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D ans son acception la plus commune, le développement soutenable se définit comme la préoccupation accordée simultanément aux enjeux économiques, sociaux et écologiques. Trois chaînons unissent dans cette optique les trois domaines de la soutenabilité : la relation « écono- mie-écologie », la relation « économie-social » et la relation « social-écolo- gie ». Cette note part d’un constat paradoxal : alors même qu’il s’agissait du cœur du rapport Brundtland (1987), la relation « social-écologie » est, près de trois décennies plus tard, le parent pauvre des travaux consacrés à la sou- tenabilité et fait figure de chaînon manquant du développement soutenable1. L’approche social-écologique2 vise précisément à remédier à cette la- cune : elle consiste à considérer la relation réciproque qui lie question sociale et enjeux écologiques, en démontrant comment les logiques so- ciales déterminent les dégradations et crises environnementales et en explorant en retour les conséquences sociales de ces atteintes à l’en- vironnement humain. C’est de cette seconde flèche que cette note s’at- tache à préciser les contours3, en mettant en lumière l’ampleur des inégalités environnementales en France. On peut penser qu’il s’agit là d’un enjeu politique de première importance : rien ne déplaisant da- vantage aux Français que l’inégalité, ils peuvent être amenés à s’appro- prier la préoccupation écologique par le détour de l’exigence égalitaire. Introduction : une approche social-écologique des inégalités françaises L’approche social-écologique appliquée aux inégalités françaises permet notamment d’alléger la préoccupation écologique de sa charge moralisa- trice pour révéler toute sa portée éthique. Lorsque l’on reconnaît l’existence d’inégalités environnementales, on informe politiquement l’écologie : il ne s’agit alors pas de « sauver la planète », mais de comprendre comment des logiques sociales et des rapports politiques conduisent à mettre en danger le bien-être des plus vulnérables. Le risque environnemental est assuré- ment un horizon collectif et même global mais il est socialement différen- cié. Qui est responsable de quoi et avec quelles conséquences pour qui ? Telle est la question social-écologique, qui entend placer au centre de la réflexion sur la soutenabilité le bien-être des individus (et non seulement leur revenu) et l’ériger en objectif premier des politiques publiques (et non seulement collatéral). Partons d’un fait bien établi et rappelé récemment par la « Stratégie natio- nale de santé » dévoilée à l’automne 2013 : alors que la santé des Français est d’un très bon niveau en moyenne, en comparaison historique et inter- nationale, elle est dans le même temps marquée par des inégalités fortes et croissantes qui ne s’expliquent par des facteurs individuels. La clé de ces Les i négalités environnementales en France - Analyse - Constat - Action - Eloi Laurent ELOI LAURENT Economiste Senior à l’OFCE / Sciences- Po, Eloi Laurent enseigne à l’Université de Stanford. Il vient de publier Le bel avenir de l’Etat Providence (Les Liens qui Libèrent, Paris, 2014, 160p.). LES NOTES DE LA FEP N°3 - Juin 2014 #Santé #Environnement #Territoires #Social-Écologie

Les inégalités environnementales en France. Analyse - Constat - Action

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Notes De La Fep #3*** Les inégalités environnementales en France. Analyse - Constat - Action ***Par Éloi Laurent

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  • Dans son acception la plus commune, le dveloppement soutenable se dfinit comme la proccupation accorde simultanment aux enjeux conomiques, sociaux et cologiques. Trois chanons unissent dans cette optique les trois domaines de la soutenabilit : la relation cono-mie-cologie , la relation conomie-social et la relation social-colo-gie . Cette note part dun constat paradoxal : alors mme quil sagissait du cur du rapport Brundtland (1987), la relation social-cologie est, prs de trois dcennies plus tard, le parent pauvre des travaux consacrs la sou-tenabilit et fait figure de chanon manquant du dveloppement soutenable1. Lapproche social-cologique2 vise prcisment remdier cette la-cune : elle consiste considrer la relation rciproque qui lie question sociale et enjeux cologiques, en dmontrant comment les logiques so-ciales dterminent les dgradations et crises environnementales et en explorant en retour les consquences sociales de ces atteintes len-vironnement humain. Cest de cette seconde flche que cette note sat-tache prciser les contours3, en mettant en lumire lampleur des ingalits environnementales en France. On peut penser quil sagit l dun enjeu politique de premire importance : rien ne dplaisant da-vantage aux Franais que lingalit, ils peuvent tre amens sappro-prier la proccupation cologique par le dtour de lexigence galitaire.

    Introduction : une approche social-cologiquedes ingalits franaises

    Lapproche social-cologique applique aux ingalits franaises permet notamment dallger la proccupation cologique de sa charge moralisa-trice pour rvler toute sa porte thique. Lorsque lon reconnat lexistence dingalits environnementales, on informe politiquement lcologie : il ne sagit alors pas de sauver la plante , mais de comprendre comment des logiques sociales et des rapports politiques conduisent mettre en danger le bien-tre des plus vulnrables. Le risque environnemental est assur-ment un horizon collectif et mme global mais il est socialement diffren-ci. Qui est responsable de quoi et avec quelles consquences pour qui ? Telle est la question social-cologique, qui entend placer au centre de la rflexion sur la soutenabilit le bien-tre des individus (et non seulement leur revenu) et lriger en objectif premier des politiques publiques (et non seulement collatral).

