veux-tu qu’on en construise dans un
quartier aussi pauvre !
Les désœuvrés du crépuscule
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– Ma femme ne se serait pas mise à marcher ainsi
si WAGOMAN possédait une maternité. Qui
accuserais-je si mon enfant venait à mourir ?
– Ne pense pas à la mort. Ton enfant vivra cent
ans. Dans quelques années tu le verras devenir
commandant.
– Pourquoi ce doute ?
– Pour voir son enfant réussir il faut posséder
beaucoup d’argent. Les enfants des pauvres
restent toujours pauvres. As-tu déjà vu depuis des
années que tu vis à WAGOMAN, un enfant de ce
quartier parvenir au collège ?
L’esprit de MADOUA se promena dans toutes les
concessions du quartier. Il ne vit pas d’élève qui
porta l’uniforme de collégien. Était-ce seulement
une question d’argent ? se demandait-il.
– Personnellement, je sais que cet enfant qui vient
de naitre dans nos bras sera un homme important.
Je suis persuadé qu’il sera commandant.
Les désœuvrés du crépuscule
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– Moi je ne le crois pas, la pauvreté va de père en
fils, la richesse également. Un pauvre n’a pas les
mêmes chances de réussite qu’un riche, surtout
dans notre société d’aujourd’hui.
– La pauvreté n’a rien à voir avec la généalogie.
La destinée de chaque être se trouve dans les
mains du créateur. Dès notre naissance, le Tout-
Puissant sait déjà ce que nous deviendrons sur la
terre. Que ce soit un commandant, un apprenti, un
ministre, un tailleur, une prostituée, etc.… , notre
destinée est d’avance tracée par DIEU. Donc, ce
n’est pas parce que le père est pauvre que le fils le
sera également.
– Mais, comment se fait-il que les enfants qui
réussissent de nos jours sont uniquement les fils
de riches ?
– Je ne suis pas d’accord, absolument pas
d’accord avec toi. Tu dois pourtant bien savoir
que le premier ministre, tout jeune qu’il soit, est le
fils d’une servante et d’un cultivateur.
Les désœuvrés du crépuscule
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– Je le sais bien. J’ai été même l’ami de son frère
décédé au début de l’année. Le premier ministre
depuis son enfance fréquentait les missionnaires.
Tu connais la suite…
MADOUA manquait d’arguments pour s’opposer
à son voisin NOUHARA. Il se contenta de dire :
un pauvre reste toujours un pauvre et ce, de père
en fils.
– Mon ami MAHAMADOUY ne te décourage
pas. Quand on ambitionne de devenir riche ou
important, on a beau faire des efforts on
demeurera tel que le destin veut qu’on soit.
Écoute nos griots, ils ne cessent de répéter que
quiconque souhaite changer son destin, ne le
pourra pas. C’est une condition irréversible.
– Heureusement qu’au royaume des cieux, notre
richesse ne s’évaluera pas.
– Heureusement !
Les désœuvrés du crépuscule
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L’heureuse maman, son bébé et les autres
arrivèrent enfin à la maternité tous épuisés, ou les
cris d’un nouveau-né déchiraient le calme des
lieux. Les femmes gravirent, les escaliers et se
mirent devant la salle de garde. Aucun bruit n’en
sortait.
Une parmi elles se dirigea vers la salle
d’accouchement, là aussi personne ne se faisait
sentir.
– Pourquoi n’y a-t-il personne dans ces salles ?
questionna LAMI souffrante.
– Peut-être que les infirmières de garde se
trouvent avec les femmes qui viennent
d’accoucher. Si nous partons vers ces salles nous
en trouverons peut-être une.
A cet instant elles virent une mère et son enfant
que la chaleur accablante avait fait sortir.
– Ma sœur ou sont les sages femmes ? demanda
la femme de ZAKARI.
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– Ne saviez-vous pas que nous sommes un samedi
soir ? Le personnel est rarement en place. Elles
viennent toutes les heures et repartent aussitôt
dans les bras de leurs amants.
– Pourtant, elles sont payées pour rester à leurs
postes. Cette nuit, elles sont chez le médecin-chef
qui fête le dixième anniversaire de son enfant.
Allez là-bas et faites appeler KIDA. C’est elle qui
est de garde. Elle viendra s’occuper de vous si
vous avez de la chance. Dans le cas contraire vous
patienterez jusqu'à demain ou lundi.
– Où habite donc le médecin-chef ? Nous ne
savons pas exactement où se trouve sa maison.
– Prenez la route qui mène vers la chirurgie, tout
juste derrière ce bâtiment se dresse la morgue.
