Upload
titi-suru
View
12
Download
1
Embed Size (px)
DESCRIPTION
L’évocation des arts expressifs chez Assia Djebar et Leïla SebbarUne
Citation preview
Les femmes algériennes s’expriment :
L’évocation des arts expressifs chez Assia Djebar et Leïla Sebbar
Une thèse pour le programme de International Literary and Visual Studies
Katie Quackenbush
Tufts University 2013
ii
Remerciements
L’écriture de cette thèse a été une bonne expérience pour moi grâce à plusieurs
personnes, et il est certain que je n’aurais pas achevé ce projet sans l’aide de ces gens.
Je voudrais tout d’abord remercier la Professeure Claire Schub, ma conseillère pour la
thèse et ma première lectrice. Son intérêt, ses mots d’encouragement, sa patience en m’aidant à
synthétiser mes idées, et ses corrections intelligentes ont été indispensables pendant les deux
semestres, et je sais que je n’aurais pas réussi sans elle. Deuxièmement, je voudrais remercier la
Professeure Isabelle Naginski avec une grande reconnaissance. Comme deuxième lectrice, sa
bonne volonté de lire mes chapitres avant la soutenance et de les discuter en détail avec moi a été
une ressource indispensable.
En plus, je remercie le Professeur H.A. Murdoch pour avoir indiqué quelques articles qui
ont été cruciaux dans mes études de la théorie et de la critique littéraire, et pour ses cours sur la
littérature francophone antillaise qui ont contribué au développement de mes idées sur la
littérature postcoloniale. Je remercie aussi la Professeure Rana Abdul-Aziz pour sa passion pour
la langue arabe qu’elle m’a transmise, car sans son encouragement et son enthousiasme, je
n’aurais pas continué dans mes études de la langue arabe dont je me suis servie pendant l’écriture
de cette thèse.
Et finalement, je voudrais remercier mes amis et ma famille pour avoir écouté mes idées
éparpillées au sujet de ma thèse, et pour m’avoir encouragé tout au long de l’année. Je remercie
surtout ma camarade Louise Head, car nos rendez-vous hebdomadaires pour discuter nos thèses
ont été essentiels pour synthétiser mes idées.
iii
Table des matières
Introduction 1
Chapitre 1 : L’art visuel et le rôle de son appropriation 14
Chapitre 2 : La sonorité, la musique, et la nouvelle expression de la voix 37
Chapitre 3 : La pluralité d’expressions artistiques et leur synthèse 60
Conclusion 84
Appendice 90
Bibliographie 92
1
Introduction
La toile de fond historique
De nos jours, la vie et les droits de la femme arabe sont des questions controversées car il
y a beaucoup de stéréotypes des femmes arabes et de leurs vies, et dans le monde ‘occidental’
nous supposons que nous comprenons ces questions compliquées de la culture et de la tradition
sans même consulter les idées de ces femmes arabes elles-mêmes. Dans cet essai nous traiterons
les œuvres de deux auteures contemporaines d’origines algériennes qui écrivent pour faire parler
les femmes algériennes au sujet de leurs propres expériences et de leurs propres identités. Ces
auteures sont Assia Djebar et Leïla Sebbar, deux écrivaines prolifiques de la littérature
francophone postcoloniale. Elles s’adressent directement dans leurs œuvres fictives à cette
question de la capacité et de la liberté des femmes de s’exprimer elles-mêmes.
Mais avant de discuter ces œuvres en détail, il faut adresser la question du contexte
algérien, car l’Algérie est un pays dont l’histoire est tumultueuse et la population est très variée.
La culture et la société algériennes sont influencées par plusieurs traditions culturelles,
notamment les traditions des tribus indigènes, des arabes, et des pays européens, surtout de la
France et de l’Espagne. Les Berbères habitent l’Algérie depuis l’histoire ancienne, et cette
population comprend plusieurs tribus différentes dont la plus grande est les Kabyles. À travers
l’histoire, il y a eu aussi des influences puniques, romaines, byzantines, et arabes dans cette
région. Les Arabes ont envahi le territoire au VIIe siècle, ce qui a mené à l’arabisation de la
population et de la culture. Aujourd’hui, la population de l’Algérie se compose d’une majorité
arabe et d’une minorité berbère d’entre 20 et 25 pourcent de la population, et la plupart des
Algériens ont au moins quelques ancêtres berbères (Ruedy 9-10).
2
L’histoire de l’Algérie comme région séparée du reste du Maghreb commence avec
l’empire ottoman, qui a régné sur la région du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle (1). Plus tard,
en 1827 un conflit s’est développé entre le consul français et Hussein Dey, le chef algérien,
quand les relations économiques entre les deux régions sont devenues tendues (45-46). Les
relations se sont détériorées jusqu’au moment le 14 juin 1830 où les Français ont commencé leur
invasion de la ville d’Alger (48). Les Algériens ont résisté à cette invasion autant que possible,
mais ils n’avaient ni les équipements ni la direction nécessaires pour arrêter les forces françaises,
et la prise de pouvoir en Alger a été accomplie le 5 juillet 1830 (50). La conquête française dans
les régions de l’Algérie hors de la ville d’Alger a continué jusqu’à 1871. La France a pratiqué
une politique de l’assimilation des Algériens qui a continué tout au long de leur contrôle (54-55).
La période de la conquête française entre 1830 et 1871 s’est caractérisée par des efforts
déterminés de résistance algérienne, et il n’y a eu qu’une seule année sans résistance armée
pendant cette période. Des tribus différentes ont mené ces efforts, mais en plus, les conflits entre
ces tribus différentes elles-mêmes ont contribué aussi à la violence de l’époque (55). Les
problèmes économiques et sociaux dans la colonie ont contribué au désir des Algériens de
résister à la colonisation française (129). Un mouvement nationaliste s’est formé en Algérie, et
l’organisation nationaliste du Comité révolutionnaire d’unité et d’action a annoncé un cri de
ralliement le 31 octobre 1954, ce qui marque le début de la guerre d’indépendance algérienne
(159). Le mouvement révolutionnaire s’appelait le Front de libération nationale, ou le FLN, et il
a mené une guerre très agressive de résistance aux Français jusqu’à 1962 quand les deux côtés
ont signé les accords d’Évian (185). La guerre d’indépendance s’est caractérisée par une violence
extraordinaire de la part des deux côtés, et la France a pratiqué une politique de torture très
sérieuse. Malgré qu’elle ait été ignorée à l’époque, la participation des femmes algériennes dans
3
cette guerre a eu un effet considérable sur le progrès et sur la réussite de la guerre. Nous allons
voir que cette participation des femmes est un thème fréquent chez Assia Djebar.
Bien sûr, le redéveloppement postcolonial en Algérie était un processus ardu car le
gouvernement et toute l’infrastructure du pays avaient été perdus ou détruits (195). Le peuple
algérien, ayant déjà une culture mixte et compliquée avant la colonisation, n’était pas unifié par
rapport à ses principes idéologiques ou à ses valeurs fondamentales nationales (215). Pendant les
années 1980 il y a eu une ouverture démocratique du gouvernement algérien, mais en 1991 une
guerre civile a éclaté, en partie à cause du mouvement islamiste qui était en augmentation dans la
région. Cette guerre s’est caractérisée par des massacres et du terrorisme violent. C’était une
période particulièrement difficile pour les femmes algériennes car le terrorisme islamiste algérien
a pris comme cible les femmes en particulier (Ramaoun).
C’est pour tout cela que les auteurs postcoloniaux comme Assia Djebar, Leïla Sebbar, et
beaucoup d’autres explorent les thèmes de la colonisation, de la guerre, et de l’existence
postcoloniale. L’histoire de l’Algérie est très riche et très complexe et par conséquent, elle
fournit des sujets intéressants aux écrivains. Mais en plus, il semble que beaucoup d’auteurs
algériens aient besoin d’explorer ces sujets dans leurs œuvres pour tenter de déchiffrer
l’expérience postcoloniale et de retrouver leurs identités nationales qui ont été menacées pendant
l’époque coloniale.
Les auteures
Depuis le mouvement de la décolonisation européenne vers la fin de la deuxième guerre
mondiale, un mouvement littéraire dit ‘postcolonial’ s’est développé. La décolonisation a mené
au développement de tout un groupe de critiques et de théories littéraires et culturelles
postcoloniales qui discutent les cultures des pays qui ont été colonisés et les expériences et les
4
identités de ceux qui habitent ces pays. Bien sûr, chaque pays postcolonial est très différent et il
suit que les œuvres écrites de chacun de ces pays sont aussi très variées, mais il y a quand même
des thèmes en commun. Nous discuterons ces thèmes, et les théoriciens qui les ont développés,
dans une section à venir.
Dans cet essai, je discute deux écrivaines dites ‘postcoloniales’ nées au milieu du XXe
siècle qui continuent à écrire des œuvres fictives aujourd’hui. Les deux auteures ont des origines
algériennes, mais elles sont toutes les deux d’origines mixtes. La première auteure est Assia
Djebar, née Fatima-Zohra Imalayène, qui est l’écrivaine algérienne la plus prolifique et la plus
connue au niveau international. Elle écrit des romans, des nouvelles, des poèmes et des pièces, et
en plus elle est cinéaste (Khaldi). Pour la plupart Djebar écrit au sujet des femmes algériennes, et
elle mélange le passé et le présent en intégrant des aspects de l’histoire de l’Algérie dans ses
œuvres fictives. Son écriture est en général considérée comme faisant partie du mouvement de
l’écriture postcoloniale, et la plupart de ses ouvrages explorent les thèmes de la colonisation et de
l’impérialisme, et surtout des expériences des femmes algériennes pendant la période coloniale,
la guerre, et la période postcoloniale.
Djebar est née en 1936 en Algérie à Cherchell, à l’ouest d’Alger. Son père, Tahar
Imalayène, est un Arabe algérien et sa mère, Bahia Sahraoui, est une Berbère algérienne. Comme
enfant, Djebar a étudié dans une école coranique et dans une école primaire française, où son
père travaillait comme professeur de français. Elle a fini ses études secondaires en Algérie avant
de continuer ses études à Paris. En 1955 elle est devenue la première Algérienne à étudier à
l’École Normale Supérieure, où elle a étudié l’histoire, mais elle a été expulsée en 1957 pour
avoir participé à une grève d’étudiants pour l’indépendance de l’Algérie. Elle a écrit son premier
roman en 1956 et après sa publication, sa carrière d’écrivaine a commencé à prospérer. Elle a
5
arrêté de publier pendant dix ans entre 1969 et 1979, l’année de la sortie de son premier film,
Noubat nisa’ jabal Chenoua, ou La nouba des femmes du mont Chenoua. Après 1979, Djebar a
continué à écrire et ses œuvres de cette période-là sont plus personnelles et évoquent l’histoire de
l’Algérie plus spécifiquement que celles du début de sa carrière. Elle a enseigné aux États-Unis à
l’Université de Louisiane, et maintenant elle enseigne à l’Université de New York. Elle a été
élue membre de l’Académie Française en 2002 (Khaldi).
Dans un entretien avec la critique Mildred Mortimer, Djebar explique son absence de 10
ans en disant, « à ce moment-là, je me suis vraiment posé la question : ‘Est-ce que je ne dois pas
vraiment me tourner vers la langue arabe ?’ Ce qui fait que je suis restée longtemps, je ne dirai
pas sans écrire, mais sans rechercher vraiment un public » (Entretien Mortimer 199). Djebar ne
connaît pas très bien la langue arabe écrite, mais sa décision d’écrire en français et pas en arabe
est consciente et plus complexe que la facilité de son écriture seulement, comme nous le
discuterons bientôt. En plus, Djebar explique dans un entretien avec Marguerite Le Clézio que
pendant cette période d’absence, elle s’est rendu compte qu’elle devait « surmonter une
contradiction. En tant que transmettrice, j’ai tout de même à parler de l’étouffement des
générations de femmes arabes. Mais en même temps, je n’ai pas ressenti cet étouffement dans
ma vie individuelle, en tout cas, jusqu’à ce que je devienne une femme mûre ; maintenant, si je
m’étouffe, je m’étouffe par moi-même, tu comprends ? Il y a d’une part ce désir de parler de
mon expérience, individuelle… » (Le Clézio Ecrire dans la langue adverse 239). Quand Djebar
a commencé à vouloir écrire au sujet d’elle-même et d’incorporer des aspects autobiographiques
à son écriture, elle a dû arrêter d’écrire pendant quelque temps, pour résoudre ses conflits
intérieurs.
6
La question de la langue est très importante chez Djebar car il y a un paradoxe apparent
dans le fait qu’elle écrit en français, la langue du colonisateur, mais qu’elle dénonce le
colonialisme en même temps. Djebar est consciente du fait qu’elle écrit dans « la langue
adverse » comme elle la nomme dans son entretien avec Le Clézio (232), et elle discute cette
question très souvent dans ses entretiens, aussi bien qu’elle l’explore dans son écriture. Elle
explique que,
J’ai compris que cette langue écrite [l’arabe] n’était même pas la langue des femmes ; cette langue
pendant des siècles, dans une culture officielle, a fonctionné comme langue dominante, comme le
français a fonctionné comme langue dominante pendant les cent trente ans de colonisation. […]
J’ai su au cours de ces dix années de silence que ce qui m’intéressait, c’était de transmettre l’arabe
parlé et non un arabe écrit (Le Clézio Ecrire dans la langue adverse 242).
La solution de Djebar pour le problème d’écrire dans « la langue adverse » est d’incorporer dans
son écriture des aspects de l’oralité de l’arabe parlé par les Algériennes, car inclure l’arabe
classique écrit serait l’équivalent d’inclure une deuxième langue adverse : celle du patriarcat.
Nous discuterons en détail l’idée de l’oralité dans l’écriture de Djebar dans le deuxième chapitre
de cet essai.
Notre discussion des œuvres d’Assia Djebar se focalisera sur des ouvrages fictifs qui sont
sortis après sa pause de dix ans que nous avons discutée. Le premier c’est la nouvelle Femmes
d’Alger dans leur appartement qui est dans un recueil du même nom publié en 1980. Le
deuxième c’est L’amour, la fantasia, un roman qui est à la fois autobiographique et historique, et
qui est sorti en 1985. C’est le premier dans une série de quatre œuvres et c’est un de ses textes
les plus célèbres. Notre dernière œuvre sera Ombre Sultane de 1987, la deuxième dans la même
série des quatre. Nous discuterons aussi son premier film, La nouba des femmes du mont
Chenoua de 1979.
7
Notre deuxième auteure est Leïla Sebbar, une écrivaine algérienne francophone qui,
comme Djebar, se focalise sur les femmes d’origine algérienne et les femmes qui habitent en
Algérie. La plupart de ses œuvres sont plutôt contemporaines qu’historiques, mais elle explore
beaucoup de thèmes semblables à ceux de Djebar. Elle s’intéresse à la population ‘beurre’ de la
France, c’est-à-dire la deuxième génération d’immigrés nord africains : les premiers qui sont nés
en France. Comme Assia Djebar, Sebbar a des origines mixtes, ce qui influe sur son écriture et
sur son intérêt envers les populations françaises des immigrés.
Sebbar est née en 1941 à Aflou dans le département d’Oran en Algérie. Ses parents
étaient tous les deux instituteurs et son père est algérien tandis que sa mère est française. Elle a
passé son enfance en Algérie avant de partir pour la France en 1961, après une année en
hypokhâgne à un lycée algérien. Elle était étudiante à l’université d’Aix-en-Provence où elle a
étudié les lettres avant d’aller à Paris en 1963, où elle a reçu son diplôme d’Éducation nationale.
Avant sa carrière comme romancière et nouvelliste, Sebbar a fondé un journal qui s’appelait
Histoires d’Elles, et elle a écrit des essais dans lesquels elle a exploré des phénomènes culturels
et sociaux particuliers aux femmes et aux filles. Maintenant, en plus d’écrire des œuvres fictives,
elle rassemble des recueils de récits de l’histoire et de l’enfance coloniales et postcoloniales. Elle
habite toujours à Paris (Sebbar Biographie).
Sebbar se décrit comme une écrivaine de ‘l’exil,’ et elle explique cette identification en
disant, « L’exil, comme territoire de l’écriture, devient une terre singulière où s’écrit une
littérature étrangère, où s’invente un monde qui mêle l’intime et le politique, l’intime et le
poétique, où s’exerce un regard qui rend visible l’invisible d’un réel déplacé, complexe, souvent
violent » (Sebbar Biographie). L’exil est un état d’existence commun dans les ouvrages de
Sebbar, et comme Djebar, son identité comme femme d’origines mixtes se montre dans ses
8
personnages et dans les thèmes qu’elle explore. Dans un entretien avec Georgia Makhlouf-
Cheval, Sebbar explique l’importance de ses origines en disant, « Mon père est donc algérien,
musulman et instituteur en langue française dans une école française en Algérie ; ma mère est
française, chrétienne, et institutrice en Algérie dans sa propre langue. J’ai l’impression que
jusqu’à ce que je n’écrive plus, jusqu’à la vieillesse et la perte de mémoire, je suis pour toujours
conditionnée par cette histoire familiale, cette histoire coloniale et post-coloniale » (Makhlouf-
Cheval Entretien).
Comme nous l’avons vu dans notre discussion d’Assia Djebar, Leïla Sebbar veut aussi
souligner l’oralité arabe dans son écriture. Dans son entretien avec Makhlouf-Cheval elle dit,
« Quand je dis que le sens ne m’intéresse pas et que je recherche la mélodie, la voix, cela signifie
que je recherche l’arabe entendu durant ma petite enfance sans chercher à le comprendre »
(Makhlouf-Cheval). En plus, elle précise son style unique d’écriture en expliquant, « J’ai le
sentiment que je ne peux pas écrire de roman linéaire, de roman psychologique, de roman
académique. À l’intérieur du roman, j’écris plutôt du fragment, des sortes de nouvelles, des
détours là encore, plutôt qu’un roman selon les canons romanesques » (Makhlouf-Cheval). Ces
deux idées, qu’elle cherche l’oralité de l’arabe et qu’elle écrit en fragments, deviendront
importantes plus loin dans cet essai. Nous allons découvrir dans la prochaine section que la
fragmentation est un thème intégral dans l’écriture postcoloniale.
Pour Sebbar comme pour Djebar, la question de la langue devient très importante car elle
écrit dans la langue coloniale, le français. Contrairement à Djebar, Sebbar ne parle pas du tout
l’arabe car son père a décidé de ne pas le lui apprendre. Selon elle, le fait qu’elle ne peut pas
parler en arabe contribue à son sens d’exil, et son écriture l’aide à faire face à cet exil. Dans son
entretien avec Makhlouf-Cheval elle dit, « Mes écrits sont une sorte de littérature étrangère dans
9
l’espace de la cité des lettres françaises. J’écris dans la langue de ma mère pour accéder au père,
au silence de sa langue, l’arabe. C’est ainsi que je peux vivre, dans la fiction, fille de mon père et
de ma mère. C’est ainsi que je peux, par la fiction, restaurer cette double filiation » (Makhlouf-
Cheval). Sa propre relation avec la langue reflète son existence double. Selon Sebbar, son père a
décidé de ne pas lui apprendre l’arabe car cela aurait été plus difficile pour elle d’avoir deux
identités, l’une française et l’autre arabe ou algérienne, que d’être seulement française. L’identité
française est l’identité privilégiée malgré le fait que ce soit aussi l’identité de l’oppresseur
(Makhlouf-Cheval).
Quant à notre corpus d’œuvres de Sebbar dans cette thèse, nous discuterons trois
ouvrages qui représentent la diversité de ses créations fictives. La première œuvre sera
Shéhérazade, 17 ans, brune, frisée les yeux verts, un roman de 1982 qui discute la vie de
Shéhérazade, une jeune femme d’origine algérienne mais qui habite à Paris. Elle est la première
œuvre dans une série de trois romans. Notre deuxième ouvrage sera Les femmes au bain de 2006
qui est à la fois un roman et une étude du rôle du hammam dans les vies des femmes algériennes.
Notre dernière œuvre sera la nouvelle Le peintre et son modèle qui fait partie d’un recueil de
nouvelles du même nom publié en 2007.
La vie et l’identité culturelle d’un auteur font toujours partie du développement de son
écriture, mais chez Assia Djebar et Leïla Sebbar l’identité personnelle est particulièrement
importante car elles veulent parler de leurs propres expériences et des expériences d’autres
femmes algériennes en même temps. Leurs voix comme auteures font partie du groupe collectif
de voix féminines algériennes qu’elles tentent d’exprimer et d’explorer dans leurs œuvres,
comme elles le disent dans leurs entretiens.
10
Les théories centrales
Pour discuter de l’écriture de Djebar et de Sebbar, il faut explorer plusieurs approches
théoriques qui s’adressent aux thèmes pertinents, comme la théorie postcoloniale et la théorie
féministe. Examinons quelques uns des théoriciens importants qui ont influencé mes
interprétations des textes et mes explorations du contexte culturel.
Etant donné que nos deux auteures écrivent dans la période contemporaine, le
postmodernisme peut beaucoup contribuer à nos analyses. Dans son article « Is the Post- in
Postmodernism the Post- in Postcolonial ? » Kwame Anthony Apppiah explore la relation entre
ces deux mouvements conceptuels contemporains. Il commence par définir le ‘postmoderne’ en
disant,
There is now a rough consensus about the structure of the modern/postmodern dichotomy in the
many domains […] in which it has been invoked. In each of these domains there is an antecedent
practice that laid claim to a certain exclusivity of insight, and in each of them « postmodernism »
is a name for the rejection of that claim to exclusivity, a rejection that is almost always more
playful, though not necessarily less serious, than the practice it aims to replace (Postmodern,
Postcolonial 341-342).
Il écrit aussi que dans l’époque postmoderne, l’individualité est respectée et désirée (342). Selon
Appiah, le postmodernisme s’oppose aux tentatives occidentales de rationaliser tout dans le
monde (343). Ensuite, Appiah discute le lien entre le postmoderne et le postcolonial car le ‘post’
dans ces deux mots se réfère à un « space-clearing gesture » dont le but est de transcender, ou
d’être au-delà, du phénomène du passé, qu’il soit le modernisme ou le colonialisme. Mais il
clarifie que beaucoup de pays dits ‘postcoloniaux’ ne le sont pas vraiment dans cette définition,
car ils sont « remarkably insensitive to, not so much dismissive of as blind to, the issue of
neocolonialism or ‘cultural imperialism’ » (348). Il faut noter que quand je dis qu’Assia Djebar
et Leïla Sebbar sont des auteures ‘postcoloniales,’ je ne veux pas dire qu’elles ignorent les
phénomènes néocolonialistes et l’impérialisme continue en Algérie et dans d’autres pays
11
anciennement colonisés. Au contraire, quand j’utilise ce mot dans mon essai, c’est pour décrire
l’état d’appartenir à une ex colonie dans un monde impérialiste, car un des buts primaires de nos
deux auteures ici est de rendre visible l’oppression continue dans la société des femmes
algériennes.
Dans le cadre de la théorie postcoloniale nous pourrions discuter beaucoup de théoriciens
différents, alors je voudrais me focaliser sur ceux qui s’adressent à la question du féminisme en
même temps qu’ils discutent le postcolonialisme. Dans son article intitulé « Images of
Sheherazade [1]: representations of the postcolonial female subject, » Silvia Nagy-Zekmi écrit,
« The fragmented or hybrid nature of the postcolonial female subject demands its construction
through subversion of both the colonial and the patriarchal discourse. These ‘deconstructive
moves’ within the texts are used to dismantle master narratives inspired by Eurocentric discourse
and, at the same time, to challenge the logocentric categories upon which colonial and patriarchal
discourses are based » (Nagy-Zekmi 178). Les concepts de la ‘fragmentation’ et de ‘l’hybridité’
des sujets postcoloniaux forment le noyau de beaucoup de théories postcoloniales. Les sujets
sont fragmentés car leurs identités culturelles, leurs traditions, et leurs histoires nationales ont été
rompues, détruites, et effacées par les forces coloniales. Ils sont ‘hybrides,’ ce qui est un terme
de Homi Bhabha à l’origine, car les influences culturelles et sociales sont mélangées dans les
pays postcoloniaux. Dans le pays colonisé, il y reste les influences originelles, qui sont souvent
mélangées elles-mêmes comme en Algérie, mais il y a maintenant aussi les influences multiples
du pays colonisant.