    Partons dun fait bien tabli et rappel rcemment par la Stratgie natio-nale de sant dvoile lautomne 2013 : alors que la sant des Franais est dun trs bon niveau en moyenne, en comparaison historique et inter-nationale, elle est dans le mme temps marque par des ingalits fortes et croissantes qui ne sexpliquent par des facteurs individuels. La cl de ces

    Les ingalits environnementales en France

    - Analyse - Constat - Action -

    Eloi Laurent

    ELOI LAURENT

    Economiste Senior lOFCE / Sciences-Po, Eloi Laurent enseigne lUniversit de Stanford. Il vient de publier Le bel avenir de lEtat Providence (Les Liens qui Librent, Paris, 2014, 160p.).

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    N3 - Juin 2014

    #Sant#Environnement

    #Territoires

    #Social-cologie

  • Je remercie Catherine Larrre et Lucile Schmid de leurs commentaires et demeure seul responsable du contenu de cette note, lexception de lencadr de Thierry Philip, que je remercie de sa contribution clairante.

    1. Dans le schma traditionnel du dve-loppement soutenable, la relation entre le social et lcologique, mdiatis par lconomique, se rduit le plus souvent la question de lemploi tandis que lquit ne concerne que lintersection entre dimen-sion conomique et dimension sociale. 2. Voir notamment E. Laurent, Social-Eco-logie (Flammarion, 2011) et E. Laurent, Le bel avenir de lEtat Providence (Les Liens qui Librent, 2014). 3. Pour la premire relation, qui va des ingalits vers les dgradations environ-nementales, voir Le bel avenir de lEtat Providence, op.cit. 4. Stratgie nationale de sant, Feuille de route, Ministre des affaires sociales et de la sant, 23 septembre 2013.

    5. Voir OMS, Quantifying environmental health impacts, http://www.who.int/quan-tifying_ehimpacts/en/

    6. Voir notamment OMS, Environmental health inequalities in Europe. Assessment report, 2012.

    ingalits sanitaires franaises est plutt rechercher du ct des logiques sociales et territoriales : La part attribuable aux facteurs sociaux et envi-ronnementaux (problmes financiers, situation professionnelle, conditions de travail, nombre de personnes par pice, salubrit de lhabitat) pserait pour 80 % dans la constitution des ingalits de sant, soit directement, soit indirectement par leur influence sur les facteurs comportementaux. 4.

    Quelle est la part propre des facteurs environnementaux dans ces ingalits de sant, llment du bien-tre le plus valoris par les citoyens en France et au-del et de ce fait systmatiquement plac en premire position des enqutes sur le sujet ? Si on mesure bien limportance de la question, on peroit immdiatement la difficult de la rponse : lenvironnement (au sens des conditions physiques, chimiques et biologiques des milieux de vie) est entreml dans un cheveau de facteurs causaux dont il est assurment difficile de mesurer la part respective. Difficile mais pas impossible. Car on ne peut minimiser limportance de lenjeu pour les politiques publiques : de quelle utilit sociale serait un Etat-providence aveugle un facteur ma-jeur dingalit sanitaire ?

    Deux tapes successives sont requises pour cadrer analytiquement le dbat sur les ingalits environnementales en France : la robustesse scientifique de la relation sant-environnement ; la ncessit thique de la justice envi-ronnementale.

    Sant-environnement : un dbat imprieux entre science et justice

    LOrganisation mondiale de la sant (OMS) reconnait ds 1994 le concept de sant environnementale , dtermine par les facteurs physiques, chimiques, biologiques, sociaux, psychosociaux et esthtiques de notre envi-ronnement et fait en 1999 de lamlioration des conditions environnemen-tales la cl dune meilleure sant . LOMS a doubl cette reconnaissance conceptuelle dune innovation mthodologique, en concevant et populari-sant une mthode empirique permettant disoler la part proprement envi-ronnementale de la charge de morbidit (lOMS estime ainsi aujourdhui 24% de la charge mondiale de morbidit et 23% des dcs la part des fac-teurs environnementaux)5.

    Le dbat public sur la relation sant-environnement en France est trs r-cent et peut tre prcisment dat du Rapport de la Commission dorien-tation du Plan national sant-environnement de 2004. Dans la foule de la canicule de lt 2003 et de ladoption de la Charte de lenvironnement en 2004, celui-ci propose un diagnostic dtaill de la sant environnementale en France et formule de nombreuses recommandations. Dtail intrigant : il ne contient que deux occurrences du mot ingalit et laisse entirement de ct la question de la dclinaison sociale de la sant environnementale.

    LOrganisation mondiale de la sant confirme pourtant dans de nombreux travaux limportance du prisme des ingalits environnementales pour les politiques sanitaires6, mais cette reconnaissance progresse encore trop peu

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    Note n3 - Juin 2014 Les ingalits environnementales en France

  • 7. Malgr les travaux lancs par le deu-xime plan national sant environnement (PNSE2), les ingalits environnementales demeurent peu values et donc peu traites en tant que telles par les pouvoirs publics car il nexiste pas ce jour des donnes spatialises pour lensemble de ces risques et de mthodologie opration-nelle pour les additionner in Ingalits territoriales, environnementales et sociales de sant - Regards croiss en rgions : de lobservation laction, Ministre des Affaires sociales et de la Sant, Ministre de lcologie, du Dveloppement durable et de lnergie, 2014. 8. Voir notamment Amartya Sen, Lide de justice, traduit de langlais par Paul Chemla, avec la collaboration dloi Laurent, Flam-marion, 2011.