Vous entendrez le son de la musique à quelques
mètres de là.
– Est-ce que la mère peut rester ici ? Questionna
ZAKARI.
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– Partez avec elle, cela l’obligera à quitter la fête
aussitôt pour s’occuper de vous.
Le domicile du médecin-chef bouillonnait
d’hommes et de femmes qui dansaient gaiement
quand LAMI et les autres arrivèrent devant la
villa. KIDA l’infirmière, suivi par son cavalier qui
visiblement ne voulait manquer le prochain
morceau vint devant LAMI. Mais ce fut
ZAKARI, le frère de NOUHARA qui prit la
parole : « Ma femme a accouché à WAGOMAN.
Nous nous en excusons. Et… »
– Il n’est pas question pour nous de porter secours
à une femme qui accouche à la maison, et de
surcroit dans un bidonville. Allez ou bon vous
semble mais pas ici.
Puis elle retourna dans les bras de son amant qui
lui suçait les lèvres avec frénésie tandis qu’elle lui
caressait le dos. Le nouveau-né comme pour
protester contre cette indifférence se mit à crier ;
sa mère aussi, suivi par les autres. Peu après,
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l’enfant rendit l’âme devant la morgue. La pauvre
mère ne put contenir ses larmes jusqu’à domicile.
Et cette fois elle refusait les invitations des taxis,
elle n’en avait plus besoin. A l’entrée du
WAGOMAN, un fait curieux retint leur attention.
Un bébé jeté dans un caniveau pleurait. A
WAGOMAN il ne se passait de mois sans que des
enfants ne soient abandonnés par leurs mères sur
la route ou dans les poubelles.
ZAKARI et les deux autres hommes se fixèrent
des yeux pendant un instant. Une idée parcourut
l’esprit de DJERNAKOYE mais il ne l’exprima
pas aux autres de peur qu’elle ne soit repoussée.
Puis ils continuèrent leur chemin, abandonnant le
bébé à son sort. LAMI quant à elle mit du temps
avant de suivre les autres, comme si elle voulait
échanger son défunt enfant qu’elle portait encore
dans les bras contre le bébé dans le caniveau.
Les désœuvrés du crépuscule
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Dès qu’il franchit le seuil de sa concession
NOUHARA fondit en larmes et pleurait
chaudement.
– Que t ai-je fait MADOUA ? Mon enfant, mon
unique garçon est mort.
– Il est mort par la faute du personnel de la
maternité, déclara ZAKARI.
– Mon frère, n’accuse personne. L’enfant est
décédé parce que le créateur l’a voulu. Il nous a
donné un enfant et il l’a repris. Nous ne sommes
pas les maitres de notre destinée. Seul DIEU
accorde à chacun d’entre nous un temps à passer
sur la terre.
La maison de MADOUA, comme toutes celles de
WAGOMAN, était constituée de planches. Le toit
couvert de tôles usées et tapissé de bâches
résistait rarement aux pluies diluviennes.
L’intérieur de la maison qui ne comprenait que
deux pièces n’offrait aucun confort. Les lieux
Les désœuvrés du crépuscule
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étaient constamment bondés d’ustensiles de
cuisine, de linge sale et des vivres de toute nature.
Les murs, plutôt les planches étaient couvertes
d’images arrachées dans les revues proposées par
les vendeurs de journaux. MADOUA BOLKA
travaillait à la Brasserie Nationale où il se rendait
tôt le matin et n’en revenait que très tard dans la
nuit. Il a sacrifié douze de ses quarante-cinq ans
de vie dans cette usine, mais depuis son salaire
n’a connu point de variation. Peut-être que le
comptable oubliait d’ajouter ses augmentations.
Bien avant de venir travailler à la brasserie, il
travaillait comme domestique cuisinier chez un
commandant de colonie qui après les
indépendances a regagné sa chère patrie. Son
premier rôle à la brasserie consistait à charger les
camions de casiers de bière. Il ne le faisait pas
joyeusement. Lui, le fervent musulman saisissant
des casiers d’alcool, voila ce qu’il détestait le
plus, mais qu’il supportait avec stoïcisme.
Heureusement, il ne demeura pas longtemps à ce
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23
service. On l’affecta à la fabrication de glaces ou
il resta pendant trois ans. Après les barres de
glace qu’il quitta avec regret, on le plaça à la
cave. Là se trouvent les employés exposés à des
maladies de tout genre. Malgré l’équipement
vestimentaire offert par le service, les employés
tombaient forcément sous le coup du froid. Le
service médical semblait n’exister que de nom,
dans les textes de la sécurité sociale de
l’entreprise. C’était donc une chance pour un
ouvrier malade de bénéficier d’une prise en
charge dans un établissement sanitaire. Encore,
dans le cas d’une hospitalisation de longue durée,
l’ouvrier risquait de perdre son emploi. En douze
ans de service MADOUA vit une centaine
d’ouvriers renvoyés de leur emploi pour cause de
maladie de longue durée.