Deux dernières théoriciennes postcoloniales et féministes importantes sont Gayatri
Spivak et Trinh Minh-ha. Dans son essai « Can the Subaltern Speak ? » Spivak explore l’idée de
la femme qui est doublement opprimée, à la fois par les forces colonialistes et par les forces
12
patriarcales, et comment cela influe sur son expérience de la vie. Cette question est essentielle
dans une discussion des œuvres de Djebar et de Sebbar, car elles luttent contre cette double
oppression en permettant aux femmes algériennes elles-mêmes de s’exprimer à travers leur
écriture. Trinh Minh-ha est une autre théoricienne indispensable dans notre discussion car dans
son œuvre Woman Native Other elle explore la signification de l’acte d’écrire pour les femmes
dans des pays postcoloniaux.
Une discussion de l’aspect personnel
Avant de commencer mon analyse, je voudrais discuter mon approche à cette analyse et
mes questions sous-jacentes, et identifier quelques risques potentiels auxquels je fais face.
Comme femme américaine qui étudie l’arabe et le français mais qui n’a aucune expérience de
colonialisme, de guerre d’indépendance, ou de patriarcat algérien, je pourrais facilement devenir
une force impérialiste à travers mes analyses. Il est impossible pour moi de comprendre les
problèmes présentés dans ces œuvres comme les auteures les comprennent. Mais à mon avis, il
est quand même important que, restant humble et consciente de mes incapacités, j’essaie
d’explorer les problèmes que présentent Sebbar et Djebar, utilisant mon propre contexte pour
peut-être offrir une autre perspective à l’interprétation des textes. Pour moi, malgré le fait que
ces problèmes ‘appartiennent’ aux femmes algériennes, les femmes ‘occidentales’ doivent aussi
s’engager dans cette discussion. Si les ‘Occidentaux/Occidentales’ ignorent les effets de leur
propre impérialisme, rien ne s’améliorera jamais. Dans cet essai, je ne prétends définir ni les
intentions des auteures, ni les expériences et les identités des Algériennes. Pour moi, mon rôle ici
c’est d’examiner les écritures de Djebar et de Sebbar dans mon propre contexte, pour commencer
à voir comment une femme anti-impérialiste occidentale pourrait confronter ou comprendre ces
questions.
13
Quelques théoriciens qu’on vient de discuter soulèvent des questions dont il faut être
conscient. Premièrement, dans Woman Native Other, Trinh Minh-ha identifie une question qui
est pertinente dans ma discussion de l’effet de ma propre identité sur mon analyse. Elle écrit, « A
conversation of ‘us’ with ‘us’ about ‘them’ is a conversation in which ‘them’ is silenced. ‘Them’
always stands on the other side of the hill, naked and speechless, barely present in its absence.
Subject of discussion, ‘them’ is only admitted among ‘us,’ the discussing subjects, when
accompanied or introduced by an ‘us’ member, hence the dependency of ‘them’ and its need to
acquire good manners for the membership standing » (Woman Native Other 67). Minh-ha
souligne ici la tendance problématique dans le cadre théorique de rester dans ‘l’occident’ sans
consulter personne qui n’a vécu la réalité du phénomène qu’on discute ou qu’on analyse. Je dois
reconnaître que je n’incorpore que la perspective occidentale et américaine dans mon étude des
textes, alors mon analyse se trouve dans un contexte très spécifique et incomplet. Minh-ha cite la
poète Audre Lorde dans son texte Survival quand elle écrit que la survie « is not an academic
skill…. It is learning how to take our differences and make them strengths. For the master’s tools
will never dismantle the master’s house. They may allow us to temporarily beat him at his own
game, but they will never enable us to bring about genuine change » (Lorde citée Woman Native
Other 80). Il faut se souvenir du danger de rester dans le cadre occidental quand on analyse un
texte postcolonial. Je n’ai pas pu éviter cela, mais j’essaie au moins d’en être consciente pour
éviter de généraliser mes conclusions.
Une autre question est soulevée par Silvia Nagy-Zekmi quand elle discute l’article
« Under Western Eyes » de Chandra Mohanty, une autre théoricienne postcoloniale et féministe
importante. Nagy-Zekmi résume, « Chandra Mohanty analyses the construction of the so-called
Third World Woman as a ‘singular monolithic subject’ in Western feminists’ texts. For Mohanty
14
the central problem occurs when Western feminists employ ‘women as a category of analysis’
based on the notion of a shared oppression. This is problematic because it assumes that women
are a coherent group or category » (Nagy-Zekmi 173-174). Quand j’analyse les textes de Sebbar
et de Djebar, je dois essayer d’éviter des affirmations simplifiées de ‘l’état des femmes’ en
Algérie, car bien sûr aucune expérience individuelle n’est identique. À la fin, ce qui importe le
plus c’est que je me souvienne, et que le/la lecteur/lectrice se souvienne, du fait que j’écris dans
un contexte très spécifique, et que je ne veux généraliser aucune expérience ou idée évoquée
dans mon essai. En gardant ces questions en tête autant que possible, on peut essayer d’éviter les
conséquences impérialistes potentielles d’une telle étude de textes de femmes algériennes
réalisée par une femme américaine.
15
Chapitre 1 L’art visuel et le rôle de son appropriation
L’orientalisme Le concept de ‘l’Orientalisme’ a une très longue histoire. À l’origine, le mot n’indiquait
qu’un style esthétique de ‘l’Orient’ et les études des spécialistes européens de cette région du
monde. Mais ensuite, avec la période de décolonisation qui a suivi la deuxième guerre mondiale,
le mot a pris un sens politique aussi, qui indique une institution de l’impérialisme occidental et
un mode de penser « based on an ontological and epistemological distinction between orient and
occident, and even an ideology, justifying and accounting for the subjugation » des gens qui ont
été historiquement opprimés (Macfie 2). Un des plus grands théoriciens de l’Orientalisme est
Edward Said, un intellectuel palestinien et américain qui a écrit une étude intitulée Orientalism
en 1978. Son livre examine l’Orientalisme et conclut que les orientalistes ‘créent’ l’Orient, en le
définissant comme inférieur, passif, féminin, sans logique, et chaotique. Pour Said, le but de
l’orientaliste est d’affirmer et de perpétuer l’impérialisme et le colonialisme occidentaux, et il
rationnalise cette domination à travers son invention de ‘l’Orient’ (4).
Même avant qu’il ait écrit Orientalism, Said avait développé ses idées sur ce sujet. Dans
son article « Shattered Myths » de 1975, il souligne qu’on ne peut pas décrire ‘la société arabe’
en tant que telle, car elle n’existe que comme une invention de l’Occident. ‘L’Orient’ est
toujours décrit comme une réalité fixe du monde, mais en fait ce qui est fixe est la définition
occidentale, et la réalité c’est que cette grande région du monde se compose de plusieurs peuples,
pays, et identités, et que tous ces groupes et ces catégories changent constamment (Said
Shattered Myths 90). Ces idées étaient les idées fondamentales du livre que Said a écrit en 1978,
et puis plus tard, pendant les années 80, Said a fait un discours qui s’appelle « Orientalism
16
Reconsidered » dans une conférence. Dans ce discours, il discute les réactions et les critiques de
son livre Orientalism, et de sa théorie de l’Orientalisme en général, et il souligne que son
approche partage beaucoup avec les domaines des études féministes et ethniques, et les
approches socialistes et anti-impérialistes. Toutes ces approches « take for their point of
departure the right of formerly un- or misrepresented human groups to speak for and represent
themselves in domains defined, politically and intellectually, as normally excluding them,
usurping their signifying and representing functions, overriding their historical reality » (Said
Orientalism Reconsidered 347). Said situe ainsi l’Orientalisme dans la catégorie des ‘subaltern
studies,’ pour évoquer le vocabulaire de Gayatri Spivak.
Said continue en dressant un parallèle entre la domination orientaliste et la domination
patriarcale, et il souligne qu’historiquement, ‘l’Orient’ était envisagé comme une femme
dominée, et tous les habitants de cette région étaient muets comme les femmes de l’époque
victorienne en Europe (357). Les théories et les exigences d’Edward Said sont assez
controversées, et beaucoup de gens disent qu’il n’a pas bien abordé la question des femmes
orientales dans ses études. Il est important de noter que Said, et tous les théoriciens influents de
l’Orientalisme, ont employé la philosophie européenne pour développer leur argumentation. Cela
présente une énigme assez commune dans les études orientalistes, et les études postcoloniales
encore plus : est-ce qu’on peut jamais échapper au mode de penser occidental et dominant quand
on étudie l’impérialisme et l’existence ‘subalterne’ en général ? On abordera fondamentalement
cette question tout au long de cet essai, et il faut en tenir compte pendant qu’on examine
l’identité féminine algérienne dans la littérature. Il est sûr qu’Assia Djebar et Leïla Sebbar ont
toutes les deux assimilé la philosophie et le mode de penser occidentaux aussi, étant donné
qu’elles ont vécu en France et aux Etats-Unis.
17
Depuis l’apparition du livre de Said, l’étude de l’Orientalisme s’est beaucoup
développée. Quelques écrivains élargissent les idées de Orientalism, et d’autres critiquent
l’approche de Said et développent de nouvelles idées sur le sujet. Une critique assez répandue est
que Said a gardé trop de la pensée européenne traditionnelle dans ses études, comme par
exemple le fait qu’il compte beaucoup sur la pensée dualiste, telle que la dualité Orient-Occident,
le colonisateur-colonisé, et le voyeur-vu(e). En plus, chez Said le colonisé n’a pas de voix et ne
fait rien pour résister au colonisateur ou à l’orientaliste. Mais il y a beaucoup de critiques et de
spécialistes qui disent qu’il faut faire honneur aux colonisés, qui ont lutté et dénoncé la
domination coloniale depuis longtemps. Said ne s’intéresse pas particulièrement au rôle du sexe
dans le processus orientaliste, mais cela est un autre exemple d’un domaine qui a été bien étudié
en réponse à Orientalism. On discute aujourd’hui le fait que les impérialistes ont vu, et
continuent à voir, ‘l’Orient’ comme espace féminin car cela ‘justifie’ leur domination. Comme le
dit Inge Boer dans sa discussion de l’orientalisme dans The Encyclopedia of Aesthetics, « gender
and power are mutually implicated in the cross-cultural representations of the West and the
Orient. The vital connections between culture, politics, and gender have become fore-grounded
through the study of Orientalism as a discourse » (Boer). Et c’est ce discours, ces suppléments de
la théorie de Said, qui vont informer notre discussion des arts et des femmes algériennes dans
l’écriture de Djebar et de Sebbar.
L’art orientaliste
Edward Said n’aborde pas vraiment le sujet de l’art visuel orientaliste, mais ce style d’art
est très influent dans l’écriture d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar. L’intérêt occidental pour
l’Orient arabe existe depuis très longtemps, mais le sommet de l’intérêt artistique était pendant
les XVIIIe et XIXe siècles quand beaucoup d’artistes et d’écrivains européens, et surtout
18
français, ont voyagé au Maghreb et à d’autres régions du monde arabe pour représenter ce qu’ils
voyaient au moyen de leurs créations artistiques. La fondation de l’esthétique orientaliste est
l’exotisme et le ‘mystère’ de l’inconnu de l’Orient, qui était perçu comme un monde exotique et
complètement différent, rempli de sultans, d’harems, et de magie. Le magnétisme de l’exotique
et la perception que les européens avaient le droit d’accéder à la vie privée des gens orientaux
ont mené à une grande quantité de peintures, de romans, etc. au sujet de la vie quotidienne en
Orient, surtout dans les pays colonisés comme l’Algérie (Boer).
Parmi les peintres orientalistes les plus influents, on trouve Eugène Delacroix, Eugène
Fromentin, Jean-Dominique Ingres, et un peu plus tard, Henri Matisse. Fromentin était un peintre
et un écrivain français qui s’intéressait plutôt au paysage algérien, mais il a peigné des paysans
algériens de temps en temps aussi. Il ne s’est pas focalisé sur les femmes algériennes comme la
plupart des orientalistes, et alors ses œuvres sont un peu moins ‘orientalisantes’ que celles des
autres orientalistes. Il a voyagé en Algérie en 1846 pour la première fois, et il y est retourné deux
fois après, pendant qu’il peignait les paysages et qu’il écrivait ses deux récits de voyages, Un été
dans le Sahara (1857) et Une année dans le Sahel (1859) (Thompson).
Un peu avant Fromentin, Eugéne Delacroix a été en Afrique du Nord en 1832 pour la
première fois, juste après l’invasion de l’Algérie par la France. Delacroix est un peintre
romantique français très célèbre, et ses peintures orientalistes sont parmi les plus célèbres du
mouvement artistique. Il a été en Espagne, au Maroc, et en Algérie pendant son voyage, et il a
peint des scènes de son voyage pendant le reste de sa vie. En Algérie, Delacroix a pu entrer dans
un harem, ce qui aurait dû être complètement interdit, et c’est après cette visite qu’il a peint
Femmes d’Alger dans leur appartement (1834, Paris, Louvre), une des œuvres orientalistes les
plus connues, et une de celles avec lesquelles Djebar et Sebbar s’engagent dans leurs romans
19
(voir Image A) (Harrison). Dans sa correspondance au sujet de sa visite au harem, Delacroix
décrit le harem ainsi : « c’est beau ! C’est comme au temps d’Homère ! La femme dans le
gynécée s’occupant de ses enfants, filant la laine (…) C’est la femme comme je la comprends »
(Delacroix, cité dans Chaulet-Achour 54). Alors on voit ici que le harem a permis à Delacroix
d’essentialiser ‘la femme orientale,’ et c’est cette femme, ou ces femmes, qu’il a peintes dans
Femmes d’Alger et dans ses autres œuvres orientalistes. Henri Matisse a peint beaucoup
d’odalisques, ou de femmes orientales, pendant sa carrière aussi (voir image B), et Pablo Picasso
s’est inspiré de Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix pour peindre une série de
tableaux et de lithographies sous le même nom entre 1954 et 1955 (voir image C) (McQuillian).
Ces artistes s’intéressaient au paysage de l’Algérie et d’autres pays au Maghreb, mais
comme la femme nue était un sujet européen très populaire, il s’ensuit que les femmes orientales
sont devenues un sujet préféré des artistes orientalistes (Berger). Les peintres européens
peignaient surtout des ‘odalisques,’ ce qui est le mot qu’on utilise pour signifier une femme
orientale. C’est à l’origine un mot qui indique la femme orientale royale au harem du sultan,
mais on l’utilise aujourd’hui plus généralement. Les harems, qui dans la culture islamique
traditionnelle sont des endroits privés pour les femmes d’une famille, et d’une famille royale
normalement, sont devenus les sujets de plusieurs peintures orientalistes, car ils incarnaient
l’exotisme oriental pour ces artistes.
L’exotisme des harems était un résultat de plusieurs perceptions et suppositions de la part
des Européens. Selon eux, le harem était l’endroit du mystère de l’inconnu et de la sensualité des
femmes orientales. Cette sensualité supposée était peut-être en partie le résultat du fait qu’elles
portaient des vêtements très différents des vêtements européens, et le fait que leur comportement
et leur culture étaient si différents de ceux des femmes européennes. Le harem ajoute aussi au
20
sens de l’exotisme pour ces voyeurs masculins parce qu’il implique la polygamie, ce qui était
interdit en Europe et ainsi fascinait les hommes occidentaux. Le harem était un endroit interdit
aux hommes, et surtout aux hommes occidentaux, qui était rempli d’odalisques ‘exotiques.’ Mais
comme ces peintres étaient des hommes européens, et les Européens dominaient l’Algérie et
toute l’Afrique du Nord, des peintres comme Delacroix ont pu entrer dans un harem et ‘voler’ un
regard (Djebar Regard interdit 237-240).
La question de l’utilité de l’appropriation
Dans l’écriture postcoloniale, il est assez commun de trouver des références aux arts
colonialistes et orientalistes. L’opinion traditionnelle des spécialistes postcoloniaux est que
« reproductions [of ‘orientalist topoi and artifacts’] by postcolonial writers and artists represent
by nature a subversive act » (Gueydan-Turek 98), ce qui veut dire qu’en réinventant et en faisant
référence aux créations orientalistes, les auteurs postcoloniaux protestent contre la structure
orientaliste sous laquelle les pays ‘occidentaux’ continuent à dominer les anciennes colonies.
Mais dans son article « Visions of odalisques » qui analyse la nouvelle Le peintre et son modèle
de Leïla Sebbar, Alexandra Gueydan-Turek questionne cette supposition. Pour elle, cette
méthode de reproduction et de réécriture des objets orientalistes qu’utilise Sebbar (et Djebar)
« cannot account for the complexity […] that today’s reality demands » (98). Cela veut dire que
dans le monde d’aujourd’hui, où tout est lié et où plusieurs cultures influent sur chaque personne,
la réaction aux arts impérialistes et orientalistes doit être plus complexe qu’une simple reprise de
possession.
Dans Le peintre et son modèle, Sebbar explore les relations entre un peintre masculin et
ses modèles, qui sont des femmes qu’il peint en odalisques. Sebbar veut révéler la domination et
l’orientalisme du regard de l’artiste dans ces relations, mais elle inclut aussi une photographie
21
d’une femme nue dont la tête est coupée. Selon Gueydan-Turek, cette dépendance de l’image du
corps d’une femme anonyme annule sa tentative dans le texte de contredire le regard patriarcal et
orientaliste du peintre. Elle explique que, même si le but de Sebbar était de donner un exemple
de ce qui se passe quand on regarde une image orientaliste, elle ne réussit pas car cette méthode
de s’approprier les tendances orientalistes n’est pas efficace.
Gueydan-Turek nous rappelle que l’Europe et les Etats-Unis sont le centre de la
publication mondiale (98). Il faut savoir également que beaucoup d’intellectuels et d’écrivains
maghrébins ont été formés dans la tradition intellectuelle occidentale. Comme Djebar, beaucoup
d’auteurs et d’autres intellectuels voyagent en Europe ou aux Etats-Unis pour étudier. Alors,
‘l’occident’ continue à dominer ‘l’orient’ dans plusieurs domaines, et selon Gueydan-Turek,
pour dépasser la domination occidentale il faut que les intellectuels et les auteurs fassent plus
qu’une reproduction des créations orientalistes. Pour Gueydan-Turek, l’appropriation ne suffit
pas comme méthode dans le projet postcolonial de proposer une identité authentique et non
occidentalisée.
Il y a des éléments de cette ‘reproduction’ chez Assia Djebar et Leïla Sebbar car elles
intègrent et commentent certains tableaux orientalistes dans leurs œuvres, mais selon ces deux
auteures, c’est une méthode efficace pour lutter contre l’orientalisme et la domination continue
que subissent les femmes algériennes. Nous pouvons réconcilier la critique de Gueydan-Turek et
les références artistiques des auteures car elles ne se fient pas seulement à la reproduction. Le
recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement de Djebar est une sorte de
‘réécriture’ du tableau orientaliste de Delacroix, mais bien sûr, elle ajoute beaucoup d’idées et de
thèmes qui ne sont pas présents dans le tableau. Cela est vu d’une perspective complètement
nouvelle. On imagine que Djebar et Sebbar partagent l’opinion de Gueydan-Turek qu’il ne faut
22
pas se fier seulement à l’appropriation, mais en même temps que cette appropriation est un outil
important parmi plusieurs autres outils qui contribuent au projet postcolonial des écrivains
comme Djebar et Sebbar.
Il y a de nombreux exemples d’idées et de créations orientalistes dans les œuvres de
Sebbar et de Djebar, mais elles ne sont jamais présentes sans beaucoup de réinterprétation. Par
exemple, dans L’amour, la fantasia, Djebar reprend l’image orientaliste populaire de l’Algérie
comme une femme à posséder. Mais Laurence Huughe nous explique dans son article « Ecrire
comme un voile » que : « If the invader’s taking possession of Algeria symbolizes the possession
of the Algerian woman’s body, it is the prerogative of the latter to resist ; the woman bears the
burden of turning back the invader’s gaze at the moment of the face-off. […] The reciprocal gaze
refers first of all to the fiction by means of which Djebar can illustrate the way in which Algerian
women counter the Orientalist gaze » (Huughe 873). Et c’est cette idée du ‘regard réciproque’
qui répond à la critique de Gueydan-Turek qu’il ne faut pas reproduire les images orientalistes.
En fait, c’est en ayant le pouvoir de retourner le regard orientalisant que les femmes peuvent
résister.
Quand Sebbar et Djebar font référence aux images orientalistes, elles prennent la parole
et elles résistent à la domination patriarcale et orientaliste en prenant possession de ces images
d’elles-mêmes, car les images des odalisques essentialisent les identités de toutes les femmes
algériennes. C’est comme Huughe le dit : « the working of Djebar’s fiction enables her to bring
the feminine gaze into the space of representation and at the same time to establish a scopic
dialogue with the eyewitness accounts of the invaders. This imaginary representation also
enables the author to involve the female character in this historical event » (Huughe 873-874).
Ce n’est pas seulement que Djebar et Sebbar nous montrent la perspective de la femme
23
algérienne, mais elles nous montrent comment les femmes algériennes ont participé dans toute
l’histoire du pays. Ces voix et ces rôles de femmes ont été oubliés, et Sebbar et Djebar les
réinsèrent dans l’histoire.
Ainsi, ces deux auteures réécrivent l’histoire de l’Algérie dans un certain sens, et en
faisant cela, elles subvertissent l’image totalisante traditionnelle de la femme algérienne, pour
montrer la pluralité de l’existence féminine algérienne. L’expérience de ces femmes est unique
car elles sont, dans les mots de Rafika Merini, doublement opprimées. Merini explique que l’acte
d’écrire ou de parler au sujet de soi-même est interdit pour les femmes maghrébines selon la
tradition culturelle historique (Merini 98). Mais Djebar et Sebbar indiquent qu’il faut que les
femmes maghrébines parlent d’elles-mêmes, car elles sont opprimées doublement en étant des
femmes dans une société patriarcale et des ‘Autres’ dans une ancienne colonie du ‘tiers monde’
(99). Ce n’est qu’en réécrivant l’histoire et en les faisant parler d’elles-mêmes dans cette histoire
que les femmes algériennes peuvent regagner leurs propres places dans la société, et combattre la
domination qu’elles ont subie depuis si longtemps. Nagy-Zekmi décrit ce processus des auteures
comme Sebbar et Djebar ainsi : « Woman writers have been unlayering the palimpsest of the
patriarchal and the colonial narrative by engaging their ambiguities, filling their voids,
transgressing their taboos, interrogating their in-between(s). The female body as an object of
writing, is transformed into the female subject writing its own text(s), thus repositioning
women’s role as producers of history and of culture » (Nagy-Zekmi 178).
Un des plus grands défis pour ces écrivaines, c’est la représentation de l’identité plurielle
des femmes algériennes. Elles ne sont pas seulement opprimées doublement, mais elles ont une
pluralité d’identités culturelles. H.A. Murdoch fait référence à Françoise Lionnet, une spécialiste
de la littérature francophone antillaise, quand il écrit qu’une solution pour ce défi est de valoriser
24
la pluralité qui existe dans toute existence postcoloniale (Murdoch 87). Les Algériens, femmes et
hommes, ont une culture qui contient des éléments arabes, berbères, français, africains,
espagnols, etc. C’est une existence complexe, et les écrivains postcoloniaux comme Djebar et
Sebbar doivent reconnaître cette pluralité complexe dans leur écriture pour bien donner voix aux
opprimées du passé et du présent. Selon Murdoch, l’écriture d’Assia Djebar emploie une
structure identitaire et narrative postcoloniale « which adopts fragmentation and displacement as
its primary discursive strategy » (72). Et on peut dire la même chose pour Sebbar. Si on prend
Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts comme exemple, on voit que l’auteure nous
présente la perspective de plusieurs personnages dans des sections courtes qui pourraient presque
être des nouvelles individuelles. Ce concept de la ‘fragmentation’ de l’identité est assez commun
dans l’écriture postcoloniale maghrébine et antillaise, et c’est un concept clé pour la lecture de
Djebar et de Sebbar, parmi d’autres écrivains postcoloniaux.