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    dans les faits en France. Certes, la deuxime mouture du Plan National sant environnement (PNSE2, 2009) se donne pour ambition : la prise en compte et la gestion des ingalits environnementales, cest--dire la limitation des nuisances cologiques susceptibles dinduire ou de renforcer des ingalits de sant . De mme, le PNSE3, en gestation, entend poursuivre sur cette lance. Mais le constat, formul par les pouvoirs publics eux-mmes7, sim-pose : la monte en puissance des ingalits environnementales ne sest pas accompagne de politiques publiques capables dy rpondre. De la question scientifique - limportance avre des facteurs environne-mentaux dans ltat de sant des citoyens -, dcoule naturellement une question thique et politique, celle de lexposition et de la vulnrabilit so-cialement diffrencie des citoyens ces facteurs. Lenjeu pour les politiques publiques est potentiellement majeur : on pourrait rduire les ingalits sa-nitaires en rduisant les ingalits environnementales.

    Il importe ici aussi de procder en deux temps : montrer en quoi ces inga-lits potentielles sont injustes (cest le point de vue normatif) et montrer en quoi elles sont relles (cest le point de vue positif).

    Pour montrer en quoi ces ingalits environnementales peuvent tre in-justes, il nous faut disposer dune dfinition qui explicite notre conception de la justice. On choisit ici, en dfinissant les ingalits environnementales, de les relier la thorie des capacits et du dveloppement humain dvelop-pe par le philosophe et conomiste Amartya Sen8.

    Une ingalit environnementale, qui peut tre la simple observation empi-rique dune disparit, se traduit par une injustice sociale ds lors que le bien-tre et les capacits dune population particulire sont affects de manire disproportionne par ses conditions environnementales dexistence, mme si cette situation rsulte dun choix. Les conditions environnementales dexistence dsignent, de manire ngative, lexposition aux nuisances, pol-lutions et risques et, de manire positive, laccs aux amnits et ressources naturelles. Le caractre particulier de la population en question peut tre dfini selon diffrents critres, sociaux, dmographiques, territoriaux, etc. La justice environnementale vise ds lors reprer, mesurer et corriger les ingalits environnementales qui se traduisent par des injustices sociales. Elle suppose ladoption dun arsenal efficace de politiques publiques, qui in-clue des moyens de recherche consquents.

    Loprationnalisation publique de cette proccupation de la justice environ-nementale est vieille de 20 ans aux Etats-Unis : on a clbr le 11 fvrier dernier le vingtime anniversaire du dcret 12898 de ladministration Clin-ton enjoignant les agences fdrales de promouvoir la justice environne-mentale en faveur des minorits ethniques et des populations faible reve-nu. La problmatique de la sant environnementale, vieille dune dcennie en France, na pas encore conduit une analyse systmatique des ingalits environnementales et encore moins une rforme profonde des politiques publiques visant les rduire.

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  • 9. Le projet Aphekom (Improving Knowledge and communication for Decision Making on Air Pollution and Health in Europe) a estim limpact de la pollution de lair sur la sant des 39 millions dhabitants des 25 villes europennes participant au projet.

    La suite de cette note entend progresser sur ces deux fronts, en passant en revue des rsultats tout fait probants dtudes rcentes sur le sujet avant de suggrer des axes de rflexion pour la rforme des politiques publiques. Les dgradations structurelles de lenvironnement et la monte en puis-sance des crises cologiques dans la priode actuelle, et plus encore venir, justifie pleinement en France le prolongement de la rflexion sur les inga-lits environnementales et sa traduction en actes.

    Les pollutions de lair Les tudes portant sur les effets sanitaires de la pollution atmosphrique extrieure, et en particulier la pollution aux particules fines, au dioxyde dazote et lozone, a progress de manire dcisive au cours des dernires annes. LOMS a ainsi prsent fin 2013 une tude complte concluant au classement de la pollution atmosphrique dans la catgorie des cancri-gnes certains , et port dbut 2014 au double du chiffre antrieurement admis le nombre de dcs prmaturs li cette pollution (7 millions de morts en 2012). La conclusion des experts de lOMS est dnue dambigu-t : Peu de risques ont un impact suprieur sur la sant mondiale lheure actuelle que la pollution de lair .

    Or une tude europenne de grande ampleur9 a rcemment valu avec prcision limpact sanitaire de la pollution aux particules fines en France rvlant des ingalits fortes en la matire. Les rsultats considrs en moyenne tmoignent de lampleur du problme sanitaire : si les normes de lOMS taient respectes en matire de pollution atmosphrique, lesp-rance de vie 30 ans pourrait augmenter de 3,6 7,5 mois selon la ville franaise tudie.

    Mais le projet rvle aussi lingalit territoriale attache cette exposi-tion : limpact sanitaire varie considrablement selon les espaces urbains (du simple au double de Toulouse, ville tudie la moins pollue, Marseille, ville la plus pollue) et mme lintrieur de ceux-ci. Habiter proximi-t du trafic routier augmente ainsi sensiblement la morbidit attribuable la pollution atmosphrique ( proximit de voies forte densit de trafic automobile, on constate une augmentation de 15 30 % des nouveaux cas dasthme chez lenfant et des pathologies chroniques respiratoires et cardio-vasculaires frquentes chez les adultes gs de 65 ans et plus).