Comme tous les employés de la brasserie,
MADOUA devenait gai à l’approche de midi,
moment auquel tous les ouvriers se retrouvaient à
l’ombre des arbres pour acheter de la nourriture
Les désœuvrés du crépuscule
24
proposée par des vendeuses. C’était des mets peu
riches en nutriments pour des travailleurs
physiques. Les ouvriers ont même revendiqué une
cantine au sein de la brasserie ou ils pouvaient
manger dans des conditions plus saines et à
moindres frais. Mais la direction est restée sourde
à leur attente.
Les ouvriers de la cave, eux ne se reposaient pas
comme les autres. Après les maigres repas de
midi, ils retournaient immédiatement au travail.
Mais MADOUA supportait tout avec courage et
fermeté parce que la survie de sa famille en
dépendait. Le petit commerce de vente de noix de
cola auquel s’adonnait sa femme MATOU ne
pouvait lui venir en aide. Malgré la rareté des
clients, elle ne baisait pas les bras. C’est grâce à
cette activité qu’elle se procurait des pagnes et
des bijoux depuis dix ans. Le maigre salaire de
son mari servait tout juste pour payer le loyer et
nourrir la famille.
Les désœuvrés du crépuscule
25
Lorsqu’une maladie survenait.et que les médecins
dressaient de longues listes de médicaments sur
les ordonnances, MADOUA BOLKA s’endettait.
En plus de la vente de cola, MATOU lançait
occasionnellement les cauris pour répondre aux
sollicitations de certaines personnes qui désiraient
déchiffrer leur destin. Sa clientèle était composée
de personnes de toutes les conditions
socioprofessionnelles qui se succédaient de façon
interminable pendant les nuits. Quand elle
recevait une consultation, son mari et ses enfants
se retiraient dans la chambre ou s’installaient sous
l’arbre de la cour. Il y’a quelques jours elle reçut
un client dont la mine abattue révélait son état
d’âme. Bien avant que les cauris ne lui parlent, le
client signifia le motif de sa venue. Sa femme
venait de quitter le domicile conjugal. MATOU
fixa longuement les cauris et les lança. Puis au
bout d’un moment elle parla « Ta femme
reviendra, dit-elle. Mais avant, tu feras un
sacrifice ».
Les désœuvrés du crépuscule
26
– Je suis prêt à tout pour que ma femme revienne.
– Écoute-moi bien, demain tu achèteras trois
mètres de percale
– Trois mètres de percale ? répéta-t-il
– Oui, plus trois noix de cola. Je tiens à préciser
qu’il s’agit de trois colas blancs. Tu achèteras
aussi une boite de lait de vache.
– D’accord, je ferai ce que vous demandez.
– Tu offriras le tout à un mendiant. Ainsi ta
femme te reviendra.
– Merci, je pense que je peux déjà acheter les noix
de cola avec toi.
– Bien sûr !
L’homme acheta les trois noix de cola avec une
forte somme d’argent à la grande satisfaction de
MATOU qui lui dit : « n’oublie pas de revenir
m’annoncer le retour de ton épouse ». Quatre
Les désœuvrés du crépuscule
27
jours plus tard, le client revint pour offrir des
paquets de sucre et des boites de lait à la voyante.
– MATOU, dit-il, je ne sais comment te
remercier. Ma femme est revenue la nuit dernière.
Son père chez qui elle se réfugiait, prit parti en ma
faveur et la conseilla « une petite dispute de ce
genre ne peut provoquer le divorce ».
– Mon frère, merci pour tes cadeaux. Si tous les
clients agissaient comme toi, je serais la plus
heureuse de la terre. Je prierai nuit et jour pour toi
afin que ta femme reste éternellement sous ton
toit. J’implorerai aussi le seigneur afin qu’il vous
donne de nombreux enfants.
En cette veille du carême musulman, MADOUA
dépensera moins d’argent cette fois, grâce à la
générosité de ce client. Toutes ces boites de lait et
ces paquets de sucre vont certainement couvrir les
besoins des trente jours de jeune. Sa petite fortune
Les désœuvrés du crépuscule
28
pourrait lui permettre d’offrir des habits neufs à
deux enfants, sa fille ZEINAB et ABDELAZIZ le
jeune garçon. ZEINAB, l’ainée avait quatorze
ans, elle est de petite taille et d’un teint noir très
foncé. Son beau visage s’éclairait rarement de
sourire et ses lèvres s’ouvraient rarement. Elle
était studieuse et aimait bien faire la cuisine.