En tenant compte de cette idée de la situation particulière des femmes algériennes, on
peut penser à une femme intellectuelle féministe française, mais d’origine juive algérienne. Elle
s’appelle Hélène Cixous, et en 1975 elle a écrit un essai célèbre, Le rire de la Méduse, au sujet
de la voix et de la ‘langue’ féminines. Elle explique que le temps est venu pour la femme d’écrire
sa propre histoire, et de contredire le récit masculin qui l’a définie jusqu’ici. Elle écrit,
Si la femme a toujours fonctionné « dans » le discours de l’homme, signifiant toujours renvoyé à
l’adverse signifiant qui en annihile l’énergie spécifique, en rabat ou étouffe les sons si différents, il
est temps qu’elle disloque ce « dans », qu’elle l’explose, le retourne et s’en saisisse, qu’elle le
fasse sien, le comprenant, le prenant dans sa bouche à elle, que de ses dents à elle elle lui morde la
langue, qu’elle s’invente une langue pour lui rentrer dedans (Cixous 49).
Alors, les femmes doivent reprendre l’histoire comme les hommes l’avaient définie, et se
l’approprier. Cixous nous montre ici la valeur de la réécriture féminine, des mains des femmes.
25
Les femmes vont changer l’histoire et la faire ‘exploser,’ pour qu’elle reflète la vérité de leurs
existences opprimées et plurielles, et leurs rôles importants dans le développement de leur pays.
On voit ainsi la motivation de Djebar et de Sebbar. Leurs écritures évoquent des modes
d’expression qui sont particuliers aux expériences des femmes algériennes. Cette expression ne
minimalise pas ces expériences en disant que chaque femme algérienne a la même identité ou la
même existence ; elle donne la parole à tous ces êtres qui ont été doublement opprimés tout au
long de l’histoire de leur pays. Cixous écrit, « Non s’emparer pour intérioriser, ou manipuler,
mais traverser d’un trait, et ‘voler’ » (49). Djebar et Sebbar s’approprient les images et les
créations orientalistes non pas pour les confirmer ou les justifier, mais pour changer leurs
significations. Elles ne peuvent pas faire disparaître cette histoire de domination, ou ces images
qui la représentent, alors elles forcent les gens à comprendre ces images différemment, pour
établir leur égalité comme femmes et comme Algériennes.
Ces deux auteures écrivent dans un mode postcolonial, postmoderne, et féministe qui
exprime l’ambigu et le pluriel, mais le pouvoir aussi, de l’existence algérienne féminine.
Murdoch écrit, « It is from its elaboration of elements of textual and cultural métissage as figures
for the ambiguities and disjunctures of postcolonial subjectivity that this exploration of the
implications of the colonial encounter ultimately derives signification » (Murdoch 92). Avant
d’étudier les textes de Djebar et de Sebbar en détail, il faut explorer leurs buts pour l’écriture.
Elles s’approprient plusieurs images et plusieurs idées occidentales et orientalistes dans leurs
romans, mais ce n’est pas pour valoriser ces créations impérialistes. Au contraire, c’est pour
montrer leur capacité de réinventer les significations de ces créations pour accomplir leurs
nouveaux buts. La nouvelle création et réécriture de Djebar et de Sebbar « réimpulse cette
dynamique du corps, de la voix, de la mobilité que le peintre avait ‘gelée’ la faisant pressentir.
26
La femme, éliminée, reprend sa marche » (Chaulet-Achour 56). Delacroix et les autres artistes
orientalistes avaient « gelé » la puissance des femmes, mais maintenant, Assia Djebar et Leïla
Sebbar redonnent cette puissance à elles-mêmes et à chaque Algérienne.
L’art orientaliste chez Djebar et Sebbar
Dans la tradition artistique européenne, il y a une longue histoire de représenter les
femmes nues dans les peintures, et la façon dont les artistes européens peignent les femmes
insiste sur l’apparence de leurs corps. Dans son livre Ways of Seeing, John Berger dit que dans
l’art européen, les femmes sont les objets du regard et les hommes sont les acteurs et les
présentateurs du corps de la femme, et tout cela est vrai pour la plupart des tableaux orientalistes
aussi (Berger 47). Il est évident que la philosophie européenne patriarcale informe la peinture
orientaliste, mais la culture maghrébine contenait déjà un élément de son propre patriarcat aussi.
Quand elles écrivent, Sebbar et Djebar doivent lutter contre l’impérialisme occidental et le
patriarcat double des deux cultures en même temps, ce qui fait appel à la double oppression des
femmes qu’on a déjà évoquée.
Cette tradition artistique européenne de représenter la femme nue comme objet continue
dans l’art orientaliste, surtout dans les tableaux des odalisques qui sont, comme on l’a dit,
doublement opprimées et ainsi perçues comme doublement ‘disponibles’ aux désirs de l’artiste.
Assia Djebar et Leïla Sebbar commencent à reprendre ces peintures des femmes algériennes, et
elles les utilisent pour donner des voix aux femmes dont les voix étaient étouffées. Dans
Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, un des romans de Sebbar, il y a une relation
intéressante entre une jeune femme d’origine algérienne mais qui habite à Paris, Shérazade, et un
homme français, Julien, qui étudie l’Afrique du Nord et la culture et la langue arabes. Julien était
un pied noir en Algérie et il y a grandi, donc il connaît le pays mieux que Shérazade, qui n’y a
27
habité que comme petit enfant. Il y a une sorte de relation orientalisée-orientaliste moderne entre
ces deux personnages, mais Shérazade est puissante et ne lui permet pas de la dominer. Ils
aiment regarder des peintures orientalistes ensemble, et ils visitent le Louvre à plusieurs reprises
dans le roman, pour admirer ces tableaux.
Au début du roman, Shérazade ne connaît pas le style orientaliste, et Julien lui explique
ce que c’est qu’une ‘odalisque.’ Elle demande si c’est toujours une femme nue, et il répond,
Elles sont plutôt dénudées ; à part celle d’Ingres qui porte juste le turban, celles que j’ai pu voir
sont souvent habillées d’une sorte de culotte bouffante […] et parfois d’une chemise transparente
qui laisse deviner les seins ou assez échancrée pour qu’ils apparaissent. Elles sont toujours
allongées, alanguies, le regard vague, presque endormies… Elles évoquent pour les peintres de
l’Occident la nonchalance, la lascivité, la séduction perverse des femmes orientales. On les a
appelées Odalisques dans l’art du siècle dernier en oubliant que l’odalisque, dans l’empire
Ottoman, l’empire turc, était simplement une servante, une esclave au service des femmes du
harem royal (Shérazade 190).
Ici, le but de Sebbar est de rendre conscient son lecteur – elle veut que le lecteur voie que les
odalisques sont une type de personnage dans la peinture orientaliste, et qu’elles sont construites
de la même manière dans chaque tableau. Cela nous fait comprendre que c’est une construction
de l’artiste, et ne représente pas du tout la vérité des identités des femmes représentées. À travers
ce roman, Sebbar emploie des techniques semblables pour rendre ses lecteurs conscients de
l’impérialisme et du patriarcat qui existent encore aujourd’hui dans la vie d’une femme comme
Shérazade.
Le but de Djebar de rendre consciente son audience et de démentir l’idéologie
impérialiste et patriarcale est semblable à celui de Sebbar, mais Djebar révèle l’image créée de
la femme algérienne en réécrivant une peinture spécifique, et en montrant qu’elle peut donner un
nouveau sens au tableau si elle change la philosophie et les croyances qui forment sa
28
signification. Huughe nous explique dans son article le processus de réécriture du tableau de
Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement, en disant,
The pictorial representation which privileged an order and a unity that was easily penetrated by the
gaze is replaced in Djebar’s creation by the informal, the dispersion of the fictional tableau, which
enables the author to fracture or deflect what she calls the “spying-eye.” In the same way, Djebar
opposes mobility in space and time to the atemporal fixity of Delacroix’s painting. She prefers the
detail to the totalizing view (Huughe 872).
Alors on voit ici que Djebar oppose la perception totalisante et orientaliste de Delacroix que ces
femmes étaient fixes dans l’espace et dans le temps, et n’avaient pas le pouvoir de bouger. Elle
redonne l’identité humaine à ces femmes dans sa nouvelle Femmes d’Alger dans leur
appartement, car elle imagine des identités riches et puissantes qui agissent et qui se défendent
quand c’est nécessaire.
Bien que Edward Said soit le fondateur primaire de la lutte contre le mode de penser
orientaliste, il n’a pas beaucoup traité le sujet de l’art visuel orientaliste. Par conséquent, dans
son recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement, Djebar prolonge le discours de
Said, mais au sujet des femmes et des peintures orientalistes. Comme le dit Mildred Mortimer,
Djebar supplies crucial information that places Delacroix’s celebrated Orientalist painting,
Femmes d’Alger dans leur appartement, within its colonial context, thereby situating it in real
space and time, not the imaginative. […] Djebar’s examination of the painting reveals that the two
women […] are whispering together. She accepts the challenge to reconstruct their conversation.
To restore speech to Algerian women, the writer must lend her ear to the whispers in the harem
(Mortimer 58-59).
Djebar et Sebbar s’engagent avec les tableaux orientalistes européens car ils ont été des éléments
fondamentaux de la façon de penser orientaliste qui a informé la perception occidentale de cette
région du monde, et des femmes qui y habitaient. Les deux auteures n’auraient pas pu écrire au
nom des femmes algériennes, avec une approche postcoloniale et féministe, sans s’engager avec
les tableaux orientalistes du XIXe siècle.
29
Le tableau de Delacroix Femmes d’Alger dans leur appartement est le tableau le plus cité
chez Djebar et Sebbar, probablement parce qu’il a été peint en Algérie spécifiquement, et c’est
un des tableaux orientalistes les plus célèbres. Nous avons vu que Djebar a écrit toute une
nouvelle avec ce tableau comme base et du même nom, et dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée
les yeux verts, Sebbar mentionne non seulement le tableau, mais aussi le recueil de nouvelles de
Djebar, car un des livres que Shérazade choisit d’emporter en Algérie avec elle, c’est Femmes
d’Alger dans leur appartement (Shérazade 234). En plus, pendant leurs visites à l’exposition des
tableaux orientalistes au Louvre, le tableau que préfère Julien, c’est les Femmes d’Alger (12).
Au début, Shérazade ne se rend pas compte que pour Julien, il y a un lien entre elle et ces
femmes d’Alger dans le tableau. Mais ensuite, « Lorsqu’elle alla au Louvre avec lui pour les
Femmes d’Alger, elle remarqua que la femme de gauche appuyée sur un coude, les jambes
repliées sur la fouta rouge et dorée, avait des yeux verts. – Mais c’est vrai. C’est incroyable !
Mais oui. Tu as raison. Elle a les yeux verts. Il avait regardé fixement Shérazade, la prenant aux
épaules : —Comme toi » (13). Il est évident que Sebbar veut évoquer la relation entre un artiste
orientaliste et une odalisque dans la relation entre Julien et Shérazade, mais on voit aussi que
Julien est conscient de ce danger, et ne veut ‘orientaliser’ ni Shérazade ni les odalisques qu’il
voit dans les peintures. Il y a un passage du roman où Sebbar écrit,
Il [Julien] se dit qu’il fallait en finir avec ce trouble étrange qui lui faisait battre le cœur, chaque
fois qu’il voyait dans un tableau orientaliste ces deux figures, si présentes dans la peinture
occidentale du XIXe siècle, la Noire et la Blanche. Il oublia tout à fait cet exotisme d’artifice
lorsqu’il aperçut à sa place, Shérazade. Comment avait-il pu tomber amoureux d’une fille qu’il ne
connaissait pas, lui qui soutenait qu’il n’avait jamais été amoureux ? […] Il ne savait rien du coup
de foudre, jusqu’à ce jour (75).
30
On voit ici que Julien s’évertue sur ses tendances orientalisantes. Il est un orientaliste dans un
sens, mais il en est conscient et ne veut pas maltraiter Shérazade. En plus, il nous semble que sa
relation avec Shérazade est peut-être plus qu’une relation orientaliste, car il l’aime vraiment.
La relation entre ces deux personnages est très complexe, et il y a des moments
orientalisants. Par exemple, Julien aime prendre des photos de Shérazade, et il met les photos
partout dans son appartement. Mais quand Julien commence à orientaliser Shérazade, elle s’en
rend compte, et elle y résiste. Par exemple, un jour en réponse aux photos d’elle qui sont partout,
elle lui dit, « J’en ai marre de voir ma gueule partout, tu comprends… tu as pas besoin de moi
vivante, finalement… » et elle déchire toutes les photos (158). Julien ne résiste pas, même s’il est
triste et ne veut pas perdre toutes les photos : « Il l’avait donc regardée et à la fin, aux derniers
morceaux de photos dans la corbeille, il sentit que Shérazade avait raison » (159). On suppose
que Julien décide qu’elle a raison car ses photos étaient trop semblables aux œuvres orientalistes
des peintres français.
Plus tard, quand Shérazade quitte Julien pour aller en Algérie toute seule, elle lui écrit,
« Je ne suis pas une odalisque » (206). Nous pouvons voir que Shérazade et Julien sont tous les
deux conscients du potentiel orientaliste de leur relation, et qu’ils y résistent autant que possible.
Shérazade se sent orientalisée par Julien de temps en temps, et c’est en partie pour cela qu’elle le
quitte à la fin du roman. Sebbar réussit à nous démontrer comment une relation orientaliste
moderne pourrait se former, et en observant la relation entre Shérazade et Julien, le lecteur peut
mieux comprendre comment cet impérialisme et ce patriarcat sont toujours des problèmes
aujourd’hui.
Tandis que Femmes d’Alger de Delacroix est le tableau orientaliste avec lequel Djebar et
Sebbar s’engagent le plus, les auteures s’intéressent à beaucoup d’autres artistes orientalistes
31
aussi. Par exemple, Eugène Fromentin est un autre artiste orientaliste qui a beaucoup peint
l’Algérie, et auquel Djebar et Sebbar font référence assez souvent. Dans un des romans les plus
célèbres de Djebar, L’amour, la fantasia, elle discute Fromentin plus que Delacroix ou aucun
autre artiste. Ce roman alterne entre une réécriture des événements historiques autour de la prise
de la ville d’Alger, et des récits personnels des mémoires d’enfance de Djebar, et des mémoires
d’autres femmes algériennes au sujet de la guerre d’indépendance.
Dans une des sections des mémoires, Djebar raconte l’histoire triste d’un meurtre de
quelques danseuses algériennes par des soldats français. Fromentin a documenté cet événement,
et Djebar écrit une analyse presque psychologique des pensées et des motivations de Fromentin
pour écrire une histoire du meurtre des danseuses algériennes, au lieu de la peindre. Elle écrit,
« Fromentin ne dessinera jamais le tableau de cette mort des danseuses. Est-ce cet objet palpé [le
bouton d’une des danseuses] qui transforme le peintre des chasses algériennes en écrivain du
deuil ?... Comme si la main de Fromentin avait précédé le pinceau, comme si la transmission
s’était coagulée dans les seuls vocables… » (L’amour 237). Le fait que Fromentin privilégie
l’écriture deviendra très pertinent dans notre discussion de la signification des arts dans l’écriture
de Djebar et Sebbar. Fromentin est un artiste intéressant car il était peintre et écrivain, et dans
cette citation on a une première indication que Djebar privilégie l’expression écrite au lieu de
l’art visuel, car elle décrit un peintre qui finit par choisir l’écriture au lieu de la peinture. L’art
visuel se compose de tout un catalogue d’images orientalisantes des femmes maghrébines
‘exotiques.’ Alors pour Sebbar et Djebar, les autres arts deviennent plus importants pour
exprimer les identités entières de ces femmes.
32
Le voyeurisme et le regard masculin
Un autre aspect de l’art visuel orientaliste que Sebbar et Djebar veulent combattre dans
leur écriture, c’est le voyeurisme et le regard masculin. Dans ses romans et ses nouvelles, Leïla
Sebbar examine la relation entre le voyeur artiste et la femme vue et représentée en plus
d’explorer la relation entre l’orientaliste et l’orientalisée. La relation entre le voyeur et la
personne vue ressemble à la relation orientaliste, mais c’est spécifique à l’artiste et au modèle
qu’il peint.
Dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, Shérazade et ses deux amies font du
mannequinat pour un photographe qui les voit comme des odalisques, ce qui est évident car il
leur demande de s’allonger comme les odalisques dans les peintures. Il leur dit, « vous êtes
allongées couchées l’une sur l’autre […] Mais dégagez-vous bien qu’on voit les seins, les fesses,
il faut pas être pudibondes. Si vous étiez dans un sauna ou un hammam puisque c’est la mode,
vous seriez toutes nues ça ne vous gênerait pas, eh bien là, c’est pareil » (Shérazade 154-155). La
parole du photographe indique son orientalisme, car il les associe avec des maghrébines qui vont
au hammam, le seul espace féminin privé de tout homme, même les maris. Ces filles ne sont
jamais allées au hammam, car elles sont parisiennes, mais Sebbar nous montre que ce
photographe les orientalise quand même. Cependant, les filles ont apporté des pistolets, et elles
les sortent pour échapper ; elles savent se défendre. Comme Shérazade a déchiré les photos de
Julien quand il l’orientalisait, elle a dit à ses amies qu’il fallait apporter les pistolets. Tout au
long du roman, on voit que Shérazade n’est pas du tout impuissante, même si les hommes artistes
veulent la dominer. Elle devient consciente du fait qu’ils l’orientalisent, et elle a l’intelligence et
la puissance d’éviter cet orientalisme.
33
Dans la nouvelle de Sebbar qui s’appelle Le peintre et son modèle, on trouve une histoire
qui tourne autour de la relation entre un artiste et les femmes qu’il peint. Le peintre achète « 5
négresses, très jeunes et très belles, des esclaves peut-être […] ces femmes il ne les touche pas. Il
veut les contempler nues, dans son jardin, les hauts murs les protègent, lui et ses modèles. Il
réserve chacune d’elles, esclave, a précisé la marchande, servante sûrement, à une image » (Le
peintre 8). Le regard masculin est très présent ici, car les femmes nues deviennent des objets
qu’il peut « contempler » et représenter comme il veut. Ils sont dans un lieu clos, comme les
harems et les hammams qui sont évoqués si souvent, alors les femmes modèles ne peuvent pas
s’échapper.
Sebbar nous révèle la nature inventée de ‘l’Orient’ des tableaux orientalistes dans cette
nouvelle aussi, car l’artiste aime peindre des scènes orientales avec des odalisques, mais il n’a
pas de femme maghrébine, alors il peint une femme circassienne qu’il a rencontrée dans un
bordel, et qu’il peint « en odalisque couchée naturellement » (9). De plus, la scène de ‘l’Orient’
est complètement fausse, car « du coffre clouté, il sort l’Orient » quand il veut le peindre (10).
Toute la scène qu’il crée pour sa peinture est construite, et cela devient même plus évident quand
le peintre continue à peindre même quand il fait noir. C’est sûr qu’il ne voit pas le modèle
puisqu’il fait noir, mais le peintre n’a pas besoin de voir le modèle, car c’est une image fausse,
une image imaginée. Ainsi, Sebbar montre au lecteur son interprétation de la relation entre
l’artiste, le voyeur orientaliste, et le modèle, la femme vue. Ce n’est pas une relation authentique,
mais en revanche, c’est une relation fondée sur l’imaginaire de l’homme artiste. Il dit, « Je suis
dans le noir et je vois une odalisque. Je ne me trompe pas. J’ai peint une odalisque…sans
négresse. Je ne vois pas de négresse près de l’odalisque blanche… vous la voyez vous ? » (12).
34
Dans un autre roman, Les femmes au bain, Sebbar évoque les femmes au hammam, le
seul lieu clos dans la culture traditionnelle au Maghreb où aucun homme n’est permis. C’est un
endroit de rite religieux dans la tradition musulmane, mais le hammam est devenu un endroit
socioculturel intégrant dans la région aussi. Dans les représentations orientalistes, les femmes au
hammam sont souvent décrites comme des odalisques allongées, et la narratrice du roman de
Sebbar décrit le processus des artistes orientalistes européens en disant, « Ces femmes du Nord
occidental sont venues souvent, elles ont raconté la volupté de ces jours au bain avec les femmes.
Les artistes qui ont aimé l’Orient et ses femmes les ont dessinées pour ceux qui ne les verraient
jamais. Seulement l’image, les corps alanguis, les couleurs et le chatoiement tels qu’ils
l’imaginaient pour leur jouissance » (Les femmes au bain 36-37). Les femmes de ‘l’Orient’
n’offraient qu’une image pour ces artistes. Mais dans cette citation il est clair que pour Sebbar,
ce n’est pas seulement un processus patriarcal, mais impérialiste aussi, car c’était à l’origine les
femmes occidentales qui ont rapporté ces images des femmes orientales du hammam aux
hommes artistes, car les hommes ne pouvaient pas y entrer.
Plus tard dans le roman, il y a un moment où plusieurs femmes discutent une peinture
orientaliste d’une odalisque et elles disent,
« Je pensais à une femme que vous n’avez pas vue, ou plutôt à un fragment de femme. […] celle-là ne
quitte pas le mur où on l’a exposée. » « Quelle femme ? Dis. » « Une inconnue sans nom ni visage. Elle est
allongée, sa chemise ne couvre pas le bas de son ventre blanc. Elle a ouvert ses cuisses et on voit ce qui se
cache… » « Pourquoi tu nous parles de cette chose-là, impudique ? » « Je trouve belle « cette chose-là »
comme tu dis, et pas impudique. » « Bon. Et alors ? » « Je souriais à cause de l’histoire de ce tableau » […]
Les femmes au bain disent qu’elles voudraient bien voir… La vieille dit que la femme sans nom, la femme
sans visage, cette femme-là est loin de l’autre côté de la mer (69).
Cette citation montre ce que Sebbar caractérise comme les caractéristiques typiques des
odalisques dans la peinture : elles sont sans visage et sans nom, ce qui veut dire qu’elles sont
représentées sans identité, et leurs corps sont le centre du tableau. Ces femmes au bain diffèrent
35
dans leur opinion de cette femme dans la peinture, mais ‘la vieille’ dit que cette femme est loin
d’elles, ce qui veut dire qu’elle ne représente pas ces femmes algériennes au hammam, comme
les artistes le diraient. Selon la vieille femme, l’odalisque anonyme représentée dans le tableau
est séparée ou ‘loin’ des Algériennes car c’est une représentation fausse. Dans cette citation,
Sebbar continue à déconstruire l’image traditionnelle de la femme algérienne odalisque, pour
qu’elle puisse finir par donner voix à cette odalisque censée représenter toutes les Algériennes.
Toutes ces œuvres de Leïla Sebbar explorent le rôle du regard masculin dans l’art
orientaliste, et les réponses des femmes algériennes à ce regard. En écrivant pour libérer les voix
des femmes algériennes postcoloniales, Sebbar et Djebar doivent s’engager aussi avec l’histoire
orientaliste et le mode d’expression qui a représenté ces femmes pendant si longtemps. Cet
engagement avec le regard masculin orientalisant fait partie de leur réécriture de l’histoire
algérienne et de l’expression libre des identités des femmes algériennes. Tandis que Djebar ne
s’adresse pas directement à la question de la relation entre l’artiste et le modèle aussi souvent que
Sebbar le fait, dans ses œuvres comme Femmes d’Alger dans leur appartement, elle s’y adresse
elle-même comme écrivain, car elle explore et refaçonne le sens du tableau de Delacroix, et ses
personnages femmes s’expriment et deviennent les observatrices au lieu d’être les observées.
Dans sa première création cinématique, un film intitulé La nouba des femmes du Mont
Chenoua, Djebar continue cette exploration du renversement des rôles quand les femmes
deviennent les sujets actifs de l’histoire. Elle l’a réalisé en 1977, et il est dans un style
documentaire. Le protagoniste, une femme qui s’appelle Lila, rentre en Algérie pour parler avec
des femmes algériennes au sujet de la guerre d’indépendance. Le mari de Lila est muet et
paralysé à cause d’un accident de cheval, et c’est dans cette relation qu’on voit un renversement
intéressant des rôles entre la femme et l’homme. Comme le dit Huughe dans son article au sujet
36
du film de Djebar, « The seer and the seen thus reverse roles: the man is condemned to seeing
reality from interior space, while the woman’s gaze gradually repossesses external space »
(Huughe 870). Il y a plusieurs scènes dans le film où l’homme doit regarder par la fenêtre, séparé
du monde réel et actif, tandis que sa femme est dehors et voyage à travers le pays pour rencontrer
d’autres femmes et pour observer le monde. Les femmes ne sont pas vues silencieusement dans
ce film comme dans les tableaux orientalistes - en fait, elles parlent à haute voix, et les hommes
sont muets. Il y a même une autre scène dans le film où on voit un groupe d’hommes, mais le son
du film est complètement coupé.