    De limpact sanitaire, on passe lingalit territoriale et enfin aux publics les plus vulnrables. En bout de chane, linjustice est dmultiplie, car la pollution de lair peut avoir des effets durables sur les capacits des enfants tout au long du cycle de vie. Il nest pas exagr de parler dinjustice desti-nale, ds lors que la recherche la plus avance met en vidence lincidence de lexposition environnementale nfaste sur le devenir social de lenfant (ce que montrent de manire loquente les travaux de la chercheuse Janet Currie de lUniversit Princeton). De mme, la recherche moderne en toxico-logie insiste lourdement sur limpact des effets de lenvironnement prnatal et prinatal quant au dveloppement biologique et social des enfants.

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    Note n3 - Juin 2014 Les ingalits environnementales en France

  • Cancer et environnement

    par Thierry Philip

    Mdecin cancrologue, professeur des universits, Thierry Philip est prsident de lInstitut Curie et maire du 3me arrondissement de Lyon.

    Cest une question complexe quil faut traiter au regard dun para-doxe. Depuis le dbut du XXme sicle lesprance de vie augmente de 4 5 ans tous les 20 ans. Lenvi-ronnement moderne au sens large y est favorable mais lesprance de vie en bonne sant stagne depuis 25 ans. En regard, le nombre de cancers augmente et certains nh-sitent pas parler dpidmie de cancers .

    Laugmentation du nombre de can-cers sexplique pour 50% par laug-mentation de la population (tout simplement !) et par le vieillisse-ment de la population (50% des cancers surviennent aprs 70 ans). Il est trs difficile dy voir parfai-tement clair au sujet des 50% res-tants car les causes sont multifacto-rielles. On sait cependant que 70% de laugmentation chez lhomme sexplique par le cancer de la pros-tate et 50% chez la femme par le cancer du sein. Ces deux cancers sont la fois ceux qui sont dpis-ts (parfois sur-dpists) et ceux qui sont hormonosensibles, donc sujets laction des perturbateurs endocriniens dont le rle est main-tenant clarifi.

    Pour affiner encore le diagnostic, il importe de ne pas confondre lenvironnement avec les compor-tements individuels (tabac, alcool, soleil, alimentation). Lenviron-nement stricto sensu, cest leau que lon boit, lair que lon respire, le bruit que lon entend, le sol sur lequel on marche et la qualit de ce qui arrive dans notre assiette. On doit y ajouter la relation au tra-vail. Lenvironnement stricto sensu reprsente environ 10% des can-cers et le travail est la cause denvi-ron 10% supplmentaires.

    Pour en savoir plus : http://www.cancer-environnement.fr

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    On peut valuer cette question de manire plus systmatique et prcise, comme le fait le projet EquitArea, qui mesure avec minutie le diffrentiel dexposition des populations socialement dfavorises dans les agglomra-tions franaises. Les rsultats sont particulirement probants pour lexpo-sition au dioxyde dazote dans les agglomrations lilloises et marseillaises. De manire concrte, un enfant n aujourdhui dans un quartier de Marseille proximit immdiate dun axe de transport est la victime dune ingalit environnementale socialement injuste et qui peut laffecter durablement.

    Limpact sanitaire des pollutions de lair intrieur (au sein des habi-tations et des lieux de travail) est galement, en France, trs proccupant. Une rcente tude10 montre que le radon, deuxime cause de cancer du pou-mon aprs le tabagisme, provoque chaque anne entre 1200 et 3000 dcs (23 000 annes de vie perdues) tandis que prs de 300 dcs et 6000 in-toxications sont lis des intoxications au monoxyde de carbone (au total la pollution lair intrieur serait responsable de 20000 dcs par an). Or la lo-calisation et la qualit du logement (et notamment la hauteur, lisolation et la ventilation des pices), qui est bien entendu facteur du niveau de revenu, influe fortement sur la qualit de lair intrieur. Il y a donc bien un enjeu social de lair intrieur.

    Les pollutions du milieu

    Sagissant des pollutions du milieu, un premier enjeu concerne le caractre quitable de la rpartition des sites classs dangereux ou toxiques sur le territoire national (le caractre nocif de ces installations pour la sant nest pas prouver puisque cest prcisment leur caractre nocif qui justifie leur classement en sites toxiques). Or, ici aussi, des tudes rcentes attestent que cette exposition environnementale nest pas socialement neutre. Une pre-mire tude de 200811 montre que les communes franaises ne sont pas galement affectes par les risques inhrents aux sites de stockage des d-chets dangereux : les villes dont les habitants ont les revenus les plus faibles et qui comptent en leur rang la plus forte proportion dimmigrs ( la fois trangers et nationaux dorigine trangre) sont bien plus exposes que les autres communes.

    Une tude encore plus rcente12 vient conforter ces premiers rsultats : non seulement la prsence dincinrateurs est positivement corrle la pr-sence de personnes faible revenu et dimmigrs mais de surcrot le lien de causalit dans le temps est clair : les nouveaux incinrateurs sont installs proximit des populations vulnrables et non linverse. Cette question de la prcdence chronologique est un dbat capital dans la littrature am-ricaine sur la justice environnementale, il est en effet toujours possible en effet de faire lhypothse que les populations dfavorises ou vulnrables sinstallent proximit des sites toxiques pour des questions financires. Mais y compris dans ce cas, rien ne justifie quelles soient exposes des nuisances disproportionnes compares au reste de la population. Dans le cas franais, la situation est encore plus simple : pour un pourcent de popu-lation dorigine trangre en plus, une commune voit augmenter de prs de 30% la probabilit de voir sinstaller sur son territoire un incinrateur.