Quant au petit frère ABDELAZIZ il avait huit ans
mais il paraissait en avoir un peu plus.
ABDELAZIZ, lui avait la bougeotte, on le voyait
rarement à la maison, comme s’il avait des
pointes aux fesses.
MADOUA avait aussi son frère cadet,
YOUSSOUF, qui habitait à WAGOMAN 2.
Employé à la voirie municipale, il balayait les
rues. Il y’a trois ans sa femme rendit l’âme au
cours d’une épidémie de choléra. YOUSSOUF
vivait misérablement dans sa maison plus petite
mais plus propre que celle de son frère ainé. Ses
neveux lui rendaient de temps en temps des
visites impromptues. YOUSSOUF venait
Les désœuvrés du crépuscule
29
rarement chez MADOUA qui ne manquait pas de
l’insulter à tout moment même devant sa femme
MATOU et ses deux enfants.
ZEINAB BOLKA, la plus jolie fille de l’école
primaire publique, était au cours moyen deuxième
année. Elle prenait souvent la tête de sa classe
pendant les examens mensuels. Quelques
instituteurs tombaient sous le charme de la jeune
fille qui repoussait naïvement leurs avances.
Depuis la première année de sa scolarisation,
ZEINAB manifesta une grande passion pour la
lecture. D’ailleurs son père l’encourageait pour
qu’elle lui traduise les nouvelles des journaux et
de la radio. Quand les filles de son âge jouaient
dans le sable ou le soir au clair de lune, ZEINAB
lisait attentivement son syllabaire français sous la
faible lumière d’une lampe ou d’une bougie.
Comme il fallait s’attendre, la belle ZEINAB
écrivait déjà des lettres pour son père dès la
deuxième année de son entrée à l’école. Même si
elles étaient pleines de fautes, le message était
Les désœuvrés du crépuscule
30
facilement perçu par le lecteur. A force d’écouter
le journal parlé, elle s’intéressa vite à l’actualité.
Quand une catastrophe aérienne survenait, elle en
informait sa famille. Cela plaisait bien à
MADOUA qui alimentait à son tour ses
conversations avec ses amis au travail. Ceux-ci
l’écoutaient avec respect et admiration, ce qui lui
donnait une fierté devant ses collègues. C’est
pourquoi dans ses prières il ne manquait pas de
demander à DIEU un bon époux pour sa fille bien
aimée et de faire d’elle un haut fonctionnaire de
l’État. Même pour tout l’or du monde, MADOUA
n’accorderait pas ZEINAB en mariage à ouvrier
comme lui. MADOUA BOLKA croyait
fermement que le statut social et les signes
extérieurs comptaient plus que les lingots
d’or. « Je préfère un haut fonctionnaire comme
gendre à un ouvrier millionnaire » murmurait-il.
Si sa fille était une source de joie et de fierté
illuminée pour la famille, le fils par contre
dégoutait tout le monde. ABDELAZIZ fréquentait
Les désœuvrés du crépuscule
31
le même établissement que sa sœur. Mais lui, il
brillait pour sa turbulence non seulement dans la
salle de classe mais aussi et surtout dans la cour
de l’école pendant la récréation. A plusieurs
reprises, ABDELAZIZ subissait les reproches de
son maitre. Même les convocations humiliantes
de son père lui étaient insensibles. Les coups de
fouet n’ont plus d’effet sur lui. ABDELAZIZ,
comme d’autres cancres, prenait l’école pour un
lieu de distraction. Son rendement à l’école restait
évidemment médiocre, et il ne fut pas étonnant de
le voir occuper, lors du premier trimestre le rang
peu honorable d’avant-dernier. Au second
trimestre, il fit l’hilarité générale en occupant le
rang de dernier. Puis au dernier trimestre il se
décida à confondre ses détracteurs en laissant
derrière lui deux élèves. Comme il fallait s’y
attendre, il fut renvoyé à la fin de l’année scolaire
pour moyenne générale insuffisante et mauvaise
conduite. Son exclusion affligea durement sa
sœur, qui en devient malade deux jours durant.
Les désœuvrés du crépuscule
32
– Que peut-on faire pour lui ? avait demandé
MADOUA à sa fille.
– On pourra l’inscrire à la mission catholique. Les
cours sont payants mais on y enseigne très bien.