Le fait que Djebar ait fait un film est important parce que c’est une nouvelle technique
artistique qui lui permet d’expérimenter avec le son, le visuel et les mots en même temps. C’est
une technique qui synthétise plusieurs formes d’expression à la fois, et qui donne plus de
flexibilité à Djebar dans ses représentations des femmes algériennes. Quand elle écrit, elle
représente les femmes, comme les artistes les représentaient. Mais dans un film, toutes les
femmes différentes peuvent parler elles-mêmes, à haute voix. Cette idée d’une technique qui
inclut plusieurs modes d’expression simultanément deviendra importante plus loin dans cet essai.
On a vu maintenant que l’art fait partie de l’histoire de l’Algérie, et surtout de l’histoire
des femmes algériennes, car les artistes orientalistes ont joué un grand rôle dans la culture et
dans l’identité du pays pendant la période coloniale. Et même aujourd’hui, ces peintures
orientalistes sont vues comme un mouvement important dans le monde artistique. Il y a déjà un
lien très fort entre l’art et le sujet d’écriture d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar, et elles ne peuvent
pas, et n’essaient pas, d’éviter cet aspect important de l’identité féminine algérienne. En
revanche, elles s’engagent directement avec l’art orientaliste, et elles dépassent l’art orientaliste
car elles commencent à explorer d’autres styles artistiques et d’autres modes d’expression,
37
comme la musique et le son, la danse, etc. On verra tout au long de cette thèse que les beaux arts
sont indispensables dans l’écriture de Djebar et de Sebbar, et on comprend maintenant que c’est
en partie parce que l’art est important dans l’héritage culturel des Algériennes. Mais les deux
écrivaines vont aussi s’engager avec des arts qui ne sont pas d’origine européenne et
impérialiste, et ce sont ces arts-là qui vont devenir les moyens le plus efficaces d’exprimer les
identités multiples et complexes des femmes algériennes, et qui vont devenir leur source de
pouvoir de résistance et d’expression.
38
Chapitre 2 La sonorité, la musique, et la nouvelle expression de la voix
Le son au lieu de l’art visuel
Nous avons commencé cette thèse en discutant comment Assia Djebar et Leïla Sebbar
privilégient les arts qui ne sont pas visuels comme techniques pour exprimer leurs propres
réalités et celles de leurs personnages féminins algériens. L’art visuel, et surtout la peinture,
contribue à l’histoire colonialiste de l’Algérie, et je dirais que ce fait influence le choix des
auteures de nous montrer les fautes et les artifices de la représentation visuelle, et de nous
proposer de nouveaux modes d’expression pour remplacer cette histoire colonialiste et
impérialiste. Comme le dit Claudia Gronemann dans son article « A Hybrid Gaze from Delacroix
to Djebar, » « Visual media play a central role in the formation of cultural patterns of perception
and interpenetration, as well as serving a key function in the act of colonization […] The colonial
powers were well aware of this visual power and influence, and they put the production of
images and the realm of the visible under its control from the start » (Gronemann 147). Alors
l’art visuel représente une sorte de pouvoir impérialiste que les colons ont utilisé pour manipuler
les Algériens et pour dominer le pays, son peuple, et sa culture. Si on comprend la signification
historique de l’art visuel en Algérie ainsi, il est assez facile de comprendre les raisons pour
lesquelles Djebar et Sebbar soulignent l’importance des autres arts plutôt qu’elles permettent la
continuation de la tradition de la représentation visuelle.
Lorsque les colons français ont formé une image des colonisées au moyen de l’art visuel,
ils ont construit aussi une image de ‘l’Autre,’ comme Trinh Minh-ha l’explique. Elle écrit,
The West carries the burden of the Other. Naming is part of the human rituals of incorporation,
and the unnamed remains less human than the inhuman or sub-human. The threatening Otherness
must, therefore, be transformed into figures that belong to a definite image-repertoire. […] The
39
perception of the outsider as the one who needs help has taken on the successive forms of the
barbarian, the pagan, the infidel, the wild man, the “native,” and the underdeveloped (Minh-ha
54).
En peignant et en représentant les Algériens comme des ‘Autres’ qui peuvent être représentés
facilement par les peintres européens, les colons rendaient leurs identités compréhensibles et
moins effrayantes, ce qui leur permettait de les dominer et de les contrôler. Gronemann
l’explique ainsi : « So the visual construction of the ‘other’ is a fundamental part of the colonial
strategy, no less important than the military conquest because laying siege to a foreign territory
presupposes some sort of legitimation […]. The threat thought to emanate from the sinister
‘other’ and jeopardize the self […] is to be warded off through the power of visual
appropriation » (Gronemann 148). Mais quand Djebar et Sebbar écrivent, non seulement elles
s’approprient les images visuelles pour empêcher les forces impérialistes de continuer à dominer,
mais elles rendent réalistes ces représentations qui étaient superficielles, en leur donnant des voix
par d’autres moyens que le visuel.
La voix féminine devient centrale dans les œuvres de Djebar et de Sebbar, car le but des
deux auteures est de permettre aux voix féminines algériennes de s’exprimer comme elles ne le
pouvaient pas dans le passé. Dans Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar nous
indique l’importance des voix féminines quand son personnage Sarah dit,
Je ne vois pour les femmes arabes qu’un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d’hier et
d’aujourd’hui, parler entre nous, dans tous les gynécées, les traditionnels et ceux des H.L.M. Parler entre
nous et regarder. Regarder dehors, regarder hors des murs et des prisons !... La femme-regard et la femme-
voix, ajouta-t-elle assez obscurément, puis elle ricana : -Pas les voix des cantatrices qu’ils emprisonnent
dans leurs mélodies sucrées ! ... La voix qu’ils n’ont jamais entendue, parce qu’il se passera bien des choses
inconnues et nouvelles avant qu’elle puisse chanter : la voix des soupirs, des rancunes, des douleurs de
toutes celles qu’ils ont emmurées… La voix qui cherche dans les tombeaux ouverts ! (Femmes d’Alger
127-128).
Sarah parle ici d’une nouvelle voix – une voix « qu’ils n’ont jamais entendue, » et je propose que
cette nouvelle voix soit la voix qu’expriment Djebar et Sebbar dans leurs œuvres quand elles
40
s’approprient les images européennes et font parler les femmes algériennes elles-mêmes, à
travers plusieurs formes d’expression. Ces femmes se libèrent en parlant, et en exprimant le
passé qu’elles ont vécu, et leur présent aussi. Minh-ha reprend cette idée de l’importance de
l’expression féminine quand elle parle du « bond between woman and word. Among women
themselves. To produce their full effect, words must, indeed, be chanted rhythmically, in
cadences, off cadences » (Minh-ha 122). On voit dans ces deux citations, celle de Djebar et celle
de Minh-ha, que ce n’est pas seulement la voix parlée de la femme qui est importante, mais le
chant et la musique aussi. Nous explorerons ce lien entre la voix des femmes et la musique à la
fin du chapitre.
La voix et l’expression orale féminine
L’idée de la polyphonie et de l’hétérogénéité des populations ‘postcoloniales’ comme
celles de l’Afrique du Nord et des Antilles est très présente dans beaucoup de littérature
francophone et de théorie contemporaine postcoloniale et anticoloniale. Après le mouvement de
la négritude d’Edouard Glissant, en 1989 Patrick Chamoiseau, Jean Bernabé et Raphaël Confiant
ont développé le concept de la créolité dans leur essai L’éloge de la créolité pour décrire
l’existence antillaise polyphonique en particulier. La créolité est un mouvement littéraire
spécifique aux Antilles, mais son idéologie peut s’appliquer à la littérature postcoloniale plus
généralement. Aujourd’hui, on voit que ce concept de la pluralité des identités est très présent
dans la plupart de l’écriture postmoderne et postcoloniale aux Antilles, au Maghreb, et dans
d’autres régions du monde postcolonial.
La ‘fragmentation’ est un autre mot qui s’emploie assez souvent pour décrire l’existence
postcoloniale. Mais cette fragmentation n’est pas conçue comme une faiblesse pour le
personnage postcolonial ; au contraire, c’est une source de pouvoir. Nous savons que les identités
41
des femmes algériennes ont été simplifiées dans les peintures orientalistes, et qu’un but d’Assia
Djebar et de Leïla Sebbar est de leur redonner leurs identités complètes et complexes. Christiane
Chaulet-Achour parle du tableau de Delacroix et de la réponse de Djebar dans Femmes d’Alger
quand elle écrit, « Si le tableau ordonne et fixe la scène, l’écriture multiplie les points de vue et
les points de sens. Elle [Djebar] cherche à rétablir la communication entre la conteuse et les
autres femmes non pour parler à leur place et imposer une univocité de parole et de discours
mais pour se retrouver et aider à la sortie d’elle-même et de toutes » (Chaulet-Achour 57).
L’univocité n’est pas du tout l’objectif de cette écriture, et ce n’est pas que Djebar (ou Sebbar)
remplace les voix des autres femmes, mais qu’elle dégage de la place pour toutes les voix des
femmes algériennes. Djebar et Sebbar acceptent l’aspect fragmenté des identités plurielles des
femmes algériennes, mais en même temps elles résistent à la tentation de dominer et
d’impérialiser les personnages féminins qu’elles représentent. Quand une voix est unitaire, elle
devient impérialisante car ce n’est qu’une voix qui représente tout. Mais la voix, ou plutôt les
voix, dans ces romans et ces nouvelles sont des voix collectives, plurielles, et fragmentées, qui
permettent à plusieurs de s’exprimer et ne réduisent aucune identité à une essentialisation.
Pour Murdoch, ce phénomène s’explique ainsi :
The ultimate goal of elaborating a female postcolonial subject eventuated in discourse will take the
very concepts of ambiguity and duality as paradigmatic […]. So it is that the narrative voice itself
becomes plural, fragmented, as the narrator proceeds to write, to speak, in the names of all those
women subjected to oppression, and exiled from their heritage; writing and identity become
practically interchangeable as past and present meet across the abyss of absence (Murdoch 84).
Cette fragmentation qui est si importante se manifeste dans la structure des récits eux-mêmes, ce
qui renforce le rôle considérable de cette idée. Huughe explique que Djebar
Rejects transparent writing in favor of a narrative that is purposefully elliptical and polyphonic.
The juxtaposition of different types of narrative—dialogue, conversation, description of reverie,
anecdote, allusion, detail, a grandmother’s memories, a diwan, or a flashback—makes it possible
42
to piece together, like a puzzle, an authentic image of the life of Algerian women of the past and
the present (Huughe 872).
Et cela est vrai pour les œuvres de Sebbar aussi. Par exemple, dans Shérazade 17 ans et Les
femmes au bain, il y a plusieurs sections dont les narrateurs et les narratrices sont différents, donc
le récit est de caractère fondamentalement polyphonique. Ces choix narratifs et structurels
commencent à nous montrer dans quelle mesure Sebbar et Djebar trouvent importante
l’expression personnelle des femmes algériennes, et le son devient un thème récurrent dans
toutes leurs œuvres pour cette raison. Ces voix étaient coupées depuis longtemps, et les auteures
nous montrent qu’elles se font entendre maintenant.
La juxtaposition du silence et du cri
En poursuivant ce thème du son dans l’écriture de Sebbar et de Djebar, on découvre une
insistance indéniable sur le contraste entre le silence et le cri. Par exemple, dans L’amour, la
fantasia Djebar écrit,
Elle a entonné un long premier cri, la fillette. Son corps se relève, tache plus claire dans la clarté aveugle ;
la voix jaillit, hésitante aux premières notes […] Puis le vol démarre précautionneusement, la voix prend du
corps dans l’espace, quelle voix ? Celle de la mère que les soldats ont torturée sans qu’elle gémisse, des
sœurs trop jeunes, parquées mais porteuses de l’angoisse aux yeux fous, la voix des vieilles du douar qui,
bouches béantes, mains décharnées, paumes en avant, font face à l’horreur du glas qui approche ? (L’amour
177).
Dans cet extrait Djebar décrit une voix qui émerge du silence, et puis devient un cri qui exprime
les expériences des mères, des sœurs, des vieilles, et cætera qui ont subi des douleurs infinies.
L’observation de John Erickson dans son article au sujet d’un roman antillais par Daniel
Maximin s’applique bien à notre étude de la littérature maghrébine. Il écrit, « The refrain of
silenced cries reverberates throughout postcolonial literature – in the motives of muteness, of
aphasia, of the unarticulated words of the Other’s history/story that, ‘hidden in the depths of
silence’ (Maximin 9), under the words of the oppressor’s history/story, seek to enunciate
43
themselves » (Erickson 121). La juxtaposition du cri et du silence représente le fait que les voix
ont été opprimées par les colonisateurs, et que maintenant elles s’expriment en cris pour résister
à cette oppression.
Assia Djebar et Leïla Sebbar servent de libératrices pour les cris qui étaient muets depuis
longtemps. Ce silence est à cause de la domination impérialiste et patriarcale, mais le silence fait
aussi partie de l’identité culturelle des Algériennes. Comme Djebar l’explique dans Regard
interdit, son coupé, sa postface aux Femmes d’Alger dans leur appartement, en Algérie « Dès
l’enfance, on apprend à la fillette ‘le culte du silence qui est une des plus grandes puissances de
la société arabe’ » (Regard interdit 254). Ce sont les femmes algériennes elles-mêmes qui
possèdent le pouvoir de s’exprimer maintenant. Djebar et Sebbar facilitent cette expression à
travers leur écriture, mais leurs personnages femmes s’expriment elles-mêmes dans leurs
chansons, leurs cris, leurs danses, et leur écriture qui se trouvent dans les ouvrages des deux
auteures.
Assia Djebar aborde sa relation comme narratrice avec les voix de toutes les femmes dans
L’amour, la fantasia en écrivant, « Soudain ces feuilles se mettent à exhaler un pouvoir étrange.
Une intercession s’opère : je me dis que cette touffe de râles suspendus s’adresse, pourquoi pas, à
toutes les autres femmes que nulle parole n’a atteintes. Celles qui, des générations avant moi,
m’ont légué les lieux de leur réclusion […]. Elles ne se libéraient que par la psalmodie de leur
chant obsidional » (L’amour 88). Djebar est l’interprète des voix et des chants des femmes du
passé, qu’on n’écoutait pas à l’époque de la colonisation et de la guerre d’indépendance. Elle ne
s’exprime pas à la place de ces femmes, mais elle leur permet de s’exprimer encore une fois, et
d’être entendues cette fois-ci, à travers son écriture.
44
Djebar se sert de la juxtaposition du silence et du cri pour souligner le fait que les
femmes dont les voix étaient coupées dans le passé peuvent se faire entendre maintenant. C’est
un thème répété dans son écriture quand les femmes se souviennent des moments où elles
essayaient de crier, mais elles étaient muettes. Dans L’amour, la fantasia la narratrice décrit un
rêve récurrent dans lequel elle court et elle crie, mais le cri est silencieux. Le cri est dans son
corps, et quand elle essaie de le laisser échapper, il n’y a pas de son (271). Et dans Femmes
d’Alger dans leur appartement, Sarah raconte un moment semblable en disant, « Je hurlais
silencieusement… Les autres ne percevaient que mon silence. Leïla l’a redit encore hier : j’étais
une prisonnière muette. Un peu comme certaines femmes d’Alger aujourd’hui, que tu vois
circuler dehors sans le voile ancestral » (Femmes d’Alger 123-124). Il faut noter ici que Djebar
n’insinue pas que les femmes algériennes d’aujourd’hui soient toujours entendues, tandis que
celles du passé étaient muettes. En fait, elle nous montre que les femmes d’aujourd’hui sont
toujours en partie des « prisonnières muettes, » et c’est pour cela qu’elle écrit de tels romans
pour leur permettre de se faire entendre à travers leurs expressions orales et artistiques.
Au lieu de parler spécifiquement du thème du silence et du cri, regardons maintenant
comment Sebbar et Djebar soulignent le son plus généralement tout au long de leurs œuvres
fictives. Dans Shérazade 17 ans, brune, frisée les yeux verts de Sebbar, la mère et la sœur de
Shérazade sont ravies de recevoir une cassette d’elle, car elle avait fui la maison et maintenant
elles peuvent entendre sa voix et ainsi savoir qu’elle est vivante. « Shérazade ne disait pas où elle
était, ni ce qu’elle faisait. Elle parlait comme on écrit une lettre. Le temps ni l’espace ne
comptaient. Elle avait pu parler la veille, ou trois mois auparavant on ne pouvait savoir. La voix
de Shérazade était calme, presque tendre » (Shérazade 205). Sebbar nous montre ici qu’en fait,
cette cassette ne leur dit rien au sujet du bien-être de Shérazade, car elle aurait pu être enregistrée
45
bien avant que la mère et la sœur l’aient reçue. Cela souligne l’importance du son – la voix de
Shérazade – lui-même, car la cassette ne garantit aucun fait établi, mais sa voix est quand même
rassurante.
Nous avons un autre exemple de la portée du son dans Ombre Sultane, un roman d’Assia
Djebar dans lequel il s’agit d’une femme, Isma, qui choisit une deuxième femme beaucoup plus
jeune, Hajila, pour son mari. Isma veut trouver une deuxième femme pour qu’elle puisse avoir
plus de liberté, mais Hajila n’apprend qu’à la fin du roman qu’elle est en fait la deuxième
femme. Hajila n’est pas du tout heureuse dans sa vie conjugale et se sent piégée dans la maison
de son mari. Par conséquent, elle commence à sortir en secret. Quand elle sort, le son du dehors
représente la liberté pour Hajila, mais il l’effraye aussi car elle sait qu’il lui est interdit d’être
dehors. Isma narre le roman et s’adresse à Hajila à la seconde personne. Elle écrit, « Dehors, les
sons en particulier commencent à t’atteindre : cris éparpillés ou tressés en gerbes, murmures
soudain effilochés dans un arrêt de la rumeur, stries d’un silence qui tangue lorsque tu remontes
une avenue et que tu t’inquiètes exagérément de l’heure tardive » (Ombre 61). À chaque fois que
Hajila sort de la maison dans le roman, les descriptions des sons sont plus vives que celles des
images. Avec ces exemples de l’accent sur les sons dans l’écriture de Djebar et de Sebbar, on a
même plus d’évidence que les deux auteures veulent non seulement donner une voix aux femmes
algériennes, mais qu’elles privilégient l’expression des voix de ces identités à travers des modes
d’expression autres qu’en images.
La résistance
Chez Djebar et Sebbar, le thème le plus important n’est pas que les femmes algériennes
étaient opprimées et sont toujours opprimées. Ce qui importe, c’est qu’elles résistent à cette
oppression, et qu’enfin Djebar et Sebbar peuvent révéler cette résistance. Evidemment l’écriture
46
des deux auteures qui représente les femmes algériennes est complètement différente de la
représentation artistique des peintres orientalistes, car Sebbar et Djebar démontrent la résistance
des Algériennes à travers leurs propres expressions personnelles, tandis que les artistes
orientalistes les représentaient comme soumises et impuissantes, sans identités personnelles.
Un des modes de résistance les plus importants pour les femmes algériennes chez ces
deux auteures, c’est le fait de raconter leurs histoires. Djebar et Sebbar représentent leurs
personnages féminins comme conteuses et gardiennes de l’histoire. Cela fait partie d’une
tradition profonde d’oralité dans certaines cultures, typiquement en dehors de ‘l’occident’ et
souvent des cultures opprimées ou colonisées, dans lesquelles le fait de raconter son histoire et
des contes en général est un acte culturel très significatif. Comme le dit Minh-ha dans Woman
Native Other,
Storytelling, the oldest form of building historical consciousness in community, constitutes a rich
oral legacy, whose values have regained all color. She who works at un-learning the dominant
language of “civilized” missionaries also has to learn how to un-write and write anew. And she
often does so by re-establishing the contact with her foremothers, so that living tradition can never
congeal into fixed forms, so that life keeps on nurturing life, so that what is understood as the Past
continues to provide the link for the Present and the Future (Minh-ha 149).
Minh-ha explique qu’après l’époque de la colonisation, pendant laquelle l’histoire du pays a été
détruite et effacée pour le projet colonial, il a fallu qu’on dépasse l’histoire coloniale et qu’on
réécrive l’histoire pour faire connaître la vérité. Les femmes se sont tournées vers leurs ancêtres
féminines pour réécrire cette histoire, et à travers cette relation proche avec leurs sœurs du passé,
elles sont devenues les conteuses et les gardiennes de l’histoire algérienne.
À travers les romans de Djebar et de Sebbar, on trouve ce concept de la femme
raconteuse qui résiste à l’histoire coloniale et patriarcale en racontant ses propres histoires du
passé et du présent. Un personnage féminin dans Les femmes au bain de Leïla Sebbar dit, « Ma
vie est une fable » (Femmes au bain 49), indiquant qu’elle est non seulement une conteuse
47
représentant les histoires des Algériennes en général, mais qu’elle incarne ces contes, et qu’elle
vit un conte. Ce lien proche entre la femme et le conte est un moyen de résistance pour ces
femmes. Sylvia Nagy-Zekmi écrit, « Because the colonized subject is effectively stripped of
agency women writers […] tried to develop a language of their own and often turned to
autobiography or to other types of memorialistic discourse as their genre of preference in their
representation of the female subject » (Nagy-Zekmi 175). Ces femmes qui résistent à
l’oppression du patriarcat et de la colonisation doivent se servir de plusieurs modes d’expression
non visuels pour représenter de façon vraisemblable leurs propres existences. Nagy-Zekmi
continue,
By re-telling a story in different ways and by different voices, a case may be made for counter-
history as opposed to the official history. While representations of the official history tend to be
national, rational, written, and logocentric, counter-history is oral, intuitive, and emotive, inspired
more by individual experience. Women writers show great sensitivity toward subjects left out of
official representations and readily create the other ‘versions’ of history (176).
Dans cette ‘nouvelle langue’ qui exprime la ‘contre histoire,’ on trouve une nouvelle façon de
s’exprimer. Cette nouvelle expression consiste de contes racontés par des femmes algériennes
oralement qui se concentrent sur des expériences d’individus. Pour Nagy-Zekmi, l’écriture de
Djebar et de Sebbar se caractérise par « a palimpsestic mode of writing » qui tient compte de
toutes les générations et de toutes les voix qui ont pu contribuer à l’histoire de l’Algérie (176).
D’ailleurs, non seulement les femmes algériennes ont inventé une nouvelle langue ou un
nouveau mode d’expression, mais elles ont joué et continuent à jouer un rôle important comme
gardiennes des histoires, et surtout de l’histoire orale et de l’héritage culturel de leur pays. Djebar
écrit dans L’amour, la fantasia au sujet du
Temps des asphyxiées du désir, tranchées de la jeunesse où le chœur des spectatrices de la mort
vrille par spasmes suraigus jusqu’au ciel noirci… Se maintenir en diseuse dressée, figure de proue
de la mémoire. L’héritage va chavirer – vague après vague, nuit après nuit, les murmures
48
reprennent avant même que l’enfant comprenne, avant même qu’il trouve ses mots de lumière,
avant de parler à son tour et pour ne point parler seul… (L’amour 250).
Les femmes qui parlent et qui racontent leur histoire de l’Algérie ne parlent pas seules – c’est un
conte collectif et pluriel, comme la voix narrative chez Djebar et Sebbar. Cette collectivité des
voix permet aux Algériennes de résister à la domination et d’affirmer leurs rôles dans la société
et dans l’histoire de leur pays, et leur permet de transmettre leurs histoires et leurs voix aux
enfants des générations à venir.
Shéhérazade : Symbole de la résistance des femmes raconteuses
Le rôle de la femme comme conteuse fait partie d’une longue tradition culturelle dans le
monde arabe, et un des premiers exemples d’une femme dans ce rôle c’est le personnage de
Shéhérazade, la raconteuse arabe célèbre du conte classique, Les mille et une nuits. Ce conte,
dont on ne sait ni l’auteur ni la date exacte d’écriture, est en fait un recueil de contes racontés par
Shéhérazade. Sa capacité de raconter des histoires est la source de sa puissance, car elle se sauve
et sauve toutes les femmes du royaume en captivant le roi avec ses histoires fantastiques. Assia
Djebar et Leïla Sebbar font référence à Shéhérazade à plusieurs reprises dans leurs œuvres.