    Note n3 - Juin 2014Les ingalits environnementales en France

  • 10. Anses/ABM/CSTB, Etude exploratoire du cot socio-conomique des polluants de lair intrieur (CRD N2011-CRD-11), avril 2014. 11. Lucie Laurian (2008) Environmental Injustice in France , Journal of Environmen-tal Planning and Management, 51:1, 55-79. 12. Lucie Laurian & Richard Funderburg (2014) Environmental justice in France? A spatio-temporal analysis of incinerator location , Journal of Environmental Plan-ning and Management, 57:3, 424-446.

    13. Voir Julien Caudeville, Caractriser les ingalits environnementales in Eloi Laurent Vers lgalit des territoires, La Documentation franaise, 2013. http://www.verslegalite.territoires.gouv.fr/sites/default/files/partie%20II-B-2_web_0.pdf

    Le bruit, considr par les spcialistes comme le deuxime risque environ-nemental en importance juste derrire la pollution atmosphrique du fait de son impact (mesur en annes potentielles de vie perdues ajustes sur lin-capacit), doit galement tre considr comme une pollution du milieu. La relation entre ingalits sociales et expositions au bruit vient dttre mise en lumire par une tude publie dbut 2014 par lAgence Rgionale de Sant dIle-de-France portant sur les grandes plateformes aroportuaires franci-liennes. Les rsultats rvlent que la part de population expose crot avec le niveau de dfaveur socio-conomique et que les zones o il y a une part importante de personnes exposes sont les plus dfavoriss. Dautres tudes sur le bruit, ralises par exemple dans la rgion de Marseille, par-viennent des conclusions moins tranches et montrent notamment que ce sont plutt les catgories sociales intermdiaires qui sont les plus exposes aux nuisances sonores (ce qui nenlve rien la ncessit de laction pu-blique).

    Les pollutions chimiques sont elles aussi ingalement rparties sur le ter-ritoire national et les travaux de recherche franais ont fortement progres-s dans cette voie galement depuis quelques annes. Le modle PLAINE construit par lINERIS permet par exemple de cartographier la prsence du nickel, du cadmium, du chrome et du plomb, en se concentrant sur deux rgions. Les rsultats obtenus pour le Nord-Pas-de-Calais pour le cadmium permettent didentifier deux zones de surexposition potentielle (Metaleu-rop et la priphrie de lagglomration Lilloise).13 Cet enjeu des pollutions chimiques et de la surexposition de certaines populations doit tre reli la multiplication des cancers environnementaux , cest--dire des cancers imputables des facteurs environnementaux, que lon estime dsormais au-tour de 10%, ce qui est trs important (voir encadr p. 5).

    La question de la dimension professionnelle des ingalits environnemen-tales apparat alors avec force. Lexposition aux perturbateurs endocri-niens nest ainsi pas homogne selon le milieu professionnel : cest dans lindustrie, lagriculture, le nettoyage, la plasturgie que les expositions sont les plus fortes. Or, comme pour la pollution aux particules fines, lexposi-tion prnatale et prinatale peut avoir des consquences durablement n-fastes. Certaines tudes tablissent un lien entre lexposition larsenic in utero et une mortalit infantile accrue, un poids infrieur la naissance et une moindre rsistance aux infections infantiles. Ce type dtudes a justifi linterdiction en France du bisphnol A, mais beaucoup reste faire sur de nombreux autres perturbateurs endocriniens.

    Les ingalits environnementales lies au milieu professionnel sont fortes, dans un contexte o, pour la premire fois en 2011, le nombre de dcs par maladies professionnelles dpasse le nombre de dcs par ac-cident du travail. Il suffit de rappeler ce sujet la diffrence considrable desprance de vie entre catgories professionnelles (de 7 ans entre cadres et ouvriers et de 6 ans entre cadres et employs), cart qui a tendance sac-crotre et non se rduire depuis trente ans.

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    Note n3 - Juin 2014 Les ingalits environnementales en France

  • 14. Nicole Darmon, Gabrielle Carlin, Alimentation et ingalits sociales de sant en France , Cahiers de Nutrition et de Dittique, Volume 48, n 5, Novembre 2013, Pages 233-239. 15. Dans le dtail, ltude de la CGL ob-serve : Des prix moyens dpartementaux qui varient du simple au triple, des prix mdians qui vont du simple au double, des carts trs importants au sein dun mme dpartement voire entre communes voisines, des prix levs dans beaucoup dendroits, une France rurale qui paie son eau plus chre, des grandes villes qui tirent leur pingle du jeu, telle est la situation des prix de leau en France. http://www.lacgl.fr/-Etudes-.html Quant ltude de 60 millions de consom-mateurs, elle note : En France, le prix moyen du service de leau varie de 2,76 euros/m3 en Auvergne 4,15 euros/m3 en Bretagne. Mais lintrieur dune mme rgion, les carts peuvent tre trs impor-tants. Ainsi en Midi-Pyrnes, le prix varie de 0,30 euros m3 (sans assainissement collectif) 6,70 euros/m3 . http://www.france-libertes.org/IMG/pdf/60millions-dossier_eau_2012.pdf 16. Eloi Laurent, Stphane Hallegatte, Quelle politique social-cologique pour les villes franaises ? in Eloi Laurent (dir.), Vers lgalit des territoires, rapport au Ministre de lgalit des territoires et du logement, La documentation franaise, 2013, 534p., http://www.ladocumenta-tionfrancaise.fr/var/storage/rapports-pu-blics/134000131.pdfCommissariat gnral au dveloppement durable, La prcarit nergtique des mnages dans le logement et les transports, avril 2013, http://www.developpement-du-rable.gouv.fr/IMG/pdf/Dossier_CRDD_Pre-carite_energetique-2.pdf 17. Je renvoie sur cette question complexe, trop brivement voque ici, aux travaux de Magali Reghezza-Zitt (ENS), http://www.geographie.ens.fr/Magali-Reghezza-Zitt.html 18. Voir le site du UNISDR : http://www.unisdr.org/who-we-are/what-is-drr

    19. Pour des exemples de catastrophes social-cologiques au cours de lanne 2013, voir Le bel avenir de lEtat Providence (2014).