– Avant la prochaine rentée scolaire, je ferai tout
mon possible pour trouver la somme nécessaire à
son inscription.
– N’oublie pas non plus de garder un peu d’argent
pour l’achat de son uniforme et de ses fournitures.
– Moi je m’en chargerai, intervint la mère que le
destin d’ABDELAZIZ inquiétait particulièrement.
Elle ajouta avec amertume
– Mes cauris m’ont plusieurs fois averti que cet
enfant ne réussira pas. Il connaitra la prison tôt ou
tard. J’ai une grande peur pour lui.
– J’espère qu’il ne deviendra pas chrétien, dit le
père.
Les désœuvrés du crépuscule
33
– Non, répondit ZEINAB. Aller à l’école de la
mission catholique n’oblige pas à faire le signe de
la croix. Les enfants de ton ami sont-ils
chrétiens ?
– Non, heureusement. Je ne souhaiterai pas voir
mon enfant bruler dans le feu éternel après sa
mort comme le prétendent les chrétiens.
La rentrée des classes arriva. A la mission
catholique, ABDELAZIZ devint plus
insupportable que dans son ancienne école laïque.
Il se moquait tous les jours de la prière catholique
que les écoliers étaient tenus de réciter à chaque
rentrée. Fatigué de le ramener sans cesse à
l’ordre, le révérend père supérieur, fondateur de
l’établissement le blâma en signifiant à son père
le renvoi de son fils à la fin de l’année. Depuis ce
matin-là il fréquentait très peu la classe. L’école
buissonnière, il venait de le constater lui allait
mieux. Il réussit à trainer avec lui FALIKOU, un
turbulent garçon qui occupait le rang d’avant-
Les désœuvrés du crépuscule
34
dernier de la classe pendant que la dernière
revenait de droit à l’espiègle ABDELAZIZ.
Quant à ZEINAB ? Elle avait les yeux rivés sur la
date de l’examen du certificat d’études primaires
qui approchait à grands pas. Elle devenait de plus
en plus crispée tant la volonté de réussir lui était
un grand défi. Elle s’étonnait de voir ses
camarades de classe paraitre peu soucieuses, se
promenant fièrement et faisant étalage de leurs
plus beaux vêtements. Pourtant ZEINAB ne put
s’empêcher de les envier. Le quartier de
WAGOMAN lui devenait insupportable. Toujours
c’était les mêmes maisons délabrées, les rues
encombrées de déchets et d’ordures ménagères.
Cette grisaille et les activités monotones du
quartier lui rendaient la vie maussade. Plus
encore, elle était la seule de sa classe à habiter le
quartier de WAGOMAN, connu comme le
quartier des gens pauvres. D’ailleurs ces
Les désœuvrés du crépuscule
35
condisciples ne manquaient pas de le lui rappeler
à chaque dispute, souvent par simple jalousie
parce qu’elles lui enviaient ses succès scolaires. A
la sortie des classes les élèves issus de familles
riches montaient dans des voitures luxueuses pour
se rendre à leur domicile ou des mets succulents
les attendaient. ZEINAB cachait à peine son
amertume. Elle se disait intérieurement pour se
réconforter : « Ma seule chance pour les égaler un
jour, c’est d’obtenir des diplômes autant que
possible ». La mère de ZEINAB, MATOU, elle,
se confiait à tous ses cauris qui lui signifiait à
chaque occasion le même sacrifice : tuer un
poulet blanc que ZEINAB mangera toute seule et
entièrement. Puis au jour de l’examen, elle
donnera deux noix de colas blanches à un
mendiant.
ZEINAB suivit ces prescriptions minutieusement.
Elle réussit brillamment au certificat primaire et à
l’entrée en sixième. Au jour de la proclamation,
elle riait aux éclats, tandis que ses copines
Les désœuvrés du crépuscule
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pleuraient à chaudes larmes. Elles qui parlaient de
mode vestimentaire et s’enorgueillaient de la
position sociale de leurs parents pendant l’année
scolaire, étaient inconsolables. MADOUA
BOLKA, le père de ZEINAB était si fier qu’il fit
tuer deux coqs pour célébrer le succès de sa fille.
Quelques-uns de ses collègues vinrent partager la
joie de la famille en apportant des présents pour
féliciter ZEINAB. Ils en profitèrent même pour se
confier aux cauris de MATOU. Quant à
ABDELAZIZ, il fut exclu une seconde fois, il en
était indifférent et affichait une mine boudeuse à
l’égard du succès de sa sœur. Pour cette fois
ZEINAB ne pleura pas son sort.