Shéhérazade incarne la femme arabe puissante qui résiste à la domination de l’homme en
racontant des histoires intelligentes, et ainsi elle peut démontrer la puissance des femmes arabes
et maghrébines. Comme Mildred Mortimer le dit, « Scheherazade has long been an important
symbol of storytelling, the frame narrative of The Arabian Nights fascinating readers and
listeners with the unique relationship it posits between sexual and narrative desire. […]
Scheherazade’s manipulation of narrative desire is a pedagogical tool » (Mortimer 64). Et cette
idée que la narration peut servir d’outil se trouve chez Djebar et Sebbar aussi, car elles écrivent
leurs histoires fictives, ou en partie fictives, avec des buts spécifiques, y compris la réécriture de
l’histoire algérienne.
49
Sebbar invente tout un personnage qui porte le nom de Shérazade, et les deux auteures
comparent leurs personnages à Shéhérazade dans presque chaque roman. Mais en plus, elles
intègrent des références au récit Les mille et une nuits plus généralement à leurs textes. Dans
Ombre Sultane de Djebar, la deuxième grande section du roman s’ouvre sur le conte de
Shéhérazade et sa sœur Dinarzade, qui l’aide et la protège pendant la nuit lorsqu’elle raconte des
histoires au roi pour éviter sa mort et pour sauver les femmes du royaume. Ni Hajila ni Isma
n’est directement comparée à l’une ou l’autre sœur, mais on voit que la narratrice établit un lien
entre les deux sœurs célèbres et les deux femmes algériennes (Ombre 129-130). Djebar souligne
l’importance de la résistance collective des femmes quand elle décrit les deux sœurs en disant,
« Une femme espionne sous le lit ; une femme lance le premier mot qui devance la défaillance.
Sa voix est prête à voler pour chaque maille filée du récit, et cette femme est la sœur » (134).
Djebar nous explique un peu l’importance de parler pour les femmes algériennes en faisant
référence encore une fois à Shéhérazade. Elle écrit, « Oui, si Schéhérazade renaissante mourait à
chaque point du jour, justement parce qu’une seconde femme, une troisième, une quatrième ne se
postait pas dans son ombre, dans sa voix, dans sa nuit ? » (190). Shéhérazade n’est pas seulement
un symbole de la résistance et de la puissance des femmes à travers les contes, mais Les mille et
une nuits est un symbole de la collectivité des femmes arabes, et Djebar et Sebbar y font
référence pour insister sur le fait que leur écriture ne représente pas une seule femme
maghrébine, mais les identités plurielles de toutes les femmes maghrébines qui réécrivent les
histoires de leur pays.
On voit dans cette même citation l’idée d’un cycle, car Djebar écrit qu’après
Shéhérazade, d’autres femmes vont devoir parler aussi, pour continuer sa résistance. Cette idée
du cycle des histoires se répète dans la plupart des romans de Djebar et de Sebbar.
50
Minh-ha explique le concept ainsi :
So, when we insist on telling over and over again, we insist on repetition and re-creation (and vice
versa). On distributing the story into smaller proportions that will correspond to the capacity of
absorption of our mouths, the capacity of vision of our eyes, and the capacity of bearing of our
bodies. Each story is at once a fragment and a whole; a whole within a whole. And the same story
has always been changing, for things which do not shift and grow cannot continue to circulate
(Minh-ha 123).
La réécriture et la résistance des Algériennes sont cycliques et répétées chez Sebbar et Djebar car
ces histoires qui composent l’histoire du pays sont des fragments faisant partie de la plus grande
histoire. Les modes d’expression multiples qu’évoquent Djebar et Sebbar s’expriment à travers
une pluralité de voix pour communiquer les réalités des femmes algériennes postcoloniales.
Dans L’amour, la fantasia, Djebar écrit,
Elle chuchote à son tour, vieillie dans le cercle reconstitué d’enfants aux prunelles luisantes. A son
tour, l’une des fillettes parcourera le trajet et se retrouvera enveloppée de satin et de moire ;
surnommée « la sainte », elle chuchote pareillement… Chaîne de souvenirs : n’est-elle pas
justement « chaîne » qui entrave autant qu’elle enracine ? Pour chaque passant, la parleuse
stationne debout, dissimulée derrière le seuil. Il n’est pas séant de soulever le rideau et de
s’exposer au soleil. Toute parole, trop éclairée, devient voix de forfanterie, et l’aphonie, résistance
inentamée… (L’amour 251-252).
Ici on voit que selon Djebar, il s’agit de « chaînes » de souvenirs qui se transmettent à travers de
nouvelles générations de femmes. Et c’est cette tradition que Djebar, et Sebbar aussi, rappellent
dans leurs écritures ; elles transmettent les histoires, les réalités et les identités des femmes
algériennes qui étaient mal représentées dans la peinture orientaliste et dans l’histoire coloniale
du pays. Dans cette citation, Djebar explore aussi la question du silence, comme nous l’avons
déjà dit. Elle assimile le silence à une sorte de résistance, car les femmes dans la citation cachent
des aspects de leurs paroles en chuchotant.
Ensuite, dans Les femmes au bain, Sebbar identifie un cycle de la même sorte quand elle
écrit, « Les femmes au bain réclament les mots, vérité et mensonge, de la vieille négresse, les
51
mêmes, elles ne se lassent pas. Les petites filles sont là, rusées déjà, semblant ne pas écouter,
[…] elles crient et s’interpellent, elles rient. Le lendemain, assises dans un coin de la terrasse,
elles se racontent les femmes et leurs amours, pas une syllabe ne manque » (Les femmes au bain
22-23). Les deux auteures comptent sur cette idée que les jeunes filles écoutent les histoires et les
chuchotements des femmes adultes pour les raconter elles-mêmes à l’avenir, et cet aspect
cyclique rend pluriels leurs récits.
Les lieux de la résistance : le patio et le hammam
On a déjà discuté comment Djebar, Sebbar et leurs personnages résistent à l’oppression
en racontant leurs histoires. Mais où racontent-elles ces histoires, et où réécrivent-elles l’histoire
de leur pays quand les hommes et les colonisateurs les dominent dans presque chaque endroit
social ? Chez ces deux auteures, il y a deux hauts lieux récurrents : le patio et le hammam. Ces
deux endroits sont des espaces de résistance pour les femmes, où elles se retrouvent et discutent
et échangent leurs idées, et ce sont aussi les endroits où elles transmettent leurs histoires aux
générations suivantes. Et vu que ces histoires sont transmises à l’orale, le son continue à jouer un
rôle central dans les passages des textes qui se passent au patio ou au hammam. Les femmes
résistent à la domination de leurs maris et des autres hommes dans la société en allant à ces
endroits privés réservés aux femmes et en parlant, en écoutant les sons et les voix des autres
femmes. Quand on lit les extraits qui se passent au patio ou au hammam, on peut presque
entendre ces sons et ces voix, car Sebbar et Djebar insistent vivement sur la sonorité.
Dans la culture maghrébine entrevue dans les ouvrages de Sebbar et de Djebar, le patio
devient un espace pour bavarder et pour partager des contes et des histoires, mais c’est aussi un
espace cyclique dans un sens, car les petites filles sont là, et elles entendent ce que leurs mères,
leurs tantes, leurs grand-mères, et leurs sœurs racontent. Dans Ombre Sultane, Isma narre à la
52
seconde personne la nuit du coït de Hajila avec le mari quand il la viole, et elle se souvient des
femmes au patio qui racontaient le plaisir de faire l’amour. Elle dit, « Oui, elles mentaient, elles
mentaient toutes, malgré le parfum des fleurs de jasmin sur leur front, ou l’obscénité de la
maquerelle dansant avec la chemise du viol ! Pourquoi ? Le rêve persistait dans les patios.
Aucune n’avait osé avouer : ‘vous serrez les dents de longues minutes tandis que le souffle male
au-dessus de votre tête n’en finit pas !’ Aucune n’a révélé que, le lendemain, votre seule arme est
le défi ! » (Ombre 91). Le patio est ainsi un lieu de résistance car les femmes s’y retrouvent et y
partagent leurs expériences, mais c’est dans un sens un lieu de rêve aussi. Il est vrai que la
première nuit dans le lit du mari n’était probablement pas agréable pour beaucoup de ces femmes
au patio, à cause de la culture patriarcale du pays qui permet la maladresse et la violence des
hommes.
Cette citation révèle un autre aspect important de la culture de ces femmes, qu’Assia
Djebar décrit comme « le culte du silence. » Elle écrit dans sa postface à Femmes d’Alger qui
s’appelle Regard interdit, son coupé que, « Dès l’enfance, on apprend à la fillette ‘le culte du
silence qui est une des plus grandes puissances de la société arabe’ » (Regard Interdit 254). Dans
la section du texte qu’on vient de discuter, la narratrice décrit la découverte de Hajila que ces
femmes au patio ne disent pas toujours la vérité, ou ne sont pas toujours complètement franches,
ce qui la choque. Le patio est censé être un endroit privé où les femmes peuvent s’exprimer
librement et partager leurs expériences les plus difficiles. Mais comme Djebar l’explique, la
culture algérienne ne permet pas toujours cela. L’oppression des femmes est subtile, et elle
continue jusqu’au point de limiter ce que les femmes peuvent se dire de leurs propres
expériences. C’est pour cela qu’elles doivent trouver d’autres moyens de s’exprimer qui
n’utilisent pas des mots, comme le cri ou la musique. La liberté d’expression est si opprimée par
53
les forces patriarcales et dominatrices que ces femmes ne sont pas toujours capables de vocaliser
directement leurs plaintes ou leurs résistances, même si c’est seulement entre elles-mêmes au
patio ou dans le hammam.
Il y a tout un chapitre dans Ombre Sultane qui s’intitule « Patios » et dans lequel la
narratrice discute le rôle de l’espace du patio dans la vie des femmes. Elle écrit que chaque jour
les femmes se rassemblent au patio et bavardent, et elle décrit la scène ainsi : « Ce chœur de
soumissions prêtes à la révolte, ces strophes de mots heurtés, lancés frontalement contre le sort,
en somme la parole drapée du malheur restait reléguée, aussi violée que le corps de chacune au-
dehors. C’est pourquoi chaque parente sortant de sa chambre voulait profiter, pendant la
rencontre du patio, de la clarté déversée du ciel comme d’une rémission ultime » (Ombre 111).
On voit ici que le patio devient non seulement un espace de résistance pour les femmes, mais un
espace pour se plaindre. En plus, la narratrice le décrit come ‘un chœur’ de voix féminines, ce
qui indique encore une fois ce lien entre les femmes et la musique ou la sonorité qui les relie.
Ensuite, on trouve le concept du patio comme espace de plainte quand Isma raconte une
conversation qu’elle a entendue par hasard comme enfant, quand une femme sur la terrasse s’est
lamentée : « La plainte, en langue arabe, s’est déroulée en deux mouvements de prose rimée,
improvisée. Mots hachurés, en vain retenus pars les ‘chut’ des compagnes effarouchées. Qui
craignent, pudibondes, le déferlement de cette fureur verbale. Quelle jeune tante, quelle voisine,
l’âme écorchée, s’est donc révoltée en ces termes ? » (139). Cette citation montre l’importance
de la terrasse comme espace libre pour les femmes de s’exprimer, et elle révèle les « chut » qui
essaient toujours de couper les voix des femmes dans la culture. En plus, Djebar nous montre la
forme musicale que prend cette plainte, et la réalité de la vie de cette femme. La plainte est
coupée en deux ‘mouvements’ comme un morceau de musique et elle est « rimée, improvisée »
54
comme une chanson ou un poème. Nous discuterons plus en détail le rôle de la musique dans la
prochaine section, mais nous voyons déjà ici que la musicalité est une stratégie de Djebar pour
souligner l’importance du son et de l’expression audible des femmes. Elles s’expriment dans un
rythme musical sur la terrasse ou dans le hammam car ce sont des lieux protégés et privés qui
permettent aux femmes d’être franches au sujet de leurs états opprimés. Elles s’expriment avec
beaucoup de réserve pourtant, à cause de la culture toujours oppressive, mais la musicalité et le
rythme facilitent l’expression plutôt que la parole simple.
Le hammam est l’autre endroit féminin qui se présente très souvent dans les œuvres de
Sebbar et de Djebar. Huughe conçoit le rôle du hammam ainsi : « The space of the hammam
could be imagined for a moment as the ideal meeting-place, sheltered from the male gaze, in
which women can at last speak and talk to one another without the veil » (Huughe 872). Comme
la terrasse, le hammam est important car c’est un lieu dans lequel les hommes ne peuvent pas
entrer, et alors les femmes sont libres de s’exprimer et de réécrire leurs histoires comme elles
veulent. Le but de Djebar et de Sebbar est de laisser s’exprimer ces femmes dont les voix ont
toujours été coupées, et c’est pour cela que beaucoup de passages de leurs œuvres se passent au
bain ou au patio.
Il y a des moments aux hammams dans plusieurs œuvres de Djebar et de Sebbar, comme
Femmes d’Alger dans leur appartement, mais Sebbar a écrit toute une étude du rôle du hammam
dans la vie de la femme dans son roman Les femmes au bain. Elle décrit le hammam comme « un
harem inversé, perméable » (Femmes au bain 198). Tandis que le harem est une prison car les
femmes y sont mises par leurs maris, le hammam est le seul endroit, pour la plupart d’entre elles,
où aucun homme n’est jamais admis et où elles peuvent entrer et sortir librement. Le hammam
devient une sorte d’endroit sacré pour ces raisons. Quand Sebbar décrit le jour du bain dans Les
55
femmes au bain, elle le décrit comme le jour « le plus long de la semaine, le jour le meilleur,
bavard et gourmand » (17). Son choix des mots « bavard et gourmand » est important ici car ils
communiquent un sens d’oralité, en faisant référence à la fois au son et au goût, qui sont tous les
deux liés à la bouche et ainsi à l’oralité.
Le hammam devient un espace de liberté qui réconforte. Par exemple, dans Ombre
Sultane, après la sixième nuit conjugale, Hajila refuse de dormir dans le lit du mari, car elle a
besoin d’aller au hammam, dit elle, avant de faire l’amour encore une fois. Elle a un grand désir
d’aller au hammam, car c’est un espace féminin qui la réconforte. Elle est tellement troublée par
la violence sexuelle de son mari qu’elle lui résiste en allant au bain. La narratrice s’adresse à
Hajila quand elle arrive au bain en disant, « Tu n’écoutes plus. Vite dans l’étuve, au milieu des
corps usés qui se confortent de l’atmosphère émolliente. S’il ne faut vraiment plus sortir, vite
s’ouvrir par les yeux, les seins, les aisselles ! Cheveux dénoués et trempés, le dos étalé sur la
dalle de marbre brûlant, ventre, sexe et jambes libérés, creuser une grotte et au fond, tout au
fond, parler enfin à soi-même, l’inconnue » (Ombre 92). Pour Hajila, le hammam devient le seul
endroit où elle peut se sauver. Elle est complètement libre dans cet espace, et elle regagne la
force de survivre et de résister à son mari quand elle est au bain car elle y peut « parler enfin à
soi-même. »
Dans ce roman de Djebar, le hammam devient de plus en plus important, car c’est au bain
que Hajila et Isma se rencontrent enfin. Et cet échange entre les deux femmes qui se passe
finalement au bain est encore souligné par Djebar à travers des descriptions sonores qui
représentent la résistance et l’expression orale des femmes. Dans le hammam, Isma entend de la
musique berbère, qui fait partie de la tradition culturelle algérienne. Elle remarque, « je
réentendais la scansion bédouine ; j’entendais revenir le nay derrière les collines, et ce, malgré la
56
rumeur du bain surpeuplé » (142). Ce son du hammam console Isma quand elle a besoin de répit.
Elle explique,
Plus le brouhaha s’accentuait, plus je me sentais invisible : pas tout à fait là, ni pourtant ailleurs.
J’écoutais les propos épars ; la chaleur des lieux leur conférait poésie et le reste du monde, excepté
cette profondeur de caverne, s’évanouissait tout à fait. Hammam, refuge du temps immobilisé.
L’idée même d’aire close, et donc de prison, se dissout ou s’émiette. […] je ne percevais soudain
que les voix allégées des soupirs, filtrées de la banalité des propos et de leur discordance. Je
m’imprégnais seulement des sons, eux-mêmes comme lavés. À cause du ruissellement des eaux
coulant sans discontinuer, de par la fluidité des formes et des bruits, je croyais frôler la lassitude
(203).
Isma trouve un grand réconfort dans les sons du bain, qui lui donnent le sens d’être absente du
monde réel. C’est presqu’un moment de magie où elle n’est pas obligée de se souvenir de son
oppression – « l’idée de l’air close » disparaît pour qu’elle ne puisse même pas se sentir
emprisonnée, et elle se sent apaisée par les sons de ses sœurs au bain.
Le hammam est un moment de répit pour Isma et pour les autres femmes, mais c’est aussi
une source de puissance, car ce répit redonne de la force aux femmes, pour qu’elles puissent
continuer à résister à la domination et à s’exprimer. Djebar explique ce sentiment dans L’amour,
la fantasia ainsi : « Chaque rassemblement, au cours des semaines et des mois, transporte son
tissu d’impossible révolte ; chaque parleuse – celle qui clame trop haut ou celle qui chuchote trop
vite – s’est libérée. Jamais le ‘je’ de la première personne ne sera utilisé : la voix a déposé, en
formules stéréotypées, sa charge de rancune et de râles échardant la gorge. Chaque femme,
écorchée au-dedans, s’est apaisée dans l’écoute collective » (L’amour 221). Cet extrait souligne
la collectivité de ces moments où elles partagent leurs expériences. Quand les femmes se
réunissent, elles déposent et se libèrent de leurs lourdes oppressions, écoutent les malheurs des
autres, et retrouvent leur force à travers cette expérience collective. Cette impression de
collectivité qui se crée à partir des contributions individuelles est une expression unique à ces
57
femmes algériennes. Les œuvres de Djebar et de Sebbar sont des exemples de cette expression
collective qui caractérise leurs personnages de femmes algériennes. Leurs œuvres fictives se
composent de plusieurs voix de femmes différentes, et c’est l’ensemble de ces voix, et leurs
différents modes d’expression, qui les rendent plurielles, soulignant ainsi les identités plurielles
des Algériennes.
Le rôle de la musique
Quand on examine le rôle du son dans les œuvres d’Assia Djebar et de Leïla Sebbar, on
ne peut pas oublier la musique. La musique est une sorte de son spécifique qui est lié à l’héritage
culturel du pays, ce qui peut être une des raisons pour lesquelles Djebar et Sebbar la soulignent
dans leur écriture. En plus, la musique est un mode d’expression artistique qu’on peut juger
comme plus expressif que, par exemple, de simples paroles, car la musique mélange les mots, les
notes, et les rythmes. Alors, quand Sebbar et Djebar permettent aux femmes algériennes de
s’exprimer et de s’affirmer contre l’histoire coloniale et patriarcale à travers leur écriture, la
musique devient une façon d’aller au-delà des paroles et des images orientalistes. Dans son essai
Le rire de la Méduse, Hélène Cixous établit un lien entre la parole ou l’écriture des femmes et le
chant quand elle écrit, « Dans la parole féminine comme dans l’écriture ne cesse jamais de
résonner ce qui, de nous avoir jadis traversé, touché imperceptiblement, profondément, garde le
pouvoir de nous affecter, le chant, la première musique, celle de la première voix d’amour, que
toute femme préserve vivante » (Cixous 44). Selon Cixous, la parole des femmes incorpore
toujours de la musique, ou du « chant. » Et on trouve que Djebar et Sebbar semblent être
d’accord avec Cixous, car partout dans leurs œuvres il y a une présence musicale, et c’est
souvent une musique qui se compose des voix des femmes qui parlent.
58
Chez Djebar, et surtout dans L’amour, la fantasia, on trouve plusieurs images musicales
quand elle décrit les femmes et leurs paroles. Au début du roman, dans une des sections où elle
réécrit l’histoire de la prise de la ville d’Alger, elle remarque,
La ville, paysage tout en dentelures et en couleurs délicates, surgit dans un rôle d’Orientale
immobilisée en son mystère. L’Armada française va lentement glisser devant elle en un ballet
fastueux, de la première heure de l’aurore aux alentours d’un midi éclaboussé. Silence de
l’affrontement, instant solennel, suspendu en une apnée d’attente, comme avant une ouverture
d’opéra. Qui dès lors constitue le spectacle, de quel côté se trouve vraiment le public ? (L’amour
14).
Cet événement historique est décrit comme un concert – un opéra et un ballet – ou plutôt, la ville,
qui devient une femme, va devenir un concert. Djebar juxtapose le silence de la ville avec le son
à venir. En plus, parce qu’elle commence à établir un lien entre la femme et la musique, elle
décrit la ville comme une femme, reprenant ainsi l’image des orientalistes. On n’a pas encore
rencontré d’Algériennes dont les voix deviennent musicales, mais Djebar va présenter ce concept
un peu plus loin dans le roman, dans les récits des Algériennes.
Il faut aussi remarquer la structure du roman L’amour, la fantasia quand on examine le
rôle de la musique, car dans la deuxième moitié du roman, il y a cinq sections qui s’intitulent
‘mouvements.’ Ces sections, comme le ‘Premier mouvement’ et le ‘Deuxième mouvement,’ font
référence aux mouvements de la musique, qui divisent la composition musicale en sections,
exactement comme Djebar divise son roman en sections. Vu que la structure du roman lui-même
fait référence à la musique, il est évident que Djebar veut établir un lien fort entre la musique et
ses thèmes.
Mais ce qui devient plus important que les images musicales chez Djebar et Sebbar, ce
sont les liens qu’elles établissent entre leurs personnages féminins et la musique. Dans
Shérazade, 17 ans, brune, frisée les yeux verts, Julien, l’amant français de Shérazade, écoute de
l’opéra très souvent, et puis Shérazade commence à aimer aussi cette musique. Djebar écrit,
59
« Shérazade écoutait Verdi. Elle commençait à aimer l’opéra, la voix des femmes la
bouleversait ; elle se disait qu’elle suivrait des cours de chant comme le lui avait suggéré
Pierrot ; elle saurait chanter comme certaines Noires américaines aussi bien l’opéra que le rock et
pas seulement » (Shérazade 229). Shérazade se sent liée au chant des cantatrices jusqu’au point
où elle veut apprendre à chanter elle-même. On sait que l’art joue un rôle important dans la vie
de Shérazade, car Sebbar a déjà établi un lien entre son personnage et la peinture et la poésie, et
maintenant c’est au tour de la musique. La musique est aussi présente à la fin de ce roman, dans
le passage où l’ami de Shérazade, Pierrot, percute un banc avec sa voiture. À ce moment-là,
l’opéra de Verdi joue à la radio, et Sebbar souligne ce détail en le répétant à plusieurs reprises
(263-265). La musique est une force qui influence ou contribue non seulement à l’atmosphère,
mais aussi aux événements. Sebbar se sert de la musique pour approfondir sa propre expression
de la réalité de Shérazade, et le lecteur a l’impression à la fin qu’il peut presque entendre du
Verdi qui joue à la radio, car Sebbar le souligne si fortement. Pour Sebbar, la musique est un
mode d’expression qui peut ajouter de l’intensité à son écriture.
Djebar utilise la musique pour ajouter à ses propres descriptions écrites exactement
comme Sebbar le fait. Et en plus, on trouve le personnage Sarah de Femmes d’Alger dans leur
appartement, dont le travail est de documenter les chants des femmes algériennes ‘haoufis,’ qui
font partie d’une ancienne tribu algérienne (Femmes d’Alger 77-78). En décrivant le travail de
son protagoniste qui s’intéresse aux chants féminins et à leur documentation, Djebar nous montre
à quel point elle privilégie la musique et la voix féminine, ce qui nous fait comprendre que cela
est un élément clé de cette nouvelle. Sarah se passionne pour l’enregistrement et la préservation
de ces chants traditionnels, et cela crée un parallèle entre le travail de Sarah et le travail de
Djebar. Comme Sarah, le but de Djebar est d’enregistrer et de préserver les voix multiples des
60
femmes algériennes, qu’on n’écoutait pas auparavant et qui ont besoin d’être récupérées,
exactement comme Sarah transcrit ces voix qui chantent.