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    Laccs aux ressources Une autre facette des ingalits environnementales tient laccs ingal aux ressources naturelles que sont lalimentation, leau et lnergie.

    Sagissant de lalimentation, o dterminants lis au comportements et en-vironnement compris au sens large se cumulent (cf. dernire partie), une tude rcente rvle lexistence de diffrences sociales dun facteur 2 3 pour les pathologies en lien avec la nutrition, en particulier lobsit et le diabte14. Laccs leau est galement trs ingal selon les territoires du fait de son cot diffrenci pour le consommateur. Deux tudes indpendantes conduites ces dernires annes chelonnent respectivement le prix de leau du simple au quadruple (Confdration gnrale du logement, 2013) et du simple au septuple (60 millions de consommateurs, 2012)15.

    Enfin, les ingalits nergtiques, la fois absolues (pauvret nergtique, qui touche 8 millions de personnes en France) et relatives (prcarit ner-gtique et cart de dpenses nergtiques entre mnages en fonction du ni-veau de revenu et du lieu dhabitation, croissantes depuis deux dcennies), quelles soient lies au logement et la mobilit, sont de mieux en mieux documentes en France, mme si la qualit des donnes nationales est en-core loin de celles du Royaume-Uni (pour des donnes et tudes rcentes, voir Laurent et Hallegatte, 2013 et GCDD 201316).

    Limpact des catastrophes social-cologiques17 Enfin, lexposition et la sensibilit aux risques naturels constitue une in-galit majeure dont limpact social va saggraver au cours des dcennies venir faute de politique publique adapte lampleur du dfi. Pour le dire dans le langage des programmes de rduction des risques de catastrophe des Nations Unies (Disaster Risk Reduction ou DRR), il ny a pas de ca-tastrophes naturelles, il ny a que des risques naturels : limpact dune catastrophe dpend des choix que nous faisons pour nos vies et notre environnement []. Chaque dcision et chaque action nous rend plus vul-nrables ou plus rsilients 18.

    Lenjeu ici consiste comprendre quil y a au fond deux faons de voir les risques naturels et notamment le changement climatique : la premire met lhypothse que les catastrophes dites naturelles frappent au hasard et que les humains ny peuvent rien (cest ltymologie du mot ds-astre , qui dsigne la mauvaise fortune). La seconde consiste penser que la res-ponsabilit humaine est au cur de ces vnements, lesquels mriteraient plutt le nom de catastrophes , qui oriente tymologiquement vers lide dun dnouement, heureux ou malheureux, dun risque dont la ralisation, et en particulier limpact social, est dans les mains des humains. Les grandes crises cologiques contemporaines (changement climatique, destruction de la biodiversit, dgradation des cosystmes) nont pas le mme impact social partout dans le monde : partout elles rvlent les ingalits sociales et les aggravent19. Le rle du capital social est par exemple de toute premire importance dans limpact des catastrophes social-cologiques. La matrice de cette ingalit face aux catastrophes social-cologiques est pour la France la canicule de 2003, dont 90% des 14 000 victimes avaient plus de 65 ans et dont le dcs fut li des causes sociales (isolement, pauvret).

    Note n3 - Juin 2014Les ingalits environnementales en France

  • 20. Pour un bilan de laction de lEPA en la matire et la prsentation de sa nouvelle feuille de route, voir http://www.epa.gov/environmentaljustice/resources/policy/plan-ej-2014/plan-ej-progress-report-2014.pdf . Voir aussi http://www.epa.gov/environmentaljustice/resources/policy/plan-ej-2014/plan-ej-progress-re-port-2013.pdf

    21. Les rsultats de ces travaux sont ras-sembls dans Walker, G. 2012, Environmen-tal Justice: Concepts, Evidence and Politics, London: Routledge. Pour une perspective internationale plus large, voir Karen Bell, Achieving environmental justice - A cross-na-tional analysis, Policy Press, 2014.

    Pour une justice environnementale la franaise :

    une institution, un chantier prioritaire et cinq dfis

    Devant ce chantier dmocratique qui peut donner le vertige, il serait faux de dire que les pouvoirs publics franais sont compltement dsarms et quils mconnaissent la question des ingalits environnementales : comme not plus haut, une politique de sant environnementale informe par la question sociale est en gestation dans le futur Plan national sant-environ-nement (PNSE 3), dont une priorit sera la lutte contre les ingalits envi-ronnementales et territoriales.

    Mais, dune part la question de la sant environnementale est encore trop peu considre dans les stratgies sanitaires, comme latteste le plan can-cer rendu public en fvrier 2014. Et dautre part, les dclinaisons sociales des questions environnementales sont un stade embryonnaire dans les politiques publiques (except la question de la prcarit nergtique, qui a su trouver un cho important dans le dbat public sans pour autant faire encore lobjet dun traitement prioritaire).

    Il est donc utile de sinterroger sur ce qui fait dfaut la France pour rendre opratoire le prisme des ingalits environnementales dans ses politiques publiques. Une priorit simpose alors : la cration dune institution trans-versale et territorialise faisant le pont entre les institutions sanitaires et les politiques environnementales et territoriales, dont la premire mission sera ltablissement dun tat de lart sur les ingalits environnementales en France.

    On pourrait ainsi commencer par crer un Centre danalyse et de prvention des ingalits environnementales rassemblant les comptences et les savoirs dans ce domaine afin de les mettre au service des citoyens et des territoires (larticulation avec les collectivits territoriales doit tre une priorit de cette institution). Lexemple amricain est ici pertinent : lEnvironmental Protection Agency dispose la fois dune comptence scientifique et dune lgitimit politique transversale en matire de justice environnementale20.

    Il sagirait en France de forger et consolider un lieu qui serait aussi un lien institutionnel permettant de rapprocher les tudes pidmiologiques qui rvlent les effets sanitaires des facteurs environnementaux et les travaux en matire de justice environnementale qui relient les ingalits environne-mentales aux ingalits sociales (le premier courant de recherche tant bien plus dvelopp en France que le second).

    La premire mission de cette nouvelle institution serait de produire en un temps relativement court un tat prcis des connaissances sur les ingalits environnementales. Cest lexemple britannique qui est ici utile : le travail confi par le Gouver-nement Blair Gordon Walker et son quipe a donn lieu une srie de rapports publis en 2007 par lEnvironmental Agency qui fait aujourdhui rfrence21. Un tel tat du savoir fait dfaut en France. Pour finir, on peut vouloir passer en revue les dfis quun tel travail devra relever.

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    1 Lindisponibilit et la complexit des donnesCertaines donnes sont aujourdhui difficilement accessibles, et no-tamment les donnes sociales et environnementales au niveau le plus fin (celui de lIris), l o elles sont le plus utiles. Une des missions priori-taires du Centre danalyse et de prvention des ingalits environnemen-tales, institution interministrielle, consistera prcisment faire sauter le verrou des donnes. Les donnes rassembles pour le Royaume-Uni par Gordon Walker dans son ouvrage de 2012 sont de trs bonne qualit, rien nempche de disposer de la mme qualit en France.

    Mais quand bien mme on pourrait disposer de ces donnes, leur analyse se rvle particulirement complexe : limpact des facteurs environnementaux peut tre immdiat ou moyen et long terme et les personnes sont souvent exposes des combinaisons complexes de risques qui ont en plus une di-mension dynamique. Lanalyse cause-effet en est complique dautant.

    Laction publique en incertitude est un problme bien connu mais qui nem-pche nullement la dcision, comme le rappelle le principe de prcaution. Il faut en revanche informer socialement le principe de prcaution, qui doit voluer en un principe social de prcaution en intgrant la question des ingalits environnementales.

    2 Lentrelacs des ingalits sociales et environnementales Cette complexit des impacts environnementaux est encore aggrave par lentrelacs des ingalits environnementales et sociales, qui peuvent se cumuler sans quil soit possible de dmler le facteur premier, ce qui rend particulirement dlicat lapplication dune politique publique adquate. La cl consiste ici sans doute largir la notion denvironnement pour y intgrer la dimension familiale, professionnelle, etc.

    Un autre dfi tient au sens de la relation observe entre fardeau environne-mental et statut social : certaines tudes sur le bruit mais aussi la pollution rvlent que les individus ou les groupes favorises peuvent subir les nui-sances environnementales les plus fortes. Ceci nabolit en rien la pertinence de ces tudes mais tmoigne de la ncessit de disposer dindicateurs de bien-tre suffisamment larges : on peut disposer dun revenu suprieur et voir son bien-tre dgrad. Cest ici la dimension sociale quil faut largir pour y inclure les diffrents dterminants du bien-tre. Le critre social du fardeau environnemental doit donc tre compris largement : si des indivi-dus gs sont fortement touchs par les effets dune canicule, le fait quils disposent dun revenu en moyenne plus lev que les actifs peu touchs nenlve rien linjustice quils subissent.

    Il peut tre ici utile daccompagner la mesure des ingalits dexposition de mesure dingalits de vulnrabilit et de rsilience incluant par exemple la question de laccs aux soins. Il importe donc de pondrer socialement les ingalits dexposition en utilisant les ingalits de vulnrabilit et de rsi-lience. Par exemple, lexposition au trafic automobile dans lagglomration francilienne, ingalit environnementale territoriale lie la proximit du

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  • trafic, devient une injustice sociale lorsque lon considre la vulnrabilit et la rsilience, socialement diffrencies, des individus et groupes exposs.

    Les critres varieront bien entendu selon le problme concern : au cas par cas, il importe de dfinir le public vulnrable frapp de manire dispro-portionn. Les ingalits environnementales sont foncirement plurielles : il y a bien dautres ingalits que les ingalits sociales comprises au sens troit dingalits lies la structure conomique (on peut penser toutes les ingalits de bien-tre et dautres types encore dingalits environne-mentales qui ne sont pas abordes dans cette note telles que les ingalits de reprsentation et reconnaissance, les ingalits culturelles au sens large et les ingalits de genre).

    3Dpartir comportements et environnementLa diffrence entre des situations dingalit que lon pourrait dire choisies (parce quelles rsultent de prfrences, par exemple le choix rsidentiel) et des situations subies (qui dpendent notamment des res-sources des individus) se trouve au cur des dbats les plus contemporains en matire de justice sociale, dans linteraction complexe entre responsabi-lit individuelle et contexte social.