En conclusion, on peut affirmer que pour ces deux auteures, le son est absolument clé
dans leur écriture, et cela pour plusieurs raisons. En premier lieu, l’expression orale fait partie de
l’héritage culturel algérien, surtout dans la vie des femmes qui sont censées être ‘gardiennes’ des
histoires de leur pays. En deuxième lieu, les voix de ces femmes ont été coupées doublement
auparavant, par les oppresseurs coloniaux et par les oppresseurs patriarcaux. Maintenant que
Sebbar et Djebar laissent s’exprimer ces voix, il est évident qu’une des plus grandes
manifestations de leurs voix serait oralement. L’expression visuelle est liée au colonialisme, et
en plus l’expression sonore est plus directe que le visuel. Dans ces romans, ce qui importe c’est
que personne ne représente ces femmes, mais qu’elles se représentent elles-mêmes, par
l’intermédiaire de deux écrivaines algériennes.
61
Chapitre 3 La pluralité d’expressions artistiques et leur synthèse
L’hybridité d’identité et d’expression
Nous avons déjà mentionné à plusieurs reprises l’importance du fait que les femmes
algériennes chez Djebar et Sebbar font partie d’un groupe collectif, car c’est cette collectivité qui
rend puissantes leurs voix individuelles. La littérature postcoloniale en général se caractérise par
une tradition de la pluralité d’identités, car chaque pays qui était une colonie a été sous
l’influence de plusieurs cultures en même temps, comme on l’a discuté au début du deuxième
chapitre. Djebar et Sebbar évoquent plusieurs modes d’expression pour leurs personnages
féminins afin de refléter cette pluralité. Les identités plurielles ne peuvent s’exprimer qu’à
travers plusieurs modes d’expression mélangés, pour créer un ensemble varié.
Les langues comme le français ou l’arabe se forment en général autour d’une nation ou
d’une région, ce qui les rend singulières dans le sens qu’elles se lient à un certain contexte
culturel. Mais dans le cas de l’Algérie, il y a plusieurs langues qui jouent un rôle intégral dans
l’environnement socioculturel. La langue algérienne officielle c’est l’arabe classique mais la
langue berbère est aussi reconnue officiellement comme ‘langue nationale,’ et les langues
maternelles de la plupart de la population sont soit l’arabe algérienne, soit le berbère. Et à cause
de l’influence coloniale, le français est toujours important dans le gouvernement, la culture, et le
média algériens (Leclerc). Alors nous voyons qu’il n’y a pas de langue singulière qui traverse
tout contexte algérien. En plus, comme nous l’avons vu dans l’entretien de Djebar dans
l’introduction, la langue arabe est liée au patriarcat de la tradition culturelle algérienne, ce qui
contribue aussi au besoin d’évoquer d’autres méthodes d’expression supplémentaires.
62
Nous pouvons aussi nommer cette pluralité une ‘hybridité,’ pour employer la
terminologie de Homi Bhabha qui développe ce concept dans son chapitre « DissemiNation »
dans le livre The Location of Culture. Selon lui, la nation postcoloniale est « a space that is
internally marked by cultural difference and the heterogeneous histories of contending peoples,
antagonistic authorities, and tense cultural locations » (Bhabha 299). L’hétérogénéité qui existe
dans une nation postcoloniale est la caractéristique qui la rend hybride, car elle se compose d’une
fusion d’identités et de peuples différents. Pour Bhabha, la nation postcoloniale est un
« irredeemably plural modern space » (300). Il continue, « Counter-narratives of the nation that
continually evoke and erase its totalizing boundaries – both actual and conceptual – disturb those
ideological manoeuvres through which ‘imagined communities’ are given essentialist identities »
(300). Les ‘contre narrations’ de Djebar et de Sebbar contredisent les identités essentialisées
coloniales qui réduisent les identités algériennes féminines à une définition singulière plutôt que
plurielle.
Ce à quoi Sebbar, Djebar, et tout écrivain postcolonial veulent s’opposer, c’est la
réduction de leur peuple ou de leur pays en une seule identité simple, car cela était la stratégie
coloniale. Comme Claudia Gronemann le dit en discutant l’idée de l’hybridité de Bhabha, « the
potential of generating overarching cultural patterns, as implied in Said’s concept of Orientalism,
and hence of succeeding in creating monolithic paradigms of the ‘other,’ whether Oriental or
Occidental in assignation, is called into question by the concept of hybridity » (Gronemann 150).
Un des buts primaires du travail de Djebar et de Sebbar, c’est d’éviter la simplification des
identités et des expériences des femmes algériennes, et elles l’évitent en permettant aux femmes
algériennes de s’exprimer à travers plusieurs modes d’expression pour communiquer plusieurs
aspects identitaires en même temps. Nous avons exploré le fait que nos deux auteures soulignent
63
l’importance de l’expression orale et musicale des voix des femmes, et nous verrons dans ce
chapitre qu’elles valorisent aussi l’expression par le biais du mouvement et de la poésie.
Selon Edward Said dans son essai Orientalism Reconsidered, le but d’un écrivain ou d’un
théoricien postcolonial doit être de privilégier la pluralité par rapport à la totalité. Il explique que
ces écrivains de l’anti-orientalisme travaillent dans une perspective d’une « decentered
consciousness, not less reflective and critical for being decentered, for the most part non- and in
some cases anti-totalizing and anti-systematic » (Said Orientalism Reconsidered 358). Alors,
pour Said, comme pour Bhabha, il faut éviter l’essentialisation dans l’écriture postcoloniale.
Comme nous le savons, cela devient plus compliqué lorsqu’on est dans le contexte algérien car
les hommes algériens essentialisaient et continuent à essentialiser les femmes au moyen de leur
culture patriarcale. L’essentialisation n’est pas un phénomène colonial uniquement, mais elle se
trouve dans toute hiérarchie.
En discutant l’écriture critique de Gayatri Spivak et de Trinh Minh-ha, Sylvia Nagy-
Zekmi exprime aussi la nécessite de résister à l’essentialisation. Elle écrit, « Like that of Minh-
ha, Spivak’s image of a postcolonial identity places the danger in assuming a fixed identity, such
as that of a woman, a subaltern, a person of color, etc. Thus postcolonial theory makes its
fundamental shift from essentializing (fixed) notions of identity to more fluid and ‘nuanced’
representation, that ‘allows for movement, and mobility’ (Shohat 1992, p. 109) » (Nagy-Zekmi
173). Et c’est cette représentation ‘nuancée’ que pratiquent Assia Djebar et Leïla Sebbar à
travers leurs œuvres fictives. Leurs écritures sont des mises en œuvre de la théorie postcoloniale
de la multiplicité d’identités et d’expériences. Il faut noter qu’ici et à chaque fois que j’utilise le
mot ‘identité’ dans cet essai, j’entends le ‘moi’ ; la personnalité et la sensibilité personnelle, y
compris l’identité culturelle. Par le mot ‘expérience,’ j’entends la vie et les événements qu’on
64
vit, par exemple l’expérience de la colonisation, de la guerre, ou de la période postcoloniale. Les
pouvoirs colonialistes et les hommes algériens réduisent et simplifient tout pour justifier leurs
actions dominatrices, et maintenant il est nécessaire que les écrivains comme Sebbar et Djebar
défassent la fausseté de ces identités simples, pour que les anciennement colonisés, et surtout les
colonisées, puissent s’exprimer et faire connaître leurs réalités identitaires et expérientielles.
Les descriptions et l’évocation des sens
Si Djebar et Sebbar exprimaient ces expériences particulières et plurielles des femmes
dans la période de la colonisation en les représentant sans évoquer les expressions des femmes
elles-mêmes, les auteures prolongeraient et contribueraient à leur double oppression. Pour éviter
cela, elles incluent des descriptions de femmes qui s’expriment elles-mêmes de manières non
visuelles. En plus, elles évoquent plusieurs sens dans ces descriptions pour rendre les voix
féminines plus fortes et plus authentiques. Trinh Minh-ha décrit cette technique ainsi : « In the
process of storytelling, speaking and listening refer to realities that do not involve just the
imagination. The speech is seen, heard, smelled, tasted, and touched. It destroys, brings into life,
nurtures. Every woman partakes in the chain of guardianship and of transmission » (Minh-ha
121). Ce n’est pas seulement qu’on lit et qu’on entend des contes, mais on voit, on sent, on
goûte, on palpe les expériences et les identités plurielles des femmes algériennes. Les
descriptions écrites de Sebbar et de Djebar font appel à tous les sens pour capter l’intensité des
vies de leurs personnages.
Nous avons un exemple de l’expression littéraire riche de plusieurs sens chez Assia
Djebar quand elle écrit dans L’amour, la fantasia au sujet des voix des femmes algériennes qui
ont été coupées dans le passé. Elle écrit,
Et l’inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son
double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées ; elles se délavent ensuite en
65
dessins d’un Hoggar préhistorique… Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger
ma face dans l’ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser les chuchotements
immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. […] Je tâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles
ouvertes en huitres, dans la crue de la douleur ancienne. Seule, dépouillée, sans voile, je fais face
aux images du noir… Hors du puits des siècles d’hier, comment affronter les sons du passé ?...
(L’amour 69).
Dans cette citation, Djebar évoque plusieurs sens en même temps, ce qui rend le passage
poétique. On a le mouvement du corps, beaucoup d’images visuelles, le son des chuchotements
et ‘du passé,’ l’odorat « troublé » et la comparaison des oreilles aux huitres. Les descriptions sont
frappantes car elles dépassent une description banale de l’acte de lecture ; la narratrice lit avec
tout son corps, un concept que nous explorerons plus loin dans ce chapitre. En lisant, la
narratrice trouve une « géologie sanguinolente » et ses oreilles sont « ouvertes en huitres. » Elle
décrit un moment de souffrance et elle semble devoir se servir de tous ses sens en même temps
pour tenter de retrouver ces voix dans son texte. À travers L’amour, la fantasia, et en fait dans
tous les ouvrages de Djebar, on a l’impression qu’on lit de la poésie et pas de la prose, car elle se
sert de tant d’images vives qui font appel aux sens différents.
Bien sûr, ce mode d’écrire dans une prose poétique et le choix d’éviter le visuel en
privilégiant les autres sens ne sont pas nouveaux dans l’histoire de l’écriture. Par exemple,
Charles Baudelaire est connu pour ses ‘poèmes en prose’ et pour sa poésie qui évoque tous les
sens en même temps. De même, les écrivains Colette et Proust écrivent de la prose
particulièrement poétique et sensuelle, et ils privilégient aussi les sens non visuels. La culture
européenne du XIXe siècle privilégiait le visuel de manière soutenue, mais ces trois écrivains se
sont révoltés contre cette fixation sur le visuel pour trouver d’autres sortes de descriptions
écrites. Sebbar et Djebar ne sont pas les premiers écrivains à rejeter le visuel, mais elles se
révoltent contre le visuel de l’orientalisme et du patriarcat algérien, tandis que les écrivains qui
les ont précédées se révoltaient contre le visuel de la culture européenne plus généralement.
66
Les femmes s’expriment
Quand Djebar et Sebbar laissent leurs personnages féminins s’exprimer, ces femmes
s’expriment à travers de nombreux modes d’expression. Ces modes sont souvent des arts qui ne
se fient pas seulement au visuel, comme la musique, la danse, ou l’écriture poétique. La danse et
la poésie ont des aspects visuels, mais ces arts sont des expressions créatives créées par les
femmes elles-mêmes, tandis que dans le cadre de l’art visuel, elles ne s’expriment pas mais sont
exprimées. Selon Christiane Chaulet-Achour, ce phénomène s’explique ainsi : « Malgré la
violence et la dépossession, l’art peut encore dire et se dire au-delà du conflit. » (Chaulet-Achour
54-55). Les idées, les identités et les expériences que Sebbar et Djebar veulent démontrer sont
très complexes et souvent douloureuses ou même violentes, alors elles se servent et permettent à
leurs personnages de se servir de sens différents et de modes d’expression artistiques différents
pour transcender le traumatisme. Trinh Minh-ha explique que l’histoire d’une femme comme
Djebar, Sebbar, ou d’un de leurs personnages féminins algériens, « overflows the boundaries of
patriarchal time and truth. It overflows the notion of story as finished product » (Minh-ha 149).
Djebar et Sebbar écrivent en français à la base, mais leur écriture n’est pas dans le français qui
fait partie de l’histoire du patriarcat et du colonialisme car elles y incorporent des aspects de
l’oralité arabe féminine, comme nous l’avons lu dans les entretiens des deux auteures. Elles
trouvent des moyens de dépasser les genres d’expression liés aux oppressions coloniales et
patriarcales des femmes algériennes dans le passé. C’est une écriture de résistance et de révolte
qui permet aux Algériennes de s’exprimer. Au lieu de rester dans le passé, ces femmes peuvent
maintenant retrouver et renouveler leurs identités individuelles.
De la même manière que les identités et les expériences de ces femmes sont multiples et
complexes, leurs modes d’expression sont aussi variés. Comme Murdoch le dit dans son article
67
sur Djebar, « It is from its elaboration of elements of textual and cultural métissage as figures for
the ambiguities and disjunctures of postcolonial subjectivity that this exploration of the
implications of the colonial encounter ultimately derives signification » (Murdoch 92). On a déjà
vu que Sebbar et Djebar valorisent l’expression sonore plutôt que l’expression visuelle, car cette
sorte d’expression permet à la femme elle-même de ‘parler.’ Mais en plus, Sebbar et Djebar nous
présentent une diversité de modes d’expression artistiques utilisés par leurs personnages dans
chaque texte.
Dans L’amour, la fantasia, Assia Djebar explore le rôle de l’écriture dans son travail
d’interpréter les voix des Algériennes quand elle écrit,
Le mot est torche ; le brandir devant le mur de la séparation ou du retrait… Décrire le visage de
l’autre, pour maintenir son image ; persister à croire en sa présence, en son miracle. Refuser la
photographie, ou toute autre trace visuelle. Le mot seul, une fois écrit, nous arme d’une attention
grave. […] par refus orgueilleux de se parer, la neutralité du vêtement est affirmée en choix – en
même temps, et dans un même élan, la voix se dénude et se livre par des mots nets, précis, purs.
Elle s’élance, elle se donne, irruption de lis dans une allée ténébreuse (L’amour 92).
Dans cette citation, Djebar confirme pour nous qu’elle dévalorise tout ce qui est visuel pour
d’autres modes d’expression quand elle refuse « la photographie, ou toute autre trace visuelle. »
Nous discutons dans cet essai comment Djebar et Sebbar font appel à plusieurs modes
d’expression, dont l’écriture mais aussi la danse, la musique et le cri. Cependant, dans cette
citation Djebar ne dit pas qu’il faut valoriser les autres modes expressifs au lieu de, ou même en
plus de, l’écriture ; bien au contraire, selon elle, les mots « nets, précis, purs » sont l’idéal. « Le
mot est torche, » il est un « lis dans une allée ténébreuse ; » le mot peut illuminer la réalité que le
visuel ne révélerait jamais. Malgré le fait que l’écriture de Djebar discute et incorpore plusieurs
modes artistiques différents, c’est toujours de l’écriture à la base, et c’est cette écriture elle-
même qui est un outil pour faire entendre les voix et les réalités des Algériennes. L’écriture est
68
l’art expressif choisi par Djebar, mais quelques-uns de ses personnages féminins choisissent
d’autres arts pour communiquer leurs idées et leurs sentiments.
La liberté dans les arts expressifs
Pour les femmes algériennes, qui ont toujours été représentées comme des odalisques
allongées et passives, l’opportunité de s’exprimer à travers plusieurs modes artistiques est un
moment libérateur pour des êtres dont les voix ont été ‘coupées’ pendant très longtemps. Comme
on l’a vu dans le deuxième chapitre, le personnage de Shéhérazade de Mille et une nuits est
utilisé par Djebar et Sebbar pour représenter une femme qui résiste à la domination à travers ses
contes. Elle est ainsi un exemple d’une femme libérée par sa capacité de s’exprimer
artistiquement. Dans Les femmes au bain, Leïla Sebbar fait référence à Shéhérazade quand un
père dit à sa fille qu’il veut qu’elle reçoive « l’éducation que son père a donnée à sa fille
Shahrazad » (Femmes au bain 47). Le père continue, « Tu seras lettrée, attentive au monde,
musique et chant, le dessin, la danse, la broderie, les sciences si tu ne les rejettes pas,
l’astronomie et la mathématique, les controverses philosophiques, les joutes poétiques. Tu iras à
travers le pays, accompagnée de savants et de poètes, tu parleras avec la campagne, le désert, la
montagne et les villes » (48). Selon ce père, et ainsi selon Sebbar, Shéhérazade était libre
intérieurement car elle était instruite et elle pouvait s’exprimer à travers ses contes, et ce père
veut la même liberté pour sa fille. L’éducation fait partie de la liberté pour les femmes dans ces
ouvrages car l’éducation leur apprend comment exprimer leurs propres voix par le biais de
l’écriture, des arts, et de la connaissance générale. Plus loin dans Les femmes au bain on voit
encore une fois que Sebbar considère les arts comme un moyen d’accéder à la liberté pour les
Algériennes quand elle décrit une jeune femme danseuse et chanteuse qui s’appelle Saida. En
69
arabe le mot « saida » veut dire « heureuse, » et cette jeune femme est décrite comme étant libre
et pleine de bonheur dans sa vie (51).
Sebbar continue à exposer l’importance des études des arts et des autres sujets pour
rendre les femmes libres dans Les femmes au bain quand elle décrit une femme qui a l’intention
de fonder une école des beaux-arts. Son mari veut l’en empêcher car selon lui les arts ont donné
trop de liberté à sa femme. Elle écrit,
Lorsque mon époux me voyait ainsi transmettre à des enfants, qui n’étaient pas les miens, les arts
et les lettres qui m’avaient séparée de lui, la violence l’emportait. […] j’aurais fait construire, dans
la maison et même sur les terrasses, […] des salles d’études et des ateliers pour les filles qui
n’allaient pas dans les ouvroirs des Sœurs, pour les garçons privés d’école par la misère. Musique,
chant, danse, dessein et aussi broderie, couture, cuisine, garçons et filles, les langues du pays et les
langues étrangères, théâtre et poésie, agriculture, les herbes, les plantes aromatiques et
médicinales… Les sciences, astronomie et physique, mathématiques… […] Vous allez dire utopie,
que rien de cela n’aurait été possible. Oui utopie réelle, si je n’étais pas partie (Femmes au bain
70).
Cette femme est indépendante et elle a ses propres idées grâce ‘aux arts et aux lettres’ et, comme
Sebbar et Djebar, elle veut aider les autres gens opprimés à se libérer à travers une éducation
complète.
Nous savons que l’identité postcoloniale est fragmentée, et que cette fragmentation de
l’être se prête à l’expression hybride plutôt qu’à l’expression unique comme celle des peintures
orientalistes. Huughe décrit le mode d’écriture de Djebar comme une « autobiography in the
plural, » et il dit que cette méthode d’écrire ‘au pluriel’ protège Djebar et toutes les femmes
algériennes du regard masculin, à travers la collectivité des voix multiples inscrites dans ses
œuvres. Il continue, « her voice, as it is collectively put forth […] is re-created so as to turn back
the painter’s gaze while guaranteeing a certain inviolability » (Huughe 872). Alors l’expression
doit être non seulement hybride mais collective aussi. Par ailleurs, la langue écrite n’est pas
70
toujours préférable car elle peut devenir impérialiste. Trinh Minh-ha définit ce dilemme en disant
que la femme auteur
Often finds herself at odds with language, which partakes in the white-male-is-norm ideology and
is used predominately as a vehicle to circulate established power relations. This is further
intensified by her finding herself also at odds with her relation to writing, which when carried out
uncritically often proves to be one of domination: as holder of speech, she usually writes from a
position of power, creating as an ‘author,’ situating herself above her work and existing before it,
rarely simultaneously with it (Minh-ha 6).
Les problèmes qu’évoque Minh-ha dans cette citation sont des problèmes auxquels Sebbar et
Djebar font face, mais elles ont essayé de trouver des solutions. L’une de ces solutions, comme
Sebbar l’a évoquée dans son entretien avec Makhlouf-Cheval, c’est d’infuser l’écriture en
français avec des aspects de la sensibilité orale algérienne. Et nos études des textes nous
suggèrent qu’une autre solution est d’incorporer des descriptions poétiques vives, et de donner
voix aux femmes algériennes elles-mêmes par le biais de l’évocation des arts expressifs comme
la danse et la musique. Nous étudierons le rôle de la danse plus loin dans ce chapitre, mais nous
avons déjà vu dans le deuxième chapitre que les expressions sonores comme les cris et la
musique sont une façon de donner voix aux femmes représentées, au lieu d’écrire en tant
qu’auteure dominatrice qui décide elle-même comment exprimer les identités et les expériences
des Algériennes.
D’autres modes artistiques que l’écriture et le son
Nous avons déjà discuté comment Djebar et Sebbar évoquent dans leurs écritures les sons
et la musique pour mieux exprimer les voix des femmes. Mais elles font appel aussi à beaucoup
d’autres modes expressifs et artistiques, comme la poésie, le cinéma et la danse. La poésie est
une forme d’écriture, mais aucun personnage féminin dans les œuvres de Sebbar et de Djebar
n’écrit de la prose, alors la poésie a une place privilégiée pour les personnages féminins dans
leurs œuvres. Selon Hélène Cixous dans Le rire de la Méduse, le lien entre les femmes et la
71
poésie s’explique ainsi : « la poésie n’est que de prendre force dans l’inconscient et que
l’inconscient, l’autre contrée sans limites, est le lieu où survivent les refoulés : les femmes »
(Cixous 43). Cixous dit que la poésie est une expression de l’inconscient qui peut aider au
défoulement des femmes opprimées. Pour elle, la poésie est une expression de l’inconscient, et
les femmes vivent dans le domaine de l’inconscient car leurs tentatives de s’exprimer ont été
supprimées depuis longtemps.
Nos lectures de leurs textes nous suggèrent que Djebar et Sebbar sont d’accord avec
Cixous pour ce qui est du lien entre les femmes et la poésie, ou l’expression symbolique et
artistique plus généralement. Par exemple, dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts
de Leïla Sebbar, le personnage principal, Shérazade, écrit des poèmes dans son journal intime, et
elle décide qu’elle va les envoyer à un journal pour essayer de les faire publier (Shérazade 215).
Comme l’explique Mary Elisabeth McCullough dans son essai « The Orchestration of the Arts in
Leïla Sebbar’s Shérazade, » les arts comme la poésie, la musique, la danse et l’art visuel servent
de « positive force » dans la vie de Shérazade, ce qui l’aide à vivre même quand elle doit subir
de grands défis (McCullough 347). La poésie, la musique, et la danse sont des arts expressifs qui
permettent à Shérazade de s’exprimer et ainsi d’explorer son propre identité. La conception de
l’art visuel comme ‘force positive’ semble contradictoire au premier abord à cause de son lien
avec l’orientalisme, mais Shérazade n’utilise pas l’art visuel comme mode d’expression ; les
tableaux sont plutôt un moyen de voir ce qu’elle veut éviter dans sa vie. Elle regarde l’art
orientaliste et les peintures des odalisques pour comprendre le processus colonial et pour définir
le chemin qu’elle ne veut pas suivre, ce qui l’aide en même temps à comprendre l’identité qu’elle
veut se forger et à vivre la vie qu’elle veut mener.
72
Un autre mode d’expression artistique qui est exploré par Sebbar et Djebar, c’est le film.
Chaque auteure traite le cinéma dans au moins une de leurs œuvres, même si le rôle du film est
différent chez chaque auteure. Dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée les yeux verts, on a
l’exemple de Julien qui veut que Shérazade joue dans son film. Sebbar semble vouloir souligner
le fait que le film est toujours un mode expressif qui se fie au visuel, et qui peut ainsi facilement
devenir voyeuriste comme la peinture orientaliste. Au moment où Shérazade se voit à l’écran
pour la première fois après avoir tourné une scène, elle se sent séparée d’elle-même : « C’était
bizarre, comme s’il ne s’agissait pas d’elle. Celle qu’elle voyait n’était pas elle. Elle l’intéressait,
mais à distance » (Shérazade 219). Mais les deux hommes français, Julien et son ami qui tourne
le film, trouvent qu’elle est magnifique et aiment la regarder à l’écran. Ce décalage entre les
réactions des hommes et celle de Shérazade souligne l’aspect voyeuriste du cinéma, car il imite
le décalage entre les expériences de l’orientalisme de la perspective des hommes et des femmes.