    Mais cette distinction npuise pas lenjeu de justice attach aux ingalits environnementales. Ainsi, comment interprter les choix rsidentiels stric-tement du point de vue des prfrences, alors quils rsultent dun mlange complexe de contraintes choisies et de choix contraints. Et quand bien mme les phnomnes de march conduisent des ingalits environnementales a posteriori, les pouvoirs publics ne peuvent les ignorer : un habitant qui ver-rait son risque de cancer multipli de manire exponentielle ou celui de ses enfants proximit dune installation toxique o il sest install de manire volontaire pour des raisons budgtaires doit tout de mme tre considr comme subissant une injustice (et se voir par exemple propos par les pou-voirs publics un accs aux soins privilgi ou subventionn sil ne peut ou ne veut pas tre relog).

    Mme si lon choisit de vivre proximit dune centrale nuclaire parce que le terrain y est moins cher, il est tout de mme injuste dy encourir un risque sanitaire plus lev et il en va de mme de tous les choix rsidentiels proximit des sites dangereux. La question des zones inondables obit une logique voisine : mme si les individus ont fait le choix dhabiter dans le lit dune rivire, il est de la responsabilit des pouvoirs publics de rendre la zone non-constructible au nom du risque encouru, ne serait-ce que pour des motifs defficacit compte tenu du cot conomique pour la collectivit dun tel risque (mobilisation des services de secours, assurances, etc.).

    Par ailleurs, il peut-tre malais doprer une distinction tranche entre comportements et environnement : une personne qui choisirait de sali-menter exclusivement dans un fast-food pour des motifs financiers dve-lopperait certainement des pathologies graves, que les pouvoirs publics devraient pourtant considrer comme injustes. Si les comportements de-vaient compltement recouvrir la question des conditions environnemen-tales, comment reconnatre les maladies professionnelles ?

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    Lcart entre ingalits subjectives et objectives sinscrit dans cette mme problmatique : certaines ingalits environnementales tant perues comme rsultant de choix, les individus peuvent ne pas les considrer comme injustes. Il sagit dun problme bien connu dans les enqutes de bien-tre qui nenlvent rien la pertinence de laction des pouvoirs pu-blics (les femmes indiennes se dclarent, pour des raisons culturelles, plus heureuses et en meilleure sant que les hommes quand bien mme leur bien-tre objectif est bien plus dgrad). De mme, le fait que ces inga-lits soient perues comme stigmatisantes et par consquent minimises implique non pas linaction mais la subtilit : il importe de combiner me-sures objectives et mesures subjectives pour cerner les situations injustes.

    Dans ces diffrents cas de figure, il importe de dpasser la culpabilisa-tion dindividus qui seraient la fois victimes et responsables des in-galits environnementales dont ils subissent la charge sociale. Cette po-sition moralisatrice fait cho aux dbats politiques qui ont prexist linstitution de la protection sociale et de lEtat Providence la fin du XIXe sicle, qui a prcisment substitu limprvoyance individuelle la solidarit collective22.4 Ingalits environnementales et/ou territoriales ?Le lien entre ingalits environnementales et ingalits terri-toriales doit tre privilgi dans lanalyse et laction publique. Dune part parce que beaucoup dingalits environnementales peuvent tre comprises comme des inscriptions spatiales dingalits sociales, dautre part parce que les politiques publiques doivent tre conduites au plan territorial et notamment au moyen des Agences rgionales de sant trs en pointe sur la question de la sant environnementale. Le parti pris ici doit tre celui dune territorialisation de laction publique en matire de prvention et de lutte contre les ingalits environnementales.

    5 La cration publique dingalits environnementalesDernier point, dlicat et parfois instrumentalis contre les poli-tiques environnementales, le fait que les pouvoir publics eux-mmes puissent crer des ingalits environnementales notamment dans la promotion des politiques dattnuation et dadaptation au chan-gement climatique. Lmergence du prisme des ingalits environne-mentales en France ne pourra quaider comprendre et prvenir ces ingalits environnementales dmanation publique.

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    22. Voir Le bel avenir de lEtat Providence, op.cit. Je remercie Magali Reghezza-Zitt davoir attir mon attention sur ce parallle.

  • Lauteur

    Eloi LAURENT est conomiste senior lOFCE / Science Po et en-seigne lUniversit de Stanford. Il est notamment lauteur de La Nou-

    velle cologie politique, avec Jean-Paul Fitoussi (Seuil, La Rpublique

    des ides, 2008) ; Social-cologie (Flammarion, 2011) ; Economie de

    la confiance (La Dcouverte, 2012). Son dernier ouvrage sintitule Le

    bel avenir de lEtat Providence (Les Liens qui Librent, 2014).

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    La Fondation de lEcologie Politique - FEP31/33 rue de la Colonie 75013 ParisTl. +33 (0)1 45 80 26 07 - [email protected]

    La FEP est reconnue dutilit publique. Elle a pour but de favoriser le rassemblement des ides autour du projet de transformation cologique de la socit, de contribuer llaboration du corpus thorique et pratique correspondant ce nouveau modle de socit et aux valeurs de lcologie politique.

    Les travaux publis par la Fondation de lEcologie Politique prsentent les opinions des leurs auteurs et ne refltent pas ncessairement la position de la Fondation en tant quinstitution.

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