Ensuite, Sebbar souligne même plus clairement le lien entre le film et le regard masculin
et orientalisant, car juste après qu’elle se voit à l’écran, Shérazade regarde un livre avec des
photographies, intitulé Femmes algériennes 1960. Il dépeint « Les visages des femmes dévoilées
devant l’appareil photographique que manipulait le Français soldat-photographe, pour le
recensement de plusieurs villages à l’intérieur, ces visages avaient la dureté et la violence de
ceux qui subissent l’arbitraire sachant qu’ils trouveront en eux la force de la résistance » (220).
Avec cette juxtaposition, Sebbar nous rappelle que le film est toujours un mode d’expression qui
ne permet pas complètement l’expression de soi, même si le sujet parle à haute voix. Il faut une
caméra photo qui ‘voit’ le sujet, comme l’appareil photo du soldat français qui a photographié les
femmes dans Femmes algériennes 1960, et qui représente tout le système colonial.
73
Mais chez Assia Djebar, la signification du film comme mode expressif est différente car
elle-même est cinéaste et auteure. Son premier film, qui a été tourné en 1977, s’appelle La nouba
des femmes du Mont Chenoua. Laurence Huughe explique le contenu du film dans son article
quand il écrit que le film est
A precious collection of narratives by women who experienced the war of liberation close up or at
a distance. If the documentary aspect of this feature-length film at first allows the filmmaker to
efface herself as an individual, Djebar later recognizes that this individuality is always present
nevertheless and that it even plays an essential role at the time of editing. Through the camera’s
eye, reality no longer appears through « the eyes of the French language » (Le Clézio, 243) but
through the « voice-eyes of Algerian women (Huughe 871).
Comme Huughe l’explique, Djebar valorise le film comme mode d’expression car il permet aux
femmes de s’exprimer elles-mêmes, de parler à haute voix. Comme cinéaste, Djebar n’est pas
obligée de transcrire leurs voix en écriture car leurs paroles sont déjà enregistrées exactement
comme les femmes les ont prononcées. En plus, comme nous l’avons vu dans le premier
chapitre, Djebar joue avec les rôles des femmes et des hommes dans ce film, car le protagoniste
est une femme qui voyage partout en Algérie pour parler avec les Algériennes, tandis que son
mari est handicapé et doit ainsi rester à l’intérieur de la maison, ne voyant la réalité du monde
extérieur qu’à travers la fenêtre (Huughe 870). Alors il est évident que Djebar et Sebbar
n’utilisent pas le film de la même manière ou avec les mêmes buts. Djebar explore le film
comme un nouveau mode de l’expression des identités et des paroles des femmes algériennes.
Mais pour Sebbar, le film reste trop visuel pour pouvoir devenir un mode d’expression libérateur
pour les femmes. Ce qui importe plus que les différences d’opinion de Sebbar et de Djebar au
sujet du cinéma, c’est que toutes les deux explorent le rôle de beaucoup d’arts expressifs
différents, comme la poésie et le film.
74
Le lien entre l’esprit et le corps, ‘l’écriture du corps’
En Occident, la culture souligne en général l’expression à travers l’esprit plutôt qu’à
travers le corps. Mais dans la théorie féministe et dans les œuvres de Sebbar et de Djebar, on
trouve que quelques écrivaines proposent un lien fort entre l’expression des femmes et leurs
corps. Hélène Cixous est l’initiatrice de ce concept, car elle définit une ‘écriture féminine’ qui
serait justement l’écriture par le biais du corps, par opposition à l’esprit. Selon Trinh Minh-ha,
qui est du côté de Cixous, « We write—think and feel—(with) our entire bodies rather than only
(with) our minds or hearts. It is a perversion to consider thought the product of one specialized
organ, the brain, and feeling, that of the heart » (Minh-ha 36). Minh-ha parle dans le contexte des
femmes et surtout des femmes postcoloniales, et elle affirme que l’écriture vient de l’ensemble
du corps. Minh-ha continue en citant Hélène Cixous, selon laquelle la femme est « a whole –
;whole composed of parts that are wholes’ – through which language is born over and over
again » (38-39). Nous avons discuté l’idée que la femme est fragmentée dans le sens qu’elle est
plurielle, mais que ce n’est pas une fragmentation qui la rend ‘incomplète.’ Les fragments créent
un ‘tout’ unifié dans le corps de la femme et ce sont toutes ces parties du corps que les femmes
utilisent pour écrire. La définition de Minh-ha de ‘l’écriture du corps’ est la suivante :
That abstract-concrete, personal-political realm of excess not fully contained by writing’s unifying
structural forces. Its physicality (vocality, tactility, touch, resonance), or edging and margin,
exceeds the rationalized “clarity” of communicative structures and cannot be fully explained by
any analysis. It is a way of making theory in gender, of making of theory a politics of everyday
life, thereby re-writing the ethnic female subject as site of differences (44).
Selon Minh-ha qui suit Cixous, ‘writing the body’ élimine la hiérarchie de l’écriture, et cette
sorte d’écriture permet à l’écrivaine de rendre visible l’oppression des femmes, et de représenter
la pluralité de leurs identités.
75
Assia Djebar et Leïla Sebbar nous indiquent qu’elles sont aussi dans le camp de Cixous.
Leurs écritures sont des ‘écritures du corps’ car elles s’engagent dans leurs identités féminines,
que ce soit dans leurs sexualités ou dans leurs idées politiques pour l’égalité des femmes.
Christiane Chaulet-Achour décrit cette ‘écriture du corps’ dans le contexte de l’écriture de
Djebar et de Sebbar spécifiquement quand elle explique, « Les écrivains ont su préserver le
jaillissement de la source de toute écriture de femme, ‘le corps.’ Ils l’ont offert. L’Algérienne
aujourd’hui le reconnaît, le reprend et lui redonne sa mobilité. Elle ne peut alors, dans le contexte
où elle se situe, qu’entrer en dissidence. Dotant ce corps d’une voix, elle écrit ‘entre corps et
voix’ » (Chaulet-Achour 59). L’écriture de Djebar et de Sebbar est ‘entre corps et voix’ car elles
évoquent leurs identités et se servent de leurs expériences de femmes pour exprimer leurs
propres voix et pour interpréter les voix des Algériennes passées et présentes. Leurs personnages
féminins s’expriment après des années d’oppression et de silence, donc les auteures doivent
utiliser leurs corps, leurs caractères de femmes, pour libérer ces voix.
Dans L’amour, la fantasia, Djebar évoque cette ‘écriture du corps’ quand elle décrit
l’écriture,
Quand la main écrit, lente posture du bras, précautionneuse pliure du flanc en avant ou sur le côté,
le corps accroupi se balance comme dans un acte d’amour […] l’écriture, se mirant en elle-même
par ses courbes, se perçoit femme, plus encore que la voix. Elle souligne par la seule présence où
commencer et où se perdre ; elle propose, par le chant qui y couve, aire pour la danse et silice pour
l’ascèse, je parle de l’écriture arabe dont je m’absente, comme un grand amour (L’amour 255).
Dans ‘l’écriture du corps’ il s’agit d’une confirmation de la sexualité des femmes qui a été
opprimée depuis si longtemps, et ici Djebar démontre qu’il y a même un lien entre l’acte d’écrire
et l’acte sexuel. En plus, elle décrit l’écriture comme l’incarnation d’une femme car l’écriture
personnifiée « se perçoit femme. » Djebar décrit l’écriture comme ayant du chant et de la danse
en son sein, ce qui peut expliquer la présence de ces modes artistiques dans ses œuvres. À la fin
76
de cette citation, nous voyons encore une fois comment la question de l’écriture est liée à la
question de la langue pour Djebar. Elle exprime son désir d’incorporer de la langue arabe dans le
sens de son écriture même si elle ne peut pas écrire en arabe, comme elle l’a dit dans son
entretien avec Marguerite Le Clézio.
L’aspect voyeuriste et l’aspect positif de la danse ou de l’expression du corps
Lorsqu’on discute la présence des ‘corps’ dans les œuvres de Sebbar et de Djebar, on
peut discuter cette ‘écriture féminine’ du corps que pratiquent nos deux auteures. Mais il y a
aussi un accent mis sur une autre sorte d’expression liée au corps. Nos deux auteures écrivent des
personnages féminins qui s’expriment au moyen de modes expressifs qui sont issus du corps,
comme les cris qu’on a discutés dans le deuxième chapitre, ou la danse. Cela démontre une autre
sorte de lien entre la femme et le corps. Ce n’est pas le lien que Cixous présente dans sa
discussion de l’écriture du corps, mais c’est quand même un lien qui contredit la tradition
patriarcale qui dit que les femmes doivent avoir honte de leurs corps et les cacher.
La danse est très présente dans plusieurs œuvres de Djebar et de Sebbar. Comme nous
l’avons vu dans notre discussion du cinéma, avant d’examiner le rôle de la danse dans ces textes
il faut souligner l’aspect visuel de la danse, car cet aspect peut être lié à l’orientalisme et au
regard masculin que ces femmes ont subi depuis si longtemps. Comme elle l’a fait avec son
traitement du film dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée les yeux verts, Leïla Sebbar souligne
l’aspect visuel et voyeuriste de l’expression de la danse. Elle décrit une fête à laquelle Shérazade
assiste avec ses amies Zouzou et France. La fête est organisée par des Français bourgeois qui
invitent des jeunes femmes ‘exotiques’ afin de les regarder et de les recruter pour devenir
modèles et danseuses. La narratrice remarque,
Lorsqu’elles arrivèrent avec Shérazade, les habitués n’allèrent pas tout de suite vers elles pour les
embrassades rituelles. On les regardait. Elles s’étaient assises sur les coussins soyeux disposés
77
autour du palmier central, un vrai palmier à larges palmes très vertes, sans dattes, qui s’ouvraient
vers les balcons intérieurs d’une loggia qui faisait le tour de l’immense pièce carrée, comme dans
une cour ou plutôt un salon mauresque. […] Elles se levèrent pour danser. C’était du hard-rock.
France réclama du reggae, du vrai. Shérazade dansait aussi bien que France. Elles se retrouvèrent
soudain seules sous le palmier ; les autres les regardaient, formant un cercle aussi compact que
ceux de l’esplanade de Beaubourg autour des tambours africains ou marocains… Ils avaient tout à
coup l’air de touristes (Shérazade 123).
Cette scène dénonce le processus d’orientalisme dans la mesure où les Français sont fascinés par
l’apparence des filles d’origine algérienne, comme si elles étaient des odalisques. Ici, Shérazade
et ses amies ne semblent pas danser pour s’exprimer. Si au départ elles voulaient danser pour
s’exprimer, les voyeurs ont corrompu cette intention et l’ont transformée en processus
orientaliste.
Assia Djebar explore le potentiel qu’a la danse de devenir aussi un phénomène
orientaliste, comme dans l’extrait de L’amour, la fantasia dans lequel des soldats français
retiennent des Algériennes en otage pendant la guerre et les obligent à leur donner leurs bijoux :
« La jeune fille n’eut plus sur elle que sa robe légère aux plis relâchés et que son gilet aux amples
manches de gaze. […] Reprenant le même mouvement de ballerine, plus souplement encore, elle
fit glisser sur ses hanches la ceinture de lourds sequins » (L’amour141). Cette jeune femme est
décrite comme une danseuse quand elle est devant des soldats mâles qui la regardent sûrement
d’un œil orientaliste.
Dans Ombre Sultane, il y a une description semblable quand la narratrice décrit Hajila
qui entend beaucoup de sons effrayants quand elle sort de la maison. Encore une fois, Djebar
décrit la femme qui se déshabille avec des gestes de danseuse : « Ton pied s’arrête ; d’un
mouvement bref de danseuse, tu secoues une épaule, l’autre : d’un coup, la laine tombe sur tes
hanches, dévoile ton corsage » (Ombre 47). Cette fois-ci, on n’est pas sûr qu’il y ait des
spectateurs dans la rue, mais le lecteur et la narratrice la regardent et avec ses mouvements de
78
danseuse qu’elle fait en enlevant son voile, elle se sent à la fois exposée et comme si elle se
révoltait contre l’oppression maritale. En plus, le chapitre où se trouve cet extrait s’appelle ‘Au-
dehors, nue,’ ce qui souligne l’aspect d’exposition dans ce moment.
Quand elles incorporent l’art de la danse dans leurs œuvres, Assia Djebar et Leïla Sebbar
font attention à son potentiel de virer à l’orientalisme, à cause de sa nature visuelle et à cause de
la longue histoire du lien entre les corps des femmes ‘orientales’ et les regards masculins
orientalistes. Dans Les femmes au bain, Sebbar précise cette relation quand elle décrit les
femmes européennes qui voyagent en Algérie pour observer et même apprendre la danse
orientale : « gourmand[es] de ces ventres qui ondulent, s’offrent et se dérobent, les seins
frémissent et la bouche charnue chantonne. Les ‘femmes de l’Est’ dansent à l’orientale jusqu’à
l’aube » (Femmes au bain 15). Tout comme les deux auteures explorent l’orientalisme de l’art
visuel dans leurs ouvrages, elles explorent aussi l’aspect visuel et ainsi le potentiel orientalisant
de la danse. Elles ne peuvent pas proposer la danse comme mode d’expression de résistance
productive sans reconnaître son potentiel de mener à la même oppression contre laquelle elles
veulent lutter.
Mais malgré le fait que Djebar et Sebbar reconnaissent ce potentiel d’inciter le
voyeurisme, elles nous montrent que le lien entre les femmes et leurs corps peut devenir aussi un
moyen important de l’expression de soi, comme les autres arts qu’on a discutés. Dans L’amour,
la fantasia, Assia Djebar décrit une ‘langue du corps’ qui existe dans chaque femme, et dont elle
peut se servir pour s’exprimer. Quant à cette ‘langue’ de Djebar, il ne s’agit pas seulement de
l’écriture. Djebar explique,
Pour les fillettes et les jeunes filles de mon époque […] tandis que l’homme continue à avoir droit
à quatre épouses légitimes, nous disposons de quatre langues pour exprimer notre désir, avant
d’ahaner : le français pour l’écriture secrète, l’arabe pour nos soupirs vers Dieu étouffés, le libyco-
berbère quand nous imaginons retrouver les plus anciennes de nos idoles mères. La quatrième
79
langue, pour toutes, jeunes ou vieilles, cloîtrées ou à demi émancipées, demeure celle du corps que
le regard des voisins, des cousins, prétend rendre sourd et aveugle, puisqu’ils ne peuvent plus tout
à fait l’incarcérer ; le corps qui, dans les transes, les danses ou les vociférations, par accès d’espoir
ou de désespoir, s’insurge, cherche en analphabète la destination, sur quel rivage, de son message
d’amour (L’amour 254).
Selon Djebar, les femmes s’expriment à travers la danse dans les moments d’espoir ou de
désespoir, quand les mots et les sons ne suffisent pas. Elle dit que cette ‘langue du corps’ ne peut
pas être limitée par les regards des autres comme les sons ou les perceptions visuelles qui
peuvent être bloqués. Cette langue peut se manifester dans ‘la danse, la transe, ou la
vocifération,’ mais ces trois modes d’expression impliquent que le corps est au centre. La langue
du corps que décrit Djebar est au-delà des autres modes d’expression car elle résiste à
l’emprisonnement et elle joue un rôle particulier que les langues parlées comme l’arabe ou le
français ne peuvent pas toujours accomplir, ce qui est d’exprimer l’essence intérieure des espoirs
et des désespoirs des femmes.
En plus, chez Djebar la danse n’est pas seulement une façon de s’exprimer pour les
femmes, mais elle les réconforte aussi. Dans un passage de L’amour, la fantasia, la narratrice
décrit les fêtes de sa famille et elle dit que c’était rassurant pour elle comme enfant de regarder
les danseuses. Elle se rappelle,
Dans les fêtes de mon enfance, les bourgeoises sont assises écrasées de bijoux, enveloppées de
velours brodé, le visage orné de paillettes ou de tatouages. Les musiciennes développent la litanie,
les pâtisseries circulent, les enfants encombrent les pieds des visiteuses parées. Les danseuses se
lèvent, le corps large, la silhouette tranquille… Je n’ai d’yeux que pour ma mère, que pour mon
rêve sans doute où je me représente adulte, moi aussi dansant dans cette chaleur. Les rues de la
ville sont loin ; les hommes n’existent plus. L’éden s’étale immuable : danses lentes, visages
mélancoliques qui se laissent bercer… (285-286).
L’expression à travers la danse devient importante car elle permet l’expression des identités qui
ont été supprimées au passé, ce qui rassure la narratrice, et on suppose que cela rassure les autres
femmes aussi. En fait, la danse est un des rares modes d’expression qui n’étaient pas
80
complètement supprimés par les oppresseurs au passé. La danse fait partie de la tradition
folklorique dans le monde arabe, et traditionnellement les femmes avaient la permission de
danser entre elles dans des rassemblements sociaux privés. Comme nous l’avons vu dans les
entretiens cités dans l’introduction, c’est le but de Djebar et de Sebbar de mélanger la tradition
culturelle algérienne avec la liberté moderne des femmes. Ces références à la danse sont un
exemple de la stratégie des deux auteures de s’approprier des traditions du passé pour les mettre
dans un contexte contemporain de l’expression libre féminine.
Tandis que l’art visuel ne peut évoquer que l’aspect extérieur d’une femme, la musique et
la danse sont des arts que les femmes créent elles-mêmes avec leurs corps pour se représenter.
Ces expressions artistiques peuvent exprimer à la fois la réalité physique et la réalité de l’esprit.
La peinture orientaliste veut décrire seulement l’extérieur des femmes, mais à travers ces autres
modes expressifs, les femmes se servent de ce qu’elles sentent et pas de ce qu’elles voient, et
ainsi elles expriment quelque chose de plus profond. Mais ce qui devient même plus profond
qu’un de ces modes d’expression intérieure tout seul, c’est quand les femmes peuvent synthétiser
plusieurs modes d’expression intérieure comme la danse et le chant en même temps, ce qu’on
trouve assez souvent dans les ouvrages de Djebar et de Sebbar. Nous avons établi que ces
femmes auxquelles Sebbar et Djebar donnent des voix ont des identités plurielles et complexes,
et qu’historiquement leurs voix ont été coupées et leurs identités simplifiées. Maintenant, à
travers les références aux arts synthétisés, les deux auteures permettent aux femmes de
s’exprimer en profondeur pour refléter leurs identités plurielles.
La synthèse de plusieurs modes d’expression artistique
Selon Laurence Huughe, Djebar elle-même et les personnages dans ses œuvres ont
souffert, mais cette souffrance peut être « mitigated through the ‘autobiography in the plural,’ the
81
scriptural equivalent of these feminine gatherings » (Huughe 875). Huughe établit un lien entre
les rassemblements de femmes comme dans le hammam ou au patio, et les œuvres de Djebar qui
sont aussi des rassemblements de femmes dans le sens qu’elles réunissent les voix de plusieurs
femmes différentes dans un seul texte. Cette pluralité de voix est le moteur primaire pour Djebar
et Sebbar d’écrire des descriptions poétiques et de faire référence aux femmes qui se représentent
au moyen de plusieurs arts expressifs. Elles évoquent des moments de synthèse de plusieurs
modes expressifs car cette synthèse se fait d’une pluralité qui forme le total de l’expression, ce
qui reflète la pluralité d’influences culturelles et d’expériences variées de leurs personnages
féminins.
Assia Djebar présente plusieurs moments où ses personnages féminins synthétisent des
arts. Dans ces scènes, elle dépeint une femme qui est dans un des rassemblements de femmes que
nous avons explorés, et la femme exprime sa douleur à travers une transe qui est caractérisée par
l’expression sonore et l’expression du mouvement en même temps. Le premier moment d’une
transe c’est dans L’amour, la fantasia quand la grand-mère de la narratrice entre dans un
rassemblement de femmes. Djebar décrit la scène ainsi :
Ma grand-mère arrivait enfin, en comédienne à l’art consommé. Droite, la tête enturbannée de
foulards bariolés, le corps allégé dans une tunique étroite, elle se mettait à danser lentement. Nous
toutes, spectatrices, nous le pressentions : malgré les apparences, ce n’était pas une fête qui
commençait. […] Enfin la crise intervenait : ma grand-mère, inconsciente, secouée par les
tressaillements de son corps qui se balançait, entrait en transes. […] Un tambour scandant la crise,
les cris arrivaient : du fond du ventre, peut-être même des jambes, ils montaient, ils déchiraient la
poitrine creuse, sortaient enfin en gerbes d’arêtes hors de la gorge de la vieille. On la portait
presque, tandis que, transformant en rythmique ses plaintes quasi animales, elle ne dansait plus
que de la tête, la chevelure dénouée, les foulards de couleurs violentes, éparpillés sur l’épaule. Les
cris se bousculaient d’abord, se chevauchaient, à demi étouffés, puis ils s’exhalaient gonflés en
volutes enchevêtrées, en courbes tressées, en aiguilles. Obéissant au martèlement du tambour de
l’aveugle, la vieille ne luttait plus : toutes les voix du passé bondissaient loin d’elle, expulsées hors
de la prison de ses jours. […] par cette liturgie somptueuse ou dérisoire, qu’elle déclenchait
82
régulièrement, elle semblait protester à sa manière… Contre qui, contre les autres ou contre le sort,
je me le demandais. Mais quand elle dansait, elle redevenait reine de la ville, indubitablement.
Dans cet antre de musiques et de sauvagerie, elle puisait, sous les yeux de nous tous rassemblés, sa
force quotidienne (L’amour 206-208).
Dans cette vive description d’un état de transe, la grand-mère exprime sa propre voix en même
temps qu’elle s’exprime dans le mouvement rythmique de son corps. Elle écoute un tambour,
elle crie rythmiquement et elle danse, sentant ses émotions de tout son corps. La narratrice décrit
ce moment comme à la fois une protestation et une expression des ‘voix du passé,’ ce qui
renforce notre idée que cette synthèse de modes d’expression artistique est particulièrement
appropriée pour l’expression des expériences des femmes algériennes.
La danse et les vociférations sont des façons de s’exprimer liées aux cultures anciennes
tribales, alors cette synthèse de la voix et de la danse n’est pas quelque chose de nouveau. Mais
comme nous l’avons déjà discuté, Sebbar et Djebar ne veulent pas éliminer ou ignorer l’ancienne
expression traditionnelle et orale de la langue arabe parlée. Elles veulent plutôt se l’approprier
pour qu’elle n’opprime plus. Nos auteures rassemblent pour leurs personnages des modes
d’expression anciens et les supplémentent avec des modes nouveaux pour les femmes, comme
l’écriture. Ce mélange expressif est spécifique aux femmes algériennes et leur permet de
s’exprimer et de se libérer.
Dans Ombre Sultane il y a un autre moment où une vieille femme s’exprime à travers une
transe. Encore une fois, on voit que cette femme danse et crie en même temps pour exprimer ses
sentiments profonds. Quand la mère de Hajila découvre que sa fille sort de la maison et désobéit
à son mari, la mère devient complètement désespérée, car ce mariage est très important pour le
statut social de sa fille. Djebar ne décrit pas ce moment comme une ‘transe,’ mais les actions de
la mère sont très similaires à celles de la grand-mère dans L’amour, la fantasia. La narratrice
raconte,
83
Elle se bat spasmodiquement la poitrine de ses mains rougies de henné. Sa coiffe aux franges fines
[…] se défait, ses yeux sont révulsés, sa bouche béante […]. Elle pleure, la mère ; elle psalmodie,
elle murmure, puis chante par accès. Elle s’arrête lorsque la respiration lui manque ; un râle
ponctue le rythme. Et la litanie aborde son second mouvement. Tu regardes, sans écouter. La
vision prend le dessus ; tu interromps le son, tu coupes le cordon des lamentations. Touma te
fascine par la danse avortée qu’elle amorce… […] Elle se livrait à ce théâtre auparavant une fois
par an dans la demeure que tu as laissée (Ombre 65).
Dans cette description comme dans celle de L’amour, la fantasia, la femme semble accéder à un
domaine émotionnel et expressif qui est au-delà du domaine superficiel qui s’exprimerait à
travers la langue parlée sans son rythmique et sans mouvement.
Il faut noter que dans ces deux citations, il y a un aspect de voyeurisme pour le lecteur
qui regarde ce spectacle décrit par Djebar comme « un théâtre. » Dans la citation de L’amour, la
fantasia, la grand-mère est « sous les yeux de nous tous rassemblés, » et dans Ombre Sultane
Isma dit à Hajila que « tu regardes, sans écouter. » Mais ici, les hommes sont exclus et ce ne sont
que des femmes qui la regardent. La femme en état de transe fascine les autres femmes car elles
comprennent les sentiments qu’exprime la femme ; dans un sens, elle s’exprime pour elles
toutes. Alors, ce regard est moins un regard orientalisant ou voyeuriste qu’un regard de solidarité
féminine.
Tandis qu’Assia Djebar emploie l’image des femmes en état de transe, Leïla Sebbar se
concentre plutôt sur ses personnages féminins individuels qui démontrent une utilisation d’une
multiplicité d’expressions comme l’écriture, la danse, et la musique, et qui réunissent l’ancien et
le moderne. Dans Shérazade, 17 ans, brune, frisée les yeux verts, Sebbar crée un personnage
féminin qui pratique la poésie, la musique, le film, et la danse, et qui s’intéresse à la littérature et
regarde l’art visuel. Grace à l’essai de McCullough, nous savons déjà que Shérazade semble
avoir vraiment besoin de ces modes d’expression artistiques pour vivre. Elle s’exprime à travers
la poésie et la danse, et le film dans un sens aussi, et elle veut apprendre à chanter pour pouvoir
84
s’exprimer musicalement aussi. Cette jeune femme ne synthétise pas les modes d’art
simultanément comme les femmes en état de transe, mais en tant que personnage, elle réunit
plusieurs arts dans sa quête de se comprendre et de s’exprimer.
Dans Les femmes au bain il y a un jeune personnage féminin qui s’échappe de sa maison
et se déguise en jeune garçon. Mais après quelque temps, elle devient chanteuse et danseuse dans
un cabaret après avoir rencontré une autre chanteuse et danseuse. Sebbar continue à montrer son
désir d’exposer le voyeurisme de cette sorte d’expression artistique, car la jeune femme décide
de quitter son occupation comme chanteuse et danseuse à cause de la fétichisation des femmes
artistes par les hommes qui les regardent (Femmes au bain 67-68). Mais en même temps, la
femme est très heureuse au début de pouvoir s’exprimer en dansant et en chantant, et ce n’est que
le voyeurisme des hommes qui abîme cette expérience pour elle.
Assia Djebar et Leïla Sebbar nous montrent comment l’art orientaliste ne réussit
pas du tout à exprimer les réalités variées de ces femmes, et puis elles nous montrent une
méthode alternative. Les auteures écrivent elles-mêmes dans une ‘écriture du corps’ comme le
dit Cixous, car elles reconnaissent et utilisent leurs identités féminines en écrivant leurs
ouvrages. Mais pour leurs personnages féminins, qui ne sont pas des écrivaines, Sebbar et Djebar
proposent des modes d’expression qui se servent de la voix parlée, chantée et criée, et du
mouvement du corps. Elles explorent toutes les possibilités expressives pour trouver des moyens
de permettre aux femmes de s’exprimer avec des voix qui étaient opprimées au passé et sont
toujours opprimées, en effaçant les confins traditionnels liés au colonialisme et au patriarcat.
Avec ce travail de Djebar et de Sebbar, leurs personnages féminins commencent à exprimer leurs
réalités multiples et fragmentées de femmes algériennes du passé et du présent.
85
Conclusion
Dans le tableau Femmes d’Alger dans leur appartement d’Eugène Delacroix, nous
voyons trois femmes simples et soumises. Les deux femmes blanches sont assises, et la femme
noire, qui représente probablement une servante, est debout à la périphérie du tableau et elle se
détourne du spectateur. Aucune femme ne regarde le spectateur (ou le peintre) directement, et
aucune ne semble avoir une raison d’être sauf d’être regardée, vue comme un objet à analyser, à
admirer, et à désirer. Elles sont réservées et ne communiquent ni entre elles ni avec le spectateur.
Delacroix a volé cette image car il n’aurait pas dû être admis dans un harem. Mais les femmes ne
semblent pas être fâchées, et en fait il n’y a aucune émotion sur leurs visages. Selon Delacroix,
elles sont des sujets artistiques sans voix et sans identité.
Mais Assia Djebar et Leïla Sebbar voient cette peinture complètement différemment.
Selon elles, les trois femmes se parlent, et elles parlent avec les spectateurs. Elles sont
conscientes du fait que Delacroix les regarde comme des objets, et elles résistent à son désir de
leur voler leurs identités. Elles ont des sentiments profonds qu’elles expriment à travers la parole
et l’écriture, et aussi à travers la danse, la musique et les cris. Leurs identités sont complexes et
leurs expériences sont multiples et fragmentées, mais elles ne sont pas du tout soumises et elles
n’ont pas du tout besoin de quelqu’un qui s’exprime à leur place. Sebbar et Djebar les laissent
exprimer leurs voix collectivement pour transcender l’oppression et la violence du colonisateur
et de l’homme patriarcal qu’elles ont subies au passé et qu’elles continuent à subir.
Sebbar et Djebar sont les interprètes de ces voix. Comme femmes algériennes elles-
mêmes, elles partagent cette identité plurielle, et elles aident l’ensemble des femmes algériennes
à changer la signification des représentations, comme celle de Delacroix, de leurs identités et de
leurs expériences. Elles révèlent leur capacité de résister à la domination, capacité qui a été
86
ignorée pendant la période coloniale. C’est un défi pour une auteure comme Djebar ou Sebbar de
trouver un moyen de laisser s’exprimer ses personnages, pour ne pas donner l’impression que
l’auteure contrôle tout. La stratégie de nos deux auteures semble être d’incorporer beaucoup de
références aux arts expressifs qui permettent aux personnages féminins de s’exprimer à
l’intérieur de l’écriture des auteures. En plus, Sebbar et Djebar doivent réagir à l’art orientaliste
car il est lié aux personnages féminins algériens qu’elles veulent dépeindre. Leur réponse au
voyeurisme et aux stéréotypes de ce genre d’art, c’est de lutter contre la tradition visuelle en
privilégiant des modes d’expression non visuels.
Nous avons vu comment Assia Djebar et Leïla Sebbar s’engagent avec l’art européen
orientaliste en s’appropriant ces tableaux pour faire parler les femmes qui ont été allongées
silencieusement par les peintres européens. Ces tableaux font partie de l’histoire colonialiste de
l’Algérie, mais ils représentent aussi le patriarcat du pays, car la plupart d’entre eux dépeignent
les femmes ‘emprisonnées’ dans un harem. Dans leurs écritures, Sebbar et Djebar changent
complètement la signification de ces tableaux orientalistes et les femmes algériennes dans les
peintures deviennent des femmes fortes et capables de s’exprimer. Pour nos deux auteures,
l’appropriation des images orientalistes est un petit aspect du plus grand travail de laisser
s’exprimer et d’entendre les voix des Algériennes du passé et du présent.
Les femmes qui étaient dépeintes comme muettes et sans identité dans l’art orientaliste
ont des voix puissantes et variées chez Djebar et Sebbar. La représentation visuelle est liée au
colonialisme et au patriarcat en Algérie selon nos deux auteures, alors elles se focalisent plutôt
sur les voix plurielles de ces femmes. Dans ces œuvres, les Algériennes récupèrent leur rôle
comme conteuses de l’histoire, car leurs voix étaient ignorées pendant toute la période coloniale
et sont toujours souvent ignorées dans la société algérienne.
87
Les femmes Algériennes trouvent des endroits féminins privés qui leur permettent de
parler de leurs expériences partagées, de leurs douleurs, et de leurs amours et leurs joies.
Historiquement, les femmes algériennes ne pouvaient jamais parler d’elles-mêmes car c’était
perçu comme égoïste, et elles ne pouvaient jamais être complètement franches car leur culture
leur interdisait de parler de certains sujets comme le sexe et le mariage. Même dans les endroits
féminins et protégés, les personnages femmes de Sebbar et de Djebar en Algérie hésitent à
s’exprimer, car l’expression à haute voix leur était interdite depuis si longtemps.
La musique, la poésie et la danse permettent aux femmes d’exprimer leurs pensées
intérieures et leurs sentiments les plus profonds qui seraient difficiles à exprimer oralement à
cause de l’oppression historique de leurs voix. Les auteures synthétisent plusieurs arts expressifs
dans les actions de leurs personnages féminins pour démontrer un moyen d’exprimer leurs
existences plurielles. Selon nos auteures, la réalité de l’histoire de l’Algérie ne peut être
représentée qu’en consultant et en écoutant les Algériennes. Dans Regard interdit, son coupé, la
postface à Femmes d’Alger dans leur appartement, Djebar écrit « Échos des batailles perdues du
siècle passé, détails de couleurs dignes justement d’un Delacroix chez les récitantes
analphabètes : les voix chuchotées de ces femmes oubliées en ont développé des fresques
irremplaçables et ont tressé ainsi notre sens de l’histoire. […] la mère semble avoir monopolisé
en fait la seule expression authentique d’une identité culturelle » (Regard interdit 256-257).
Djebar et Sebbar n’ignorent pas que ces femmes continuent à devoir souvent chuchoter leurs
résistances et leurs expressions, car leur milieu les refoule toujours. Mais cela n’empêche pas
leur résistance, et les modes expressifs artistiques qu’elles utilisent les aident à s’exprimer
malgré et au-delà de cette domination.
88
Ces deux auteures ne disent pas que la lutte des Algériennes est finie, mais elles nous
montrent que les Algériennes sont prêtes à lutter, et qu’elles ont des outils importants pour mener
cette lutte, qui sont la collectivité de la résistance et des modes d’expression profonds et pluriels.
Dans un entretien avec la critique littéraire Mildred Mortimer, Assia Djebar explique la lutte
continue des femmes en Algérie. Elle dit, « Quand je me pose des questions sur les solutions à
trouver pour les femmes dans les pays comme le mien, je dis que l’essentiel, c’est qu’il y ait
deux femmes, que chacune parle, et que l’une raconte ce qu’elle voit à l’autre. La solution se
cherche dans des rapports de femmes. J’annonce cela dans mes textes, j’essaie de le concrétiser
dans leur construction, avec leurs miroirs multiples » (Entretien Mortimer). Selon Djebar,
l’expression collective des femmes est la seule solution, le seul moyen de résistance, pour leur
situation oppressive. Les « miroirs multiples » des œuvres de Djebar reflètent les identités et les
expressions des femmes. Quand il y a plusieurs miroirs dans une salle, on voit des reflets infinis
dans chaque miroir, ce qui peut représenter ici la pluralité de voix féminines et leurs relations
quand elles se parlent entre elles.
Pour Leïla Sebbar, la question des droits des femmes est clé. Dans un entretien au Centre
International d’Études Francophones elle dit, « Mon engagement dans la défense des droits des
femmes, il est simple, il est celui de tout citoyen qui se dit ‘citoyen’ ou ‘citoyenne.’ C’est tout,
vraiment » (Douaire-Banny 9). Dans le même entretien, elle discute le genre de son écriture en
disant qu’on ne peut pas vraiment la catégoriser, et que c’est cela qu’elle veut. Elle dit, « D’une
certaine manière, j’ai l’impression d’être restée sur la même ligne, et d’être toujours, dans ce que
j’écris, avec l’intime et la politique, et que j’ai besoin des deux. […] L’examen politique, c’est la
distance, c’est la distance avec le regard sur le monde, et l’intime c’est la possibilité par la
fiction, c’est-à-dire le travail de l’écrivain, du romancier, du nouvelliste, etc., d’être dans
89
l’intrusion de ce qui ne se donne pas, de soi » (12). Selon Sebbar, son écriture se compose
d’aspects politiques et d’aspects autobiographiques ou personnels. Comme chez Djebar,
l’écriture de Sebbar est de ce genre postcolonial où l’on ne peut pas vraiment faire la distinction
entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, la vérité et la fiction. Sebbar et Djebar
emploient ce mode d’écriture pour pouvoir explorer leurs propres liens personnels avec l’histoire
et le pays de l’Algérie en même temps qu’elles font parler les femmes algériennes du passé et du
présent pour les aider à continuer à résister à la domination impérialiste et patriarcale.
Leïla Sebbar et Assia Djebar ne luttent pas à la place des autres Algériennes, mais elles
luttent à côté d’elles. L’histoire de l’oppression en Algérie, et au Maghreb plus généralement, est
longue et difficile. Néanmoins, selon nos deux auteures, les femmes peuvent à la fois garder la
mémoire de cette histoire et lutter contre elle. Elles ont subi une double oppression depuis
longtemps, et maintenant elles comprennent mieux comment vivre dans la période postcoloniale
et postmoderne, et comment s’affirmer devant la domination impérialiste et patriarcale qui
persiste. Les femmes algériennes, avec leur capacité de préserver l’histoire et de s’exprimer
grâce à des modes d’expression qui sont au-delà du visuel, représentent les combattantes idéales
dans cette lutte continue contre toute forme de domination en Algérie. Cette lutte est toujours
pertinente aujourd’hui à cause de la présence islamiste algérienne, des forces néocoloniales, et de
la tendance répandue dans le monde de vouloir contrôler l’Autre.
90
Appendice
Image A
Eugène Delacroix: Femmes d’Alger dans leur appartement, l’huile sur toile, 1834 (Paris, Musée du Louvre); Photo : Scala/Art Resource, NY Image B
Henri Matisse: Odalisque: Harmonie en rouge, huile sur toile, 1927 (New York, Metropolitan Museum of Art, Jacques and Natasha Gelman Collection, 1998, Accession ID: 1999.363.44); © 2007 Succession H. Matisse, Paris/Artists Rights Society (ARS), New York, photo © The Metropolitan Museum of Art
91
Image C
Pablo Picasso : Les femmes d’Alger, huile sur toile, 1955. Collection San Francisco Museum of Modern Art, Gift of Wilbur D. May. © Estate of Pablo Picasso / Artists Rights Society (ARS), New York.
92
Bibliographie
Œuvres de Djebar
L'Amour, La Fantasia. éditions Jean-Claude Lattès, 1985. Publié.
Fantasia: An Algerian Cavalcade. Trad. Dorothy S. Blair. 1993 ed. Portsmouth, NH:
Heinemann, 1985. Publié.
"Femmes d'Alger Dans Leur Appartement." Femmes d'Alger Dans Leur Appartement. Albin
Michel, 1980. 61-138. Publié.
La Nouba Des Femmes Du Mont Chenoua. ---. Women Making Movies, 2007. DVD.
Ombre Sultane. 2006 ed. Paris: Éditions Albin Michel, 1987. Publié.
"Regard Interdit, Son Coupé." Femmes d'Alger Dans Leur Appartement. Albin Michel, 1980.
238-263. Publié.
A Sister to Scheherazade . Trad. Dorothy S. Blair. 1987th ed. Portsmouth, NH: Heinemann,
1993. Publié.
Women of Algiers in their Apartment. Trad. Marjolijn de Jager. Charlottesville: University Press
of Virginia, 1992. Publié.
Women of Islam: Photos: Magnum. Trad. Jean MacGibbon. London: Andre Deutsch, 1961.
Publié.
93
Œuvres de Sebbar
Sebbar, Leïla. "Biographie de Leïla Sebbar." Leïla Sebbar: Romancère et nouvelliste. 2007.
Web. 4/7/13 <http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/biographie.html>.
Les Femmes Au Bain. Saint-Pourçain-sur-Sioule: Bleu autour, 2006. Publié.
"Le Peintre Et Son Modèle." Le Peintre Et Son Modèle. Paris: Al Manar, 2007. 7-12. Publié.
Shérazade: 17 Ans, Brune, Frisée Les Yeux Verts. Paris: Éditions Stock, 1982. Publié.
Sherazade: Missing Aged 17, Dark Curly Hair, Green Eyes. Trad. Dorothy S. Blair. London:
Quartet Books Limited, 1991. Publié.
Ouvres Citées
Appiah, Kwame Anthony. "Is the Post- in Postmodernism the Post- in Postcolonial?" Critical
Inquiry 17.2 (1991): 336-57. Web.
Berger, John, et al. Ways of Seeing. London: British Broadcasting Corporation and Penguin
Books, 1973. Publié.
Bhabha, Homi K. « DissemiNation : time, narrative, and the margins of the modern nation. »
Nation and Narration. Ed. Homi K. Bhabha. London: Routledge, 1990. Publié.
Boer, Inge. "Orientalism." Encyclopedia of Aesthetics. Web.
Calle-Gruber, Mireille. Assia Djebar Ou La Résistance De l'Écriture: Regards d'Un Écrivain
d'Algérie. Paris: Maisonneuve et Larose, 2001. Publié.
94
Chaulet-Achour, Christiane. "Eugene Delacroix, Assia Djebar : Regards, Corps, Voix." De La
Palette à l’écritoire. Ed. Monique Chefdor. Vol. 2. Nantes: éditions joca seria, 1997. 53-60.
Publié.
Cixous, Hélène. "Le Rire De La Méduse." L'Arc: Simone De Beauvoir Et La Lutte Des Femmes.
Ed. Stéphanie Cordier. 2e ed. Vol. 61. Aix-en-Provence: , 1975. 39-54. Publié.
Donadey, Anne. "Two Major Francophone Women Writers, Assia Djebar and Leila Sebbar: A
Thematic Study of their Works." Research in African Literatures 33 (2002): 194. Publié.
Douaire-Banny, Anne. "Entretien Avec Leïla Sebbar." Centre International d'Études
Francophones (2011). Web.
Erickson, John D. "Maximin's L'Isolé Soleil and Caliban's Curse." Callaloo 15.1 (1992): 119-
130. Web.
Gronemann, Claudia. A Hybrid Gaze from Delacroix to Djebar Visual Encounters and the
Construction of the Female "Other" in the Colonial Discourse of Maghreb. Ed. S.
Gehrmann, H. Fischer-Tiné. London : Routledge, 2008. Publié. Routledge Studies in
Cultural History .
Gueydan-Turek, Alexandra. "Visions of Odalisques: Orientalism and Conspicuous Consumption
in Leila Sebbar's Le Peintre Et Son Modèle (2007)." Research in African Literatures 42
(2011): 97. Web.
Harrison, Colin. "Delacroix, Eugène." Grove Art Online. Web.
95
Huughe, L. "''Ecrire Comme Un Voile'': The Problematics of the Gaze in the Work of Assia
Djebar." World Literature Today. Trad. Jennifer Curtiss Gage. 70.4 (1996): 867-76. Web.
Thompson, James P. W. "Fromentin, Eugène." Grove Art Online. Web.
Khaldi, Boutheina. "Assia Djebar." Dictionary of Literary Biography, Volume 346: Twentieth-
Century Arab Writers. Eds. Majd Yaser Al-Mallah and Coeli Fitzpatrick. Vol. 346. Grand
Valley State University: Gale, 2009. 52-57. Web.
Leclerc, Jacques. "Algérie: Situation géographique et démolinguistique." L'aménagement
linguistique dans le monde. Université Laval, 2009.
Le Clézio, Marguerite. "Assia Djebar: Écrire Dans La Langue Adverse." Contemporary French
Civilization 9.2 (1985): 230-244. Web.
Macfie, A. L. « Introduction. » ed. Orientalism: A Reader. Ed. A.L. Macfie. New York: New
York University Press, 2000. 1-8. Publié.
Makhlouf-Cheval, Georgia. "Leïla Sebbar : "Je ne parle pas la langue de mon père" : Entretien
avec Leïla Sebbar." Leïla Sebbar: Romancière et nouvelliste. 2008. Web. 4/2/13
<http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/recherche/georgia_makhlouf-cheval.htm>.
McCullough, ME. The Orchestration of the Arts in Leila Sebbar's Sherazade, 17 Ans, Brune,
Frisee, Les Yeux Verts. Ed. M. Kronegger. Vol. 63. Dordrecht, Netherlands : Springer,
2000. Publié. Analecta Husserliana-the Yearbook of Phenomenological Research.
McQuillan, Melissa. "Picasso, Pablo." Grove Art Online. Web.
96
Merini, Rafika. Two Major Francophone Women Writers, Assia Djébar and Leïla Sebbar: A
Thematic Study of their Works. Eds. Michael G. Paulson and Tamara Alvarez-Detrell. Vol.
5. New York: Peter Lang, 1999. Publié. Francophone Cultures and Literatures.
Minh-ha, Trinh T. Woman Native Other. Bloomington: Indiana University Press, 1989. Publié.
Mortimer, Mildred. "Entretien Avec Assia Djebar, Écrivain Algérien." Research in African
Literatures 19.2 (1988): 197-205. Web.
Mortimer, M. "Edward Said and Assia Djebar: A Contrapuntal Reading." Research in African
Literatures 36.3 (2005): 53-67. Web.
Murdoch, H. Adlai. "Rewriting Writing: Identity, Exile and Renewal in Assia Djebar's L'Amour,
La Fantasia." Yale French Studies 2.83 (1993): 71-92. Web.
Nagy-Zekmi, Silvia. "Images of Sheherazade [1]: Representations of the Postcolonial Female
Subject." Journal of Gender Studies 12.3 (2003): 171-80. Web.
Ramaoun, Hassan, ed. L'Algérie: Histoire, Société Et Culture. Casbah Éditions, 2000. Publié.
Ruedy, John. Modern Algeria: The Origins and Development of a Nation. Bloomington: Indiana
University Press, 1992. Publié.
Said, Edward. « Shattered Myths. » Orientalism : A Reader. Ed. A.L. Macfie. New York: New
York University Press, 2000. 89-103. Publié.
Said, Edward. « Orientalism Reconsidered. » Orientalism : A Reader. Ed. A.L. Macfie. New
York: New York University Press, 2000. 345-361. Publié.
97
Images
Eugène Delacroix: Women of Algiers in their Apartment, oil on canvas, 1834 (Paris, Musée du
Louvre); Photo credit: Scala/Art Resource, NY. Grove Art Online. Oxford Art Online.
Oxford University Press. Web. 21 Avril 2013.
<http://www.oxfordartonline.com.ezproxy.library.tufts.edu/subscriber/article/img/grove/art/
F014971>.
Henri Matisse: Reclining Odalisque (Harmony in Red), oil on canvas, h. 15-1/8, w. 21-5/8 inches
(38.4 x 55 cm.), 1927 (New York, Metropolitan Museum of Art, Jacques and Natasha
Gelman Collection, 1998, Accession ID: 1999.363.44); © 2007 Succession H. Matisse,
Paris/Artists Rights Society (ARS), New York, photo © The Metropolitan Museum of Art.
Grove Art Online. Oxford Art Online. Oxford University Press. Web. 21 Avril 2013.
<http://www.oxfordartonline.com.ezproxy.library.tufts.edu/subscriber/article/img/grove/art/
F020002>.
“Pablo Picasso: Les femmes d’Alger. 1955. San Francisco Museum of Modern Art. SFMOMA.
Web. 21 Avril 2013. <http://www.sfmoma.org/explore/collection/artwork/256>.
Références
Célestin, Roger. "Un Entretien Avec Assia Djebar." The Journal of Twentieth
Century/Contemporary French Studies, revue d'études françaises 6.2 (2002): 256-258. Web.
98
Darragi, Rafik. ""Quand on est dans l'exil...": Entretien avec Leila Sebbar." Rafik Darragi. 16
mars, 2009. Web. le 2 avril 2013
<http://www.rafikdarragi.com/Entretien%20avec%20Leila%20Sebbar.htm>.
Melville, Stephen. "Gaze." Encyclopedia of Aesthetics. Web.
Mohanty, Chandra Talpade. "Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial
Discourses." Feminist Review. 30 (1988): 61-88. Web.
Morris, Rosalind C., ed. Can the Subaltern Speak: Reflections on the History of an Idea. New
York: Columbia University Press, 2010. Publié.
Netter, Carole & Obajtek-Kirkwood, Anne-Marie. " Leïla Sebbar: Romancière et Nouvelliste."
Juillet 2012. Web. <http://clicnet.swarthmore.edu/leila_sebbar/>.
Profile: Remembering Edward W. Said, Who Died Today at Age 67. National Public Radio,
2003. Web.
Zimra, Clarisse. "Afterword." Women of Algiers in their Apartment. Trad. Marjolijn de Jager.
Charlottesville: University Press of Virginia, 1992. 159. Publié.